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La parité, contresens de l'égalité ? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme Author(s): Laure Bereni and Eléonore Lépinard Source: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 22, No. 3, À contresens de l'égalité (2003), pp. 12- 31 Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40620088 . Accessed: 14/06/2014 00:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions Antipodes are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelles Questions Féministes. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.79.69 on Sat, 14 Jun 2014 00:22:28 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

À contresens de l'égalité || La parité, contresens de l'égalité ? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme

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La parité, contresens de l'égalité ? Cadrage discursif et pratiques d'une réformeAuthor(s): Laure Bereni and Eléonore LépinardSource: Nouvelles Questions Féministes, Vol. 22, No. 3, À contresens de l'égalité (2003), pp. 12-31Published by: Nouvelles Questions Féministes & Questions Feministes and Editions AntipodesStable URL: http://www.jstor.org/stable/40620088 .

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La parité, contresens de l'égalité? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme Laure Bereni et Eleonore Lépinard

À la fin des années 90, les lois dites sur la «parité» * ont mis en place, pour la première fois en France, un ensemble de mesures volontaristes, plus ou moins contraignantes, afin d'accroître la présence des femmes dans les assemblées politiques. Ces réformes sont l'aboutissement d'une mobilisation impliquant depuis le début des années 90 un nombre crois- sant de militantes des droits des femmes, et/ou de chercheuses, et/ou de femmes politiques pour l'instauration d'une représentation égale des deux sexes dans les instances politiques (Lagrave, 2000; Gaspard, 2001). Comme toute mobilisation collective, le mouvement pour la parité s'est traduit par un processus de cadrage symbolique («framing») (Benford et Snow, 2000), c'est-à-dire par une production discursive perceptible dans un ensemble hétérogène de discours, portés par différent-e-s actrices et acteurs sur des scènes discursives variées2, visant à légitimer la revendi- cation sur la scène publique. Le processus de cadrage symbolique de la revendication de parité peut être analysé comme un moment de redéfini- tion historique de l'objectif d'égalité des sexes, à la fois au sein des mou- vements de femmes et des institutions politiques.

La revendication de parité est née dans le contexte d'une mise sur agenda de politiques antidiscriminatoires à l'égard des femmes dans les lieux de pouvoir au sein des organisations internationales et

1. Loi constitutionnelle N° 99-569 du 8 juillet 1999 relative à l'égalité entre les femmes et les hommes et Loi N° 2000-493 du 30 mai 2000 ten- dant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives.

2. Nos analyses s'appuient sur un vaste corpus de discours (militants, savants, politiques...) des années 90 à aujourd'hui, que nous avons recueillis sur diverses scènes: revues féministes, colloques, tribunes de presse, auditions, débats parlemen- taires, etc.

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Grand an

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categories sociales victimes de la discrimination - par des politiques de discrimination positive - afin de réaliser dans les faits le principe d'éga- lité entre les individu-e-s consacré par le droit. Or, paradoxalement, le pro- cessus de cadrage symbolique de la revendication de parité se caractérise globalement par le refoulement de cette logique antidiscriminatoire. En effet, même si le débat public a donné lieu à des registres d'argumentation variés dont nous ne pouvons restituer ici toute la complexité, la revendica- tion a été rarement posée en termes de «discrimination positive» ou de «traitement préférentiel», et a même généralement été définie contre ces mesures accordées à des catégories victimes de discriminations.

Nous voudrions ici retracer le cheminement théorique et politique de la revendication paritaire : de sa naissance comme nouvel outil d'une éga- lité substantielle entre les femmes et les hommes à sa mise en pratique à l'échelon municipal, le fossé n'a cessé de se creuser. Comment expliquer cet écart entre théorie et pratique, entre revendication et réalité politique? Dans un premier temps, le retour sur les thèses féministes dites du «plura- lisme démocratique», qui fournissent les outils théoriques non essentia- listes d'une justification d'une plus grande présence des femmes dans la représentation, permettra d'éclairer les orientations discursives de la rhéto- rique pro-parité, à travers lesquelles se rejouent les «paradoxes» (Scott, 1996) inhérents aux revendications d'inclusion des femmes dans la repré- sentation politique. Par rapport à ce cadre théorique, les justifications de la parité doivent se comprendre non seulement comme des prises de position idéologiques, mais aussi comme des stratégies, mobilisées, en pratique, dans un contexte politique donné et en fonction d'un ensemble de contraintes discursives - en particulier la rhétorique de «l'universalisme abstrait». Sans reprendre les termes d'un débat qui opposerait réforme et révolution, il s'agit, dans un second temps, de se demander si la revendica- tion paritaire a été, et est encore, porteuse de changements positifs pour les femmes alors qu'elle a été mise en œuvre par la politique institutionnelle. Comme le soulignent Gill Allwood et Kursheed Wadia, le mouvement pour la parité « a soulevé de nombreuses questions, comme celle de savoir si la

3. Pour un panorama historique du cadre anti- discriminatoire international, voir notamment Gaspard (2000). 4. Convention CEDAW pour l'élimination de toutes les discriminations à rencontre des femmes (1979). 5. Au niveau européen et communautaire, la mise sur agenda d'une politique antidiscriminatoire dans les lieux de pouvoir incluant des mesures de discrimination positive s'est opérée progressive- ment à partir de la fin des années 80. Voir notam-

ment, pour le Conseil de l'Europe, le séminaire intitulé «La démocratie paritaire - Quarante années d'activité du Conseil de l'Europe», Stras- bourg, 6-7 novembre 1989, et concernant les ins- tances communautaires, le troisième programme d'action à moyen terme pour la promotion de l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1991-1995).

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européennes3. Depuis la fin des années 70, les Nations Unies4, le Conseil de l'Europe, puis les instances communautaires5 ont défini l'objectif d'éga- lité entre femmes et hommes dans un sens de plus en plus substantiel, autorisant et même nécessitant la reconnaissance oolitiaue provisoire de

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parité pouvait à elle seule améliorer les droits civiques des femmes, ou si des objectifs féministes ne peuvent être atteints qu'à travers une restructu- ration fondamentale des principes qui soutiennent le système politique actuel»6 (2000 : 12). Autrement dit, la traduction de la parité par les insti- tutions politiques peut-elle aboutir à des politiques d'égalité efficaces dans la pratique? On analysera cette question à deux niveaux. Tout d'abord celui des politiques nationales, en particulier à travers le lien entre droits politiques et droits économiques et sociaux, puis au niveau des élections municipales - là où la loi a été appliquée avec la plus grande efficacité - quelles en sont les traductions dans la pratique : la plus grande présence de femmes entraîne-t-elle des politiques plus favorables aux femmes ?

La parité ou les dilemmes des revendications féministes concernant la représentation politique

Les théories féministes du pluralisme politique Dans le champ de la recherche, depuis le début des années 80, les cri-

tiques féministes du libéralisme politique ont connu un essor important. Ces théories, pour la plupart anglo-saxonnes, sont traversées par deux orientations principales: d'une part, les théories dites « maternalistes », d'autre part les théories du «pluralisme politique» (Marquès-Péreira, 2002). Alors que les thèses maternalistes proposent une citoyenneté diffé- renciée selon le genre7 pour remédier à l'exclusion des femmes de la citoyenneté, les thèses pluralistes de la démocratie8 s'attachent à remettre en cause la conception libérale universaliste de l'égalité et de la représen- tation politique, en arguant qu'elle s'est révélée inadéquate pour résoudre les problèmes d'exclusion politique des groupes discriminés.

Selon le paradigme libéral universaliste, l'égalité politique entre citoyen-ne-s abstrait-e-s repose sur l'expulsion hors de la sphère publique des caractéristiques sociales et appartenances des individu-e-s. Dans ce cadre, seules les différences d'opinions politiques (traduisant des intérêts, des croyances et des idées), pensées comme dissociables des traits sociale- ment assignés aux individu-e-s, sont prises en compte dans l'arène publique pour construire le bien commun. Prolongeant cette vision de l'égalité politique moderne, fondée sur un dédoublement de l'individu-e - entre un-e citoyen-ne abstrait-e et un-e individu-e social-e - les théories modernes de la représentation politique reposent sur une division stricte

6. Sauf mention contraire, traduction des autrices. 7. Par exemple, Elsthain (1980) valorise ainsi une éthique présumée féminine de la sollicitude («ethics of care»), centrée sur la famille, l'environ- nement, le concret, face à une éthique masculine

des droits («ethics of justice»), caractéristique des systèmes libéraux. Ces propositions ont exposé ces théories à une critique sévère les jugeant essentia- listes (Delphy, 2001 ; Dietz, 1998). 8. Voir notamment: Gould (1996), Mansbridge (2001), Mouffe (1996), Phillips (1995).

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Édito ̂^^^^^^^ Champ libre | Parcours | Comptes rendus | Collectifs La parité, contresens de l'égalité? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme I Laure Bereni et Eleonore Lépinard

entre le «doing» et le «being», entre l'acte de représenter et les caractéris- tiques sociales des représentant-e-s (Pitkin, 1967). Selon ces théories, la qualité de la représentation politique dépend de plusieurs facteurs - capa- cité des représentant-e-s à agréger les intérêts et les opinions des citoyen-ne-s, aptitude à construire le bien commun à travers la délibéra- tion, etc. - mais ne dépend pas du degré de ressemblance entre le corps des représentant-e-s et celui des représenté-e-s. Plus encore, pour les théori- cien-n-es de la représentation politique moderne, le modèle d'une représen- tation «miroir» ou «descriptive» est fortement déprécié, et souvent pré- senté comme un fantasme dépassé de démocratie directe (Pitkin, 1967). Dans cette conception, l'exclusion politique des femmes - et d'autres groupes discriminés - de la représentation politique ne constitue pas un problème démocratique, puisque ce qui importe est d'agir pour et non de ressembler aux représentés, comme l'évoque Anne Phillips :

«Le rôle du politicien est de porter un message. Le message peut varier, mais peu importe que les messagers soient les mêmes. (Ceux qui croient que les hommes ont le monopole des compétences politiques pour articuler les poli- tiques et les idées ne seront pas surpris que la plupart des messagers soient des hommes.)» (1998a: 477)

Même si elles adoptent des approches diverses, les thèses féministes du pluralisme politique ont en commun de plaider pour la reconnaissance poli- tique des groupes discriminés, notamment par l'instauration d'une repré- sentation plus descriptive, autrement dit par l'instauration d'une «politique de la présence» (politics of presence) à côté de «la politique des idées» (poli- tics of ideas) du cadre libéral moderne (Phillips, 1995). Selon Anne Phillips, il est impossible, en pratique, de détacher totalement les actes des caracté- ristiques des représentant-e-s. Un certain nombre d'intérêts des citoyen-ne-s dérivent des «expériences partagées» (shared experiences) par celles et ceux-ci en tant que groupe, notamment du fait de la discrimination qu'elles et ils subissent, et ne peuvent être portés par des représentant-e-s interchan- geables (Phillips, 1995). Par conséquent, l'égalité politique réelle ne peut être garantie sans «égalité participative» (participatory equality) (1995 : 33), définie comme «un droit égal à être politiquement présent-e» (1995: 36): les groupes dominés doivent être présents dans le corps représentatif pour défendre des intérêts qui, sinon, seraient ignorés et tus. Dans la même pers- pective, Jane Mansbridge plaide en faveur d'une représentation en partie descriptive, dans des contextes historiques où les intérêts sont « non-cristal- lisés» (uncrystallized) (2001 : 22), c'est-à-dire non prédéfinis et non pris en compte par les structures partisanes. Dans de tels contextes, la présence dans les assemblées représentatives d'individu-e-s qui, par leur expérience, «incarnent» (embody) les perspectives caractéristiques et les intérêts des groupes dominés est propice à la construction et à l'expression dans la sphère publique des intérêts politiques de ces groupes (Mansbridge, 2001).

Selon Anne Phillips, une représentation descriptive au nom des intérêts des femmes est d'autant plus facile à justifier qu'il est possible de démontrer

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que «les femmes ont des intérêts distincts en tant que femmes; ces intérêts ne peuvent pas être représentés de manière adéquate par les hommes ; l'élec- tion de femmes assure la représentation de leurs intérêts» (Phillips, 1998b: 234). Par conséquent, d'après Anne Phillips, la revendication d'une représen- tation descriptive expose presque inéluctablement au risque de l'essentia- lisme. En effet, l'approche essentialiste, qui consiste à présumer de la distri- bution homogène d'un ou plusieurs traits exclusifs parmi les membres d'un groupe, permet de résoudre la difficile définition d'un lien entre les intérêts d'un groupe et ceux de ses représentant-e-s : à partir du postulat de traits essentiels aux membres du groupe des femmes, il est aisé de déduire l'exis- tence d'intérêts communs et exclusifs, donc distincts de ceux des hommes.

Si les théoriciennes du pluralisme démocratique reconnaissent que le risque d'essentialisme pèse sur la conceptualisation et la mise en œuvre de toute politique de représentation descriptive, elles s'attachent à mettre en évidence les conditions dans lesquelles il est possible de penser la représen- tation des intérêts des femmes dans des termes non essentialistes. Le choix des modes de justification de la représentation descriptive des groupes semble à cet égard décisif: Carol Gould oppose ainsi une «vision compensa- toire des différences», où celles-ci sont pensées comme le produit de discri- minations sociales et historiques que la représentation descriptive se doit de réparer (dans la logique de la discrimination positive), à l'argument du «mul- ticulturalisme essentialiste» qui plaide en faveur d'une représentation perma- nente de différences pensées comme essentielles (1996: 182). Selon Jane Mansbridge, les mesures pragmatiques, «fluides» (2001 : 30), c'est-à-dire non permanentes et fondées sur des arguments historiques - quotas tempo- raires, mesures incitatives, etc. - permettent d'éviter les écueils d'une vision essentialiste. En outre, la représentation descriptive ne doit en aucun cas être une norme à atteindre : puisque les intérêts des femmes sont politiquement construits, et qu'il n'existe pas de lien essentiel entre les femmes représentées et les femmes représentantes qui pourrait garantir que celles-ci représentent les intérêts de celles-là, la représentation des intérêts des groupes discriminés ne suppose en aucun cas la disparition du système fondé sur la délégation au profit d'un système descriptif. Fondée sur un «argument de réalisme poli- tique», une bonne représentation repose plutôt sur une tension permanente entre la logique de la présence et celle des idées (Phillips, 1998b)9.

Le mouvement pro-parité en France face aux contraintes de la pratique politique

Les thèses féministes du pluralisme politique fournissent des outils théoriques pour penser l'inclusion des groupes dominés dans la représen- tation politique dans des termes non essentialistes. Mais de la théorie à la

9. C'est précisément dans ce refus d'éluder les contradictions et les tensions largement évacuées à la fois par l'universalisme abstrait et par l'ap-

proche essentialiste que se situe l'originalité et l'apport principal des théories du pluralisme poli- tique.

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pratique il y a un pas, et plusieurs travaux empiriques ont mis en évidence quatre arguments principalement mobilisés en pratique par les mouve- ments de femmes pour revendiquer des quotas dans la représentation poli- tique 10.

• Le premier argument mobilisé est un principe de justice et d'égalité entre les individu-e-s des deux sexes: c'est l'approche antidiscriminatoire (notamment défendue par les institutions supranationales n) selon laquelle une politique de discrimination positive en faveur des femmes est justifiée par l'existence d'inégalités réelles entre les individus des deux sexes.

• Le deuxième argument mobilisable est celui des intérêts particuliers du groupe dominé : on justifie la présence accrue des femmes dans les lieux de pouvoir par la nécessité de prendre en compte les intérêts spécifiques du groupe exclu, qui ne peuvent être exprimés par des représentant-e-s du groupe monopolisant la représentation : c'est l'idée d'une meilleure repré- sentation des intérêts des femmes par les femmes, défendue notamment par les théoriciennes du pluralisme politique (Phillips, 1995; Mansbridge, 2001).

• Le troisième argument est celui d'une représentation démocratique ache- vée par la présence accrue des femmes. La présence des femmes est convo- quée pour que les assemblées élues soient un meilleur «miroir» du peuple citoyen, afin que le corps des représentant-e-s puisse figurer symbolique- ment le corps des représenté-e-s, composé à moitié d'hommes et de femmes.

• Enfin, selon le dernier argument, l'entrée massive de femmes dans la représentation est présumée revitaliser la représentation par l'apport de ressources et compétences particulières qu'elles détiennent «en tant que femmes», et qui sont complémentaires à celles des hommes. Ici, l'accrois- sement de la présence des femmes dans les assemblées élues est légitimé par l'apport de la différence féminine.

Quels ont été, parmi ces quatre registres de justification, ceux qui ont été mobilisés prioritairement dans la rhétorique paritaire en France au cours des années 90, et pourquoi ? Ces registres de légitimation ne sont pas disponibles et mobilisables en dehors de toute contrainte: leur usage dépend de paramètres politiques et discursifs caractéristiques d'un contexte donné. En effet, comme l'ont notamment montré William Gam- son et David Meyer, les mouvements sociaux doivent être compris à partir

10. Voir notamment: Sawer (2002), Phillips (1998a), Squires (1996). 11. En particulier, la Convention CEDAW des Nations Unies (Convention sur l'élimination de toutes les formes de discriminations à l'égard des femmes), signée en 1979 et ratifiée par la France

en 1983, prévoit que «l'adoption par les États par- ties de mesures temporaires spéciales visant à accélérer l'instauration d'une égalité de fait entre les hommes et les femmes n'est pas considéré comme un acte de discrimination ».

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d'une analyse de la « structure d'opportunité politique » dans laquelle ils se développent, c'est-à-dire à partir d'une étude des contraintes et des oppor- tunités («culturelles» et «institutionnelles») du contexte politique où ils émergent (Gamson et Meyer, 1996: 280). Il importe donc d'analyser les orientations discursives privilégiées par la rhétorique pro-parité au vu de la structure d'opportunité politique dans laquelle le mouvement pour la parité s'est développé.

Le mouvement pour la parité apparaît dans le contexte d'une mise sur agenda de politiques antidiscriminatoires à l'égard des femmes dans les lieux de pouvoir au sein des organisations internationales et européennes. Mais si ce contexte international a favorisé l'émergence et la conceptuali- sation de la revendication de parité, l'argument selon lequel la parité serait une mesure de discrimination positive, justifiée par l'existence d'une discrimination indirecte à l'égard des femmes, n'a pas été un argu- ment central dans les discours des militant-e-s pro-parité. La revendication de parité a fait l'objet de justifications multiples, déployées par des actrices d'horizons divers12, sur des scènes discursives variées: arènes militantes féministes, presse généraliste, colloques savants, scène poli- tique et parlementaire, etc. Si chaque scène discursive a ses propres spéci- ficités, et si la complexité du processus de légitimation de la parité ne sau- rait être réduite à une dimension unique, il est frappant de constater que certains axes justificatifs ont traversé les différentes scènes discursives. En particulier, l'une des justifications dominantes de la parité a consisté à poser la revendication comme un moyen «d'achever» la démocratie, en intégrant une différence de sexe dite «universelle», et par l'apport d'une différence des femmes qui serait complémentaire à celle des hommes13. En ce sens, la France ne fait pas exception à une tendance observée dans de nombreuses autres démocraties 14. Cette focalisation de la rhétorique pro- parité sur la question de la différence a soulevé d'importantes oppositions chez les féministes françaises, réactivant tout en le déplaçant le débat opposant «universalisme» et «différentialisme»15. Mais pour comprendre ces orientations de la rhétorique pro-parité, souvent taxées d'essentialistes, il faut étudier deux caractéristiques de la structure d'opportunité politique dans laquelle émerge le mouvement pour la parité : le poids de «l'universa- lisme abstrait» et la rhétorique d'une «crise de la représentation politique».

12. La revendication de parité a été portée, au cours des années 90, par des actrices dont les tra- jectoires militantes et professionnelles sont variées: militantes dans des associations «fémi- nistes» ou «féminines» (les premières se différen- cient des secondes en ce qu'elles revendiquent explicitement une filiation directe avec le «MLF» des années 70), chercheuses, journalistes, parle- mentaires, membres du gouvernement, etc. 13. Cet axe justificatif en termes d'apport d'une différence est surtout mobilisé par les actrices qui

défendent la parité sur la scène publique, notam- ment dans l'arène médiatique et parlementaire. Il traverse également - dans une moindre mesure - les discours des militantes pro-paritaires s'expri- mant dans les espaces de débats spécifiquement féministes (revues, séminaires, colloques...). 14. Voir notamment Sawer (2002), Skjeie (2001) et Eduards (1995). 15. Voir notamment les numéros spéciaux sur la parité dans Nouvelles Questions Féministes (1994, 1995) etPicq(1997).

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Une forte eontrainte discursive: Vuniversalisme abstrait

La revendication de parité qui se développe dans les années 90 est tout d'abord contrainte par la rhétorique de î'universalisme abstrait, qui verrouille les revendications d'inclusion politique des femmes depuis le début des années 80. En effet, c'est au nom de l'indivisibilité de la souve- raineté en catégories que le Conseil constitutionnel avait écarté en 1982 les dispositions d'une loi instaurant des quotas par sexe sur les listes des élec- tions municipales16. Ce registre d'argumentation, repris par les opposant-e-s à la revendication paritaire dans les années 90, s'avère d'au- tant plus efficace que le modèle qu'il incarne est défini comme un enjeu national : toute reconnaissance de catégories par la mise en œuvre de quo- tas est présumée relever d'un modèle étranger fantasmé, le « communauta- risme américain », et prend le risque d'ouvrir, selon l'expression consacrée, la «boîte de pandore» des revendications particularistes 17. C'est au vu de ces contraintes discursives qu'il convient de comprendre le processus de cadrage symbolique du mouvement paritaire. La revendication est définie par ses premières théoriciennes comme distincte «du quota par sa philoso- phie même» (Gaspard et al., 1992: 165). Alors que le quota est pensé comme une exception au cadre universaliste républicain, la parité est conceptualisée comme le prolongement de ce cadre. La clé de ce renverse- ment symbolique réside dans une redéfinition de la différence des sexes, érigée dans de nombreux discours pro-parité en réfèrent immuable, struc- turant universellement les sociétés humaines et englobant toutes les autres différences (de classe, d'âge, d'origine ethnique, etc.). Pour justifier la pré- éminence de la différence de sexe, l'argument utilisé est souvent d'ordre anthropologique: composant toujours et en tout lieu «la moitié de l'huma- nité», les femmes ne pourraient être assimilées à une «minorité»18. La dif- férence de sexe serait un pilier immuable de l'ordre symbolique, notam- ment en raison de la fonction qu'elle occupe dans la reproduction de l'espèce 19. Parallèlement à l'argument anthropologique, la prééminence de la différence de sexe a été justifiée par un argument technique : contraire- ment aux autres distinctions, les frontières des groupes sexués seraient clairement et aisément identifiables, puisque le sexe est un déterminant de l'identité civile de chaque individu20. À travers ces stratégies discursives, le genre a pu être défini comme le seul critère acceptable dans un cadre poli- tique républicain, inscrivant la parité dans le prolongement conceptuel d'un universalisme renouvelé, et a ainsi permis de surmonter les réactions hostiles aux quotas. Toutefois, cette orientation discursive n'est pas

16. Décision N° 182-146 du 18 novembre 1982. 17. Voir notamment Pisier (1997). 18. Voir notamment Pingaud (1999). 19. D'après Gisèle Halimi, «les femmes ne for- ment pas une communauté [...]. Elles se trouvent dans tous ces groupes, elles les engendrent, elles les traversent. La différence sexuelle constitue le naramètre initial» (19971.

20. Selon Francine Demichel (1999), auditionnée par la Commission des lois du Sénat, le sexe s'op- pose aux autres attributs de la personne, «contin- gents» (nom, profession, appartenance à un groupe social) ou «mouvants» (comme l'origine ethnique).

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dépourvue de contraintes en termes de définition des objectifs d'une poli- tique d'égalité entre les sexes : l'égalité tend à signifier ici co-présence sta- tistique des «deux faces de l'humanité» complémentaires, et n'est donc pas conçue comme le renversement des catégories produites par les rap- ports de pouvoirs historiques.

La crise de la représentation politique

Alors que l'approche antidiscriminatoire posée par les institutions internationales visait la promotion des femmes dans tous les lieux de pou- voir, qu'ils soient sociaux, économiques ou politiques21, la revendication paritaire a été surtout posée comme le levier d'une amélioration de la représentation politique.

Comme le montre Jane Jenson (2001), le primat d'une justification en termes de représentation s'explique par les caractéristiques de la structure d'opportunité politique dans laquelle le mouvement pour la parité se déve- loppe: la «crise» des élites politiques, évoquée de manière récurrente dans les médias, dans les discours des expert-e-s et des responsables politiques à cette période a fonctionné comme une «fenêtre d'opportunité politique» (Jenson, 2001) dont ont su se saisir les militant-e-s de la parité pour faire aboutir leur revendication. De fait, dès le début de la décennie 1990, de nombreux discours pro-parité inscrivent la revendication dans le cadre d'une crise de la démocratie, que l'entrée massive des femmes est censée désamorcer doublement : à la fois par une représentation reflétant mieux les représenté-e-s, et par l'apport des «qualités» présumées spécifiquement féminines à la politique. D'une part, l'entrée des femmes dans la représen- tation est censée permettre aux assemblées élues de mieux refléter le corps citoyen : c'est l'argument de la représentation-miroir, conséquence logique d'une différence de sexe pensée comme universelle. Ainsi, selon Sylviane Agacinski, la dimension universellement bisexuée de la citoyenneté se pro- longe, avec la parité, dans la définition de la représentation politique: «Nous devons [...] assumer la mixité universelle de notre humanité, faire en sorte que cette mixité trouve sa traduction politique dans la parité» (1996). D'autre part, les femmes sont convoquées pour enrichir la représen- tation politique de leurs qualités supposées : selon les signataires du Mani- feste des dix pour la parité22: «nos propositions ont reçu le soutien d'une large partie de l'opinion publique [...] étonnée que la société ne puisse s'en- richir d'une représentation politique féminine propre à améliorer l'effica- cité et la qualité de l'action publique»23. Cette stratégie discursive, consis- tant à justifier la parité au nom d'une meilleure représentation politique, a permis une montée en généralité (Boltanski et Thévenot, 1991) de la revendication - ainsi désindexée de la cause des femmes et ancrée dans

21. Notamment, la Convention CEDAW recom- mande le «partage des responsabilités» dans «la vie sociale, économique, politique et culturelle».

22. Paru dans L'Express le 6 juin 1996. 23. «Assez de paroles, des actes», Libération, 26 mars 1997.

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Édito ra^^gjQy Champ libre | Parcours | Comptes rendus | Collectifs La parité, contresens de l'égalité? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme Laure Bereni et Eleonore Lépinard

la définition même de la démocratie - et a permis la construction d'un large consensus dans l'opinion publique et parmi le personnel politique.

Si le thème de la crise des élites a constitué une fenêtre d'opportunité pour la revendication de parité, elle a induit de réelles contraintes discur- sives sur le processus de légitimation de la réforme, qui s'est ainsi éloigné des thèses féministes dites du «pluralisme politique». En effet, les femmes ont le plus souvent été présentées dans ce contexte comme les instruments d'une meilleure représentation démocratique, et rarement comme les por- teuses d'intérêts politiques spécifiques, produits par les rapports de genre24. Dans la plupart des discours pro-parité, la présence accrue des femmes doit seulement figurer la dualité sexuelle fondatrice de l'humanité et/ou apporter à la démocratie les prétendues qualités des femmes, sans remettre en cause les termes de la représentation libérale, où les représen- tant-e-s portent indifféremment les intérêts de tou-te-s, et où seules les opi- nions politiques sont admises sur la scène publique. Autrement dit, dans de nombreux discours en faveur de la parité, la féminisation des instances politiques n'implique pas une renégociation, dans un sens plus substantiel (au sens de l'intégration d'intérêts politiques nouveaux), du processus de représentation. Dès lors, on perçoit les effets limités de la rhétorique de la représentation, telle qu'elle a été mobilisée dans le débat autour de la parité, sur l'objectif d'égalité des sexes: n'impliquant pas de prise en compte d'intérêts politiques conflictuels entre les femmes et les hommes, l'accroissement de la présence des femmes dans la représentation ne remet pas en cause les mécanismes de discrimination qui les ont exclues durable- ment de la sphère publique.

Les devenirs d'une revendication féministe: la traduction de la parité dans la pratique

Si le contexte politique a transformé la revendication paritaire, le pas- sage par le système politique institutionnel, autrement dit la scène parle- mentaire, a également modifié son contenu. Aussi, il s'agit d'évaluer dans quelle mesure la parité, telle qu'elle a été définie par les parlementaires et appliquée au domaine politique, constituerait une véritable politique d'ac- tion, voire de discrimination positive25, qui repose sur un objectif d'égalité réelle entre les sexes, ou si la réforme n'est qu'une timide dérogation - limitée à la question de la constitution des listes électorales - au prin- cipe d'égalité formelle entre les individu-e-s. En outre, la parité a-t-elle un impact positif sur les questions d'égalité professionnelle, économique,

24. À quelques exceptions près, notamment Vien- not (1994), Mossuz-Lavau (1999). 25. Pour une analyse détaillée de ces deux termes, voir Pippa Norris (2001). L'action positive vise à encourager les candidatures des groupes discriminés, à leur proposer des formations spéci-

fiques et surtout à contrôler l'évolution de leur présence - avec un objectif de résultat. La discri- mination positive consiste à mettre en œuvre des quotas (variés et à des échelons divers) dans les processus de sélection des candidatures ou pour les élections elles-mêmes.

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sociale? Autrement dit, qu'en est-il du lien entre droits politiques et droits économiques et sociaux? Enfin, on s'intéressera aux effets de la parité dans les pratiques, à travers l'exemple de l'échelon municipal: la plus grande présence des femmes dans les instances politiques entraîne-t-elle ou non une meilleure prise en compte de la question du genre dans les politiques publiques locales ?

La traduction de la parité dans l'arène parlementaire

Dans son analyse de la lutte pour les droits des femmes en France durant les années 80, Dorothy Stetson (1987) affirme que le cœur du conflit politique est la lutte sur le sens : le but des féministes est de tenter de contrôler comment sont définis les enjeux politiques pour les redéfinir dans un sens féministe. Mais, dans ce processus, elles sont confrontées aux valeurs dominantes du système politique qui leur sont rarement favo- rables. Qu'en est-il, dans le cas de la parité, de cette confrontation aux valeurs dominantes telles qu'elles sont exprimées dans l'arène parlemen- taire, scène principale du processus de définition politique de la parité? Comment les revendications féministes en faveur de la parité ont-elles été traduites et reformulées durant le débat parlementaire ?

Les limites imposées à la loi électorale par le débat parlementaire

L'évaluation de l'efficacité de la loi sur la parité peut se faire en quelques chiffres : à l'Assemblée nationale, le pourcentage de femmes parle- mentaires est passé de 10,9% en 1997 à 12,3% aux dernières élections de 2002, et au Sénat de 6,2% à 10,9% aux élections partielles de 2001. Au niveau local, les pourcentages de femmes maires et de conseillères munici- pales sont passés respectivement de 4,4% à 6,7% et de 25,7% à 47,4% entre 1995 et 2001, dans les conseils municipaux des communes de plus de 3500 habitant-e-s où s'applique la loi sur la parité. Le constat est donc loin d'être convaincant, mais comment expliquer ces chiffres? Alors que la révi- sion des articles 3 et 4 de la Constitution était apparue comme une victoire symbolique forte, la loi électorale semble au contraire avoir laissé de côté tout impératif de résultat. Est-ce la revendication paritaire qui est en cause ou sa traduction par le système politique? Le débat parlementaire précédant la loi électorale du 6 juin 2000 permet d'éclairer cette interrogation.

En effet, si la parité a été formulée par les militantes comme une revendication numérique, centrée sur la question de la représentation politique, elle était aussi porteuse de réformes plus qualitatives du système politique de façon à ce que les mécanismes qui excluaient jusqu'ici les femmes soit atténués ou éliminés. Un certain nombre de mesures26 ont ainsi été proposées pour permettre aux femmes de s'engager en politique.

26. Voir par exemple Génisson (2002).

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Édito EjEQSwEul Champ libre | Parcours | Comptes rendus | Collectifs La parité, contresens de l'égalité? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme I Laure Bereni et Eleonore Lépinard

Elles concernaient les modes de scrutin, le cumul des mandats, le statut de l'élu-e, le fonctionnement des partis politiques et le partage des temps. Mais toutes ces propositions ont été rejetées par les parlementaires, et en particulier par les sénateurs et sénatrices. Aux débuts du mouvement par exemple, la parité et la réforme des modes de scrutin étaient deux ques- tions indissociables27. La parité devait être l'occasion de repenser le fonc- tionnement du système politique et de démocratiser la vie publique avec l'introduction d'une part de proportionnelle dans les scrutins. Mais au cours du débat parlementaire les promesses de mise en place de scrutins plus favorables aux femmes ont été écartées 28. Pour les élections uninomi- nales majoritaires comme les législatives, les parlementaires ont également refusé toutes les propositions de modification des modes de scrutin per- mettant de mettre en place des contraintes paritaires, et opté pour des sanctions financières dont il était clair qu'elles auraient peu d'impact29.

En outre, le débat parlementaire a également limité les ambitions de la parité concernant le statut de l'élu-e30 et le cumul des mandats. En effet, alors que les militantes demandaient une réforme du statut de l'élu-e qui prenne en compte la «triple journée» des femmes élues, les parlementaires chargé-e-s de légiférer sur cette question dans le cadre de la loi « démocra- tie de proximité»31 n'ont pas tenu compte de leurs revendications: les indemnités des élu-e-s locaux et locales ont certes été revalorisées, le droit à la formation et l'articulation entre vie politique et vie professionnelle ont été améliorés, mais l'articulation entre vie familiale et vie politique, qui incombe en grande majorité aux femmes, n'a pas été réellement prise en compte32. Pour les questions du cumul des mandats, des horaires de la vie politique, de la gestion du temps et de son partage, les tentatives de cer- taines femmes politiques de mettre le sujet sur l'agenda politique lors du débat parlementaire 33 ont tout simplement échoué.

27. En effet, les travaux de M. H. Leijenaar pour la Commission européenne (1997) ont montré qu'il s'agit du mode de scrutin le plus favorable à l'élection de plus de femmes. 28. Pour des raisons de compromis politique avec la majorité sénatoriale. Cf. le rapport N° 231 du sénateur Guy Cabanel (23 février 2000). 29. En effet, les grandes formations politiques ont préféré payer: pour n'avoir pas respecté la parité l'UMP et le PS, par exemple, avec respectivement 19,9% et 36,1 % de candidates investies, devraient s'acquitter d'une sanction financière d'un montant respectif de 4 et 1,3 millions d'euros. 30. Le statut de l'élu-e qui définit les indemnités, le droit à la formation, à la retraite, etc., est un véritable serpent de mer de la politique française depuis plus de vingt ans. Deux rapports parlemen- taires lui ont déjà été consacrés, mais la législa- tion reste bien en deçà des besoins exprimés, en particulier par les élu-e-s locaux et locales.

31. Cette loi (N° 2002-276 du 27 février 2002) vise à transformer la pratique de la politique locale, en la rapprochant des habitant-e-s, à travers par exemple la mise en place de conseils de quartiers consultatifs. 32. La seule mesure sur ce sujet dans la loi de modernisation, qui n'a pas encore fait l'objet d'un décret d'application, concerne le remboursement des frais de garde (d'enfants, de personnes âgées ou handicapées) lors des conseils municipaux pour les conseillers et conseillères non indem- nisé-e-s, mesure assez dérisoire au regard des besoins des élu-e-s sur le plan local. 33. Voir notamment les interventions de Nicole Péry, secrétaire d'État aux droits des femmes et à la formation professionnelle, et Daniele Pourtaud, sénatrice et présidente de la délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, lors de la discus- sion publique, en première lecture, de la loi élec- torale au Sénat (séance du 29 février 2000).

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En résumé, l'échec de la parité politique peut s'expliquer par les fai- blesses de la loi électorale qui n'a jamais pris en compte les revendica- tions des militantes pro-parité ou de certain-e-s parlementaires qui ten- daient à remettre en question le fonctionnement même du système politique et des partis qui tend de facto à exclure les femmes. La résis- tance de la majorité sénatoriale, la faiblesse du nombre de femmes au Parlement et la nécessité d'un compromis politique entre les deux chambres dans un contexte de cohabitation se sont conjuguées pour aboutir à une loi assez inefficace mais qui fait consensus au sein du sys- tème politique institutionnel.

Deux remarques peuvent être faites à partir de ce constat. Tout d'abord, du point de vue de son application la parité se distingue forte- ment des dispositifs antidiscriminatoires préconisés par les institutions internationales. En effet, ces dispositifs recouvrent en général un grand nombre d'instruments34 dont le choix répond à un impératif d'efficacité de résultat. Par exemple, la solution des quotas progressifs, moins ambi- tieux mais assortis de plus fortes contraintes dans leur application, est souvent préconisée (Union interparlementaire, 1994; Gillot, 1999) 35. Mais, dans le contexte d'une prégnance de la rhétorique de « l'universalisme républicain», cette solution a été écartée et l'objectif d'efficacité a cédé le pas à des impératifs d'ordre purement symbolique. Le passage par le sys- tème politique institutionnel a donc transformé le contenu de la revendi- cation paritaire, d'une égalité numérique de résultat à une plus grande égalité des chances entre hommes et femmes, pour certaines élections seu- lement.

Deuxièmement, ce qui était enjeu dans le refus des parlementaires de légiférer sur le statut de l'élu-e ou le cumul des mandats était bien sûr la défense du système politique tel qu'il est, et tel qu'il est composé majori- tairement d'hommes, mais aussi, dans le même mouvement, une réaffir- mation de la dichotomie entre sphère publique et sphère privée. De nom- breux travaux féministes en sciences politiques ont montré, comme le résume Seyla Benhabib, que «la façon dont la frontière entre les sphères publique et privée a été tracée a servi à confiner les femmes, et des activi- tés typiquement féminines comme le travail domestique, de reproduction, de prise en charge et de soin des enfants, des malades et des personnes âgées, au domaine < privé >, et à les exclure de l'agenda politique dans les États libéraux» (1998 : 85). Il n'est donc pas anodin que les questions liées aux conditions d'accès des femmes à la sphère politique soient ren- voyées, par la majorité des parlementaires qui se sont exprimé-e-s lors du débat sur la loi électorale, à l'exception notable des quelques députées

34. Règles contraignantes, dispositifs d'incitation, campagnes de communication, organisation de formations, etc.

35. Le Rapport au premier ministre préconisait, par exemple, des quotas progressifs (fixés à 40% des candidatures pour les élections législatives de 2002) assortis de fortes contraintes financières (Gillot, 1999).

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Édito ̂̂ ^^^^^^5 Champ libre | Parcours | Comptes rendus 1 Collectifs La parité, contresens de l'égalité? Cadrage discursif et pratiques d'une réforme Laure Bereni et Eleonore Lépinard

et sénatrices36, et par la majorité des élu-e-s que nous avons interrogé-e-s, à des arrangements privés. Autrement dit, l'activité salariée professionnelle est légitimement prise en compte dans le fonctionnement du système poli- tique, alors que d'autres, dont on sait qu'elles contribuent à empêcher les femmes de s'investir en politique, ne le sont pas. Les militantes pro-parité n'ont donc pas pu redéfinir les termes de public et de privé de façon à per- mettre un accès plus égalitaire des femmes au domaine politique, et c'est aux femmes de s'organiser, dans leur vie privée, pour «concilier» leur triple journée d'élue.

La parité: politique ¿'empowerment ou politique d'égalité?

En reprenant la typologie de Nancy Fraser, qui distingue les politiques de la reconnaissance sur le modèle de la revendication identitaire, d'un côté, et les politiques de redistribution de l'autre (1997), Anne Phillips (2002) soumet les premières à une critique mesurée en arguant que, dans un climat de «recul frappant de l'égalitarisme économique», la question du lien entre égalité politique et égalité sociale et économique se trouve posée de façon aiguë. Alors que les politiques identitaires revendiquant des droits politiques pour les femmes ou les minorités dites «ethniques» se multi- plient au niveau européen, Anne Phillips note que la question de Yempo- werment, si elle reste cruciale car elle critique le système politique dans la mesure où il prétend parler à la place des groupes qu'il représente, peut néanmoins poser problème car elle dissocie la question de la participation politique de celle des conditions sociales et économiques qui continuent de structurer l'accès à la sphère politique et à sa définition légitime.

Dans quelle mesure la parité peut-elle être soumise à une critique similaire ? Autrement dit dans quelle mesure la parité, en se focalisant sur la question de la représentation politique pourrait tomber dans les mêmes travers que les politiques identitaires? Les militantes pour la parité conce- vaient celle-ci comme s'appliquant à un domaine beaucoup plus vaste que le politique et touchant aux questions d'égalité sociale et économique (il était question de parité économique, de parité domestique, etc.)37. Aussi, c'est la traduction de la parité sur la scène de la politique institutionnelle qui a redéfini celle-ci dans un sens beaucoup plus limité, confiné à la question de la représentation électorale. Elle en a fait une politique <ï em- powerment, d'accès à l'espace politique, et non une politique de lutte contre les inégalités dans les domaines politiques, économiques et sociaux.

36. Dont Marie-Thérèse Boisseau qui évoque la question de la parité domestique, Dominique Bre- din à propos de la prise en charge collective de l'éducation des enfants, Catherine Génisson, Nicole Péry et Daniele Pourtaud. Il faut toutefois noter que la prise en compte du privé est parfois

faite sur le mode controversé (Delphy, 2001, et Junter-Loiseau, 1999) d'une «conciliation» entre vie privée, professionnelle et politique pour les femmes. 37. Voir par exemple les revendications du Réseau Ruptures dans Génisson (2002).

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Deux épisodes de la revendication pour la parité permettent de com- prendre comment la politique institutionnelle a induit une reformulation de la parité limitée au seul domaine politique. Le premier est constitué par le précédent de 1982 du Conseil constitutionnel qui avait invalidé la loi ins- taurant un quota minimum de 25% de candidat-e-s de «l'autre sexe» sur les listes municipales, au nom de l'article 3 de la Constitution concernant la souveraineté nationale et de l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen. Ce précédent a obligé les militantes à demander la révision de l'article 3 pour pouvoir faire passer des mesures d'action posi- tives dans le domaine politique et a donc placé la lutte sur le terrain de la définition de la souveraineté nationale et de la représentation politique. Le deuxième épisode a eu lieu quand le gouvernement Jospin a tenté, au prin- temps 1998, de donner une définition extensive à la parité, applicable aux « responsabilités politiques, professionnelles et sociales » 38, ce qui élargissait la parité au-delà de la question de la souveraineté et impliquait une réforme constitutionnelle plus large. Or, l'avis du Conseil d'État sur cette proposition a été défavorable, arguant que l'égalité économique et sociale entre femmes et hommes était déjà inscrite dans le préambule de la Constitution (Jenson, 2001 : 83), et que dès lors seul le domaine de la souveraineté et de la repré- sentation politique demandait une réforme constitutionnelle.

Deux autres tentatives d'étendre la parité à des questions non poli- tiques ont été partiellement invalidées par le Conseil constitutionnel39. Il s'agissait tout d'abord de la parité aux élections du Conseil supérieur de la magistrature, disposition invalidée au titre que l'article 3 révisé de la Constitution ne concerne que les élections politiques40. Le Conseil a d'autre part invalidé le dispositif de la loi qui prévoyait que les jurys de validation d'acquis professionnels soient paritaires. Les résistances à l'ex- tension de la parité à d'autres domaines que la représentation politique sont donc fortes, et particulièrement présentes dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Malgré ces résistances, la loi sur la parité a des conséquences en matière d'égalité professionnelle et économique qui montrent qu'elle n'est pas vouée à être cantonnée à une politique de reconnaissance mais peut être un outil en faveur de l'égalité dans les domaines économiques et sociaux. Tout d'abord la loi dite «Génisson»41 a pris en compte les évolutions

38. Lionel Jospin prévoyait d'inscrire dans la Constitution que «La loi ou la loi organique peut fixer des règles favorisant l'accès des femmes et des hommes aux responsabilités politiques, pro- fessionnelles et sociales» (Fabre, 1998). 39. Décision du CC N° 2001-445 DC du 19 juin 2001 et Décision N° 2001-455 DC du 12 janvier 2002. Le Conseil constitutionnel a partiellement invalidé ces mesures dans le sens où il a émis une «réserve», ce sera donc au juge de trancher sur l'application de ces mesures.

40. Dans ce cas précis, le Conseil constitutionnel a donc opté pour une définition restrictive des notions de «fonction électorale» et «mandat élec- tif», excluant les élections dans certains corps de l'État, alors même que dans d'autres décisions il opte pour une définition qui les inclut. 41. La loi dite «Génisson» (loi 2001-397 du 9 mai 2001) vient renouveler la législation en faveur de l'égalité des sexes dans le domaine économique et social.

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acquises grâce à la parité et a mis en place des mécanismes visant la parité pour les élections professionnelles42, et pour les jurys dans la fonction publique43. D'autre part, la parité a également des répercussions dans la haute fonction publique puisque le «Rapport Le Pors» se fonde sur la parité pour demander «des mesures d'action positive» en faveur des femmes. Selon le rapport, il convient pour ce faire de suivre la «logique paritaire», définie comme «la déclinaison française des actions positives conçues par le droit international et communautaire pour jeter un pont entre l'égalité formelle et substantielle, et tenter au final d'engager un processus de changement débouchant sur des obligations de résultat» (2001 : 70). Il semble donc que dans cette optique la parité puisse être définie comme une mesure d'action positive, avec un objectif d'efficacité et d'égalité de fait et non plus seule- ment comme une nouvelle version de l'égalité formelle.

La traduction de la revendication paritaire par le système politique ins- titutionnel, du Conseil constitutionnel au Parlement en passant par le Conseil d'État, a donc vidé celle-ci d'une partie de son contenu. Comme le note Jane Jenson : « Nous voyons ici les limites institutionnelles d'une poli- tique de changement par la réforme des lois électorales. Ceux pour qui tout changement est le plus risqué sont ceux qui doivent voter la loi» (2001 : 84). Cette limite n'est pas nouvelle dans l'histoire du féminisme et est même récurrente : les demandes pour l'égalité formelle entre les sexes ont tou- jours plus de chances d'être acceptées que celles qui remettent en cause les «rôles de sexes» qui sont au fondement de la division sexuée du travail (Allwood et Wadia, 2000 : 18), et c'est bien ce qui s'est passé avec la parité. Mais la lutte sur le sens de ce terme n'est pas achevée. Si, dans bien des cas la parité ne remet pas fondamentalement en cause le principe d'égalité for- melle (qui se borne à énoncer que l'on traite de manière identique tou-te-s les individu-e-s quelles que soient leurs caractéristiques sociales), elle est parfois définie, comme c'est le cas pour la haute fonction publique, comme un outil plus subversif. Autrement dit, elle peut ouvrir la voie à des poli- tiques d'action et de discrimination positives qui se donnent pour objectif la non-discrimination, et posent dès lors un objectif d'égalité réelle (où l'égalité des individu-e-s se mesure à leur position concrète dans les rap- ports de pouvoir).

De la justification à la pratique politique locale: la neutralisation du genre

Alors que les conseils municipaux des villes de plus de 3500 habi- tant-e-s sont les instances représentatives qui se sont le plus féminisées à la suite de la parité, qu'en est-il de la parité dans les pratiques politiques ? La façon dont la parité a été définie, eadrée, par la politique institutionnelle

42. Il s'agit des élections prud'homales, des élec- tions du comité d'entreprise et des délégué-e-s du personnel. Cf. Titre Ier, chapitre II, articles 12 et 16 de la loi «Génisson».

43. Titre II, articles 24 et 28 de la loi «Génisson».

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contraint-elle les pratiques des élu-e-s politiques locaux et locales? A-t-elle des implications en termes d'enjeux féministes, de prise en compte du genre dans les politiques publiques locales? La justification de la parité au nom d'une différence des sexes qu'il faudrait représenter dans l'espace politique peut-elle être utilisée comme un levier pour mettre en œuvre des politiques d'égalité? Il s'agit donc ici de s'intéresser au lien entre les répertoires culturels (Swidler, 2000) - les argumentaires - qui ont cadré la réforme et les implications pratiques de celle-ci.

Le premier constat qui peut être fait44 est que la parité n'a pas boule- versé les pratiques politiques locales, loin s'en faut. Sur les questions des horaires de la vie politique et de l'articulation avec la vie familiale et pri- vée, l'absence de débat national a pour conséquence que ces questions ne sont pas posées au niveau local ou dans les partis, et que les femmes nou- vellement élues ne se sentent pas légitimées pour les poser. Rares sont donc les villes françaises où une réflexion a été engagée45.

De plus, la parité n'a pas, pour l'instant du moins, entraîné de réflexion sur des politiques d'égalité ou sur l'intégration du genre dans les politiques publiques existantes. Quand on demande aux élu-e-s s'ils ou elles envisagent de mettre en place des politiques ciblant les femmes, ou en leur faveur, la première réaction est bien souvent la surprise - pour- quoi les femmes auraient-elles besoin de politiques spécifiques - puis la rhétorique de l'universalisme républicain et de l'intérêt général réapparaît pour arguer qu'il ne faut pas faire de catégories dans la population et que les politiques municipales doivent bénéficier au plus grand nombre, et pas seulement aux femmes. Seules des villes qui avaient déjà une réflexion sur l'égalité femmes-hommes, comme Rennes par exemple, en raison d'un fort mouvement associatif féministe et de relais au sein du Conseil muni- cipal, continuent, avec la parité, de poursuivre leurs efforts (expérimenta- tion de «bureaux des temps», projet européen EQUAL, etc.). Paris fait exception dans le sens où la parité est présentée comme non seulement numérique, mais aussi qualitative, le maire ayant pour ambition de mon- trer qu'avec l'arrivée de femmes aux postes de décision les besoins des femmes parisiennes seront mieux pris en compte46. Cette ligne politique étant très récente, elle est difficile à évaluer, néanmoins les efforts qui ont pu être entamés dans ce sens pour la politique de sécurité sont loin d'être convaincants (Lieber, 2003).

Enfin, dans les rares cas où des politiques qui seraient favorables aux femmes sont envisagées par les élu-e-s, c'est sous l'angle de la famille ou

44. Nous nous appuyons ici tout particulièrement sur l'enquête à laquelle nous avons participé, diri- gée par Jacqueline Heinen: «Genre et gestion locale du changement dans 7 pays de l'Union européenne», et réalisée pour la DG12 de la Com- mission européenne. Le corpus français porte sur

10 villes moyennes et grandes et comprend (n = 80) des entretiens avec des élu-e-s locaux et locales, des personnels administratifs et associatifs. 45. La ville de Rennes est une exception notable. 46. Discours du maire de Paris devant les élues de la majorité, 3 mars 2003.

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de la petite enfance, or cette orientation n'est pas dénuée d'ambiguïté. Si elle peut être favorable aux femmes quand les structures d'accueil pour les enfants en bas âge sont déficientes, ces politiques tendent néanmoins, en France, à remettre en cause le modèle égalitaire des rapports hommes- femmes et à assigner aux femmes un rôle traditionnel (Jenson et Sineau, 1998).

Aussi le discours des élu-e-s présente de nombreux paradoxes sur le plan local, le plus saillant étant que la différence des sexes est considérée comme pertinente quand il s'agit de parler de la représentation politique et de la parité, mais neutralisée, rendue caduque quand la question de l'ac- tion politique est abordée. Deux remarques peuvent être déduites de ce paradoxe. D'une part le débat sur la parité, et en particulier dans l'arène parlementaire, a eu tendance à présenter la différence des sexes comme un fait de nature, et à laisser de côté la question des inégalités socialement construites, ce qui se traduit par une absence de réflexion sur ce thème dans les politiques locales. D'autre part, si les élues peuvent utiliser la rhé- torique paritaire pour légitimer leur présence en politique, en se présentant comme «complémentaires» aux hommes, elles ne peuvent pas l'utiliser pour défendre les intérêts - produits par les mécanismes de discrimina- tion - qui pourraient être propres aux femmes.

Conclusion Alors que la revendication paritaire a émergé au moment où les poli-

tiques de discrimination positive en faveur des femmes se développaient au niveau international et européen, la nécessité de l'adapter au contexte politique français des années 90, et de la faire adopter sur la scène parle- mentaire, l'a redéfinie dans un sens spécifique : celui d'une représentation symbolique de la différence des sexes. Ce qui aurait pu être un levier pour penser la discrimination indirecte subie par les femmes dans le monde politique, mais aussi économique et social, et un instrument pour la contrer grâce à des politiques de discrimination positive tendant à faire advenir une égalité réelle, est devenu un instrument à peine plus ambi- tieux que le traditionnel principe d'égalité formelle, et qui s'est trouvé limité au domaine politique. Le sens donné à la réforme, les valeurs qui ont été convoquées pour la légitimer et la rendre acceptable ont donc contraint son application. Toutefois, les devenirs politiques de la parité ne sont pas fixés une fois pour toutes, et comme toutes les revendications féministes qui ont lutté pour l'obtention de droits, la parité est porteuse de changements, car, comme l'écrit Joan Scott: «C'est parce qu'ils nous autorisent à imaginer [...] un ordre social et une vie politique différents, [...] que les droits sont efficaces» (1999 : 216). Autrement dit, ce n'est pas la possession, mais l'aspiration qui donne aux droits leur force, et de ce point de vue la parité permet peut-être aujourd'hui de formuler de nou- velles aspirations, de nouveaux enjeux politiques, de nouveaux change- ments à venir. ■

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