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ARTICLE ORIGINAL Adoption internationale : spécificités et risques psychiques International adoption: specificities and psychic risks P. Lévy-Soussan (Psychiatre, psychanalyste, médecin-directeur) * 16, square de Port-Royal, 75013 Paris, France MOTS CLÉS Adoption ; Filiation ; Lien biologique ; Humanitaire KEYWORDS Adoption; Kinship; Biological link; Biological descent Résumé Les adoptions internationales dépassent en fréquence les adoptions intraterri- toriales dans la majorité des pays riches. Après un rappel sur les spécificités de la filiation adoptive sur le plan juridique et psychique, nous examinons les risques psychiques propres à l’adoption internationale : motivation humanitaire, difficultés de parentalité en raison de l’idéalisation du lien biologique, carences affectives précoces et causes médicales. De même, nous examinons les risques liés au contexte juridique et aux risques pour l’enfant que représenterait une transgression des lois par les parents. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Introduction Nous avons déjà évoqué dans ce même journal les différentes problématiques que pose la situation adoptive [1]. Nous voudrions développer dans cet article l’un des aspects de l’adoption : l’adoption internationale. En effet, l’adoption internationale représente aujourd’hui la majorité des adoptions en France. Cela représente l’une des évolutions majeures de l’adoption de ces vingt dernières an- nées. En effet, depuis les trois dernières décennies, la « réalité » de l’adoption s’est profondément modifiée. L’analyse des motivations montre une évolution : après les motivations d’ordre patrimo- nial puis d’assistance à l’enfance, nous sommes dans le troisième temps (milieu XX e siècle) : la motivation à être parent [2]. Actuellement, en ce début du XXI e siècle, cette motivation est tellement forte que l’adoption internationale est devenue la première, devant l’adoption nationale, dans la ma- jorité des pays occidentaux. L’explosion du désir d’un enfant « à tout prix », au sein des sociétés développées va même jusqu’à rencontrer le fantasme du clonage reproductif pour pallier, ou non, à une infertilité de couple, pour ne citer qu’un exemple d’absence de limites quant au désir d’enfant. Le champ de l’adoption est un champ où tout le monde voudrait labourer [3]. Pourtant, l’image du « bébé en souffrance à sauver » reste encore très vivace et tend à occulter toutes les difficultés à venir car « l’amour peut * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (P. Lévy-Soussan). Journal de pédiatrie et de puériculture 18 (2005) 13–19 http://france.elsevier.com/direct/PEDPUE/ 0987-7983/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi: 10.1016/j.jpp.2004.12.001

Adoption internationale : spécificités et risques psychiques

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ARTICLE ORIGINAL

Adoption internationale :spécificités et risques psychiques

International adoption:specificities and psychic risks

P. Lévy-Soussan (Psychiatre, psychanalyste, médecin-directeur) *16, square de Port-Royal, 75013 Paris, France

MOTS CLÉSAdoption ;Filiation ;Lien biologique ;Humanitaire

KEYWORDSAdoption;Kinship;Biological link;Biological descent

Résumé Les adoptions internationales dépassent en fréquence les adoptions intraterri-toriales dans la majorité des pays riches. Après un rappel sur les spécificités de la filiationadoptive sur le plan juridique et psychique, nous examinons les risques psychiquespropres à l’adoption internationale : motivation humanitaire, difficultés de parentalitéen raison de l’idéalisation du lien biologique, carences affectives précoces et causesmédicales. De même, nous examinons les risques liés au contexte juridique et aux risquespour l’enfant que représenterait une transgression des lois par les parents.© 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Introduction

Nous avons déjà évoqué dans ce même journal lesdifférentes problématiques que pose la situationadoptive [1]. Nous voudrions développer dans cetarticle l’un des aspects de l’adoption : l’adoptioninternationale. En effet, l’adoption internationalereprésente aujourd’hui la majorité des adoptionsen France. Cela représente l’une des évolutionsmajeures de l’adoption de ces vingt dernières an-nées. En effet, depuis les trois dernières décennies,la « réalité » de l’adoption s’est profondémentmodifiée. L’analyse des motivations montre uneévolution : après les motivations d’ordre patrimo-

nial puis d’assistance à l’enfance, nous sommesdans le troisième temps (milieu XXe siècle) : lamotivation à être parent [2]. Actuellement, en cedébut du XXIe siècle, cette motivation est tellementforte que l’adoption internationale est devenue lapremière, devant l’adoption nationale, dans la ma-jorité des pays occidentaux.L’explosion du désir d’un enfant « à tout prix »,

au sein des sociétés développées va même jusqu’àrencontrer le fantasme du clonage reproductif pourpallier, ou non, à une infertilité de couple, pour neciter qu’un exemple d’absence de limites quant audésir d’enfant. Le champ de l’adoption est unchamp où tout le monde voudrait labourer [3].Pourtant, l’image du « bébé en souffrance à

sauver » reste encore très vivace et tend à occultertoutes les difficultés à venir car « l’amour peut

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (P. Lévy-Soussan).

Journal de pédiatrie et de puériculture 18 (2005) 13–19

http://france.elsevier.com/direct/PEDPUE/

0987-7983/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi: 10.1016/j.jpp.2004.12.001

tout ». Il est pourtant essentiel, autant pour lesprofessionnels que pour les adoptants, de mieuxconnaître les risques de l’adoption et de mieuxreconnaître ses propres limites afin d’éviter quel’adoption soit un échec où « il aurait mieux fallupour l’enfant que l’adoption ne se fit pas » commele disait Winnicott.

Quelques chiffres

Le phénomène de passages d’enfants d’un pays àl’autre par le biais de l’institution adoptive fonc-tionne en réalité à sens unique. Le passage se faittoujours depuis des pays à fortes démographies etfaible développement vers des pays favorisés selonun axe Sud–Nord et depuis peu selon un axe Est-Ouest. Le chiffre annuel des adoptions internatio-nales sur un plan mondial approche actuellementles 30 000 adoptions par an [4].Sur près de 6000 adoptions annuelles en France,

près de 4000 viennent de l’étranger (contre1000 dans les années 1980, contre dix dans lesannées 1970). Si l’on rapporte ce chiffre au nombrede naissances annuelles, soit 700 000 enfants, ilexiste un ratio de huit enfants adoptés, dont cinq àl’international, pour 1000 enfants : soit un total deprès de un enfant adopté pour 100 naissances (0,8 %pour être précis). On retrouve en 2003, parmi lescinq premiers pays d’origine : 542 enfants d’Haïti,360 enfants de Chine, 333 enfants de Russie,325 enfants de Madagascar et 276 enfants de Co-lombie (Chiffres de La mission de l’Adoption inter-nationale – 2003).

Rappel sur la filiation adoptive

La situation adoptive est une situation filiativespécifique en raison de la dynamique compensa-toire engendrée entre les différents axes de lafiliation lorsque l’axe biologique est absent. Guyo-tat a isolé trois grands axes de la filiation. L’axebiologique, l’axe législatif et l’axe narcissique quenous préférons appeler l’axe psychique. Pour Guyo-tat, lorsqu’il manque l’axe biologique les deuxautres axes restants suffisent à assurer la filiation.En revanche, la sollicitation des deux autres axessera plus importante, en particulier dans le registrenarcissique [5–7].Le premier axe est celui de la filiation biologi-

que, la filiation par le sang, (la chair de ma chair),la grossesse, les chromosomes, avec tout l’imagi-naire qui accompagne de telles représentationsbiologiques.Il ne faut pas croire que c’est uniquement un axe

fondé sur la réalité de l’enfant dans le ventre de la

mère. L’axe biologique est accompagné d’un ima-ginaire non seulement individuel, mais social. Lepoids accordé à la biologie ces dernières annéesdans les progrès scientifiques par exemple (décou-verte du génome humain, progrès de l’inséminationartificielle, recherche sur le clonage...) montre àquel point une valeur considérable peut être asso-ciée à ces représentations. Dans la situation adop-tive, l’absence de la filiation biologique peut avoirplusieurs conséquences pour le couple :

• favoriser des représentations déréelles, dé-sexualisées de la conception au profit de sacréation par le seul couple (position de toute-puissance de la volonté), par le social ou lejuridique (position autofondatrice). Il existe unrisque de décentrement de la scène originairede l’enfant à l’extérieur de la famille au détri-ment de l’événement fondateur du couple, deson histoire, de sa rencontre, de l’imaginaireoriginaire du couple pour cet enfant ;

• valoriser le biologique par défaut. L’idéalisationdu biologique par les parents apparaît sous laforme d’un fantasme conscient ou inconscient :les vrais parents sont les géniteurs ;

• maintenir ouvert la blessure de l’infertilité, del’absence de grossesse ou d’accouchement.L’enfant adopté sera un rappel constant, sou-vent inconscient, des expériences affectivesliées aux représentations traumatiques de l’in-fertilité.Aucune civilisation ne définit ses lois de filiation

par le biologique. Pour tout ce qui concerne lesrègles de filiation, les données culturelles, sur unfondement mythique, définissent les lois qui per-mettront de dépasser le biologique. La loi va per-mettre de dépasser l’aspect biologique de la filia-tion, pour créer un ensemble de règles.Le deuxième est l’axe juridique de la filiation. Il

représente ce qui est de l’ordre de la loi et du cadrelégislatif définissant la filiation. Les ouvrages dePierre Legendre sont remarquables pour compren-dre l’intrication constante du droit et de l’incons-cient dans nos institutions et nos représentationsfamiliales [8,9]. Pierre Legendre a travaillé sur lesfondements juridiques, historiques et sur l’origineromaine du droit. Il interroge constamment sur cequ’est la loi. À cette question Marcien, juriscon-sulte du IIIe siècle, répond dans le Code de Justinien« Vitam Instituere », ce qui veut dire « instituer levivant » ou « instituer la vie ». Il est très intéressantde juxtaposer ces deux termes côte à côte : la vie,le vivant et puis l’institution. Le propre de la loi,l’art juridique, va donc permettre de dépasser laréalité biologique.Dans l’adoption, cette création est encore plus

évidente, cette fiction juridique, au sens où l’en-

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tend Legendre, est quelque chose qui permet dedépasser la réalité, qui va permettre de nommerdes parents, d’instituer des parents malgré l’ab-sence d’un lien biologique. Gardons à l’esprit lavaleur créatrice de cette fiction voulue par l’art dujuriste. Le juriste a voulu faire apparaître desconséquences légales entre des personnes, une vé-rité, là où avant il n’existait rien. « L’art imite lanature » est une maxime aristotélicienne connuepour avoir inspiré le droit romanocanonique. C’estcomme fiction que la loi pourra opérer dans lecadre filiatif « La fiction imite la nature » et, pourcette raison, « la fiction ne peut jouer que là où lavérité peut le faire » comme le rappelle Kanto-rowicz dans son remarquable article sur la souve-raineté de l’artiste [10].Pourtant, la vérité de cette fiction fonctionne

pour autant que cette filiation est crédible. « Il estadmis qu’une personne plus jeune ne peut en adop-ter une plus âgée : car l’adoption imite la nature etil serait monstrueux que le fils fût plus âgé que lepère. » L’institution de la loi, par la formalisationdu réel en une configuration symbolique, permet« d’instituer la vie ». C’est-à-dire de fournir unefiction qui permet de passer de l’individuel à l’uni-versel, de l’être humain à l’être social dans unefiliation ; personne ne naissant sujet (Legendre). Laloi est donc fondamentale pour transformer un êtrede chair en fils ou fille de l’un et l’autre sexe.Le troisième axe est l’axe narcissique,mais je lui

préfère le terme d’axe affectif ou d’axe psychiquede la filiation. Guyotat disait « lorsqu’il manque unde ces axes, les deux qui restent suffisent à permet-tre la filiation ». Quand il manque l’axe biologiqueen l’occurrence, les deux autres axes qui restent,c’est-à-dire l’axe juridique et l’axe affectif, vontsuffire. Mais ces deux axes seront encore plus solli-cités, car on comprend bien qu’à partir du momentoù il manque un axe, les deux autres axes vont êtrefortement sollicités par un mécanisme de compen-sation. On sent bien, d’ailleurs, que lorsqu’il y a desdifficultés dans une famille adoptante, très souventles enfants vont se retourner vers l’axe juridiquepour le mettre en doute, « de toute façon, vousn’êtes pas mes vrais parents ». L’axe affectif seralui aussi sollicité par sa remise en cause, par l’atta-que des liens, par des conduites de fugues, deviolence. L’axe psychique s’origine à partir du désiralimentant le narcissisme de chacun, de la recon-naissance affective, de l’énonciation de la paroleque chacun se donne et reçoit des autres membresde la famille.Cette filiation, à la différence de la filiation

biologique ou légale, se construit avec le temps, savaleur, sa consistance ne sont jamais établies défi-nitivement au cours de la vie.

Le travail de filiation, si nous gardons à l’espritcette notion de travail psychique, permet, lorsqu’ilpeut opérer, de lier les affects et les pulsions auxreprésentations familiales. La réalité psychique dela filiation permet, dans le meilleur des cas des’affranchir de la réalité matérielle en privilégiantla construction subjective de sa propre vérité [11].Nous dénommons travail de filiation cette exi-

gence de travail psychique nécessaire pour permet-tre à chacun la construction de sa propre identité,l’élaboration de sa propre subjectivité et de sondestin. Ainsi, les constructions juridiques vont pou-voir fournir un cadre à la violence des affectspropres aux conflits œdipiens et narcissiques né-cessaires, violence nécessaire pour reprendre lestermes de Piera Aulagnier, [12] pour « donner accèsau sujet à l’ordre humain ». La valeur contenantede la loi permet ainsi de soutenir la dissociationpropre à la filiation adoptive grâce à la valeurfondatrice de la fiction juridique.

Spécificités de l’adoption internationale

Sur la motivation humanitaire

La motivation humanitaire, lorsqu’elle résume legeste d’adoption, est un facteur de risque en soi. Ilest important que les couples puissent élaborercette question cruciale : « pourquoi l’enfant àadopter doit être celui du bout du monde ? ». Lapénurie des enfants à adopter en France ne peutconstituer une réponse suffisante. En revanche,l’idéalisation excessive de l’enfant venu d’ailleursjoue un grand rôle dans cette réponse.Beaucoup de couples courent de plus grand ris-

que en allant chercher un bébé à l’internationalavec les risques de faux certificats médicaux, demaladies non dépistées, de carences affectives pré-coces, de trafics d’enfants plutôt que d’adopter unenfant en France certes plus âgé mais dont onconnaît parfaitement l’histoire, l’adoptabilité psy-chique et les attentes.De plus, beaucoup d’adoptants, une fois dans le

pays d’accueil, vont élargir les critères d’accueilqu’ils s’étaient fixés en France. Cet élargissementpeut porter aussi bien sur l’ethnie, l’âge plus tardif,l’acceptation d’une fratrie, la présence d’un han-dicap ou sur un état psychique à évolution plusincertaine. Alors pourquoi ne pas avoir fait plutôtun travail d’élaboration en France qui aurait pupermettre l’adoption d’un pupille d’État ?Beaucoup de pupilles d’État adoptables en

France ne trouvent pas d’adoptant en raison desattentes très précises, parfois trop idéalisées d’un« bébé sans problèmes ». Est-ce que l’enfant venu

15Adoption internationale : spécificités et risques psychiques

d’un ailleurs lointain, qui a été abandonné pour desraisons « politiquement correctes » comme la fa-mine, la pauvreté, les guerres, effraye moins quel’enfant trop proche, abandonné par une femmeque l’on aurait pu connaître, pour des raisons beau-coup plus difficilement assimilables dans notre so-ciété si avide d’enfants ?« Comment peut-on abandonner un enfant alors

qu’on est même pas pauvre, c’est horrible, à larigueur si c’est un viol ou un inceste », me disait unparent lors d’un entretien. Comment peut-il envi-sager l’incapacité filiative de certaines femmes quiabandonnent leur enfant pour des raisons qui sontloin de ces clichés ? Si les parents associent àl’abandon quelque chose de l’ordre de la honte, durejet ou du dégoût, cela sera autant d’affects et dereprésentations pour l’enfant à assimiler dans sonhistoire, quitte à s’identifier à ses « parents denaissance » d’autant plus proches que ses parentsadoptifs le rejettent.Pour S. Marinopoulos, ce sont des « histoires

psychiques » qui font que, à un moment donné, lafiliation par rapport à cet enfant était impossible,très souvent pour des raisons transgénérationelles[13]. Sans interruption volontaire de filiation d’uncôté, il n’y aurait pas de création de filiation del’autre.Pour les parents, si la motivation de l’abandon

est la pauvreté, la deuxième question de l’enfantsera « est-ce que tous les pauvres abandonnent lesenfants ? ». Or, tous les pauvres n’abandonnent pasles enfants donc ce n’est pas une raison suffisanteen soi.Si les parents adoptent « pour sauver un enfant

de la famine, de la mort, du brigandage, de laprostitution ou pire » alors les risques de faire« payer cette dette à l’enfant » sont très impor-tants. Tout se passe comme si l’enfant devait leuren être à jamais reconnaissant. La fameuse expres-sion ô combien courante entre les parents et lesenfants « avec tout ce que je fais pour toi, voilàcomment tu nous remercies », prend une connota-tion très différente pour un enfant venu d’un paysparticulièrement démuni. Soit il n’osera jamais re-mettre en cause ses parents tant est grande la peurde les perdre, soit la remise en cause sera particu-lièrement violente, ramenant ses parents à deséducateurs humanitaires et rien de plus.Le choix d’un pays n’a rien d’anodin, c’est un

chemin qui le plus souvent est en rapport avecl’histoire des deux parents. Ce chemin est un vec-teur essentiel pour apprivoiser ce sentiment d’in-quiétante étrangeté que peut apporter tout enfant.Pour surmonter de sentiment, le processus psy-

chique qui transforme en mère ou père une femmeet un homme est essentiel, au-delà du biologique.

D’où l’importance de trouver en soi des facteurssusceptibles d’aider ce processus de familiarisationavec l’enfant, en dehors des critères habituels deressemblance physique. C’est au contraire quelquechose d’important à solliciter parce que c’est uneorigine pour l’enfant qui va s’ancrer dans l’imagi-naire des parents et dans leur histoire génération-nelle. L’imaginaire des parents adoptants est fon-damental pour « l’originaire » de l’enfant et laconstruction de son identité.

Origines lointaines et origines biologiques

Beaucoup de parents adoptants pensent qu’il estnécessaire d’élever son enfant dans une doubleculture, la leur et celle du pays de naissance del’enfant, quel que soit l’âge d’arrivée de l’enfant.Certains apprendront la langue du pays à cetteoccasion, garderont le prénom local, prendront unenourrice du pays pour élever l’enfant, habillerontl’enfant en costume local, changeront leur façon demanger, couvriront leur maison de tableaux, pos-ters de « là-bas » etc. L’ensemble de ses attitudesest actuellement rationalisé par des idées concer-nant « le respect de ses origines, l’importance delui donner le choix plus tard, l’importance de luirappeler son histoire ou encore de ne surtout pascouper avec sa culture ». Si l’on peut, à la rigueur,discuter de cela dans le cadre d’une adoption tar-dive lorsque l’enfant est susceptible d’avoir im-mergé dans la culture, ces raisons prennent unecurieuse tournure lorsqu’elles sont données pourdes adoptions précoces. En effet, très souvent cesattitudes masquent des difficultés parentales à as-sumer leur rôle de parent face à l’enfant. Lesparents ne sont pas seulement des éducateurs faceà l’enfant, ils sont toujours ceux par lesquels l’en-fant arrive. Sans eux, sans leur rencontre, sans leurhistoire ils n’auraient jamais eu cet enfant. Tout unpan de l’histoire, de la culture des parents risquede ne pas être transmis si les parents valorisent àl’excès les origines biologiques de l’enfant.Bien souvent, une histoire douloureuse, comme

par exemple celle de l’infertilité du couple, empê-che les parents de revendiquer pleinement cetteplace. « Je ne suis pas tout à fait son père, me disaitun parent, regardez-le un vrai macho ! Rien à voiravec moi. » Tout se passe comme si l’infertilité semélangeait avec impuissance et géniteur avec pa-ternité.Considérer l’origine biologique comme la seule

origine valable de l’enfant fait partie des facteursles plus déstabilisants pour les enfants adoptés.Nous voyons de plus en plus de parents commencerla consultation pour les problèmes de leur enfantpar : « Vous savez, il est adopté, je sais qu’unenfant a deux origines, je suis tout à fait d’accord

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pour l’emmener dans son pays d’origine..., peut-être que ses problèmes viennent d’ailleurs, nous nesavons rien sur lui avant, on ne peut pas lui diregrand-chose, peut-être que là-bas... ».Ce discours, véhiculé par les médias en particu-

lier, risque de sortir les parents de la scène paren-tale et de laisser l’enfant face à un vide angoissant.Les parents justifient souvent leur attitude par desrationalisations, là encore, de la réalité : « Mais sesparents ... ils viennent d’ailleurs ». C’est le phéno-mène d’aimantation de la réalité. C’est une occa-sion formidable pour des parents de se sortir decette scène parentale et c’est une tentation qu’onttous les parents pas seulement adoptants. Tous lesparents aimeraient se sortir des conflits qu’ils ontavec leurs enfants en trouvant des raisons qui leursont extérieures. Cette tendance particulièrementnette dans l’adoption internationale risque doncd’évacuer, de sortir les parents de la scène paren-tale, c’est-à-dire de leur permettre de se récusercomme origine de l’enfant donc comme parent.

Facteurs de risque dans l’adoptioninternationale

Les candidats à l’adoption doivent toujours avoir entête que l’adoption n’est pas la solution à la misèredes enfants du monde. « L’adoption n’est pas unemerveilleuse aventure, l’adoption est un risque »rappelle Nabinger. Et ces risques, il convient de lesévaluer de façon à ce que cela se passe le mieuxpossible pour l’enfant et pour les parents. Laconnaissance des facteurs de risques est primor-diale pour que les couples adoptent en connais-sance de cause. Les adoptions sous la contrainte,par culpabilité, par défaut d’élaboration de sespropres limites font courir des gros risques à l’en-fant et aux parents. S’ils ne peuvent adopter cetenfant en raison de leurs propres limites, d’autresle pourront. Il existe dans le monde 50 fois plus decandidats à l’adoption que d’enfants à adopter.L’adoption c’est certains enfants pour certains pa-rents [14].

Facteurs de risques neuropsychiatriques

Beaucoup de pédiatres ont utilement écrit sur cesujet [4,15]. Nous nous contenterons de rappelerles pathologies pouvant avoir une incidence surl’état psychique de l’enfant. Le risque pathologi-que est inhérent à toutes les naissances, mais il estencore plus élevé dans l’adoption internationale oùles conditions d’évaluation, de prévention et desoins ne sont pas du tout homogènes ou compara-bles aux normes françaises. Là encore les adoptants

doivent toujours évaluer leurs limites quant à assu-mer les conséquences d’une pathologie pendanttoute leur vie.

Séquelles de dénutrition de la première annéeLes problèmes posés par des enfants ayant unegrave dénutrition surtout pendant les six premiersmois de la vie sont un risque majeur, en particulierlorsque le poids de naissance est faible. Deux à 3 %des enfants des pays industrialisés ont une malnu-trition à la naissance contre 10 à 40 % des enfantsdu reste du monde.Ils ont parfois eu une prise en charge dans la

première année de vie par une structure sanitairepour grave dénutrition. Le cerveau connaît unephase de croissance intense particulièrement dansles six premiers mois de vie et une renutritioncalorique ultérieure n’est pas toujours suffisantepour supprimer les séquelles neuropsychiques decette dénutrition [4,15].

Séquelles de la fœtopathie de mère alcooliqueUn alcoolisme important pendant la grossesse peutêtre générateur d’un petit poids, d’une petite tailleet d’un petit périmètre crânien de naissance. Quel-ques anomalies du visage peuvent exister mais nesont pas forcément facilement dépistables, surtoutchez les enfants très jeunes. Ces enfants sont expo-sés à des séquelles intellectuelles définitives.

Syphilis congénitaleLa syphilis congénitale est une maladie qui doit êtredépistée chez les enfants les plus jeunes. Il s’agitd’une pathologie très grave si elle n’est pas traitée.Le test sérologique doit être réalisé chez tous lesnourrissons adoptés en France, voire chez les en-fants plus grands qui auraient pu être victimesd’abus sexuels. Les nourrissons ont eu générale-ment une contamination maternelle, il s’agit alorsd’une syphilis congénitale. Un traitement antibio-tique est particulièrement efficace, soigne défini-tivement et sans séquelle l’enfant s’il est effectuésuffisamment tôt. Cette pathologie ne doit doncpas être un facteur de refus systématique malgréles craintes fantasmatiques qu’elle véhicule.

Adoption internationale et carencesaffectives précoces

Les problèmes des carences affectives ne sont pasdirectement liés à l’adoption mais avec les expé-riences qu’a pu vivre l’enfant avant de se retrouverdans sa famille adoptante. On le retrouve beaucoupchez les enfants ayant vécu dans des orphelinatsqui ont un maternage incohérent ou absent. Lors-que l’enfant manque de stimulation, il renonce peu

17Adoption internationale : spécificités et risques psychiques

à peu au monde qui l’entoure puis il va essayer dese stimuler tout seul jusqu’au moment où il ne sestimulera plus du tout.Le risque majeur des carences affectives est

d’entraîner plus tard chez l’enfant des troubles desconduites sur le versant du retrait, l’inhibition ou,au contraire sur le versant de l’agitation psychomo-trice, l’instabilité affective et comportementale.Dans les cas sévères, on peut observer une sympto-matologie autistique dont certains traits pourrontpersister.Sur le plan psychopathologique, la capacité à

créer des liens affectifs est atteinte avec une mo-dalité relationnelle oscillant entre « sangsue etpapillon » comme le souligne Racamier [16,17].Tantôt les enfants ne peuvent se séparer del’adulte et ont des angoisses massives lors de toutesles séparations, tantôt ils nouent des relations avectoutes personnes en interaction avec eux sans dif-férencier les parents des autres adultes. L’atteinteprécoce du développement affectif et psychiqueentraîne un défaut d’élaboration d’images internessuffisamment bonnes pour que l’enfant puisse éla-borer peu à peu une individuation, des capacitéssymbolisantes et une satisfaction avec les objets dumonde.Pour certains enfants, c’est comme si leur

confiance dans le monde avait été ébranlée très tôten raison de la défaillance précoce de l’environne-ment à leur apporter des réponses suffisammentbonnes, fiables et stables.Dans ces cas, le réinvestissement du monde doit

passer par un ensemble de nouvelles expériencessusceptibles de redonner confiance à l’enfant.L’environnement parental sera alors particulière-ment sollicité pour prouver sa constance, sa fiabi-lité et surtout son indestructibilité malgré lesattaques répétées de l’enfant contre son environ-nement.Ainsi l’une des questions que nous devons nous

poser ne relève pas d’un point de vue structurel,mais d’un point de vue dynamique : jusqu’à quelpoint ce processus est réversible ? Quelles sont lespossibilités de rétablissement d’une croissance psy-chique et affective ?La capacité des parents à maintenir leur investis-

sement affectif, psychique, leur lien, [18] leur sou-tien malgré les problèmes de l’enfant est l’un desfacteurs pronostiques essentiels.

Facteurs de risques liés au contextelégislatif et social

Il est important que les adoptants ne se laissent pasentraîner dans des démarches qui ne relèveraientpas du coût d’une procédure d’adoption mais bien

du prix d’un enfant. Tout point obscur, illégal, dansle chemin qui mène à l’enfant rejaillira sur saconstruction narrative de son histoire par des non-dits, des secrets honteux, coupables. Cela risque dedonner encore plus de poids au fantasme très fré-quent dans l’adoption de « l’enfant volé ».Il s’agit dans l’adoption de découvrir un enfant

adoptable et non un enfant trouvé. Il doit existeravant tout, une procédure juridique d’abandonréelle pour les parents de naissance et avant ladécision d’un jugement d’adoption. Le trafic d’en-fants propose des enfants et non des fils ou desfilles adoptables. La justice du pays respecte tou-jours dans un premier temps la famille d’origine,puis les aides possibles, l’adoption nationale etenfin après refus de l’enfant à plusieurs reprisespar des familles nationales, l’adoption internatio-nale.

Références

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[2] Soulé M, Lévy-Soussan P. Les fonctions parentales et leursproblèmes actuels dans les différentes filiations. PsychiatrEnfant 2002;XXXXV(1):77–102.

[3] Lévy-Soussan P. Facteurs de risques filiatifs dans la situa-tion adoptive. Revue de Droit de l’Université de Sher-brooke 2005;35 (à paraître).

[4] Chicoine JF, et al. L’enfant adopté dans le monde.Montréal: Éditions de l’hôpital Sainte-Justine; 2003.

[5] Guyotat J. Filiation et puerpéralité, logique du lien : entrepsychanalyse et biomédecine. Paris: PUF; 1995.

[6] Guyotat J. Études cliniques d’anthropologie psychi-atrique : institution, filiation, référence puerpérale etprocréation, événements de vie, maladie, influence, sug-gestion, pensée magique. Paris: Masson; 1991.

[7] Guyotat J, et al. Mort, naissance et filiation : études depsychopathologie sue le lien de filiation. Paris: Masson;1980.

L’objectif de la convention de La Haye, si-gnée sous l’égide des Nations unies le 29 mai1993, était de moraliser et d’encadrer la pro-tection de l’enfance et l’adoption internatio-nale dans le respect des « droits fondamen-taux » de l’enfant. Il est remarquable deconstater que 77 % des visas accordés pour desenfants dans le cadre de l’adoption internatio-nale viennent de pays hors conventions de LaHaye. De plus, 65 % des adoptions internationa-les en France se font en dehors des organismesadoption. Le risque en passant par ces pays ouen adoptant hors OAA étant d’entretenir desfilières illégales ou des adoptions sans aucunemesure de soins pour l’enfant abandonné oupour les parents en difficulté.

18 P. Lévy-Soussan

[8] Legendre P. Leçons IV sur la filiation. Paris: Fayard; 1985,1988; 1990.

[9] Legendre P. Anthropologie dogmatique. Paris: Fayard;1999.

[10] Kantorowicz EH. Souveraineté de l’artiste. Notes surquelques maximes juridiques et les théories de l’art à larenaissance. In: Mourir pour la patrie et autres textes.Paris: PUF; 1984, Fayard 2004.

[11] Lévy-Soussan P. Travail de filiation et adoption. Rev FrançPsychanal 2002;LXVI(1):41–69.

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19Adoption internationale : spécificités et risques psychiques