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Droit, déontologie et soin Mars 2006, vol. 6, n° 1 66 C AHIER SPÉCIAL 1. Deux arrêts marquants de la Cour européenne La Cour européenne des droits de l’Homme 1 s’est prononcée le même jour dans deux affaires qui remodèlent l’état du droit français s’agissant de la ques- tion sensible de l’indemnisation consécutive à la naissance d’un enfant dont le handicap aurait dû être décelé pendant la grossesse. La Cour européenne a rendu le 6 octobre 2005 deux arrêts, en Grande Chambre dans les affaires Draon c. France (requête n° 1513/03) et Maurice c. France (n° 11810/03). I – Les faits Les faits sont suffisamment proches pour pouvoir être analysés ensemble 2 . Les requérants sont des ressortissants français : Christine et Lionel Draon sont nés respectivement en 1962 et 1961 et résident à Rosny-sous-bois (France), et Sylvia et Didier Maurice sont nés respectivement en 1965 et 1962 et résident à Bouligny (France). Les époux Maurice agissent également au nom de leurs deux filles qui sont âgées de 15 et 8 ans. M. et Mme Draon et M. et Mme Maurice sont les parents d’enfants atteints de graves handicaps congénitaux qui, en raison d’une erreur médicale, ne furent pas décelés lors d’un examen prénatal. Ils intentèrent une procédure contre l’éta- blissement de santé concerné, mais du fait de l’application aux affaires pendan- tes de la loi du 4 mars 2002 dite « loi Kouchner » ou « loi anti-Perruche » 3 1. La Cour européenne des droits de l’Homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’Homme de 1950. Elle se compose d’un nombre de juges égal à celui des États parties à la Convention. Siégeant à temps plein depuis le 1 er novembre 1998, elle examine en chambres de 7 juges ou, exception- nellement, en une Grande Chambre de 17 juges, la recevabilité et le fond des requêtes qui lui sont soumises. L’exécution de ses arrêts est surveillée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. La Cour fournit sur son site Internet des informations plus détaillées concernant son organisation et son activité. 2. Le raisonnement retenu par la Cour dans les deux arrêts est très proche. Aussi seul a été reproduit l’un des deux arrêts, en l’occurrence l’arrêt Maurice. 3. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, définit un nouveau régime de réparation des préjudices subis par les parents d’enfants nés avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute. Le régime ainsi instauré fait notamment obstacle à ce que puisse être demandée au médecin ou à l’établissement de santé mis en cause une réparation des charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap, alors que tel était le cas antérieurement.

1. Deux arrêts marquants de la Cour européenne

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Droit, déontologie et soin Mars 2006, vol. 6, n° 166

C A H I E R S P É C I A L

1. Deux arrêts marquants de la Cour européenne

La Cour européenne des droits de l’Homme1 s’est prononcée le même jourdans deux affaires qui remodèlent l’état du droit français s’agissant de la ques-tion sensible de l’indemnisation consécutive à la naissance d’un enfant dont lehandicap aurait dû être décelé pendant la grossesse. La Cour européenne a rendule 6 octobre 2005 deux arrêts, en Grande Chambre dans les affaires Draonc. France (requête n

° 1513/03) et Maurice c. France (n

° 11810/03).

I – Les faits

Les faits sont suffisamment proches pour pouvoir être analysés ensemble2.

Les requérants sont des ressortissants français : Christine et Lionel Draonsont nés respectivement en 1962 et 1961 et résident à Rosny-sous-bois (France),et Sylvia et Didier Maurice sont nés respectivement en 1965 et 1962 et résidentà Bouligny (France). Les époux Maurice agissent également au nom de leursdeux filles qui sont âgées de 15 et 8 ans.

M. et Mme Draon et M. et Mme Maurice sont les parents d’enfants atteintsde graves handicaps congénitaux qui, en raison d’une erreur médicale, ne furentpas décelés lors d’un examen prénatal. Ils intentèrent une procédure contre l’éta-blissement de santé concerné, mais du fait de l’application aux affaires pendan-tes de la loi du 4 mars 2002 dite « loi Kouchner » ou « loi anti-Perruche »3

1. La Cour européenne des droits de l’Homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseilde l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droitsde l’Homme de 1950. Elle se compose d’un nombre de juges égal à celui des États parties à la Convention.Siégeant à temps plein depuis le 1er novembre 1998, elle examine en chambres de 7 juges ou, exception-nellement, en une Grande Chambre de 17 juges, la recevabilité et le fond des requêtes qui lui sont soumises.L’exécution de ses arrêts est surveillée par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe. La Cour fournitsur son site Internet des informations plus détaillées concernant son organisation et son activité.2. Le raisonnement retenu par la Cour dans les deux arrêts est très proche. Aussi seul a été reproduit l’undes deux arrêts, en l’occurrence l’arrêt Maurice.3. La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, définit unnouveau régime de réparation des préjudices subis par les parents d’enfants nés avec un handicap non décelépendant la grossesse à la suite d’une faute. Le régime ainsi instauré fait notamment obstacle à ce que puisseêtre demandée au médecin ou à l’établissement de santé mis en cause une réparation des charges particulièresdécoulant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap, alors que tel était le cas antérieurement.

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entrée en vigueur alors que leurs recours étaient pendants, les requérants obtin-rent la condamnation de l’établissement à réparer leur seul préjudice moral etles troubles dans leurs conditions d’existence, et non les charges particulièresdécoulant du handicap de l’enfant.

De nouvelles dispositions ont depuis été introduites par la loi du 11 février2005 visant à réformer le système de compensation du handicap en France, loidont l’application fin 2005 n’est pas encore effective, en l’attente de l’adoptionde l’ensemble des mesures réglementaires nécessaires.

A – L’affaire Draon

Enceinte de son premier enfant, Mme Draon subit une échographie au cin-quième mois de sa grossesse qui révéla une anomalie dans le développement dufœtus. En août 1996, une amniocentèse qui fut effectuée à l’hôpital Saint-Antoine, dépendant de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), nedécela aucune anomalie du fœtus. Cependant, l’enfant des époux Draon, quinaquit en décembre 1996, présenta très rapidement de graves malformationscérébrales, une infirmité majeure et une invalidité totale et définitive nécessitantnotamment des soins spécialisés permanents. L’AP-HP reconnut qu’une erreurde diagnostic avait été commise et que l’anomalie chromosomique dont souffrel’enfant était décelable à l’époque de l’amniocentèse.

Les requérants intentèrent un recours contre l’AP-HP devant les juridic-tions administratives. Le juge des référés leur alloua une provision d’un montanttotal d’environ 155 500 e.

Alors que leur affaire était pendante au fond, la loi du 4 mars 2002, nou-vellement entrée en vigueur, leur fut opposée.

Se fondant sur cette loi, et sur l’avis contentieux rendu par le Conseil d’Étatà ce sujet le 6 décembre 2002, le tribunal administratif de Paris estima, le 2 sep-tembre 2003, que l’AP-HP avait commis une faute caractérisée ayant privé lesrequérants de la possibilité de recourir à une interruption volontaire de grossessepour motif thérapeutique, ouvrant droit à réparation. Rejetant une partie desdemandes des requérants, concernant les charges particulières découlant duhandicap de l’enfant tout au long de sa vie, le tribunal leur alloua 180 000 e.au titre du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence.L’appel interjeté par les époux Draon à l’encontre de ce jugement est actuelle-ment pendant devant la cour administrative d’appel de Paris.

B – L’affaire Maurice

En 1990, les requérants eurent un premier enfant atteint d’amyotrophiespinale infantile, une maladie génétique provoquant une atrophie des muscles.

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Deux ans plus tard, ayant appris que l’enfant qu’elle portait risquait de souffrirde la même maladie, Mme Maurice décida d’interrompre sa deuxième grossesse.

En 1997, la requérante, qui était enceinte pour la troisième fois, demandaun diagnostic prénatal qui fut effectué dans un laboratoire dépendant de l’AP-HP. Les résultats de cette analyse ne révélèrent aucune anomalie. Cependant,l’enfant naquit en septembre 1997 et il apparut dans les mois qui suivirent qu’ilétait atteint de la même maladie génétique. Un rapport d’expertise établit qu’uneerreur de diagnostic avait été faite, résultant d’une inversion des résultats desanalyses avec ceux d’une autre famille.

Les requérants intentèrent un recours contre l’AP-HP devant les juridictionsadministratives. Le juge des référés leur alloua une provision de 152 499 e, quifut ramenée en appel à 15 245 e en application de la loi du 4 mars 2002, inter-venue entre temps. En décembre 2002, le Conseil d’État fixa à 50 000 e le mon-tant de l’indemnité provisionnelle.

Le 25 novembre 2003, le tribunal administratif de Paris, eu égard auxdispositions de la loi du 4 mars 2004, rejeta les demandes des époux Mauriceconcernant les charges particulières découlant du handicap de leur enfant toutau long de sa vie, et condamna l’AP-HP à leur verser 224 500 e au titre de leurpréjudice moral et des troubles dans leurs conditions d’existence. L’appel inter-jeté par les requérants est actuellement pendant devant la cour administratived’appel de Paris. Par ailleurs, les intéressés intentèrent une action en responsa-bilité de l’État du fait de la loi du 4 mars 2002 qui fut rejetée en première ins-tance et est actuellement pendante devant la cour administrative d’appel deParis.

II – La décision de la Cour

Dans les deux affaires, la Cour européenne a estimé que la responsabilitédu centre hospitalier n’était pas discutable. Ainsi, la jurisprudence ne concernepas la question de la responsabilité, mais seulement les conséquences liées à desfaits engageant la responsabilité.4

Les requérants soutenaient que la loi du 4 mars 2002 avait porté atteinteà leur droit au respect de leurs biens et emporté violation de l’article 1 du Pro-tocole n

° 1. Ils soutenaient en outre, visant l’article 14 de la Convention quisanctionne la discrimination, que cette loi avait créé une inégalité de traitementinjustifiée entre les parents d’enfants handicapés en raison d’une faute médicaleou d’un tiers ayant provoqué directement le handicap, et les parents d’enfants

4. Comme on le verra plus tard le gouvernement français a tenté de contester sa responsabilité dans l’affaireMaurice, mais la Cour écarte ce moyen, en glissant d’ailleurs des éléments rendus par les juridictionsfrançaises et qui n’étaient pas vraiment contestables.

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dont le handicap n’a pas été décelé avant la naissance en raison d’une fauted’une autre nature.

A – Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un « bien »

La Cour estime que la loi litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercicedes droits de créance en réparation que les parents pouvaient faire valoir envertu du droit interne en vigueur.

Pour la Cour, la loi du 4 mars 2002 a privé les requérants de la possibilitéd’être indemnisés pour les « charges particulières » découlant du handicap deleurs enfants. La Cour souligne ès que dès mars 1999 en ce qui concerne lesépoux Draon et décembre 2001 pour ce qui est des époux Maurice, les intéressésavaient saisi les juridictions administratives d’une requête au fond et s’étaientvu accorder des provisions d’un montant substantiel, compte tenu du caractèrenon sérieusement contestable de l’obligation de l’AP-HP à leur égard.

L’ingérence dans ce droit étant établie, il reste à savoir si elle justifiée, etl’approche est nuancée.

B – Sur la justification de l’ingérence

La Cour admet que la loi du 4 mars 2002 servait une « cause d’utilitépublique », le législateur français mettant ainsi un terme à une jurisprudencequ’il désapprouvait en modifiant le droit relatif à la responsabilité médicale.

Quant à la proportionnalité de cette ingérence, la Cour relève que la loidu 4 mars 2002 a appliqué un nouveau régime de responsabilité à des instancesen cours, mettant un terme à la jurisprudence applicable au moment de la décou-verte du handicap des enfants des requérants. Une application rétroactive ne cons-titue pas en elle-même une rupture du juste équilibre voulu. Cependant, cette loia purement et simplement supprimé rétroactivement une partie essentielle descréances en réparation, de montants très élevés, que les parents d’enfants dont lehandicap n’avait pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute, tels queles requérants, auraient pu faire valoir contre l’établissement hospitalier respon-sable. Le législateur français a ainsi privé les requérants d’une « valeur patrimo-niale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », à savoir une créance enréparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le mon-tant conformément à la jurisprudence fixée par le Conseil d’État.

La Cour constate que le montant des indemnisations que les requérantsdoivent percevoir en application de la loi du 4 mars 2002 est nettement inférieurà celui résultant du régime de responsabilité antérieur ; ce montant est claire-ment insuffisant, comme l’admettent le gouvernement et le législateur eux-

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mêmes, puisque ces prestations ont été complétées récemment par de nouvellesdispositions prévues par une loi du 11 février 2005.

Le caractère très limité de la compensation actuelle ainsi que l’incertituderégnant sur l’application de la loi de 2005 – quant à sa date d’entrée en vigueuret aux montants pouvant être versés aux requérants – font que depuis l’inter-vention de la loi du 4 mars 2002, l’on ne peut considérer que cet importantpréjudice est indemnisé de façon raisonnablement proportionnée.

Enfin, la Cour estime que les considérations liées à l’éthique, à l’équité età la bonne organisation du système de santé invoquées par le gouvernement etle Conseil d’État dans son avis contentieux ne légitiment pas, en l’espèce, larétroactivité d’une loi dont l’effet a été de priver les requérants, sans indemni-sation adéquate, d’une partie substantielle de leurs créances en réparation.

Pour la Cour, une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompule juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt généralet, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens. L’article 1 de la loidu 4 mars 2002 emporte donc violation de l’article 1 du Protocole n

° 1, dansla mesure où il concerne les instances qui étaient en cours à la date de l’entréeen vigueur de cette loi, à savoir le 7 mars 2002.

La Cour retenant la violation de la Convention européenne pour ce motif,n’examine pas les autres moyens, et notamment celui tiré de l’application del’article 14 de la Convention, qui soutenait en substance que la loi avait crééune inégalité de traitement, injustifiée, entre les parents d’enfants handicapés enraison d’une faute médicale. Ainsi, sont concernés par ces deux arrêts du 6 octo-bre 2005 de la Cour européenne des droits de l’Homme, les parents ayant engagéla procédure suffisamment tôt pour qu’il soit considéré qu’ils disposaient d’undroit acquis lorsque la loi a été votée. Reste à venir le débat qui tranchera laquestion de fond, à savoir : la disparité créée par la loi est-elle légitime ou non ?Il est impossible de se prononcer sans connaître quelle sera l’exacte applicationdes dispositions de la loi du 15 février 2005 relative au handicap. Force est deconstater que la différence de régime existant entre ce qui était susceptible d’êtreobtenu au titre de la responsabilité civile, et ce qui semble devoir résulter pourles parents du fait de la loi du 4 mars 2002 crée une disparité que la Cour estimetout de même très significative dans son arrêt.

Ces décisions de la Cour européenne sont donc une première étape. Ellesdoivent être aussi un appel au législateur français pour adapter les prestationsoffertes par la loi du 11 février 2005. Ce serait là l’un des moyens privilégiéspour éloigner le risque d’une nouvelle condamnation par la Cour.

Reste un regret : que le Conseil constitutionnel n’ait pas été saisi après levote de la loi. Cela aurait été l’occasion de renationaliser le débat, et peut-êtred’éviter ce qui apparaît tout de même comme un camouflet.