6543
Marcel Proust À la recherche du temps perdu I Du côté de chez Swann (Première partie) BeQ

A La Recherche Du Temps Perdu

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Marcel ProustObra cumbre de la literatura francesa

Citation preview

  • Marcel Proust

    la recherche du temps perdu

    I

    Du ct de chez Swann(Premire partie)

    BeQ

  • Marcel Proust(1871-1922)

    la recherche du temps perduI

    Du ct de chez Swann(Premire partie)

    La Bibliothque lectronique du QubecCollection tous les ventsVolume 315 : version 1.5

    2

  • Cette dition numrise reprend le texte de ldition Gallimard, Paris, 1946-47, en 15 volumes :

    1. Du ct de chez Swann. Premire partie.2. Du ct de chez Swann. Deuxime partie.3. lombre des jeunes filles en fleurs. Premire partie.4. lombre des jeunes filles en fleurs. Deuxime partie.5. lombre des jeunes filles en fleurs. Troisime partie.6. Le ct de Guermantes. Premire partie.7. Le ct de Guermantes. Deuxime partie.8. Le ct de Guermantes. Troisime partie.9. Sodome et Gomorrhe. Premire partie.10. Sodome et Gomorrhe. Deuxime partie.11. La Prisonnire. Premire partie.12. La Prisonnire. Deuxime partie.13. Albertine disparue.14. Le temps retrouv. Premire partie.15. Le temps retrouv. Deuxime partie.

    3

  • Du ct de chez Swann

    4

  • MONSIEUR GASTON CALMETTE

    Comme un tmoignage de profonde et affectueuse reconnaissance.

    Marcel Proust.

    5

  • Premire partie

    Combray

    6

  • I

    Longtemps, je me suis couch de bonne heure. Parfois, peine ma bougie teinte, mes yeux se fermaient si vite que je navais pas le temps de me dire : Je mendors. Et, une demi-heure aprs, la pense quil tait temps de chercher le sommeil mveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumire ; je navais pas cess en dormant de faire des rflexions sur ce que je venais de lire, mais ces rflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que jtais moi-mme ce dont parlait louvrage : une glise, un quatuor, la rivalit de Franois Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes mon rveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des cailles sur mes yeux et les empchait de se rendre compte que le bougeoir ntait plus allum. Puis elle commenait me devenir inintelligible, comme

    7

  • aprs la mtempsycose les penses dune existence antrieure ; le sujet du livre se dtachait de moi, jtais libre de my appliquer ou non ; aussitt je recouvrais la vue et jtais bien tonn de trouver autour de moi une obscurit, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-tre plus encore pour mon esprit, qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incomprhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait tre ; jentendais le sifflement des trains qui, plus ou moins loign, comme le chant dun oiseau dans une fort, relevant les distances, me dcrivait ltendue de la campagne dserte o le voyageur se hte vers la station prochaine ; et le petit chemin quil suit va tre grav dans son souvenir par lexcitation quil doit des lieux nouveaux, des actes inaccoutums, la causerie rcente et aux adieux sous la lampe trangre qui le suivent encore dans le silence de la nuit, la douceur prochaine du retour.

    Jappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de loreiller qui, pleines et fraches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais

    8

  • une allumette pour regarder ma montre. Bientt minuit. Cest linstant o le malade, qui a t oblig de partir en voyage et a d coucher dans un htel inconnu, rveill par une crise, se rjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur ! cest dj le matin ! Dans un moment les domestiques seront levs, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. Lesprance dtre soulag lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis sloignent. Et la raie de jour qui tait sous sa porte a disparu. Cest minuit ; on vient dteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit souffrir sans remde.

    Je me rendormais, et parfois je navais plus que de courts rveils dun instant, le temps dentendre les craquements organiques des boiseries, douvrir les yeux pour fixer le kalidoscope de lobscurit, de goter grce une lueur momentane de conscience le sommeil o taient plongs les meubles, la chambre, le tout dont je ntais quune petite partie et linsensibilit duquel je retournais vite munir.

    9

  • Ou bien en dormant javais rejoint sans effort un ge jamais rvolu de ma vie primitive, retrouv telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirt par mes boucles et quavait dissipe le jour date pour moi dune re nouvelle o on les avait coupes. Javais oubli cet vnement pendant mon sommeil, jen retrouvais le souvenir aussitt que javais russi mveiller pour chapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de prcaution jentourais compltement ma tte de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rves.

    Quelquefois, comme ve naquit dune cte dAdam, une femme naissait pendant mon sommeil dune fausse position de ma cuisse. Forme du plaisir que jtais sur le point de goter, je mimaginais que ctait elle qui me loffrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait sy rejoindre, je mveillais. Le reste des humains mapparaissait comme bien lointain auprs de cette femme que javais quitte, il y avait quelques moments peine ; ma joue tait chaude encore de son baiser, mon corps courbatur par le poids de sa taille. Si,

    10

  • comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits dune femme que javais connue dans la vie, jallais me donner tout entier ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cit dsire et simaginent quon peut goter dans une ralit le charme du songe. Peu peu son souvenir svanouissait, javais oubli la fille de mon rve.

    Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, lordre des annes et des mondes. Il les consulte dinstinct en sveillant, et y lit en une seconde le point de la terre quil occupe, le temps qui sest coul jusqu son rveil ; mais leurs rangs peuvent se mler, se rompre. Que vers le matin aprs quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop diffrente de celle o il dort habituellement, il suffit de son bras soulev pour arrter et faire reculer le soleil, et la premire minute de son rveil, il ne saura plus lheure, il estimera quil vient peine de se coucher. Que sil sassoupit dans une position encore plus dplace et divergente, par exemple aprs dner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement

    11

  • sera complet dans les mondes dsorbits, le fauteuil magique le fera voyager toute vitesse dans le temps et dans lespace, et au moment douvrir les paupires, il se croira couch quelques mois plus tt dans une autre contre. Mais il suffisait que, dans mon lit mme, mon sommeil ft profond et dtendt entirement mon esprit ; alors celui-ci lchait le plan du lieu o je mtais endormi, et quand je mveillais au milieu de la nuit, comme jignorais o je me trouvais, je ne savais mme pas au premier instant qui jtais ; javais seulement dans sa simplicit premire le sentiment de lexistence comme il peut frmir au fond dun animal ; jtais plus dnu que lhomme des cavernes ; mais alors le souvenir non encore du lieu o jtais, mais de quelques-uns de ceux que javais habits et o jaurais pu tre venait moi comme un secours den haut pour me tirer du nant do je naurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des sicles de civilisation, et limage confusment entrevue de lampes ptrole, puis de chemises col rabattu, recomposait peu peu les traits originaux de mon

    12

  • moi.Peut-tre limmobilit des choses autour de

    nous leur est-elle impose par notre certitude que ce sont elles et non pas dautres, par limmobilit de notre pense en face delles. Toujours est-il que, quand je me rveillais ainsi, mon esprit sagitant pour chercher, sans y russir, savoir o jtais, tout tournait autour de moi dans lobscurit, les choses, les pays, les annes. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, daprs la forme de sa fatigue, reprer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure o il se trouvait. Sa mmoire, la mmoire de ses ctes, de ses genoux, de ses paules, lui prsentait successivement plusieurs des chambres o il avait dormi, tandis quautour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pice imagine, tourbillonnaient dans les tnbres. Et avant mme que ma pense, qui hsitait au seuil des temps et des formes, et identifi le logis en rapprochant les circonstances, lui, mon corps, se rappelait pour chacun le genre du lit, la place

    13

  • des portes, la prise de jour des fentres, lexistence dun couloir, avec la pense que javais en my endormant et que je retrouvais au rveil. Mon ct ankylos, cherchant deviner son orientation, simaginait, par exemple, allong face au mur dans un grand lit baldaquin, et aussitt je me disais : Tiens, jai fini par mendormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir , jtais la campagne chez mon grand-pre, mort depuis bien des annes ; et mon corps, le ct sur lequel je me reposais, gardiens fidles dun pass que mon esprit naurait jamais d oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohme, en forme durne, suspendue au plafond par des chanettes, la chemine en marbre de Sienne, dans ma chambre coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains quen ce moment je me figurais actuels sans me les reprsenter exactement, et que je reverrais mieux tout lheure quand je serais tout fait veill.

    Puis renaissait le souvenir dune nouvelle attitude ; le mur filait dans une autre direction : jtais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup,

    14

  • la campagne. Mon Dieu ! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dner ! Jaurai trop prolong la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup, avant dendosser mon habit. Car bien des annes ont pass depuis Combray, o, dans nos retours les plus tardifs, ctait les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fentre. Cest un autre genre de vie quon mne Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve ne sortir qu la nuit, suivre au clair de lune ces chemins o je jouais jadis au soleil ; et la chambre o je me serai endormi au lieu de mhabiller pour le dner, de loin je laperois, quand nous rentrons, traverse par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.

    Ces vocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes ; souvent, ma brve incertitude du lieu o je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle tait faite, que nous nisolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le

    15

  • kintoscope. Mais javais revu tantt lune, tantt lautre, des chambres que javais habites dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rveries qui suivaient mon rveil ; chambres dhiver o quand on est couch, on se blottit la tte dans un nid quon se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de loreiller, le haut des couvertures, un bout de chle, le bord du lit, et un numro des Dbats roses, quon finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en sy appuyant indfiniment ; o, par un temps glacial, le plaisir quon gote est de se sentir spar du dehors (comme lhirondelle de mer qui a son nid au fond dun souterrain dans la chaleur de la terre), et o, le feu tant entretenu toute la nuit dans la chemine, on dort dans un grand manteau dair chaud et fumeux, travers des lueurs des tisons qui se rallument, sorte dimpalpable alcve, de chaude caverne creuse au sein de la chambre mme, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, are de souffles qui nous rafrachissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fentre ou loignes du

    16

  • foyer et qui se sont refroidies ; chambres dt o lon aime tre uni la nuit tide, o le clair de lune appuy aux volets entrouverts, jette jusquau pied du lit son chelle enchante, o on dort presque en plein air, comme la msange balance par la brise la pointe dun rayon ; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que mme le premier soir je ny avais pas t trop malheureux, et o les colonnettes qui soutenaient lgrement le plafond scartaient avec tant de grce pour montrer et rserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si leve de plafond, creuse en forme de pyramide dans la hauteur de deux tages et partiellement revtue dacajou, o, ds la premire seconde, javais t intoxiqu moralement par lodeur inconnue du vtiver, convaincu de lhostilit des rideaux violets et de linsolente indiffrence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je neusse pas t l ; o une trange et impitoyable glace pieds quadrangulaires barrant obliquement un des angles de la pice se creusait vif dans la douce plnitude de mon champ visuel accoutum un emplacement qui ny tait pas prvu ; o ma

    17

  • pense, sefforant pendant des heures de se disloquer, de stirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver remplir jusquen haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que jtais tendu dans mon lit, les yeux levs, loreille anxieuse, la narine rtive, le cur battant ; jusqu ce que lhabitude et chang la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseign la piti la glace oblique et cruelle, dissimul, sinon chass compltement, lodeur du vtiver et notablement diminu la hauteur apparente du plafond. Lhabitude ! amnageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgr tout il est bien heureux de trouver, car sans lhabitude et rduit ses seuls moyens, il serait impuissant nous rendre un logis habitable.

    Certes, jtais bien veill maintenant : mon corps avait vir une dernire fois et le bon ange de la certitude avait tout arrt autour de moi, mavait couch sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement leur

    18

  • place dans lobscurit ma commode, mon bureau, ma chemine, la fentre sur la rue et les deux portes. Mais javais beau savoir que je ntais pas dans les demeures dont lignorance du rveil mavait en un instant sinon prsent limage distincte, du moins fait croire la prsence possible, le branle tait donn ma mmoire ; gnralement je ne cherchais pas me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit me rappeler notre vie dautrefois, Combray chez ma grandtante, Balbec, Paris, Doncires, Venise, ailleurs encore, me rappeler les lieux, les personnes que jy avais connues, ce que javais vu delles, ce quon men avait racont.

    Combray, tous les jours ds la fin de laprs-midi, longtemps avant le moment o il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mre et de ma grandmre, ma chambre coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes proccupations. On avait bien invent, pour me distraire les soirs o on me trouvait lair trop malheureux, de me donner une

    19

  • lanterne magique, dont, en attendant lheure du dner, on coiffait ma lampe ; et, linstar des premiers architectes et matres verriers de lge gothique, elle substituait lopacit des murs dimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, o des lgendes taient dpeintes comme dans un vitrail vacillant et momentan. Mais ma tristesse nen tait quaccrue, parce que rien que le changement dclairage dtruisait lhabitude que javais de ma chambre et grce quoi, sauf le supplice du coucher, elle mtait devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et jy tais inquiet, comme dans une chambre dhtel ou de chalet , o je fusse arriv pour la premire fois en descendant de chemin de fer.

    Au pas saccad de son cheval, Golo, plein dun affreux dessein, sortait de la petite fort triangulaire qui veloutait dun vert sombre la pente dune colline, et savanait en tressautant vers le chteau de la pauvre Genevive de Brabant. Ce chteau tait coup selon une ligne courbe qui ntait gure que la limite dun des ovales de verre mnags dans le chssis quon

    20

  • glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce ntait quun pan de chteau, et il avait devant lui une lande o rvait Genevive qui portait une ceinture bleue. Le chteau et la lande taient jaunes, et je navais pas attendu de les voir pour connatre leur couleur, car, avant les verres du chssis, la sonorit mordore du nom de Brabant me lavait montre avec vidence. Golo sarrtait un instant pour couter avec tristesse le boniment lu haute voix par ma grandtante et quil avait lair de comprendre parfaitement, conformant son attitude, avec une docilit qui nexcluait pas une certaine majest, aux indications du texte ; puis il sloignait du mme pas saccad. Et rien ne pouvait arrter sa lente chevauche. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait savancer sur les rideaux de la fentre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-mme, dune essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, sarrangeait de tout obstacle matriel, de tout objet gnant quil rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intrieur, ft-ce le bouton de la porte sur lequel

    21

  • sadaptait aussitt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure ple toujours aussi noble et aussi mlancolique, mais qui ne laissait paratre aucun trouble de cette transvertbration.

    Certes je leur trouvais du charme ces brillantes projections qui semblaient maner dun pass mrovingien et promenaient autour de moi des reflets dhistoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystre et de la beaut dans une chambre que javais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention elle qu lui-mme. Linfluence anesthsiante de lhabitude ayant cess, je me mettais penser, sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui diffrait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci quil semblait ouvrir tout seul, sans que jeusse besoin de le tourner, tant le maniement men tait devenu inconscient, le voil qui servait maintenant de corps astral Golo. Et ds quon sonnait le dner, javais hte de courir la salle manger, o la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui

    22

  • connaissait mes parents et le buf la casserole, donnait sa lumire de tous les soirs, et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Genevive de Brabant me rendaient plus chre, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.

    Aprs le dner, hlas, jtais bientt oblig de quitter maman qui restait causer avec les autres, au jardin sil faisait beau, dans le petit salon o tout le monde se retirait sil faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grandmre qui trouvait que cest une piti de rester enferm la campagne et qui avait dincessantes discussions avec mon pre, les jours de trop grande pluie, parce quil menvoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. Ce nest pas comme cela que vous le rendrez robuste et nergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volont. Mon pre haussait les paules et il examinait le baromtre, car il aimait la mtorologie, pendant que ma mre, vitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri,

    23

  • mais pas trop fixement pour ne pas chercher percer le mystre de ses supriorits. Mais ma grandmre, elle, par tous les temps, mme quand la pluie faisait rage et que Franoise avait prcipitamment rentr les prcieux fauteuils dosier de peur quils ne fussent mouills, on la voyait dans le jardin vide et fouett par laverse, relevant ses mches dsordonnes et grises pour que son front simbibt mieux de la salubrit du vent et de la pluie. Elle disait : Enfin, on respire ! et parcourait les alles dtrempes trop symtriquement alignes son gr par le nouveau jardinier dpourvu du sentiment de la nature et auquel mon pre avait demand depuis le matin si le temps sarrangerait de son petit pas enthousiaste et saccad, rgl sur les mouvements divers quexcitaient dans son me livresse de lorage, la puissance de lhygine, la stupidit de mon ducation et la symtrie des jardins, plutt que sur le dsir inconnu delle dviter sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu une hauteur qui tait toujours pour sa femme de chambre un dsespoir et un problme.

    24

  • Quand ces tours de jardin de ma grandmre avaient lieu aprs dner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : ctait, un des moments o la rvolution de sa promenade la ramenait priodiquement, comme un insecte, en face des lumires du petit salon o les liqueurs taient servies sur la table jeu si ma grandtante lui criait : Bathilde ! viens donc empcher ton mari de boire du cognac ! Pour la taquiner, en effet (elle avait apport dans la famille de mon pre un esprit si diffrent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs taient dfendues mon grand-pre, ma grandtante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grandmre entrait, priait ardemment son mari de ne pas goter au cognac ; il se fchait, buvait tout de mme sa gorge, et ma grandmre repartait, triste, dcourage, souriante pourtant, car elle tait si humble de cur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas quelle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire o, contrairement ce quon voit dans le visage de beaucoup

    25

  • dhumains, il ny avait dironie que pour elle-mme, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux quelle chrissait sans les caresser passionnment du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grandtante, le spectacle des vaines prires de ma grandmre et de sa faiblesse, vaincue davance, essayant inutilement dter mon grand-pre le verre liqueur, ctait de ces choses la vue desquelles on shabitue plus tard jusqu les considrer en riant et prendre le parti du perscuteur assez rsolument et gaiement pour se persuader soi-mme quil ne sagit pas de perscution ; elles me causaient alors une telle horreur, que jaurais aim battre ma grandtante. Mais ds que jentendais : Bathilde, viens donc empcher ton mari de boire du cognac ! dj homme par la lchet, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison ct de la salle dtudes, sous les toits, dans une petite pice sentant liris, et que parfumait aussi un cassis sauvage pouss au

    26

  • dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fentre entrouverte. Destine un usage plus spcial et plus vulgaire, cette pice, do lon voyait pendant le jour jusquau donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce quelle tait la seule quil me ft permis de fermer clef, toutes celles de mes occupations qui rclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rverie, les larmes et la volupt. Hlas ! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits carts de rgime de son mari, mon manque de volont, ma sant dlicate, lincertitude quils projetaient sur mon avenir, proccupaient ma grandmre, au cours de ces dambulations incessantes, de laprs-midi et du soir, o on voyait passer et repasser, obliquement lev vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnes, devenues au retour de lge presque mauves comme les labours lautomne, barres, si elle sortait, par une voilette demi releve, et sur lesquelles, amen l par le froid ou quelque triste pense, tait toujours en train de scher un pleur involontaire.

    27

  • Ma seule consolation, quand je montais me coucher, tait que maman viendrait membrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment o je lentendais monter, puis o passait dans le couloir double porte le bruit lger de sa robe de jardin en mousseline bleue, laquelle pendaient de petits cordons de paille tresse, tait pour moi un moment douloureux. Il annonait celui qui allait le suivre, o elle maurait quitt, o elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que jaimais tant, jen arrivais souhaiter quil vnt le plus tard possible, ce que se prolonget le temps de rpit o maman ntait pas encore venue. Quelquefois quand, aprs mavoir embrass, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire embrasse-moi une fois encore , mais je savais quaussitt elle aurait son visage fch, car la concession quelle faisait ma tristesse et mon agitation en montant membrasser, en mapportant ce baiser de paix, agaait mon pre qui trouvait ces rites absurdes, et elle et voulu tcher de men faire perdre le besoin, lhabitude,

    28

  • bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle tait dj sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fche dtruisait tout le calme quelle mavait apport un instant avant, quand elle avait pench vers mon lit sa figure aimante, et me lavait tendue comme une hostie pour une communion de paix o mes lvres puiseraient sa prsence relle et le pouvoir de mendormir. Mais ces soirs-l, o maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, taient doux encore en comparaison de ceux o il y avait du monde dner et o, cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement M. Swann, qui, en dehors de quelques trangers de passage, tait peu prs la seule personne qui vnt chez nous Combray, quelquefois pour dner en voisin (plus rarement depuis quil avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois aprs le dner, limproviste. Les soirs o, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui

    29

  • tourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glac, toute personne de la maison qui le dclenchait en entrant sans sonner , mais le double tintement timide, ovale et dor de la clochette pour les trangers, tout le monde aussitt se demandait : Une visite, qui cela peut-il tre ? mais on savait bien que cela ne pouvait tre que M. Swann ; ma grandtante parlant haute voix, pour prcher dexemple, sur un ton quelle sefforait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien nest plus dsobligeant pour une personne qui arrive et qui cela fait croire quon est en train de dire des choses quelle ne doit pas entendre ; et on envoyait en claireur ma grandmre, toujours heureuse davoir un prtexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mre qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.

    Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grandmre allait nous apporter de

    30

  • lennemi, comme si on et pu hsiter entre un grand nombre possible dassaillants, et bientt aprs mon grand-pre disait : Je reconnais la voix de Swann. On ne le reconnaissait en effet qu la voix, on distinguait mal son visage au nez busqu, aux yeux verts, sous un haut front entour de cheveux blonds presque roux, coiffs la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumire possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et jallais, sans en avoir lair, dire quon apportt les sirops ; ma grandmre attachait beaucoup dimportance, trouvant cela plus aimable, ce quils neussent pas lair de figurer dune faon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, tait trs li avec mon grand-pre qui avait t un des meilleurs amis de son pre, homme excellent mais singulier, chez qui, parat-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les lans du cur, changer le cours de la pense. Jentendais plusieurs fois par an mon grand-pre raconter table des anecdotes toujours les mmes sur lattitude quavait eue M. Swann le pre, la mort de sa femme quil avait

    31

  • veille jour et nuit. Mon grand-pre qui ne lavait pas vu depuis longtemps tait accouru auprs de lui dans la proprit que les Swann possdaient aux environs de Combray, et avait russi, pour quil nassistt pas la mise en bire, lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc o il y avait un peu de soleil. Tout dun coup, M. Swann prenant mon grand-pre par le bras, stait cri : Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas a joli tous ces arbres, ces aubpines et mon tang dont vous ne mavez jamais flicit ? Vous avez lair comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de mme, mon cher Amde ! Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqu de chercher comment il avait pu un pareil moment se laisser aller un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui tait familier chaque fois quune question ardue se prsentait son esprit, de passer la main sur son front, dessuyer ses yeux et les verres de son

    32

  • lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux annes quil lui survcut, il disait mon grand-pre : Cest drle, je pense trs souvent ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup la fois. Souvent, mais peu la fois, comme le pauvre pre Swann , tait devenu une des phrases favorites de mon grand-pre qui la prononait propos des choses les plus diffrentes. Il maurait paru que ce pre de Swann tait un monstre, si mon grand-pre que je considrais comme meilleur juge et dont la sentence, faisant jurisprudence pour moi, ma souvent servi dans la suite absoudre des fautes que jaurais t enclin condamner, ne stait rcri : Mais comment ? ctait un cur dor !

    Pendant bien des annes, o pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir Combray, ma grandtante et mes grands-parents ne souponnrent pas quil ne vivait plus du tout dans la socit quavait frquente sa famille et que sous lespce dincognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hbergeaient avec la parfaite

    33

  • innocence dhonntes hteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un clbre brigand un des membres les plus lgants du Jockey-Club, ami prfr du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choys de la haute socit du faubourg Saint-Germain.

    Lignorance o nous tions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait videmment en partie la rserve et la discrtion de son caractre, mais aussi ce que les bourgeois dalors se faisaient de la socit une ide un peu hindoue et la considraient comme compose de castes fermes o chacun, ds sa naissance, se trouvait plac dans le rang quoccupaient ses parents, et do rien, moins des hasards dune carrire exceptionnelle ou dun mariage inespr, ne pouvait vous tirer pour vous faire pntrer dans une caste suprieure. M. Swann, le pre, tait agent de change ; le fils Swann se trouvait faire partie pour toute sa vie dune caste o les fortunes, comme dans une catgorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient t les frquentations de son pre, on savait donc quelles

    34

  • taient les siennes, avec quelles personnes il tait en situation de frayer. Sil en connaissait dautres, ctaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme taient mes parents, fermaient dautant plus bienveillamment les yeux quil continuait, depuis quil tait orphelin, venir trs fidlement nous voir ; mais il y avait fort parier que ces gens inconnus de nous quil voyait, taient de ceux quil naurait pas os saluer si, tant avec nous, il les avait rencontrs. Si lon avait voulu toute force appliquer Swann un coefficient social qui lui ft personnel, entre les autres fils dagents de situation gale celle de ses parents, ce coefficient et t pour lui un peu infrieur parce que, trs simple de faons et ayant toujours eu une toquade dobjets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil htel o il entassait ses collections et que ma grandmre rvait de visiter, mais qui tait situ quai dOrlans, quartier que ma grandtante trouvait infamant dhabiter. tes-vous seulement connaisseur ? Je vous demande cela dans votre intrt, parce que vous devez vous faire repasser

    35

  • des crotes par les marchands , lui disait ma grandtante ; elle ne lui supposait en effet aucune comptence et navait pas haute ide, mme au point de vue intellectuel, dun homme qui dans la conversation, vitait les sujets srieux et montrait une prcision fort prosaque, non seulement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres dtails, des recettes de cuisine, mais mme quand les surs de ma grandmre parlaient de sujets artistiques. Provoqu par elles donner son avis, exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presque dsobligeant, et se rattrapait en revanche sil pouvait fournir sur le muse o il se trouvait, sur la date o il avait t peint, un renseignement matriel. Mais dhabitude il se contentait de chercher nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinire, avec notre cocher. Certes ces rcits faisaient rire ma grandtante, mais sans quelle distingut bien si ctait cause du rle ridicule que sy donnait toujours Swann ou de

    36

  • lesprit quil mettait les conter : On peut dire que vous tes un vrai type, monsieur Swann ! Comme elle tait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux trangers, quand on parlait de Swann, quil aurait pu, sil avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de lOpra, quil tait le fils de M. Swann qui avait d lui laisser quatre ou cinq millions, mais que ctait sa fantaisie. Fantaisie quelle jugeait du reste devoir tre si divertissante pour les autres, qu Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons glacs, elle ne manquait pas, sil y avait du monde, de lui dire : Eh bien ! M. Swann, vous habitez toujours prs de lEntrept des vins, pour tre sr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon ? Et elle regardait du coin de lil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.

    Mais si lon avait dit ma grandmre que ce Swann qui en tant que fils Swann tait parfaitement qualifi pour tre reu par toute la belle bourgeoisie , par les notaires ou les avous les plus estims de Paris (privilge quil

    37

  • semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute diffrente ; quen sortant de chez nous, Paris, aprs nous avoir dit quil rentrait se coucher, il rebroussait chemin peine la rue tourne et se rendait dans tel salon que jamais lil daucun agent ou associ dagent ne contempla, cela et paru aussi extraordinaire ma tante quaurait pu ltre pour une dame plus lettre la pense dtre personnellement lie avec Ariste dont elle aurait compris quil allait, aprs avoir caus avec elle, plonger au sein des royaumes de Thtis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels, et o Virgile nous le montre reu bras ouverts ; ou, pour sen tenir une image qui avait plus de chance de lui venir lesprit, car elle lavait vue peinte sur nos assiettes petits fours de Combray, davoir eu dner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pntrera dans la caverne, blouissante de trsors insouponns.

    Un jour quil tait venu nous voir Paris, aprs dner, en sexcusant dtre en habit, Franoise ayant, aprs son dpart, dit tenir du cocher quil avait dn chez une princesse ,

    38

  • Oui, chez une princesse du demi-monde ! avait rpondu ma tante en haussant les paules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.

    Aussi, ma grandtante en usait-elle cavalirement avec lui. Comme elle croyait quil devait tre flatt par nos invitations, elle trouvait tout naturel quil ne vnt pas nous voir lt sans avoir la main un panier de pches ou de framboises de son jardin, et que de chacun de ses voyages dItalie il met rapport des photographies de chefs-duvre.

    On ne se gnait gure pour lenvoyer qurir ds quon avait besoin dune recette de sauce gribiche ou de salade lananas pour de grands dners o on ne linvitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour quon pt le servir des trangers qui venaient pour la premire fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France : des gens que nous ne connatrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, nest-ce pas , disait ma grandtante Swann qui avait peut-tre dans sa poche une lettre de Twickenham ; elle lui faisait pousser le

    39

  • piano et tourner les pages les soirs o la sur de ma grandmre chantait, ayant, pour manier cet tre ailleurs si recherch, la nave brusquerie dun enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de prcautions quavec un objet bon march. Sans doute le Swann que connurent la mme poque tant de clubmen tait bien diffrent de celui que crait ma grandtante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, aprs quavaient retenti les deux coups hsitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce quelle savait sur la famille Swann lobscur et incertain personnage qui se dtachait, suivi de ma grandmre, sur un fond de tnbres, et quon reconnaissait la voix. Mais mme au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matriellement constitu, identique pour tout le monde et dont chacun na qu aller prendre connaissance comme dun cahier des charges ou dun testament ; notre personnalit sociale est une cration de la pense des autres. Mme lacte si simple que nous appelons voir une personne que nous connaissons est en partie un acte intellectuel.

    40

  • Nous remplissons lapparence physique de ltre que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans laspect total que nous nous reprsentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhrence si exacte la ligne du nez, elles se mlent si bien de nuancer la sonorit de la voix comme si celle-ci ntait quune transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous coutons. Sans doute, dans le Swann quils staient constitu, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularits de sa vie mondaine qui taient cause que dautres personnes, quand elles taient en sa prsence, voyaient les lgances rgner dans son visage et sarrter son nez busqu comme leur frontire naturelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage dsaffect de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dprcis, le vague et doux rsidu mi-mmoire, mi-oubli des heures oisives passes

    41

  • ensemble aprs nos dners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. Lenveloppe corporelle de notre ami en avait t si bien bourre, ainsi que de quelques souvenirs relatifs ses parents, que ce Swann-l tait devenu un tre complet et vivant, et que jai limpression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand, dans ma mmoire, du Swann que jai connu plus tard avec exactitude, je passe ce premier Swann ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui dailleurs ressemble moins lautre quaux personnes que jai connues la mme poque, comme sil en tait de notre vie ainsi que dun muse o tous les portraits dun mme temps ont un air de famille, une mme tonalit ce premier Swann rempli de loisir, parfum par lodeur du grand marronnier, des paniers de framboises et dun brin destragon.

    Pourtant un jour que ma grandmre tait alle demander un service une dame quelle avait connue au Sacr-Cur (et avec laquelle, cause

    42

  • de notre conception des castes, elle navait pas voulu rester en relations, malgr une sympathie rciproque), la marquise de Villeparisis, de la clbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes . Ma grandmre tait revenue de sa visite enthousiasme par la maison qui donnait sur des jardins et o Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle tait entre demander quon ft un point sa jupe quelle avait dchire dans lescalier. Ma grandmre avait trouv ces gens parfaits, elle dclarait que la petite tait une perle et que le giletier tait lhomme le plus distingu, le mieux quelle et jamais vu. Car pour elle, la distinction tait quelque chose dabsolument indpendant du rang social. Elle sextasiait sur une rponse que le giletier lui avait faite, disant maman : Svign naurait pas mieux dit ! et, en revanche, dun neveu de Mme de Villeparisis quelle avait rencontr chez elle : Ah ! ma fille, comme il est commun !

    43

  • Or le propos relatif Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans lesprit de ma grandtante, mais dy abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considration que, sur la foi de ma grandmre, nous accordions Mme de Villeparisis, lui crt un devoir de ne rien faire qui len rendt moins digne et auquel elle avait manqu en apprenant lexistence de Swann, en permettant des parents elle de le frquenter. Comment ! elle connat Swann ? Pour une personne que tu prtendais parente du marchal de Mac-Mahon ! Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirme par son mariage avec une femme de la pire socit, presque une cocotte que, dailleurs, il ne chercha jamais prsenter, continuant venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais daprs laquelle ils crurent pouvoir juger supposant que ctait l quil lavait prise le milieu, inconnu deux, quil frquentait habituellement.

    Mais une fois, mon grand-pre lut dans son journal que M. Swann tait un des plus fidles habitus des djeuners du dimanche chez le duc

    44

  • de X..., dont le pre et loncle avaient t les hommes dtat les plus en vue du rgne de Louis-Philippe. Or mon grand-pre tait curieux de tous les petits faits qui pouvaient laider entrer par la pense dans la vie prive dhommes comme Mol, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchant dapprendre que Swann frquentait des gens qui les avaient connus. Ma grandtante au contraire interprta cette nouvelle dans un sens dfavorable Swann : quelquun qui choisissait ses frquentations en dehors de la caste o il tait n, en dehors de sa classe sociale, subissait ses yeux un fcheux dclassement. Il lui semblait quon renont dun coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien poss, quavaient honorablement entretenues et engranges pour leurs enfants les familles prvoyantes (ma grandtante avait mme cess de voir le fils dun notaire de nos amis parce quil avait pous une altesse et tait par l descendu pour elle du rang respect de fils de notaire celui dun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garons dcurie, pour qui on raconte

    45

  • que les reines eurent parfois des bonts). Elle blma le projet quavait mon grand-pre dinterroger Swann, le soir prochain o il devait venir dner, sur ces amis que nous lui dcouvrions. Dautre part les deux surs de ma grandmre, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais non son esprit, dclarrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frre pouvait trouver parler de niaiseries pareilles. Ctaient des personnes daspirations leves et qui cause de cela mme taient incapables de sintresser ce quon appelle un potin, et-il mme un intrt historique, et dune faon gnrale tout ce qui ne se rattachait pas directement un objet esthtique ou vertueux. Le dsintressement de leur pense tait tel, lgard de tout ce qui, de prs ou de loin semblait se rattacher la vie mondaine, que leur sens auditif, ayant fini par comprendre son inutilit momentane ds qu dner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur taient chers, mettait alors au repos ses organes rcepteurs et leur laissait subir un

    46

  • vritable commencement datrophie. Si alors mon grand-pre avait besoin dattirer lattention des deux surs, il fallait quil et recours ces avertissements physiques dont usent les mdecins alinistes lgard de certains maniaques de la distraction : coups frapps plusieurs reprises sur un verre avec la lame dun couteau, concidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit quils croient tout le monde un peu fou.

    Elles furent plus intresses quand la veille du jour o Swann devait venir dner, et leur avait personnellement envoy une caisse de vin dAsti, ma tante, tenant un numro du Figaro o ct du nom dun tableau qui tait une Exposition de Corot, il y avait ces mots : de la collection de M. Charles Swann , nous dit : Vous avez vu que Swann a les honneurs du Figaro ? Mais je vous ai toujours dit quil avait beaucoup de got , dit ma grandmre. Naturellement toi, du moment quil sagit dtre

    47

  • dun autre avis que nous , rpondit ma grandtante qui, sachant que ma grandmre ntait jamais du mme avis quelle, et ntant pas bien sre que ce ft elle-mme que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grandmre contre lesquelles elle tchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restmes silencieux. Les surs de ma grandmre ayant manifest lintention de parler Swann de ce mot du Figaro, ma grandtante le leur dconseilla. Chaque fois quelle voyait aux autres un avantage si petit ft-il quelle navait pas, elle se persuadait que ctait non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir les envier. Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait trs dsagrable de voir mon nom imprim tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flatte du tout quon men parlt. Elle ne sentta pas dailleurs persuader les surs de ma grandmre ; car celles-ci par horreur de la vulgarit poussaient si loin lart de dissimuler sous des priphrases ingnieuses une allusion

    48

  • personnelle, quelle passait souvent inaperue de celui mme qui elle sadressait. Quant ma mre, elle ne pensait qu tcher dobtenir de mon pre quil consentt parler Swann non de sa femme, mais de sa fille quil adorait et cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage. Tu pourrais ne lui dire quun mot, lui demander comment elle va. Cela doit tre si cruel pour lui. Mais mon pre se fchait : Mais non ! tu as des ides absurdes. Ce serait ridicule.

    Mais le seul dentre nous pour qui la venue de Swann devint lobjet dune proccupation douloureuse, ce fut moi. Cest que les soirs o des trangers, ou seulement M. Swann, taient l, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dnais avant tout le monde et je venais ensuite masseoir table, jusqu huit heures o il tait convenu que je devais monter ; ce baiser prcieux et fragile que maman me confiait dhabitude dans mon lit au moment de mendormir, il me fallait le transporter de la salle manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me dshabillais, sans que se brist sa douceur, sans

    49

  • que se rpandt et svaport sa vertu volatile et, justement ces soirs-l o jaurais eu besoin de le recevoir avec plus de prcaution, il fallait que je le prisse, que je drobasse brusquement, publiquement, sans mme avoir le temps et la libert desprit ncessaires pour porter ce que je faisais cette attention des maniaques qui sefforcent de ne pas penser autre chose pendant quils ferment une porte, pour pouvoir, quand lincertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment o ils lont ferme. Nous tions tous au jardin quand retentirent les deux coups hsitants de la clochette. On savait que ctait Swann ; nanmoins tout le monde se regarda dun air interrogateur et on envoya ma grandmre en reconnaissance. Pensez le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quil est dlicieux et la caisse est norme , recommanda mon grand-pre ses deux belles-surs. Ne commencez pas chuchoter, dit ma grandtante. Comme cest confortable darriver dans une maison o tout le monde parle bas. Ah ! voil M. Swann. Nous allons lui demander sil

    50

  • croit quil fera beau demain , dit mon pre. Ma mre pensait quun mot delle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de lemmener un peu lcart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me dcider la quitter dun pas en pensant que tout lheure il faudrait que je la laisse dans la salle manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation quelle vnt membrasser. Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sre quelle a dj le got des belles uvres comme son papa. Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la vranda , dit mon grand-pre en sapprochant. Ma mre fut oblige de sinterrompre, mais elle tira de cette contrainte mme une pense dlicate de plus, comme les bons potes que la tyrannie de la rime force trouver leurs plus grandes beauts : Nous reparlerons delle quand nous serons tous les deux, dit-elle mi-voix Swann. Il ny a quune maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sre que la sienne serait de mon avis. Nous

    51

  • nous assmes tous autour de la table de fer. Jaurais voulu ne pas penser aux heures dangoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir mendormir ; je tchais de me persuader quelles navaient aucune importance, puisque je les aurais oublies demain matin, de mattacher des ides davenir qui auraient d me conduire comme sur un pont au del de labme prochain qui meffrayait. Mais mon esprit tendu par ma proccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mre, ne se laissait pntrer par aucune impression trangre. Les penses entraient bien en lui, mais condition de laisser dehors tout lment de beaut ou simplement de drlerie qui met touch ou distrait. Comme un malade grce un anesthsique assiste avec une pleine lucidit lopration quon pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me rciter des vers que jaimais ou observer les efforts que mon grand-pre faisait pour parler Swann du duc dAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent prouver aucune motion, les seconds aucune gat. Ces efforts furent infructueux.

    52

  • peine mon grand-pre eut-il pos Swann une question relative cet orateur quune des surs de ma grandmre aux oreilles de qui cette question rsonna comme un silence profond mais intempestif et quil tait poli de rompre, interpella lautre : Imagine-toi, Cline, que jai fait la connaissance dune jeune institutrice sudoise qui ma donn sur les coopratives dans les pays scandinaves des dtails tout ce quil y a de plus intressants. Il faudra quelle vienne dner ici un soir. Je crois bien ! rpondit sa sur Flora, mais je nai pas perdu mon temps non plus. Jai rencontr chez M. Vinteuil un vieux savant qui connat beaucoup Maubant, et qui Maubant a expliqu dans le plus grand dtail comment il sy prend pour composer un rle. Cest tout ce quil y a de plus intressant. Cest un voisin de M. Vinteuil, je nen savais rien ; et il est trs aimable. Il ny a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables , scria ma tante Cline dune voix que la timidit rendait forte et la prmditation, factice, tout en jetant sur Swann ce quelle appelait un regard significatif. En mme temps ma tante Flora qui avait compris que

    53

  • cette phrase tait le remerciement de Cline pour le vin dAsti, regardait galement Swann avec un air ml de congratulation et dironie, soit simplement pour souligner le trait desprit de sa sur, soit quelle envit Swann de lavoir inspir, soit quelle ne pt sempcher de se moquer de lui parce quelle le croyait sur la sellette. Je crois quon pourra russir avoir ce monsieur dner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans sarrter. Ce doit tre dlicieux , soupira mon grand-pre dans lesprit de qui la nature avait malheureusement aussi compltement omis dinclure la possibilit de sintresser passionnment aux coopratives sudoises ou la composition des rles de Maubant, quelle avait oubli de fournir celui des surs de ma grandmre du petit grain de sel quil faut ajouter soi-mme, pour y trouver quelque saveur, un rcit sur la vie intime de Mol ou du comte de Paris. Tenez, dit Swann mon grand-pre, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela nen a lair avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses

    54

  • nont pas normment chang. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amus. Cest dans le volume sur son ambassade dEspagne ; ce nest pas un des meilleurs, ce nest gure quun journal merveilleusement crit, ce qui fait dj une premire diffrence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligs de lire matin et soir. Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours o la lecture des journaux me semble fort agrable... , interrompit ma tante Flora, pour montrer quelle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intressent ! enchrit ma tante Cline. Je ne dis pas non, rpondit Swann tonn. Ce que je reproche aux journaux, cest de nous faire faire attention tous les jours des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres o il y a des choses essentielles. Du moment que nous dchirons fivreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les... Penses de

    55

  • Pascal ! (il dtacha ce mot dun ton demphase ironique pour ne pas avoir lair pdant). Et cest dans le volume dor sur tranches que nous nouvrons quune fois tous les dix ans, ajouta-t-il en tmoignant pour les choses mondaines ce ddain quaffectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grce est alle Cannes ou que la princesse de Lon a donn un bal costum. Comme cela la juste proportion serait rtablie. Mais regrettant de stre laiss aller parler mme lgrement de choses srieuses : Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces sommets , et se tournant vers mon grand-pre : Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu laudace de tendre la main ses fils. Vous savez, cest ce Maulevrier dont il dit : Jamais je ne vis dans cette paisse bouteille que de lhumeur, de la grossiret et des sottises. paisses ou non, je connais des bouteilles o il y a tout autre chose , dit vivement Flora, qui tenait avoir remerci Swann elle aussi, car le prsent de vin dAsti sadressait aux deux. Cline se mit rire.

    56

  • Swann interloqu reprit : Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, crit Saint-Simon, il voulut donner la main mes enfants. Je men aperus assez tt pour len empcher. Mon grand-pre sextasiait dj sur ignorance ou panneau , mais Mlle Cline, chez qui le nom de Saint-Simon un littrateur avait empch lanesthsie complte des facults auditives, sindignait dj : Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! cest du joli ! Mais quest-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce quun homme nest pas autant quun autre ? Quest-ce que cela peut faire quil soit duc ou cocher sil a de lintelligence et du cur ? Il avait une belle manire dlever ses enfants, votre Saint-Simon, sil ne leur disait pas de donner la main tous les honntes gens. Mais cest abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? Et mon grand-pre navr, sentant limpossibilit, devant cette obstruction, de chercher faire raconter Swann les histoires qui leussent amus, disait voix basse maman : Rappelle-moi donc le vers que tu mas appris et qui me soulage tant dans ces moments-l. Ah ! oui : Seigneur, que

    57

  • de vertus vous nous faites har ! Ah ! comme cest bien !

    Je ne quittais pas ma mre des yeux, je savais que quand on serait table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la dure du dner et que, pour ne pas contrarier mon pre, maman ne me laisserait pas lembrasser plusieurs reprises devant le monde, comme si avait t dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle manger, pendant quon commencerait dner et que je sentirais approcher lheure, de faire davance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que jen pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que jembrasserais, de prparer ma pense pour pouvoir grce ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que maccorderait maman sentir sa joue contre mes lvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes sances de pose, prpare sa palette, et a fait davance de souvenir, daprs ses notes, tout ce pour quoi il pouvait la rigueur se passer de la prsence du modle. Mais voici quavant que le dner ft sonn mon grand-pre eut la

    58

  • frocit inconsciente de dire : Le petit a lair fatigu, il devrait monter se coucher. On dne tard du reste ce soir. Et mon pre, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grandmre et que ma mre la foi des traits, dit : Oui, allons, vas te coucher. Je voulus embrasser maman, cet instant on entendit la cloche du dner. Mais non, voyons, laisse ta mre, vous vous tes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de lescalier, comme dit lexpression populaire, contre-cur , montant contre mon cur qui voulait retourner prs de ma mre parce quelle ne lui avait pas, en membrassant, donn licence de me suivre. Cet escalier dtest o je mengageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorb, fix, cette sorte particulire de chagrin que je ressentais chaque soir, et la rendait peut-tre plus cruelle encore pour ma sensibilit parce que, sous cette forme olfactive, mon intelligence nen pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et quune rage de dents nest encore

    59

  • perue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforons deux cents fois de suite de tirer de leau ou que comme un vers de Molire que nous nous rptons sans arrter, cest un grand soulagement de nous rveiller et que notre intelligence puisse dbarrasser lide de rage de dents, de tout dguisement hroque ou cadenc. Cest linverse de ce soulagement que jprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi dune faon infiniment plus rapide, presque instantane, la fois insidieuse et brusque, par linhalation beaucoup plus toxique que la pntration morale de lodeur de vernis particulire cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en dfaisant mes couvertures, revtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de mensevelir dans le lit de fer quon avait ajout dans la chambre parce que javais trop chaud lt sous les courtines de reps du grand lit, jeus un mouvement de rvolte, je voulus essayer dune ruse de condamn. Jcrivis ma mre en la suppliant de monter pour une chose grave que je

    60

  • ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi tait que Franoise, la cuisinire de ma tante qui tait charge de soccuper de moi quand jtais Combray, refust de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission ma mre quand il y avait du monde lui paratrait aussi impossible que pour le portier dun thtre de remettre une lettre un acteur pendant quil est en scne. Elle possdait lgard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code imprieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait lapparence de ces lois antiques qui, ct de prescriptions froces comme de massacrer les enfants la mamelle, dfendent avec une dlicatesse exagre de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mre, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si lon en jugeait par lenttement soudain quelle mettait ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prvu des complexits sociales et des raffinements mondains tels que rien dans lentourage de Franoise et dans sa vie de

    61

  • domestique de village navait pu les lui suggrer ; et lon tait oblig de se dire quil y avait en elle un pass franais trs ancien, noble et mal compris, comme dans ces cits manufacturires o de vieux htels tmoignent quil y eut jadis une vie de cour, et o les ouvriers dune usine de produits chimiques travaillent au milieu de dlicates sculptures qui reprsentent le miracle de saint Thophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, larticle du code cause duquel il tait peu probable que sauf le cas dincendie Franoise allt dranger maman en prsence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le respect quelle professait non seulement pour les parents comme pour les morts, les prtres et les rois mais encore pour ltranger qui on donne lhospitalit, respect qui maurait peut-tre touch dans un livre mais qui mirritait toujours dans sa bouche, cause du ton grave et attendri quelle prenait pour en parler, et davantage ce soir o le caractre sacr quelle confrait au dner avait pour effet quelle refuserait den troubler la crmonie. Mais pour mettre une chance de mon

    62

  • ct, je nhsitai pas mentir et lui dire que ce ntait pas du tout moi qui avais voulu crire maman, mais que ctait maman qui, en me quittant, mavait recommand de ne pas oublier de lui envoyer une rponse relativement un objet quelle mavait pri de chercher ; et elle serait certainement trs fche si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Franoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens taient plus puissants que les ntres, elle discernait immdiatement, des signes insaisissables pour nous, toute vrit que nous voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes lenveloppe comme si lexamen du papier et laspect de lcriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre quel article de son code elle devait se rfrer. Puis elle sortit dun air rsign qui semblait signifier : Cest-il pas malheureux pour des parents davoir un enfant pareil ! Elle revint au bout dun moment me dire quon nen tait encore qu la glace, quil tait impossible au matre dhtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand

    63

  • on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer maman. Aussitt mon anxit tomba ; maintenant ce ntait plus comme tout lheure pour jusqu demain que javais quitt ma mre, puisque mon petit mot allait, la fchant sans doute (et doublement parce que ce mange me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la mme pice quelle, allait lui parler de moi loreille ; puisque cette salle manger interdite, hostile, o, il y avait un instant encore, la glace elle-mme le granit et les rince-bouche me semblaient recler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les gotait loin de moi, souvrait moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu mon cur enivr lattention de maman tandis quelle lirait mes lignes. Maintenant je ntais plus spar delle ; les barrires taient tombes, un fil dlicieux nous runissait. Et puis, ce ntait pas tout : maman allait sans doute venir !

    Langoisse que je venais dprouver, je pensais que Swann sen serait bien moqu sil

    64

  • avait lu ma lettre et en avait devin le but ; or, au contraire, comme je lai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues annes de sa vie, et personne aussi bien que lui peut-tre, naurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse quil y a sentir ltre quon aime dans un lieu de plaisir o lon nest pas, o lon ne peut pas le rejoindre, cest lamour qui la lui a fait connatre, lamour auquel elle est en quelque sorte prdestine, par lequel elle sera accapare, spcialise ; mais quand, comme pour moi, elle est entre en nous avant quil ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en lattendant, vague et libre, sans affectation dtermine, au service un jour dun sentiment, le lendemain dun autre, tantt de la tendresse filiale ou de lamiti pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Franoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann lavait bien connue aussi, cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant lhtel ou au thtre o elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou premire o

    65

  • il va la retrouver, cet ami nous aperoit errant dehors, attendant dsesprment quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnat, nous aborde familirement, nous demande ce que nous faisons l. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose durgent dire sa parente ou amie, il nous assure que rien nest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nous lenvoyer avant cinq minutes. Que nous laimons comme en ce moment jaimais Franoise lintermdiaire bien intentionn qui dun mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fte inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et dlicieux entranaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accost et qui est lui aussi un des initis des cruels mystres, les autres invits de la fte ne doivent rien avoir de bien dmoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes o elle allait goter des plaisirs inconnus, voici que par une brche inespre nous y pntrons ; voici quun des moments dont

    66

  • la succession les aurait composes, un moment aussi rel que les autres, mme peut-tre plus important pour nous, parce que notre matresse y est plus mle, nous nous le reprsentons, nous le possdons, nous y intervenons, nous lavons cr presque : le moment o on va lui dire que nous sommes l, en bas. Et sans doute les autres moments de la fte ne devaient pas tre dune essence bien diffrente de celui-l, ne devaient rien avoir de plus dlicieux et qui dt tant nous faire souffrir, puisque lami bienveillant nous a dit : Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que de sennuyer l-haut. Hlas ! Swann en avait fait lexprience, les bonnes intentions dun tiers sont sans pouvoir sur une femme qui sirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fte par quelquun quelle naime pas. Souvent, lami redescend seul.

    Ma mre ne vint pas, et sans mnagements pour mon amour-propre (engag ce que la fable de la recherche dont elle tait cense mavoir pri de lui dire le rsultat ne ft pas dmentie) me fit dire par Franoise ces mots : Il ny a pas de

    67

  • rponse que depuis jai si souvent entendus des concierges de palaces ou des valets de pied de tripots, rapporter quelque pauvre fille qui stonne : Comment, il na rien dit, mais cest impossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. Cest bien, je vais attendre encore. Et de mme quelle assure invariablement navoir pas besoin du bec supplmentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste l, nentendant plus que les rares propos sur le temps quil fait changs entre le concierge et un chasseur quil envoie tout dun coup, en sapercevant de lheure, faire rafrachir dans la glace la boisson dun client ayant dclin loffre de Franoise de me faire de la tisane ou de rester auprs de moi, je la laissai retourner loffice, je me couchai et je fermai les yeux en tchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le caf au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis quen crivant ce mot maman, en mapprochant, au risque de la fcher, si prs delle que javais cru toucher le moment de la revoir, je mtais barr la possibilit de mendormir sans lavoir revue, et

    68

  • les battements de mon cur de minute en minute devenaient plus douloureux parce que jaugmentais mon agitation en me prchant un calme qui tait lacceptation de mon infortune. Tout coup mon anxit tomba, une flicit menvahit comme quand un mdicament puissant commence agir et nous enlve une douleur : je venais de prendre la rsolution de ne plus essayer de mendormir sans avoir revu maman, de lembrasser cote que cote, bien que ce ft avec la certitude dtre ensuite fch pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui rsultait de mes angoisses finies me mettait dans un allgresse extraordinaire, non moins que lattente, la soif et la peur du danger. Jouvris la fentre sans bruit et massis au pied de mon lit ; je ne faisais presque aucun mouvement afin quon ne mentendt pas den bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figes en une muette attention ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par lextension devant elle de son reflet, plus dense et concret quelle-mme, avait la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan repli jusque-

    69

  • l, quon dveloppe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, excut jusque dans ses moindres nuances et ses dernires dlicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposs sur ce silence qui nen absorbait rien, les bruits les plus loigns, ceux qui devaient venir de jardins situs lautre bout de la ville, se percevaient dtaills avec un tel fini quils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien excuts par lorchestre du Conservatoire que, quoiquon nen perde pas une note, on croit les entendre cependant loin de la salle du concert, et que tous les vieux abonns les surs de ma grandmre aussi quand Swann leur avait donn ses places tendaient loreille comme sils avaient cout les progrs lointains dune arme en marche qui naurait pas encore tourn la rue de Trvise.

    Je savais que le cas dans lequel je me mettais tait de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les consquences les plus

    70

  • graves, bien plus graves en vrit quun tranger naurait pu le supposer, de celles quil aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans lducation quon me donnait, lordre des fautes ntait pas le mme que dans lducation des autres enfants et on mavait habitu placer avant toutes les autres (parce que sans doute il ny en avait pas contre lesquelles jeusse besoin dtre plus soigneusement gard) celles dont je comprends maintenant que leur caractre commun est quon y tombe en cdant une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononait pas ce mot, on ne dclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que jtais excusable dy succomber ou mme peut-tre incapable dy rsister. Mais je les reconnaissais bien langoisse qui les prcdait comme la rigueur du chtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettre tait de la mme famille que dautres pour lesquelles javais t svrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand jirais me mettre sur le chemin de ma mre au moment o elle monterait se coucher, et quelle verrait que jtais

    71

  • rest lev pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester la maison, on me mettrait au collge le lendemain, ctait certain. Eh bien ! duss-je me jeter par la fentre cinq minutes aprs, jaimerais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant ctait maman, ctait lui dire bonsoir, jtais all trop loin dans la voie qui menait la ralisation de ce dsir pour pouvoir rebrousser chemin.

    Jentendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quand le grelot de la porte meut averti quil venait de partir, jallai la fentre. Maman demandait mon pre sil avait trouv la langouste bonne et si M. Swann avait repris de la glace au caf et la pistache. Je lai trouve bien quelconque, dit ma mre ; je crois que la prochaine fois il faudra essayer dun autre parfum. Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grandtante, il est dun vieux ! Ma grandtante avait tellement lhabitude de voir toujours en Swann un mme adolescent, quelle stonnait de le trouver tout coup moins jeune que lge quelle continuait lui donner. Et mes parents du

    72

  • reste commenaient lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et mrite des clibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui na pas de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide, et que les moments sy additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. Je crois quil a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. Cest la fable de la ville. Ma mre fit remarquer quil avait pourtant lair bien moins triste depuis quelque temps. Il fait aussi moins souvent ce geste quil a tout fait comme son pre de sessuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je crois quau fond il naime plus cette femme. Mais naturellement il ne laime plus, rpondit mon grand-pre. Jai reu de lui il y a dj longtemps une lettre ce sujet, laquelle je me suis empress de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments, au moins damour, pour sa femme. H bien ! vous voyez, vous ne lavez pas remerci pour lAsti , ajouta mon grand-pre en se tournant vers ses

    73

  • deux belles-surs. Comment, nous ne lavons pas remerci ? je crois, entre nous, que je lui ai mme tourn cela assez dlicatement , rpondit ma tante Flora. Oui, tu as trs bien arrang cela : je tai admire , dit ma tante Cline. Mais toi, tu as t trs bien aussi. Oui jtais assez fire de ma phrase sur les voisins aimables. Comment, cest cela que vous appelez remercier ! scria mon grand-pre. Jai bien entendu cela, mais du diable si jai cru que ctait pour Swann. Vous pouvez tre sres quil na rien compris. Mais voyons, Swann nest pas bte, je suis certaine quil a apprci. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin ! Mon pre et ma mre restrent seuls, et sassirent un instant ; puis mon pre dit : H bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher. Si tu veux, mon ami, bien que je naie pas lombre de sommeil ; ce nest pas cette glace au caf si anodine qui a pu pourtant me tenir si veille ; mais japerois de la lumire dans loffice et puisque la pauvre Franoise ma attendue, je vais lui demander de dgrafer mon corsage pendant que tu vas te

    74

  • dshabiller. Et ma mre ouvrit la porte treillage du vestibule qui donnait sur lescalier. Bientt, je lentendis qui montait fermer sa fentre. Jallai sans bruit dans le couloir ; mon cur battait si fort que javais de la peine avancer, mais du moins il ne battait plus danxit, mais dpouvante et de joie. Je vis dans la cage de lescalier la lumire projete par la bougie de maman. Puis je la vis elle-mme, je mlanai. la premire seconde, elle me regarda avec tonnement, ne comprenant pas ce qui tait arriv. Puis sa figure prit une expression de colre, elle ne me disait mme pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne madressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman mavait dit un mot, aurait t admettre quon pouvait me reparler et dailleurs cela peut-tre met paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravit du chtiment qui allait se prparer, le silence, la brouille, eussent t purils. Une parole cet t le calme avec lequel on rpond un domestique quand on vient de dcider de le renvoyer ; le baiser quon donne un fils quon envoie

    75

  • sengager alors quon le lui aurait refus si on devait se contenter dtre fch deux jours avec lui. Mais elle entendit mon pre qui montait du cabinet de toilette o il tait all se dshabiller, et, pour viter la scne quil me ferait, elle me dit dune voix entrecoupe par la colre : Sauve-toi, sauve-toi, quau moins ton pre ne tait vu ainsi attendant comme un fou ! Mais je lui rptais : Viens me dire bonsoir , terrifi en voyant que le reflet de la bougie de mon pre slevait dj sur le mur, mais aussi usant de son approche comme dun moyen de chantage et esprant que maman, pour viter que mon pre me trouvt encore l si elle continuait refuser, allait me dire : Rentre dans ta chambre, je vais venir. Il tait trop tard, mon pre tait devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne nentendit : Je suis perdu !

    Il nen fut pas ainsi. Mon pre me refusait constamment des permissions qui mavaient t consenties dans les pactes plus larges octroys par ma mre et ma grandmre, parce quil ne se souciait pas des principes et quil ny avait pas avec lui de Droit des gens . Pour une

    76

  • raison toute contingente, ou mme sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacre, quon ne pouvait men priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant lheure rituelle, il me disait : Allons, monte te coucher, pas dexplication ! Mais aussi, parce quil navait pas de principes (dans le sens de ma grandmre), il navait pas proprement parler dintransigeance. Il me regarda un instant dun air tonn et fch, puis ds que maman lui eut expliqu en quelques mots embarrasss ce qui tait arriv, il lui dit : Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu nas pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je nai besoin de rien. Mais, mon ami, rpondit timidement ma mre, que jaie envie ou non de dormir, ne change rien la chose, on ne peut pas habituer cet enfant... Mais il ne sagit pas dhabituer, dit mon pre en haussant les paules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a lair dsol, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu lauras rendu malade, tu seras bien avance ! Puisquil y a deux

    77

  • lits dans sa chambre, dis donc Franoise de te prparer le grand lit et couche pour cette nuit auprs de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher.

    On ne pouvait pas remercier mon pre ; on let agac par ce quil appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il tait encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de lInde violet et rose quil nouait autour de sa tte depuis quil avait des nvralgies, avec le geste dAbraham dans la gravure daprs Benozzo Gozzoli que mavait donne M. Swann, disant Sarah quelle a se dpartir du ct dIsaac. Il y a bien des annes de cela. La muraille de lescalier o je vis monter le reflet de sa bougie nexiste plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont t dtruites que je croyais devoir durer toujours, et de nouvelles se sont difies donnant naissance des peines et des joies nouvelles que je naurais pu prvoir alors, de mme que les anciennes me sont devenues difficiles comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon pre a cess de pouvoir dire maman : Va avec le petit. La possibilit

    78

  • de telles heures ne renatra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence trs bien percevoir si je prte loreille, les sanglots que jeus la force de contenir devant mon pre et qui nclatrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En ralit ils nont jamais cess ; et cest seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour quon les croirait arrtes mais qui se remettent sonner dans le silence du soir.

    Maman passa cette nuit-l dans ma chambre ; au moment o je venais de commettre une faute telle que je mattendais tre oblig de quitter la maison, mes parents maccordaient plus que je neusse jamais obtenu deux comme rcompense dune belle action. Mme lheure o elle se manifestait par cette grce, la conduite de mon pre mon gard gardait ce quelque chose darbitraire et dimmrit qui la caractrisait, et qui tenait ce que gnralement elle rsultait plutt de convenances fortuites que dun plan prmdit. Peut-tre mme que ce que jappelais

    79

  • sa svrit, quand il menvoyait me coucher, mritait moins ce nom que celle de ma mre ou de ma grandmre, car sa nature, plus diffrente en certains points de la mienne que ntait la leur, navait probablement pas devin jusquici combien jtais malheureux tous les soirs, ce que ma mre et ma grandmre savaient bien ; mais elles maimaient assez pour ne pas consentir mpargner de la souffrance, elles voulaient mapprendre la dominer afin de diminuer ma sensibilit nerveuse et fortifier ma volont. Pour mon pre, dont laffection pour moi tait dune autre sorte, je ne sais pas sil aurait eu ce courage : pour une fois o il venait de comprendre que javais du chagrin, il avait dit ma mre : Va donc le consoler. Maman resta cette nuit-l dans ma chambre et, comme pour ne gter daucun remords ces heures si diffrentes de ce que javais eu le droit desprer, quand Franoise, comprenant quil se passait quelque chose dextraordinaire en voyant maman assise prs de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda : Mais Madame, qua donc Monsieur pleurer ainsi ?

    80

  • maman lui rpondit : Mais il ne sait pas lui-mme, Franoise, il est nerv ; prparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher. Ainsi, pour la premire fois, ma tristesse ntait plus considre comme une faute punissable mais comme un mal involontaire quon venait de reconnatre officiellement, comme un tat nerveux dont je ntais pas responsable ; javais le soulagement de navoir plus mler de scrupules lamertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans pch. Je ntais pas non plus mdiocrement fier vis--vis de Franoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure aprs que maman avait refus de monter dans ma chambre et mavait fait ddaigneusement rpondre que je devrais dormir, mlevait la dignit de grande personne et mavait fait atteindre tout dun coup une sorte de pubert du chagrin, dmancipation des larmes. Jaurais d tre heureux : je ne ltais pas. Il me semblait que ma mre venait de me faire une premire concession qui devait lui tre douloureuse, que ctait une premire abdication de sa part devant lidal quelle avait conu pour moi, et que pour

    81

  • la premire fois, elle, si courageuse, savouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire ctait contre elle, que javais russi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou lge, dtendre sa volont, faire flchir sa raison, et que cette soire commenait une re, resterait comme une triste date. Si javais os maintenant, jaurais dit maman : Non je ne veux pas, ne couche pas ici. Mais je connaissais la sagesse pratique, raliste comme on dirait aujour