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01CENTRE DE TÉLÉ-ENSEIGNEMENT
(Lettres)
Université de Provence(Aix-Marseille I)
Centre d'Aix29, avenue Robert Schuman
bureau D 01013621 Aix-en-Provence CEDEX1
téléphone : 04 42 95 31 43fax : 04 42 95 31 41
ANNÉE UNIVERSITAIRE 2011-2012
M. MARCUZZIPHI D25
SEMESTRE 4
ENVOI UNIQUE
PHI D25
PHILOSOPHIE ALLEMANDE
2011-2012 - M. MARCUZZI - PHI D25 - Envoi Unique
FICHE DE RENSEIGNEMENTS 2011-12
Code UE : PHI D 25 Intitulé de l’enseignement : Philosophie allemande Enseignant(e) : Max Marcuzzi e-mail : [email protected]
DEVOIRS À RENDRE OUI X NON Les devoirs doivent être renvoyés au CTEL X
postés sur Moodle CONTRÔLE DES CONNAISSANCES ÉCRIT OUI X NON Durée de l'épreuve :
ORAL OUI NON X Pour la totalité CONTRÔLE CONTINU À DISTANCE OUI NON X La note de contrôle continu sera prise en compte uniquement si elle est supérieure à la note de l'examen terminal OUI NON
NB. Le contrôle continu représente 20% de la note globale de l'épreuve.
AVERTISSEMENT
CE DOCUMENT EST RÉSERVÉ À UNE UTILISATIONSTRICTEMENT INDIVIDUELLE
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INTELLECTUELLE
Les contrevenants sont passibles de condamnations à trois ansd’emprisonnement et 300 000,00 € d’amende
(Articles L335-1 à 335-10 du code de la propriété intellectuelle).
1
Cours CTE
2011
PHI D 25
Philosophie allemande.
Modalités de contrôle des connaissances
Les étudiants du CTEL ne sont pas soumis au contrôle continu ; à titre d’exercice, un
commentaire de texte sera donné en cours de semestre. Le contrôle final consiste en un
commentaire de texte.
Il est possible de me contacter à mon adresse mail : [email protected].
2
Art et morale chez Nietzsche.
La bibliographie sur Nietzsche est immense. D’une manière pragmatique, on doit y
opérer une sélection ; le principe de celle qui est proposée ici est de retenir des interprétations
qui facilitent une compréhension d’ensemble de son œuvre, ou qui donnent des options
d’interprétation fortes ou originales, ou qui se rapportent directement aux thèmes traités ici.
Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, Paris, Gallimard, 1958 (3 tomes).
Yannick Beaubatie, Le nihilisme et la morale de Nietzsche, Paris, Larousse, 1994.
Eric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986.
Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.
Florence Fabre, Nietzsche musicien, Presses Universitaires de Rennes, 2006.
Didier Franck, Nietzsche et l'ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
Jean Granier, Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil,
1966.
Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, Tel, 1993.
Michel Haar, Par-delà le nihilisme, Nouveaux essais sur Nietzsche, PUF, 1998.
Martin Heidegger, Nietzsche, Paris, Gallimard, 1962 (2 tomes).
Mathieu Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998.
Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris,
PUF, 1999.
Georges Liebert, Nietzsche et la musique, Paris, PUF, 2000.
André Stanguennec, Le Questionnement moral de Nietzsche, Villeneuve d'Acsq, Presses
Universitaires du Septentrion, 2005.
Barbara Stiegler, Nietzsche et la critique de la chair, Paris, PUF, 2005.
Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, PUF, 1995.
3
Avant-propos
I. Le présent cours est consacré essentiellement aux thèmes de l’art et de la morale chez
Nietzsche, « morale » étant entendu ici en un sens large qui inclut tout ce qui concerne les
mœurs, en incluant le fait religieux, et correspondant par exemple aux concepts qui
apparaissent dans les titres des dissertations de La Généalogie de la morale : « bien »,
« mal », « faute », « mauvaise conscience », « idéaux ascétiques », etc. Les deux thèmes
seront considérés comme formant une unité synthétique, non pas parce qu’ils sont identiques,
mais parce qu’ils sont liés par un dénominateur commun central qu’on étudiera au final
comme « volonté de puissance ». Alors que par exemple chez Kant, art et morale sont
clairement distincts, chez Nietzsche ils sont tous deux à comprendre à partir d’une
physiologie, qui elle-même est à comprendre comme une théorie de la puissance et de la
capacité de dominer les formes de l’existence.
Cette approche a pour conséquence que le présent cours ne prétend pas être une
présentation complète de la pensée ni de l’œuvre de Nietzsche, et devra renoncer à en
développer des aspects importants, par exemple en ce qui concerne l’épistémologie, la
physiologie, la politique ou le droit. Mais, s’il ne prétend pas à l’exhaustivité, il compte
malgré tout viser l’essentiel, car les thèmes abordés et articulés ici sont au centre de la
réflexion de Nietzsche dans l’ensemble de son œuvre, et permettent d’aborder les concepts
essentiels de sa pensée. Ils permettent du reste de ne pas laisser totalement de côté ces thèmes
dont nous venons d’indiquer qu’ils ne seraient pas développés ici de façon centrale, car, par
exemple, à travers l’art sont abordées l’épistémologie et la physiologie, et à travers la morale
sont abordées la politique et le droit.
Dans son ouvrage Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Mathieu
Kessler propose de radicaliser au maximum le recentrage de l’interprétation de la philosophie
de Nietzsche sur la question esthétique, en faisant de Nietzsche avant tout un « philosophe de
l’art », de la volonté de puissance une « philosophie de l’art », et de l’art le « meilleur point de
vue pour rendre compte de la philosophie, de la morale, de la politique et même de la
physiologie de Nietzsche »1. Il veut dire par là que, s’il ne s’agit pas de réduire toutes ces
disciplines à l’art, on peut démontrer qu’elles reposent toutes sur des critères finalement
1 Mathieu Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999, p. 18.
4
esthétiques2.
Cela paraît incontestable, même si l’art n’est pas toujours en position centrale dans la
philosophie de Nietzsche, et qu’une tension parcourt celle-ci du fait que, si l’art peut en effet
être considéré comme central dans cette philosophie, on peut aussi considérer que la
philosophie elle-même est centrale dans la philosophie de Nietzsche. Les deux centres de la
philosophie de Nietzsche seraient donc l’art et la philosophie elle-même ; et on peut proposer
l’hypothèse que cette philosophie évolue d’une métaphysique de l’art et de l’artiste vers une
philosophie de plus en plus centrée sur le philosophe lui-même. Cela n’implique pas que l’art
soit refoulé pour autant, car la question est de savoir quelle synthèse est possible entre ces
deux centres, et comment la philosophie telle que la comprend Nietzsche intègre en soi des
éléments essentiels revenant initialement à l’art. L’indice en est que Dionysos, figure centrale
de la philosophie de l’art de Nietzsche, devient dans Par delà bien et mal la figure
philosophique dont se réclame Nietzsche lui-même – sans que pour autant son sens artistique
disparaisse. Ce caractère bicéphale du centre de la philosophie de Nietzsche n’est du reste pas
chez lui quelque chose de tardif, car il est annoncé dès La Naissance de la tragédie avec la
figure d’un Socrate musicien, un Socrate philosophe qui cultive les muses, et qui intègrerait
en soi, dans sa personne et dans le type qu’il incarne, les deux pôles souvent opposés, mais
peut-être conciliables dans une telle figure synthétique. Nietzsche aurait tenté d’être, ou du
moins espéré pouvoir incarner, ce Socrate musicien, et dans son ouvrage Nietzsche musicien,
Florence Fabre articule précisément la problématique de cette synthèse autour de la question
du rapport entre le texte (qui peut dire le vrai) et la musique (qui touche l’affect, mais sur un
mode complexe et ambigu). Les réalisations les plus abouties de Nietzsche en ce domaine,
selon l’Essai d’autocritique qu’il donna à La Naissance de la tragédie en 1886, seraient Ainsi
parlait Zarathoustra, et les Dithyrambes à Dionysos, où le philosophe se rapproche le plus
d’une poésie qu’il conçoit musicalement. Nietzsche lui-même prétendait que sa composition
musicale Hymne à l’amitié, sur un texte de Lou Andréas Salomé, exprimait adéquatement de
manière musicale ce que sa philosophie développait par ailleurs sous forme discursive.
Toutefois, aucune de ces entreprises n’ayant été pleinement concluante, en tant que
synthèse de musique et de parole, la figure du Socrate musicien reste une figure du futur.
Aussi la philosophie de Nietzsche s’achève-t-elle sous forme de projections vers un type à
venir, c’est-à-dire, essentiellement, vers le philosophe à venir, qui remplace la figure du
musicien de l’avenir qu’avait projeté Wagner.
2 Ibid.
5
Le mouvement général de la présente étude sera le suivant. Un premier moment sera
consacré à l’étude de l’art dans son développement propre chez Nietzsche. Ce mouvement a
globalement le caractère suivant : partant d’un art relevant, sous l’influence de Schopenhauer,
de ce que Jean-Marie Schaeffer appelle la « Théorie spéculative de l’art », il s’en émancipe,
du moins sous la forme qu’il a initialement, pour présenter un art affranchi de cette référence
à la vérité. Contrairement à ce qu’affirmaient, par exemple, Hegel ou Schopenhauer, l’art
n’exprimerait et ne manifesterait ni le vrai ni l’être. Le sens de l’art sera alors déterminé par
Nietzsche en termes de puissance de mise en forme de réalités du monde, et d’effets positifs
pour la constitution psycho-physiologique de ceux qu’il affecte.
Dans un second temps, on abordera la morale de Nietzsche, et la manière dont la
thématique de l’art se joint à cette dernière. Le trait caractéristique premier de cette morale est
son refus de l’universalité des normes et des comportements, corrélatif de son refus de
considérer les hommes comme égaux. Cette morale est donc essentiellement duelle, avec d’un
côté une morale des faibles, des esclaves, des ratés et des décadents, et de l’autre une morale
des forts, des aristocrates, des natures affirmatives et dominantes. La morale des faibles est
abordée par Nietzsche sur un mode essentiellement critique, généalogique, explicatif et
descriptif. La morale des forts ajoute à cette dimension d’analyse théorique une dimension
projective, visant à permettre aux forts de se libérer de la domination des faibles. Mais ce qui
nous retiendra au final essentiellement dans cette étude de la morale, est que celle-ci, en sa
part affirmative, est selon Nietzsche une morale de l’activité créatrice. De ce fait, elle rejoint
son esthétique, pour autant que celle-ci est développée en adoptant le point de vue du créateur,
et non celui du spectateur. En ce sens, la morale peut passer pour une branche de l’art, pour
autant qu’elle reprend et élargit des principes esthétiques et les applique à l’ensemble des
dimensions de l’existence, par exemple le rapport à soi ou à autrui, et non pas seulement aux
œuvres d’art habituellement reconnues comme telles : architecture, sculpture, musique,
peinture, poésie.
Toutefois, un troisième temps de cette étude analysera la manière dont Nietzsche essaie
de dépasser les deux moments précédents, en essayant de montrer que ce vers quoi tend le
propos de Nietzsche s’enracine dans l’esthétique et dans sa morale, tout en les dépassant l’une
et l’autre. Il ne les supprime ni ne les oublie, mais propose alors autre chose. Il s’agit en effet
de créer, ou de sélectionner, un certain type d’homme, qui intègrerait et rassemblerait en soi
l’essentiel de ce qui fait un « artiste » et de ce qui fait un « sage ». Ce qui fait un artiste : la
créativité, le style ; ce qui fait un sage : le souci de soi, la probité. Ce qui est commun aux
6
deux : la rigueur dans l’obéissance à certaines règles, une forme de dureté, parfois avec
certains autres, et surtout avec soi-même. La synthèse des deux figures donne l’homme de la
grande politique, qui façonne l’histoire et les hommes qu’il domine comme un musicien
façonne les notes et comme un chef d’orchestre règle la forme de la masse orchestrale qui lui
est soumise. Ce n’est pas tant une synthèse, parce que en fin de compte Nietzsche répond à un
problème par un projet, de sorte que la clé et la finalité de son propos se trouverait non pas
dans le développement de sa philosophie, en tant que théorie, mais dans les effets de cette
dernière dans la vie.
Esthétique de la création, morale de la création. Les deux thèmes s’articulent dans leur
dimension créative, et dans le fait que l’esthétique, comme la morale, valorise les affects
stimulants et affirmatifs. La question qu’on peut alors se poser est de savoir s’il s’agit encore
proprement d’une « morale », même au sens d’une « morale d’artiste », ou si l’esthétique
ainsi élargie n’englobe pas la morale, qu’elle effacerait dans sa spécificité en déterminant à sa
place l’ensemble des valeurs. Le critère, pour répondre à cette question, est de savoir si
d’autres critères que le goût interviennent pour la détermination des valeurs. On peut aussi se
demander si une esthétique élargie loin au-delà du domaine de la production des œuvres d’art
au sens strict, au point d’englober quasiment toute forme de domination créatrice et
affirmative, est encore une esthétique.
Dans la mesure où l’art et le goût lui-même sont chez Nietzsche toujours soumis aussi à
un jugement extra-artistique, soit de la part de la physiologie, telle que l’entend Nietzsche,
c’est-à-dire comme théorie de la puissance du corps, soit de la médecine, là encore telle que
l’entend Nietzsche, c’est-à-dire comme théorie de la grande santé, il semble que l’esthétique
bien que très importante, n’occupe pas une fonction unificatrice et dominatrice globale, et que
dans certains cas ce soit elle qui est englobée dans la physiologie, dès lors qu’on ne parle plus
de goût mais de puissance – car l’esthétique « pure », par quoi on entend ici une théorie de la
sensation et du sentiment, ne rend pas pleinement compte de la théorie nietzschéenne de
l’usage de la force, des questions de domination ; c’est au contraire la compréhension de la
puissance qui permet de rendre compte du goût. D’ailleurs, et cela peut valoir comme un
indice, il n’est pas question de pouvoir ni de domination dans la métaphysique de l’art du
jeune Nietzsche, qui présente plutôt la manière dont l’art se répand dans une population sur un
modèle épidémiologique, et qui thématise le voir, le sentir, l’entendre, mais non la force de
mettre en forme. La question du pouvoir point en revanche clairement dans Richard Wagner
7
à Bayreuth, qui de ce point de vue essentiel marque la transition qui ouvre à la question de la
puissance, et à travers elle aux champs croisés du politique, du moral et du physiologique,
tout en restant aussi une question liée à l’art. Mais c’est qu’il faut, lorsque cela s’avère
nécessaire, faire la distinction entre esthétique, art, et création artistique. Ainsi, si le rêve
apollinien est un phénomène physiologique à caractère purement esthétique, la mise en œuvre
du rêve relève, pour sa part, de conditions de possibilité physiologiques qui peuvent tout aussi
bien s’appliquer dans d’autres domaines que l’esthétique ; Nietzsche suggère ainsi lui-même
que Sparte et Rome peuvent être envisagés comme des ordres politiques et sociaux
apolliniens.
On peut, en outre, aussi considérer que l’esthétique est (non pas dépassée, comme chez
Schopenhauer, mais) mais subordonnée à la morale, dès lors qu’on distingue le « bon » art
affirmatif et sain du « mauvais » art décadent et maladif. La partition que fait Nietzsche entre
art affirmatif et art décadent n’est en effet pas réalisée par l’art lui-même ; elle implique que
l’art soit pris dans une autre perspective que la perspective esthétique qui le caractérise.
Nietzsche lui-même théorise la nécessité pour lui d’aller contre son goût, de surmonter son
penchant pour la musique romantique et wagnérienne, pour se tourner vers la musique plus
solaire de Bizet1. Le Nietzsche médecin parle ici contre le Nietzsche esthète. Mais d’un autre
côté, il pourrait bien y avoir des éléments de l’esthétique qui résistent à la réduction au
physiologique, de même que des éléments de la morale, par exemple la valorisation constante
chez Nietzsche de la probité, pourraient résister à la réduction à l’esthétique. C’est pourquoi
même si on peut constater des points de convergence, ou même des domaines dans lesquels
l’esthétique, la physiologie et la morale peuvent s’identifier, on ne les réduira pas à une forme
unique.
Le concept d’une « esthétique élargie », proposé par Mathieu Kessler, est donc tout à
fait utile et pertinent pour faire ressortir la place essentielle et omniprésente de l’esthétique
dans tous les champs abordés par la philosophie de Nietzsche, mais il a le défaut d’être flou
au point d’englober tant que l’idée d’esthétique en perd de ses contours, puisque cet
élargissement permet de tout mettre sous la rubrique esthétique. C’est pourquoi on préfèrera
ici une approche plus synthétique, qui, au lieu de tout ranger sous une seule rubrique,
reconnaît des domaines différenciés, même si cette différentiation a pour fonction essentielle
de permettre de rendre compte le plus précisément possible de transferts que Nietzsche ne
cesse d’opérer d’un domaine à l’autre.
1 Point documenté précisément par Florence Fabre, op. cit.
8
La tentation est dès lors grande de considérer à l’évolution de Nietzsche comme un
parcours univoque qui, partant d’une compréhension de l’art comme vérité, se détacherait de
cette problématique initiale pour s’articuler à une problématique morale et physiologique, et
se dépassant ensuite dans un projet de vie pour des hommes affranchis de toutes les sujétions
morales qui se sont constituées au cours de l’histoire. Toutefois, cette vision demanderait à
être nuancée, dans la mesure tout d’abord où, certes, l’art ne vise plus à manifester le vrai,
mais pour autant il n’a pas perdu sa valeur de manifestation. A l’époque de La Naissance de
la tragédie, l’art manifeste le vrai qui est alors l’Un originaire, une réalité dont Nietzsche
affirme lui-même le caractère métaphysique. Mais chez le dernier Nietzsche, l’art manifeste
toujours une réalité, saut qu’il s’agit alors de la puissance se manifestant comme sentiment.
De ce point de vue, l’art et l’ivresse restent des phénomènes de manifestation, au sens où en
eux se manifeste ce qui importe et ce qui vaut. Si donc il y a des tendances perceptibles chez
Nietzsche, des évolutions, elles sont à aborder comme des faits complexes dont l’analyse
requiert d’en respecter les nuances.
II. Chez le jeune Nietzsche, la valorisation de l’art s’inscrit dans un mouvement d’idées
qui a émergé à l’époque du romantisme, et selon lequel l’art a une valeur métaphysique. L’art
est alors l’activité la plus haute et la plus essentielle à laquelle puisse se consacrer l’homme.
Mais même chez le Nietzsche tardif, l’art reste essentiel comme expression de la volonté de
puissance. Toutefois, par rapport à la perspective initiée par les romantiques, l’art cesse alors
d’être révélateur de la vérité pour devenir l’expression possible de la vitalité1.
Le précurseur direct du jeune Nietzsche dans cette manière d’évaluer l’art est A.
Schopenhauer. Mais selon Schopenhauer, l’art doit être dépassé par la morale, de sorte que la
visée du sage ou du philosophe ne doit pas en dernier ressort être de type artistique, mais
éthique. En outre, l’éthique de Schopenhauer est une ascèse qui prétend vouloir la fin de
l’existence, parce qu’elle veut un renoncement total de la volonté à elle-même. Du coup, chez
Schopenhauer, même si l’art et la morale visent le même but, à savoir la neutralisation de la
volonté, ils n’y parviennent pas à égalité, et se distinguent par leur degré de réussite : l’art
échoue à parvenir là où parvient la morale.
Là où, chez Schopenhauer, art et morale conspirent pour éteindre la volonté, ils
1 Sur ces questions, voir : Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992 ; Mathieu Kessler, L’Esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998 ; Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF, 1999.
9
collaborent chez Nietzsche pour lui donner son expression maximale en tant que puissance
d’affirmation de soi et d’acquiescement à soi. La différence de réussite entre les deux
disparaît chez Nietzsche dans la mesure où tous deux, art et morale, sont également soumis à
une physiologie – ou à une volonté de puissance – qu’ils doivent laisser s’exprimer de la
meilleure façon pour produire l’existence la plus belle pour les hommes les plus beaux et les
plus sains possibles.
Après s’être inspirée de Schopenhauer, la théorie nietzschéenne de l’art est donc en
opposition frontale à celle que développe Le Monde comme volonté et comme représentation,
parce que Nietzsche s’oppose à Schopenhauer sur le sens de l’art et sur la morale. À partir de
là, la réflexion de Nietzsche sur la morale se développe d’une part comme une généalogie qui
vise à comprendre pourquoi l’unité créatrice et affirmative de l’homme est dans l’histoire
majoritairement supplantée par la formation d’un homme morcelé et diminué, à qui la morale
et la religion ne donnent habituellement pas les moyens de regagner sa force et son unité, mais
précipitent et aggravent au contraire la maladie et la décadence. Et d’autre part, cette réflexion
se fait plus prospective, voire prophétique, en élaborant une morale pour un type d’homme
culturellement et physiologiquement affranchi des limitations que justifie et pérennise la
moralité commune sous le nom, en Europe, de christianisme.
Au vu de l’importance de la théorie de Schopenhauer pour le développement des idées
de Nietzsche, il paraît utile de commencer par un rappel de la manière dont Schopenhauer
articule art et morale. Il ne sera fait référence ici qu’aux aspects de cette théorie qui importent
directement pour la compréhension de la théorie nietzschéenne de l’art. Et comme la théorie
schopenhauerienne s’oppose directement à l’esthétique de Kant, on rappellera les éléments
pour nous pertinents de cette dernière, qui nous serviront de point de comparaison pour
appréhender par la suite aussi l’esthétique de Nietzsche.
1. La théorie schopenhauerienne de l’art.
La théorie schopenhauerienne de l’art est une théorie de la connaissance. Schopenhauer
se distingue par là radicalement de Kant, dans le lignage duquel il affirme pourtant lui-même
souvent se situer, et pour qui l’expérience esthétique est radicalement différente de
l’expérience scientifique ou cognitive. .
10
1. 1 Spécificité de l’esthétique chez Kant.
Pour Kant, l’expérience esthétique n’a rien à voir avec l’expérience de type cognitif,
parce que l’expérience de type cognitif dont la forme la plus rigoureuse est l’expérience
scientifique, a une valeur objectivement universelle, tandis que l’expérience esthétique, dès
lors qu’elle vise le beau et pas seulement l’agréable, a une valeur subjectivement universelle.
Cela tient au statut du concept dans l’une et l’autre forme d’expérience. Dans l’expérience
scientifique, une expérience sensible doit toujours correspondre à un concept déterminé. Ou
encore, mais cela revient au même, pour être objective une expérience sensible doit pouvoir
correspondre à une loi déterminée. La loi explicative d’un phénomène naturel a une valeur
objectivement universelle et nécessaire : elle vaut pour tout le monde et il ne peut pas en aller
autrement que comme le spécifie la loi.
Par exemple, à l’expérience de la chute des corps correspond la loi newtonienne de la
chute des corps. Un phénomène naturel qui ne relèverait d’aucune loi est selon Kant
impensable.
L’expérience esthétique en revanche ne permet pas de faire correspondre un concept ou
une loi déterminés à ce qui se présente à nous comme étant beau. Je ne peux donc pas
expliquer le concept de la beauté pour en donner les éléments constitutifs, ni donner la loi de
la constitution d’un bel objet. Je ne peux que constater la beauté quand je la rencontre. Mais
d’un autre côté, lorsque je trouve qu’une forme est belle, mon jugement de goût ne veut pas
dire simplement qu’elle est agréable pour moi, je veux dire qu’elle est belle pour tout le
monde. Pour tout le monde, faut-il préciser, et non belle en elle-même, comme si la beauté
était une des qualités intrinsèques de la forme, au même titre que la taille ou la masse d’une
chose sont des qualités intrinsèques de cette dernière. Je ne peux pas affirmer par mon
jugement que la chose est belle en elle-même, ce pourquoi l’expérience de sa beauté est
subjective et non pas objective, mais j’affirme que parce que je la trouve belle, je m’attends à
ce que tout le monde, c’est-à-dire toute personne dotée du même entendement, de la même
imagination et de la même sensibilité que moi, juge comme moi. Mon jugement est de ce fait
subjectivement universel.
Le lien entre l’entendement et la sensibilité ou l’imagination est donc très particulier ici.
Car, contrairement à sa fonction première, en tant que faculté supérieure de connaître,
l’entendement ne permet pas de connaître quoi que ce soit dans le beau, et pourtant il n’est
pas exclu de l’expérience esthétique. Il y prend au contraire part, parce que pour que je puisse
11
porter un jugement sur la beauté d’une chose ou d’une forme, il faut que mon entendement
prenne part à cette expérience. Mais, selon Kant, il n’y prend pas part en formant un concept
ou une loi déterminés, mais en formant un concept ou une loi indéterminés. Ce qui signifie
que, puisque l’entendement est partie prenante de l’expérience, il intervient à sa manière
propre, c’est-à-dire par la formation d’une loi ou d’un concept, mais puisque cette loi et ce
concept ne peuvent être formulés d’une manière qui produise un savoir, ils ne peuvent être
qu’indéterminés (- on laissera de côté ici la question de savoir si une réalité – fût-elle idéale -
peut être indéterminée, et donc si les notions de concept ou de loi sont ou ne sont pas
contradictoires). Du coup, dans l’expérience esthétique, l’imagination n’est jamais sous la
contrainte d’un concept ou d’une loi, de sorte que le plaisir de cette expérience tient selon
Kant au libre jeu de ces deux facultés, l’imagination et l’entendement. En comparaison, on se
souviendra que dans le cas de l’expérience scientifique, l’imagination est déterminée par
l’entendement : je ne peux pas imaginer un effet précédant sa cause. Le concept de cause
contraint l’ordre de mon imagination.
La différence entre l’expérience scientifique (produisant du savoir) et l’expérience
esthétique du beau est donc que la première est une expérience impliquant un concept
déterminé, la seconde implique un concept indéterminé qui laisse libre champ pour le jeu des
facultés. Il en résulte un plaisir d’une qualité spécifique, mais aucun savoir.
1. 2. Le savoir esthétique selon Schopenhauer.
Pour Schopenhauer, au contraire, le jugement esthétique ne va pas être radicalement
différent du jugement théorique, mais il va au contraire en être l’approfondissement, parce
que là où cher Kant il y avait entre l’expérience scientifique et l’expérience esthétique la
différence que nous venons de voir entre concept déterminé et concept indéterminé, il y a
chez Schopenhauer la différence entre concept et idée. Or, l’idée étant selon Schopenhauer
plus déterminée que le concept, ce qui disparaît totalement, c’est l’indétermination, et c’est
pourquoi cette expérience a un sens cognitif, et que l’expérience esthétique est homogène à
l’expérience cognitive quant à son caractère de détermination. Et de fait, pour Schopenhauer
« la connaissance scientifique mène à la connaissance artistique »1. Autrement dit, ce n’est pas
l’art qui est une esquisse du savoir scientifique, mais le savoir scientifique qui est une ébauche
ou une approximation du savoir artistique.
1 Supplément du livre 3, chapitre 29, « De la connaissance des idées ».
12
On distingue donc ici deux niveaux de savoir, le savoir conceptuel scientifique et la
savoir idéel artistique. Pour comprendre le second, qui nous importe ici, voyons rapidement
les caractéristiques du premier.
Pour expliquer la différence entre concept et idée au moyen de leur détermination
respective, Schopenhauer dit que « le concept ressemble à un récipient inanimé ; ce qu'on y
dépose reste bien placé dans le même ordre ; mais on n'en peut tirer (par les jugements
analytiques) rien de plus que ce qu'on y a mis (par la réflexion synthétique) ; l'Idée, au
contraire, révèle à celui qui l'a conçue des représentations toutes nouvelles <...> elle est
comme un organisme vivant, croissant et prolifique, capable en un mot de produire ce que l'on
n'y a pas introduit ».
Le concept et l'idée ont en commun la plupart du temps de représenter une pluralité de
choses réelles. Mais « le concept, dit Schopenhauer, est abstrait et discursif, complètement
indéterminé, quant à son contenu, rien n'est précis en lui que ses limites ». C'est que la
détermination du concept lui vient de l'intuition à laquelle il se rapporte, elle lui vient donc de
la relation qui est son essence. On ne connaît le contenu d'un concept que par l'expérience
d'une intuition. Comme produits d'une réflexion, les concepts sont une reproduction des
choses du monde de l'intuition, et donc, à ce titre, simplement une imitation. Les concepts,
bien qu'ils soient radicalement distincts des représentations intuitives, sont avec elles dans un
rapport nécessaire sans lequel ils n'existeraient pas ; ce rapport constitue toute leur essence et
leur réalité. L'essence d'un concept, en tant que représentation, est ainsi son rapport à une
autre représentation qui peut être soit une intuition, soit un autre concept. Les concepts sont
donc des représentations de représentations, au sens où ils sont des représentations permettant
de connaître d'autres représentations.
L'idée en revanche est, selon Schopenhauer, « absolument concrète, elle a beau
représenter une infinité de choses particulières, elle n'en est pas moins déterminée sur toutes
ses faces » - et ce justement parce qu'elle n'est pas une abstraction ou une simple image, en
tant que produit d'une réflexion, mais elle est une réalité en elle-même, et donc totalement
déterminée par elle-même et non pas par l'activité réfléchissante plus ou moins arbitraire d’un
sujet. Le concept est une construction qui surgit dans l'acte de pensée lui-même et qui est de
ce fait dépendant de l'arbitraire de la réflexion, de la manière dont nous pratiquons des
découpages abstraits et des démarcations dans l'intuition ; l'idée est quelque chose de stable et
de persistant, et, dans cette mesure, de strictement objectif. L'idée n'est pas conçue, elle est
intuitionnée.
13
L'intuition de l’idée saisit la réalité non plus avec un caractère arbitraire et contingent
mais comme une connaissance nécessaire ; on le saisit « non plus dans la particularité d'une
chose donnée ici et maintenant, mais dans l'universalité de la loi qui règne en elle et la
constitue »1. « L’idée, dit Schopenhauer, c'est l'unité qui se transforme en pluralité par le
moyen de l'espace et du temps <...> le concept au contraire c'est l'unité extraite de la pluralité
au moyen de l'abstraction ».
Pour Schopenhauer, note Cassirer dans Le Problème de la connaissance2, « l'idée est
l'unité (universalia ante rem) fragmentée dans la pluralité en raison de la forme spatio-
temporelle de notre appréhension intuitive, à l'inverse, le concept est l'unité restaurée à partir
de la pluralité, par le moyen de l'abstraction de notre raison ». En compréhension,
Schopenhauer dit que le concept est égal à l'idée, mais qu'il est revêtu d'une tout autre forme,
et rendu ainsi incapable de devenir objet d'une intuition, et par là de détermination constante.
Du fait de cette différence entre concept et idée, la connaissance par concept n’apparaît donc
pas comme étant la plus juste ; et donc, la connaissance scientifique, qui est une connaissance
conceptuelle, reste une connaissance aussi limitée que l'est le concept lui-même.
La saisie des idées est donc bien une connaissance, ainsi que le souligne Schopenhauer :
« dans cette perspective, il ne s'agit pas d'une spéculation esthético-métaphysique à part, mais
de l'accomplissement véritable et nécessaire de notre concept philosophique de
connaissance ». Si maintenant la saisie des idées est de type esthétique, alors le savoir vrai est
bien celui que donne l'art.
Pour bien comprendre la différence de statut entre les idées et les concepts, il importe de
les situer respectivement par rapport à leur origine. Les idées sont, selon Schopenhauer, des
objectivation de la volonté, ce qui veut dire, dans le cadre de son ontologie, que la volonté
qui, telle la chose en soi kantienne, est l'autre de la représentation, et qui est donc absolument
irreprésentable, se projette en des objectités, c'est-à-dire qu'elle s'objective, ou, pour le dire
encore autrement, qu'elle devient représentable. S'objectiver, c'est entrer dans la sphère de la
représentation. Toutefois, cette objectivation a elle même deux degrés. Le premier est celui de
l'objectivation comme idée, et à ce titre l'idée est la première objectité de la volonté, ce qui
veut dire qu'elle est une forme phénoménalisée de cette dernière, mais sans s'intégrer dans un
espace ou un temps qui lui imprimeraient leur caractère de multiplicité. Elle est donc
parfaitement singulière : par exemple, l'idée de lion. La seconde objectivation de la volonté va
1 E. Cassirer, Le Problème de la connaissance, t. III, Paris, Le Cerf, 1999, p. 360.2 Id., p. 358.
14
être son inscription dans l'ordre spatio-temporel, où elle va être inscrite dans des jeux
relationnels et va recevoir un caractère de multiplicité, par exemple les lions tels qu'ils
existent à titre de phénomènes individualisés. L'idée, à titre de première objectivation, set
donc lpus proche de son origine, la volonté, que ne l'est le phénomène spatio-temporel, à titre
de seconde objectivation. Saisir une idée, c'est donc saisir une réalité de rang supérieur aux
phénomènes spatiotemporels, tandis que saisir un concept, qui est construit à partir des
représentations spatiotemporelles, c'est toujours saisir l'image d'une objectivation de
deuxième degré.
1. 3. La contemplation des idées.
La question est de savoir comment passer de la saisie des concepts à celle des idées. Il
doit pour ce faire être possible au moins exceptionnellement de passer de cette connaissance
commune par concepts à la connaissance des idées, ce qui correspond à ce que Schopenhauer
appelle précisément la contemplation esthétique1. Dans ce cas, Schopenhauer estime que le
sujet devient « purement connaissant et exempt de volonté ; il n’est plus astreint à rechercher
des relations, conformément au principe de raison ». Cela se produit, pour la contemplation
des objets sensibles
lorsqu’on ne considère plus ni le lieu ni le temps, ni le pourquoi ni l’à quoi bon des
choses, mais purement et simplement leur nature, <…lorsqu’on…> tourne toute la puissance
de son esprit vers l’intuition ; lorsqu’on s’y plonge tout entier et que l’on remplit toute sa
conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysage,
arbre, rocher, édifice ou tout autre, du moment qu’on s’abîme dans cet objet, qu’on s’y perd
<…> c’est-à-dire du moment qu’on oublie son individu et qu’on ne subsiste que comme sujet
pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait
seul sans personne qui le perçoive, qu’il soit impossible de distinguer le sujet de l’intuition
elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule
conscience <…> lorsque enfin l’objet s’affranchit de toute relation avec ce qui n’est pas lui et
le sujet de toute relation avec la volonté, alors, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus la chose
particulière en tant que particulière, c’est l’idée2
Schopenhauer imagine donc ici qu'en modifiant la façon de considérer une chose, on
peut accéder à un autre degré de réalité de cette dernière. Un objet sensible, qui correspond à 1 Le Monde comme volonté et comme représentation, § 34, p. 230.2 Id., p. 231.
15
une objectivation de deuxième degré de la volonté, se manifeste ainsi comme idée, qui est une
objectivation de premier degré. Le gain obtenu en cela a déjà été spécifié : plus grande
détermination, caractère plus concret, plus grande proximité à la volonté. L'idée donne la
réalité de la chose dans sa pureté, sans les déperditions et les accidents qui peuvent l'altérer
lors de sa seconde objectivation dans la multiplicité spatiotemporelle. La contemplation
esthétique permet donc de remonter d'un cran dans les objectivations de la volonté.
La chose contemplée, soustraite au principe de raison, manifeste sa pure idée, ou plutôt
se manifeste comme pure idée, en perdant l'individualité phénoménale qu'elle tenait de sa
situation parmi d'autres réalités de même niveau. Ainsi, considérant par exemple un arbre, il
est alors, selon Schopenhauer, indifférent de savoir si l’arbre que je considère est bien celui
qui est ici présent ou « s’il s’agit de son ancêtre qui fleurissait il y a mille ans »1 ; sa situation
spatio-temporelle ne m’importe pas, car seule se manifeste alors pour moi sa signification
pure. Donc, dans cette contemplation, qui est rare car elle dépend d’une capacité elle-même
rare du sujet à se défaire de son individualité, puisqu'il lui faut pour cela s'abstraire de
l'espace, du temps, et de tous les types de rapports dans lesquels il est communément engagé,
il y a une double transformation : la chose et le sujet changent ensemble de statut : « la chose
particulière devient d’un seul coup l’idée de son espèce, l’individu devient le sujet
connaissant pur ». Ce phénomène peut ainsi avoir lieu pour tout ce dont il y a une idée.
La beauté correspond à cette expérience de la contemplation esthétique. Elle a un sens
objectif et un sens subjectif. Le pôle subjectif correspond à ce que nous venons de voir sous le
nom de « contemplation esthétique ». Il y a alors coïncidence parfaite entre la contemplation
et la beauté, car, selon Schopenhauer, nous trouvons l’idée belle du seul fait que nous la
considérons. C’est qu’en contemplant la chose, « nous avons conscience de nous-mêmes non
plus à titre d’individus, mais à titre de sujets connaissants purs, exempts de volonté »2. C’est
donc à cette satisfaction, provoquée par l'annulation de la volonté, que correspondrait selon
lui l’expérience de la beauté.
Le pôle objectif du beau correspond inversement à la forme de l’objet lorsque celle-ci
favorise l’accès du sujet à l’état de contemplation esthétique. La forme de l'objet doit donc en
elle-même manifester un certain rapport de l’objet empirique à son idée (laquelle,
conformément à ce qu'on vient de voir avec le « pôle subjectif », est supposée a priori être
belle du simple fait qu'en étant contemplée elle supprime la volonté, ce qui est cause d'une
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 270.2 Le Monde comme volonté et comme représentation, P. 269.
16
satisfaction que Schopenhauer identifie au sentiment éprouvé face à la beauté). Autrement dit,
la belle forme rend aisé de passer de la considération de l’objet empirique à la contemplation
de l’idée : il faut que « l’objet particulier, grâce à l’arrangement très clair, parfaitement précis,
c’est-à-dire très significatif, de ses parties, exprime avec pureté l’idée du genre ; il réunit alors
en lui toute la série des propriétés possibles de l’espèce, et par suite il en manifeste l’idée de
façon parfaite ; il facilite enfin dans une large mesure à l’observateur le passage de la chose
particulière à l’idée ». Cela revient à dire qu’il faut que l’idée soit clairement manifestable
dans l’objet empirique, par quoi est implicitement affirmé aussi que tout objet empirique n'est
pas susceptible de rendre cette claire manifestation possible. Enfin, est beau l’objet dont l’idée
qui se manifeste en lui correspond à un haut degré d’objectité de la volonté ; dans ce cas,
« l’idée est singulièrement importante et significative, et plait d’autant ». C’est pourquoi la
beauté humaine dépasse toute autre beauté. C'est que la volonté s'y projette de façon plus
complète, plus différenciée, que, par exemple, dans des minéraux ou des animaux. Les degrés
de l'objectivation dont il est question ici correspondent donc à ce qui, qualitativement, est
transposé, depuis la volonté, dans l'ordre phénoménal. Les degrés du beau considéré
objectivement tiennent donc au degré d’adéquation de la chose contemplée à l’idée, et à la
richesse de l’idée elle-même – l’idée d’une pierre étant sous ce rapport absolument moins
riche que celle d’un être humain, elle sera aussi moins belle.
1. 4. Les arts.
La plupart des arts visent à reconduire à l’idée en remontant de cette manière depuis un
phénomène jusqu’à l’essence de celui-ci. Et le génie est celui qui opère la transposition de la
contemplation esthétique portant sur une idée vers une contemplation portant sur une oeuvre.
Le génie contemple l'idée, puis communique l’idée qu’il a contemplée. Ce qui distingue donc
le génie de l’homme ordinaire est d’avoir une plus grande aptitude à cette contemplation et la
capacité de la reproduire et de la transposer. Par suite, le génie consiste d'abord dans cette
aptitude à se maintenir dans l’intuition pure et à s’y perdre. L’aptitude en tant que telle est
partagée par tous les hommes, mais le degré auquel le génie la possède lui permet d’appliquer
« à ce mode de connaissance toute la réflexion nécessaire pour reproduire dans une œuvre
d’art ce qu’il connaît par cette méthode »1. Selon Schopenhauer, l’art reproduit ainsi les idées
éternelles que le génie a appréhendées dans la contemplation pure. L’œuvre d’art n’est donc
qu’un « moyen destiné à faciliter la connaissance de l’idée, connaissance qui constitue le
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, § 37, p. 251.
17
plaisir esthétique ». La fonction de l’art est donc pour Schopenhauer la communication de la
connaissance des idées1.
On n'entrera pas ici dans le détail de l'étude des différents arts. Un art est toutefois à
placer en dehors de tous les autres dans son rapport aux idées, c’est la musique, que
Schopenhauer étudie au § 52 du Monde comme volonté et comme représentation. En effet,
selon lui, les effets de la musique ne sont compréhensibles que si on considère que celle-ci
est, au même titre que les idées, elle-même directement l’objectivation adéquate de la volonté.
Autrement dit, tandis que tous les autres arts ont pour but de permettre à l’homme de
contempler les idées par la reproduction d’objets particuliers, et objectivent ainsi la volonté
médiatement par l’intermédiaire des idées de ces objets, la musique est une objectité, une
copie immédiate de la volonté : « elle n’est donc pas, comme les autres arts, une reproduction
des idées, mais une reproduction de la volonté au même titre que les idées elles-mêmes ». Et,
tandis que les autres arts imitent des phénomènes du monde empirique pour permettre le
passage à la contemplation de l’idée, la musique, étant elle-même idée, est « complètement
indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte
continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas ». Du fait de son statut, la
musique est, comme toutes les idées, une objectité de la volonté. Mais tandis que l’ensemble
des idées donne, en tant que multiplicité, le modèle de l’ensemble du monde de la
représentation, la musique est à elle seule, en tant que musique, l’équivalent de l’ensemble des
idées, autrement dit, elle est l’équivalent du modèle idéal du monde dans son entier. Par
conséquent, la musique est le moins empirique, le moins imitatif et le moins réflexif de tous
les arts. Certes, elle se rapporte à une réalité, qui toutefois n’est pas le monde empirique, mais
la volonté. De ce fait, sa puissance supérieure à celle de tous les autres arts tient, selon
Schopenhauer, au fait qu’elle parle directement de l’être (la volonté) alors que les autres ne
parlent que de l’ombre (les idées aperçues au travers des phénomènes du monde). Pour autant,
cette unité idéale du monde dans la musique n'exclut pas toute diversité au sein même de cette
dernière. Au contraire, les différents niveaux des notes sont expliqués par Schopenhauer à
partir d'une homologie entre la musique et le règne de la nature. Concrètement, cela se traduit
par le fait que les sons les plus graves, la basse fondamentale, donnent l’objectivation de la
volonté à ses degrés inférieurs, tels que la matière inorganique, la masse planétaire. Les notes
supérieures représentent les animaux et les végétaux, « leur mouvement est plus rapide, mais
sans mélodie suivie, et leur marche est dépourvue de sens », ce qui correspond au monde
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, § 36, p. 239.
18
organisé des êtres sans raison, dont la conscience n’est pas complète et dont l’existence n’a
pas un sens et une unité. Enfin, la mélodie, exécutée par la voix principale, la voix la plus
haute, « s’avance librement et capricieusement », et correspond à la volonté à son plus haut
degré d’objectivation, celui de la vie et des désirs pleinement conscients de l’homme ; « la
mélodie seule a, du commencement à la fin, un développement suivi présentant un sens et une
disposition voulus ».
Ainsi la musique correspond-elle respectivement, avec la basse fondamentale, les
parties de remplissage (ripieno) et la mélodie, aux règnes minéral, organique et humain, et
expose ainsi tous les degrés d’objectivation de la volonté dans les idées des êtres naturels
correspondants. C’est pourquoi, dit Schopenhauer, en entrelaçant les trois, « le compositeur
nous révèle l’essence intime du monde, il se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, et
dans une langue que sa raison ne comprend pas »1. Dans la mesure où les affects sont
l'expression directe de la volonté, la musique, en donnant l’essence des sentiments, donne
l’essence des phénomènes, le dedans, la volonté même ; en cela « elle n’exprime pas telle ou
telle joie, telle ou telle affliction, telle ou telle douleur, effroi, allégresse, gaîté ou calme
d’esprit. Elle peint la joie même, l’affliction même, et tous les autres sentiments pour ainsi
dire abstraitement. Elle nous donne leur essence sans aucun accessoire, et, par conséquent
aussi, sans leurs motifs ». Et pourtant, selon Schopenhauer, nous la comprenons très bien,
quoiqu’elle ne soit qu’une « subtile quintessence ». Cette généralité, conciliée avec une
rigoureuse précision, est selon lui la « propriété exclusive de la musique ». Schopenhauer
donne pour exemple Rossini : « la musique de ce maître parle sa langue propre d’une manière
si pure et si nette qu’elle n’a que faire du libretto et qu’il suffit des instruments de l’orchestre
pour en faire valoir l’effet ». Inversement, « si la musique s’efforçait trop de s’accommoder
aux paroles, de se prêter aux événements, elle aurait la prétention de parler un langage qui ne
lui appartient pas ».
Au total, la musique et le monde phénoménal sont donc
deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de
leur analogie <…> La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus
haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les
concepts sont eux-mêmes aux choses particulières. Mais la généralité de la musique ne
ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ; elle est d’une tout autre nature ; elle
s’allie à une clarté et à une précision absolues <…> toutes les aspirations de la volonté, tout
1 P. 333.
19
ce qui stimule, toutes ses manifestations possibles, tout ce qui agite notre cœur, tout ce que la
raison range sous le concept vaste et négatif de « sentiment » peut être exprimé par les
innombrables mélodies possibles
Tandis que les concepts contiennent les formes extérieures des choses, et sont en
quelque sorte la « première dépouille des choses », la musique donne « ce qui précède toute
forme, le noyau intime, le cœur des choses »1.
Ainsi s’explique que la musique puisse selon Schopenhauer donner le sens et servir à
interpréter ce qui n’est pas musical : spectacle, action, événement, circonstance quelconque.
Elle donne le sens en ce qu’elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde
physique, la chose en soi de chaque phénomène. En conséquence, le monde pourrait être
appelé une « incarnation de la musique aussi bien qu’une incarnation de la volonté ».
Schopenhauer estime, au terme de son analyse de la musique, avoir prouvé que la musique
exprime dans une langue universelle, « par les sons, avec vérité, précision, l’être, l’essence du
monde, en un mot, ce que nous concevons sous le concept de volonté »2. La conséquence en
est que si nous pouvions dire par concepts tout ce que la musique exprime à sa façon, « nous
aurions par le fait même l’explication raisonnée et l’exposition fidèle du monde exprimée en
concepts, ou du moins quelque chose d’équivalent »3. La musique réalise donc à sa façon ce
que tente également de faire la philosophie par concepts, puisque pour Schopenhauer « la
philosophie doit être une exposition, une représentation complète et précise de l’essence du
monde saisie en des notions très générales qui seules peuvent en embrasser vraiment
l’ampleur ».
1. 5. La fonction de l’art.
Mais à quoi sert cette expérience esthétique, quel en est l’enjeu ? L’enjeu en est une
seconde connaissance, plus profonde que la connaissance de l’idée : c’est une connaissance de
la volonté en tant que telle. Puisque l’idée est la volonté objectivée, l’expérience esthétique
permet de saisir la volonté objectivée de telle manière que celui qui fait cette expérience ne
contemple pas seulement un bel objet, qu’il comprend en son idée ou sa forme pure, mais il
comprend aussi qu'il contemple la volonté elle-même devenue objet. Et comme cette
contemplation défait l’individu de son caractère individuel pour le transformer en sujet
1 P. 336.2 P. 336. 3 P. 338.
20
connaissant pur, il y a entre le sujet et l’objet une sorte de fusion par laquelle se manifeste la
volonté en tant que telle : ils sont tous deux l’« objectité adéquate de la volonté » qui
« résume en elle, et au même titre, objet et sujet (car ils constituent sa forme unique) »4. Donc,
par l'expérience fusionnelle en quoi elle consiste, et par-delà la compréhension et le plaisir
pris à telle ou telle forme, la contemplation esthétique ouvre à la compréhension de la volonté
elle-même, comme étant identique dans le sujet et dans l'objet. C'est donc une
autocompréhension de la volonté en son identité par delà toutes les différences apparentes.
Lorsque nous connaissons les objets de manière scientifique, nous avons affaire à des
objets soumis au principe de raison. Cela signifie qu’il y a des relations de causalité entre les
phénomènes, ce qui les constitue en tant que tels comme des objets dans l’espace et le temps.
Ainsi, le mode normal de représentation est-il relationnel, tant pour ce qui concerne les
relations des objets entre eux, que pour les relations des objets à l’individu qui en a la
représentation, et que pour les relations des objets à la volonté de ce dernier. Les choses
apparaissent ainsi à la volonté comme pouvant « servir ». Mais lorsque sujet contemple l’idée,
du fait que l’idée est hors de toute relation, elle cesse aussi d’être sur un mode utilitaire, en
relation à la volonté. L’inutilité apporte l’apaisement. Mais cet apaisement s’approfondit selon
Schopenhauer par la compréhension de ce qu’est l’idée, comme objectivité de la volonté.
Donc, la fonction de l’art est de procurer un « immense apaisement » à la volonté en la faisant
se supprimer elle-même par la connaissance parfaite qu’elle lui donne de soi. Le sens de la
connaissance esthétique est donc donné par son lien avec l’apaisement qu’elle procure. En
suspendant la volonté, la contemplation met fin à la souffrance qui est selon Schopenhauer
toujours liée à celle-ci.
Toutefois, l’art n’arrive de cette manière qu’à produire une neutralisation passagère de
la volonté : elle n’en affranchit pas définitivement, ce qui fait que la souffrance revient
toujours après les séquences de contemplation esthétique. C’est pourquoi les « choses
sérieuses » ne viennent, selon Schopenhauer, qu’avec l’ascétisme et la sainteté, c’est-à-dire
non pas au plan esthétique mais au plan éthique, car les choses ne deviennent vraiment
sérieuses que lorsqu'on arrive à abolir radicalement et définitivement la souffrance. En
conséquence de quoi, après avoir étudié l’art au 3e livre du Monde comme volonté et comme
représentation, Schopenhauer annonce que « nous aussi, maintenant, dans le livre suivant,
nous allons nous tourner vers le sérieux ». C’est donc l’éthique et non pas l’art qui, dans cette
perspective, est vraiment l’activité sérieuse de la vie, dans la mesure où la solution au
4 Le Monde comme volonté et comme représentation, § 34, p. 232.
21
problème de la souffrance est étique et non pas esthétique.
1. 6. La morale ascétique de Schopenhauer.
L’idée essentielle de Schopenhauer est ici que la connaissance a en elle-même un effet
sur la volonté. Ce que l’on comprend à travers les objectivations de la volonté, et donc dans la
contemplation esthétique où la volonté se manifeste de manière fusionnelle comme unité
absolue du sujet et de l’objet, c’est que la multiplicité des phénomènes et leur conflit
perpétuel se révèlent n’être qu’une apparence quand on les réfère à la réalité de la volonté qui
leur est sous-jacente. Chaque expression de la volonté s’affirme en niant les autres, ce qui
provoque de la douleur. Mais c’est, par-delà les apparences, une guerre de soi contre soi. La
volonté est en guerre contre la volonté : le loup et l’agneau sont deux objectivations de la
volonté, différentes à titre de représentations, mais ontologiquement identiques : l’un et
l’autre sont la volonté. Par-delà la différence et la multiplicité, une identité et une unité plus
réelle se manifestent soit dans l'art, soit dans l’affectivité comme remords et comme
compassion : je comprends que toute la souffrance du monde est ma souffrance. Agir en
fonction de cette compréhension, c’est agir par pitié en se montrant charitable. Mais plus
profondément, c’est agir de manière à faire cesser la douleur. Or la douleur va avec la vie, et
on a vu que l’art ne pouvait valoir que comme sédatif éphémère. Lorsque je compatis, je subis
la passion du tout, et non plus de moi-même, je dépasse l’égoïsme, je cesse de m’affirmer
moi-même et je me nie. En moi, alors, la volonté se retourne contre elle-même. Mais pour
autant, ce retournement correspond à une contradiction, et non pas à une annulation de la
volonté. Or c’est cette dernière qui est visée maintenant. Y parvenir par le suicide, dit
Schopenhauer, ne serait pas la solution, car il n’annule pas le vouloir-vivre comme tel. Il
supprime seulement une personne. Que faire alors ? Pour supprimer la souffrance qui
accompagne la vie, il faut supprimer l’affirmation de la volonté de vivre. Or l’affirmation de
la volonté de vivre la plus décisive est selon Schopenhauer l’acte générateur, c’est la
reproduction. La volonté s’affirme essentiellement comme procréation. C’est donc la chasteté
et l’ascétisme qui permettront de nier la volonté, ou plutôt l’objectivation de celle-ci en tant
que corps. La chasteté n’est en effet pas seulement la négation de soi, mais, en renonçant à la
reproduction, elle est la négation de la production de l’autre, de sorte que la négation dépasse
ainsi la négation de la seule vie individuelle et « nie l’affirmation de la volonté qui dépasse la
vie individuelle »1 : c’est donc une négation plus générale qui est visée par elle, celle de
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 478.
22
l’espèce tout entière, et de la vie comme telle. Ce qui est visé, c’est le néant sur quoi se
termine l’ouvrage de Schopenhauer.
II. La théorie nietzschéenne de l’art.
2. La fonction de l’art selon le jeune Nietzsche.
La radicalité du contre-pied ed Nietzsche doit toutefois être nuancée. Car, tout d'abord,
elle va s'affirmer progressivement. Même s'il y a une rupture initiale, comme le note Michel
Haar, cette rupture n'est pas d'emblée franche et complète. Le premier à y insister est d'ailleurs
Nietzsche lui-même, dans son Essai d'autocritique de 1886 à La Naissance de la tragédie. La
place de la musique, la place de la volonté, le statut de Wagner sont autant de points d'emprise
importants que la pensée de Schopenhauer gardait sur Nietzsche. La rupture avec
Schopenhauer ne sera consommée qu'avec la rupture avec Wagner. Mais, plus
fondamentalement, quoiqu'on ne puisse développer ce point pour lui-même ici, c'est
l'acceptation de la souffrance comme centre et point de départ de la réflexion philosophique et
de la pratique artistique qui rattachent de la façon la plus forte et la plus durable Nietzsche à
Schopenhauer. Et sur ce point il n'est pas certain qu'il s'en sépare jamais complètement.
Donc, lorsque Nietzsche dénonce toute interprétation qui ferait de l’art un simple « à-
côté divertissant »1 de la vie, c’est directement Schopenhauer qu'il vise, tout en contestant
d'une manière plus générale le discours de ceux qui remettent en cause le sérieux de l’art, et
qui, comme Schopenhauer, le subordonnent à une autre activité qui, elle, serait véritablement
sérieuse parce qu'elle réussit là où celui-ci échoue.
Cette réévaluation de l’art conduit alors inversement Nietzsche à considérer celui-ci
comme « la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie »2 - par
opposition à ce que croient une certaine doxa métaphysique, la science, et à la morale au sens
chrétien (sur quoi on reviendra). Que veut dire « activité métaphysique », pour caractériser
l'art ici ? Dans le contexte de La Naissance de la tragédie, ce terme est toujours employé
positivement. Dans un premier temps, « métaphysique » signifie sérieux, essentiel, par
opposition à ludique et à secondaire. Nietzsche qualifie aussi de métaphysique l’hypothèse
spéculative que le monde phénoménal est produit par une réalité originelle, ce sur quoi on va
1 Id., Dédicace à R. Wagner, p. 40.2 Ibid.
23
revenir dans un instant. Sont métaphysiques enfin la consolation et la joie produites par l’art.
L’art serait donc métaphysique tant par son origine – la réalité qu'il exprime et dont il provient
- que par ses effets : moins un plaisir ou un bonheur qu'une certaine ivresse. Ce sont donc eux,
l'origine et l'effet, qu’il faut essayer de caractériser plus précisément pour comprendre l’art
dans cette perspective qui se revendique, ici chez le jeune Nietzsche, comme
« métaphysique ». On pourra ensuite passer à l'étude de l'art chez le Nietzsche de la maturité,
qui abandonne cet usage positif du terme « métaphysique », et la référence à une réalité
originelle qui va de pair avec lui.
2. 1. La première divinité de l’art selon Nietzsche.
Qu'est-ce qui, alors, dans l'art, est tellement sérieux et métaphysique, et doit conduire à
lui accorder la place éminente que Nietzsche revendique pour lui ? Pour le comprendre, il faut
selon Nietzsche comprendre comment l'art est produit, et comment il est structuré. Pour cela,
Nietzsche affirme qu'il faut en comprendre les deux divinités structurantes, Apollon et
Dionysos.
Ce que Nietzsche désigne sous le nom de ces divinités, ce sont en fait, à l'époque de La
Naissance de la tragédie, des « pulsions » ou « impulsions ». Dire cela ne signifie nullement
que ces divinités ne seraient « que » des pulsions, au sens où elles se trouveraient dépréciées
par cette détermination. Car inversement on peut aussi bien l'entendre comme indiquant que
ces pulsions sont divines, et peut être même qu'elles sont ce qui est proprement divin, ou une
forme de manifestation majeure du divin. Mais en quoi elles sont cela ne pourra apparaître
que par une mise en évidence de leur caractère créatif et de leur fonction dans l'art.
Pour autant que l’histoire de l’art se structure autour de ces divinités, elle est l’histoire
de la tension où tantôt l’une et tantôt l’autre pulsion l’emporte, et où parfois elles s’équilibrent
par chance pour produire les oeuvres les plus parfaites, sans que cet équilibre n’ait rien de
nécessaire. Il peut donc toujours se perdre, entraînant alors l'art dans des formes de
décadence.
Même si elles ne se manifestent pas directement en elles-mêmes, ces pulsions
correspondent à des processus réels dont on doit pouvoir faire l’expérience au moins
indirecte, à travers leurs effets, Ces phénomènes qui permettent de les appréhender sont, pour
Dionysos : l’ivresse, et, pour Apollon : le rêve, lesquels sont eux-mêmes compris alors
comme des « manifestations physiologiques » par Nietzsche. Autrement dit, ce sont des
24
manifestations du corps. Le rapport de l’art au « physiologique » est dès lors annoncé comme
ayant un caractère fondamental, dans la mesure où cette inscription de l'art dans le corps vaut
tout au long de l’œuvre de Nietzsche, et notamment dans les analyses de la physiologie de
l’art et de la « physiologie de l’artiste ». On ne comprend ainsi l’art qu’en le reconduisant aux
pulsions qui le traversent et qu’il exprime.
Que le dionysiaque et l’apollinien soient, selon La Naissance de la tragédie, « des
forces artistiques qui jaillissent de la nature elle-même sans la médiation de l’artiste »1
correspond au fait noté dans le fragment posthume 19 [50] de l’époque des Considérations
inactuelles, que « les forces artistiques interviennent déjà dans notre évolution, et non
seulement dans celle de l’homme, mais aussi dans celle de l’animal », de sorte que, selon les
prédictions de Nietzsche, « la physiologie supérieure <…> établira qu’avec l’organique
commence aussi l’artistique ». L’art est donc lié à la constitution physiologique, c'est-à-dire à
la corporéité des êtres vivants en général, de sorte que la dimension artistique de la vie n’est
pas spécifiquement humaine, mais concerne le vivant, l’organique, en général. Il n’y a pas à
cet égard de coupure radicale, de différence tranchée entre l’homme et l’animal.
Maintenant, si Dionysos est abordé dans La Naissance de la tragédie à travers le
phénomène de l’ivresse, qu’est-ce alors que l’ivresse ? Ce concept va changer de sens avec le
temps, chez Nietzsche. Dans un premier moment, l'ivresse est l’émotion correspondant à
l’abolition de la subjectivité « jusqu’au plus total oubli de soi »2. Elle peut être produite par
des breuvages narcotiques, par certaines musiques, « par l’approche du printemps qui traverse
la nature entière et la secoue de désirs » ou encore être l’ivresse de l’excitation sexuelle3.
Dans tous les cas, l’ivresse « ne tient pas compte de l’individu, mais cherche au contraire à
anéantir toute individualité pour la délivrer en un sentiment mystique d’unité »4. Qu'est-ce que
cette unité, et à quoi correspond-elle ? La réponse à cette question peut être donnée à plusieurs
niveaux. Elle peut être l'unité des hommes liés par ce sentiment d'ivresse collective, comme
dans les phénomènes de transe, les cortèges ivres ; elle peut être l'ivresse du dépassement des
oppositions entre acteur et spectateur, et entre l'acteur, le spectateur et l'oeuvre d'art, comme il
est dit de façon mystique à la fin du premier chapitre de La Naissance de la tragédie :
« L’homme n'est plus artiste, il est devenu œuvre d'art »5. Elle peut enfin correspondre à un
1 La Naissance de la tragédie, p. 46.2 Id., p. 44. 3 Le Crépuscule des idoles, p. 112, 113. 4 La Naissance de la tragédie, p. 42. 5 La Naissance de la tragédie, p. 45.
25
effacement des rôles sociaux : le quotidien de la vie politique et sociale est oublié dans
l’extase dionysiaque1 : « tel est du reste l’effet le plus immédiat de la tragédie : l’Etat et la
société, tout ce qui généralement, en fait d’abîme, sépare l’homme de l’homme, cèdent le pas
devant un sentiment d’unité tout-puissant »2 , ce qui selon Nietzsche aurait pour résultat que
« maintenant l'esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles
et rigides que la nécessité, l'arbitraire ou la “mode insolente” ont mises entre les hommes »3.
Mais cela n’est possible que parce que, sous s'emprise de Dionysos, l’homme rejoint quelque
chose de plus essentiel, et s'unit à la puissance artistique originelle, que Nietzsche nomme
l’« Un originaire ».
Dans un fragment posthume4 de 1888, Nietzsche dit encore que l’effet des œuvres d’art
est de « susciter l’état dans lequel on crée de l’art, l’ivresse ». L’œuvre d’art se situe ainsi
entre deux ivresses, celle qui a présidé à sa création et celle qui, lui faisant suite, peut présider
à la création d’une autre œuvre. Cela signifie notamment que le véritable spectateur n’est
jamais passif : l’œuvre en appelle à sa créativité et à sa compréhension.
C'est l'analyse de l'Un originaire qui va donc permettre de comprendre le sens de l’art à
partir de son origine.
2. 2. L'Un originaire.
L’Un originaire est présenté au chapitre IV de La Naissance de la tragédie comme une
« hypothèse métaphysique » correspondant à « l’être véritable ». Donc, du point de vue de la
méthode, Nietzsche part de l’ivresse, interprétée comme manifestation d’une pulsion, puis
remonte vers l’origine première de cette pulsion, c’est-à-dire l’Un. Une fois posé l’Un comme
source ultime de la pulsion, il spécule sur cet Un en lui-même, pour tenter de comprendre
pourquoi celui-ci se manifeste à travers la pulsion jusqu’à l’ivresse, et au-delà. Il refait ainsi
de l’Un vers l’ivresse le processus inverse de celui qu’il avait d’abord suivi en remontant de
l'ivresse vers l'Un. Du fait de son caractère métaphysique, l'Un originaire est une « réalité »
délicate à déterminer. A bien des égards, il reprend les déterminations de la volonté
schopenhauerienne, mais il lui ajoute une positivité et une créativité artistique propre. La
position de l'Un originaire par Nietzsche est du reste métaphysique, au sens où elle n'est pas
1 La Naissance de la tragédie, p. 69.2 Id. 3 Id., p. 45. La « mode insolente » était un souci de Wagner dans son Beethoven. 4 Fragment posthume 14 [47] de 1888.
26
construite, ou déduite. L'Un, avec ses caractères, est postulé, c'est-à-dire simplement affirmé.
Aussi, l'hypothèse de l'Un originaire sera-t-elle abandonnée par Nietzsche dès après La
Naissance de la tragédie. Ce qui aura plusieurs conséquences majeures. D'une part, l'unité de
l'être ne va plus être affirmée et justifiée par un principe supérieur. De ce fait, l'ivresse perdra
cette signification unificatrice, fusionnelle, qu'elle a dans La Naissance de la tragédie. Ce sera
au contraire le sentiment de la différence qui sera valorisé avec le « pathos de la distance »,
qui affirme la valeur et le sens ontologique, esthétique, éthique, social, de l'écart et de la
différence. Le fusionnel sera corrélativement renvoyé dans les phénomènes de moindre valeur
esthétique et morale.
Le principe de la productivité de l’Un est en effet que celui-ci est en lui-même
caractérisé comme étant « éternelle souffrance et contradiction » qui a besoin, pour se délivrer
de cette douleur et de cette contradiction, de « la vision extatique et de l’apparence
délectable », c’est-à-dire du phénomène spatiotemporel (le monde) agencé de manière
esthétique1. Le monde comme représentation serait donc engendré par cet Un originaire pour
satisfaire ce besoin. Autrement dit, le monde phénoménal peut être considéré comme étant
une image produite par une réalité qui, en tant que souffrance, précède elle-même toute
représentation. Cette idée d’un « principe » qui engendre le monde en tant que phénomène
n’est pas propre à Nietzsche. Chez les modernes, elle se trouve notamment chez Fichte et,
d'une certaine manière, chez Schopenhauer2. Il s’agit d’une prise de position résolument
idéaliste, pour autant qu’elle réduit le monde phénoménal à être une simple image par rapport
à laquelle la réalité est « ailleurs ». Le rejet du réel hors du sensible sera, comme on sait, l’un
des thèmes les plus critiqués par Nietzsche lui-même dans son œuvre ultérieure. Toutefois, la
particularité de Nietzsche est de spéculer sur l’affectivité de ce principe lui-même, et de faire
de celui-ci un dieu en souffrance. Une telle caractérisation était exclue, tant pour les
métaphysiciens classiques que pour des philosophes transcendantaux tels que Fichte, qui ne
retenait pour Dieu que le caractère d'être vie et principe, à l'exclusion de toute autre
détermination.
L'Un originaire est un dieu, du fait de sa capacité productive, puisqu’il produit le monde
comme image ; mais il est aussi en souffrance parce que cette production apaise et compense
son état d’imperfection, qui s’exprime comme douleur et contradiction. De ce fait, c’est un
être qui ne peut jamais en rester à ce qu’il est, mais qui a besoin du devenir, c’est-à-dire de
1 Id., p. 53. 2 Rappelons ici que Schopenhauer a été l'étudiant de Fichte, et que Nietzsche a appris la philosophie dans un double rapport aux Grecs et à Schopenhauer.
27
projeter une image apaisante dans la forme du temps et de l’espace, afin d'exister sur le mode
non pas seulement de la souffrance mais aussi de la félicité.
Comment alors comprendre cet Un originaire ? Le caractère affectif que lui donne
Nietzsche invite à ne pas le comprendre comme extérieur au monde et au sensible. Ce n'est
pas une réalité intelligible, mais plutôt le monde sensible lui-même, réduit à sa réalité
minimale, c'est-à-dire la forme pure de l'auto-affection, c’est-à-dire de l’affect. L’être
originaire est affect pur, c’est-à-dire non pas une représentation, mais un sentir immédiat,
comme toutes les manifestations immédiates et non représentationnelles de la volonté chez
Schopenhauer (qu’un tel affect soit pensable hors du temps est bien sûr problématique, mais
ce n’est pas le lieu de développer ce point ici1). Du fait que cet affect se ressent et s’affecte
lui-même, l’Un originaire apparaît comme une notion contradictoire : il est à la fois « Un »
par opposition au multiple spatiotemporel (c’est ainsi que Schopenhauer avait posé la volonté)
et il est double, pour autant que, s’affectant, il s’oppose à lui-même comme sentant et senti
pour pouvoir se sentir. Il est contradictoire parce qu’il est cette souffrance.
Quoi qu’il en soit, l’Un originaire peut être considéré comme étant, dit Nietzsche dans
La Naissance de la tragédie, le « véritable créateur de ce monde »2 par rapport auquel nous
sommes des « images et des projections artistiques et <…> notre plus haute dignité est dans
notre signification d’œuvre d’art ». Ici se trouve donc précisée la raison fondamentale pour
laquelle l’art est qualifié de métaphysique, ainsi que la raison pour laquelle l’artiste, l’œuvre
d’art et le spectateur peuvent, grâce à certains types d’œuvres – essentiellement la tragédie,
fusionner, c’est-à-dire devenir « un » : c’est qu’ils s’identifient alors tous à l’Un dont ils sont
l’émanation. On notera en outre que Nietzsche double l’explication du mode d’existence du
monde sensible et des hommes (images projetées par l’Un originaire) d’une évaluation en
termes de valeur : « notre plus haute dignité est dans notre signification d’œuvre d’art ».
Toutefois, il est ajouter que cette dignité n’est pas liée à l’art comme si ce dernier avait une
valeur dans l’absolu. Le contexte de La Naissance de la tragédie montre bien que cette valeur
est conférée par l’Un originaire. C’est quand on reconduit les images à leur origine qu’on
s’assure de leur valeur, et de leur sens. A ce titre, l’Un originaire conserve un autre trait
métaphysique, que Nietzsche ne comment pas, mais qu’il fait fonctionner tout au long de ses
réflexions sur le rapport entre l’Un originaire et le phénomène : c’est son statut axiologique,
puisque c’est à partir de lui que se décide ce qui vaut.
1 Sur la question, voir Michel Haar, 2 Id., p. 61.
28
D’une manière générale, l’art est qualifié de métaphysique parce qu’il est l’expression
de la réalité métaphysique de l’Un ; il est métaphysique aussi parce qu’il permet d’accéder à
cet Un. Par conséquent, lorsque, grâce à l’ivresse, notre conscience est modifiée de telle
manière que, du fait d’un contexte favorable (cortège bachique, mais surtout : représentation
d’une tragédie authentiquement dionysiaque), nous nous apparaissons comme œuvre d’art,
parce que nous ne faisons alors plus qu’un avec l’œuvre d’art, nous ne faisons que retrouver
ce que nous sommes essentiellement pour et à partir de l’Un originaire. Par l’ivresse, nous
retrouvons ainsi ce qui existe réellement et originellement, puisque ce « véritable créateur du
monde », l’« artiste originaire du monde »1, n’est autre que l’« être véritable ».
Cet Un originaire est du reste caractérisé à plusieurs reprises comme étant la chose ne
soi. Mais il est clair que Nietzsche modifie radicalement le sens de cette dernière par rapport à
Kant, ici, pour autant qu’il supprime l’opposition radicale entre phénomène et chose en soi :
selon lui, la chose en soi se manifeste, mais dans certaines limites et dans certaines
circonstances seulement, lorsque l’ivresse dionysiaque rend possible ce passage du
phénomène à la chose en soi, qui inversement permet de comprendre le mouvement plus
profond qui va antérieurement de la chose en soi vers le phénomène. Du coup, la différence
entre phénomène et chose en soi ne correspond plus qu’à une différence psycho-
physiologique d’états de conscience, de sorte que dans les cas exceptionnels où l'homme
existe sous le charme de Dionysos, on peut dire que « pour de brefs instants, nous sommes
réellement l'être originel lui-même, nous ressentons son incoercible désir et son plaisir
d'exister <...> nous ne faisons pour ainsi dire plus qu'un avec l'incommensurable et originel
plaisir d'exister et <…> ravis dans l'extase dionysiaque, nous pressentons l'indestructible
éternité de ce plaisir »2. Nietzsche ne pose donc pas le rapport du phénomène à la chose en soi
comme un rapport figé, où cette dernière soit se manifesterait constamment elle-même, soit
serait au contraire située dans une transcendance inaccessible, mais il situe ce rapport dans le
cadre d’une anthropologie de la métamorphose – caractéristique de ce qu’il entend par
« dionysiaque » - avec l'idée que l'homme peut exister de différentes manières et à différents
niveaux, en fonction de la pulsion qui domine en lui. Nietzsche explicite ce point dans un
fragment de 18713, en disant que « notre réalité est d’un côté celle de l’un originaire, qui
souffre ; de l’autre côté, la réalité comme représentation de cet Un originaire » - non pas, bien
sûr, que nous nous représentions cet Un, mais au sens où nous sommes une représentation
1 Id., p. 61. 2 Id., p 115. 3 Fragment posthume 7 [174] de 1871.
29
pour lui. Nous vivons entre ces deux pôles, tantôt plus proche de l’un et tantôt plus proche de
l’autre. L'artiste dionysiaque, par exemple le poète lyrique, est, en vertu de sa constitution
géniale, davantage capable que les autres de s’approcher du pôle originel ; il se caractérise par
le fait que dans cette anthropologie métaphysique des variations des états
psychophysiologiques, il manifeste une capacité supérieure d’identification avec l’Un,
puisque ce qui le caractérise, selon Nietzsche, est qu’« il s’est entièrement identifié à l’Un
originaire, à sa douleur et à sa contradiction »1. Comme chez Schopenhauer, cet artiste qui se
caractérise par cette faculté hors du commun est aussi capable de solliciter chez les autres
cette faculté d’identification, de manière à ce que tous ceux qui entrent en communication
avec lui soient également « réellement l’un originel lui-même ». Au chapitre VIII de La
Naissance de la tragédie, Nietzsche caractérise cette capacité de se métamorphoser et
d’assister à sa propre métamorphose comme étant le « phénomène dramatique originel »2.
On voit donc que, dans La Naissance de la tragédie, en dissolvant la conscience de
l’individualité, le dionysiaque permet la manifestation de ce qu’il y a de plus réel, ce qui fait
du dionysiaque par excellence la puissance de manifestation du réel derrière les apparences.
Et, pour autant que le dionysiaque est un élément constitutif de l’art, c’est l’art qui trouve
ainsi son véritable sens de révélateur du réel. L’art est donc bien « métaphysique » en tant
qu’activité qui métamorphose l’homme en lui ouvrant un « supplément métaphysique »3 par
rapport à la réalité naturelle ; ce supplément a le sens d’une vérité dite elle aussi
« métaphysique ». Ainsi se confirme l’inscription de l’esthétique du jeune Nietzsche dans le
cadre des esthétiques spéculatives à caractère cognitif. Toutefois, il faut préciser que le sens
de cette vérité est purement non phénoménal : l’art doit manifester ce qui, quoique étant réel
au plus haut point, ne se manifeste pas directement, et ne manifeste pas non plus son sens, de
sorte que ce sens puisse être totalement refoulé – ce qui selon Nietzsche est symbolisé par le
fait que Dionysos ait été refoulé en Grèce, et qu’il soit refoulé également (ce qui ne veut pas
dire absent ou éradique) de toutes les cultures à forte domination apollinienne (Sparte, Rome).
L’art qui vise la vérité des phénomènes en tant que phénomènes est en revanche critiqué
par Nietzsche – platonicien sur ce point comme en politique – comme un art de basse
imitation, dont la forme la plus pure est le naturalisme. Le grand art ne concurrence pas, dans
sa dimension cognitive, la physique, la sociologie, ou la psychologie. Il n’a pas non plus une
fonction pédagogique, au sens où il manifesterait la vérité de la société, par delà le voile des
1 La Naissance de la tragédie, p. 57. 2 Id., p. 74. 3 Id., p. 152.
30
conventions et du non dit des idéologies.
2. 3. La seconde divinité de l’art selon Nietzsche.
Le dionysiaque n’est pas le stade ultime du processus pulsionnel de la production
artistique. En effet, le dionysiaque brut reconduit à l’Un originaire, et se manifeste comme
ivresse et sentiment fusionnel. À ce stade, l’ivresse dionysiaque est un phénomène ambigu,
car le processus de dépassement extatique de l’individu et des limites naturelles et sociales
présente une menace de dilacération et de déchirement. Autrement dit, le processus
dionysiaque – et l’ivresse qui en est l’expression – sont dangereux, et peuvent même, dit
Nietzsche, être mortels. Selon Nietzsche, la compréhension de la vérité métaphysique est une
extase, mais cette extase ruine la valeur de l’individu, et nie l’individu en tant que tel. La
sagesse du Silène, que rappelle Nietzsche au début de La Naissance de la tragédie, est une
sagesse schopenhauerienne, qui prône le renoncement à la vie, la mort rapide, succédané du
néant de la non-naissance, laquelle, selon cette sagesse, serait absolument préférable. Ainsi
chez les barbares, dit Nietzsche, l’expérience dionysiaque correspondait-elle à un
débordement de frénésie sexuelle et à un déchaînement de « la plus sauvage bestialité
naturelle » et d’un « mélange abominable de volupté et de cruauté ». Le dionysiaque est à la
fois extase au sens d’une réintégration libératrice dans l’unité de la nature et danger mortel
pour l’individu. C’est que, sous cette forme, il lui manque le complément modérateur qui
canalise cette pulsion de manière à rendre ses effets durablement positifs.
Le dionysiaque ne devient œuvre d’art que sous une forme déjà contenue, comme
musique ou comme poésie lyrique, que dans La Naissance de la tragédie Nietzsche réfère par
excellence à Archiloque. Toutefois, même si Nietzsche ne dit jamais qu’il manque quoi que
ce soit à l’art dionysiaque, celui-ci a la possibilité de se parachever au niveau visuel, c’est-à-
dire d’ajouter l’art de l’espace à l’art du temps. C’est ce que fait Apollon. L’art dionysiaque
est un art d’expression, qui, par exemple dans le cas de la poésie lyrique, renvoie, par-delà
une apparence de subjectivité, liée à des passions subjectives, au fond affectif de l’Un
originel. L’art apollinien est un art de représentation, qui expose objectivement des images.
De même donc que Dionysos est lié essentiellement à l’ivresse, Apollon est présenté par
Nietzsche comme étant lié au rêve. Il a de ce fait lui aussi un sens pulsionnel, puisque le rêve
est selon Nietzsche une production physiologique. Apollon est la puissance qu’a le corps de
projeter des images.
31
On peut distinguer quatre aspects du rêve qui permettent de préciser le sens d’Apollon
en tant que pur apparent. Le premier aspect est a) le plaisir éprouvé pour a belle apparence ; le
second est b) la plénitude du sens, le troisième c) la mise à distance et le quatrième est d) la
mesure.
a) Le rêve est la production d’une pure apparence. Le caractère du rêve apollinien est de
produire une belle apparence. Apollon est donc le nom de la pulsion qui produit le beau. La
« grâce de la belle apparence » ne quitte jamais Apollon, dit Nietzsche. Le plaisir du rêve est
de ce fait le plaisir pris à la belle apparence, c’est-à-dire à la beauté. Dans La Vision
dionysiaque du monde, Nietzsche explique qu’Apollon est « l’‘apparent’ de part en part, dieu
du soleil et de la lumière, qui se manifeste dans l’éclat. La beauté est son élément, une
éternelle jeunesse l’accompagne »1. On peut évidemment se demander sur quoi repose le lien
qui unit beauté et pure apparence, qui caractérise Apollon. La réponse se trouve peut-être dans
le rapport à Dionysos. Celui-ci ne manifeste rien d’apparent, mais le vrai, en une extase qui
inclut plaisir et douleur. Le plaisir est en lui un approfondissement du sens de la douleur,
comprise comme inscrite dans un processus dont l’origine est hors du temps, dans l’existence
pure s’automanifestant à elle-même sous la forme de l’affect qu’on a évoqué plus haut. En
revanche apollon en tant que tel ne manifeste rien qui existe réellement. Le rêve n’est pas
l’apparence de quelque chose qui apparaît, mais il est l’apparence d’une pure apparence, sans
rien qui apparaisse d’autre que cette apparence même. D’un autre côté, on a vu que la réalité
était terrible. Par conséquent, ce qui n’est pas réel n’est pas non plus terrible : au contraire,
cela peut être plaisant, cela est beau. La quintessence de l’apparence par opposition à la réalité
est donc la beauté. Ce schéma dualiste, qu’il soit convaincant ou non, est constant dans
l’œuvre de Nietzsche ; sur lui reposera l’opposition constante que Nietzsche établira entre
l’art et la vérité – parce que l’art est beau, et la vérité laide. Nous y reviendrons.
Le beau, c’est ce qui en tant qu’apparence provoque le plaisir : « ce qui veut dire que la
volonté est tranquillisée par son apparition, que le plaisir d’exister en est augmenté »2.
Nietzsche reprend ici la définition schopenhauerienne du plaisir et de la beauté.
Mais là aussi apparaît une importante différence chez Nietzsche par rapport à
Schopenhauer en ce qui concerne le sens de la beauté. En effet, si la beauté est ce qui
tranquillise la volonté du spectateur, le sens de cette tranquillisation se renverse par rapport à
ce qu’il était chez Schopenhauer, car on a vu que pour Schopenhauer le beau procure un
1 Nietzsche, La Vision dionysiaque du monde, Œuvres philosophiques, Pléiade, p. 165. 2 Id., p. 181.
32
sentiment de résignation et de consolation, tandis que pour Nietzsche il apporte une
consolation sans résignation. La nuance signifie ceci : alors que pour Schopenhauer le plaisir
esthétique détachait celui qui le ressent de l’existence, pour Nietzsche au contraire il
augmente le plaisir d’exister. Alors que pour Schopenhauer le plaisir esthétique a déjà –
quoique imparfaitement – le sens d’un renoncement à l’existence, il a pour Nietzsche le sens
de son affirmation.
Ainsi, par exemple, selon Schopenhauer, en peinture, les grands maîtres tels que
Raphaël et le Corrège, manifestent-ils la puissance apaisante de la connaissance des idées ou
de l’essence du monde et de la vie1. Avec eux, l’art procure la résignation parfaite, qui est
selon Schopenhauer, à la fois l’esprit intime du christianisme et de la sagesse hindoue « la
suppression de la volonté qui entraîne dans le même anéantissement le monde tout entier ».
Dans l’art, comme on l’a vu, la volonté se connaît elle-même et se neutralise en perdant la
forme de son opposition, puisque alors, selon Schopenhauer, la volonté se manifeste comme
étant identique dans le sujet qui contemple et dans l’objet contemplé. On atteint ainsi selon
Schopenhauer « le dernier sommet de l’art », qui, comme on l’a vu, manifeste en fin de
compte dans ses œuvres la volonté afin que celle-ci se supprime librement « grâce à
l’immense apaisement que lui procure la connaissance parfaite de son être » ; découvrant cet
apaisement dans l’art, elle se prépare à le radicaliser par des idéaux et des comportements
ascétiques, et notamment par une éthique de la chasteté. On va voir que l’évolution de
Nietzsche dans sa théorie de l’art radicalise son opposition immédiate à cette manière
schopenhauerienne de comprendre le rapport entre le beau et l’extinction de la volonté.
b) le second aspect de l’apollinien est la plénitude du sens. Cela apparaît encore avec le
rêve. Au premier chapitre de La Naissance de la tragédie, Nietzsche dit que dans le rêve nous
comprenons immédiatement les figures, et que les formes nous parlent. Donc, dans le rêve, les
formes sont immédiatement signifiantes : il y a en lui un accès au sens, ou une présence du
sens, qui ne passe pas par le langage et les concepts, mais par les images. Le sens est
immédiatement inscrit dans l’ordre imagé – au point que Nietzsche parle à son propos de
« logique ». Cela signifie que pour Nietzsche, à l’époque de La Naissance de la tragédie, le
sens précède le langage et peut s’exposer soit musicalement (c’est le niveau dionysiaque), soit
dans un jeu proprement apollinien de formes oniriques, puis de formes plastiques. Les deux
rendent possible une communication non-langagière qui est essentielle à la tragédie. En
l’occurrence, on a affaire dans le rêve à une communication par images et par tout ce qui
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 299.
33
constitue des images ou des équivalents d’images : sculptures, bas-reliefs, poésie épique.
Cette théorie du sens extra linguistique, qui donc ne passe pas par le vecteur du langage,
est un thème essentiel de l’esthétique de Nietzsche, car elle signifie que, au moins dans
certaines circonstances, à savoir lorsqu’elle est portée et agencée par une pulsion créatrice,
l’intuition sensible (visuelle ou auditive) est déjà signifiante, sans adjonction de concepts. Dès
lors, il lui sera possible sans solution de continuité, de développer une théorie du concept
strictement homogène à sa théorie de l’image, le concept étant déterminé comme métaphore.
Par là, c’est la spécificité de la pensée conceptuelle dans son ensemble qui est contestée, pour
réduire celle-ci à une forme d’agencement d’images qui, pour être abstraites des sensations
immédiates au point qu’on puisse perdre en elle la trace de ces dernières, n’en sont pas pour
autant d’une nature différente, comme si la pensée était une activité hétérogène aux formes de
représentation ou de création sensibles. Du coup, aussi, c’est la différence dans le rapport à la
vérité de l’art et de la pensée conceptuelle qui se trouve contestée également par Nietzsche. Si
les deux types de pensée sont homogènes, l’une n’a pas davantage, l’autre n’a pas moins
vocation à exprimer le vrai. Du fait de cette homogénéité, soit toutes deux pourront dire le
vrai, soit aucune des deux – cette dernière option étant comme on sait celle que retiendra
Nietzsche.
L’inclusion de la poésie, qui est faite de mots, dans cette théorie de l’image, s’explique
par le fait que, selon Nietzsche, « pour un poète authentique » la « métaphore » n’est pas une
simple figure de rhétorique mais une image substitutive qui lui vient à l’esprit à la place d’un
concept1. La métaphore est donc employée par un poète comme une image, en tant qu’image,
il parle par image et non par concept. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si l’on s’en tient à la
définition kantienne et schopenhauerienne du concept, celui-ci est le produit d’un acte de
réflexion sur une multiplicité d’intuitions empiriques, de manière à rassembler cette
multiplicité dans une unité, en fonction d’un caractère commun à cette dernière. Si donc, avec
les métaphores, le poète s’en tient à des images, c’est qu’il ne recourt pas au produit abstrait
de la réflexion, mais s’en tient à l’une des images sensibles de la multiplicité que l’abstraction
du concept subsume sous une unité. Au lieu de parler de l’homme (concept), il évoque un
individu. Cette opposition entre l’image singulière artistique et le concept logique est en soi
un lieu commun. Nietzsche souligne toutefois que cette limitation au singulier, propre à l’art,
ne nuit nullement à la compréhension, mais retrouve au contraire la compréhension telle
qu’elle se fait dans les rêves, et qu’il présente volontiers comme une compréhension originelle
1 La Naissance de la tragédie, p. 73.
34
ou fondamentale, c’est-à-dire comme ce à partir de quoi est ensuite compris l’ensemble des
phénomènes. En ce sens, les rêves seraient, en tout cas ceux des poètes, la clé de la
compréhension du « sens » de tous les phénomènes empiriques de l’existence. Cela rend
possible que l’artiste propose, dans ses images, des significations qui ne dépendent pas
directement du monde empirique. Pour un poète, l’expérience empirique n’est pas ce qui
donne du sens, comme il apparaît avec la présentation que donne Nietzsche du rapport entre le
rêve et la veille dans La Naissance de la tragédie.
Nietzsche reconnaît qu’il propose en cela une présentation de la relation entre le rêve et
la vie complètement opposée à l’évaluation courante. Il estime que le rêve n’est pas la moitié
la moins importante de la vie et que, du fait de la présence immédiate du sens dans le rêve,
l’artiste n’interprète pas ses rêves à partir de la vie mais au contraire que « c’est de ces images
qu’il tire une interprétation de la vie. C’est en suivant le déroulement des images de rêve qu’il
se prépare à la vie ».
c) Ensuite, le rêve se caractérise par une certaine distance par rapport à ce que l’on
contemple. Nietzsche appelle cette distance « dépotentialisation », d’un terme qu’il emprunte
à Schopenhauer qui, dans son Essai sur la vision des fantômes, voulait rendre compte des
visions de type hallucinatoire, proches du rêve, qu’on peut avoir en étant éveillé. Selon
Schopenhauer, la conscience de l’état de veille est alors « dépotentialisée », ce qui permet à la
conscience onirique de s’imposer à sa place. Le caractère propre de la vision est alors qu’elle
ne peut pas être perçue comme étant effrayante, l’effroi étant lié à la conscience éveillée.
Pour Nietzsche, l’un des caractères remarquables du rêve est, du fait de cette distance
qu’il a par rapport à celui qui rêve, qu’on sait que l’on rêve quand on rêve ; on peut certes
« vivre » et « souffrir » dans les rêves, mais ce sera avec « la fugace impression qu’il n’y a là
qu’apparence »1. Le rêve est donc, en tant qu’expression apollinienne, contenu par une
« frontière délicate » que, dit Nietzsche, l’image du rêve ne doit pas franchir sous peine
d’exercer une action pathologique, auquel cas l’apparence nous tromperait comme si elle était
la réalité : il n’y aurait pas alors dépotentialisation, c’est-à-dire neutralisation du rêve, mais
tromperie. La vraie lucidité, par rapport au rêve, est d’avoir conscience de la distance : « le
rêve doit finir par valoir à nos yeux comme l’apparence de l’apparence », pour autant que le
monde phénoménal n’est déjà lui-même qu’une apparence par rapport à l’Un originel. Cette
distance doit permettre d’instaurer un rapport à l’apparence qui soit libre de toute douleur » et
permette de soutenir tout spectacle « les yeux grands ouverts ». Essentiel dans la beauté, est
1 Ibid., p. 43.
35
donc le caractère acceptable, voire même désirable, et non rebutant, de l’apparence, du simple
fait qu’elle est une apparence.
Avec Apollon se trouve posée, chez Nietzsche comme chez Schopenhauer, la question
du rapport du monde au rêve, et celle de leur différence. Schopenhauer pose la question au
livre I, chapitre V du Le Monde comme volonté et comme représentation : « la vie toute
entière ne pourrait-elle pas être un long rêve ? ». La solution de Kant à cette question, qui était
que c’est « l’enchaînement des représentations par la loi de causalité qui distingue la vie du
rêve », n’est selon lui pas valable, car il peut très bien y avoir des rêves parfaitement
cohérents du point de vue causal, et, de ce fait, « le lien causal ne se rompt qu’entre la veille et
le rêve, ou d’un songe à l’autre ». Par conséquent, la rupture du lien causal peut aussi bien
séparer le rêve de la veille qu’il peut séparer un rêve d’un autre rêve, de sorte que, par
exemple, dit Schopenhauer, « le long rêve (celui de la vie) <pourrait être> réglé dans toutes
ses diverses parties par la loi de causalité, mais n’offre aucune liaison avec les rêves courts,
bien que chacun de ceux-ci présente en soi cet enchaînement causal »1. En réalité nous ne
nous référons d’ailleurs pas toujours à la causalité pour distinguer le rêve de la veille, car
souvent, selon Schopenhauer, « nous sommes <…> incapables de suivre anneau par anneau la
chaîne d’événements qui rattache un fait passé à un fait présent, et pourtant nous sommes loin
de le tenir en pareil cas pour un pur rêve ». Il arrive donc que, même dans ce qui est qualifié
de veille, les chaînes causales fassent défaut, et de manière habituelle, c’est simplement le fait
empirique du réveil qui nous permet de faire la différence. Mais même alors, l’un peut encore
empiéter sur l’autre, par exemple on peut rêver qu’on se réveille, de sorte que Schopenhauer
conclut que « c’est ici que se manifeste à la pensée l’intime parenté qui existe entre la vie et le
rêve <…> Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la
vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il
faudra accorder au poète que la vie n’est qu’un long rêve »2. Les deux ne sont en effet que des
formes de la représentation. C’est pourquoi Schopenhauer n’hésitait pas à reconnaître, dans ce
don d’apercevoir parfois les hommes et toutes les choses comme de simples fantômes ou des
images de rêve, le « signe distinctif de l’aptitude philosophique ». Pas plus que Schopenhauer,
donc, Nietzsche n’oppose directement le rêve et la réalité ou à la veille, mais il les considère
dans La Naissance de la tragédie comme deux formes d’apparence dont l’une prolonge
l’autre. Il est remarquable qu’il ne présente pas le monde de la veille comme étant le monde
de la réalité, puisque la seule réalité à quoi il se réfère est celle de l’Un originel. Autrement
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 41. 2 Id. p. 43.
36
dit, il s’intéresse au rêve bien moins en rapport à la réalité empirique perçue dans l’état de
veille qu’en rapport au fond pulsionnel de l’existence qui est susceptible d’y prendre forme.
d) L’apollinien se caractérise enfin par une mesure qui implique la reconnaissance de la
limite. Le beau a toujours une forme limitée et concerne quelque chose d’individuel ou que
l’on considère comme un individu. Sur le plan éthique, cette conscience de la mesure, et le
maintien dans la limite qu’elle rend possible correspondent à l’injonction delphique, et donc
apollinienne, « connais-toi toi-même »1. Mais comment se connaître soi-même ? Pour
Nietzsche, le miroir dans lequel le grec apollinien pouvait se reconnaître était le monde divin
de l’Olympe. Il y voyait son « essence la plus propre, encerclée par la belle apparence du
rêve ». L’Olympe était donc le miroir où le Grec se projetait lui-même sous une forme
magnifiée, caractérisée par la beauté et la mesure, et où il pouvait se connaître et s’aimer.
La mesure que le Grec devait donc respecter était celle de la belle apparence, ce qui
manifeste un rapport direct entre éthique et esthétique, sans introspection, ni ratiocination,
mais dans un rapport spéculaire à soi au travers de la projection de divinités où s’expose la
beauté mesurée que le Grec se donne pour idéal. Être comme ces dieux qui n’étaient eux-
mêmes que comme des hommes – ainsi était donnée la mesure – loin de toute règle morale –
de l’existence au sens grec.
Ce qui est ainsi esthétiquement déterminé dans ses limites est un individu. C’est
pourquoi Nietzsche rapporte Apollon au principe d’individuation, dont il emprunte ici le
concept à Schopenhauer, lequel définit en effet2 l’espace et le temps comme principium
individuationis. Les représentations sont dans l’espace et le temps, de sorte que, dans la durée,
les moments se succèdent et que chaque instant n’existe qu’à la condition de détruire le
précédent qui l’a engendré. Dans l’espace, les parties de l’étendue se déterminent les unes les
autres à l’infini, si bien que, comme dans le temps, tout ce qui y existe « ne possède qu’une
réalité purement relative ». Chaque chose n’y existe en effet qu’en vertu ou en vue d’une
autre, qui est également soumise à la même relativité qu’elle, ce qui conduit Schopenhauer à
comparer le monde phénoménal au voilà de « la Maya, c’est-à-dire le voile de l’illusion qui,
selon les Védas, recouvrant les yeux des mortels, leur fait voir un monde dont on ne peut dire
s’il est ou n’est pas, un monde qui ressemble au rêve ». Tel est le monde phénoménal de
l’individuation.
Si le sens des belles formes du rêve est d’embellir la vie, l’apport apollinien au
1 La Vision dionysiaque du monde, op. cit., p. 59. 2 Le Monde comme volonté et comme représentation, 2e livre, § 23.
37
dionysiaque est donc selon Nietzsche d’apporter de la beauté et de la mesure à la fusion
dionysiaque et de rendre la vérité supportable par une dose d’illusion. En ce sens, l’apollinien
contrarie directement le dionysiaque, ce pourquoi Nietzsche les présente tous deux comme
des divinités antagonistes. Il est du reste possible aussi que l’apollinien l’emporte sur le
dionysiaque au point de le refouler entièrement, ce qui a pour effet de couper l’art de son
fondement, et donc de sa vérité, pour le limiter à un simple formalisme que, du fait de cette
rupture avec la vérité, Nietzsche qualifie le plus souvent de « mensonger ». C’est pourquoi
l’art parfait est une conquête précaire qui ne résiste au formalisme et au mensonge qu’en étant
rapporté à son fond dionysiaque, lequel maintient le lien de l’art à la vérité et l’empêche de
devenir pure apparence, pure illusion, dans le même temps que l’apollinien permet au
dionysiaque de rester dans les limites qui le subliment et le préservent de sa part de violence
destructrice en le transfigurant comme phénomène esthétique.
L’apollinisme grec, c’est-à-dire la culture des belles formes, est donc né d’un
soubassement dionysien, comme l’explicite un fragment posthume de 1888 :
le Grec dionysien avait besoin de devenir apollinien, c’est-à-dire de briser sa « volonté »
de monstrueux, de multiple, de hasardeux et de bouleversant contre une « volonté » de
mesure, de simplicité, d’intégration harmonieuse dans une règle et une conception. Le
démesuré, le sauvage – l’« asiatique » est le fond de son caractère : la bravoure du Grec réside
dans son combat contre ce qu’il a d’asiatique : la beauté ne lui a pas été donnée, pas plus que
la logique, l’évidence naturelle de la morale – elle a été conquise, voulue, arrachée de haute
lutte, elle est victoire1
La Grèce est donc apollinienne parce qu’elle est dionysiaque, mais son dionysisme a été
le plus souvent refoulé, ce qui ne signifie nullement qu’il ait disparu. En ce point réside donc
l’erreur de ceux qui, comme Winckelmann, ont compris la Grèce à partir seulement de la
production de la beauté, c’est-à-dire dans son caractère apollinien. Dans les Réflexions sur
l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture, celui-ci affirmait que
l’éminente caractéristique générale des chef-d’œuvres grecs est « une noble simplicité et une
grandeur silencieuse <…> les figures des Grecs expriment dans toutes les passions une âme
grande et sereine ». Dans le contexte de son époque, Winckelmann entendait par cette
valorisation de l’art grec critiquer le baroque et le rococo. Mais pour Nietzsche cette manière
de considérer l’art en reste à une appréhension superficielle, sans aucune compréhension de ce
que signifie et expose véritablement l’art, à savoir justement la dualité pulsionnelle des
1 Fragment posthume 14 [14] de 1888.
38
divinités, et ce justement parce que cette dualité n'avait pas été vue. C’est pourquoi, selon
Nietzsche, la prétendue sérénité grecque ne doit pas être comprise de cette manière
superficielle qui ignore le fond dionysiaque que cette sérénité – qu’il faut désormais
comprendre comme apollinisme – présupposait, et sur lequel elle reposait. Du fait de
l’absence de compréhension de la structure duelle de l’art grec, toutes les théories de l’art de
ce type parvenaient à rendre compte de la sculpture et de la peinture grecques, mais devaient
forcément buter contre la part de violence et de monstrueux des tragédies, qui restait
réfractaire à une théorie de l’art simplement focalisée sur le beau et la sérénité.
L’accord esthétique avec le monde est donc une construction et une victoire sur un
désaccord toujours possible dont témoigne la sagesse du silène. Cette sagesse consiste,
comme on la déjà vu, à reconnaître que le bien suprême serait de ne pas être né, et, comme ce
bien est inaccessible pour tout être dès lors qu’il est, « le second des biens <…> c’est de
mourir sous peu ». La sagesse du silène est une sagesse radicalement nihiliste, et elle est liée à
Dionysos, pour autant qu’elle correspond à une dissolution mortelle de l’individualité. Elle
correspond à un aspect de la manière dont les Grecs comprenaient l’existence : « le Grec
connaissait et ressentait les terreurs de l’existence : et pour qu’en somme la vie lui fût possible
il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces enfants éblouissants du rêve que sont les
Olympiens »1. Le sens du rêve tient donc à sa situation d’interface entre les hommes (ou un
type d’hommes), et une existence reconnue comme terrorisante et atroce.
Le sentiment naïf de l’harmonie à l’égard du monde, qui est, dit Nietzsche, l’« effet
suprême de la civilisation apollinienne », « doit toujours commencer par jeter bas un royaume
de Titans et terrasser des monstres, et <…> doit avoir triomphé, par de puissants mirages et
d’agréables illusions, de la profondeur terrifiante de sa conception du monde et de son sens
exacerbé de la souffrance »2. Selon la fin du chapitre VII de La Naissance de la tragédie, en
effet, la compréhension dionysiaque du monde qu’exprime la sagesse du silène, ou encore
l’extase dionysiaque qui met à bas l’ordre social, rendent la vie quotidienne impossible ou
insupportable. Dans la vie quotidienne, le savoir dionysiaque, qui en lui-même est dit procurer
un plaisir extatique, provoque le dégoût, et c’est pourquoi une deuxième pulsion – Apollon, et
un second élément – l’art, sont nécessaires pour préserver la volonté du danger qui la menace.
À l’époque de La Naissance de la tragédie, l’art semble ainsi avoir deux fonctions
essentielles pour Nietzsche : consoler et manifester la vérité pulsionnelle de la vie, c’est-à-dire
1 Id., p. 50.2 La Naissance de la tragédie, p. 50.
39
son ancrage dans un processus de création éternel et inconditionnellement affirmatif. Le
problème des Grecs, et le sens corrélatif du rêve, est fondamentalement de rendre la vie
possible malgré leur compréhension du caractère douloureux de l’existence et malgré la
sensibilité à la souffrance dont cette compréhension témoigne, puisque, selon Nietzsche, les
Grecs se caractérisaient par le fait d’être particulièrement « doués pour la souffrance ». À
partir de là, il apparaît que le problème que doit résoudre l’art grec est de développer une
impulsion qui soit capable de les inciter à vivre sur le mode d’une célébration de la vie sans
pour autant fonder cette célébration sur le mensonge et l’aveuglement.
Cela veut dire évidemment que la modalité du rapport des hommes, et des Grecs en
particulier, à l’existence n’est pas une donnée immédiate, et que l’assentiment à la vie au plan
individuel comme au plan collectif ne va pas de soi. Comme le montre selon Nietzsche
l’exemple des habitants des îles Fidji, tous les peuples ne sont pas également capables de
produire les conditions, ce qui inclut les rêves, la religion et l’art, qui leur permettront de
surmonter d’une manière saine et affirmative une compréhension de l’existence incluant
fondamentalement la souffrance.
2. 4. L’union des divinités de l’art.
Le conflit de la pulsion apollinienne avec la pulsion dionysiaque, et l’opposition des
formes d’art qui leur correspondent prévalent selon Nietzsche jusqu’à ce que s’opère leur
synthèse « par un geste métaphysique miraculeux de la ‘volonté’ hellénique » qui engendre
« l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie attique ». La tragédie attique
est de ce fait une œuvre d’art exemplaire. Elle réalise l’union des deux types d’art, le
dionysiaque et l’apollinien. Son étude permet de comprendre l’art en général, lorsqu’il est à
son apogée.
Au chapitre VII de l’ouvrage, Nietzsche estime que la tragédie s’est développée à partir
du chœur, qui en est l'élément dionysiaque originel. Le chœur est donc ce qui donne le sens de
la tragédie. Ce sens est
que la vie, au fond des choses et malgré le caractère changeant des phénomènes, est
toute de plaisir dans sa puissance indestructible
Porté par l’œuvre d’art, ce sens a la valeur d’une consolation, laquelle
se fait jour avec l'évidence d'une incarnation dans le chœur satyrique, dans le chœur de
40
ces êtres de nature qui vivent en quelque sorte inexpugnables derrière toute civilisation et
restent éternellement semblables à eux-mêmes sous la variation des générations et de l'histoire
La tragédie en sa part dionysiaque signifie donc la dynamique productive et l'éternité de
l'être, par-delà les apparences de la destruction et du changement. Mais ce chœur, et l'effet que
produit ce choeur sur les spectateurs, sont prolongés par la vision des personnages interprétés
par des acteurs, comme si des images apolliniennes étaient produites à partir du chant
dionysiaque du chœur. Cette vision est interprétée par Nietzsche comme une manifestation de
rêve qui, parce qu'elle est la projection plastique d'un état dionysiaque, représente non pas
simplement la pure beauté apollinienne de l'apparence, mais tout au contraire la dislocation de
l'individu et son union avec l'être originaire, comme on le voit par exemple avec Œdipe, qui
semble présenter un destin individuel, mais qui selon Nietzsche représente en réalité les
souffrances de Dionysos, c’est-à-dire la destruction de l’individu . La tragédie, qui rend
visible par le jeu de la scène ce qui se manifeste musicalement dans le chœur de l'orchestre
apparaît ainsi pour Nietzsche comme étant « la matérialisation apollinienne de tout ce qui peut
être connu ou ressenti dans l'état dionysiaque »1. Apollon présente dans un monde visible où
« tout ce qui affleure à la surface paraît simple, transparent et beau » ce qui, comme
souffrance et plaisir originels, est pulsionnellement d'avant le monde.
Le point qui peut sembler contradictoire ici, est qu’après avoir essentiellement parlé de
souffrance dionysiaque, Nietzsche parle aussi de plaisir originel d’exister. En fait, le plaisir
tient, pour l’Un originaire, au fait de se déployer comme phénomène tout en conservant sa
compréhension de soi comme processus éternel, compréhension qui a lieu dans et par les
individus qui ressentent à la fois la fragile beauté individuée des phénomènes et l’éternité du
processus de leur production. Comme si l’affect de l’Un originaire n’était en fait rien d’autre
que l’affect du corps, saisi compte non tenu de son individuation ; autrement dit, l’affectivité
corporelle saisie dans une unité abstraite, compte non tenu de la différence entre les corps des
individus. Le processus infini contredit certes l’individualité limitée autant que l’individualité
limitée contredit le processus infini, et c’est pourquoi leur association est rare. Mais lorsqu’ils
s’équilibrent, et qu’il y a donc synthèse des deux, le plaisir qui s’ensuit est le plus complet
possible, parce qu’il repose sur une compréhension globale de l’existence : l’instant est référé
à l’éternel, la partie au tout, la destruction à la création. La souffrance y gagne le même
statut : elle est une partie d’un tout, elle est le prix de la création, totalité et création ne
pouvant exister qu’à travers elle. Du coup, c’est le sens de la vérité propre à l’art qui peut être
1 Id., p. 75.
41
précisé ou confirmé à partir de là. Nietzsche dit en effet souvent que l’Un originel est la
vérité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Rien d’autre que ce que nous venons de voir. Il ne s’agit
pas d’une vérité ponctuelle, concernant tel ou tel fait particulier ; il ne s’agit pas de vérité
scientifique. Il s’agit d’une saisie correcte du sens de l’existence par l’existant, non pas dans
une visée seulement théorique, mais aussi dans une visée affective et pratique.
2. 5. Le sens du mythe.
Le sens de la tragédie se comprend donc à partir de ce que Nietzsche considère plus
généralement comme étant le sens et la fonction du mythe tragique, qui est selon lui de
convaincre que « même le laid et le dysharmonique sont un jeu esthétique où la volonté joue
avec elle-même dans l’éternelle plénitude de son plaisir ». Le mythe tragique est un principe
non logique de sens et d’ordre. Faute de mythe, toute civilisation perd selon Nietzsche sa
saine vigueur créatrice et sa force naturelle, car « seul un horizon circonscrit par le mythe peut
assurer la clôture et l’unité d’une civilisation en mouvement <…> il faut que les images du
mythe soient les esprits démonique, les gardiens invisibles mais partout présents sous la
protection desquels grandit la jeune âme et dont les signes qu’ils dispensent donnent son sens
à la vie de l’homme et à ses luttes ». Le mythe doit donc structurer l’ensemble de l’existence
collective des hommes. Nietzsche retrouve ici l’hostilité romantique à la philosophie des
Lumières et à la manière réputée abstraite et rationaliste dont celle-ci conçoit le lien social et
le sens de l’histoire. Pour les romantiques, une histoire s’enracine dans une langue, une
religion et une mythologie, conçues comme contre modèles à l’État machine moderne. Le
mythe était selon eux censé assurer une cohésion organique à la communauté humaine. Dans
le même sens, Nietzsche dit que l’État ne connaît pas de loi non écrite plus puissante que le
fondement mythique qui garantit son lien organique à la religion et sanctionne la
représentation qu’il se donne de ses origines1. Le mythe apparaît de ce fait comme étant ce qui
donne sens au quotidien ; ainsi les Grecs étaient-ils, selon lui, contraints malgré eux de
rapporter aussitôt à leurs mythes toutes leurs expériences vécues, ne serait-ce que pour les
comprendre, car le mythe leur donnait à comprendre leur présent à la lumière de l’éternel, et
l’État lui-même « baignait dans ce flot de l’intemporel, où il trouvait à se délasser de la
consumation de l’instant »2.
Au contraire, lorsqu’un peuple « commence à se comprendre historiquement et à
1 Id., p. 147. 2 Id., p. 149.
42
détruire tout autour de lui le rempart du mythe », cela entraîne une sécularisation qui conduit à
pouvoir vivre « sans frein, sauvagement, dans le désert de la pensée, de la moralité et de
l’action ». Pour Nietzsche, l’homme abstrait privé de mythe mène « une vie qui n’est plus
guidée que par des concepts »1 et qui, de ce fait, n’a ni véritable axe directeur, ni sens global.
Ainsi, en Grèce un « pandémonium de mythes et de superstitions venus d’une peu partout et
rassemblés au hasard » succéda-il au grand mythe unificateur de sa période tragique et cela
correspond à la fin de la civilisation grecque. Cette situation de civilisation sans mythe
conduit à la « divinisation frivole du présent ou <à> son refus paresseux » ; tout est alors
considéré « du point de vue du maintenant ». Cette fonction du mythe se retrouve chez
Wagner, sous la forme de l’opéra, à la considération de quoi nous allons passer maintenant.
Notons toutefois aussi, et surtout, que le mythe, tel que par exemple il se présente dans la
tragédie, a pour Nietzsche une fonction pratique : il est ce qui donne sens dans une culture
donnée, et il est à ce titre aussi ce qui donne les orientations générales d’action, les valeurs,
mais aussi et peut-être plus fondamentalement, le courage et la détermination d’agir.
2. 4. L’artiste complet.
Nietzsche décrit dans Richard Wagner à Bayreuth un Wagner qu’il réinterprète dans
Ecce homo comme étant une projection de lui-même – et pas le vrai Wagner. Du point de vue
qui nous intéresse ici, peu importe que ce Wagner nietzschéen corresponde ou ne corresponde
pas au Wagner réel, car dans cette description d’un Wagner réel ou idéal, seul nous retient ici
le portrait de l’artiste qui, au XIXe siècle serait l’égal des grands tragiques grecs. C’est la
constitution de cet artiste complet qu’on va essayer d’analyser.
Ce qui dans un premier temps caractérise Wagner en tant qu’artiste selon Nietzsche,
c’est la maîtrise du matériau qu’il utilise dans ses œuvres, la vaste culture historique et
mythologique dont il fait la matière de ses opéras : « tout foisonne autour de lui, pénètre en lui
et plus grand et plus lourd est l’édifice, plus ferme se tend l’arc de la pensée qui l’ordonne et
le maîtrise ». On voit donc apparaître ici, avec la figure de l’artiste Wagner, un thème qui
n’était pas du tout au premier plan dans La Naissance de la tragédie, et qui est celui de
l’ordonnancement et de la maîtrise. Ce thème est essentiel pour comprendre l’articulation de
l’esthétique avec la politique et l’éthique chez Nietzsche, et aussi pour comprendre l’échec de
Wagner selon Nietzsche, puis la catastrophe que représente Wagner. On aura alors les
éléments nécessaires pour passer de la métaphysique de l’art à la physiologie de l’art, qui elle-1 Id., p. 154.
43
même constituera le point de passage vers la physiologie morale, et donc vers la morale.
Wagner est donc considéré comme ayant su traverser « la vapeur du savoir et de l’érudition,
tout en restant fidèle à son moi supérieur qui exigeait de lui les actes synthétiques de son être
polyphonique »1. Ce qui caractérise l’artiste, c’est d’être un moi supérieur, dont la maîtrise
ordonnatrice consiste à opérer des actes synthétiques. Ici, Nietzsche parle d’actes synthétiques
émanant de l’être polyphonique de l’artiste. Or sur quoi portent tout d’abord ces actes, sinon
sur l’artiste lui-même ? Ce sont ses tendances centrifuges, ses pulsions contradictoires que
l’artiste en son moi supérieur conduit à une unité synthétique. Mais cette activité synthétique
n’a pas de limites tracées d’avance. Si elle porte tout d’abord sur l’artiste, ce n’est pas
nécessairement pour s’en tenir à lui. L’activité synthétique porte donc aussi sur la culture, au
sens d’un savoir maîtrisé et plié aux exigences de l’œuvre, qui s’en nourrit sans s’y perdre. Ce
caractère synthétique lui permet de préserver sa singularité au sein du monde moderne malgré
le caractère dissipateur de celui-ci, et d’avoir un matériau important disponible pour ses
œuvres, la vaste culture historique et mythologique dont Wagner a fait la matière de ses
opéras2. Le résultat de cette synthèse est l’œuvre en tant que produit synthétique dans lequel
resterait présente, mais sous une forme ordonnée, dominée, unifiée et adaptée, la multiplicité
de ses sources. À ce titre, Wagner est un simplificateur du monde, ce qui veut dire que son
regard devient « maître de la prodigieuse confusion et désolation d’un chaos apparent, et
ramène à l’unité ce qui était auparavant dispersé et inconciliable »3. Or ce qui est ainsi
dispersé, c’est-à-dire anéanti, c’est avant tout la culture allemande et européenne de son
temps. C’est donc elles que Wagner tend à unifier à travers et au-delà de l’unité de ses
œuvres.
Nietzsche caractérise cette capacité de projection de sa puissance comme ce qui fait de
Wagner un « dramaturge dithyrambique »4 qui a une « capacité démonique de transposition
de sa nature, également capable de se communiquer à d’autres êtres et de se communiquer à
elle-même ». Le second trait caractéristique de l’artiste, outre donc sa puissance ordonnatrice
et synthétique, est le fait d’être un être de communication. Le choix esthétique de Wagner,
selon Nietzsche, ressortirait largement de ce besoin de communication. C’est pourquoi
Wagner est aussi décrit comme « nature de musicien d’une puissance hors du commun, <qui>
dans son désespoir d’avoir à s’adresser à des demi-musiciens ou à des non-musiciens, a ouvert
1 Richard Wagner à Bayreuth, Pléiade, p. 670. 2 Id., p. 667.3 Id., p. 677.4 Id., p. 688.
44
avec violence l’accès aux autres arts afin de pouvoir enfin se communiquer avec une évidence
portée au centuple, et arracher enfin la compréhension, celle de tout un peuple ». L’artiste
choisit le type d’œuvre synthétique (l’art total, c’est-à-dire l’opéra, qui joint la musique, la
plasticité des décors et la théâtralité du jeu scénique) qui lui permettra de communiquer au
mieux, parce qu’il emploie tous les moyens non-musicaux susceptibles de lui permettre
d’atteindre le public qui serait resté insensible à des moyens strictement musicaux. Ainsi, « il
est l’artiste vraiment libre qui ne peut s’empêcher de penser dans tous les domaines de l’art à
la fois, le médiateur et le conciliateur de sphères apparemment opposées, le restaurateur de
l’unité et de la totalité du pouvoir artistique qui ne peuvent être ni devinées ni déduites mais
seulement montrées par l’action ». Dès lors, « tout en paraissant succomber à la nature
débordante et envahissante de Wagner, le spectateur participe en fait lui-même de la force de
celui-ci. Ici apparaît la synthèse de la puissance maîtresse et de la communication, à savoir la
communication de la puissance, thème essentiel de la deuxième esthétique de Nietzsche.
Pour réaliser cette rénovation et réunification de la culture, Wagner doit réformer le
théâtre, car, selon Nietzsche, « dans notre monde d’aujourd’hui, les choses se tiennent de
manière si nécessaire entre elles, que quiconque arrache un seul clou fait vaciller et
s’effondrer l’édifice ». Donc, en modifiant le théâtre, on atteindrait tous les autres domaines
de la culture. Et symétriquement, « il n’est absolument pas possible de restaurer l’effet le plus
pur et le plus élevé de l’art théâtral sans innover partout dans les mœurs et dans l’Etat, dans
l’éducation et dans le commerce des hommes ». Donc, l’artiste prend maintenant une
dimension universelle, et déborde largement hors de l’œuvre d’art proprement dit, sauf à
élargir la notion d’œuvre à tout ce sur quoi porte l’influence de l’artiste. L’artiste prend donc
maintenant une dimension universelle et déborde largement hors de l’œuvre d’art proprement
dite – cet aspect ayant déjà été présent avec la tragédie ; grâce à celle-ci, c’est tout le monde
grec qui était imprégné de la musique et des visions portées par les artistes. La nouveauté est
toutefois ici de faire de l’artiste un homme total, au sens où il doit être actif à tous les postes
de la civilisation pour rendre celle-ci réceptive à son œuvre. Il doit donc être partout : à la fois
créateur de son œuvre et de son public, et donc aussi créateur des conditions de possibilité
pour que puisse se faire la rencontre de l’œuvre et du public. Or, si ces conditions de
possibilité, du côté de la création de l’œuvre, incluaient seulement la maîtrise de soi, de son
art et du matériau culturel employé pour cet art, du côté de la création du public, l’entreprise
est plus large, et en fait hors de portée de ce qu’ont jamais pu faire les artistes jusqu’alors,
depuis la Grèce tragique. Il s’agit d’innover dans les mœurs et l’éducation des hommes. Projet
45
immense qui, de fait, deviendra de plus en plus clairement le projet de Nietzsche lui-même, ce
que Pierre Klossowski évoque comme étant le complot d’un homme seul contre son temps.
Bayreuth, où devait être construit l’opéra de Wagner, avait donc pour vocation d’être le
pôle à partir duquel aurait dû se faire la rénovation dans tous ces domaines ; et il devrait l’être
en devenant d’abord un lieu de ralliement pour toux ceux qui souffrent des institutions
modernes. Là devrait être préparé le combat pour une culture régénérée, car même s’il n’est
« ni un maître ni une éducation pour l’action immédiate », l’art devait avoir la valeur et la
fonction d’un le symbole qui prépare et donne sens au combat : « la grandeur et le caractère
irremplaçable de l’art consistent précisément en ce qu’il suscite l’apparence d’un monde plus
simple, d’une solution plus rapide aux énigmes de la vie »1. Sans doute y a-t-il ici quelque
contradiction entre d’une part une compréhension de l’artiste comme devant effectivement
régénérer les différents postes de fonctionnement d’une société ; et de l’art comme ne
produisant que l’apparence des solutions aux problèmes dont il se préoccupe, sauf à dire que
c’est l’apparence qui, à terme, a, par une fonction régulatrice de fond, des effets réels sur la
société elle-même.
On voit sans doute ici que la question de l’impact, de l’effet de l’art, est essentielle à la
manière dont Nietzsche envisage et comprend l’art lui-même. Comme on l’a vu, cette
question pose la question du public : il faut que l’artiste ait un public et qu’il soit entendu. Or,
au vu des aspirations de Wagner, et du sens que l’art doit prendre selon lui dans la société, il
ne s’agit pas simplement d’avoir des admirateurs ou de rencontrer des « amateurs d’art »
conquis et favorable à la production de Wagner, mais de trouver un public qui puisse
s’accorder avec l’art de Wagner dans toutes ses dimensions, en particulier sociales et
politiques, pour régénérer la culture par une approche du réel qui se place sous le signe
unificateur du mythe (quoi que cela puisse vouloir dire concrètement).
Le problème à cet égard est que le public auquel a d’abord affaire l’artiste, et donc aussi
Wagner, est le public des connaisseurs, le public de la bonne société, qui « compte l’art et les
artistes au nombre de ses esclaves afin de les satisfaire de pseudo-besoins » : pour eux, « l’art
moderne est un luxe <…> son existence et sa chute sont ni plus ni moins tributaires des droits
qui sont ceux d’une société de luxe »2. D’autre part, selon le Wagner de Nietzsche, cette
société du luxe est une société qui « a su, par l’usage le plus cruel et le plus habile de sa
puissance, rendre les plus démunis, le peuple, toujours plus dociles, plus humbles et plus
1 Id., p. 676.2 Id., p. 695.
46
étrangers à eux-mêmes, tirer de ce peuple le ‘travailleur’ moderne »1. Et surtout, cette société
a dépouillé le peuple de son art, de ses mythes, de ses mélodies, de ses danses, de son bonheur
d’expression. À partir de ce constat, et de la compréhension du fait que la société a absorbé le
christianisme, la science et les savants dans le pouvoir pour se consolider elle-même et sa
propriété en construisant un rempart contre le peuple, Wagner est devenu révolutionnaire. Il
est donc devenu révolutionnaire par compassion pour le peuple, et le public envers lequel
Wagner voulut que son art soit actif fut en conséquence non pas le public des amateurs d’art,
mais le peuple. Cet aspect de la question de l’art est en revanche étranger à Nietzsche, chez
qui le « peuple » n’existe pas à titre d’entité originelle et pure face aux élites corrompues. Le
pathos du peuple, romantique et révolutionnaire, et la proximité d’anarchistes tels que
Bakounine est un trait wagnérien mais non nietzschéen.
Mais qu’est-ce que le peuple ? En fait, ce peuple tel qu’il existe n’est plus un peuple
réel, actif, il n’est plus une puissance artiste, poétiquement créatrice, car dans les conditions
socio-politiques de la modernité, le peuple est évanoui, il est artificiellement tenu à l’écart. Le
peuple est donc le véritable public artiste qui importe à Wagner, mais ce public artiste a perdu
toute sa réalité et toute son énergie : il faut donc le retrouver et pour cela le faire renaître.
La tâche de Wagner est, pour trouver le public adéquat à son œuvre, de faire renaître le
peuple, ce qui veut dire, redonner au peuple sa propre puissance créatrice et lui faire
surmonter son aliénation. La question est alors de trouver ce peuple susceptible de s’accorder
avec le grand artiste. La réponse est : « s’il existait une multitude qui souffrît de la même
détresse que celle dont <Wagner> souffre, ce serait là un peuple » conforme à l’attente de
Wagner, selon Nietzsche. Autrement dit : « là où la même détresse conduirait à la même
pulsion et au même désir, c’est là aussi qu’il faudrait chercher la même espèce de satisfaction
et que devrait être trouvé le même bonheur dans cette satisfaction » ; raisonnement qui semble
vouloir dire qu’un peuple qui aurait la même détresse que Wagner pourrait répondre de
manière globale à l’appel de Wagner. Mais lorsque Wagner voulut compter ses semblables
populaires, il n’y avait personne : « nul ne répondit, nul n’avait compris la question ». Wagner
échoue donc dans sa tentative de construire un public populaire, au titre d’une vaste
communauté qui permettrait de régénérer le corps social par l’art. Si les racines de l’œuvre
d’art sont dans le peuple, comme force créatrice et poétique, et que ce peuple est à venir, alors
l’œuvre d’art de Wagner ne peut avoir ses racines que dans l’avenir. Et du coup, Wagner
renonce au public : « il ne parle plus de son art qu’avec lui-même, et non plus avec un
1 Id., p. 696.
47
‘public’ ou un peuple<…> il ne voulait plus qu’une seule chose, s’entendre avec lui-même,
penser en actes l’essence du monde, philosopher avec des sons, et il produit Tristan et Isolde,
Les Maîtres chanteurs de Nuremberg, et L’Anneau du Nibelung ». Et, poursuit Nietzsche,
tandis que Wagner « poursuivait ainsi en silence son œuvre majeure <…>, les amis survinrent
et lui annoncèrent le mouvement souterrain qui secouait de nombreux cœurs ».
Ainsi se constitue selon Nietzsche une petite communauté de « wagnériens » qui donne,
du moins pour Wagner, la mesure réelle de l’influence immédiate de l’artiste. Cela permet à
Wagner de créer une forme intermédiaire, qui n’est pas encore un peuple plié à sa domination
de dramaturge dithyrambique, mais qui est une institution, du moins une amicale, susceptible
de maintenir la tradition de son style, afin de permettre à l’œuvre de rester vivante jusqu’au
jour futur où elle trouvera le peuple qui puisse être son public, « au-delà de ce qui est
allemand, et donc non pas <…> un peuple en tant que peuple national, mais en tant qu’il est
constitué par des ‘hommes de l’avenir’ »1. La construction de Bayreuth correspondrait donc
en fin de compte à l’idée de contribuer à un événement futur : « conçu pour le salut d’un
avenir lointain, d’un avenir qui n’est que possible, mais non démontrable <…> avant-goût et
prémices d’une vie sublime pour le petit nombre de ceux à qui il a été donné d’y concourir, ce
qui les comble de joie bien au-delà du temps qui leur est imparti, les rend prodigues de cette
joie et féconds »2. L’effet de l’œuvre d’art, qui est censé donner à celle-ci tout son sens, est
donc – sauf pour une poignée d’admirateurs, renvoyé à un futur totalement incertain. L’œuvre
d’art, comprise dans sa totalité, qui inclut son effet sur un public et sur une civilisation, est
donc totalement utopique : c’est une manière possible et plaisante de la concevoir, que les
faits ne confirment en rien, mais dont les faits n’infirment pas non plus la possibilité. L’art
devient une affaire de foi.
Même si c’est d’une manière où se mêle son propos et le propos de Wagner, dans
Richard Wagner à Bayreuth Nietzsche revient sur la fonction de l’art d’une manière plus
psychologique et plus concrètement socio-politique que dans La Naissance de la tragédie :
ayant évoqué l’impuissance de l’individu dans le monde, « l’absence d’une communauté du
savoir entre les hommes, l’incertitude des vérités dernières et l’inégalité des dons » il
demande où l’individu pourra trouver le courage pour supporter tant l’impossibilité d’être
heureux « aussi longtemps qu’autour de nous tout souffre et tout fait souffrir », que
l’impossibilité d’être moral « tant que le cours des choses humaines est déterminé par la
1 Id., p. 721.2 Id., p. 703.
48
violence, la tromperie et l’injustice », et que l’impossibilité d’être sage « tant que l’humanité
entière ne rivalise pas de sagesse et n’initie pas l’homme de la manière la plus sage à la vie et
au savoir ». La réponse de Nietzsche n’est pas univoque sur ce point. Les ambitions de l’art de
Wagner sont finalement renvoyées à un futur indéterminé. La théorie de la fonction de l’art
semble ici se résoudre en une utopie de l’art. Selon M. Kessler, cette solution fictive « offre
une interprétation qui justifie la solitude du penseur et de l’artiste, tout en leur promettant une
sorte de compensation symbolique dans une utopie ». dont la fonction serait d’éviter de
sombrer dans le désespoir ou la folie, qui pourraient être la « conséquence de la prise de
conscience de l’incommunicabilité radicale de toute entreprise vraiment singulière »1. Mais en
fait, c’est aussi la limite de l’art, et des ambitions affichées pour l’art, qui apparaît ici.
Autrement dit, une remise en cause (ce qui ne veut pas dire renoncement) de ce genre de
grandes ambitions pour l’art. Du reste, Nietzsche va par la suite volontiers considérer comme
grands artistes des personnages tels que Napoléon ou César Borgia, qu’on retrouve
régulièrement par la suite chez lui en tant que figures politiques majeures et exemplaires2.
A partir de là on peut comme M. Kessler estimer que ces « artistes » dépassaient des
artistes tels que Wagner par la fait que leur « matériau » est plus ample que celui des « artistes
de œuvres d’art ». L’artiste des œuvres d’art exerce dans un domaine étroit, qui fait de lui une
figure moins aboutie, et en un sens moins intéressante, que celle des politiciens qui pratiquent
la politique comme s’il s’agissait d’un art de grande envergure dont le matériau n’est plus le
son, la couleur ou le verbe, mais les masses humaines qu’ils sont capables de modeler.
D’une manière générale, Nietzsche dit au § 174 de Humain trop humain, « Contre l’art
des œuvres d’art », que l’art des œuvres d’art n’est qu’un appendice par rapport à la fonction
générale de l’art, qui est d’embellir la vie, de nous rendre agréable et supportable aux autres,
de nous modérer par des lois de convenance, de propreté, de courtoisie. Il doit ensuite
« dissimuler ou réinterpréter toute laideur, chaque trait pénible, horrible, dégoûtant, qui ne
cessera de reparaître en dépit de tous les efforts, conformément à l’origine de la nature
humaine », et ce surtout en ce qui concerne les passions, les douleurs et les angoisses de
l’âme. Enfin, « dans la laideur inévitable ou insurmontable », il doit « laisser transparaître son
côté significatif ».
Le passage déjà cité plus haut, qui déniait à l’artiste le caractère d’être un maître, et à
l’art d’être une éducation pour l’action immédiate, insistait sur le fait que
1 Op. cit, p. 209. 2 Cf. Kessler, op. cit., p. 79, 239.
49
Les combats qu’il nous montre sont des simplifications des combats réels de la vie ; ses
problèmes sont des raccourcis du calcul infiniment compliqué des activités et des volontés
humaines.
Le registre de l’art est alors caractérisé comme étant simplement celui de l’apparence,
apparence, comme on l’a vu,
d’un monde plus simple, d’une solution plus rapide aux énigmes de la vie. Nul être qui
souffre de la vie ne peut se passer de cette apparence, de même que nul ne peut se passer du
sommeil. Plus il devient ardu de connaître les lois de la vie, et plus nous désirons ardemment
l’apparence de cette simplification, fût-ce pour de brefs instants
L’apparence semble toutefois avoir ici davantage une fonction réactive que créative : il
s’agit de supporter plus que d’affirmer :
L’art est là afin que l’arc ne se brise.
Ce texte laisse de côté la théorie du fondement métaphysique de l’apparence
phénoménale du monde et des œuvres, et donc toute la thématique de la vérité propre à La
Naissance de la tragédie. Il ébauche une théorie de la simplification qui se rapproche
beaucoup de la théorie de la perception que Nietzsche met en place à cette époque avec Vérité
et mensonge au sens extra-moral et qui vaudra toujours dans la suite de son œuvre pour
comprendre la travail actif et nécessaire de falsification du monde qui rend possible l’action,
et donc la vie elle-même. Sauf qu’ici, c’est non pas telle ou telle perception qui est simplifiée,
mais la vie elle-même en sa complexité, que l’art restitue sous une forme clarifiée et stylisée
dans ses œuvres. Le rapport à l’apollinien et au dionysiaque n’est pas perdu pour autant, du
moins si on accepte d’en trouver l’écho – à vrai dire plutôt dionysiaque – dans ce que
Nietzsche appelle le « sens du tragique » : il trouve au contraire sa place dans ce contexte, au
titre des solutions aux énigmes de la vie.
Avoir le « sens du tragique », dit alors Nietzsche, c’est en effet pour l’homme être initié
par l’art à « quelque chose de suprapersonnel » qui désapprend l’effroyable angoisse liée au
temps et à la mort « car dans le plus bref instant, dans l’atome le plus infime de sa vie, il peut
rencontrer le sacré, qui contrebalance et au-delà tout combat et toute nécessité »1. L’« état
d’âme tragique » consiste pour l’humanité à se porter comme un tout à l’encontre de sa ruine
imminente, pour autant, dit Nietzsche, qu’on ne saurait douter que toute l’humanité doit périr
1 Id. p. 676.
50
un jour1. Dans cette situation, l’avenir de l’humain est lié à l’espérance « que l’état d’âme
tragique ne périsse pas ». Ce texte est sans doute l’un des plus pessimistes de Nietzsche, au
sens d’une pensée qui ne voit d’issue dans le néant, loin du pessimisme de la force qui sera
largement développé dans la suite de l’œuvre de Nietzsche. Sa vision de l’anéantissement de
l’humanité rend même inutile l’ascétisme schopenhauerien, puisque l’humanité doit périr de
toute façon. Face à cela, il semble que toute affirmation de la vie perde de son sens. On aurait
affaire ici à une philosophie homéostatique de la consolation sans affirmation, sans
stimulation. Il s’agit avant tout de se rendre capable de résister à la prévision de
l’anéantissement. Aussi est-ce dans une tout autre perspective que la théorie de Nietzsche se
développe à partir de là, prenant totalement le contre-pied de cette manière de vider l’utopie
de son sens en lui fermant tout horizon.
2. 5. L’esthétique de la puissance.
À partir de la crise qu’exprime la fin de « Richard Wagner à Bayreuth », le point
frappant est que, dans la suite de son œuvre, Nietzsche cesse de penser métaphysiquement
l’ivresse et le dionysiaque en rapport à la question de la vérité, pour ne conserver que l’idée
d’un art conçu exclusivement comme activité ou puissance de mise en forme. Plutôt que de
maintenir le lien problématique de l’art à une vérité « métaphysique », il affirme dans ses
textes plus tardifs, tels que le fragment posthume 17 [3] de 1888, qu’il y a un « divorce » ou
une « discordance » entre l’art et ce qu’on entend communément par « vérité ». Donc, sans
que dans ce contexte Nietzsche nie directement la possibilité de la vérité (comme il le fait par
ailleurs effectivement dans ce qui tient lieu chez lui de « théorie de la connaissance »), il
considère que l’art n’a pas pour vocation d’exposer la vérité. Pour autant, il ne rompt pas
totalement avec sa théorie métaphysique de l’art. Car si l’enjeu métaphysique principal de
l’art est de produire une « consolation » qui permette l’affirmation de la vie et la production
d’une vie magnifiée malgré la souffrance, cet enjeu subsiste dans l’œuvre tardive de
Nietzsche autant qu’il était présent dans ses premiers écrits. Toutefois, une différence
importante est perceptible dans le langage et dans le contexte de réflexion, ce que traduit une
approche du beau en termes de dynamique et la mise en avant de la dimension de puissance
que l’art permet de mettre en œuvre. La manifestation de la vérité n’est pas un but pour l’art,
mais c’est l’intensification de la force qui importe en celui-ci. Le sentiment d’intensification
de la force, à quoi Nietzsche donne alors aussi le nom d’« ivresse », est, selon le § 8 des
1 Idem.
51
« Divagations d’un inactuel » du Crépuscule des idoles, où Nietzsche revient sur l'ivresse de
l'artiste, « le sentiment qui pousse à mettre de soi-même dans les choses, à les forcer à
contenir ce qu’on y met, à leur faire violence. C’est ce qu’on appelle idéalisation ». Nietzsche
précise que le sens de cette idéalisation « ne consiste nullement, comme on le croit
communément, à faire abstraction – de ce qui est mesquin ou secondaire. Ce qui est distinctif
au contraire, c’est de mettre violemment en relief les traits principaux, de sorte que les autres
s’estompent », autrement dit, en mettant en relief les « traits principaux », on laisse quand
même de côté ce qui est mesquin ou secondaire. L’idéalisation dont parle Nietzsche ici ne
consiste pas à retrouver une idée dans une chose, mais à forcer les traits principaux d’une
forme en fonction de soi-même ; toute référence à une idée objective de la chose (par exemple
de type schopenhauerien) est exclue ici. L’ivresse reprend l'idée de l'intensification
dionysiaque de l'excitabilité du corps, mais elle y ajoute « le sentiment d'intensification de la
force, de la plénitude »1 que Nietzsche considère désormais comme essentiel. Le sentiment de
plénitude, qui le premier aspect de l'ivresse, est compris maintenant comme excitabilité
intensifiée « de la machine », par quoi on arrive à enrichir « de sa propre plénitude tout ce que
l'on voit, tout ce que l'on veut ». L’ivresse devient donc une violence de mise en forme. Il faut
donc désormais distinguer deux ivresses chez Nietzsche, l’une de la force, saine, créatrice et
dionysiaque, et l’autre malsaine, propre aux phtisiques de l’âme2, aux nerveux affaiblis et
hystériques3. Toute la critique des narcotiques, notamment dans Le Cas Wagner4, et de tout ce
qui comme l’alcool et la bière, enivre, relève de ce diagnostic de la mauvaise ivresse. Mais,
comme le note M. Kessler, cette critique de la mauvaise ivresse porte aussi contre l’ivresse
dionysiaque qui était valorisée dans La Naissance de la tragédie. Celle-ci apparaît au
Nietzsche tardif comme une ivresse romantique, décadente, mystique, et parfois wagnérienne.
C’est que l’ivresse tardive doit s’accorder non plus avec un sentiment de fusion dans l’Un
originel que Nietzsche a renié très vite après la publication de La Naissance de la tragédie ;
mais avec une lucidité extrême, une précision exacerbée de la vision et du sentiment de soi.
Il y a certes une ambiguïté quant au sens de cette mise en forme, ou idéalisation. En
effet, au § 8 elle est, comme on vient de le voir, présentée comme le fait « de mettre
violemment en relief les traits principaux, de sorte que les autres s’estompent », et à ce titre il
semble que l’idéalisation vise à manifester l’essentiel de l’objet qu’il s’agirait de séparer de
1 Le Crépuscule des idoles, p. 113. 2 Ainsi parlait Zarathoustra, I, Des prédicateurs de mort. 3 Cf. Florence Fabre, op. cit., p. 154. Voir aussi le propos général de Le Cas Wagner et Le Gai savoir, § 86. 4 Le Cas Wagner, second post-scriptum.
52
traits inessentiels ou parasites, comme s’il s’agissait d’une soumission à l’objectivité de
l’objet. Mais au paragraphe suivant, Nietzsche dit en conformité avec ce qui avait été dit plus
haut dans le même aphorisme (« mettre de soi-même dans les choses ») que le résultat visé est
que les choses renvoient l’image de la puissance de l’homme. D’un côté il faut donc faire
ressortir les traits principaux de la chose et de l’autre il faut en faire l’image de soi : n’est-ce
pas contradictoire, sauf à supposer une identité de la chose et de la puissance du soi ? Ou
encore : que veut dire ici « principaux » ?
Tel est le point essentiel, et la contradiction disparaît si ce n’est pas la chose qui
détermine (idéalement) ses propres traits principaux, mais que c’est l’homme qui décide : il
faut donc comprendre que la mise en relief des traits principaux de la chose ne signifie pas
une soumission à la chose mais une détermination de ce qui est principal à partir de la
projection de la puissance et de la perfection de l’artiste. Les traits principaux sont ceux qui
renvoient cette image, les autres doivent s’estomper. On fait donc bien abstraction de ce qui
est « mesquin, ou secondaire », mais à titre seulement de conséquences de la projection de soi
qui conduit à la mise en relief des traits principaux de l’objet. En tant qu’elles sont ainsi
transfigurées, les choses se réduisent donc à être les reflets de la perfection de l’homme. La
perfection de l’objet idéalisé n’est rien d’autre que le moyen pour l’homme d’y projeter ou
d’y retrouver sa propre perfection.
Cela ressemble fort à l’affirmation d’un subjectivisme absolu, qui consisterait à rendre
certains objets (à défaut de pouvoir agir sur le monde entier) conforme à la « volonté »
(appelons cela ainsi pour le moment) du sujet. L’artiste serait simplement le sujet purifié de
tout ce qui en lui n’est pas activité créatrice, c’est-à-dire informatrice. Cette activité obéit à
deux facteurs complémentaires : l’un concerne la forme, et correspond au goût ; l’autre est
l’expression de la puissance, et correspond à la production de la forme. Mais les deux,
puissance et goût, s’identifient, comme on va le voir, dans la jouissance de la forme. Ici se fait
la jonction de l’esthétique et de la dynamique, qu’il faudra approfondir plus loin.
Cette manière de comprendre l’art dans une conjonction entre le goût et la force est
confirmée et développé par les considérations sur le beau et le laid, par exemple dans
l’aphorisme 16 [40] de 1888. Nietzsche y affirme d’une manière générale le caractère
anthropomorphique du beau et du laid : « dans le beau, l’homme s’admire en tant que type :
dans les cas extrêmes c’est lui-même qu’il y adore. <…> L’homme peut bien voir le monde
rempli à déborder de beautés, il n’a jamais fait que le remplir de sa propre ‘beauté’ : c’est-à-
dire qu’il tient pour beau ce qui lui rappelle le sentiment de perfection avec lequel il se dresse,
53
homme, parmi toutes les choses. » Entendons bien cet aphorisme dans sa radicalité : toute
beauté n’est belle que par la manière dont elle rappelle la beauté du type humain. Autrement
dit, l’homme n’est capable, de manière ciblée, de ressentir comme beau que lui-même, en tant
que type. La seule beauté est, de manière typique, la beauté humaine. Et toute autre beauté
n’est beauté que de manière dérivée et secondaire, par la manière dont elle rappelle la beauté
typique. Inversement, « Là où l’homme souffre de la laideur, il souffre de l’échec de son type
avorté ; et ce qui, même de très loin, lui rappelle cet échec, il lui attribue le prédicat ‘laid’.
<…> Tout ce qui est laid affaiblit et trouble l’homme : cela lui rappelle la déchéance, le
danger, l’impuissance ». Dans la suite du fragment, Nietzsche qualifie cette approche du beau
et du laid de « naïveté », par quoi il veut dire, semble-t-il, que notre sentiment du beau est
borné, au sens où il correspond seulement à une projection de nous-mêmes considérée par
nous-mêmes ; cela ne veut pas dire que cette projection rendrait le monde plus beau ou plus
laid pour un autre type d’observateur. Autrement dit, le beau n’a rien d’objectif. La naïveté,
ici, est quasiment synonyme de vision limitée dans une perspective très déterminée, et qui
s’ignore elle-même comme telle.
Il faut donc comprendre ici le type de lien qu’il y a entre le beau et le symptôme de la
santé ou de l’utilité, ou au contraire du lien entre la maladie et la dégénérescence et le laid.
Qu’est-ce qui fait que le beau est beau ? Dans le fragment posthume « AESTHETICA » de
1887 (repris en 1888)1, où il est question, comme l’indique le sous-titre, « de la genèse du
beau et du laid », Nietzsche situe le beau « à l’intérieur de la catégorie générale des valeurs
biologiques du nuisible, du bienfaisant, de ce qui intensifie la vie ». Il rapporte donc
directement le beau à une forme d’utilité : en rapport à cette intensification de la vie, « une
quantité d’excitations qui de fort loin nous rappellent des états et des choses utiles et s’y
rattachent, nous donnent le sentiment du beau, c’est-à-dire de l’augmentation du sentiment de
puissance ». Plusieurs points peuvent être relevés ici. Tout d’abord, le beau est en rapport non
seulement avec la figure du type idéal humain, mais aussi avec l’utile. Est-ce contradictoire ?
Est-ce une dispersion inconséquente des déterminations du beau, ou cela en donne-t-il une
définition cohérente et unitaire, mais présentée sous plusieurs aspects ou points de vue ?
D’une part, le beau n’est pas un symptôme sensible immédiat de l’utilité et de la santé :
il les « rappelle », donc il les exprime de façon médiate, y étant associé par la mémoire ; ce
n’est en effet pas directement l’utile qui donne le sentiment du beau, mais ce qui rappelle
l’utile et qui s’y rattache. Cela n’inclut, précise Nietzsche, « pas seulement des choses, mais
1 Fragment posthume 10 [167] de 1888.
54
aussi les sensations concomitantes de semblables choses ou leurs symboles ». Inversement, ce
qui dégoûte ou ce qui nous « répugne » esthétiquement par instinct, « une longue expérience
l’a démontré à l’homme en tant que nuisible, dangereux, suspect ». Comme tout ce qui
concerne le goût, le dégoût est donc référé à une expérience qui s’est constituée
historiquement au niveau de l’espèce, et qui a ainsi constitué l’instinct de celle-ci. Maintenant,
qu’est-ce que cet utile ? La question qui se pose est de savoir sur quoi porte l’utilité qui se
paye au prix de cette myopie falsificatrice. À quoi le beau est-il utile ? De quel type d’utilité
s’agit-il ici ? utile à quoi et à qui ? Dans le fragment 10 [167] de 1887, Nietzsche dit
reconnaître « le Beau et le Laid en tant que conditionnés : notamment eu égard à nos valeurs
de conservation les plus inférieures. Vouloir en faire abstraction pour instituer un Beau et un
Laid est dépourvu de sens ». Pour autant que les conditions de conservation des hommes
peuvent varier, le sens du beau pourra varier également : ainsi, selon Nietzsche, « l’homme
grégaire aura-t-il un sentiment de la valeur du beau différent de celui de l’homme
d’exception ou du surhomme ». Cela montre que le sens de l’utilité dépend du type d’homme
qui éprouve le beau, et que l’un n’est pas plus universel que l’autre.
Réponse : utile à l’homme considéré sur une longue durée. Donc : au type homme,
considéré non pas dans un exemplaire particulièrement réussi, sain, fort, mais historiquement :
l’utile est donc l’utile à la constitution de cet homme typique. Et il est considéré aussi comme
utile à tout homme qui tend, au moins dans son goût, vers ce type. Par conséquent, l’utile est
bien encore une projection du type humain, si on inclut dans cette projection non pas
seulement ce que ce type est, mais aussi tout ce qui le constitue comme type. L’utile est ce qui
rentre dans les conditions de possibilité de l’homme.
Cela donne d’ailleurs une indication sur le mode de constitution des instincts en général
chez Nietzsche, comme mémoire du corps et incorporation historique des expériences du
passé au niveau de l’espèce1. Le goût instinctif est le goût constitué par l’espèce – ou du
moins par une population constituant un type – au cours de son histoire. Comme chez Kant, le
beau relève d’un jugement, mais pas d’un jugement d’entendement. Il relève d’une évaluation
immédiatement inscrite dans la sensation, et que le jugement n’a pas besoin d’avaliser
intellectuellement pour le constituer. En revanche, c’est la mémoire qui le perpétue comme
une disposition constante à l’égard de quelque chose. L’instinct esthétique grec est un
exemple de ce goût sûr et triomphant, c’est-à-dire qui porte l’homme à une forme possible de
sa perfection ; inversement, la chute de cet instinct à l’époque de Socrate et Euripide marque
1 Cf. B. Stiegler, op. cit., p. 211.
55
le début de la décadence alexandrine de ce goût, de cet instinct, et de ce type humain.
L’instinct se caractérise par le fait de correspondre à un jugement immédiat mais
constitué dans la longue durée. Il correspond, dit Nietzsche, « à une optique du premier plan,
laquelle n’embrasse que les conséquences immédiates », par opposition à des optiques qui
situeraient les perceptions dans une perspective temporelle et sauraient distinguer des
conséquences plus éloignées, donc médiates, point que Nietzsche explicite en disant que les
jugements de l’instinct sont myopes eu égard à la chaîne des conséquences. Les jugements de
l’instinct recommandent ce qu’il s’agit de faire de prime abord. Donc, dès lors qu’on se
soucie des conséquences, on entre en opposition avec cet instinct myope qui ne se soucie que
du premier plan. Or c’est l’entendement qui se soucie des conséquences, parce qu’il
considère, ou anticipe, les chaînes de conséquences plus lointaines et plus longues. Par
conséquent, cette opposition conduit à faire de l’entendement un « appareil freinant la
réaction immédiate du jugement de l’instinct ». Face à lui, la force de l’instinct est donc d’être
un jugement immédiat qui produit un oui ou un non « avant même que l’entendement en
vienne à parler ». Le jugement qui correspond à jugement sur le beau et sur le laid est donc en
ce sens myope, mais fulgurant, ce qui constitue sa force et sa faiblesse.
Du fait que le jugement sur le beau n’indique pas l’utile mais est simplement associé à
l’utile, le jugement qui pose que quelque chose est beau peut se propager à d’autres objets qui,
directement considérés en eux-mêmes, ne le sont pas, car, selon le même fragment 10 [167] :
« une fois que l’impulsion esthétique est au travail, une foule d’autres perfections d’origine
différente se cristallise autour du ‘beau isolé’ ». Il y a donc une sorte de dynamique du beau
qui fait que « les plus habituels assentiments au beau s’excitent et se suscitent mutuellement »,
ce qui signifie qu’il n’est « guère possible de suspendre la force qui interprète, en rajoute,
remplit et imagine ». Cela revient encore à dire que le jugement porté sur le beau « accumule
sur l’objet qui les suscite un charme, conditionné par l’association de différents jugements
concernant la beauté, - mais totalement étranger à l’essence de cet objet »1. Le charme en
question conduit donc à porter des jugements immédiats qui ajouteront à la beauté des
prédicats qui n’ont pourtant rien à voir avec le bel objet. Autrement dit, dès qu’un objet est
perçu comme beau, on lui prête des beautés nouvelles qui, sans qu’elles soient perçues en lui,
lui sont pourtant attribuées parce que le beau appelle le beau ; autrement dit on perçoit comme
beau ce qui est lié à l’objet déjà identifié comme beau. L’ensemble de la perception du beau,
dans cette théorie de la cristallisation manifestement inspirée de la théorie stendhalienne de
1 Idem.
56
l’amour, relève donc d’une falsification globale de l’objet, et Nietzsche dit que « ressentir une
chose en tant que belle signifie : la ressentir de façon nécessairement fausse ». L’objet n’est
pas beau, il est bien construit comme bel objet – même si cette construction doit par
hypothèse être partie d’un point de cristallisation qui, lui, a été perçu immédiatement comme
beau.
La question du sens de l’utilité est développée dans le fragment 10 [168] de 1887,
également intitulé Aesthetica. Le problème à comprendre et à résoudre est le suivant :
Nietzsche semble aborder la beauté de plusieurs points de vue, sans qu’il soit de prime abord
évident si ces points de vue convergent ou ont une unité. Il dit en effet d’une part que le beau
est lié à l’utile ; d’autre part que le beau est une falsification, et enfin que le beau est référé au
sentiment de puissance. Comment unifier tout cela ?
Le fragment 10 [168] commence par affirmer que « c’est une question de force (pour un
individu particulier ou un peuple) de savoir SI et OU <le> jugement ‘beau’ sera prononcé.
<…> Le sentiment de puissance prononce le jugement ‘beau’ même à l’égard des choses et
des situations que l’instinct de l’impuissance ne saurait autrement apprécier qu’en tant que
haïssable, que ‘laid’ ». Nietzsche réfère donc rigoureusement ici le beau à la disposition d’une
puissance qui, en fonction de son degré d’intensité ressenti, décide si ce à quoi elle a affaire
est beau ou laid. Ce qui signifie que le beau relève d’une évaluation qui implique elle-même
le sentiment de notre puissance. Il y a donc une double évaluation : celle de l’objet et celle du
degré de puissance, la première se déterminant en fonction de la seconde. C’est donc en
dernière instance pour la puissance et la force que le beau doit avoir un sens qui, au vu de ce
qui a été dit plus haut, connote l’utile. En quoi ? En ce que la chose me provoque à déployer
ma puissance et ma force : « le flair de ce dont nous saurions plus ou moins venir à bout si
jamais cela s’opposait à nous en tant que danger, problème, tentation, - ce flair détermine
également notre oui esthétique : (« ceci est beau » est une affirmation ) ». Le plaisir de penser
qu’on viendrait à bout de ce qui pourrait s’opposer à nous en tant que danger, problème,
tentation, suscite donc une approbation et l’affirmation « ceci est beau », par quoi une
adversité qui nous pousse à la surpasser et à nous surpasser est déclarée malgré tout être
surmontable. Il faut que pour la surpasser nous soyons obligés de nous surpasser. Le beau est
ce qui correspond au sentiment du triomphe dans ce combat fictif. Pour cela il n’est donc pas
nécessaire qu’il y ait une véritable confrontation des forces qui se mesureraient ainsi
effectivement. Il suffit qu’on évalue au jugé le rapport de force pour que le sentiment
esthétique puisse se manifester. Sans cela on ne serait pas dans le domaine de l’esthétique
57
protégé par la dépotentialisation, mais dans le conflit réel. Le beau a donc l’apparence d’une
intensité qui ne pourrait être maîtrisée que par une grande puissance : « de là il résulte, tout
compte fait, que la prédilection pour des choses problématiques et terribles est un symptôme
de force ; tandis que le goût du joli, du mignon, appartient au faible, au délicat ». Le beau se
manifeste donc essentiellement à une puissance qui a une prédilection pour les choses
problématiques et terribles : ainsi le beau se rapproche-t-il en fait du sublime dynamique
kantien, dans l’exacte mesure où le beau apparaît comme l’annonce de la menace et de la
souffrance auxquelles toutefois on ne succombe pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? On peut
donner en exemple ce que Nietzsche dit de l’effet de la musique sur lui : elle lui donne un
sentiment de force, de pouvoir entreprendre des actions, d’être ferme en soi-même (même si
Nietzsche aime aussi la musique de Wagner qui produit en lui l’effet tout contraire). Chez
Kant aussi, le sublime dynamique correspond à la manifestation d’une puissance qui pourrait,
si elle se déchaînait réellement contre nous, anéantir notre être sensible, c’est-à-dire notre
corps, mais à laquelle, malgré tout, nous résistons en pensée, parce que notre raison et notre
pure volonté sont hors d’atteinte des puissances physiques auxquelles donc elles ne se plient
pas. Evidemment, chez Nietzsche, ce qui surmonte ici la force n’est pas la raison, mais la
puissance, dont on ressent le degré. C’est donc une réalité qui est davantage du côté du
sensible, dont Kant récuse la valeur pour l’esthétique pure, que la raison, dont Nietzsche
récuse, en sa forme ratiocinante, la valeur pour tout. L’utilité du beau se comprend donc à
partir de la manifestation de la puissance lorsqu’elle atteint sa limite : le beau est la forme qui
rend possible cette manifestation pure, c’est-à-dire sans que vienne s’y ajouter l’inquiétude et
le risque d’une souffrance et d’un dommage réels. L’utilité propre du beau est donc tout à fait
particulière ; elle ne relève d’aucune perspective utilitariste, au sens courant de l’expression,
qui signifie : utile à quelque chose, pour faire ou bénéficier de quelque chose. C’est, pour
reprendre une expression de Heidegger, une utilité purement apophantique : elle manifeste.
Quoi ? La puissance à un certain degré. Sans le beau, la puissance ne pourrait pas se
manifester à ce degré, ne pourrait pas révéler sa limite, le point où elle se brise et pourrait
succomber. Mais si la puissance, ou la volonté de puissance, c’est-à-dire non pas la puissance
comme fait brut, mais orientée vers une intensification d’elle-même, est l’être véritable, ou du
moins, si elle donne le sens de l’être, ce qui se fait avec l’être et se joue en lui, alors il faut
dire que le beau, c’est-à-dire l’art, continue d’avoir une valeur de vérité, en manifestant l’être
dans son caractère essentiel de puissance. Le terrible et la souffrance sont justement ce que
manifeste la tragédie, ce pourquoi celle-ci est encore présentée dans le contexte de ce
fragment de 1887 comme expression la plus juste du beau véritable. Ainsi la tragédie
58
distingue-t-elle « les époques et les caractères forts <…> ce sont les esprits HEROIQUES qui
s’approuvent eux-mêmes dans la cruauté tragique : ils sont assez durs pour éprouver la
souffrance en tant que jouissance ». Et on comprend par là le lien qu’établit Nietzsche entre
beauté et force et entre instinct grégaire et humanité d’exception.
Faut-il comprendre cette lecture « physiologique » du beau comme une réduction à une
biologie rudimentaire ou à une théorie de la force brute ? La lecture qu’en donne Heidegger
(comme du reste de nombreux commentateurs après lui) tente de la soustraire à cette possible
interprétation. La dynamo-esthétique ne relève pas d’un pur biologisme. Selon Heidegger, la
force désignée par Nietzsche ici est la capacité « à saisir et à accomplir la suprême destination
de son essence ». Autrement dit, la force est ce qui réalise et manifeste ce que je suis ; et par
conséquent la référence à la force signifierait que ce qui plaît ne peut pas être envisagé
indépendamment de la manière dont s’envisage lui-même dans son « essence » celui qui
ressent le plaisir esthétique. Parce que ce qui plait doit correspondre à ce que je suis, la beauté
met en question ce que je suis : celui à qui quelque chose doit plaire, dit Heidegger, « se
définit à partir de ce qu’il exige de lui-même. Et alors nous nommons ‘beau’ ce qui
correspond à ce que nous exigeons de nous-mêmes. Exigence qui à son tour se mesure à ce
que nous tenons pour être nous-mêmes, ce que nous présumons de nous et de ce dont nous
nous croyons capables, comme étant l’extrême degré que nous puissions tout juste soutenir »1.
Autrement dit, le beau est dans l’interprétation heideggérienne la manifestation de notre
limite, au sens de l’extrême que nous pouvons soutenir, c’est pourquoi il a toujours le sens
d’un problème, d’une provocation, d’un danger et d’une souffrance possible. Cette
interprétation proposée par Heidegger est confirmée par un autre fragment de 18872 où
Nietzsche dit que « le massif, le puissant, le solide, la vie qui étale son autorité tranquille et
dissimule sa force – cela ‘plaît’ : c’est-à-dire que cela correspond à ce que l’on pense de soi ».
Le beau apparaît donc comme étant la puissance qui nous correspond, ou plutôt comme étant
la puissance à laquelle on veut et estime pouvoir correspondre, la puissance vers laquelle on
tend : il est, commente Heidegger, « ce que nous honorons et vénérons en tant que prototype
de notre essence : ce à quoi nous accordons du fond de notre essence et par amour de notre
essence notre ‘libre faveur’ ». Et Heidegger ajoute : « le beau, selon les déclarations de
Nietzsche, est ce qui détermine en nous notre comportement et notre pouvoir, pour autant que
dans notre essence nous exigeons de nous-mêmes un suprême degré, c’est-à-dire lorsque nous
passons au-delà de nous-même ». Notons que les dieux de l’Olympe correspondent bien, dans
1 Heidegger, Nietzsche, I, p. 106.2 Fragment 7 [7] de 1887.
59
La Naissance de la tragédie, à cette fonction du beau.
Ainsi le beau correspondrait-il à la possibilité et à l’incitation d’opérer une
intensification de soi au sens d’éprouver le sentiment de notre puissance, laquelle, pour être
éprouvée, a besoin d’être sollicitée. Le beau est cette sollicitation. La force et la puissance ne
seraient en ce sens pas tant tournées vers l’extérieur, que vers elles-mêmes ; malgré les
apparences et par-delà son sens premier, la provocation du beau ne porte pas
fondamentalement sur la chose belle mais sur celui qui ressent l’émotion esthétique, de sorte
que le beau pourrait être interprété comme ce qui permet de manifester la puissance de celui
qui, alors, ressent cette manifestation comme émotion esthétique ou encore comme ivresse.
Ce qui voudrait dire selon Heidegger qu’en fin de compte l’ivresse bien comprise ne se sépare
pas de la beauté : « si le beau est ce qui donne la mesure, soit cela même que nous présumons
du pouvoir de notre essence, alors le sentiment d’ivresse en tant que <…> rapport au beau ne
saurait être bouillonnement ni effervescence purs et simples. La tonalité de l’ivresse est bien
plutôt le fait d’être accordé au sens de la détermination la plus haute et la plus mesurée ». Ce
qui veut dire que l’ivresse, en tant que sentiment provoqué par l’accord d’une chose avec ce
que l’on tient pour être soi-même, c’est-à-dire la puissance qu’on se propose d’être et vers
laquelle on tend, n’est pas chaos, ou vertige (ce qui, comme on l’a vu, était une possibilité de
sa compréhension à l’époque de La Naissance de la tragédie), mais est au contraire une saisie
mesurée de soi dans l’appréhension de notre limite, c’est-à-dire dans la limite de ce qu’on
peut endurer ou supporter, non pas de fait, comme on l’a vu, mais à titre d’évaluation pure, de
pressentiment.
Inversement, le § 9 des « Divagations d’un inactuel » du Crépuscule des idoles, affirme
qu’« un caractère spécifiquement anti-artistique de l’instinct » peut « appauvrir les choses, les
vider de leur substance, les anémier ». Dans l’état d’ivresse, dit Nietzsche, « on enrichit tout
de sa propre plénitude, tout ce que l’on voit, tout ce que l’on veut, on le voit gonflé, tendu,
fort, plein à craquer ». Cela peut s’entendre de plusieurs manières. Dans le premier cas, on
insistera sur le fait que Nietzsche dit qu’« on enrichit tout de sa propre plénitude », ce qui veut
dire que la richesse des choses est une richesse d’emprunt, comme si elles n’étaient rien de
significatif en elles-mêmes, mais seulement l’occasion pour un autre qu’elles-mêmes de se
manifester dans ce qu’il a d’essentiel. Dans le second cas, on insistera sur le fait que
Nietzsche dit que pour celui qui ressent le sentiment de l’ivresse, tout est gonflé, tendu, fort,
plein à craquer. Dans ce cas, la chose se manifeste sans manque. Elle ne laisse rien à désirer.
Ce qui voudrait dire que le manque tient au regard porté sur la chose. Pour le regard non-
60
artiste, toute chose est en défaut de sa propre plénitude, et de ce fait insatisfaisante. Pour le
regard artiste, la chose est parfaitement ce qu’elle est, car il la pose comme étant ce qu’elle
doit être. La question de savoir si la plénitude de la chose vient de la chose ou du regard porté
sur elle est en un sens indécidable à ce niveau, car on ne connaîtra jamais la chose
indépendamment du regard – artiste ou non artiste – porté sur elle. On peut dire que le sens et
la perfection des choses sont des productions de la puissance. Inversement, les choses qui sont
anémiées par un instinct anti-artistique ne peuvent pas être constituées en tant que choses
parfaites. Elles sont au contraire altérées, amoindries et vidées par le regard anti-artistique
dans lequel elles se trouvent prises : « l’Histoire est riche de semblables anti-artistes,
insatiables, voraces, en affamés de la vie, qui ne peuvent s’empêcher de consommer les
choses, de les dévorer, de les décharner ». Nietzsche donne en exemple Pascal, le chrétien qui
ne peut pas être artiste et qui ruine et vide de sens le monde dans lequel il vit. Inversement,
Raphaël, pour autant qu’il était artiste, montre qu’il n’était pas chrétien : il saturait le monde
de sens. Et cette sollicitation de la puissance qui ainsi veut s’exercer, se traduit chez lui par un
« ‘oui’ de tout son être ». La violence du rapport d’idéalisation à l’objet est donc relative, et
ne doit pas être comprise comme simple brutalité destructrice ou comme simple emprise et
domination. Au contraire, Nietzsche entend ici par la violence de l’idéalisation (au § 8) une
construction, une édification souveraine et énergique : l’objet, qui, peut-être, n’est rien en soi
de remarquable ni peut-être même de « beau », y devient quelque chose, y gagne son sens et,
le cas échéant, sa perfection et sa beauté. Si donc on entend violence au sens
d’appauvrissement et de destruction, alors elle est du côté des non-artistes, du côté de Pascal
et non de Raphaël, et ce quelle que soit la manière dont l’un et l’autre usent des choses. En
effet, la violence, par quoi on entend ici le fait de considérer qu’une chose ne vaut que néant,
et peut être traitée en conséquence, est affaire de regard. C’est une affaire non d’usage réel,
matériel, de la chose, mais de la manière dont on est disposé à l’égard de celle-ci. La
disposition qui donne à la chose sa plénitude est la disposition dionysiaque.
Cela donne sans doute un sens plus précis à l’affirmation énoncée plus haut de la
conjonction du goût et de la puissance. Sans être référée au goût, la puissance pourrait n’être
que pure expression de brutalité physique. Et sans être référée à la force (ou à la puissance, et
en dernier ressort à la volonté de puissance), le goût resterait passif, et ne dépasserait pas
l’esthétique du spectateur telle qu’elle a par exemple été développée par Kant. Si celui qui a
du goût n’a pas la capacité de créer, et si celui qui a la capacité de créer n’a pas de goût, la
brute et l’esthète se distribuent en deux individus séparés.
61
L’aphorisme 370 du Gai savoir montre ainsi que le repérage de traits dionysiaques ne
doit pas s’arrêter au sens apparent et aux traits superficiels de la manière dont on se rapporte
aux choses. Ainsi la destruction peut elle être tantôt dionysiaque et tantôt non. L’homme
dionysiaque peut en effet, dit Nietzsche, contempler ou commettre un « luxe de destruction,
de dissolution, de négation », et cette destruction prend alors sens, selon Nietzsche, à partir
« d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes, capable de transformer tout
désert en pays fertile et luxuriant ». Par conséquent, « L’aspiration à la destruction, au
changement, au devenir peut être l’expression de la force surabondante, grosse d’avenir (mon
terminus pour le désigner est, comme on sait, le terme de ‘dionysiaque’) ». Mais la
destruction peut aussi être l’expression d’une « haine de raté » contre tout ce qui subsiste et
qui est, parce que tout ce qui subsiste « le révolte et l’irrite ». De même, la « volonté
d’éterniser » peut provenir de la reconnaissance et de l’amour, comme chez des peintres tels
que Rubens et des poètes tels que Goethe qui répandent « sur toutes choses un éclat
homérique de lumière et de gloire » ; mais elle peut être aussi comme chez Wagner
l’expression d’un être souffrant qui veut faire de sa souffrance une loi et une contrainte qu’il
imposerait comme l’image de sa torture, comme pour se venger de toutes choses – ainsi qu’on
le verra lorsque nous aborderons la questions de la décadence en art. Ce n’est donc pas l’acte
dans sa factualité, ni ce que l’objet advient empiriquement qui importe, mais le sens de la
manière dont on se rapporte à lui, de ce qui lui arrive, sens que l’on ne peut retrouver qu’au
moyen de ce que Nietzsche appelle une « déduction régressive » qui consiste à remonter « de
l’œuvre à l’auteur, de l’action à l’agent, de l’idéal à celui pour qui il est nécessaire, de tout
mode de pensée et de valorisation au besoin qui, derrière lui, commande ». C’est finalement la
perspective dans laquelle est engagée l’action, que ce soit pour construire ou pour détruire,
qui est déterminante, et non pas l’action et son résultat.
La théorie nietzschéenne de l’art passe donc d’une thématisation du lien entre art et
justification ou consolation à la thématisation du lien entre art et puissance, qui elle-même se
révèle être beaucoup moins soucieuse des choses (belles) et des œuvres (d’art) que de l’état de
cette puissance. La puissance ne remplace pas la justification, car elle inclut cette dernière,
mais elle y ajoute un sentiment de domination qui était absent à l’époque de La Naissance de
la tragédie. Ce qui est en jeu avec l’esthétique physiologique de Nietzsche, c’est le sens d’une
praxis essentiellement centrée sur l’automanifestation de la puissance et sur l’affirmation de
celle-ci. L’affirmation et la beauté du monde ne sont, par rapport à cette auto affirmation, que
62
des moyens ou des conséquences.
Mais en quoi consiste alors la créativité de l’artiste ? En effet, jusqu’à présent, on a
plutôt considéré le beau, et la forme de l’objet, du point de vue du spectateur. En fait, eu égard
à la recherche de la manifestation du sentiment d’une puissance portée à sa limite (au-delà de
laquelle elle pourrait céder et s’effondrer), le point de vue de l’artiste ne diffère pas
essentiellement de celui du spectateur, dans la mesure où, comme ce dernier, il cherche à
ressentir l’ivresse de la manifestation de sa puissance portée à sa limite. Mais à la différence
du spectateur, il n’attend plus l’heureuse rencontre, mais produit l’œuvre qui sollicite sa
puissance en ce sens, et de ce fait le satisfait :« l’homme qui connaît cet état transfigure les
choses jusqu’à ce qu’elles lui renvoient l’image de sa puissance – jusqu’à ce qu’elles ne soient
plus que des reflets de sa perfection. Ce qui l’oblige à tout transfigurer, à tout rendre parfait,
c’est… l’art » dit Nietzsche au § 9 des « Divagations d’un inactuel »1. Le processus dans
lequel agit et jouit l’artiste est circulaire : il a la puissance de produire l’œuvre qui lui permet
de ressentir la puissance. En ce sens, l’artiste a la maîtrise parfaite de sa puissance ; il est
souverain, et le sentiment de sa souveraineté est réel, même si sa souveraineté est fictive en ce
sens que, comme on l’a vu, elle ne fait pas l’épreuve qu’on dirait « réelle », au sens courant,
du combat, qui mettrait sa puissance en péril. Tout se passe au niveau de la simulation, et en
ce sens l’art est mensonger ; il se déploie largement dans le sens de l’apparence des périls et
des confrontations – alors qu’il est possible aussi de faire certaines de ces même choses dans
le domaine de la réalité : la politique, notamment, au sens où l’entend justement Nietzsche.
C’est pourquoi au fragment posthume 26 [243] de l’automne 18842, Nietzsche dit que les
artistes sont « les petits parmi ceux qui accomplissent ». Et on pourra noter qu’un Wagner
semblait, par sa qualité d’artiste créateur et de chef d’orchestre, avoir du pouvoir non
seulement sur une œuvre, mais aussi sur un groupe d’hommes – comme s’il manifestait ainsi
un embryon de puissance politique, imposant sa puissance non seulement à la matière
musicale, mais au troupeau des musiciens, que, pendant l’exécution d’une œuvre au moins, il
tient sous sa domination3. Le processus décrit ici n’exprime donc plus la vérité d’une
« intériorité » unitaire telle que l’était celle du « noyau de toutes choses » dans La Naissance
de la tragédie, mais la qualité ou la quantité d’une pure puissance qui s’éprouve et se
comprend à partir de son rapport à ce qui n’est pas elle.
1 Le Crépuscule des idoles, § 9. 2 OP, t. IX, p. 239. 3 À Paul Wittgenstein qui lui dit que « Les interprètes ne doivent pas être des esclaves », Maurice Ravel avait répondu : « Les interprètes sont des esclaves ! », Marguerite Long, Au piano avec Maurice Ravel, Paris, Julliard, 1971.
63
La puissance qui se manifeste ici est toujours une puissance singulière : la mienne. Que
cette puissance soit forte, et que j’appartienne au type fort, ou faible, et que j’appartienne au
type faible, cette mienne puissance engage la perspective dans laquelle se décide ce qui peut
apparaître comme beau, ou simplement joli, etc., et dans quelles conditions.
On peut évidemment se demander si cette manifestation de la puissance mérite le nom
de vérité. On pourrait le contester. Mais si la manifestation de l’Un originel était présentée
comme une manifestation de la vérité, au sens où la manifestation manifeste ce qui est
effectivement, on ne voit pas pourquoi la manifestation de la puissance ne serait pas elle aussi
une manifestation de la vérité, puisque la manifestation de la puissance manifeste ce qui est
vraiment – ce que Heidegger appelle l’être essentiel.
On pourrait bien sûr se demander si cette manifestation est juste, adéquate, et si, donc,
la puissance telle qu’elle apparaît dans le sentiment de puissance est un indicateur fiable de la
puissance telle qu’elle est vraiment. Autrement dit, si le degré du sentiment correspond au
degré de la puissance réelle. Nietzsche ne le dit pas, et, à vrai dire, dans le contexte de
l’esthétique, cela n’a pas d’importance : le dynamomètre esthétique qu’est le sentiment de la
puissance n’a pas pour fonction de manifester la réalité du degré de puissance, mais seulement
un sentiment de cette puissance. Si le sentiment devait être trompeur, il n'en aurais pas moins
une valeur certaine pour Nietzsche, car la tromperie a selon lui non seulement une utilité
pratique, comme on le verra plus loin, mais aussi une utilité affective ; il dit, au fragment 11
[415] de 1887 : « Dans les instants où l’homme est trompé, où il croit de nouveau à la vie, où
il a rusé avec lui-même : comme il s’exalte ! Quel délice ! Quel sentiment de puissance ! Quel
triomphe d’artiste dans le sentiment de la puissance ! L’homme est de nouveau maître de la
‘matière’ – Maître de la vérité ! ». Cette conséquence : la joie éprouvée dans la tromperie, est
selon Nietzsche en elle-même signe de création, car alors l’homme « se réjouit en artiste, il
jouit de lui-même comme puissance. Le mensonge est la puissance ».
Quand Heidegger dit que le beau donne la mesure, il ne faut pas entendre cette mesure
au sens de la précision quantitative. En fin de compte, c’est plutôt une qualité qui s’exprime
ici : se sentir fort, c’est se sentir bien, ou sain, et disposé pour entreprendre des actes qui
affirment la vie. A ce compte, tout le lexique de la puissance en tant que force mesurable ne
vaudrait que parce qu’il a le sens d’une qualité, d’une perfection qui s’évalue plus qu’elle ne
se mesure. Cette manière de comprendre le sentiment de la puissance paraît du reste confirmé
64
par le fait que le rapport de force avec le beau est fictif puisqu’il n’y a pas au final un
dominant et un dominé dont la hiérarchie donnerait la vraie mesure. Du coup, l’affirmation
que le sentiment esthétique a une valeur apophantique doit être nuancé en précisant que la
réalité manifestée est la puissance, mais que quant au degré de cette réalité, nulle vérité
objective n’est donnée par le sentiment esthétique. La réalité du degré ne pourrait être donnée
que par des confrontations réelles qui sortiraient du domaine de l’esthétique. Mais si le
sentiment de puissance manifeste ce que je suis, au sens de la manifestation d’une vérité,
c’est-à-dire de ma vérité, c’est lui qui affiche si je dois être rangé avec les faibles ou avec les
forts.
2. 6. Art et mensonge.
Abstraction faite de la réserve que nous venons de formuler, la question de la vérité
semble avoir disparu de la présentation de l'ivresse et du dionysiaque en art, dans la
perspective de la puissance. Pourtant, si Nietzsche ne dit plus expressément que l’art
manifeste la vérité, il n’abandonne pourtant pas la question du rapport entre l’art et la vérité,
mais il en fait maintenant un rapport négatif.
Tout d’abord, il faut rappeler que dans les considérations qui viennent d’être proposées
sur le rapport de l’art et de l’esthétique à la puissance, il a été question de la fonction de l’art
et plus précisément du beau eu égard à la puissance. Mais, une fois abandonnées les
définitions de type schopenhauerien qui expliquaient le beau par son rapport à l’idée, il a été
peu question de la qualité de l’art, et de ce qui fait que le beau est beau. A vrai dire, Nietzsche
ne l’explique pas directement, sauf dans des textes de jeunesse d’inspiration encore
manifestement schopenhauerienne, puisque le beau n’est jamais abordé par ses caractères
propres1, mais à partir de son effet sur le goût et la puissance d’un spectateur artiste. Mais, à
tout le moins, Nietzsche caractérise-t-il le beau, et l’art en général, par son rapport au
mensonge. L’explication du mensonge pourrait ainsi donner une caractérisation du beau. Sans
le définir à proprement parler, cela donnerait son statut. Mais pour comprendre le mensonge,
il faut revenir d’une façon plus précise à la vérité.
On a vu plus haut que Nietzsche disait que ressentir une chose en tant que belle signifie
la ressentir de façon nécessairement fausse. Il y a donc un rapport négatif entre l’esthétique et
la connaissance. Ce point avait déjà été évoqué à propos d’Apollon. Mais vu ainsi ce rapport 1 Florence Fabre souligne ainsi l’absence de caractérisation concrète de la « belle » musique par Nietzsche, et de ce qui la fait être telle ; op. cit.
65
négatif peut laisser penser qu’il y a deux domaines, celui de l’art et celui de la connaissance
vraie (quelle qu’elle soit) qui s’excluraient mutuellement : là où il y a le beau il n’y aurait pas
le vrai. Et là où il y a le vrai il y aurait le laid – puisque Nietzsche prétend que la vérité est
laide.
À l’époque de La Naissance de la tragédie, l'art exprimait, dans un mensonge ou une
illusion, la vérité dionysiaque du monde, son unité et sa souffrance. Mais à partir de Vérité et
mensonge au sens extra-moral, cette fonction disparaît. L’art ne manifeste plus la vérité. Et à
vrai dire, plus rien ne semble pouvoir, d’une manière ou d’une autre, manifester la vérité.
Symétriquement, toute tentative de dire quelque chose de vrai s’avère engager un processus
de type artistique – et illusoire quant à son intention affichée. Il faut essayer de préciser ce que
cela signifie pour comprendre le sens du rapport de l’art à la vérité et au mensonge dans les
textes ultérieurs.
La vérité est pour Nietzsche, comme dans sa définition traditionnelle, l’expression
adéquate de la réalité, essentiellement par le langage. Mais pour qu’il puisse y avoir vérité en
ce sens, il faut qu’il y ait une réalité à laquelle le langage puisse correspondre. La manière
dont le langage peut correspondre à la réalité est donnée par la nature de cette réalité (il faut
qu’elle soit dicible) ou par la constitution du langage (il faut qu’il soit capable de dire ce qui
est). Qu’est-ce alors que le langage pour pouvoir être adéquat au réel ? Dans Vérité et
mensonge au sens extra moral, Nietzsche aborde la question par une réflexion sur le mot ;
qu’est-ce qu’un mot ? Il est selon lui « la transposition sonore d’une excitation nerveuse ».
Les mots sont donc les expressions d’excitations subjectives biologiquement déterminées.
Autrement dit, d’emblée, Nietzsche ne pose pas pour la constitution des mots un rapport à la
chose même. On ne sort pas du corps, et tout le processus de la constitution des mots (qui sont
ici manifestement pris par Nietzsche comme valant pour le langage en son entier, ce qui vaut
pour les éléments valant aussi pour le tout) s’opère en passant d’un domaine corporel à un
autre, du système nerveux vers l’appareil phonatoire, mais ne reconduit jamais à une réalité
extracorporelle, à la réalité qui, par exemple, aurait provoqué l’excitation nerveuse. Cette
dernière semble donc être la réalité ultime dans l’ordre du connaissable.
Par conséquent, pour étudier le langage, Nietzsche suit le processus interne au corps qui
conduit jusqu’au mot : le premier moment consiste à transposer une excitation nerveuse en
une image et le second à transformer l’image en un son. Le premier moment relève des
processus corporels inconscients, le second et le troisième sont la transposition de ces
processus dans la conscience où ils deviennent des représentations : d’abord représentation de
66
premier degré, puis représentation de représentation. À travers une chaîne de transpositions,
les mots ne sont donc que des transpositions sonores de transpositions visuelles d’excitations
nerveuses.
Mais jusque-là, Nietzsche n’a envisagé que le rapport entre une seule sensation ou un
groupe de sensations, et un mot. Ce n’est toutefois pas le dernier degré du processus de
formation du langage, lequel ne désigne pas que des individus mais aussi des classes, des
ensembles d’individus, au point de pouvoir s’intéresser à ces ensembles en négligeant les
individus qui les composent. On a alors affaire aux concepts, puisqu’un mot qui s’applique
simultanément à d’innombrables cas, et non plus seulement à l’expérience « originelle unique
et absolument singulière à qui il est redevable de son apparition », est un concept. Celui-ci
« surgit de la postulation de l’identité du non identique ». Il faut donc, pour former un
concept, abandonner les caractéristiques particulières de la chose, et ne pas tenir compte de ce
qui la différencie réellement d’une autre à laquelle toutefois elle peut ressembler. La
falsification essentielle au concept est donc de considérer comme identique ce qui apparaît
comme semblable, et d’interpréter une ressemblance qui inclut des différences comme une
identité qui justifie l’omission de toutes ces différences. Le résultat de ce processus est donc
tout d’abord que « nous ne possédons <…> rien d’autre que des métaphores des choses »1 qui,
en fait, ne rendent jamais compte précisément de la constitution particulière d’aucune chose.
Cette omission sélective, qui constitue l’abstraction, est au fondement du concept, d’une
manière tout à fait classique et conforme au processus de constitution des concepts décrit par
Kant dans sa Logique. Le mot ainsi constitué, qu’il soit en rapport à une expérience sensible
unique, ou qu’il regroupe par abstraction une collectivité d’expériences, est compris par
Nietzsche comme étant une métaphore, c’est-à-dire une image de quelque chose – mais de
quelque chose qui comme tel, c’est-à-dire dans l’unité où la représente l’image, n’existe pas,
puisqu’en réalité aucun individu ne correspond parfaitement au concept, chacun y ajoutant les
caractères particuliers qui le distingue des autres.
Une fois élaborés les concepts, ceux-ci peuvent être ordonnés de façon pyramidale, de
manière à constituer un monde de lois qui s’ajoute au monde des intuitions. Ce réseau de
concepts qui constitue le savoir en général, et la science en particulier, est qualifié par
Nietzsche de « columbarium romain » ou de « toile d’araignée ». C’est un édifice
anthropomorphique dans lequel on retient et met en ordre les métaphores qu’on a produites et
que l’on prend à tort pour le signe univoque et fidèle des choses.
Que l’homme structure ainsi les objets, et ne se rapporte pas à des choses ou à des 1 Vérité et mensonge au sens extra moral, Pléiade, p. 381.
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vérités en soi, cette notation d’inspiration kantienne conduit Nietzsche à considérer que
l’homme se rapporte au monde en créateur de formes et en artiste, mais qui oublie sa propre
activité dans son rapport à ses productions.
Cela a pour conséquence que la réalité, pour autant qu’on la considère comme existant
en soi, est en elle-même inaccessible. Nietzsche n’envisage pas qu’elle puisse être
reconstituée correctement à partir de l’ensemble des transpositions qu’en donne le corps et
que développe l’activité cognitive. Il n’y a pas de perception juste qui puisse servir de critère
pour toutes les autres perceptions. Seule une instance transcendante, comme le Dieu de
Descartes, ou transcendantale comme le sujet de Kant, peut garantir l’objectivité des
perceptions. Sans la garantie de cette instance, l’objectivité apparaît comme un vis-à-vis
inconnaissable de l’activité cognitive, laquelle ne peut donc porter que sur elle-même.
Nietzsche dérive donc le langage pour une part de l’intuition, et pour une part d’une
mise en forme arbitraire. Il admet en effet avec Kant que tout ce qui commence avec
l’expérience ne dérive pas de celle-ci, puisque « cette création artistique de métaphores, qui
marque en nous l’origine de toute perception, présuppose déjà ces formes où par voie de
conséquence elle s’effectue. C’est seulement la persistance immuable de ces formes
originelles qui explique la possibilité qui permettra ensuite de construire un édifice conceptuel
en s’appuyant à nouveau sur les métaphores elles-mêmes »1. Autrement dit, la forme du réel
n’est pas donnée par le réel, mais par la constitution ou par l’activité du sujet. Mais ces formes
ne sont immuables que par accident ; elles ne garantissent ni nécessité ni universalité. Elles ne
garantissent donc pas pour Nietzsche l’objectivité du savoir.
Pour autant que la logique correspond à de telles formes, elle ne peut donc pas garantir
l’objectivité des choses ; elle ne garantit que sa propre validité. Le substitut de la nécessité est
donc simplement la répétition, Nietzsche estimant que c’est l’habitude transmise de
génération en génération qui donne l’apparence de la nécessité aux images, comme si les
images produites au gré des excitations nerveuses étaient dans une « relation de stricte
causalité avec celle-ci ». L’apparence de la nécessité n’est donc qu’une métaphore devenue
habituelle. Et s’il y a une nécessité logique propre aux constructions scientifiques, elle
n’atteint pas la chose en soi.
Dès lors que le langage se comprend comme réseau de métaphores, l’objectivité s’avère
être impossible à atteindre, et tout rapport à l’objet est de type esthétique, c’est-à-dire qu’il est
« une transposition approximative, une traduction balbutiante dans une langue tout à fait
étrangère ». Les lois de la nature seraient ainsi un ajout anthropomorphique aux sensations, 1 Vérité et mensonge au sens extra moral, op. cit., p. 413.
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réalisé pour simplifier le rapport au monde à des fins utilitaires, c’est-à-dire avant tout pour
assurer la conservation de soi. La mise en forme esthétique du monde a, comme on l’a déjà
suggéré, une fonction utilitaire.
Mais la vérité n’a jusqu’ici qu’un sens individuel. Elle doit aussi avoir un sens collectif.
Ce sens consiste à dire faux de la même façon dans l’ensemble d’une population, et donc de
dire faux conformément aux usages sociaux. Dans ce contexte, être véridique, c’est donc,
selon Nietzsche, « employer les métaphores usuelles, ce qui revient à mentir selon une
convention établie <…> mentir en troupeau dans un style que tout le monde est contraint
d’employer ». En effet, on ne peut jamais dire la vérité, puisque par essence le langage
n’atteint pas le réel. La prétention du langage à attendre le réel est donc abusive, et la
communication qui se fonde universellement sur cette prétention est nécessairement
mensongère.
En conclusion de ces analyse, Nietzsche estime donc que la vérité est : « Une multitude
mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de
relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et par la
rhétorique et qui après un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux
yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des
métaphores sensibles qui ont perdu leur force sensible ». Manifestement, ce qu’il entend ici
par vérité, ce n’est plus la vérité de tel ou tel discours, mais ce sont aussi et surtout les vérités
qui paraissent établies une fois pour toutes, valant pour une population dans son ensemble, et
donc la validité n’est plus ni questionnée ni référée à la production originelle de ces
prétendues vérité.
Reprenant la question du mensonge dans l’aphorisme 192 de Par-delà bien et mal,
Nietzsche affirme que « nous sommes fondamentalement et de tout temps habitués à
mentir ». Il veut dire par là que ce qu’on entend communément par savoir consiste
majoritairement en hypothèses, en fictions, en dispositions à la foi. Cela tient notamment à
nos sens : ils interprètent les sensations comme la répétition de sensations déjà ressenties,
plutôt que comme la découverte d’une sensation nouvelle. Le neuf est escamoté au profit de
l’habituel et de ce qui est réputé bien connu : nous cherchons toujours à reconduire ce qui est
inconnu au déjà connu, parce qu’« il est difficile et pénible pour notre oreille d’ouïr quelque
chose de nouveau : elle entend mal une musique étrangère ». À cela s’ajoute que notre
affectivité intervient dans la perception : peur, amour, haine ou paresse participent à la
détermination des sensations et à leur falsification par rapport à ce qui serait un pur « donné ».
Au fond, on invente donc la plus grande partie de ce que l’on perçoit : « nous ne voyons pas
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un arbre sous son aspect exact et total avec ses feuilles, ses branches, sa couleur, sa forme ; il
nous est bien plus facile d’inventer un à peu près d’arbre imaginaire »1. Et par conséquent,
nous « assistons » aux phénomènes en « inventeurs », et cette part de falsification constante
dans notre perception relève de notre nature « artiste ». Cela ne vaut pas seulement pour les
sensations, mais vaut aussi, selon Nietzsche, pour les théories physiques même les plus
élaborées. Ainsi au § 14 de Par-delà bien et mal envisage-t-il la possibilité que « la physique
n’est, elle aussi, qu’une interprétation du monde, une adaptation du monde (à notre propre
entendement, si j’ose dire) et non pas une explication du monde ». La physique est souvent
comprise comme étant une explication parce qu’elle est supposée être fondée sur le
« témoignage des sens ». Mais, pour Nietzsche, outre ce que nous venons de voir sur le
caractère artiste des sens, et sur le caractère métaphorique des concepts, ce « sensualisme » est
« plébéien », c’est-à-dire qu’il ne reconnaît ni ne valorise la part d’activité et de maîtrise qu’il
y a dans notre rapport aux sens, et croit, comme le naturalisme en art, que la « réalité » est
directement accessible et n’a qu’à être passivement enregistrée. (Le caractère plébéien de la
science est affirmé pour d’autre raison, qui relèvent de la moralité du troupeau, et sera
envisagé ultérieurement dans le cadre de l’étude de la morale).
Comme très souvent, et notamment dans Vérité et mensonge au sens extra moral,
Nietzsche ne distingue pas ici le mensonge de l’erreur : il identifie le mensonge à la
production du non-vrai en général, pour autant qu’elle s’énonce comme vérité. Pourtant, au
chapitre XIX de la troisième dissertation de La Généalogie de la morale, il reconnaît
parfaitement que « le véritable mensonge, le mensonge authentique, <…> , ‘honnête’ » est le
mensonge délibéré. Mais dans Vérité et mensonge et dans le passage de Par delà bien et mal
cité plus haut il fait du mensonge une nécessité, et ne le lie pas à une intention de dire le faux.
Pourquoi ? Le contexte de Vérité et mensonge au sens extra moral donne une indication utile,
même si l’argument reste aussi problématique que le choix lexical de Nietzsche : celui-ci y
envisage initialement la production du mensonge dans la perspective des stratégies de
dissimulation naturelles et inconscientes des êtres vivants. De même que les animaux
présentent des apparences fausses pour se protéger des prédateurs, et donc pour assurer leur
survie, l’homme produit du faux dans la même intention, soit au niveau individuel, soit au
niveau collectif. Mais seule la production du faux au niveau individuel, lorsqu’elle dévie de
l’usage collectif, est stigmatisée comme mensonge, alors que par nature elle ne diffère pas
fondamentalement de la production du faux au niveau collectif. L’essentiel en effet est qu’on
ait affaire à de la production de faux dans les deux cas et que la falsification s’avère 1 Par-delà bien et mal, § 192.
70
indispensable à la vie. Le choix est entre mentir individuellement et mentir en troupeau, et
non pas entre mentir sciemment et dire la vérité. Le menteur au sens courant de cette
désignation n’est ni plus ni moins dans le vrai que l’homme réputé véridique ; ce qui le
différencie est qu’il est seul, et se retrouve exclu parce qu’il ne suit pas les conventions
collectives. Le mensonge de la société, pour apparaître comme mensonge, doit être délibéré.
Or il ne l’est pas. En ce sens le choix lexical de Nietzsche est difficile à justifier. Mais par
ailleurs, le mensonge en société, pour apparaître comme mensonge, doit être énoncé alors
qu’il aurait été possible de prétendre dire le vrai. Or cela est possible, à la condition de ne pas
assortir son discours de la prétention à dire vrai. En ce sens, on peut ne pas dire vrai sans être
menteur : il suffit d’être vérace, et de ne pas donner d’autre valeur au discours que celle qu’il
a effectivement. Cela, c’est la véracité, que Nietzsche oppose à la vérité, et qu’il revendique
pour le philosophe contre les usages collectifs. Mensonge s’oppose alors à probité, qui
implique une réflexion sur le statut du discours que la société, pour des raisons qui lui sont
propres, n’a pas d’intérêt à encourager, puisqu’on a vu que c’était justement le mensonge
comme convention qui s’y avérait le plus utile.
2. 7. La question du vrai et l’élimination de la logique.
Pour que la production du savoir puisse être présentée comme n’étant que
métaphorique, il faut selon Nietzsche éliminer la logique, qui est habituellement considérée
comme l’instance garante de l’objectivité du savoir.
On peut aborder le problème du statut de la logique à partir de l’étude du principe de
contradiction développé dans le fragment 9 [97] de 1887, car Nietzsche, se réclamant
d’Aristote, considère que celui-ci est le principe fondamental de tous les axiomes logiques.
Nietzsche pose l’alternative suivante : soit le principe de contradiction énonce quelque
chose à propos de la réalité effective elle-même, soit il énonce quelque chose à propos de ce
qui peut valoir pour nous comme effectif. Dans ce dernier cas, il a la valeur d’un impératif qui
ne dit pas ce qui est, car nous ne connaissons pas déjà l’étant pour pouvoir nous exprimer à
son sujet, mais sur ce qui peut valoir comme vrai. Dans le fragment 14 [153] de 1888,
« Origine du monde vrai », Nietzsche demande encore une fois « qu’est-ce que la vérité ? » et
répond : « le principe de contradiction a donné le schéma : le monde vrai, vers quoi on
cherche le chemin, ne peut pas être en contradiction avec moi ». Par conséquent, ce qui est
vrai se trouve déterminé à partir de ce qui doit être en fonction de ce principe logique. Le vrai
est un projet de construction d’un monde suivant des contraintes propres à celui qui le
construit. De quelle nature sont ces contraintes ? Au fragment 9 [97] de 1887 que nous
71
considérons ici, Nietzsche dit que le fait que nous ne puissions pas à la fois affirmer et nier la
même chose est un principe empirique subjectif. Il ne s’y exprime donc pas une nécessité
mais seulement une incapacité, un Nicht-vermögen. En disant cela Nietzsche s’oppose à Kant
en faveur d’un empirisme qui devient pragmatisme dans les textes tels que le fragment 14
[153] de 1888 où il dit que « la plus grande erreur qu’on ait commise est : on a cru trouver un
critère de réalité dans les formes de la raison, alors qu’elles n’étaient là que pour se rendre
maître de la réalité, pour se méprendre sur la réalité d’une manière intelligente ». Empirisme,
disons-nous, parce que les contraintes (positives ou, comme dans le cas d’une incapacité,
négatives) sont le fait de la nature de celui qui cherche à connaître, et pas d’une raison
supposée universelle comme chez Kant. Du coup, alors que, pour Kant, le principe de
contradiction est une règle objective, une loi universelle de l’entendement qui détermine la
vérité qui se met en place avec lui, il faut selon Nietzsche, le comprendre simplement comme
une incapacité subjective de se contredire.
La contrainte du principe de contradiction prend donc la forme d’une incapacité
subjective que le fragment 14 [152] de 1888 caractérise comme étant de nature biologique :
« la contrainte subjective de ne pas pouvoir se contredire est une contrainte biologique :
l’instinct de l’utilité, qui nous fait conclure comme nous concluons, est inscrit dans notre chair
(steckt uns im Leibe) ; nous sommes presque cet instinct ». La contrainte biologique qui
s’impose à nous comme principe de contradiction détermine une perspective dans laquelle est
constitué un monde en un sens utilitaire. Nietzsche dit dans le fragment 14 [153] de 1888 :
« L’aberration de la philosophie a reposé sur le fait d’avoir cru trouver dans la logique et les
catégories de l’entendement le critère de la vérité ou de la réalité, au lieu d’y voir des moyens
pour édifier un monde à des fins utilitaires (et donc ‘par principe’ pour construire une
tromperie utile). Le critère de la vérité n’était en fait que l’utilité biologique d’un tel système
de tromperies fondamentales : et comme une espèce animale n’a rien de plus important à faire
que de se conserver, on peut ici parler de ‘vérité’ ». La vérité est ici le nom de ce qui importe
le plus pour la vie ; et Nietzsche postule manifestement que la contradiction serait nuisible à
cette dernière.
Nietzsche rassemble tout le développement de ces réflexions dans l’aphorisme 3 de
Par-delà bien et mal, où il note qu’« à l’arrière-plan de toute la logique et de son apparente
liberté de mouvement, se dressent des évaluations, ou pour parler plus clairement, des
exigences physiologiques qui visent à conserver un certain mode de vie ». La liberté dont il
est question ici étant évidemment déterminée relativement aux exigences physiologiques (ou
plus largement sensibles), au sens où la raison est réputée ne devoir aucune de ses
72
déterminations à quoi que ce soit d’autre qu’à elle-même. Ce que Nietzsche conteste sans
relâche.
Cette appréciation de la logique formelle donne le cadre dans lequel Nietzsche a donné
son appréciation de la table des catégories et des jugements synthétiques a priori de Kant dans
l’aphorisme 11 de Par-delà bien et mal. Autrement dit, le caractère biologique des règles de la
logique pure permet de comprendre le caractère également biologique des règles de la logique
transcendantale, lesquelles donnent la forme de l’objectivité, ce qui permet dans le même
temps de comprendre le caractère de cette objectivité également. Avec les catégories, dit-il,
Kant découvre en l’homme « la faculté de former des jugements synthétiques a priori ». Mais
déclarer que les jugements synthétiques a priori sont possibles en vertu d’une faculté revient
non pas à en donner une explication, mais à répéter la question, comme lorsque le médecin de
Molière dit que l’opium fait dormir « en vertu d’une faculté ». Qu’est-ce qui en effet rend
cette faculté possible ? Kant ne donne aucune réponse à cela. La question se transforme donc
selon Nietzsche, de sorte qu’on passe de la question kantienne « comment les jugements
synthétiques a priori sont-ils possibles » à la question « ‘pourquoi est-il nécessaire de croire
en de tels jugements ?’, autrement dit de comprendre que la conservation d’êtres de notre
espèce exige que nous y ajoutions foi. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, que ces
jugements puissent être faux ». En termes d’utilité pour la vie, il n’est donc pas nécessaire que
ces jugements soient vrais, mais pourtant « nous devons croire en leur vérité, selon une foi qui
se contente de la façade et de l’apparence, une croyance qui appartient à l’optique de la vie et
à sa perspective »1. Ce qui se met dont en place ainsi, est une perspective déterminée
biologiquement.
C’est dans cette thématique de la perspective qu’il faut comprendre l’utilité du
mensonge. Dans l’aphorisme 34 de Par-delà bien et mal, Nietszche articule la question du
mensonge, c’est-à-dire de la production socialement contrainte du faux, à celle du
perspectivisme : « Reconnaissons-le : nulle vie ne peut subsister qu’à la faveur d’estimations
et d’apparences inhérentes à sa perspective ; et si l’on voulait, avec un certain nombre de
philosophes, <…> supprimer complètement le ‘monde apparent’, si vous étiez capables d’une
telle opération, il ne resterait rien non plus de votre ‘vérité’ ». Dans le fragment posthume 27
1 Kant suit en fait la même démarche que Nietzsche, sauf que là où Nietzsche affirme que cette croyance dans les règles du savoir est nécessaire à la vie, Kant affirme que cette croyance aux règles du savoir est nécessaire pour expliquer le fait même de notre pensée, de sorte qu’en fin de compte la pensée indique la validité de ses règles par le fait de sa propre existence, dans la mesure où sans ces règles, selon Kant, nous ne pourrions pas penser, et la conscience dans la forme sous laquelle nous la connaissons disparaîtrait.
73
[41] de 1884, Nietzsche affirme dans le même sens que « si l’on voulait sortir du monde de la
perspective on en périrait. De même qu’une remise en cause des grandes illusions qui se sont
déjà incorporées à l’humanité détruit celle-ci. Il faut accepter beaucoup de faux et de
mauvais ». C’est que, clairement quoique paradoxalement, la fausseté a bien, selon Nietzsche,
davantage de valeur pour la vie que la vérité. Peu importe d’ailleurs que la « vérité », au sens
traditionnel, soit impossible à atteindre, puisque l’erreur, qui suffit, peut toujours être
produite. La seule question pertinente est de savoir si cette erreur sera utile ou non.
2. 8. Le problème de la valeur de la vérité.
Comment se fait-il alors que, vivant grâce à la falsification et à l’erreur, l’homme, ou du
moins certains hommes, aient, souvent, le souci de la vérité ? Telle est la question que pose
Nietzsche dès lors qu’il remplace la question de la possibilité d’atteindre le vrai (réglée par la
négative de la manière qu’on vient de voir) par la question de la valeur de la vérité pour la vie
(question qui ne préjuge pas que ce qu’on nomme couramment « vérité » et « souci de vérité »
ait toujours la plus grande valeur pour la vie, mais que la compréhension de ce que la vérité
vaut pour la vie permet de comprendre ce que vaut la vérité d’une manière générale).
Aussi, au § 24 de la 3e dissertation de La Généalogie de la morale, Nietzsche déclare-t-
il qu’une fois niée la croyance dans le Dieu de l’idéal ascétique (lequel ne sera abordé ici que
dans le cadre de l'étude de la morale, mais peut être compris provisoirement comme un
système de contraintes exercées contre la vie au nom d'idéaux extérieur à la vie, et qu'incarne
le Dieu des commandements chrétiens) « se pose un nouveau problème, celui de la valeur de
la vérité – la volonté de vérité a besoin d’une critique ». Le questionnement est déplacé vers
un problème nouveau, que Nietzsche estime, dans le premier aphorisme de Par-delà bien et
mal, devoir être le premier à poser. Dans cet aphorisme, Nietzsche distribue l'interrogation sur
la volonté de vérité en diverses sous-questions : « qui est-ce, proprement, qui nous pose ici
des questions ? qu’est-ce qui proprement, en nous, aspire à la ‘vérité’ ? ». Derrière la question
de la volonté de vérité apparaît « une question encore plus fondamentale », celle de la « valeur
de ce vouloir ». La question de la valeur de la vérité conduit donc à poser d’autres questions
qui n’apparaissent pas ou qui paraissent triviales tant que la vérité semble s’imposer d’elle-
même comme une évidence : « étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le
non vrai ? Et l’incertitude, voire l’ignorance ? ». La question de la valeur de la vérité se
déplace donc vers la question de la valeur de la volonté de vérité.
Dans le célèbre aphorisme 344 du Gai savoir, « Dans quel sens nous aussi sommes
encore pieux », Nietzsche demande : « cette volonté absolue de vérité, quelle est-elle ? Est-ce
74
la volonté de ne pas se laisser tromper ? Est-ce la volonté de ne point tromper ? Ce serait dans
ce dernier sens, en effet, que la volonté de vérité pourrait être interprétée, à condition que l’on
subordonnât à la généralisation : ‘je ne veux pas tromper’, le cas particulier : ‘je ne veux pas
me tromper’. Mais pourquoi alors ne pas vouloir ni tromper ni se tromper ? » Dans
l’aphorisme 34 de Par-delà bien et mal, Nietzsche précise sa pensée : « Pourquoi pas ? C’est
par pur préjugé moral que nous accordons plus de valeur à la vérité qu’à l’apparence ; c’est
même l’hypothèse la plus mal fondée qui soit ». Autrement dit, la valorisation de la vérité
correspond à un préjugé contestable, qui demande explication. Ainsi la question de la vérité se
trouve-t-elle placée sur le terrain moral et le terrain religieux, ce qui explique la possibilité du
lien établi par Nietzsche entre vérité, idéal ascétique, et croyance en Dieu dans le § 24 de la
troisième dissertation de La Généalogie de la morale.
L’aphorisme 2 du même ouvrage annonçait déjà qu’« il se pourrait qu’on dût attacher à
l’apparence, à la volonté de tromper, à l’égoïsme et aux appétits une valeur plus haute et plus
fondamentale pour toute vie » qu'à la volonté de vérité. Que ce soit donc sous la forme de
l’erreur ou du mensonge, Nietzsche affirme la valeur de la non-vérité, ce qui est cohérent avec
la réduction de l'ensemble du domaine du vrai et du faux à une certaine forme de l’utile : de
même que la vérité a été reconduite à l'utile, de même la non-vérité peut-elle être évaluée sous
ce même rapport. De l'une et de l'autre il restera à déterminer laquelle est la plus utile, en quoi
et à qui. Sauf que si la vérité est une illusion, une appellation impropre validée par sa fonction
sociale, on a en fait toujours affaire à de la non vérité. On appellera donc simplement
« vérités » des « non-vérités » qui ont une certaine utilité.
La valeur d’un certain type d’erreur est l’affirmation dont Nietzsche reconnaît dans
l’aphorisme 4 de Par-delà bien et mal que « c’est là, peut-être, que notre nouveau langage
paraîtra le plus déroutant » : à savoir, dans le fait qu’il ne voie pas dans la « fausseté d’un
jugement une objection contre ce jugement », puisque pour lui « La question est de savoir
dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à conserver
l’espèce, voire à l’améliorer ». De ce point de vue, vérité (s'il y en avait une), erreur et
mensonge sont neutres ; leur valeur reste à établir. Mais Nietzsche affirme dans le même texte
être enclin à « poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux les jugements
synthétiques a priori) sont les plus indispensables de notre espèce, que l’homme ne pourrait
pas vivre sans se rallier aux fictions de la logique ». Cela répond à la question posée plus haut
de savoir pourquoi il est nécessaire de croire en de tels jugements. Ce n’est pas une nécessité
logique, ce n’est pas une nécessité inconditionnelle, mais c’est une nécessité conditionnelle :
il est simplement nécessaire d’y croire pour vivre. Pour vivre, on falsifie le monde, poursuit
75
Nietzsche, en « rapportant la réalité au monde purement imaginaire de l’absolu et de
l’identique » et en y « introduisant le nombre », ce qui signifie littéralement que le monde est
« faux » parce qu’il n’est constitué que de singularités et que dans leur infinité ces singularités
dans leurs différences nous échappent. Toute expérience de pures singularités devrait se
réduire à enregistrer et à mémoriser le déroulement d’un monde atomisé de différences, et
d'un pur devenir qui ne pourrait jamais être rassemblé dans l’unité de lois ou de concepts. Ce
monde, comme l'avait déjà établi, effectivement, Kant, dans l'Appendice à la Dialectique
transcendantale, serait indicible et inconnaissable.
Quelle est alors la différence entre l’artiste et l’homme théorique ? Dans La Naissance
de la tragédie, où il thématise cette question pour la première fois, Nietzsche dit que
« l’artiste, chaque fois que se dévoile la vérité, ne peut jamais que rester suspendu, le regard
extasié, à ce qui demeure encore de voile après le dévoilement ». Autrement dit, il ne
s'intéresse pas à ce qui est établi en tant que vérité, mais en reste au mystère et au charme des
apparences, des illusions. Tandis que « l’homme théorique, lui, est celui qui trouve
apaisement et satisfaction à voir arraché le voile et ne connaît pas de plaisir plus grand que de
réussir, par ses propres forces, à faire tomber de nouveaux voiles »1. L'apparence, dans
laquelle l'artiste s'installe et qui suffit à ce dernier, est au contraire ce que l'homme théorique
veut toujours surmonter pour atteindre le vrai qu'il suppose être derrière.
En fait, tant chez l’artiste que chez l’homme théorique, l’essentiel ne serait pas le
rapport à la vérité mais, chez l’un, au voile (l’apparence) et chez l’autre au dévoilement (la
recherche). C’est pourquoi Nietzsche se réfère ici à Lessing, « le plus probe des hommes
théoriques », qui dans Eine Duplik « a osé dire que pour lui la recherche de la vérité importait
plus que la vérité elle-même : par où il a divulgué, à la stupeur et au scandale des savants, le
secret fondamental de la science »2. La recherche de la vérité est en effet une recherche
infinie. Elle devient donc absurde si la recherche en elle-même n’a pas un sens qui prime sur
la vérité, dès lors que cette dernière est inaccessible à titre de totalité ou de mot de la fin. Mais
face à un Lessing, qui représente le type de l’homme théorique lucide et probe, Socrate est
pour le Nietzsche de La Naissance de la tragédie celui qui a la « croyance inébranlable que la
pensée, en suivant le fil conducteur de la causalité, peut atteindre jusqu’aux abîmes les plus
lointains de l’être ». Ici se met en place une théorisation de l'optimisme qui, liant optimisme et
vérité, va conduire à poser les conditions qui justifient la croyance optimiste en cette vérité, au
nombre desquelles la plus éminente est Dieu lui-même, par exemple tel qu'il apparaît chez
1 La Naissance de la tragédie, p. 106.2 Id.
76
Descartes comme garant de toutes nos idées claires et distinctes.
Certes, chez Socrate, ce lien à Dieu n'est pas encore établi, mais il est néanmoins selon
Nietzsche « l’archétype de l’optimisme théorique qui <…> confère au savoir et à la
connaissance la vertu d’une panacée et conçoit l’erreur comme le mal en soi. Pénétrer
jusqu’au fond des choses, séparer la connaissance vraie de l’apparence et de l’erreur, telle
était pour l’homme socratique la plus noble des vocations ». La science finirait ainsi par
devenir une mythologie, et par là même se rapprocherait de l’art : toutes deux sont des
illusions séductrices. Mais si le savant reconnaît, comme Lessing, que sa recherche est infinie,
il réclame « le remède et la protection de l’art »1, sans quoi l’optimisme scientifique est
menacé par la résignation tragique face à une tâche impossible à achever. Pour Nietzsche, la
lucidité scientifique est de le reconnaître ; l’erreur de Socrate est de ne pas l’avoir compris, et
d’être de ce fait resté obscur à ses propres yeux. Il a cru, selon Nietzsche, que le savoir était
une réalité qui pouvait être atteinte, et que l'approche rationnelle de l'existence pouvait
supplanter totalement l'approche artistique et esthétique. Nietzsche n’exclut toutefois pas la
possibilité d’un Socrate artiste, qui joindrait l’art à son savoir, comme le fit Socrate au seuil
de sa mort.
À partir de là, l’interrogation porte aussi sur le sens de certains types d’hommes :
l’homme véridique et l’homme trompeur. Tout d’abord, selon le fragment posthume 11 [115],
pour qu’un monde du vrai, de ce qui existe réellement, ait pu être forgé, il fallait que
« l’homme véridique fût créé (y compris le fait qu’un tel se croit ‘véridique’) ». Seul un
homme ayant le souci de la vérité pouvait se projeter vers un monde de la vérité. Ensuite, il
reste à prouver que l’homme véridique ait davantage de valeur que le menteur dans
l’économie de l’humanité. Or, dit Nietzsche au fragment posthume 40 [44] de 1885, « les très
grands hommes et les puissants ont été jusqu’à présent des trompeurs, leur devoir l’exigeait
d’eux. Si l’on admet que la vie et le progrès ne sont possibles que sur un conséquent et long
être trompé, alors les plus grands honneurs pourraient revenir au trompeur conséquent en tant
qu’il conditionne la vie et la favorise ». On avait déjà rencontré plus haut, dans le cadre de
l'étude de la justesse du sentiment de puissance, la dimension affective de la tromperie : « Le
mensonge est la puissance »2, disait alors Nietzsche. Or, pour autant que la puissance vaut
pour l’affirmation de la vie qu’elle favorise, ou rend possible, la puissance vaut pour les
affects euphoriques qu’elle suscite – l’ivresse – et qui en soi est le premier gage que cette
puissance s’exerce véritablement de manière à se renforcer, et à reconduire ainsi l’ivresse qui
1 Id., p. 108. 2 Fragment 11 [415] de 1887.
77
lui correspond.
Si c’est l’homme trompeur qui, à grande échelle, produit le plus d’effets utiles, la
question se pose de la nature même du monde, et plus exactement de l’éventuelle justification
de la tromperie par l’« essence des choses ». Nietzsche développe cette hypothèse dans le
fragment 16 [21] de 1888 : « Si le caractère de l’existence était faux, si l’existence avait
‘mauvais caractère’ – et cela justement serait possible, - que serait alors la vérité, toute notre
vérité ? Une fausseté de plus ? ». Que voudrait dire que l’existence ait « mauvais caractère » ?
Cela voudrait dire qu’elle ne se laisse pas saisir, pas arraisonner, qu'aucune théorie ne peut la
décrire ni l'expliquer telle qu'elle est en elle-même, et qu’elle ne se laisse un peu contrôler que
par le biais de l’illusion, ce qui selon Nietzsche est bien le sens des falsifications qu’on
appelle des vérités. Alors, si la véracité méconnaissait le « mauvais caractère » de l’existence,
elle ne serait pas en adéquation avec le monde. Donc, soit on est en accord avec la fausseté de
l’existence en produisant du faux - sans s’en rendre compte car on croit produire du « vrai ».
Soit on produit délibérément du faux, ce qui nous met en apparence en désaccord avec la
nature, mais sans avoir l’illusion d’être dans le vrai, de sorte qu’en réalité on se trouve par là
accordé avec le « mauvais caractère » de la nature. Dans les deux cas, on est producteur de
faux, et donc trompeur, sauf que dans un cas, on l’est en le voulant et en l’assumant, et dans
l’autre on l’est sans le vouloir ni le savoir.
Si donc la nature des choses était trompeuse (et nous avons vu en quel sens les multiples
singularités, les différences infinies, et le devenir infini la disposaient à ce qu'on puisse lui
attribuer ce caractère), cela accorderait le trompeur au monde, et, en ce sens, ferait de lui un
homme « juste », au sens où il serait un trompeur face à un monde qui de toute façon ne laisse
pas de place pour la vérité. Il serait, par rapport à ce caractère insaisissable du monde en soi,
le seul à se montrer conséquent en ne cherchant pas la vérité, vaine entreprise, mais en
s'engageant lucidement dans la seule voie réaliste d'un point de vue pragmatique. Dans le
fragment posthume 11 [115], Nietzsche reprend l’hypothèse d’un tel monde faux : « dans un
monde qui serait essentiellement faux la véracité serait une tendance contre-nature : celle-ci
ne pourrait avoir de sens que comme moyen d’une particulière, supérieure puissance de
fausseté » ; mais ce monde compris comme faux, qui peut aussi être compris comme n'étant
qu'une pure hypothèse, semble bien malgré tout être le monde réel tel que le pense Nietzsche.
Globalement, la question de l’adéquation épistémique ou cognitive ne se pose donc pas,
ou du moins, elle doit être dépassée au profit de la question de l’invention de formes utiles
d’erreur ; il s’agit d’une autre forme d’adéquation, qui n’a pas le sens d’une compréhension,
mais d'une adaptation, ou mieux encore : d’une création : c’est une adéquation produite par
78
l’activité artistique de l’homme.
La question de la vérité se dissout donc ainsi dans un rapport artiste à la création de
formes. C’est pourquoi Nietzsche dit dans le fragment 14 [152] que ce qui a été déterminant
pour la formation de la raison, de la logique et des catégories, n’est pas le besoin de
« connaître mais de subsumer, de schématiser, afin de comprendre et de calculer ».
Schématiser, ce n’est pas connaître, c’est même « ne pas ‘connaître’ », non pas au sens
d’ignorer, mais d’« imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire à nos
besoins pratiques ». Du coup, dit Nietzsche dans le fragment posthume 14 [142], « le prétendu
instinct de connaissance peut se ramener à un instinct d’appropriation et de domination : c’est
en suivant cet instinct que se sont développés les sens, la mémoire, les instincts, etc. ».
L’activité de cet instinct inclut « La réduction aussi rapide que possible de phénomènes,
l’économie, l’accumulation du trésor de connaissance acquis (c’est-à-dire d’un univers plus
approprié et rendu plus maniable) ». Cette approche utilitariste de la production de ce qui vaut
comme savoir est pertinente pour toutes les espèces vivantes : selon le fragment posthume 14
[122] de 1888, « afin qu’une espèce déterminée se conserve et croisse en puissance - , elle
doit embrasser pour sa conception de la réalité tant d’éléments prévisibles et invariables qu’il
est possible de bâtir à partir d’eux un schéma de son comportement <…> la quantité de
‘vouloir connaître’ est proportionnelle à la croissance de la volonté de puissance de l’espèce :
une espèce saisit assez de réalité pour la maîtriser, pour la mettre à son service ». À ce titre,
l’homme, avec sa volonté de connaître infinie, serait simplement l’animal à la volonté de
puissance infinie.
Enfin se pose la question de savoir pourquoi l’homme véridique a voulu instituer un
monde vrai en suivant le fil conducteur de sa volonté de vérité. Cette volonté est productrice
d'erreur, et cette erreur est typiquement l’erreur philosophique, comme le montre Nietzsche
dans le fragment posthume 14 [153] intitulé « Origine du monde vrai ». Au départ il y a le
malentendu qu’on a vu sur le statut de la logique et des catégories de la raison. Au lieu de
comprendre leur fonction utilitaire, qui est de créer un faux utile, elles sont prises comme
étant la norme du réel. Autrement dit, « on rend absolue une chose qui est conditionnée ». À
partir de là, on sépare le monde en deux : un monde « vrai » et un monde « apparent » (par
exemple chez Platon). Dès lors, le monde sensible - qui avait conduit l’homme à développer
sa raison pour habiter et agir dans ce monde, a été discrédité. La raison est donc dévoyée de la
fonction pratique pour laquelle elle a été forgée, au lieu d’être compris comme un instrument
de simplification à des fins pratiques : « les moyens furent mal interprétés et considérés
comme des mesures de valeurs, et servirent même à condamner leur finalité qui est de
79
‘tromper de manière utile’ ». Autrement dit, la raison se retourne contre sa propre fonction
utilitaire, au profit de sa pseudo-fonction idéale. La raison ne veut plus alors être référée qu'à
ce monde idéal, qu'elle estime lui correspondre, et être sa destination, et son véritable
domicile.
Dès lors apparaît un phénomène moral sous la forme d'une exigence : « aucun étant ne
veut se tromper, aucun étant n’a le droit de tromper ». Mais face à cette exigence, le monde
apparaît alors comme trompeur, du fait des caractères qui constituent sa réalité : le
changement, le devenir, la multiplicité, les contrastes, les contradictions, la guerre ». Bref,
tout ce qui rend difficile, ou impossible, de développer une pensée qui lui soit adéquate. Pour
ne pas être trompé par ce monde, il faut donc franchir un pas supplémentaire : il faut se
débarrasser de ce monde, dès lors réputé faux, et se tourner vers le monde abusivement
compris comme étant le monde vrai. La volonté de vérité implique donc maintenant la
question de savoir « comment se débarrasser du monde faux ? » qui fait obstacle à l'accès au
monde vrai. Parallèlement, l’exigence de vérité impose de se démarquer soi-même du monde
faux, de sorte que la question se pose aussi de savoir « comment acquérir soi-même le
caractère contraire à celui du monde apparent ? (concept de l’être parfait opposé à tout être
réel, et plus précisément à la vie. » Celui qui tend au monde vrai va chercher à devenir pareil à
ce monde, à devenir aussi idéal que ce dernier, et renier en soi son propre caractère sensible,
qui lui apparaîtra dès lors comme ce qui l'induit en erreur, et fait obstacle à son accession au
domaine idéal auquel il s'imagine appartenir fondamentalement.
Le développement moral de la volonté de vérité aboutit ainsi à la calomnie de la vie en
même temps qu’à la production du (pseudo) « monde vrai ». La vérité au sens idéaliste est
ainsi un monde produit en opposition au monde « réel » du devenir et de l’erreur utile. Le
phénomène de la création de ce monde et de son opposition au monde sensible est ce que
Nietzsche appelle « platonisme ». Pour autant, qu’il pose également l’existence d’un tel
monde vrai, le christianisme est lui aussi un platonisme : un « platonisme à l’usage du
peuple », dit Nietzsche dans la Préface de Par-delà bien et mal.
Le platonisme mesure le degré de réalité au degré de valeur ; et l’on vient de voir que ce
qui avait de la valeur, c’est le monde vrai qui, par opposition au monde sensible du devenir,
est un monde idéal immuable : « d’autant plus d’idée, d’autant plus d’être. Plus on se
rapproche de l’idée et plus on se rapproche de la ‘vérité’ », dit Nietzsche au fragment
posthume 7 [2] de 1887. Qu’a fait Platon, que Nietzsche distingue en principe du platonisme,
mais dont il est ici représentatif ? « Platon en fin de compte, en tant qu’artiste qu’il était, a
préféré l’apparence à l’être : il a préféré le mensonge et la création poétique de la vérité,
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l’irréel, aux choses existantes. – Il était tellement convaincu de la valeur de l’apparence qu’il
lui a adjoint les attributs ‘être’, ‘causalité’, ‘bonté’, vérité, bref qu’il lui a adjoint tout ce à
quoi on accorde de la valeur ». Paradoxalement, Platon aurait été conduit par sa nature artiste
à renier le monde sensible des artistes pour ne plus vouloir se référer qu'au monde
suprasensible de la vérité. Sauf que, bien sûr, Platon n’a pas reconnu sa fiction d’artiste en
tant que fiction, mais l’a posée comme vérité et comme valeur suprême. En cela fut, selon
Nietzsche, commise « la plus invétérée et la plus dangereuse de toutes les erreurs », c’est-à-
dire « l’invention platonicienne de l’esprit pur et du Bien en soi »1.
2. 9. Nihilisme.
La conséquence est, selon le fragment posthume 7 [54] de fin 1886-printemps 1887, que
« tout l’idéalisme de l’humanité antérieure est sur le point de virer au nihilisme – dans la
croyance à l’absence absolue de valeur, c’est-à-dire à l’absence de sens… ». Tout est alors en
place pour que l’histoire du « monde vrai » soit l’histoire du nihilisme. Cette histoire pose le
problème de l’avenir de cette vérité construite en opposition au monde « réel » du devenir et
de l’erreur utile. En effet, Nietzsche pose que les évaluations qui ont eu cours jusqu’à présent
ont pour conséquence nécessaire le nihilisme. C’est pourquoi la réflexion sur la volonté de
vérité se développe chez Nietzsche en tant que réflexion sur le nihilisme, en particulier sur ce
que Nietzsche appelle le « nihilisme européen », lequel toutefois peut englober la manière de
penser hindoue ou chinoise pour autant qu’elles sont toutes deux des « préliminaires d’un
mode nihiliste »2.
Mais cette forme du nihilisme n’est pas sa forme terminale, car Nietzsche distingue
deux formes majeures du nihilisme : sa forme transitoire et sa forme achevée. La forme
transitoire (Zwischenperiode des Nihilismus) ou inachevée (unvollständig) dure jusqu’à ce
qu’apparaisse la force de renverser les valeurs et d’approuver et de diviniser le devenir et le
monde apparent comme étant le seul monde auquel nous puissions avoir affaire. Le nihilisme
se surmonte ainsi par la « tentative de dire oui à tout ce qui fut nié jusqu’alors »3 et devient
ainsi le nihilisme achevé ou parfait (vollkommen).
Une des présentations d’un seul tenant les plus complètes du phénomène du nihilisme
est donnée dans le fragment posthume 11 [99] de l’hiver 1887-Printemps 1888 où il est étudié
comme état psychologique, c’est-à-dire comme disposition fondamentale et historique de
1 Par-delà bien et mal, Préface. 2 Fragment 2 [100] de 1885-1886. 3 Fragment 9 [164] de 1887.
81
l’homme, au sens où dans l’aphorisme 23 de Par-delà bien et mal Nietzsche caractérise la
psychologie comme « théorie génétique de la volonté de puissance ». La psychologie que
pratique Nietzsche porte donc sur la volonté de puissance dans son histoire et son devenir, au
sens où il faut comprendre aussi ce qui se produit à partir d'elle, quelles sont ses formes de
manifestation ou ses symptômes. En tant que telle, la psychologie est évaluée comme étant
« la voie qui mène aux problèmes fondamentaux » parce que c'est à partir de la volonté de
puissance que se comprend le rapport à la vérité, à la morale et à la création. Ce fragment
présente les trois formes et les trois conditions sous lesquelles et dans lesquelles survient le
nihilisme.
1) D’une part, il surviendra « quand nous aurons cherché dans tout événement un sens
qui ne s’y trouve pas : en sorte que celui qui cherche finira par perdre courage ». La première
forme du nihilisme est donc le découragement face à l’absence de sens. Le « sens » dont il est
question ici est explicité plus loin : il est « ‘accomplissement’ d’un suprême canon moral dans
tout événement, ‘ordre moral universel’, ‘augmentation de l’amour et de l’harmonie entre les
êtres’, ‘approche d’un état de néant universel’ », au sens, pour ce dernier point, où avec la
réalisation de cet idéal serait atteint un équilibre universel qui suspendrait et immobiliserait
toute vie. Le sens est donc l’accomplissement d’un but. Le fait que le sens ne se trouve pas
dans l’événement signifie que le but fixé ne peut pas être atteint. À cette prise de conscience
correspond le « tourment du ‘en vain’ ». Les efforts fondamentaux des hommes sont en vain,
puisque leurs buts essentiels s'avèrent inaccessibles.
La dépense investie dans la production de buts l’a été en vain, ce qui fait de cette
entreprise une « imposture » et un « gaspillage ». Le nihilisme correspond alors à la
découverte qu’à la place du but escompté, il n’y a rien : « et voici que l’on comprend que le
devenir n’aboutit à rien, n’atteint rien… ». Le nihilisme est à la fois une prise de conscience,
un acte de compréhension, une découverte, et l’affect de la déception qui leur est lié.
2) Après ce premier volet, lié à la fin et au sens, le deuxième mode de survenue du
nihilisme est la destruction de la croyance en l’unité du tout. Cette unité peut prendre la forme
de la totalité, de la systématisation ou de l’organisation.
Cette unité permet de déployer deux effets : d’une part, la vénération et l’admiration
pour les formes suprêmes de domination et d’organisation qui se manifeste en elle ; c'est-à-
dire Dieu, dont la sagesse et la prévoyance se manifestent dans l'ordre du monde et la finalité
qui y transparaît (on peut songer ici à la forme anglaise des Lumières, par exemple chez
Shaftesbury, qu'a repris un temps le jeune Diderot, avant de devenir radicalement athée ; voir
aussi les analyses de la preuve par les effets dans l'« Idéal de la raison pure » chez Kant).
82
D’autre part la détermination d’une place pour l’homme qui, « par suite de cette croyance <…
> se trouve dans un profond sentiment de corrélation et de dépendance à l’égard d’une totalité
qui le dépasse infiniment, un monde de la divinité ». Cette divinité lui fournit donc d'abord un
vis-à-vis vénérable qui satisfait son affectivité par le sentiment de l’admiration, et la totalité
ordonnée par cette divinité lui fournit un cadre qui lui assigne sa place dans l’ordre de ce qui
existe, de sorte qu’il se trouve en « corrélation et dépendance », donc en harmonie, avec et
sous la garde du tout. Cela permet à l’individu d’agencer son action dans le sens du
dévouement pour la généralité : se sachant être une partie du grand tout, il se comprend
comme devant participer au maintien de l'ordre total, ce qui le conduit à se dévouer pour ce
qu'il comprend comme étant le bien commun. La ligne de son action est ainsi tracée en
fonction de la conscience qu’il a de sa place. Mais dès que l’homme prend conscience « qu’il
n’existe point semblable généralité ! », il perd la foi en sa propre valeur, puisque celle-ci
dépendait du fait qu’il croyait « qu’à travers lui <…> agit une totalité d’une valeur infinie ».
La catégorie logique de totalité a donc une valeur morale dans son usage cosmologique :
« c’est pour pouvoir croire à sa propre valeur qu’il a conçu une telle totalité ». Je vaux parce
que je suis un élément qui a sa place déterminée dans l'ordre du grand tout, qui a lui-même la
valeur infinie que lui confère sa création divine. Si la totalité disparaît, l’homme perd sa place.
Et comme sa place déterminait sa valeur, il perd sa valeur également, car en tant qu’agent ou
vecteur de la totalité, il recevait une portion de la valeur infinie de celle-ci, c’est-à-dire qu’il
prenait lui-même une valeur infinie.
Au nihilisme de l’absence de but fait ainsi suite le nihilisme de l’absence de valeur. À
cela s’ajoute alors la troisième forme du nihilisme, celle de la perte du vrai.
3) « Une fois données ces deux compréhensions, à savoir que le devenir n’aboutit à rien,
qu’on ne doit attendre qu’il aboutisse à quoi que ce soit et qu’en dépit de tout devenir aucune
grande unité n’y règne dans laquelle l’individu pourrait s’immerger comme dans un élément
de suprême valeur » (ici Nietzsche résume les points un et deux) « il ne reste plus d’autre
échappatoire que de condamner dans son ensemble ce monde du devenir comme illusoire et
d’inventer un monde, au-delà de ce monde-ci, en tant que monde vrai ».
Ici l’invention du « monde vrai » apparaît comme étant déjà intégrée au processus
général du nihilisme, il en est la troisième forme comme réponse aux deux premières ; il est
une échappatoire ; il a donc un sens réactif. On voit par là aussi comment la valeur du vrai
dépend de la fonction générale du vrai, dans le processus général de déploiement du
nihilisme. Le souci du vrai n'apparaît que comme conséquence des deux premiers traits
nihilistes.
83
L’étape suivante de l’abandon du monde vrai est alors que « sitôt que l’homme en vient
à s’apercevoir que ce monde-là n’est construit que de besoins psychologiques et que rien
absolument ne l’autorise à une telle construction, se produit la dernière forme du nihilisme,
qui inclut l’incroyance quant à un monde métaphysique, - donc forme qui s’interdit la
croyance dans un monde vrai ». On est alors forcé d’abandonner tout platonisme et tout
christianisme, c’est-à-dire tous les processus de construction d’arrière mondes. Il ne reste plus
que le monde du devenir : à partir de ce point de vue, on concède la réalité du devenir en tant
qu’unique réalité et l’on s’interdit tout chemin détourné « menant à des arrière-mondes et à de
fausses divinités – mais l’on ne supporte point ce monde-ci, que l’on ne saurait nier pour
autant… ».
Au terme de ce processus d’élimination des impostures et des échappatoires, on se
retrouve donc comme au départ face au monde du devenir, de l’erreur, comme étant à la fois
incontournable et insupportable, puisque les ressources pour y échapper, pour le refouler, pour
le minimiser, se sont avérées inopérantes, inutiles et illusoires. Le nihilisme est à ce stade un
processus qui rend l’existence intenable. Le retour du réel brut refoulé se fait sans que les
hommes ne soient capables de le soutenir, n'aient développé les moyens de l'endurer, et de le
vouloir tel qu'il est.
Mais pour autant le nihilisme n’est pas encore ‘achevé’, ni ‘parfait’, ni ‘actif’. En effet,
que le monde perde toute valeur n’est que le premier aspect du processus de déploiement du
nihilisme. Car si l’on réfléchit au motif pour lequel le monde a perdu sa valeur, on voit que
c’est parce que les catégories de « fin », d’« unité » d’« être » ou de « vérité » ne permettent
pas de le saisir en lui donnant sens, unité et vérité. Mais alors on voit que l’appréciation portée
sur le monde dépend de l’usage qui est fait de ces catégories. Plus exactement, le regard se
déplace pour alors porter non plus sur le monde (qui est simplement tel qu'il est), mais sur ces
catégories elles-mêmes : encore une fois, « il faudrait alors se demander d’où vient notre
croyance à ces trois catégories – essayons de voir s’il n’est pas possible de leur dénier notre
croyance » (plutôt que de renier le monde). La valeur accordée au monde se révèle ainsi être
conditionnée par la valeur que nous accordons aux moyens par lesquels nous saisissons le
monde, c’est-à-dire les catégories. Par conséquent, c’est aussi le nihilisme lui-même qui est
conditionné par notre croyance aux catégories.
C’est pourquoi le nihilisme se surmonte en se généralisant, c’est-à-dire en portant
également sur les catégories, et non plus seulement sur le monde : « dès lors que nous aurons
dévalorisé ces trois catégories, pour avoir prouvé qu’elles sont inapplicables au tout, il n’y a
plus aucune raison de dévaloriser le tout ». Notre rapport nihiliste au monde, c’est-à-dire notre
84
manière de l’aborder et nos attentes à son égard, est donc ruiné par notre croyance aux
catégories qui prend le pas sur la croyance au monde lui-même : « résultat : la croyance aux
catégories de la raison est la cause du nihilisme, - nous avons mesuré la valeur du monde à
des catégories qui relèvent d’un monde purement fictif ». En fin de compte, donc, les
catégories ont par leur simple usage instauré un décalage entre le monde effectif et le monde
fictif, créant ainsi une déception à l’égard du monde effectif qui engage le mouvement général
du nihilisme. Ce nihilisme est donc un produit de la croyance au concept de vérité et à la
vérité des concepts en tant que ces concepts seraient déterminants pour fixer ce qui est ou ce
qui doit être. Ainsi le nihilisme est-il bien le destin de la croyance à la vérité.
Ici encore tout repose sur le malentendu fondamental qui destine les catégories à un
autre usage que pragmatique, c’est-à-dire visant à constituer « certaines perspectives de
l’utilité propres à maintenir et accroître des formations de domination humaine ». La racine du
nihilisme est donc l’oubli de la domination, ou l’incapacité physiologique de dominer qui,
rendant incapable d'user des catégories d'une manière pragmatique pour configurer le monde,
les a détournées vers un usage idéal aux conséquences dévastatrices. Cet oubli ou cette
incapacité fondamentaux conditionnent tous les autres parce qu’ils provoquent la dépréciation
première qui entraîne les suivantes.
Les valeurs sont liées à des perspectives qui sont des manières d’engager un type de
domination. Sorties de leur perspective, les valeurs perdent leur sens, notamment si on veut
les faire servir à apprécier le monde en lui-même, comme s’il existait et qu’on le saisissait en
dehors d’une perspective déterminée. On peut vivre d'une manière créatrice avec la fausseté
de la mise en forme simplifiée et schématisée des phénomènes dans une perspective. On ne
peut pas vivre de cette manière créatrice avec l’erreur d’une transposition des valeurs en-
dehors du domaine où elles ont leur légitime et nécessaire application. Vivre dans la vie en
prétendant être hors de la vie, en prétendant puiser ses valeurs hors de la vie, et en voulant
sortir de la vie, ne peut conduire qu'à une vie amoindrie et maladive qui met toute l'énergie
qui lui reste à se nier elle-même et à se prolonger pour prolonger cette dénégation.
2. 10. Décadence de l’art et art de la décadence.
On a vu plus haut que, selon Nietzsche, Wagner avait cherché un public qui corresponde
à son projet artistique, et qui puisse faire valoir la dimension sociale et politique de ce projet.
On a vu aussi que ce public n’existait pas. C’est qu’il peut y avoir une tension entre une
époque et son art, ou plutôt entre une époque et les formes les plus exigeantes et les plus
riches de l’art, quand cette époque manque elle-même de richesse, c’est-à-dire de puissance
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créatrice et affirmative. Un tel phénomène se produit à plusieurs moments dans l'histoire,
notamment à la fin de la période tragique en Grèce, et en Europe après la Renaissance,
essentiellement dans les suites du mouvement romantique. L’analyse de cette situation
converge vers la critique du type du décadent, dominant dans l'art moderne.
Quelle est de fait la place de l’art dans le monde moderne ? On peut l’estimer à partir du
statut des artistes et des amateurs d’art.
L'amateur d’art est celui à qui l’art apporte « un bien-être trompeur » et une « paisible
ivrognerie »1. Il est associé au critique d’art au chapitre XXII de La Naissance de la tragédie :
« dans la sphère du critique, tout était artificiel et simplement badigeonné d’un semblant de
vie : de sorte que, mis en présence d’un spectateur à l’attitude critique, l’artiste qui se
produisait sur scène ne savait en fait plus du tout comment s’y prendre, passant son temps,
ainsi du reste que le dramaturge ou le compositeur d’opéra qui l’inspirait, à guetter
anxieusement le dernier reste de vie qui pouvait subsister chez cet être prétentieux, vide et
inapte au plaisir »2. Nietzsche poursuit en notant que « Du moment où le critique se mit à
régner sur le théâtre et le concert, le journaliste sur l’école et la presse sur la société tout
entière, l’art dégénéra jusqu’à n’être plus qu’un divertissement de la plus basse espèce »3.
L'art moderne, l'art des modernes, est un divertissement qui procure du bien-être. Une des
figures qui incarne cette modernité est le critique d'art.
La figure du critique qui domine la modernité artistique apparaît selon Nietzsche en fait
dans l'Antiquité, et est d'abord incarnée par Euripide et par Socrate. Euripide le penseur,
précise Nietzsche, qui par
l'extraordinaire richesse de son talent critique a sinon engendré, du moins continuellement fécondé un surgeon dérivé de production artistique. C'est doué de cette faculté, avec toute la clairvoyance et l'agilité de sa pensée critique, qu'Euripide avait pris place au théâtre et s'était astreint à suivre et reconnaître trait par trait, ligne à ligne, les chefs-d'œuvre de ses grands devanciers, comme on le fait pour étudier des tableaux que le temps a obscurcis. Et ce qu'il découvrit là ne saurait prendre au dépourvu quiconque est initié aux profonds arcanes de la tragédie eschyléenne : il aperçut, dans chaque trait, dans chaque ligne, quelque chose de disproportionné — une certaine précision qui peut faire illusion, mais sur le fond d'une profondeur énigmatique et infinie. La figure la plus nette traînait toujours derrière elle comme une chevelure de comète qui paraissait faire signe vers l'incertain, l'indiscernable.
Ce souci de compréhension rencontra celui de Socrate, lequel donna la théorie de cette
valorisation nouvelle et sans précédent du savoir et du discernement en s'avouant qu'il ne
savait rien, alors que partout, dans ses pérégrinations critiques à travers Athènes, chez les
1 Richard Wagner à Bayreuth, p. 682. 2 La Naissance de la tragédie, p. 123. 3 Id., p. 124.
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hommes d'Etat, les orateurs, les poètes, les artistes, il rencontrait des gens qui s'imaginaient
savoir. Ce qui le surprenait, c'était de constater que toutes ces célébrités dans leurs divers
domaines n'avaient pas même un discernement juste et sûr quant à leur propre profession et
qu'ils l'exerçaient seulement d'instinct. « Seulement d'instinct » souligne Nietzsche, selon qui
nous touchons là au cœur de la tendance socratique, puisque « Nanti de cette formule, le
socratisme condamne aussi bien l'art existant que la morale existante : car, où qu'il porte son
regard inquisiteur, il voit le manque de discernement et la puissance de l'illusion, et il conclut
de ce manque au caractère profondément absurde et condamnable de tout ce qui est ». L'une
des clefs de Socrate est fournie selon Nietzsche par le phénomène que l'on désigne comme le
« démon de Socrate » :
Dans certaines circonstances où sa raison prodigieuse vacillait, Socrate, en effet, retrouvait un appui ferme grâce à la voix divine qui lui parlait alors. Cette voix, quand elle survient, dissuade toujours. La sagesse instinctive, chez cette nature tout à fait anormale, ne se manifeste que pour s'opposer de temps à autre, en l'empêchant, à la connaissance consciente. Alors que chez tous les hommes productifs l'instinct est une force affirmative et créatrice, et la conscience prend une allure critique et dissuasive, l'instinct, chez Socrate, se fait critique, et la conscience créatrice — une véritable monstruosité per defectum! À dire vrai, ce que nous constatons ici, c'est un monstrueux defectus de sens mystique, à tel point qu'on pourrait caractériser Socrate comme le non-mystique par excellence, celui chez qui, par superfétation, la nature logique se développe de manière aussi excessive que chez le mystique la sagesse instinctive
Un homme créatif est poussé par son instinct à créer : c'est ce que signifient Dionysos et
Apollon dans la première esthétique de Nietzsche L'instinct de Socrate n'est pas créatif mais
inhibant. Il ne produit rien. Une autre puissance, l'instinct critique, analytique, ratiocinant,
domine chez lui là où, jusqu'alors, c'était l'instinct qui guidait les hommes. La pureté de
l'instinct pour vivre laisse la place chez lui à la croyance en la valeur des idées pour orienter
sa vie. Du coup, l'art qui correspond à cette approche consciente et réflexive de la vie est un
art soumis à la critique et à la réflexion. Un autre exemple en est encore donné à la fin de la
Renaissance, avec la création de l'opéra, lorsqu’aux environs de 1600 fut artificiellement
créée à Florence une nouvelle forme d’art où l’on a voulu faire primer la parole sur la
musique, pour que l’on comprenne ce qui se dit, et donc afin de servir la poésie et
l’intelligibilité du texte. Dans l’opéra, la musique est conçue d'emblée pour être subordonnée
au texte, comme dans la tragédie de la période tardive, à partir d'Euripide.
Le résultat de cette approche critique qui puise ses thèmes et son inspiration dans la
réflexion et non pas dans les pulsions, fut qu’avec Euripide l'homme de tous les jours passa
des gradins sur la scène, de sorte que celle-ci, qui avait été jadis le miroir des
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traits de la grandeur et de l'intrépidité, accusa désormais cette fidélité exaspérante qui reproduit scrupuleusement jusqu'aux ratés de la nature. Ulysse, entre les mains de ces nouveaux poètes, le type même du Grec pour l'art ancien, fut ravalé à la figure du Graeculus, de l'esclave domestique, débonnaire et madré, désormais placé au centre de l'intérêt dramatique. <…> pour l'essentiel, ce que le spectateur voyait et entendait sur la scène euripidienne, c'était son propre double, qu'il se réjouissait d'entendre si bien parler. D'ailleurs, on n'en restait pas simplement au plaisir: on apprenait aussi à parler avec Euripide, et l'on sait en quels termes il s'en félicite dans sa joute avec Eschyle, comment, grâce à lui, le peuple sait à présent examiner, délibérer et conclure dans toutes les règles de l'art et selon la plus subtile des sophistiques. En somme, c'est par cette conversion du langage public qu'Euripide a rendu possible la comédie nouvelle. Car dès ce moment, ce n'était plus un grand mystère que de mettre en scène la vie quotidienne et de la faire parler avec ses sentences. La médiocrité bourgeoise, sur laquelle Euripide fondait tous ses espoirs politiques, se mit alors à prendre la parole, quand, jusque-là, c'était dans la tragédie le demi-dieu, et dans la comédie le satyre enivré (le demi-homme), qui avaient déterminé le caractère du langage. Ainsi l'Euripide d'Aristophane se fait une gloire d'avoir porté à la scène la vie commune, familière et quotidienne, sur quoi tout un chacun a la possibilité de se faire un jugement. Et que la masse se mêle de philosopher, qu'elle entreprenne de gérer ses biens et ses terres ou d'instruire des procès avec une perspicacité jamais atteinte, tout le mérite en est pour lui et c'est la simple conséquence de la sagesse qu'il a inoculée au peuple.
La tragédie était morte et avec elle les Grecs avaient perdu la foi dans leur propre
immortalité : non seulement la foi dans un passé idéal, mais aussi la foi dans un avenir idéal.
Il vivaient dans un présent pour lequel la scène théâtrale donnait un modèle de gestion
accessible à tous les spectateurs.
En même temps qu’elle est subordonnée au texte, à la logique et à la clarté, l’œuvre qui
a perdu sa force s’est soumise aux faits, à l’empirique, à la représentation du monde
quotidien, ce qui caractérise le naturalisme. Depuis La Naissance de la tragédie, où il disait
avoir « bien peur qu’avec notre vénération actuelle pour le naturel et le réel, nous ne soyons
parvenus aux antipodes de tout idéalisme, je veux dire du côté des musées de figures de
cire »1, jusqu’au Crépuscule des idoles, Nietzsche répète que « la nature, considérée du point
de vue de l’art, n’est pas un modèle »2 parce qu’elle « exagère, elle déforme, elle laisse des
blancs. La nature, c’est le hasard. L’étude ‘d’après nature’ me semble un mauvais signe : elle
trahit la servilité, la pusillanimité, le fatalisme – cette manière de se prosterner devant les
petits faits est indigne d’un artiste complet »3. La Naissance de la tragédie critiquait déjà le
souci minutieux du détail dans tous les cas où, contrairement à ce qui avait lieu dans la
tragédie attique, « on ne demande plus au personnage de s’élargir aux dimensions d’un type
éternel, mais au contraire de produire, par traits accessoires et nuances artificielles, par la
minutieuse précision des contours, un effet d’individualisation tel que le spectateur finit par
1 Id., p. 68. 2 Le Crépuscule des idoles, § 7. 3 Ibid.
88
ne plus rien ressentir du mythe mais goûte simplement la puissance du naturel et les capacités
imitatives de l’artiste <ainsi que la> dissection quasi anatomique du détail particulier »1. Le
souci du « vrai » au sens du naturalisme est donc selon Nietzsche une forme de soumission
totalement contraire au sens d’abord expressif, puis au sens dominateur et formateur de l’art.
Cela vaut en particulier pour la musique quand elle se veut imitative, et que, « soumise au
pittoresque, elle se fait simple reproduction du phénomène », en tant que simple bruitage
sophistiqué, comme lorsqu’on restitue une bataille par les traits superficiels de « bruits de
marche, signaux de ralliement, etc. »2.
Ce type de soumission de l’art aux phénomènes est caractéristique de sa décadence,
parce qu'il s'oppose à l'art dont la genèse est pulsionnelle et affirmative, pour n'être qu'imitatif
et répétitif. Donc : les caractères de la décadence sont : la soumission à l'effet, c'est-à-dire à la
tyrannie du spectateur, et la soumission à la nature, c'est-à-dire à des modèles pré-donnés. Les
deux caractères se rejoignent par le fait que le spectateur qui n'a plus le sens de l'idéal n'attend
rien d'autre dans les ouvres qu'une reproduction plaisant de la nature qu'il estime déjà
connaître.
Il apparaît ainsi que l’art décadent est une possibilité structurelle, qui n'est pas lié à une
période particulière, mais qui est possible à toutes les époques, même si chez Nietzsche il
caractérise tout particulièrement une grande partie de l’art moderne, et son représentant
principal, Richard Wagner.
On a vu plus haut que Wagner avait trouvé des auditeurs sous la forme d’un cercle
d’amis qui permettrait d’entretenir son art vivant dans l’attente d’un public populaire à venir,
ou plutôt d'un peuple à venir qui puisse être son public, ce qui correspondrait au moment où
son art serait capable de régénérer la culture. Le problème est que le cercle d’amis ainsi
constitué autour de Wagner a selon Nietzsche vite correspondu à un cercle de décadents, de
même que Wagner a, comme Schopenhauer, également incarné la décadence pour Nietzsche,
après avoir incarné l'espoir d'une renaissance plus radicale et plus profonde que celle de la
Renaissance. Paradoxalement, c’est celui qui incarnait l’artiste capable de régénérer l’Europe
qui apparaît finalement comme le décadent type, ce qui signifie à tout le moins que l’art
comme puissance d’affirmation n’est pas à l’abri d’être retourné en son contraire. Le danger
est alors que, retourné en son contraire, l’art devienne une dangereuse puissance de séduction
au profit de la décadence, créant non pas une communauté dionysiaque comme on en trouvait
l’esquisse et l’annonce dans La Naissance de la tragédie, mais une communauté de décadents.
1 Id., p. 119. 2 Id., p. 118.
89
Le problème que posent l’art et l’artiste décadents est donc d’œuvrer à produire l’inverse de
ce que doit produire l’art selon les normes nietzschéennes.
Dans le concept de décadence, Nietzsche rassemble tout ce qu’il a dit jusqu’alors sur la
perspective non-artiste. Comme on sait, il reprend ce concept à Paul Bourget, qui l’emploie
dans ses Essais de psychologie contemporaine pour caractériser Baudelaire. Du coup,
« décadent » et « décadence » sont toujours écrits en français par Nietzsche. Pour Bourget,
dont Nietzsche reprend l’analyse au chapitre 7 de Le Cas Wagner, ce qui caractérise la
décadence, c’est le processus d’émancipation des parties subalternes au sein d’un organisme ;
elle a pour conséquence l’anarchie. Dans le cas de la littérature, selon Bourget, « un style de
décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de
la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la
phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot »1. Nietzsche paraphrase et amplifie cette
définition comme processus général de décomposition en notant que « le mot devient
souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page,
la page prend vie au détriment de l’ensemble : - le tout ne forme plus un tout. Mais cette
image vaut pour tous les styles de la décadence ». Autrement dit, elle vaut aussi pour la
musique, la morale et la politique : « c’est chaque fois anarchie des atomes, désagrégation de
la volonté. En morale, cela donne ‘liberté individuelle’. Étendu à la théorie politique : ‘les
mêmes droits pour tous’ »2. Et en musique cela donne Wagner ; dans une lettre de 1886 à C.
Fuchs, Nietzsche dit que dans la musique de Wagner « la partie l’emporte sur le tout, la
phrase sur la mélodie, l’instant sur la durée <…>, on voit le tout beaucoup trop flou »3 - ce qui
reprend tous les traits de la décadence empruntés à Bourget, mais transposés dans le domaine
musical, même si cette évaluation va à l’envers de celle que proposait Richard Wagner à
Bayreuth, où Nietzsche soulignait au contraire la capacité de Wagner à tenir ensemble sa
musique, l’orchestre, et le public en un tout maîtrisé : « jamais Wagner n’est davantage
Wagner qu’en présence de difficultés décuplées et lorsqu’il peut donner libre cours à sa nature
de législateur »4, disait-il alors.
Ce qui s’exprime dans l’émancipation des parties par rapport au tout, c’est une
insuffisance de force organisatrice. De ce fait, Wagner est évalué maintenant comme n’étant
1 Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Gallimard, Tel, 1993, p. 14. 2 Le Cas Wagner, 33, 34. 3 Lettre à C. Fuchs, KSA, t. 7, p. 177. Un reproche similaire est adressé à Euripide au chapitre XVII de La Naissance de la tragédie. 4 Richard Wagner à Bayreuth, p. 712.
90
qu’un miniaturiste, « aimable dans l’infinie trouvaille, dans l’invention de détail »1. Pour le
reste, il compense l’absence de maîtrise du tout par du tapage destiné à provoquer des effets,
il est voué à la recherche de l’effet pour séduire les foules. Pour Nietzsche, cela signifie que le
musicien moderne, c’est-à-dire décadent, se fait comédien : « son art devient de plus en plus
un art de mentir » dans un sens hystérique : c’est un « mimomane ». Toute énergie n’a donc
pas disparu de cet art, mais elle est investie dans le détail, et aboutit ainsi à un « excès de vie
dans les plus petites choses »2 au lieu de tenir calmement le tout – ce qui, on l’a vu, définissait
la véritable beauté. En fait, donc, selon Nietzsche, le comédien Wagner hypnotise et subjugue
par le pathos, par le sentiment, par une rhétorique théâtrale vouée au pittoresque
psychologique, et présentée sous forme musicale. Wagner a fait de la musique un langage,
mais en un sens purement dramaturgique, c’est-à-dire rhétorique, et en quelque sorte discursif
et « communicationnel ». Par cette recherche de l’effet, Wagner a l’ambition de « contraindre
même les idiots à comprendre Wagner »3.
Donc, alors que selon Richard Wagner à Bayreuth, Wagner communiquait de la force,
selon Le Cas Wagner il communique un pathos détraqué qui cherche la commotion,
l’expression à tout prix4 qui, au lieu d’intensifier et d’idéaliser, fait violence, au sens déjà
relevé à propos de Pascal, c’est-à-dire pour vider de sa force, amoindrir et rendre malade.
Dans le système des pulsions de Wagner, la pulsion dominatrice n’est pas une pulsion
dominante, qui impose un ordre, mais une pulsion tyrannique qui chercher à subvertir et à
contaminer. Wagner ne commande pas, il s’insinue par le pathos du comédien ; c’est pourquoi
il est dangereux : il cherche des décadents semblables à lui pour les attirer à lui. Il cherche à
rendre décadents ceux qui ne le sont pas encore, et il donne son appui à ceux qui le sont déjà :
« il n’est, dans les choses de l’esprit, rien de las, d’exténué, rien qui présente un danger mortel
et dénigre le monde, que son art ne défende en secret. <…> il flatte tous les instincts nihilistes
(bouddhistes) et les travestit en musique, il flatte toute forme de christianisme, toute forme
religieuse qui exprime la décadence »5.
La caractéristique principale du décadent est d’aspirer à ce qui lui nuit : « l’instinct est
affaibli. On est attiré par ce qu’on devrait repousser. On porte à ses lèvres ce qui vous
expédiera encore plus vite à l’abîme. <…> un être épuisé est alléché par ce qui lui fait du
1 Le Cas Wagner, p. 34. 2 Le Cas Wagner, Second post-scriptum. 3 Fragment posthume 14 [63] de 1888. 4 Nietzsche contra Wagner, « Wagner considéré comme un danger », p. 354. 5 Le Cas Wagner, Post-scriptum, p. 47.
91
mal »1. Or selon Nietzsche, par sa musique qui propage la vie appauvrie, Wagner aggrave
l’épuisement, et « c’est pourquoi il attire les êtres faibles et épuisés »2. La musique de Wagner
procède en s’adressant « à la sensualité, qui, à son tour, épuise et brise l’esprit », c’est-à-dire
aux affects les plus opposés à la force et à une expression libre de la volonté de puissance.
Au plan discursif, le soubassement théorique de cet art est schopenhauerien : « il fallait
la philosophie de la décadence pour révéler à lui-même l’artiste de la décadence ». Cela
conduit à reconsidérer la théorie schopenhauerienne des idées du point de vue de l’artiste et
des œuvres décadents. Au chapitre V de la troisième dissertation de la Généalogie de la
morale, « Que signifient les idéaux ascétiques ? », Nietzsche s’interroge sur le double
phénomène : que signifie le fait qu’un artiste comme Wagner devienne un décadent ? Et
surtout, que signifie le fait qu’un véritable philosophe tel que Schopenhauer rende hommage à
l’idéal ascétique ? Et surtout, comment expliquer la conjonction de Wagner et de
Schopenhauer ?
C’est que, selon Nietzsche, Schopenhauer est le théoricien de la souveraineté de la
musique, dont on sait qu’elle « ne se borne pas, comme les autres <arts>, à présenter des
reflets des phénomènes, mais plutôt qui parle le langage de la volonté même, jaillissant
directement de l’abîme ». Avec cette valorisation de la musique, c’est aussi la valeur du
musicien qui est augmentée : « il devient maintenant un oracle, un prêtre, plus qu’un prêtre,
une sorte de porte-parole de l’‘en soi’ des choses, un téléphone de l’au-delà – désormais il ne
profère plus seulement de la musique, ce ventriloque de Dieu – il profère de la
métaphysique ». À la lecture de Schopenhauer, Wagner aurait donc eu la confirmation que sa
musique est infiniment plus que de la musique ; selon Nietzsche « Wagner avait besoin de
littérature pour persuader le monde de prendre sa musique au sérieux, de la trouver profonde
parce qu’elle a une signification infinie ». Wagner se croyant investi d’une mission dans
laquelle sa musique a une signification supérieure « était absolument obligé de mettre au
premier plan son ‘cela signifie…’ ». Mais il faut dire que si Wagner a puisé chez
Schopenhauer la confirmation de sa propre importance, et sa capacité à élargir sa musique aux
mesures d'un fait de civilisation radical et salvateur, Nietzsche lui-même n'avait pu que le
confirmer dans cette compréhension de lui-même à l'époque de La Naissance de la tragédie,
tant par ses textes que par ses relations personnelles avec le compositeur.
Enfin, au plan physiologique, Nietzsche présente les symptômes qu’il prétend ressentir
à l’écoute de la musique de Wagner : respiration irrégulière, troubles circulatoires, irritabilité
1 Id., p. 29.2 Ibid.
92
extrême, légère transpiration, extrême épuisement. Il commente ces symptômes en notant que
ses « objections contre la musique de Wagner sont d’ordre physiologique ». Présenter ses
objections sous forme esthétique, dit-il, n’ajouterait rien, car au fond : « l’esthétique n’est en
fait qu’une physiologie appliquée »3. Il s’agit de savoir comment l’art agit sur le corps, et
renforce celui-ci. La musique doit l’alléger, de dynamiser. Nietzsche estime que son pas « a
besoin de cadence, de danse, de marche <…> il exige avant tout de la musique l’ivresse de
bien marcher, de bien aller au pas, de bien danser ». Nietzsche attend de la musique qu’elle
allège le corps, stimule les fonctions animales.
Toutefois, le point de vue physiologique sur la décadence ne doit pas s’arrêter à
dénoncer cet agacement des nerfs fatigués, mais il doit intégrer la manière de réagir à
constater cet agacement ; il faut aller au-delà de la lecture et de l’interprétation des seuls
symptômes pour agir et réaffirmer une expression de soi conforme aux idéaux de la santé.
Sous ce rapport, en effet, Nietzsche dit que Wagner est à la fois nuisible et indispensable au
philosophe1. D’une part, en étant le moderne décadent type, Wagner permet en effet
d’analyser l’essence de la modernité : attitude, recherche de l’effet, idéalisme, etc. Wagner
est, dit Nietzsche dans l’épilogue au Cas Wagner, un révélateur des contradictions modernes,
en ce qu’il « guigne du côté de la morale des seigneurs, de la morale aristocratique <…> tout
en n’ayant à la bouche que la doctrine adverse, celle de l’évangile des humbles, du besoin de
rédemption ». Or, dit Nietzsche, en tant que nous sommes « modernes », nous sommes tous
empreints de cette duplicité : « nous avons tous deux, à notre insu et malgré nous, des
velléités, des valeurs, un vocabulaire, des formes et des formules, des normes et des morales
d’origines diverses et adverses – nous sommes, physiologiquement parlant, faux ». Nietzsche
fait ainsi le constat du fait qu’il n’y a plus de grands artistes affirmatifs, au sens où leur art
serait une puissance d’intensification de la vie capable de se transmettre à toute la société et
de façonner une culture – même si tous les artistes de son temps ne sont pas également
décadents, comme en témoigne en musique l’œuvre de Bizet, par exemple.
La question de la décadence est donc une question physiologique, au même titre que
celle de l’art. Nietzsche précise dans l’Avant-propos de Le Cas Wagner que, tout autant que
Wagner, qui est « par excellence l’artiste moderne »2, il est lui-même un enfant de ce siècle,
« je veux dire un décadent ». Dans le même ouvrage, Nietzsche affirme que « sa
préoccupation la plus intime a toujours été, en fait, le problème de la décadence ». Dans une
3 Nietzsche contra Wagner, « Là où je trouve à redire ».1 Le Cas Wagner, Avant propos. 2 Le Cas Wagner, p. 30.
93
lettre à Malwida von Meysenbug, Nietzsche écrit qu’il est lui-même, « en matière de
décadence, l’instance universelle suprême ». Mais dans Ecce homo, « Pourquoi je suis si
sage », il se présente à la fois comme un « décadent » et comme un « commencement », ce qui
lui permet à la fois de connaître et de renverser la perspective pour considérer aussi la
décadence dans l’optique de la santé. En lui s'articulent les deux, et se forme un désir de santé
fortifié à partir d'une connaissance intime de la décadence qui lui permet d'envisager la santé
sans naïveté, c'est-à-dire après être passé à travers son opposé.
On aura compris que, contrairement donc, à ce que Nietzsche croyait à l’époque de La
Naissance de la tragédie, Wagner ne donne pas la norme de l’art quand celui-ci est à son
sommet, mais que, au contraire, en tant que « cas clinique le plus révélateur », il sert à
« porter un coup de bistouri résolu dans cette inconciliable opposition des instincts, <et à
mettre> à nu <…> leurs valeurs en conflit ».
L’intérêt de Wagner est en fin de compte de donner la tâche de triompher de soi-même
comme, au cas où on aurait subi sa séduction, il faut triompher de lui. Et celui qui est capable
de faire ce diagnostic, et de réagir en conséquence par une discipline de soi, est philosophe.
Aussi, quand Nietzsche fait sur sa propre personne le diagnostic d’être, en tant qu’enfant de ce
siècle, un décadent, il ajoute que sa différence d’avec Wagner est simplement « que, moi, je
l’ai compris, j’y ai résisté de toutes mes forces. Le philosophe, en moi, y résistait ». Wagner
permet donc au philosophe d’identifier concrètement le type de « dépassement de soi » que
requiert une bonne santé.
3. La morale de Nietzsche.
On aura noté que les considérations morales n’ont cessé de s’additionner depuis l’étude
du rapport entre l’art et la vérité, ou plutôt au mensonge, ou bien lorsqu’il a été question
d’idéaux ascétiques. À bien considérer les choses, l’étude sur l’art se développe régulièrement
dans des considérations morales ou des études de physiologie spéculative qui elles-mêmes se
prolongent par des études morales. Approfondir un domaine conduit ainsi dans le domaine
voisin.
3. 1. Le primat de la souffrance selon Schopenhauer.
Dans tous les cas, l’attitude à l’égard de la souffrance est décisive. On a vu notamment
que le rapport à la souffrance était opposé chez Schopenhauer et chez Nietzsche qui de ce fait
évaluent l’art d’une manière différente : pour Schopenhauer l’art est déficient par rapport à sa
fin, alors qu’il ne l’est pas pour Nietzsche. Ce trait va être déterminant au plan moral et
religieux également.
Pour Nietzsche, l’art apporte une plénitude et un plaisir véritables. Il est susceptible de
donner un sens à l’ensemble de l’existence, comme principe de structuration de la vie en
toutes ses dimensions. Il n’est donc pas nécessaire de faire suivre l’art d’une morale, ou
comme chez Schopenhauer d’une éthique de la sainteté, car l’art est déjà en lui-même un
principe ordonnateur pour la vie et surtout, un principe qui donne les affects qui valorisent la
vie. Cette différence d’appréciation repose sur une différence dans la manière de comprendre
la souffrance.
Pour Schopenhauer, comme il l’explique au § 58 du Monde comme volonté et comme
représentation « la satisfaction, le bonheur, comme l’appellent les hommes, n’est au propre et
dans son essence rien que de négatif ; en elle, rien de positif »1. En effet, toute satisfaction est
satisfaction d’un désir ; par conséquent elle est toujours précédée par celui-ci. Mais le désir
est toujours le désir de ce dont il exprime le manque, et par conséquent le désir est privation,
et la privation est souffrance. Toute satisfaction ne fait que ramener à l’état où l’on était avant
l’apparition du désir qu’elle satisfait. Donc, le fait immédiat, c'est le besoin tout seul qui
s’exprime dans le désir, c'est-à-dire la douleur. Toute satisfaction repose par conséquent sur
1 Le Monde comme volonté et comme représentation, p. 403.
l’appréhension d’un écart entre un état de douleur fondamental, dont on se souvient et la
cessation actuelle de cette douleur. Comme le plaisir n’est selon Schopenhauer rien de positif,
il ne serait pas perçu si on n’avait pas ce souvenir et le sentiment de cet écart. De même,
d’une manière générale, le bonheur ne consiste, comme le plaisir, qu’à « écarter de nous
certaines souffrances ». Schopenhauer insiste donc sur le caractère positif et immédiat du
manque, de la privation et de la douleur, « qui sans intermédiaire s’offre à nous », et qui est
directement lié à notre essence comme volonté, car la volonté est nécessairement,
fondamentalement insatisfaite, même si elle trouve à se satisfaire momentanément.
3. 2. Le sens de la souffrance.
On a vu que pour Nietzsche, dans sa période la plus schopenhauerienne, l’Un originel
était caractérisé comme souffrance et contradiction. Point qui pouvait être compris comme un
trait schopenhauerien. Mais même alors, le statut de cette souffrance n’était pas le même que
chez Schopenhauer. Tout d’abord, il est question au chapitre XVII de La Naissance de la
tragédie d’un plaisir de l’être originel, donc d’un plaisir originaire entendu en un sens radical
(le plaisir de l’origine) : nous avons vu ce qui est désigné par là : « pour de brefs instants,
dans l’état d’ivresse dionysiaque, nous sommes réellement l’être originel lui-même, nous
ressentons son incoercible désir <énoncé de type schopenhauerien> et son plaisir d’exister
<énoncé anti-schopenhauerien> ». Cet énoncé est-il contradictoire avec ce que nous avons
déjà vu ? Relance-t-il la contradiction, déjà abordée, du plaisir et de la douleur dans l’être
originel ? Ou bien nous permet-elle au contraire de préciser la réponse que nous pouvons y
apporter ? Le plaisir dont il est question ici est un plaisir déterminé : c’est précisément le
plaisir d’exister. Il n’est nullement incompatible avec une douleur, sauf s’il devait s’agir de la
douleur d’exister. Il n’est pas a priori impossible ni contradictoire d’éprouver un plaisir en
même temps qu’une douleur, au sens où l’on peut être heureux de vivre tout en ayant mal à
une dent. Mais en même temps, ce point ici caractérisé comme n’étant pas a priori impossible
n’est pas non plus nécessaire. Autrement dit, il n’est pas impossible non plus qu’une douleur
soit exclusive de tout plaisir et qu’elle puisse entraîner un renoncement global à l’existence. Il
n’y a pas de loi sur ce point, mais seulement des types d’hommes : ceux en qui la douleur
affecte le plaisir d’exister, et ce en qui le plaisir d’exister surmonte toute douleur. Ce point est
essentiel pour la compréhension du propos entier de Nietzsche sur la douleur d’une part afin
de comprendre la coexistence de la douleur et du plaisir dans La Naissance de la tragédie, et
d’autre part pour comprendre dans toute la suite de son œuvre qu’un partage majeur entre
deux types d’hommes s’opère sur leur aptitude ou leur inaptitude à produire cette
coexistence : toute leur vie morale s’en trouve dès lors déterminée.
Sur le premier point, en quoi consiste l’existence de l’Un originel ? En la production du
monde phénoménal, puisque, selon La Naissance de la tragédie, il est le véritable artiste du
monde. La part de douleur qui le conduit donc à produire est immédiatement accompagnée
par l’activité plaisante de la production. Autrement dit, pour autant qu’il est « artiste », la
douleur de l’un originel est féconde : son désir est fécond, et sa fécondité est source de
jouissance. C’est pourquoi Nietzsche parle d’un « originel plaisir d’exister » : ce plaisir
originel est le plaisir d’être une origine, donc de créer, même s’il est lui-même
immédiatement lié au désir. La modalité d’existence de l’un originel développe donc la
séquence suivante : premièrement, souffrir d’un manque auquel correspond un désir ;
deuxièmement, donc, désirer ; troisièmement, créer pour combler le manque ; quatrièmement,
jouir de la création, et elle se reproduit aussi longtemps que dure l’existence, c’est-à-dire, pour
l’un originel, perpétuellement. On peut considérer que ce modèle est le modèle d’existence de
tout être fort, créatif, artiste et sain, c’est-à-dire homogène à l’un originel lui-même. Le désir
ne se conçoit donc plus avec Nietzsche comme pur manque mais par rapport à sa capacité de
production. L’être se subit partiellement, mais dans la même mesure, il se crée, il se produit,
et il jouit de soi. Donc, par-delà la terreur qui lui est connaturelle, l’extase dionysiaque
reconduit à ce plaisir qui n’est autre que la félicité de vivre, « non pas en tant qu’individu,
mais comme ce vivant unique qui engendre et procrée, et dans l’orgasme duquel nous nous
confondons »1. C’est cela qui permet de modifier le rapport à la douleur : « le dionysiaque (et
le plaisir originel qu’il ressent jusque dans la douleur) <est la matrice commune de la musique
et du mythe tragique> ». Le dionysiaque est l’état dans lequel on ressent la puissance
productrice, impersonnelle et éternelle de la nature qui se trouve à l’œuvre même dans la
douleur.
Dans le fragment 14 [18] de 1888, consacré à une analyse rétrospective de La
Naissance de la tragédie, Nietzsche inverse l’ordre encore schopenhauerien de son premier
dépassement de la théorie schopenhauerienne de la douleur, en affirmant le caractère
simultané du plaisir et de l’activité créatrice, au lieu d’en faire la conséquence : « la plaisir est
plus élémentaire <ursprünglicher : plus originel> que la douleur : cette dernière n’est même
1 La Naissance de la tragédie, p. 93.
que la conséquence d’une ‘volonté de plaisir’ (<volonté> de créer, de donner forme, de ruiner,
de détruire de fond en comble), et, dans sa plus haute forme, c’est une catégorie du plaisir ».
Dans le fragment posthume 17 [3] de 1888, également consacré à La Naissance de la
tragédie, Nietzsche revient sur cette idée et confirme qu’à partir de La Naissance de la
tragédie « le plaisir est donné pour plus primitif que la douleur : la douleur n’est que
contingente, séquelle de la volonté de plaisir (de la volonté de devenir, de croître, de mettre en
forme, c'est-à-dire de créer : mais la création comprend aussi la destruction) ». Dans La
Naissance de la tragédie, donc, aurait été conçu « un état suprême d’acquiescement à
l’existence d’où l’on ne peut abstraire non plus la suprême souffrance : l’état tragique
dionysien ». En éliminant la référence à Schopenhauer, et la cooriginarité de la douleur avec
le plaisir, Nietzsche simplifie évidemment sa position – sans que cela ne la rende moins
spéculative et métaphysique pour autant. Le choix à ce niveau entre l’une ou l’autre option est
manifestement guidé par les conséquences morales qui s’ensuivent. L’option de
Schopenhauer est cohérente avec l’affirmation de l’être comme volonté. Mais elle n’est pas
exclusive de l’affirmation de la volonté comme existence, de sorte qu’à une douleur liée à la
volonté (à cause du manque que celle-ci implique) on peut opposer un plaisir lié à l’existence.
Plus précisément, si l’existence est elle-même comprise comme création, la douleur de la
volonté n’exclut pas le plaisir de la création. Car plus profondément, Schopenhauer lie la
volonté à la douleur parce qu’il lie ici la volonté à une passivité fondamentale dont elle doit
sortir pour combler le manque ; alors que Nietzsche lie l’existence et la volonté à une activité
fondamentale qui par elle-même ne laisse pas de place pour la problématique du manque, et a
de ce fait immédiatement le sens d’un plaisir. Toutefois, et c’est l’originalité de Nietzsche, cet
énoncé n’a pas une valeur universelle : il ne vaut que pour ceux chez qui la volonté est
immédiatement active ; il ne peut pas valoir pour ceux qui, comme Schopenhauer, laissent
entre la volonté et sa satisfaction apparaître le moment du manque à quoi correspond une
douleur qui, en elle-même, n’a part à aucune forme de créativité, et n’est donc effectivement
liée à aucun plaisir. Chez Nietzsche, on reconnaît dans le plaisir de la volonté immédiatement
créatrice l’ivresse dionysiaque. L’état décrit par Schopenhauer est son contraire, qui chez
Nietzsche correspond globalement au nihilisme inachevé et aux diverses formes de la
décadence. Autrement dit, ce que dit Schopenhauer n’est pas faux, mais partiel, et ne vaut que
pour le type d’homme dont il est l’échantillon et le théoricien.
D’une manière tout à fait conforme à ce qu’on a vu sur Dionysos dans l’aphorisme 370
du Gai savoir, la volonté de plaisir correspond directement à une expression de pouvoir dont
le sens objectif – c’est-à-dire les effets dans le monde sensible – est indifférent. Il peut aussi
bien s’agir de créer que de ruiner, de donner forme que de détruire de fond en comble.
L’important est que la volonté se manifeste comme emprise sur ce dont elle s’empare et que,
ce faisant, elle affirme elle-même. Et, tandis que Schopenhauer affirmait que le plaisir n’est
que cessation de la douleur, Nietzsche renverse cet ordre et fait de la douleur une conséquence
d’une volonté de plaisir. Autrement dit, ce n’est que parce que la volonté s’engage dans un
processus d’emprise, de contrôle, de domination, qu’elle court le risque de la douleur. Ce qui
peut laisser supposer qu’il n’y aurait pas de douleur s’il n’y avait pas cette quête de plaisir.
Or, le renversement simplement logique serait excessif, car chez les décadents la douleur
correspond à un manque d’activité, au sens d’une disposition affirmative et créatrice à l’égard
de l’existence – et précède donc la quête de plaisir qui, chez eux, apparaît comme le dit
Schopenhauer, pour mettre fin à cette douleur, et a de ce fait un sens réactif. C’est ce que
Nietzsche confirme à la fin du fragment cité, en notant que la douleur « dans sa plus haute
forme <…> est une catégorie du plaisir » : mais, faut-il bien remarquer, dans sa plus haute
forme seulement, c’est-à-dire quand il est lié à l’affirmation et à la créativité. Ce qui veut dire
que dans ses formes basses elle n’est pas une catégorie du plaisir, mais n’est que tautologie :
la douleur y est simplement douleur.
Selon La Naissance de la tragédie, cet assentiment à la douleur est donné de manière
emblématique « dans la signification merveilleuse de la dissonance musicale » et « le plaisir
que provoque, en musique, la dissonance ». Dans la dissonance, nous éprouvons selon
Nietzsche la volonté d’entendre, et, simultanément, le désir d’outrepasser l’audible ».
Autrement dit, la dissonance n’appelle pas selon Nietzsche la consonance qui la résoudrait,
conformément au traitement appliqué aux dissonances jusqu’à la fin du XIXe siècle, à savoir
faire suivre la dissonance par une consonance qui la résout en reprenant la note qui produit
l’accord dissonant pour l’intégrer dans un son qui rétablit l’équilibre consonant. Dans ce cas,
il y a une tension et sa résolution. Mais selon Nietzsche il n’appelle pas en réalité une
consonance qui le résolve, car il correspond non pas à un désir de finitude, de clôture, de
finition, mais il correspond au contraire à une « aspiration à l’infini ». L’apollinien et le
dionysiaque maintiennent ainsi une tension entre le fini et l’infini. Le dionysiaque infinitise le
fini apollinien, restitue le mouvement inachevé de la forme, tandis que la forme apollinienne
fixe l’inachevé dionysiaque qui comme tel serait insupportable ou destructeur. Cette tension
maintenue active est le plaisir suprême.
Cette valorisation de la souffrance à partir de sa compréhension du point de vue de l’art
et de la créativité permet d’évaluer des attitudes envers la souffrance et d’en donner la valeur.
L’aphorisme 225 de Par-delà bien et mal reprend le point de vue de l’évaluation de la douleur
par « tout homme doué de force créatrice et d’une conscience d’artiste » pour évaluer les
philosophies qui mesurent la valeur des choses d’après le plaisir et la douleur, telles que
l’« hédonisme, le pessimisme, l’utilitarisme, l’eudémonisme ». Il les qualifie de philosophies
superficielles et de naïvetés. Une telle manière d’évaluer conduit à rapetisser l’homme. La
pitié éprouvée à l’égard de ceux qui souffrent apparaît ainsi comme un phénomène angoissant
et « plus dangereux que n’importe quelle frivolité ». Vouloir abolir la souffrance est selon
Nietzsche une folle ambition, face à laquelle il déclare au contraire vouloir que celle-ci soit
« plus profonde et plus grave qu’elle le fut jamais ». L’opposition entre la culture de la
grande souffrance, qui est donc le thème de cet aphorisme, et la volonté d’abolir la
souffrance, correspond à l’opposition d’une culture du dépassement de l’homme et une
culture de son rapetissement, car tout ce qui est grand en l’homme est acquis par la souffrance
et « à travers la culture de la grande souffrance ». Mais pourquoi la souffrance doit-elle
donner lieu à une véritable culture et pourquoi est-elle si centrale dans la pensée de la création
et de l’art ? Parce qu’en l’homme « La créature et le créateur s’unissent ». Et parce que de ce
fait, en tant que créature, l’homme est « matière, fragment, superflu, glaise, fange, non sens,
chaos », et que, en tant que créateur, il est aussi « créateur, sculpteur, dur marteau, spectateur
divin et repos du septième jour, l’homme doit nécessairement en tant que créateur faire
souffrir l’homme en tant que créature. Si donc les philosophies de l’absence de douleur sont
qualifiées de superficielles par Nietzsche, c’est parce qu’elles en restent à la souffrance, et ne
voient pas que le problème de la souffrance est « moins élevé » que celui de la création. Dans
l’aphorisme 270 de Par-delà bien et mal, Nietzsche considère la douleur comme un facteur de
connaissance et d’ennoblissement. La profonde souffrance y est en effet présentée comme ce
qui permet de séjourner dans des mondes lointains et affreux dont ne savent rien même les
hommes « les plus avisés et les plus sages ». La connaissance au sens simplement conceptuel
et intellectuel (c’est-à-dire qui ne serait pas liée aux affects qui permettent de comprendre la
volonté comme telle, et le jeu des interprétations de celle-ci) est superficielle et ne donne
accès qu’au monde le plus proche, c’est-à-dire qu’elle ne donne accès qu’à un savoir
superficiel. En cela, aussi, la grande souffrance comprise et acceptée ennoblit ; elle « isole » et
participe donc de ce qui est aristocratique, ce pourquoi cet aphorisme se trouve dans la partie
« Qu’est-ce qui est aristocratique ? » de Par-delà bien et mal. Mais pour autant, cette
souffrance ne s’exhibe pas mais au contraire tend à se préserver dans sa singularité, ce par
quoi justement elle est un phénomène aristocratique. Et pour se préserver, elle se cache
volontiers en prenant le masque de la banalité, du superficiel, de la légèreté et du joyeux. Le
savoir le plus profond, celui qui touche à la volonté et à la douleur, doit rester un gai savoir,
parce que malgré la douleur, du fait même de sa reconnaissance du sens de la douleur, il ne
peut pas entraver son propre sens comme expression de puissance. Et donc, il ne peut pas se
distinguer par une lourdeur qui entraverait la vie. De ce fait, au niveau des expressions
superficielles de soi, il peut très bien ne pas se distinguer de l’expression des savoirs
superficiels.
Par ailleurs, on peut noter que l’aphorisme 230 de Par-delà bien et mal rapporte son
interprétation réputée lucide de la cruauté et de la réalité de l’homme naturel aux solitaires, à
des sortes d’« ermites » : « mais nous, solitaires, nous, marmottes et marmotteurs, voilà
longtemps que nous avons reconnu dans le secret de nos cœurs d’ermites que tout ce
respectable faste verbal relève de la vielle panoplie de mensonges etc. », ce qui laisse entendre
que cet accès à l’homme naturel implique la solitude, et corrélativement, que c’est un certain
type de vie sociale qui rend cet accès impossible, qui masque l’homme naturel.
3. 3. La cruauté.
Du fait de cette valorisation de la souffrance dans une perspective artiste, le rapport et
l’évaluation du fait d’infliger des souffrances doivent aussi être modifiés. Dans l’aphorisme
229 de Par-delà bien et mal, Nietzsche déclare que « presque tout ce que nous nommons
‘civilisation supérieure’ repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté :
telle est ma thèse ». Par conséquent, le rapport à la douleur dans la tragédie relève lui aussi de
la cruauté ; Nietzsche dit : « ce qui agit agréablement dans ce qu’on nomme pitié tragique, et
même dans tout ce qui est sublime, s’agit-il du plus haut, du plus subtil frisson de la
métaphysique, ne tire sa douceur que de l’ingrédient de cruauté qui s’y mêle ». Le lien avait
déjà été affirmé clairement dans La Naissance de la tragédie, où le sentiment à l’égard du
destin et de la souffrance d’Œdipe était approfondi par la compréhension du processus de
création qui s’y manifestait de façon paradoxale. Nietzsche en arrive à une reconsidération
globale de la cruauté, considérée du point de vue des cultures fortes et affirmative : celles-ci
acceptent et veulent la cruauté, et donc la souffrance, parce qu’elles y reconnaissent l’élément
fondamental de leur propre constitution : « Ce qui ravit le romain dans l’amphithéâtre, le
chrétien dans l’extase de la croix, l’Espagnol à la vue du bûcher ou de la corrida, la Japonais
d’aujourd’hui qui se précipite à la tragédie, l’ouvrier des faubourgs parisiens qui rêve de
révolutions sanglantes, le wagnérien qui se noie, toute volonté éteinte, dans la musique de
Tristan et Isolde, tout ce que ces êtres savourent et boivent à longs traits avec une mystérieuse
ferveur, c’est le philtre de la grande Circé qui a nom Cruauté ». Même les pères de l’Eglise
chrétienne ont exprimé une intense cruauté, comme en témoigne la longue citation du Contre
les spectacles de Tertullien qui constitue l’essentiel du chapitre XV de la seconde dissertation
de la Généalogie de la morale.
Le refus de la souffrance et la condamnation de toute cruauté sera symétriquement le
symptôme des cultures faibles et des types décadents.
Toutefois, Nietzsche conteste ici une erreur psychologique selon lui commune, qui
consiste à croire que la cruauté serait essentiellement tournée vers autrui. En fait, la jouissance
de la cruauté est selon lui d’abord celle que nous nous infligeons :
quand l’homme se laisse entraîner à la mutilation volontaire, comme les Phéniciens ou les ascètes, ou, d’une manière générale, à la spiritualisation, à la désincarnation, à la contrition, à la convulsion pénitentielle des puritains, à la vivisection de la conscience, au pascalien sacrifizio dell’intelletto, c’est que la cruauté l’attire et le pousse en avant, c’est qu’il tombe en proie au dangereux frisson de la cruauté tournée contre soi-même
Et de même l’homme de connaissance
lorsqu’il contraint son esprit à connaître contre sa pente naturelle, et bien souvent aussi contre les vœux de son cœur - , en l’obligeant à nier là où il voudrait approuver, aimer, adorer, - se comporte comme un artiste de la cruauté raffinée ; le simple fait d’étudier un sujet sérieusement et à fond est une violence volontaire contre la tendance foncière de l’esprit qui se dirige inlassablement vers l’apparence et la superficie : dans toute volonté de connaître il entre déjà une goutte de cruauté
Donc, il y a dans diverses volontés, y compris dans la « volonté de connaître », une
pente vers la cruauté et la douleur. Il faut donc comprendre le lien de la souffrance à la
volonté elle-même. Le regard profond est celui qui va jusqu’à la volonté là où les esprits
superficiels s’arrêtent aux phénomènes de plaisir et de douleur.
La cruauté n’a toutefois pas nécessairement un sens affirmatif et dionysiaque, et peut
tout aussi bien, comme dans les exemples que cite ici Nietzsche, dériver de formes de
destruction de soi, ainsi qu’on le verra avec l’ascétisme. Comme toujours chez Nietzsche, un
phénomène ne porte pas factuellement son sens en lui-même, mais ce sens demande à être
compris par une interprétation qui remonte à la volonté qui y est à l’œuvre.
On voit ici qu’en développant au plan psychologique ce qu’il a fondé au plan de la
compréhension de l’être, Nietzsche donne le sens caché de pratiques qui ne reconnaissant pas
a priori leur lien positif à la souffrance, et il explicite par là le sens de la souffrance dans
toutes les activités qui sortent l’homme d’une condition passive et commune : le
développement de la spiritualité et de la connaissance, qui pouvait paraître sans lien à la
souffrance et encore moins à la cruauté, apparaissent alors comme n’en étant qu’une forme,
un mode d’émergence. Mais, on l’a compris, à travers cette cruauté et cette souffrance, c’est
l’activité formatrice comme expression de la puissance qui est en jeu.
Pour comprendre la place de la souffrance dans les processus de constitution d’une
culture, il importe de prendre en compte que d’une manière générale, Nietzsche considère
qu’il est plus « naturel » de s’intégrer dans des systèmes de domination tyrannique que de
s’abandonner au « laisser aller » ; la tyrannie est la loi ; la liberté de l’artiste est elle aussi une
obéissance orientée par de multiples lois : « il ordonne, agence, dispose, informe sa
matière »1. Toute création passe par la contrainte et toute contrainte assumée finit par avoir un
sens créatif, ainsi qu’il est dit dans l’aphorisme 188 de Par-delà bien et mal : « obéir
longuement, et dans un seul sens : à la longue, il en sort et il en est sorti quelque chose pour
quoi il vaut la peine de vivre ». Église, cour, postulats d’Aristote construisent la force de
l’esprit européen qu’ils ont éduqué :
tout ce qu’une pareille attitude comporta de brutal, d’arbitraire, de rigide, de terrible et de déraisonnable s’est révélé comme le moyen de conférer à l’esprit européen sa force, sa curiosité sans scrupule, sa mobilité. Reconnaissons que ce résultat ne put être atteint sans d’irremplaçables pertes de forces, sans ravages spirituels
Ainsi, dans La Généalogie de la morale, Nietzsche centre-t-il tout le début de la
deuxième dissertation sur la rapport naturel à la souffrance et à la cruauté, lorsqu’il demande
comment il est possible que l’homme ait pu promettre, autrement dit, suivant les tout premiers
mots de la dissertation, comment il est possible d’élever un animal qui puisse promettre.
Comme l’explique le fameux texte Utilité et inconvénients de l’histoire pour la vie, l’homme
se caractérise en effet par le fait qu’en lui l’oubli est une puissance active et utile qui permet
de reléguer les expériences et les fonctions purement vitales en tâche de fond, afin de
permettre à d’autres fonctions plus nobles de gouverner, de prévoir, de décider à l’avance.
L’oubli nécessaire pour l’animal « homme » est de ce fait la condition pour lui d’une santé
1 Par-delà bien et mal, § 188.
robuste. Et pourtant l’homme a appris a promettre, ce qui implique qu’il n’oublie pas sa
promesse et que donc aussi il se soit constitué une mémoire telle qu’elle le rende lui-même
« prévisible, nécessaire, régulier ». Comment l’homme est-il devenu prévisible revient à
demander comment l’homme a, contre son caractère oublieux, conquis sur lui-même le
pouvoir de tenir ses engagements. Cette question est une question de pouvoir et de maîtrise de
soi, lesquels permettent à l’homme de disposer de lui-même et, en lui donnant un certain
pouvoir de « disposer à l’avance de l’avenir », sont donc une étape indispensable dans la
conquête de sa liberté. En effet, l’homme capable de calculer son action, c’est-à-dire les effets
de la réalisation de sa volonté, « peut promettre »1. Cet homme calculable est présenté par
Nietzsche comme étant l’« individu souverain », c’est-à-dire un individu qui n’est semblable
qu’à lui-même, et qui s’est affranchi de la « moralité des mœurs ». Autrement dit, la nécessité
de se rendre conforme à la « camisole de force sociale » des sociétés où l’individu ne doit pas
faire exception aux mœurs, et doit vivre selon leurs préceptes pour manifester la puissance et
l’autorité de ces derniers, comme le montre le § 9 d’Aurore, intitulé « Concept de la moralité
des mœurs », a paradoxalement affranchi l’homme des modèles de comportement socialement
déterminés. Elle l’a émancipé, en tant que mécanique singulière, individuelle, de la
mécanique sociale collective. Cet homme est devenu maître de la « volonté libre » et, en
même temps, « maître de soi ». Cette maîtrise de soi lui donne une supériorité sur les
circonstances et sur les « hommes peu sûrs et de peu de volonté ». Avec cette maîtrise
s’impose le pouvoir de promettre, et donc aussi des valeurs qui séparent les hommes forts et
sûrs, pouvant justement promettre, des hommes peu sûrs et de peu de volonté. La parole
apparaît ici encore comme étant liée à l’action, mais aussi comme expression de force : les
forts « donnent leur parole <…> parce qu’ils se savent assez forts pour la tenir malgré toute
vicissitude et malgré tout destin ». L’usage de la parole comme engagement est donc
gouverné par le pouvoir de promettre. Ce pouvoir d’engager sa parole et de s’engager par la
parole est corrélatif de l’invention de la responsabilité et de la conscience morale.
3. 4. La fonction de la douleur.
Comment alors construit-on une mémoire dans un animal qui est « l’oubli incarné » ?
On a déjà abordé cette question avec l’incorporation de l’instinct : « comme on se l’imagine
aisément, ce problème très ancien n’a pas été résolu avec une grande délicatesse : peut-être
1 La Généalogie de la morale, deuxième dissertation, chap. 2.
même n’y a-t-il rien de plus effrayant et de plus sinistre dans toute la préhistoire de l’homme
que sa mnémotechnique », car « seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la
mémoire ». La douleur est donc le premier instrument mnémotechnique. Cette part de douleur
liée au moment de la constitution d’une mémoire, ou à un moment de mémorisation, est selon
Nietzsche essentielle aux solennités. En tout cas, promettre, donc donner sa parole, allait avec
des supplices, des martyrs, des sacrifices, des mutilations et rituels cruels : sacrifice du
premier-né, castration etc. sont des ressorts mnémotechniques par lesquels se construit aussi
le sens de la « gravité ». L’ascétisme s’y rattache, pour autant qu’il vise à s’imposer une idée,
un idéal, et de s’y tenir de façon inoubliable. Plus donc l’humanité a eu mauvaise mémoire
plus sa mnémotechnique a du être vigoureuse, c’est-à-dire horrible, pour être inoubliable. En
ce sens encore, donc, on découvre le rôle de la souffrance dans la constitution de l’humanité
de l’homme et de ses aspects les plus sublimés, c’est-à-dire ceux qui semblent les plus
contraires à leur propre origine. Or c’est bien cet aspect paradoxal des généalogies sur lequel
s’ouvre Par-delà bien et mal en son aphorisme 2, lorsque Nietzsche demande « comment une
chose pourrait-elle procéder de son contraire ? » Pour le préjugé, une telle genèse est
impossible car il croit à l’homogénéité des choses et de leur origine. Ce préjugé est typique
des métaphysiciens de tous les temps, affirme Nietzsche. Et la croyance à l’œuvre ici est la
croyance aux oppositions des valeurs, c’est-à-dire l’idée qu’il existe des oppositions en
quelque sorte substantielles et vraies en soi, et que ces oppositions déterminent des formes de
lignages : le bon (qui est opposé au mauvais) ne pouvant selon ce préjugé se situer que dans
un même lignage que du bon, etc. Mais cela présuppose à son tour que l’on estime qu’il y a
des oppositions absolues, des valeurs absolues et des déterminations de valeurs absolues (qui
caractérisent alors chaque lignage). C’est ce que conteste Nietzsche et en l’occurrence, les
formes policées, l’harmonie et la clémence sociales, quand elles existent, sont issues de leur
contraire.
Quoi qu’il en soit, les impératifs à mémoriser se fixaient donc dans les esprits par le
corps : c’est par les spectacles et les procédés d’incorporation de la douleur qu’ont pu être
maîtrisés les instincts populaciers, la grossièreté, la brutalité, dit Nietzsche. Grâce à eux « on
finissait par garder dans la mémoire cinq ou six ‘je ne veux pas’ au sujet desquels on avait
donné sa promesse. C’est ainsi qu’on s’est rendu à la raison et qu’on a pu, en échange de ces
promesses, bénéficier des avantages de la société.
Mais la douleur a une autre fonction dans le rapport le plus primitif qui soit entre
personnes, même « jusqu’au niveau de civilisation le plus bas », à savoir dans le jeu de
l’économie qui est cooriginaire avec l’apparition des « personnes juridiques », c’est-à-dire des
sujets de droit. Pour Nietzsche, c’est dans le lien entre créancier et débiteur que « pour la
première fois, la personne affronte la personne, c’est là que pour la première fois, la personne
se mesure avec la personne »1. À partir de ce moment, l’homme peut être caractérisé comme
étant « l’être qui mesure les valeurs, qui évalue et qui mesure ». Ainsi se serait développée
une vision économique du monde selon laquelle « toute chose a son prix, tout peut être
payé », y compris un dommage. En premier vient donc la volonté d’être soi-même
dédommagé, quelle que soit la nature de celui, libre ou non, qui a commis le dommage. Il
s’agit d’obtenir satisfaction. Selon Nietzsche, dans l’analyse qu’il développe aux chapitres IV
et 5 de la seconde dissertation de la Généalogie de la morale, la morale repose sur une
équivalence économique fondamentale qui est que « tout dommage trouve son équivalent
d’une façon ou d’une autre et peut réellement être compensé, serait-ce par une douleur
infligée à son auteur »2. Cette hypothèse économique est justifiée en allemand par le fait que
« Schuld » signifie à la fois la culpabilité et la dette. Il désigne donc à la fois un sentiment
moral et la situation économique du débiteur.
En effet, tout système d’échanges suppose des garanties : il faut que je puisse être
certain que je vais recevoir quelque chose en retour de ce que j’ai moi-même donné. C’est le
sens même du contrat comme engagement réciproque. Mais en cas de non-paiement ou de
non-respect du contrat il faut donner un gage. Pour cela, dans la situation primitive de
l’émergence des relations économiques, il fallait donner un bien dont on disposait encore :
« par exemple son corps ou sa femme ou sa liberté ou même sa vie (ou, sous certaines
conditions religieuses déterminées, sa félicité, le salut de son âme, et jusqu’à son repos dans la
tombe) »3. Mais, selon Nietzsche, la compensation fondamentale, qui, pourrait-on dire, était
comme l’équivalent universel de toute compensation, au sens où elle valait comme une
monnaie universelle, était l’humiliation et la torture du débiteur. Nietzsche le montre avec
l’exemple de la loi des 12 tables, cette liste de lois du Ve siècle qui fonde le droit romain, et
selon laquelle les créditeurs pouvaient couper le débiteur en morceaux s’il n’avait pas
remboursé sa dette au bout d’un certain temps après que sa dette ait été reconnue ou que son
affaire soit passée en justice. Cette loi, dit Nietzsche établit une compensation assez étrange :
1 La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, chapitre VIII. 2 Id., Deuxième dissertation, chap. 4. Mais le contrat est compris autrement au chap. 17. 3 Id., Deuxième dissertation, chap. 5.
« on établit une équivalence en substituant à l’avantage qui compenserait directement le
dommage <…> une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser ou le
dédommager »1, et qui consiste à pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant,
à faire le mal pour le plaisir de le faire, à violer : « faire souffrir donnait un très grand plaisir,
<…c’était une> véritable fête ». La satisfaction remplace l’avantage : comment cela est-il
possible ? C’est que le pouvoir exercé sur le débiteur, surtout si celui-ci est d’un rang social
plus bas, donne au créancier le sentiment d’un rang supérieur, et le sentiment de participer
« au droit des maîtres ». Ce qui est en jeu, c’est donc l’expression de la puissance, qui se
manifeste ici comme « sentiment exaltant de pouvoir mépriser ou maltraiter quelqu’un
comme un ‘inférieur’ ». La réponse à la question « comment la souffrance peut-elle être
perçue comme une compensation pour des dettes ? » est donc simplement que c’est « parce
que faire souffrir donne un très grand plaisir ». Le puissant se dédommage donc par une fête
de cruauté qui, par là même, donne du sens à la souffrance. Mais il est vrai qu’alors la
souffrance ne vaut pas en elle-même, mais elle vaut pour autant qu’elle fait plaisir à un autre.
Dans cette perspective, elle n’est pas considérée comme un mal absolu, puisque infliger la
souffrance est un bien ; elle devient donc un bien relatif, au moins dans la perspective de celui
à qui elle fait plaisir. Seul donc le fait de subir la souffrance est considéré comme pouvant être
un mal2. La cruauté est donc la grande réjouissance de l’humanité ancienne, sans aucune
honte ni mauvaise conscience : la conscience y dit naïvement « oui de tout cœur ».
Nietzsche reconnaît aussi de la cruauté dans le « goût pervers » de la tromperie, qui vise
à exercer une forme de maîtrise sur les autres par le biais de cette maîtrise de soi grâce à
laquelle on se dissimule ou produit de la dissimulation. Dans l’aphorisme 230 de Par-delà
bien et mal, Nietzsche qualifie de « cruauté de la conscience intellectuelle et du goût » cette
« aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la surface <…>
qui contrecarre la tendance plus noble à la connaissance, laquelle veut aller à la racine et à la
complexité des choses ». Le déguisement est une des expression de la création de formes. La
« constante poussée en <l’esprit> d’une force créatrice, formatrice et en continuelle
métamorphose » donne à l’esprit à se savourer lui-même, mais en même temps il trompe les
autres. Sa manière d’être a la tromperie pour conséquence : en ce sens, celle-ci n’est ni bonne
ni mauvaise, elle lui est simplement connaturelle. La tromperie est la conséquence de cette
expression de la puissance, de cette disposition à se transformer qui constitue celui qui 1 Ibid. 2 Id., Deuxième dissertation, chap. 7.
trompe. Elle a en outre pour effet, en trompant autrui, de donner au trompeur un « sentiment
de sécurité », car en le cachant, sa métamorphose le défend. Mais inversement, une tromperie
active, au sens d’un « se laisser activement tromper » peut aussi être une des formes les plus
paradoxales de la puissance, comme jeu de la puissance avec elle-même. Et de même que
l’esprit aime à tromper, de même il aime à se laisser tromper dans certaines limites. La
tromperie est essentielle à l’esprit – ou à la volonté – ce pourquoi elle est aussi essentielle à
l’art comme jeu avec les apparences. C’est en effet un trait de la puissance que de laisser
flotter une certaine indétermination quant aux objets : en cela il est refusé aux objets de
déterminer la volonté en imposant ce qu’ils sont ; mais aussi, la volonté refuse alors de
déterminer les objets, ou accepte de se laisser relativement tromper par eux, c’est-à-dire de se
laisser tromper tout en sachant qu’elle est en train de se laisser tromper. La volonté régule ses
expériences non pas en fonction d’une valorisation absolue de l’expérience en tant que telle,
mais en fonction de ce qui conditionne son propre sentiment de croissance. Encore une fois,
ce dont il est question avec la volonté, c’est un savoir concernant où elle en est elle-même en
terme de force et de pouvoir. Par conséquent, c’est un certain de type de connaissance de soi
qui détermine le rapport qui s’instaure aux choses. C’est pourquoi l’esprit, dit Nietzsche, se
« résout aussi parfois à l’ignorance, il se ferme arbitrairement, il bouche ses fenêtres, il
repousse telle ou telle chose, il ne veut pas la connaître ». Il y a donc des cas où l’expérience
est refusée, il y a des savoirs qui sont refusés. Dans ces cas, l’esprit « accueille et approuve
l’ignorance ». C’est que cette forme de refus est alors nécessaire à sa « force d’assimilation »,
ou plutôt il correspond au « degré de sa force d’assimilation, de son ‘pouvoir de digestion’ ».
3. 5. Herméneutique de la souffrance.
Reconnaître cette cruauté et lui donner sa place est volontiers perçu comme étant
également une cruauté. La conscience froide de la cruauté est volontiers qualifiée elle-même
de cruelle, mais Nietzsche affirme que cette cruauté alléguée n’est en fait que lucidité. La
question est plutôt de savoir pourquoi cette dimension de cruauté et de douleur est refoulée en
tant que composantes ou phénomènes d’accompagnement des processus de formation
culturelle. Nietzsche dit que les sentences morales et leurs mots éclatants tels que probité,
amour de la vérité, amour de la sagesse, sacrifice de soi en faveur de la connaissance,
héroïsme du vrai, camouflent « le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel ».
Reconnaître la cruauté et la part de cruauté liée au déploiement de la puissance de l’homme,
c’est par conséquent « replonger l’homme dans la nature ; faire justice des nombreuses
interprétations vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu’on a griffonnées sur cet éternel texte
primitif de l’homme naturel ».
D’une manière générale, la référence à la volonté comme instance d’interprétation
conduit à savoir quel est le sens de la douleur et des pratiques dans lesquelles elle apparaît,
pour la volonté ; et inversement il s’agit de savoir le sens qu’ont pour la volonté les pratiques
et les théories qui sont dans la dénégation ou dans le refus de la douleur.
« Sans cruauté, pas de fête : voilà ce qu’enseigne la plus vieille et la plus longue histoire
de l’homme – et dans le châtiment aussi, il y a tant de fête ! » : on a vu que pour Nietzsche, ce
fait donne une indication que la douleur n’est pas un mal absolu. Dans le cas considéré, elle
n’est un mal que pour celui qui la subit. Le sens ou la valeur de la douleur dépendent donc de
la perspective dans laquelle celle-ci est considérée : « aujourd’hui où l’on ne cesse d’avancer
la souffrance comme le premier des arguments contre l’existence, comme son point
d’interrogation le plus grave, on ferait bien de se rappeler les temps où l’on en jugeait à
l’inverse, parce qu’on ne voulait pas renoncer à faire souffrir et qu’on y voyait un charme de
premier ordre, un véritable encouragement à vivre ». Selon Nietzsche, la cruauté n’est pas
incompatible avec le bonheur, et, selon le chapitre VII de la deuxième dissertation de la
Généalogie de la morale <que nous venons de citer>, les périodes où l’humanité est la plus
cruelle dans ses pratiques n’est pas celle où elle est la moins heureuse, car la honte obscurcit
davantage la vie que la souffrance, et la honte de la cruauté est à cet égard plus néfaste que la
cruauté elle-même. La pire honte – du point de vue de ses effets – étant selon Nietzsche
toutefois celle que l’homme éprouve devant l’homme lui-même.
En fin de compte, selon Nietzsche, « ce qui révolte dans la souffrance, ce n’est pas la
souffrance en soi, mais le non-sens de la souffrance »1. La souffrance, de ce fait, devait avoir
un sens : « ni pour le chrétien qui a introduit dans la souffrance toute la machinerie occulte du
salut, ni pour l’homme naïf des temps anciens qui savait interpréter toute souffrance en
considération du spectateur ou du bourreau, il n’y avait pas de souffrance absurde ». La
souffrance devait au moins être un spectacle, même si les seuls spectateurs ne devaient en être
que les dieux. Le but recherché ainsi était de justifier la souffrance : « ‘tout mal se justifie,
dont le spectacle édifie un dieu’ dit l’antédiluvienne logique du sentiment », dit Nietzsche en
se référant à Calvin et à Luther à titre de confirmation.
1 Id., Deuxième dissertation, chap. 7.
3. 6. Généalogie du « bon ».
A propos des valeurs morales se posent donc des questions similaires à celles qui se
posent pour la vérité, ce qui conduit à les remettre en question de la même façon : « on a
considéré la valeur de ces valeurs <morales> comme donnée, comme réelle, comme au-delà
de toute mise en question, jusqu’à présent on n’a pas hésité le moins du monde à donner à
l’homme ‘bon’ une valeur supérieure à celle du méchant, une valeur supérieure dans le sens
du progrès, de l’utilité, de la prospérité de l’homme en général (y compris de l’avenir de
l’homme. Et si le contraire était vrai ?) ».
Il s’agit donc encore ici d’étudier des catégories qui relèvent d’évaluations, et d’abord
de catégories morales, telles que celles de ‘bien’ ou de ‘bon’. Ce projet correspond
globalement à une grande partie du propos de la Généalogie de la morale, lequel reconduit au
problème de la vérité dans une perspective morale, ce qui permettra de développer les aspects
moraux de la volonté de vérité qui ont déjà été esquissés dans le cadre de l’étude de la vérité.
La première dissertation de la Généalogie de la morale s’ouvre sur l’affirmation de fond
que « le jugement de ‘bon’ ne vient pas de ceux envers qui on manifeste de la ‘bonté’ ! »
Nietzsche oppose cette affirmation à l’utilitarisme des empiristes anglais selon qui « les
activités désintéressées ont été louées et appelées bonnes par ceux en faveur de qui elles
avaient été accomplies, par conséquent par ceux à qui elles avaient été utiles »1. La
perspective empiriste est un réductionnisme dans la mesure où elle n’accepte pas la réalité du
« bon » comme tel, mais le reconduit à ce qui, pour les empiristes, constitue la réalité du bon,
à savoir l’utile aux bénéficiaires. En ne voulant pas accorder de réalité directe à l’idée de bon,
par refus de l’idéalisme, ils se replient sur un utilitarisme pour qui seul l’utile a de la valeur.
Mais alors, demande Nietzsche, pourquoi parle-t-on de « bon » et pas d’« utile » ? Parce que
l’utile est lié au point de vue de celui qui bénéficie d’une action. Certes, l’utile n’est pas utile
pour tous au même moment, mais, par habitude, selon les empiristes, on s’est mis à qualifier
les actions indépendamment du point de vue sous lequel elles étaient vraiment utiles. Par
conséquent, le passage de l’« utile » au « bon » correspond à l’oubli de la « provenance de
l’éloge », afin de qualifier l’action en elle-même et non pas du point de vue de celui à qui elle
a été utile. L’action est donc qualifiée comme si elle avait en elle-même une valeur
universelle, bien que ce ne soit pas le cas. L’universalité fictive de cette valeur, construite par
1 Id., Première dissertation, chap. 2.
un mixte d’oubli et d’habitude, serait ainsi ce qui est désigné par le concept de « bon ».
Le problème de cette appréciation est d’une part l’arbitraire du point de vue dont elle se
réclame, à savoir le point de vue du bénéficiaire de l’action. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ?
D’autre part, son caractère psychologiquement invraisemblable. Car qu’est-ce qui permet de
dire que c’est le bénéficiaire qui fixe les valeurs, les oublis déterminants et les habitudes ?
En ce qui concerne le premier aspect, le problème est la disjonction entre l’agir et le
discourir et au fait que selon cette thèse, ce n’est pas celui qui agit qui donne leur sens aux
actes, mais celui qui pâtit, dès lors que ce pâtir est à son bénéfice. Comment rendre compte de
cette disjonction ? Nietzsche estime plus cohérent et plus crédible de penser que toute forme
d’action vient du même pôle d’activité, de sorte que c’est celui qui agit qui fixe le sens et la
valeur de son action. Aussi Nietzsche estime-t-il, contre les empiristes, que l’affirmation est
unitaire, elle rassemble d’un seul tenant l’action et le discours. De ce fait, c’est celui qui agit
qui considère son acte comme bon, parce qu’il est son acte. Et comme l’acte n’est pas non
plus disjoint de son agent, celui–ci se pose également lui-même comme bon : « ce sont bien
plutôt les ‘bons’ eux-mêmes, c’est-à-dire les nobles, les puissants, les hommes de condition
supérieure et d’âme élevée, qui se sont sentis eux-mêmes bons et ont estimé leurs actes
bons ». Ce que je suis, ce que je fais, et ce que je dis : tout exprime ce que je vaux. Agir et
créer des valeurs et des noms pour l’action et pour la valeur vont ensemble. Du coup, la thèse
de Nietzsche n’est pas réductionniste : le bon est un concept premier lié à l’appréciation
immédiate de soi de ceux qui agissent et n’a pas à être reconduit au concept de l’utile : « que
leur importait l’utilité ? » demande Nietzsche.
Il y a donc un lien originel entre la maîtrise des mots et celle des actes. Dénommer les
choses c’est se les approprier en décidant du son qui les marque, c’est-à-dire en leur imposant
une métaphore : « ils disent ‘telle chose est ceci et cela’, et marquent d’un son toute chose et
tout événement, ils se l’approprient pour ainsi dire ». Cette cohérence de l’action et de la
création engendre un bonheur immédiat : l’homme noble vit son action comme un bien qui le
rend heureux. De ce fait, l’utilité n’entre pas en compte ; l’homme noble ne calcule pas. Il
n’est pas prudent, la prudence est chez lui
bien moins essentielle que le bon fonctionnement des instincts, régulateurs inconscients ou même qu’un certain manque de prudence, qui peut s’exprimer dans la témérité en face du danger ou de l’ennemi1
Chez lui, même la réaction est instantanée. À la limite, il vit dans l’instant de
1 Id., Première dissertation, chap. 10.
l’extériorisation des forces de son corps ; il vit dans la courte durée, comme, selon Nietzsche,
Mirabeau, qui d'une manière générale oubliait insultes et infamies. En ce qui concerne le
caractère psychologiquement invraisemblable de l’explication utilitariste du « bon », le
problème qu’elle pose est qu’on ne passe jamais de l’utile au bon, car, selon Nietzsche, l’oubli
de l’utile est inconcevable. Il faudrait que l’utilité disparaisse pour qu’elle puisse être oubliée
et supplantée par une autre valeur. Mais justement, l’utilité est une valeur qui ne disparaît
jamais. Le seul utilitarisme conséquent ne doit donc pas faire dériver le « bon » de l’« utile »,
mais les identifier rigoureusement. Cette thèse, concède Nietzsche, est « psychologiquement
défendable ». Pour la contester, il faut donc trouver le domaine où elle cesse d’être
défendable. Or ce domaine est celui de la philologie et celui de l’histoire, et le fait que la
formation des concepts est selon Nietzsche liée à des situations sociales, et plus précisément
au rang social. La valeur dépend d’une situation de domination sociale. Cette liaison est pour
Nietzsche « une découverte essentielle pour la généalogie de la morale »1. « Bon » et
« mauvais » apparaissent ainsi comme des qualifications liées au rang social. Mais le rang
social lui-même est lié à la puissance : il est l’expression d’une force qui se manifeste. Dans
cette perspective, être bon, c’est être fort, et être fort c’est être bon.
Toutefois, le rang social élevé est lui-même double. Il a le sens d’une « prééminence
politique » et il a un sens sacerdotal, étant entendu que les deux formes de prééminence –
politique et sacerdotale – sont souvent liées. Quand elles sont liées, la conjonction de l’action
et de la création de valeurs est parfaite. Toutefois, cette conjonction n’est pas une nécessité et
les aristocraties sacerdotales peuvent développer des « habitudes hostiles à l’action », ce qui
conduit à une « forme d’existence humaine essentiellement dangereuse »2, grâce à laquelle
« l’homme a commencé à devenir un animal intéressant », l’âme humaine étant devenue
« profonde et méchante ». C’est donc au sein des classes dominantes que se situe la possibilité
d’une disjonction de l’agir et de la création des valeurs, avant même toute interférence des
classes dominées. Cette différence au sein du pôle dominateur est la condition de possibilité
d’une dissociation entre aristocratie guerrière et aristocratie sacerdotale qui peut conduire
l’aristocrate sacerdotal à devenir le contraire de l’aristocrate guerrier, « ce qui arrive
notamment toutes les fois que la caste sacerdotale et celle des guerriers se jalousent,
s’affrontent »3. Les prêtres sont des dominants impuissants, et c’est ce qui, selon Nietzsche, 1 Id., chap. 4. 2 Id., chap. 6. 3 Id., chap. 7.
les rend méchants. Il y a donc une domination cohérente, celle des aristocrates guerriers, et
une domination paradoxale, celle des aristocrates sacerdotaux.
Cette impuissance n’est donc pas impuissance à tous égards. Elle est impuissance par
rapport à ce que les aristocrates guerriers entendaient par puissance. C’est-à-dire l’affirmation
de soi comme centre de valeurs et comme santé batailleuse : « puissante constitution
physique, santé florissante et débordante, guerre, aventure, chasse, danse, compétition,
activité libre, robuste et joyeuse ». Mais elle n’implique pas l’incapacité de produire des
effets. Au contraire. Mais le mode d’action des impuissants est opposé à celui des puissants. Il
est réactif, et consiste à créer en renversant ce qui a été établi par les puissants. Nietzsche
qualifie cet esprit réactif de vengeance. Le peuple le plus purement réactif est selon lui le
peuple Juif, qui a effectué pour asseoir sa domination « un acte de vengeance spirituelle
pure »1. Ainsi, selon Nietzsche, le peuple Juif est-il un peuple sacerdotal qui a été soumis,
mais qui a vaincu ses vainqueurs par un « total renversement de leurs valeurs »2, ce qui a été
rendu possible par le fait que « les jugements de valeur aristocratiques subissent un déclin »
tel « que l’instinct grégaire <…> finit par trouver <…> à dire son mot (et aussi à trouver ses
mots) »3. Mais si l’instinct grégaire finit ainsi par trouver ses mots, c’est bien qu’il n’y a pas
que la domination qui soit créatrice de langage, mais aussi le ressentiment. Seulement, c’est
une création après coup, qui se fait sur le mode réactif d’un détournement de ce qui a été posé
activement par les forts.
Ainsi ce qui chez les aristocrates initialement dominants était valorisé comme bon =
noble = heureux = aimé des dieux devint après le renversement des valeurs l’équation : bon =
misérable = pauvre = impuissant = bas = souffrant = nécessiteux = malade = difforme = pieux
= béni des dieux = jouissant de la félicité. Et cette nouvelle équation entraîne l’équation
opposée : noble = puissant = méchant = cruel = lubrique = insatiable = impie = réprouvé =
maudit = damné. En se retournant contre leurs maîtres, les Juifs ont opéré un mouvement de
réaction contre l’action, de l’intelligence contre le corps, de la vengeance contre l’affirmation
souveraine de soi ; cela constitue, selon Nietzsche, un « acte de vengeance spirituelle pure ».
Pour pouvoir vaincre par l’esprit, il a fallu développer l’esprit. Le développement de l’esprit,
de l’intelligence, a donc eu immédiatement un sens conflictuel et batailleur.
Nietzsche appelle ce renversement « la révolte des esclaves dans la morale » ; il est une
1 Ibid.2 Ibid. 3 Id., chap. 3.
déclaration de guerre qui a été gagnée par les esclaves et qui, selon l’aphorisme 203 de Par-
delà bien et mal, a pour héritiers les mouvements démocratiques, entendus comme épisodes
de décadence, de médiocrité et d’amoindrissement de l’homme.
3. 7. La révolte des esclaves en morale.
La révolte des esclaves se caractérise par le ressentiment, qui, conformément à ce que
nous avons vu, se distingue lui-même par le fait qu’il n’est pas une affirmation mais toujours
une réponse, au sens où, « alors que toute morale aristocratique naît d’un oui triomphant
adressé à soi-même, de prime abord la morale des esclaves dit non à un ‘dehors’, à un ‘autre’,
à un ‘différent de soi-même’, et ce non est son acte créateur »1. L’esclave ne se pose qu’en
s’opposant, sur le mode comparatif. Il est par soi-même sans initiative, sa physiologie n’est
pas créatrice : « la morale des esclaves <…> a physiologiquement parlant besoin d’excitations
extérieures pour agir – son action est foncièrement une réaction ». Le type esclave ne se
détermine lui-même qu’en ayant d’abord trouvé ce à quoi il s’oppose, tandis que le type
aristocratique se détermine d’abord soi-même, et ne détermine les autres que dans un second
temps, pour parachever une reconnaissance de soi qu’il a déjà acquise par lui-même.
Le produit de cette créativité seconde et dérivée, qui ne crée pas directement des valeurs
mais les produit par renversement de valeurs posées par d’autres, est un « nouvel amour » que
Nietzsche caractérise, comme la haine dont il est le produit, de « profond » et de « sublime ».
Mais cet amour a les caractères de la haine parce qu’au lieu d’être la négation de celle-ci, il en
est l’aboutissement. Pour comprendre ce qui le lie à cette haine, il faut donc comprendre cet
amour moins dans sa teneur psychologique que dans sa fonction. Or sa fonction est de
poursuivre les mêmes buts que cette haine : la victoire. L’amour est une arme qui prend la
forme de la séduction. À ce titre, il est le produit du mélange de la haine et de l’intelligence.
Or si la haine et le ressentiment produisaient un amour qui est une arme de séduction,
c’est Jésus qui est l’incarnation de la séduction : « il est la séduction sous sa forme la plus
inquiétante et la plus irrésistible ». Il est donc lui aussi un instrument de guerre au service de
la haine, du renversement des valeurs, de la lutte contre l’aristocratie sacerdotale. En fait, la
politique de l’impuissant repose sur le piège et le sacrifice. En l’occurrence, pour Israël, le fait
de « mettre en croix à la face du monde entier, comme s’il s’agissait d’un ennemi mortel,
celui qui était en réalité l’instrument de sa vengeance, en sorte que le monde entier, c’est-à-
1 Id., chap. 10.
dire tous les adversaires d’Israël, pût sans hésiter mordre à cet appât ». En l’occurrence, le
piège était le sacrifice d’un dieu, ou plus exactement « Dieu mis en croix ». Donc, la
« puissance paradoxale des impuissants est de l’ordre de la ruse et de la séduction1, la
séduction la plus grande étant exercée par le paradoxe le plus incroyable : sacrifier un Dieu,
ou plutôt « laisser un Dieu se sacrifier pour le salut des hommes »2.
Nietzsche situe donc Jésus dans le cadre d’une politique de vengeance, de renversement
des valeurs et de prise du pouvoir. Il qualifie cette politique de grandiose : en quel sens ? Elle
l’est parce qu’elle se réalise par une voie détournée, ce par quoi elle manifeste son
intelligence. Le détour implique que l’on réalise son but de manière prévoyante, dissimulée,
calculatrice et capable de lenteur, et ce qu’il y a de plus grandiose dans cette politique
intelligente, c’est d’avoir su dissimuler l’arme qu’on porte contre les autres en faisant croire
qu’on veut briser cette arme. Israël a renié et mis en croix à la face du monde entier comme
s’il s’agissait d’un ennemi mortel celui qui était en réalité l’instrument de sa vengeance. À ce
titre, le Christ est devenu l’appât le plus dangereux car le plus paradoxal : on n’avait encore
jamais crucifié un dieu. Comme le dit Nietzsche dans l’aphorisme 46 de Par-delà bien et mal,
la crucifixion annonçait ainsi le renversement de toutes les valeurs antiques.
Que veut dire alors que le ressentiment est créateur de valeurs ? D’abord que pour les
esclaves, la « réaction véritable, celle de l’action, est interdite »3. Les esclaves ne sont pas
capables de produire des valeurs par eux-mêmes, car, étant faibles et sans l’initiative que
donne une vitalité débordante, ils ont physiologiquement besoin d’excitations extérieures pour
agir. Aussi, lorsqu’ils produisent des valeurs, la matière de celles-ci leur vient de l’extérieur :
ils en inversent simplement la forme. Le concept de « bon » leur vient des forts, mais ils en
inversent la forme en mettant ce concept en relation avec eux-mêmes, et en renvoyant
inversement le concept de « mauvais » aux forts. Ce retournement de la forme est le
renversement des valeurs même.
En outre, le ressentiment passe par une réaction factice, qui correspond à une
« vengeance imaginaire ». L’impuissant s’attaque à son adversaire « en effigie seulement »4. Il
le fait tout d’abord en construisant la figure de l’ennemi. L’impuissant « a conçu ‘l’ennemi
méchant’ », le méchant comme principe, à partir duquel il imagine par imitation et comme 1 Comme aussi Socrate, qui séduit les aristocrates athéniens, selon « Le Problème de Socrate », dans Le Crépuscule des idoles. 2 La Généalogie de la morale, Première dissertation, chap. 8. 3 Id., chap. 10. 4 Ibid.
antithèse un « ‘bon’, lui-même »1. L’esclave ne s’éprouve pas, comme le fait le fort : il se
crée. Mais il se crée par réaction face à un autre qu’il crée aussi comme un autre imaginaire :
« le méchant » - qui, on l’a compris, est selon Nietzsche en réalité simplement le bon, le noble
– mais vu dans la perspective du faible, « réinterprété et déformé par le regard fielleux du
ressentiment »2.
Cela explique pourquoi, selon Nietzsche, c’est le faible, l’impuissant, qui est réellement
« méchant », et non le fort. C’est que pour l’aristocrate, l’autre est mal connu. Il le dédaigne et
l’ignore. Il éprouve pour le faible un mépris heureux et sûr de soi, sans haine. Le fort est
nonchalant, désinvolte, indifférent. Ignorant ce qu’il méprise, il le falsifie certainement, mais
il ne s’emploie pas à le caricaturer pour en faire un monstre. Il y a de ce fait une certaine
bienveillance mêlée de pitié, de ménagement et d’indulgence dans la manière dont le
supérieur considère l’inférieur. Il ne veut pas vraiment de mal à l’homme du commun,
« malheureux », « pitoyable », « esclave du travail ». Sa manière d’être est aristocratique
même dans le mépris, justement parce que sa conscience de soi et de sa supériorité précède en
lui la compréhension de l’autre et de sa situation inférieure. Celui qui est bien né est heureux
de sa situation : il n’a pas besoin de se gâcher ce bonheur par des sentiments négatifs. C’est en
ce sens que la haine et la méchanceté lui sont étrangers : on ne peut pas être à la fois
véritablement fort et méchant. Les opprimés, au contraire, sont rongés par l’animosité. Chez
eux, la malveillance est première. Ils sont toujours à se comparer à leurs ennemis pour se
construire eux-mêmes, puisqu’ils n’existent que par cette comparaison qui constitue leur
identité de l’extérieur. Pour eux, le bonheur ne sera donc pas premier, mais il sera une
interruption de cette animosité originelle. Le bonheur ne sera donc pas lié à l’expression de
leur vitalité, à leur activité, mais à la cessation de toute activité, à la cessation de l’opposition
et de l’animosité. Ce sera la narcose, l’engourdissement, le repos, la paix, le sabbat, quelque
chose de passif et d’inerte. Cette passivité sera développée comme circonspection, laquelle
est, pour les hommes du ressentiment, « une condition d’existence de premier ordre ». Le
faible est prudent, alors que, comme on l’a vu, le noble ne l’est pas, mais est téméraire face au
danger ou à l’ennemi. Quand le fort se limite, c’est plutôt du fait de son instinct, qui, ainsi
qu’on l’a déjà vu, fonctionne comme régulateur inconscient, que par calcul conscient et par
estimation des risques. Le noble ne prévoit pas et ne calcule pas son présent en fonction de
l’avenir, alors que c’est justement cela que fait l’homme du ressentiment : il est patient, il sait 1 Id., chap. 11. 2 Ibid.
se faire petit, s’humilier momentanément, dans l’attente de pouvoir produire quelque chose
d’autre dans le futur. C’est pourquoi il n’est pas franc : il est toujours en décalage dans sa
pratique par rapport à ses buts, et c’est pourquoi, dit Nietzsche, « son âme louche » : il regarde
vers lui-même et vers le dehors, vers l’instant et vers le futur, vers ce qu’il fait et vers ce qu’il
veut faire. L’esclave révolté vit ainsi projeté dans le temps, alors que le noble vit dans
l’instant. Cela a pour conséquence que le noble n’a pas davantage de mémoire que de projets.
Il ne prend au sérieux ni ses ennemis, ni ses échecs, ni même ses propres méfaits. Il se
régénère, il guérit, et il oublie. De ce fait, lui seul pourrait véritablement aimer ses ennemis,
parce qu’il n’a pas de ressentiment à leur égard. Toutefois, les ennemis qu’il se choisit ne
seront pas les hommes qu’il méprise, mais ceux chez qui il y a beaucoup à vénérer. L’ennemi
d’un homme noble est noble, et donc aussi bon et respectable que lui. En revanche, l’ennemi
de l’homme du ressentiment ne sera pas semblable à l’homme du ressentiment, il sera
« méchant », et au lieu de voir la méchanceté de son propre ressentiment, l’homme du
ressentiment va projeter la méchanceté dans le fort et se posera lui-même, par antithèse,
comme bon.
3. 8. Le refus de la douleur.
Dans cette décadence, et dans cette opposition au type supérieur d’humanité, le
christianisme tient une place toute particulière, parce qu’il a « pris le parti de tout ce qui est
bas, vil, manqué, il a fait un idéal de l’opposition à l’instinct de conservation de la vie forte »1.
Déjà en tant que religion de la compassion, le christianisme affaiblit, pour autant que la
compassion a un effet déprimant, et qu’elle rend la souffrance contagieuse et « amplifie la
déperdition de forces que la souffrance, à elle seule, inflige déjà à la vie ». Et surtout, la
compassion contrarie en tout, selon Nietzsche, la grande loi de l’évolution, qui est la « loi de
la sélection », dans la mesure où elle maintient en vie et préserve « ce qui est mûr pour
périr ». Par là même, le christianisme s’avère être une négation de la vie – « la compassion est
la praxis du nihilisme » qui fait progresser la cause du néant sous le nom, en vrac, d’« au-
delà », de « Dieu », de « vraie vie », de « nirvana », de « rédemption », et de « béatitude ».
Ainsi la religion chrétienne est-elle totalement liée à la décadence : elle en est la
religion. Pour autant, cela ne veut pas dire que toute religion soit décadente, comme on l’a vu
avec la religion grecque comme Olympe apollinien dionysiaquement fondé, qui magnifie la
1 L'Antéchrist, chap. 5.
vie des hommes. Nietzsche y insiste encore dans l’aphorisme 16 de l’Antéchrist où il lie le
type de Dieu d’un peuple à la conscience que ce peuple a de lui-même en termes de volonté
de puissance : « un peuple qui croit encore en lui même possède encore son dieu
particulier » : « il projette en un être à qui on puisse en rendre grâce le plaisir qu’il prend à lui-
même, son sentiment de puissance ». Mais un dieu universel correspond inversement à la
conscience nationale déclinante d’un peuple qui pâtit d’impuissance de la volonté1. Un tel
dieu correspond à un « peuple qui va à sa perte ». Un peuple soumis et sans espoir produit un
dieu correspondant aux vertus de la soumission : « il devient couard, pusillanime, modeste, il
conseille maintenant la ‘paix de l’âme’, la fin-de-la-haine, l’indulgence, l’‘amour’ même
envers amis et ennemis ». Ce dieu est à l’image de son peuple : « Il devient Dieu-pour-tous, il
se fait simple particulier cosmopolite ». Cela conduit Nietzsche dans le chapitre XVII de
l’Antéchrist à considérer que le passage du « Dieu d’Israël » comme dieu national, au dieu
chrétien, « archétype de tout bien », est une régression ; le dieu avait autrefois son « peuple
élu », désormais il est partout chez lui, en dieu cosmopolite au royaume élargi à tous les
« humbles », aux « pêcheurs », aux « malades » en général. Il devient alors le dieu démocrate
du « grand nombre »2. Dieu des décadents, il est lui-même décadent et a prolongé sa
déchéance jusqu’à devenir l’idéal de la « chose en soi » kantienne, c’est-à-dire un « Dieu
dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d’être sa transfiguration, son éternel acquiescement »3.
Ainsi le dieu chrétien n’est-il selon Nietzsche que le « néant divinisé, la volonté de néant
sanctifiée ». Ce dieu du « monotono-théisme » chrétien, « hybride produit de la déchéance,
fait de vide, d’abstractions et de contradictions », a stérilisé tous les peuples qui l’ont absorbé,
de sorte que, par exemple, selon l’aphorisme 19, même « les fortes races de l’Europe
septentrionale » n’ont depuis lors « pas créé un seul dieu ! Près de deux millénaires et pas un
seul Dieu nouveau ! ».
Ainsi, malgré le fait que le bouddhisme soit comme le christianisme une religion de
décadence, il s’en distingue par le fait qu’en déclarant la guerre à la souffrance, et non pas la
« guerre au péché », il a surmonté l’« automystification des conceptions morales »4. Il se
trouve de ce fait par-delà bien et mal. Cherchant l’apaisement, parce qu’il veut lutter contre
les deux conditions physiologiques sur lesquels il repose, à savoir « une hyperexcitation de la
1 Ibid.2 Id., chap. 17. 3 Id., chap. 18.4 Id., chap. 20.
sensibilité, qui se traduit par une aptitude raffinée à la souffrance, puis un caractère
hypercérébral » qui désavantage l’instinct personnel au profit de l’« impersonnel », le
bouddhisme se défend radicalement « des sentiments de rancune, d’antipathie, de
ressentiment »1. Le bouddhisme, trait dont Nietzsche lui fait crédit, est une doctrine de
l’égoïsme : il concerne la personne, à qui il pose la question : « comment échapperas-tu, toi, à
la douleur ? ». À cette question, le bouddhisme répond non pas par une aspiration à la
perfection, mais en atteignant ce but, de sorte que « le parfait y est le cas normal »2. Le
christianisme au contraire exprime son mécontentement de soi, le mal d’être soi, par « un
besoin immodéré de faire mal, de libérer sa tension intérieure en des actions et des
représentations agressives »3. En cela, il intègre des notions et des valeurs barbares, « afin de
se rendre maître des barbares ». Tandis que, donc, le bouddhisme est une « religion pour
hommes tardifs, pour des races débonnaires, douces, devenues hypercérébrales, qui ressentent
trop aisément la souffrance », le christianisme entend venir à bout des fauves en les rendant
malades, en les affaiblissant.
Les trois vertus chrétiennes : la foi, l’amour et l’espérance, y ont largement contribué.
La foi impliquait le renoncement à la vérité ; l’espérance devait porter sur l’au-delà pour
échapper à tout démenti. L’amour impliquait un Dieu personnel et de belle apparence, ce qui
rendit possible de s’illusionner pour voir avant tout « les choses comme elles ne sont pas »4.
Cette falsification générale, essentielle au christianisme, a été préparée selon Nietzsche par les
Juifs, que les chrétiens n’ont fait que plagier et prolonger. Les Juifs se sont en effet constitués
en « vivante antithèse des conditions naturelles », en retournant « de manière irrémédiable la
religion, le culte, la morale, l’histoire, la psychologie, en l’exact opposé de leurs valeurs
naturelles »5. L’instinct de décadence était pour les Juifs, selon Nietzsche, « une puissance
grâce à laquelle on peut s’imposer contre ‘le monde’ ».
L’origine de la contre-nature juive est expliquée au chapitre XXV. Partant d’une
situation d’accord entre le peuple et son dieu, il arriva un moment où « l’ancien Dieu ne
pouvait plus rien de ce qu’il avait su faire autrefois » et il fut alors considéré comme un Dieu
sous conditions : en tant « qu’instrument entre les mains d’agitateurs sacerdotaux » Dieu
1 Ibid. 2 Id., chap. 21. 3 Id., chap. 22. Voir la citation du texte de Tertullien au chap. 15 de la première dissertation de La Généalogie de la morale. 4 Id., chap. 23.5 Id., chap. 24.
servit à interpréter « tout bonheur comme une rétribution, tout malheur comme une punition
de la désobéissance à Dieu, du ‘péché’ ». Ainsi la causalité naturelle fut-elle éliminée du
monde, et remplacée par une causalité surnaturelle : « tout le reste de la contre-nature en
découle alors »1. Le principe de la contre-nature juive est donc l’élimination de la causalité
naturelle, et don remplacement par une causalité surnaturelle dont le principe fut distribué
dans l’ensemble des instances politico-religieuses du pays. La morale n’était plus désormais
« l’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, <…> mais <elle était>
devenue abstraite <…elle était> devenue l’opposé de la vie ». À partir de là, le hasard fut
« dépouillé de son innocence ; le malheur souillé du nom de ‘péché’ ; le bien-être conçu
comme péril, comme une ‘tentation’, le malaise physiologique empoisonné par le ver rongeur
de la conscience… »2. Ce mode d’évaluation fut appliqué à l’histoire juive elle-même, qu’il
permit de réinterpréter en un sens religieux comme châtiment pour les « fautes envers Jahvé »
et comme récompense pour la « piété envers Jahvé »3. Dès lors, la valeur d’un peuple ou d’un
individu pouvait se mesurer « à sa plus ou moins grande obéissance à la volonté divine ».
Cette évaluation était selon Nietzsche en réalité le fait des prêtres et elle sanctionnait ce qui
favorisait ou faisait obstacle à la suprématie des prêtres.
Pour imposer leur évaluation, les prêtres ont eu besoin de connaître la volonté divine, ce
pour quoi ils avaient besoin d’une révélation, que Nietzsche qualifie de « grande falsification
littéraire » et qui prit la forme d’une « écriture sainte ». Tout le malheur fut désormais
présenté comme venant du fait « qu’on s’est écarté de l’écriture sainte », écart qui est toujours
compris en termes de péché. Une fois que le prêtre se fut imposé comme celui qui pouvait
établir ce qui revenait à Dieu, il put ordonner « toutes les circonstances de la vie » de telle
façon qu’il fut lui-même « partout indispensable » comme un « saint parasite » présent dans
tous les événements naturels de la vie pour dénaturer ceux-ci. Ces événements qui jusqu’alors,
comme d’autres institutions que Nietzsche caractérise comme naturelles, avaient leur valeur
en soi (Etat, organisation judiciaires, mariage, assistance aux malades et aux pauvres), furent
valorisées de l’extérieur par une puissance qui niait la nature (et la valeur inhérente à celle-ci),
et imposait à la place une autre valeur qu’elle avait créée. Tous les écarts par rapport à ces
valeurs, fustigés en tant que péchés, renforçaient désormais le pouvoir du prêtre qui, seul,
pouvait donner les moyens de les racheter.
1 Id., chap. 25. 2 Ibid. 3 Id., chap. 26.
Or le christianisme est apparu, dans ce monde falsifié de façon morbide, en tant que
conséquence ultime du processus de négation qui était à l’œuvre dans la négation juive de la
nature. Dans ce monde maladivement falsifié, la réalité avait trouvé son ultime refuge dans le
peuple lui-même, c’est-à-dire dans la réalité juive du peuple structuré par les prêtres. Le
christianisme est donc la négation juive de la réalité poussée jusqu’à la négation de la réalité
juive elle-même, et jusqu’à la négation des prêtres eux-mêmes1. Autrement dit, le
christianisme fut la négation à la fois des prêtres et de l’organisation sacerdotale du peuple :
« le petit mouvement rebelle baptisé du nom de Jésus de Nazareth est une répétition de
l’instinct juif, autrement dit, l’instinct sacerdotal qui ne supporte même plus le prêtre en tant
que réalité, l’invention d’une forme d’existence encore plus abstraite, d’une vision du monde
encore moins réelle que ne le veut l’organisation d’une Eglise. Le christianisme est la
négation de l’Eglise », celle-ci étant entendue ici comme « la caste, le privilège, l’ordre, la
formule » ; « il était l’incroyance en ces ‘hommes supérieurs’, le ‘non’ proclamé contre tout
ce qui était prêtre et théologien ». Il était donc la négation radicale de la forme qu’avait prise
la réalité juive. Or, dans la mesure où la société juive était structurée par les prêtres, vouloir
mettre ceux-ci à bas revenait à vouloir saper l’ordre politique juif, ce qui, pour Nietzsche,
explique que le Christ soit mort pour le crime politique de s’être proclamé roi des juifs2.
Pourtant, rien n’est moins sûr que le fait que le Christ ait pu se comprendre lui-même comme
étant en conflit avec l’ordre politique de son temps et de son pays. Ce qui caractérise en effet
les Evangiles, c’est le « refus de toute résistance » et l’« incapacité d’être ennemi ». Le Christ,
du fait d’une « extrême sensibilité à la douleur et aux excitations » qui lui fait ressentir « toute
résistance, toute nécessité d’opposer une résistance, comme un insupportable déplaisir (c’est-
à-dire comme nuisible, comme déconseillé par l’instinct de conservation), <…> ne connaît la
béatitude (le plaisir) qu’en n’offrant plus jamais de résistance à personne et à rien <…>
l’amour, unique et ultime possibilité de vie »3. La religion d’amour du Christ est la
conséquence directe et nécessaire de la forme de son hédonisme extrême, comparable à
l’épicurisme – autre doctrine de décadent typique, selon Nietzsche. La « bonne nouvelle » en
quoi consiste l’Evangile est que la « vraie vie » n’est pas promise : elle est présente, c’est « la
vie dans l’amour, sans exception ni exclusive, sans aucun sentiment de distance »4. Dans
1 Id., chap. 27. 2 Ibid. 3 Id., chap. 30. 4 Id., chap. 29.
l’expression « le royaume des cieux appartient aux enfants », la foi qui parle ici n’est selon
Nietzsche « pas une foi qui s’impose de haute lutte, elle est ici même, elle est originelle, elle
est comme une candeur enfantine restituée à l’esprit »1. Du coup, le « péché », comme tout
sentiment de distance dans les relations entre hommes et Dieu, est aboli, et la « Bonne
nouvelle, c’est précisément cela »2.
Le Christ, qui « fait des sermons sur la montagne, les lacs et les prairies », apparaît ainsi
selon Nietzsche « comme un Bouddha né sur un sol fort peu indien »3. On ne retrouve en effet
pas chez lui les traits de ressentiment juif que Nietzsche avait relevés comme un caractère
distinctif entre ces derniers et le bouddhisme.
Les concepts de « parousie », de « jugement dernier », seraient de ce fait totalement
contraires à l’esprit même des paroles du Christ, et ne pourraient venir que d’ajouts apportés
par ses disciples, qui modifièrent selon Nietzsche le message du Christ en fonction de ce
qu’ils pouvaient en avoir compris, et en fonction de la nécessité où ils étaient d’adapter son
message à des fins de propagande et de dispute4. Ce sont eux qui auraient fait du Christ une
figure de fanatique pourtant totalement étrangère à sa sensibilité et à son idiosyncrasie. En
elle-même, la foi du Christ ne s’impose pas, elle ne se met pas en colère5. Elle ne se prouve
pas, elle est elle-même, à tout instant, son propre miracle, sa rétribution, sa preuve, son
« Royaume de Dieu ». Les preuves de cette foi, « ce sont des lumières ‘intérieures’, de
sentiments intimes de joie et d’acceptation de soi, ce sont de simples ‘preuve par
l’efficacité’ »6. Cette foi ne se formule pas davantage, « elle vit, elle se garde des formules »7 -
même si le christianisme primitif s’exprime forcément dans la langue de son environnement,
c’est-à-dire « en concepts judéo-sémitiques » toujours décalés par rapport à son véritable
propos. Car justement, l’antiréalisme du Christ interdit « qu’aucune parole ne soit prise à la
lettre » chez lui8. L’« ‘idée de vie’, l’unique expérience qu’il a de la vie, répugne chez lui à
tout ce qui est lettre, formule, loi, croyance, dogme »9 et se situe donc « à l’extérieur de toute
religion, de toute idée de culte, de toute histoire, de toute science de la nature, de toute
1 Id., chap. 32.2 Id., chap. 33.3 Id., chap. 31. 4 Id., chap. 29. 5 Id., chap. 32.6 Idem. 7 Idem. 8 Idem.9 Idem.
psychologie, de tous les livres, de tout art ; son ‘savoir’ n’est que la ‘sainte innocence’
ignorant jusqu’à l’existence de telles choses. La culture ne lui est même pas connue par ouï-
dire, il n’a pas besoin de lutter contre elle, - il ne la nie pas… Il en va de même de l’Etat, de
tout l’ordre politique et social, du travail, de la guerre <…>. La négation est ce dont, par
définition, il est parfaitement incapable »1. De ce fait, toute dimension polémique est donc
exclue du Christ, car « Une telle doctrine ne peut pas davantage contredire, elle ne conçoit
même pas qu’il existe, qu’il puisse exister d’autres doctrines »2. Elle ne peut « pas formuler
une objection… »3. Elle n’argumente pas, elle n’est ni science, ni philosophie, ni plaidoirie de
tribunal.
De ce fait, le christianisme se caractériserait non pas tant comme croyance que comme
pratique. Il est un nouveau mode de vie, pour lequel ne valent plus de distinctions (notamment
entre Juif et non Juif), ni de rapport aux tribunaux, et selon lequel il faut « ne pas répudier sa
femme, même en cas d’infidélité prouvée »4, car « seule la pratique évangélique mène à
Dieu », et non « pas la pénitence », ou « l’acte de contrition ». Le « royaume des cieux » n’est
de ce fait pas « quelque chose qui vient au-dessus de la Terre », il est un état du cœur – pour
autant que le Christ, « ce grand symboliste <…> ne prenait pour réalité, pour ‘vérités’, que les
réalités intérieures – et qu’il ne concevait le reste, tout le naturel, le temporel, le spatial,
l’historique, que comme signes, comme occasions de paraboles »5 - y compris la mort, qui,
dans cette optique, « appartient à un autre monde des seules apparences, qui ne vaut que
comme signe ». L’heure de notre mort « n’est pas une notion chrétienne, - l’‘heure’, le temps,
la vie physique et ses crises n’existent tout simplement pas pour celui qui enseigne la ‘Bonne
nouvelle’. Le ‘règne de Dieu’ n’est rien que l’on puisse attendre ; il n’a ni hier, ni après
demain, il ne viendra pas ‘dans mille ans’ – c’est l’expérience d’un cœur : il est partout, il
n’est nulle part… »6.
À partir de là, la question est de comprendre l’histoire du christianisme comme
l’histoire de l’incompréhension et de la transformation de ce symbolisme originel en une
doctrine barbarisée et vulgarisée. Le christianisme institutionnel, comme « Mauvaise
nouvelle », est le renversement de la « Bonne nouvelle » du Christ, ne serait-ce que parce
1 Idem.2 Idem.3 Idem.4 Id., chap. 33. 5 Id., chap. 34. 6 Idem.
qu’il se donne davantage pour une croyance ou une opinion que pour une pratique. Du coup,
« il n’y a jamais eu de chrétiens », selon Nietzsche, pour la simple raison qu’« il n’y a eu
qu’un chrétien, et il est mort sur la croix »1.
Par conséquent, dès après la mise en croix du Christ, ses disciples, pour donner sens à
cette crucifixion qu’ils ne comprenaient pas, tant elle leur semblait paradoxale, pour autant
qu’être crucifié était le sort réservé à la « canaille »2, se sont mis à transformer le sens de sa
parole pour en faire quelque chose qu’ils puissent comprendre. Or leur problème était avant
tout de comprendre « comment Dieu avait-il pu permettre cela ? ». Le sens de l’enseignement
du Christ n’était plus dès lors à trouver directement dans cet enseignement même, mais dans
ce que Dieu avait voulu faire avec son fils : « un sacrifice pour la rémission des péchés des
hommes »3. On revenait ainsi à une idée de faute que la Bonne nouvelle christique avait
pourtant éliminée, pour rendre possible en revanche une résurrection – et l’immortalité
personnelle comprise comme récompense4. La réalité du Christ n’était plus immanente au
Christ, mais dans un regard porté sur lui de l’extérieur. Tel était le message de Paul, qui, en
tant qu’homme de pouvoir, incarne selon Nietzsche « le type opposé à celui du message de la
bonne nouvelle »5 : il représente « le génie dans la haine, dans la haine visionnaire, dans la
logique implacable de la haine ». À cette fin, Paul a transformé l’histoire d’Israël pour en faire
la préhistoire du christianisme, de même que le christianisme a falsifié par la suite l’histoire
de l’humanité pour en faire la protohistoire du christianisme. C’est donc avec Paul, et non
avec le Christ, que la haine chrétienne telle qu’elle est décrite dans l’Antéchrist, s’articule à la
haine et au ressentiment qui motivent la révolte des esclaves en morale tels qu’ils sont
analysés dans La Généalogie de la morale. La haine juive de cet ouvrage s’incarne en Paul, et
non dans le Christ, qui, au centre de l’événement de la vengeance juive, est en lui-même
totalement étranger à l’esprit de cette vengeance, et – par son affinité avec le bouddhisme et
l’épicurisme – correspond à une forme de décadence totalement idiosyncrasique et hétérogène
à la décadence qui faisait de lui son instrument.
Paul a donc transformé l’histoire de la vie du Christ pour en faire l’histoire de sa mort
en croix (le piège du sacrifice selon La Généalogie de la morale). Et surtout, il a créé, avec la
croyance à l’immortalité, la « doctrine du jugement » comme moyen « d’asseoir la tyrannie 1 Id., chap. 39.2 Id., chap. 40.3 Id., chap. 41.4 Ibid. 5 Id., chap. 42.
des prêtres, de former des troupeaux ». Il est devenu un prêtre ascétique. Par le mensonge de
la doctrine de l’immortalité personnelle, il réalise l’un des phénomènes les plus propres au
nihilisme : placer « le centre de gravité de la vie non dans la vie, mais dans l’‘au-delà’ – dans
le néant. Alors, tout ce qui a du sens dans la vie perd son sens pour ne plus apparaître que
comme des tentations et des écarts par rapport au ‘droit chemin’ »1.
Psychologiquement, le procédé revenait à flatter la vanité personnelle de chacun, en
affirmant, avec l’immortalité personnelle, le salut de chaque individu, conférant par là même
au premier venu une « signification éternelle ». Cela caractérise, selon Nietzsche, la
mégalomanie juive et chrétienne par identification avec la souffrance du christ : « tous ceux
qui souffrent, tous ceux qui sont crucifiés, sont divins »2. On voit ici la différence que fait
Nietzsche entre égocentrisme et égoïsme : il valorise ce dernier comme manière d’intensifier
un soi créateur, dominant, conscient et soucieux de ses besoins réels, ou du moins, ainsi que
dans le cas du bouddhisme, comme un moyen de cultiver ce moi de manière pragmatique et
efficiente par rapport à des problèmes concrets – alors que l’égocentrisme religieux est une
vanité sans portée créatrice, qui se tourmente et se satisfait au pur plan de l’imaginaire.
Dans la mesure où le salut de l’âme, en niant la mortalité personnelle, viole les lois de la
nature, il signifie que « c’est moi qui suis le centre de l’univers ». Par cette « égalité des
âmes » se confirme le nivellement entre ce qui est bas et ce qui est aristocratique, qui
correspond en politique au refoulement de ce « pathos de la distance » qui est typiquement
aristocratique et donc la première dissertation de la Généalogie de la morale a donné la
théorie. C’est en ce manque de courage devant la réalité et la nécessité des différences – et
donc de la distance – que Nietzsche voit le grand manque de courage de la politique moderne,
qui par là s’avère totalement chrétienne – pour ne pas dire « paulinienne », jusque dans ses
expressions révolutionnaires et dans la violence vengeresse de ses révolutions. Cette union
des égaux avait nécessairement un caractère cosmopolitique, et non national ; « le
christianisme n’était pas réservé à une race – il s’adressait à tous les déshérités de la vie, quels
qu’ils fussent, il avait des alliés partout »3.
Contre cette imposture de la séduction par le martyre, comme si celui-ci pouvait en soi
témoigner en faveur d’une cause4, Nietzsche fait systématiquement valoir la nécessité et la
1 Id., chap. 43. 2 Id., chap. 51.3 Id., chap. 51. 4 Id., chap. 53.
probité de la science. Mais il restera à voir dans quelle mesure la science peut réellement
contrecarrer les idéaux ascétiques.
3. 9. La logique des faibles.
Mais quel est alors le principe théorique implicite qui fonde l’appréciation des forts par
les faibles ? C’est, selon Nietzsche, un malentendu sur la nécessité de la manifestation de la
force : « exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas une
volonté de subjuguer, une volonté de terrasser, une volonté de dominer, une soif d’ennemis,
de résistances et de triomphes, c’est aussi absurde qu’exiger de la faiblesse de se manifester
comme force »1. Le malentendu repose sur une contradiction : on demande à un être de ne pas
être ce qu’il est, d’être à la fois A et non A, fort et non fort. Il n’y a pas d’écart entre être et
agir, parce que l’être est concrètement un certain degré de force et que la force passe
nécessairement dans l’action qui lui correspond.
Plus précisément, la cause de ce malentendu réside dans le langage « qui comprend – se
méprenant – toute action comme conditionnée par un agent, par un ‘sujet’ ». Le malentendu
de la morale populaire consiste à distinguer la force de sa manifestation, de telle sorte que la
force pourrait se manifester ou non ; la distinction que fait le langage induit l’idée d’un choix
possible, c’est-à-dire d’une liberté : « la morale populaire distingue la force de ses
manifestations, comme si l’homme fort cachait un substrat neutre auquel il serait loisible de
manifester ou non de la force »2. Le malentendu ne repose pas sur une théorie de la force, dont
la morale commune ne dispose pas nécessairement, mais est directement une implication
ontologique – certes selon Nietzsche abusive – de la structure du langage. Autrement dit, la
forme du langage détermine ses contenus fondamentaux, et induit des croyances quant à l’être
lui-même.
L’erreur est donc de croire à l’existence d’un sujet, d’un substrat, d’un être radicalement
distinct de l’action, de l’effet, du devenir, bref de ses accidents. On dédouble ainsi ce qui est
un. Ce dédoublement est au fondement de la morale populaire, mais aussi des discours
savants qui distinguent toujours la force qui produit de l’effet produit. Si donc il y a une
morale derrière toute philosophie, il y a aussi une logique, ou une ontologie, du dédoublement
derrière toute morale. Mais derrière cette ontologie il y aurait simplement la forme du
langage. La morale naît de cette faille logique et se construit à partir d’elle comme croyance 1 La Généalogie de la morale, première dissertation, chap. 13.2 Ibid.
que « le fort est libre d’être faible »1.
De même, les faibles disjoignent leur propre être de leur action, et présentent leur
faiblesse, c’est-à-dire leur impuissance, comme un renoncement à un certain type d’action. Ils
présentent de ce fait leur manière d’être comme un mérite. Et ils présentent comme un acte
libre ce qui n’est que l’expression de l’unité de leur être et de leur action : en fait, étant
faibles, ils agissent faiblement, et il ne saurait en être autrement. L’aveu sincère et lucide de
leur situation devrait selon Nietzsche conduire les faibles à dire : « nous, les faibles, nous
sommes décidément faibles ; il est bon que nous ne fassions aucune chose pour laquelle nous
ne sommes pas assez forts »2.
3. 10. La domination sur ceux qui souffrent : le phénomène des idéaux ascétiques.
Le renoncement à la volonté de Schopenhauer, dont on a vu qu’il conduisait celui-ci à
vouloir dépasser l’art par une morale ascétique, a pour Nietzsche le sens très clair que, dit-il,
Schopenhauer « veut se délivrer d’une torture ». Schopenhauer, et le type philosophique
auquel appartient Schopenhauer, éprouvent de l’irritation contre la sensualité et de la
fascination pour les idéaux ascétiques. Cette fascination est, selon Nietzsche, un trait typique
du philosophe en tant que tel, car l’idéal ascétique est pour le philosophe un moyen d’acquérir
de l’indépendance. Cet idéal ne le conduit donc pas à nier l’existence, mais à se défaire de ce
qui l’empêche d’affirmer « son existence », comme si valait pour lui une formule du type
« pereat mundus, fiat philosophia, fiat philosophus, fiam ! ».
L’ascétisme, que Nietzsche caractérise comme étant « l’une des conditions favorables à
une haute spiritualité »3, correspond donc pour le philosophe à la volonté d’être libéré de la
contrainte des affaires, des obligations, des soucis, pour se livrer au travail de l’esprit. Les
« mots de parade » de l’idéal ascétique que sont « pauvreté », « humilité » et « chasteté »
correspondent selon Nietzsche à quelque chose qui est toujours présent chez les philosophes à
quelque degré. Cet ascétisme est une forme de domination de soi, et donc une expression de
puissance vigoureuse favorable à leur fécondité spirituelle. La proximité de la philosophie
avec les idéaux ascétiques n’est donc pas parfaitement caractéristique, et c’est avec le prêtre
que ces idéaux trouvent leur forme majeure4.
1 Id., chap. 13.2 Ibid.3 La Généalogie de la morale, troisième dissertation, chap. 9.4 Id., chap. 11.
C’est donc chez le prêtre qu’il faut étudier cet idéal pour comprendre ce que signifient
les idéaux ascétiques. La question revient à demander quelle valeur le prêtre ascétique donne
à notre vie, à la nature, au monde transitoire du devenir. La réponse concernant la vie est
donnée au chapitre XI de la troisième dissertation de la Généalogie de la morale : « il la met
en rapport avec une existence d’une tout autre sorte, à laquelle elle s’oppose et qu’elle exclut,
à moins qu’elle ne se tourne contre elle-même, qu’elle ne se nie elle-même »1. Pour le prêtre
ascétique, donc, « la vie est un chemin pris par erreur, et que l’on doit finalement refaire en
sens inverse, <…> ou bien une erreur que l’on réfute ». Le prêtre ascétique est une « espèce
ennemie de la vie ». Cette manière d’évaluer la vie est selon Nietzsche non pas une exception,
mais « un des faits les plus répandus et les plus persistants qui soient au monde ». Le prêtre
ascétique, qui est en effet selon Nietzsche apparu à « presque toutes les époques », prospère
partout.
L’opposition à soi-même, la contradiction portée contre soi n’est donc pas un accident
de l’histoire, mais doit correspondre à un intérêt de la vie. Les idéaux ascétiques posent donc
le problème du paradoxe d’une expression vitale qui condamne la vie par la « recherche du
plaisir dans l’insuccès, dans le dépérissement, la douleur, la malchance, la laideur, le
dommage bénévole, le renoncement, les mortifications et le sacrifice de soi ». La vie se
retourne ici contre la vie. Nietzsche explique ce paradoxe par le fait que « l’idéal ascétique a
sa source dans l’instinct de défense et de salut d’une vie en voie de dégénération »2. Par
conséquent, la lutte du soi contre soi n’a pas lieu dans un soi homogène, comme si dans
l’expression « la vie contre la vie », « vie » avait le même sens dans les deux occurrences du
mot.
L’idéal ascétique est une lutte des instincts de vie intacts contre « une vie en voie de
dégénération ». Il correspond donc à une « ruse de la conservation de la vie » : « le prêtre
ascétique est le désir incarné de vivre autrement, de vivre ailleurs, il est le suprême degré de
ce désir, sa ferveur et sa passion véritables : mais la puissance même de son désir est le lien
qui le rattache au monde ». Il est donc tourné vers un autre monde (imaginaire) et détourné du
monde réel par son désir, mais la force de son désir est terrestre, et ne relève pas des
physiologies sans force des décadents. Et c’est en tant qu’il est lui-même expression d’une
puissance intense « qu’il <…> rallie à la vie tout le troupeau des mal venus, des mécontents,
des disgraciés, des malchanceux, de ceux qui souffrent d’eux-mêmes, en se faisant 1 Ibid. 2 Id., chap. 13.
instinctivement leur berger et leur guide ». Et Nietzsche conclut cette analogie en notant :
« On m’a compris : ce prêtre ascétique, cet ennemi de la vie, ce négateur, - il fait partie, lui
précisément, des très grandes forces conservatrices et affirmatrices de la vie »1. Le paradoxe
ainsi mis en évidence est que chez le prêtre ascétique la morbidité elle-même est créatrice,
puisque chez lui « le non qu’il dit à la vie met au jour, comme par magie, une profusion de oui
plus délicats »2.
Le problème est que l’homme malade, bien qu’il en soit une figure quantitativement
majeure, n’est qu’une figure qualitativement mineure de l’humanité, et qu’il fait face aux
bien-portants qu’il menace, parce que les malades ont d’une manière générale la volonté « de
représenter n’importe quelle forme de supériorité » et d’assujettir « les bien-portants à leur
tyrannie ». Les malades, dans leur rapport aux homme bien portants, sont donc des hommes
du ressentiment, « physiologiquement disgraciés et tarés », inépuisables dans la recherche des
prétextes pour exercer leur vengeance. On retrouve donc avec ces malades les hommes du
ressentiment dont on a vu en quelle grande vengeance avait consisté leur révolte d’esclaves.
En l’occurrence, ici, leur vengeance se réalise s’ils réussissent à « mettre leur propre misère et
toute la misère du monde dans la conscience des heureux » : leur victoire serait de produire
un « monde renversé » où les malades imposent leurs valeurs et contaminent les bien-portants.
C’est cela, dit Nietzsche, qui doit être empêché à tout prix. Il faut donc séparer les malades
des bien-portants afin de protéger ces derniers. Nietzsche pose de manière plus normative que
« le supérieur ne doit pas s’abaisser jusqu’à devenir l’instrument de l’inférieur » car, en ce qui
concerne les forts, « ce qu’ils peuvent et ce qu’ils doivent, il ne serait jamais donné à des
malades de le pouvoir ni de le devoir »3. Par conséquent, leurs rôles ne sont pas
interchangeables. Seuls les bien-portants en effet ont véritablement un avenir.
Mais si les bien-portants doivent être séparés des malades, les gardes-malade ne
pourront pas être bien-portants. La place de garde-malade ainsi vacante, qui ne peut ni ne doit
revenir aux bien-portants, est la place du prêtre ascétique, lequel répond ainsi « à la nécessité
d’avoir des médecins et des gardes-malade qui soient eux-mêmes malades »4. Le prêtre
ascétique se retrouve ainsi en situation de « domination sur ceux qui souffrent ». Il s’impose
comme étant le « maître de ceux qui souffrent ». C’est la situation qui lui convient et qui le
1 Ibid. 2 Ibid. 3 Id. , chap. 14. 4 Id., chap. 15.
rend heureux. Les malades, souffrant, cherchent contre qui faire porter leur ressentiment,
c’est-à-dire qu’ils cherchent un coupable, en vertu du fait que, comme on l’a vu, la souffrance
n’est jamais acceptée ni interprétée comme étant absurde. Il faut toujours qu’elle ait un sens,
une cause ou une fin. Donc celui qui souffre cherche contre qui décharger ses passions « car
la décharge des passions est, pour celui qui souffre, la meilleure façon de chercher un
soulagement ». La cause physiologique du ressentiment serait ainsi selon Nietzsche « le désir
d’étourdir la douleur par la passion ». Mais pour cela il faut une passion forte, telle justement
que celle qui se porte contre un coupable, à savoir, dans la perspective de celui qui souffre,
contre le « coupable de ce que je me sente mal ». La logique à l’œuvre ici est « ‘je souffre :
quelqu’un doit en être coupable’ », et, avec ce principe, le soupçon peut se porter sur tout et
n’importe quoi. Le « maître de ceux qui souffrent », c’est-à-dire le prêtre ascétique, canalise
toutefois cette recherche désordonnée d’un coupable : d’une part en confirmant qu’il y a
effectivement un coupable, et d’autre part en désignant celui-ci. Les gardes-malade désignent
en effet les malades comme étant les coupables de leur propre souffrance, sous la forme de la
« faute », du « péché », de la « corruption », de la « damnation ». Ainsi les malades étaient-ils
mis hors d’état de nuire pour autant que les prêtres ascétiques s’employaient à « faire en sorte
que les incurables se détruisent eux-mêmes et que les moins malades s’en prennent
sévèrement à eux-mêmes, que leur ressentiment se retourne contre eux-mêmes <…> et ainsi
tirer parti des mauvais instincts de tous ceux qui souffrent en vue de l’autodiscipline, de la
surveillance de soi, du dépassement de soi »1. Mais en agissant ainsi on n’agit pas sur la
physiologie, sur la cause physiologique qui est la cause ignorée mais véritable du malaise,
mais seulement, par une sorte d’hypnose2, sur les affects. C’est ainsi qu’un problème
physiologique devient un problème moral et religieux. La « médication sacerdotale » n’est de
ce fait pas une médication véritable : elle combat la douleur, non sa cause.
Toutefois, dans le cadre du projet du prêtre ascétique, qui est de ne traiter que le niveau
des symptômes, son entreprise est une réussite : il adoucit la souffrance et il console,
conformément à sa vocation, puisque, « en règle générale, toutes les grandes religions ont eu
pour rôle principal de combattre une certaine lassitude, un certain accablement devenus
épidémiques », un certain « sentiment physiologique d’inhibition », et ce par quatre moyens
principaux : « 1) l’étouffement général du sentiment de la vie par un étouffement hypnotique
de la sensibilité », afin de réduire à « son degré le plus bas le sentiment de la vie en général » ; 1 Id., chap. 16. 2 Id., chap. 17.
ainsi est produite une impassibilité, un « renoncement à soi-même », une hibernation dans un
état par-delà bien et mal, qui dans sa forme suprême produit un état de « délivrance », sur le
mode d’une subsistance minimale. Ce qui est recherché de cette manière, que ce soit dans
l’Inde brahmanique et bouddhiste en Orient, ou cher Epicure en Occident, c’est toujours
l’« absence de douleur », car pour ceux qui souffrent et qui vivent le profond malaise, cette
absence peut apparaître « comme le bien suprême, comme la valeur des valeurs <…> comme
le positif même ».
Le deuxième procédé pour éteindre la douleur est 2) « l’activité machinale », c’est-à-
dire le travail qui permet d’occuper la conscience de telle sorte que la douleur n’y ait
pratiquement plus de place. Ici importent la régularité, l’obéissance ponctuelle et
inconditionnelle, un mode de vie réglé et immuable, l’impersonnalité, la négligence de soi. Un
autre moyen est 3) la « petite joie facilement accessible », surtout la joie que procure le fait de
« dispenser la joie », excitant que Nietzsche interprète comme étant une dose minime de
volonté de puissance qui procure « le bonheur de l’‘infime supériorité’ que donne le fait de
dispenser la bienfaisance », et qui conduit à former des troupeaux, c’est-à-dire des
associations d’entraide mutualiste par quoi il est possible de surmonter la dépression et
d’atténuer le dégoût de soi-même. Être secourable est « le moyen de consolation le plus
substantiel auquel aient recours les êtres physiologiquement handicapés » ; et dans cette
dynamique « tous les maladifs tendent instinctivement à s’organiser en troupeau », qu’il ne
reste plus alors au prêtre qu’à organiser, alors que les forts, mus par le « pathos de la
distance » que Nietzsche analyse dans le second chapitre de la première dissertation de La
Généalogie de la morale, ont au contraire tendance à se séparer et ne s’associent que
ponctuellement et avec répugnance et irritation en vue d’une satisfaction commune. Ici
s’arrête la liste des moyens que Nietzsche caractérise comme innocents, pour passer aux
moyens « coupables », et qu’il considère comme étant les plus intéressants.
4) Le quatrième procédé est l’excitation de « sentiments excessifs » qui sont « ce qu’il y
a de plus efficace pour étourdir la douleur sourde, continue, paralysante » : l’idéal ascétique
est ici au service d’un « projet de dérèglement affectif » par la peur, la colère, la vengeance,
l’espoir, la cruauté, etc., bref par toutes les grandes passions, qui, bien qu’elles rendent par la
suite « le malade plus malade » (c’est pourquoi cette sorte de remède est selon Nietzsche
coupable) permettent pour un temps d’échapper « à toutes les petites misères de son malaise,
de son ennui, de son dégoût » et de mettre en fuite pour un temps « sa sourde douleur et la
misère hésitante ». La passion la plus efficace pour obtenir ce résultat fut le sentiment de
culpabilité (qui est, selon la deuxième dissertation de La Généalogie de la morale, « la
cruauté retournée sur elle-même »), sentiment qui, interprété comme péché, permet de
comprendre la souffrance comme un châtiment qui appelle le salut.
Le péché, selon Nietzsche, « a été jusqu’à présent l’événement majeur de l’histoire de
l’âme malade ». Grâce à lui, le malade, qui ne comprend pas son mal (car il est ignorant de sa
physiologie), comprend toutefois qu’il est pécheur, et ainsi sa situation s’explique-t-elle. On
retrouve ici l’essentiel, qui est que la douleur prenne sens : « il doit comprendre sa souffrance
comme un châtiment… ». Déplacée de son lieu réel de manifestation, la physiologie, vers un
lieu imaginaire, celui du péché, la souffrance, « érigée en sens de la vie » au prix de cette
« méconnaissance volontaire » de la part des prêtres ascétiques, cesse alors d’être le problème
pour devenir la solution et le remède imaginaire du mal : plus on souffre, et plus on expie sa
culpabilité de pécheur, si bien que grâce au prêtre ascétique l’homme qui souffre finit par
vouloir plus de souffrance ; sous l’influence de ce prêtre, « déjà on ne se plaignait plus de la
douleur, on avait soif de douleur ; ‘souffrir ! souffrir ! souffrir !’ ». Tout l’arsenal de torture
de la culture pouvait ainsi entrer au service du prêtre ascétique et servir la victoire de « l’idéal
ascétique ». Par la souffrance ainsi interprétée, la vie était devenue très intéressante. L’homme
épuisé était par elle maintenu en éveil. Ainsi tous les excès douloureux du sentiment se
révélaient-ils pouvoir avoir un sens et pouvaient être mis au service d’une justification de la
souffrance qui, en rendant celle-ci compréhensible, pouvait même la rendre désirable, ainsi
que la vie à laquelle elle donnait sens et plénitude.
Avec la mise en place de tous ces procédés, les prêtres ascétiques se sont montrés plus
efficaces et réalistes que les philosophes, lesquels ont selon Nietzsche également luttés contre
le sentiment de malaise qui peut opprimer l’humanité, mais en voulant démontrer que la
douleur est une erreur qui « devrait disparaître dès qu’on aura reconnu l’erreur en elle ». Or,
ce genre d’approche est « par trop absurde, trop dédaigneuse de toute portée pratique, trop
artificielle, trop bonimenteuse » pour obtenir un résultat sur la douleur, laquelle s’est, du
coup, « bien gardé de disparaître ! ». Alors que les « sportsmen de la sainteté » se sont, à
l’aide d’un training rigoureux, « réellement débarrassés dans d’innombrables cas de cette
profonde dépression physiologique, grâce à leur méthode d’hypnotisation systématique »1.
Les prêtres ascétiques ont ainsi réussi là où les philosophes ont échoué.
1 Id., chap. 17.
Le problème que pose cette forme de délivrance pour Nietzsche est qu’elle ne consiste
qu’en une absence de douleur, et qu’elle fait de cette absence quelque chose de positif : elle
en fait « la valeur des valeurs »1. Mais le traitement produit un homme domestiqué, affaibli,
découragé, bref détérioré. En réalité, les malades sont rendus encore plus malades, tant au
niveau des individus que de l’ensemble de la population. Les physiologies dégradées se
retrouvent encore plus dégradées : épilepsie, paralysie, dépression en ont selon Nietzsche été
les conséquences à grande échelle. L’idéal ascétique est donc une « véritable catastrophe
dans l’histoire de la santé de l’homme européen », du fait de la constante agression de soi
qu’il pratique. La question est alors, dit Nietzsche au chapitre 23 de ce texte, de savoir s’il
existe une véritable alternative aux idéaux ascétiques, une puissance face à leur puissance :
« Pourquoi le contraire manque-t-il ? ».
Si on avance que c’est la science moderne qui permettrait de « se passer de Dieu, de
l’au-delà et des vertus négatrices », Nietzsche répond que la science relève au contraire de
l’idéal ascétique, dont elle est la forme la plus récente et la plus élevée, pour autant qu’elle
implique une croyance à la vérité. Dans ce cas, la science vaut comme narcotique. Ou alors,
elle relève des pathologies que l’idéal ascétique cherche à adoucir : et dans ce cas, dit
Nietzsche au chapitre 23, « elle est une couverture pour le mécontentement, le manque de foi,
le remords, la despectio sui, la mauvaise conscience, - elle est l’inquiétude due au manque
d’idéal ». Ainsi considéré, le savant est un revêtement de l’homme souffrant.
Nietzsche oppose à cet égard la véritable liberté de l’esprit à la croyance à la vérité, car
pour un esprit vraiment libre « rien n’est vrai, tout est permis »2. Or ceux qu’on appelle les
esprits libres sont en réalité attachés à la vérité ; ils y croient. Cette croyance les conduit par
ascétisme de la vertu à « s’en tenir à ce qui est, au factum brutum ». Les caractères majeurs de
la croyance à la vérité sont donc la soumission aux « petits faits » et le « renoncement à toute
interprétation », celle-ci étant comprise par Nietzsche comme « tout ce qui consiste à faire
violence, arranger, abréger, omettre, remplir, amplifier, fausser ».
Donc, la croyance à la vérité et la « volonté absolue de vérité » ainsi que la soumission
aux faits, le « petit faitalisme » par quoi Nietzsche caractérise l’esprit scientifique, se
développent dans le cadre de la foi dans l’idéal ascétique. Par conséquent, il n’y a pas de
science sans « hypothèse », c’est-à-dire sans une croyance qui lui donne « une direction, un
sens, une limite, une méthode et le droit d’exister ». C’est que, selon Nietzsche, en 1 Ibid. 2 Id., chap. 24.
présupposant la vérité à laquelle elle croit, la science « affirme par là même un autre monde
que celui de la vie, de la nature et de l’histoire ». Ici se dessine donc l’articulation de la
volonté de vérité et de l’idéal ascétique : comme Nietzsche l’affirme dans l’aphorisme 344 du
Gai savoir, intitulé « En quoi nous aussi sommes encore pieux », le refus de la tromperie est,
comme on l’a vu, un refus de tromper et de se tromper soi-même : il n’a pas un sens utilitaire
mais moral. À ce titre, il relève de l’ascétisme, d’un travail sur soi qui va dans le sens d’un
refus de la vie considérée dans son caractère trompeur, dissimulateur, aveuglant. En
présupposant un esprit véridique qui lui-même affirme « un autre monde que celui de la vie »,
la croyance en la science repose selon Nietzsche sur une croyance métaphysique. Cette
croyance, qui est une expression de l’idéal ascétique dominant, a masqué le fait que la science
a besoin d’une justification. La science n’est pas apparue comme ayant besoin d’une
justification parce que dans sa perspective « la vérité ne devait aucunement être un
problème ». Or sa perspective est fondamentalement théologique. Le Dieu de l’idéal ascétique
était le garant de toute vérité. Le caractère évident et incontestable de celui-là assurait le
caractère de réalité de celle-ci. C’est donc l’idéal ascétique qui explique l’habituelle absence
de réflexion sur la vérité en tant que telle, et ainsi aussi aux conditions sous lesquelles la
science peut exister. C’est pourquoi le déclin du divin fait surgir la question de la valeur de la
vérité et pose le problème de la justification de la science. On retrouve ainsi la nécessité d’une
critique de la volonté de vérité et des processus de production de la prétendue vérité, critique
qui conduit à mettre à jour, comme on l’a vu, des processus de création et de falsification
typiquement artistiques au cœur même de la production de ce qu’on appelle « le savoir ». Ce
qui distingue la science de l’idéal ascétique n’est donc que l’aspect extérieur de ce dernier,
son dogmatisme, sa forme grossière, sa sclérose. Ce qui les unit, c’est de reposer sur « une
même surestimation de la vérité (plus exactement : sur la même croyance au caractère
inestimable et incriticable de la vérité) »1. Le prêtre s’accorde ainsi au mandarin. Dans la
perspective de Nietzsche, ils doivent donc être combattus ensemble.
Une des manières, ou peut-être la manière la plus puissante par laquelle la science
réalise l’idéal ascétique, et se confond rigoureusement avec lui tout en le débarrassant de son
aspect grossier, est selon Nietzsche de travailler à « détruire en l’homme le respect de soi »,
de sorte que son existence apparaisse comme « plus quelconque, plus séparée, plus démunie
dans l’ordre visible des choses. Ainsi, la réfutation de l’astronomie théologique par Copernic
1 Id., chap. 25.
a-t-elle par exemple contribué à supprimer en l’homme sa croyance à sa dignité, à sa valeur
unique dans l’échelle des êtres. Dans le nouveau cosmos, l’homme est banalisé, il n’est plus
qu’un animal parmi les autres. Il est ainsi conduit au mépris de soi, qui réalise l’idéal
ascétique. La croyance en la science se confond avec cet idéal, et prouve son essence
commune avec lui par l’identité de leurs effets.
Dans le meilleur des cas, l’idéal prend la forme d’un « athéisme inconditionnel et
loyal », lequel est selon Nietzsche « la catastrophe majestueuse de deux mille ans de
discipline en vue du vrai, qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu »,
interdiction qui, en Allemagne, s’exprime philosophiquement dans la philosophie de
Schopenhauer. Comme le dit Nietzsche dans l’aphorisme 357 du Gai savoir « A propos du
vieux problème : qu’est-ce qui est allemand ? », « ce qui en somme a remporté la victoire sur
le Dieu chrétien : c’est la moralité chrétienne elle-même, la notion de véracité prise dans un
sens de plus en plus rigoureux, la subtilité de la conscience chrétienne développée par le
confessionnal, traduite et sublimée en conscience scientifique, jusqu’à la netteté intellectuelle
à tout prix ». L’athéisme lui-même est donc le produit de l’exigence de véracité imposée par
la discipline de la conscience chrétienne. La loi de la vie, applicable au christianisme,
qu’énonce Nietzsche pour rendre compte de ce phénomène, est que « toute les grandes choses
périssent par elles-mêmes, par un acte de destruction de soi ». Et il en va de même du
christianisme : il est un pont vers autre chose qu’il contribue à préparer. Ainsi le christianisme
aurait-il mis en œuvre et réalisé une victoire sur soi qui le ruine en tant que dogme, mais qui
le fait triompher en tant que morale. Mais ce triomphe n’est autre que le triomphe de la
croyance à la vérité. Comme tel ce triomphe est destiné lui aussi à n’être que provisoire. La
ruine achevée du christianisme en tant que morale renvoie à la question « que signifie la
volonté de vérité ? » pour pouvoir le supprimer à partir de la compréhension de son caractère
problématique. En cette question se résume selon Nietzsche la question du sens de notre vie :
« quel sens aurait toute notre vie, si ce n’est celui-ci, que la volonté de vérité a pris en nous
conscience d’elle-même en tant que problème ? ». Avec l’apparition de ce problème, « la
morale s’écroule »1, parce que la croyance en la vérité est l’ultime soutien de la morale et que
la compréhension du caractère problématique de la vérité suffit pour ruiner la croyance en
celle-ci. La vérité est le dernier idéal d’un monde athée – mais c’est aussi l’idéal le plus fort.
L’athéisme n’est donc pas l’évacuation de tout idéal, mais sa réduction à l’essentiel, au noyau,
1 La Généalogie de la morale, troisième dissertation, chap. 27.
après évacuation de tous les idéaux adventices, qui relèvent du « trafic des idéaux »1, en
particulier le « mensonge de la croyance en Dieu »2. Avec la mise en question de la volonté
de vérité, c’est l’athéisme lui-même, comme dernière forme d’idéal, qui est mis en question.
Surmonter l’ascétisme, c’est donc en fion de compte surmonter aussi l’athéisme lui-même.
C’est donc non pas la science mais l’art, dit Nietzsche au chapitre XXV de la troisième
dissertation, « en quoi le mensonge se sanctifie, en quoi la volonté de tromper a la bonne
conscience de son côté », qui s’oppose le plus fondamentalement à l’idéal ascétique. Mais du
coup, ce statut de l’art implique que « l’assujettissement de l’artiste à l’idéal ascétique est le
comble de la corruption artistique », et cette corruption est d’autant plus commune que, selon
Nietzsche, « rien n’est plus corruptible qu’un artiste » - ce qui nous renvoie à la précédente
critique de Wagner comme décadent et disciple de Schopenhauer.
Mais, même si l’art tient le rôle du véritable contrepoint à l’idéal ascétique, Nietzsche
note à la fin de La Généalogie de la morale que l’homme n’a pas encore trouvé son sens en
dehors de l’idéal ascétique. L’idéal ascétique est pour le moment la seule réponse qui ait été
donnée au problème que pose le fait que l’homme souffre du problème de son sens et du
problème du sens de sa souffrance. L’idéal ascétique palliait l’absence de réponse à la
question « pourquoi souffrir ? ». On a vu que ce n’était pas la souffrance qui posait problème,
puisque par bien des aspects, les cultures sont des cultures de la souffrance, mais l’absence de
sens de la souffrance, l’absurdité de la souffrance, c’est-à-dire la souffrance absurde, qui
ouvre sur un nihilisme insupportable.
À ce manque, à ce non-sens, l’idéal ascétique a apporté une réponse, une solution, en
donnant du sens. Cet idéal est à cet égard une réussite, mais seulement « faute de mieux ». On
a vu que, bien évidemment, selon Nietzsche, le sens donné ici ne révélait ni ne contenait
aucune « vérité ». Mais si la pire douleur est celle de l’absence de sens, alors « un sens
quelconque vaut mieux que pas de sens du tout ». Tel est le principe qui fait l’attrait de l’idéal
ascétique. Mais c’est un attrait « faute de mieux », puisque cette médication produisait une
nouvelle souffrance, celle de la faute, qui relançait le mal plus profondément sous une
apparence adoucie. En outre, l’idéal ascétique avait pour conséquence de rapporter toute la vie
à un monde idéal qui n’existe pas. L’homme sauvé en découvrant son sens comme sens de la
souffrance était « sauvé » pour autant que sa volonté qui n’était plus vouée au nihilisme du
« en vain ». Mais cela se payait au prix d’une impasse sur ce sur quoi portait cette volonté : à 1 Id., chap. 26. 2 Id., chap. 27.
savoir sur rien, au sens où elle portait sur des constructions fictives qui n’ont pas d’autre
consistance que leur refus, et qui ne s’expriment que comme haine : ne voulant rien de ce qui
est, la volonté voulait ce qui n’est pas, c’est-à-dire qu’elle n’est sous l’emprise de l’idéal
ascétique que volonté de néant. Il ne s’agit pas d’une disparition de la volonté, mais du
retournement d’une volonté affaiblie qui, au lieu de la vie, veut le rien, sans pour cela cesser
de vouloir. Si « l’homme aime mieux vouloir le néant que ne pas vouloir », c’est que la
volonté, même sous sa forme la plus affaiblie, est ce qui ne peut pas disparaître, quitte à ne
subsister qu’en se tournant vers les objets les plus néfastes ou l’absence même d’objet.
Au total, l’idéal ascétique exprime l’incapacité pour certains hommes – à vrai dire la
majorité – de se justifier et de trouver la solution au problème de leur sens1. Il tente donc de
réparer un manque en se présentant comme une réponse à l’incapacité de l’homme de se
justifier, de s’expliquer, de s’affirmer. Il répond au problème de la souffrance, et plus
précisément du sens de la souffrance. La valeur de l’idéal ascétique est d’avoir donné un sens
à la souffrance. La volonté s’est « sauvée » en voulant le néant afin d’échapper au nihilisme
suicidaire qu’entraînerait le fait de « ne pas vouloir ».
Mais ce n’est que « faute de mieux », dit Nietzsche. Ce mieux serait un homme
nouveau, conçu autour de l’espérance en de nouveaux philosophes2. C’est croire en cela
même qui serait l’alternative et au nihilisme et à l’idéal ascétique. Avec cela est posée la
question de savoir s’il existe une solution non morbide au problème de la souffrance « en
vain ».
1 Id., chap. 28. 2 Par-delà bien et mal, § 203.