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Aspects de l'écriture autobiographique au xvie siècle: Agrippa d'Aubigné et Sa Vie àses enfants Author(s): Gilbert Schrenck Source: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 3 (1985), pp. 33-51 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/25598683 . Accessed: 15/06/2014 09:44 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nouvelle Revue du XVIe Siècle. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.101 on Sun, 15 Jun 2014 09:44:19 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Aspects de l'écriture autobiographique au xvie siècle: Agrippa d'Aubigné et Sa Vie à ses enfants

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Aspects de l'écriture autobiographique au xvie siècle: Agrippa d'Aubigné et Sa Vie àses enfantsAuthor(s): Gilbert SchrenckSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 3 (1985), pp. 33-51Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598683 .

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Nouvelle revue du seizi&me siecle - 1985 - n? 3, pp. 33-51.

ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVP SIECLE

AGRIPPA D'AUBIGNE ET SA VIE A SES ENFANTS

Le desinteret chronique qui affecte Sa Vie a ses Enfants par rapport au

reste de Poeuvre d'Agrippa d'Aubigne va curieusement de pair avec

l'absence quasi generate d'etudes sur l'autobiographie au XVIe siecle en

France. Face a ce vide, il nous a semble legitime d'avancer une serie de

remarques sur le statut de l'autobiographie ?renaissante? et d'examiner de

pres les questions qu'il souleve dans une oeuvre particuliere1. Ainsi, chemin

faisant, aurons-nous 1'occasion d'attirer 1'attention sur quelques aspects essentiels d'une ecriture autobiographique injustement ignoree et parfois condamnee2.

*

Toute reflexion sur l'autobiographie passe necessairement, de nos

jours, par la definition proposee par Philippe Lejeune: Recit retrospectif en prose qu'une personne reelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met Vaccent sur sa vie individuelle, en particulier sur Thistoire de sa personnalite3.

Pour pertinente qu'elle soit, cette definition demande cependant un certain nombre de precisions des lors qu'il s'agit de Petendre et de l'appliquer aux

ouvrages autobiographiques du XVIe siecle4. La premiere et la plus impor

1 Le present article vient a l'appui de notre edition critique de Sa Vie a ses Enfants (a

paraitre a la Socie'te'des Textes Francois Modernes, 1986). Toutes nos references renvoient ici a l'edition de Sa Vie, dans les CEuvres d'A. d'Aubigne, p.p. H. Weber, J. Bailbe et M. Soulie, Paris, Gallimard, 1969, Bibl. de la Pleiade.

2 Les textes ?autobiographiques [...] qui ont 6te publies, affirme Ph. Lejeune, ont ete

tres peu lus, d'abord parce qu'ils etaient m6diocres litterairement, ensuite parce qu'aucun interet special ne s'attachait a la lecture des vies des particuliers?, L'Autobiographic en

France, Paris, A. Colin, 1971, p. 43. 3 LePacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14. Une premiere definition, legere

ment differente se trouve dans L'Autobiographic en Fr.,p. 14, du meme auteur. Rappelons que la notion de ?pacte autobiographique? designe l'identite entre TAuteur, le Narrateur et le Personnage.

4 Sur les problemes generaux poses par 1'autobiographic, voir le numero special de la Rev. d'Hist. Litt. Fr., 75 (1975); celui de Modern Language Notes, 93 (1978); et G. May, L'Autobiographic Paris, P.U.F., 1979.

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34 GILBERT SCHRENCK

tante d'entre elles touche au fait que la definition de Ph. Lejeune est elabo ree a partir d'un corpus autobiographique dont l'archetype ou ?Pimage de

marque? reste les Confessions de Rousseau5. Tout texte anterieur k 1760, estime le critique, entre dans une espece de ?prehistoire? du genre, au sein

de laquelle l'histoire de la personnalite, au sens enonce plus haut, n'est

qu'un concept ?derisoire?6. Ce parti pris chronologique, qui consiste k

faire naitre l'autobiographie sur l'ecritoire de Rousseau, s'explique sans

doute par le statut ambigu des recits du ?moi? au XVIe et XVIIe siecles, ou

une relative confusion subsiste entre l'autobiographie proprement dite et

les M?moires\ Situes au ?carrefour des genres?, pour reprendre la formule de Marc Fumaroli8, ceux-ci se degagent effectivement mal de genres voisins comme les Chroniques, les Histoires, les Commentaires ou les Autobiogra phies. II n'existe pratiquement pas alors de ligne de partage bien dessinee

qui permette de classer les diverses categories de recits-temoins. Dans ce

domaine et pour cette epoque, tout est question de dosage ? au demeurant

tres subjectif ? entre un texte plus ou moins autobiographique, c'est-a

dire entre la place plus ou moins grande occupee respectivement par l'indi

vidu et par l'histoire dans le temoignage prive9. Et probablement ne

saurait-il en alter autrement, quand on sait que 1'ambition meme des memorialistes du XVIe et du XVIIe siecles fut de temoigner de ce qu'ils ont

fait, a cote de ce qu'ils ont vu. II coexiste k la fois en chacun d'eux un spec tateur et un acteur, dont les interferences multiples rendent delicates les deliminations strictes des differentes categories de recit10.

Consideree sous cet angle, il est hors de doute qu'a la Renaissance

l'autobiographie se presente comme un type de narration qui cherche sa

vote et sa place parmi les autres formes ?d'histoires memorables?. Mais il

5 L'Autobiographic en Fr., pp. 5 et 40-41.

6 Id., p. 43. Le terme de ?pr6histoire? fut utilised pour la premiere fois par M. Ray

mond dans son introduction aux Confessions de Rousseau, Bibl. de la Pleiade, 1969, p. xvi. 7 H. Hauser, Les sources de VHistoire de France au XVIe s., Paris, 1906-1916, t. Ill:

qualifie la periode d'?age d'or? des Me'moires. 8 ?Les Me'moires du XVIIe siecle au carrefoir des genres?, XVIIe Siecle, 94-95 (1971),

7-37. 9 Les rapports complexes entre les Memoires et l'Autobiographie ont ete analyses par

A. Bertiere, Le Cardinal de Retz me'morialiste, Paris, Klincksieck, 1977, pp. 9-46. D'une facon plus generate, voir egalement C.-G. Dubois, La conception de VHistoire en France au

XVIe siecle, Paris, Nizet, 1977. 10

D'Aubigne revendique sa position privilegiee de spectateur-acteur des la redaction de son Histoire Universelle. Cf. le passage: ?Nourri aux pieds de mon Roi?, etc., ed. A. Thierry, Droz, 1981, t. I, p. 8. En fait, il enonce un lieu commun qui apparait chez beaucoup d'histo

riographes ou memorialistes du temps, cf. Commynes, Me'moires sur Louis XI, ed. J. Dufour net, Folio, 1979, p. 33.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVI* SlfeCLE 35

nous semble precisement que l'approche du genre rend necessaire la consti tution d'un espace autobiographique plus large qui prenne en charge les

aspects proteiformes de la litterature personnelle du XVIe siecle11. Peut-on, sans fausser les perspectives, ignorer l'importante production que les ecri vains du ?moi? coulent dans des formes aussi variees que les Correspon dances (Erasme, Bude), les Biographies (les Vies de Brantome, de Colletet), les Journaux qui vont de Gouberville k l'Estoile en passant par le Diaire du

pasteur Merlin ou les Eph?m?rides de Casaubon? De meme il serait tout aussi hasardeux d'exclure du proces autobiographique des oeuvres comme les Essais, les M&moires, voire les autobiographies en vers, ecartees par Ph.

Lejeune12, et dont Ronsard comme d'Aubigne offrent quelques brillants

exemples13.

La multiplicity des formes d'expression du ?moi? et de son histoire

explique done au premier abord la difficulty qu'il yak reconnaitre la speci ficite d'un genre ou le narrateur cherche k saisir l'unite de son existence. Et l'on concoit sans peine les reticences de la critique k arreter sa definition sur un sol tellement mouvant, exception faite, mais sur quels criteres? de quel ques avis formules sur des oeuvres isolees14. II est vrai aussi, d'autre part, qu'au sein meme de l'autobiographie proprement dite (mais la chose existe avant le mot15), la pratique de ce type d'ecriture ?nait dans la mauvaise conscience? et que ?le je du memorialiste est trop souvent un je honteux?16. Ce fut le cas pour d'Aubigne qui vecut l'embarras a fixer k ses confidences privees un rang avouable dans son Histoire Universelle17; ce fut egalement la question qui travailla Marguerite de Valois quand elle

11 Cf. G. Gusdorf, ?Conditions et limites de l'autobiographie?, dans Formen der Selbstdarstellung, Festgabe fur Fritz Neubert, Berlin, 1956, pp. 105-123; H.J. Silverman, ?Un egale deux ou Pespace autobiographique et ses limites? dans Rev. d'Esthe'tique, 1980, pp. 279-302.

12 II faudrait dans ce cas se contenter d'une definition plus ouverte qui considererait l'autobiographie comme ?la biographie d'une personne faite par elle-meme?, J. Starobinski, ?Le style de l'autobiographie?, dans Poe'tique, 3 (1970), p. 1.

13 Pour A. d'Aubigne, voir son ?Elegie V?, dans O.C., ed. Reaume et Caussade, Paris, 1874, t. Ill, pp. 219-225. Chez Ronsard, on pense a la celebre ?Elegie a Belleau?.

14 Pour le XVIe siecle, A. Bertiere reconnait aux seuls Me'moires de Marg. de Valois le

caractere ?d'une franche autobiographic?, op. cit., p. 26, n. 84. G. May admet que Sa Vie a ses Enfants ?repr6sente une tentative ancienne et interessante d'ecrire sa propre biographie a la troisieme personne?, op. cit., p. 63. Seul G. Misch place A. d'Aubigne au plus haut degre de l'expression autobiographique avec l'ltalien Piero Angeli et l'Anglais Herbert de Cher bury, Geschichte der Autobiographic, Francfort, 1949-1967, t. IV, 2e partie, pp. 624-630.

15 Le mot semble avoir ete forge peu avant 1800, cf. G. May, op. cit., pp. 18-19. 16 A. Bertiere, op. cit., p. 25. 17

Voir A. Thierry, A. d'Aubigne', auteur de l'?Histoire Universelle?, Reproduction des Theses, Lille, 1982, pp. 27-30.

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36 GILBERT SCHRENCK

decida de trouver un titre adequat pour ses M^moires1*. Enfin le caractere

secret, ou pour le moins confidentiel, de la relation autobiographique19

portait naturellement les ecrivains du XVIC siecle & croire k la valeur excep tionnelle de leur production. Si bien que tout donne apparemment k penser

qu'il existe dans la litterature de l'epoque une sorte de vide autobiographi que qu'un Henri de Mesmes, mais aussi un Montaigne dans son domaine20, ont profondement ressenti en composant leurs oeuvres:

Un temps fut, ecrit H. de Mesmes, que les homes de valeur escrivoient leurs vies ou de ceux qu'ils avoient aimez. C'estoient, au moins, quel ques remarques de belles actions et, apres eulx, enseignement pour bien faire; maintenant ce n'est plus la mode; en France, ceux qui ont

les armes n'usent gueres de plumes qu'k leurs chapeaux, et ceux de

robe longue n'ont pas moien de se recommander par faicts memo

rabies21.

Outre l'interet que presente ce point de vue contemporain sur les fonctions

de l'autobiographie, on releve ici la meprise de toute une generation d'ecri

vains du ?moi? quant k l'existence effective d'une categorie de recits qui s'affirment toujours & l'insu des autres.

Car l'autobiographie, entendue comme reck ou la vie individuelle

occupe le premier plan, existe bel et bien en France et d'une facon plus

generate dans PEurope des Temps modernes. Elle y produit meme incon

testablement quelques-uns de ses chefs-d'oeuvre22 que Ph. Lejeune, malgre ses distances prises k l'egard de la ?prehistoire? du genre, consent a rap

procher de sa definition de base23. II s'agit, au faite de la confession reli

gieuse, de la Vie de sainte Therese d'Avila, et au sommet de ce que l'on a

pu appeler la tradition ?egotiste?24, des Vies de Cellini et de Cardan. En

18 En dediant ses M6moires a Brantome, Marg. de Valois expose ses hesitations a deter miner le genre precis de sa narration: ? Je traceray mes memoires, a qui je ne donneray un plus glorieux nom, bien qu'ils meritassent celuy d'histoire, pour la verity qui y est contenue nue ment et sans ornement aucun, ne m'en estimant pas capable et n'en ayant aussi maintenant le

loisir?, d. Y. Cazaux, Paris, Mercure de France, 1971, p. 36. 19 Bon nombre d'autobiographies ne furent publi&s que tres tardivement: Cellini, en

1728 (la traduction francaise date de 1822); Cardan, en 1643; d'Aubigne\ en 1729 et, qui plus est, dans une version remantee.

20 Cf. H. Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 232: la conviction de l'auteur que son entreprise est unique.

21 Memoires, 6d. E. Fr&ny, Paris, s.d., pp. 125-127. Cette oeuvre fut composee apres

1588. 22 G. Misch, op. cit., a parfaitement souligne la vivacite" avec laquelle l'autobiographie

s'affirme a la Renaissance. Voir plus sp6cialement les pages 762 sq.: ?Die Autobiographic innerhalt der Memoirengattung?. Pour la France, cf. A. Bertiere, op. cit., pp. 606-615.

23 L'A utobiographie en Fr., pp. 54-55. 24

Id., p. 55. Les textes ?egotistes?, inspires par la sagesse antique, glorifient le genie intellectuel et artistique des 6crivains. Cette pratique autobiographique est qualifiee d'?ego graphie? par Y. Coirault, dans n? special de RHLF, cite" plus haut (p. 950).

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 37

France, des textes comme ceux de Marguerite de Valois ou d'Agrippa d'Aubigne participent pleinement k cette veine autobiographique qui jaillit k un moment ou, avec une ardeur sans precedent, l'individu prend cons cience de son ?moi?25.

Mais la definition de Ph. Lejeune provoque encore une autre remarque

qui concerne la question des modeles. II est bien evident que 1'extension de

l'?archetype rousseauien? en amont du genre dresse fatalement les pieges de l'illusion retrospective et de son corollaire l'anachronisme. Pour instruc tive que puisse etre, du reste, la projection du concept de Rousseau sur la

?prehistoire? du genre, il demeure que la generalisation d'une telle grille de lecture risque d'hypothequer les intentions particulieres de l'autobiographe de la Renaissance26. Aussi convient-il de chercher dans la ?prehistoire? meme de l'autobiographie les formes litter aires et les modeles preexistants qui president a l'elaboration des textes personnels. Ceux-ci ne s'effectuent

pas dans l'anarchie: tout au contraire, ils disposent ? mais l'a-t-on vu? ?

de modeles herites du passe et qui regulent a des degres divers leur realisa tion. Ainsi d'Aubigne, H. de Mesmes, Monluc ou Marguerite de Valois

prennent en charge, plus qu'il ne semble, une tradition aux normes solide ment etablies.

Parmi elles, et dans une position tout k fait majeure, intervient le role de la biographie issue de l'Antiquite. Car k y regarder de pres, c'est en effet la biographie greco-latine, beaucoup plus que l'autobiographie proprement dite, qui fournit aux ecrivains ?renaissants? les schemas et les espaces dis cursifs propres a retracer le destin exemplaire d'une vie27. C'est la que, Nar cisse impenitent, l'individu epris de son passe vient puiser les regies du

25 L'objectivation du ?moi? par le ?Renaissant? est en rupture totale avec la vision

anthropologique du Moyen-Age (cf. VHistoria Calamitatum d'Ab&ard) qui s'intSresse moins a Tindividu qu'aux experiences seculaires et universelles des grands hommes, cf. E.B. Vitz, ?Type et individu dans l'autobiographie medi?vale?, Poe'tique, 24 (1975), pp. 434 et 443. Voir aussi P. Lehmann, ?Autobiographies of the Middle-Age?, dans Transactions of the Royal

Historical Society, Londres, 1953, t. Ill, pp. 41-52; R. Pascal, Die Autobiographic Gehalt und Gestalt, Stuttgart, 1965, pp. 33-48. ? On consultera egalement avec profit ?Individua lisme et Autobiographic en Occident?, dans Rev. de VInstitut de Sociologie, 1982; Genese de la conscience moderne, Paris, P.U.F., 1983; J. Lacan, ?Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je?, dans Rev. Francaise de Psychanalyse, 1949, n? 4.

26 Dans le Pacte autobiographique, p. 8, Ph. Lejeune abandonne la notion d'?archetype? et passe a ?la lecture des textes concrets pour examiner les problemes qui se posent a la plupart des autobiographies, et qui peuvent recevoir les solutions les plus variees? (par ex. la fonction du texte autobiographique dans l'ensemble de Poeuvre d'un auteur, l'ordre du recit, la relation narrateur-narrataire, etc.).

27 Sur la Biographie a la Renaissance, voir les travaux pionniers d'A. Godin, Erasme.

Vies de Jean Vitrier et de John Colet, Moreana, 1982; D. Menager, ? Theodore de Beze bio graphe de Calvin?, BHR, 45 (1983), pp. 231-255; et D. Madelenat, La Biographie, Paris, P.U.F., 1984.

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38 GILBERT SCHRENCK

je(u). De Cornelius Nepos28 jusqu'a Petrarque, en passant par Plutarque,

Diogene Laerce, Suetone et Tacite, se perpetue une tradition litteraire dont

les principes regissent le panegyrique des hommes illustres29. II est alors communement admis dans ce genre d'ecrits que la biographie sert l'ethique et que son but vise k exhiber, derriere les agissements des personnages cele

bres de la Cite, les faiblesses et les grandeurs du caractere humain. Mais, eclaircissement de consequence, dans cet ensemble de recits soucieux d'ele ver le lecteur a l'imitation des heros appeles a durer dans la memoire des

peuples30, le rappel des hauts faits d'armes importe moins (ce serait la mis

sion de 1'histoire traditionnelle) que l'enregistrement de 1'anecdote exem

plaire. Plutarque est sans equivoque a ce sujet, lorsqu'il enonce dans le

preambule de sa ?Vie d'Alexandre-le-Grand? la regie d'or dont s'inspire ront des generations d'(auto)biographes:

Je n'userai d'autre prologue que de prier les lecteurs qu'ils ne me

reprennent point, si je n'expose pas le tout amplement et par le menu, mais sommairement en abregeant beaucoup de choses, memement en

leurs principaux actes et faits plus memorables; car il faut qu'ils se

souviennent que je n'ai pas appris k ecrire des histoires, mais des vies

seulement; et les plus hauts et les plus glorieux exploits ne sont pas tou

jour s ceux qui montrent mieux le vice ou la vertu de Thomme; mais bien souvent une chose legere, une parole ou un jeu, mettent plus clai rement en evidence le naturel des personnes, que ne font pas des defai tes ou il sera demeure dix mille hommes morts, ni les grosses batailles, ni les prises des villes par siege ni par assaut [...]. Aussi nous doit-on conceder que nous allions principalement recherchant les signes de

Tame, et par iceux formant un portrait au naturel de la vie et des moeurs d'un chacun, en laissant aux historiens k ecrire les guerres, les

batailles et autres telles grandeurs31.

Le moment venu, d'Aubigne saura se souvenir de la lecon du maitre et

des restrictions severes dont il entourait toute expression de la confidence

personnelle. Parler de soi demeure en tout etat de cause un acte reprehensi ble de vanite, de fanfaronnade, voire de ridicule (une autre maniere de

dire que \tje est ?honteux?). A l'extreme, la volonte de se dire n'est toleree

28 Le theoricien de la Biographie, Mascari, Arte historica, Venise, 1655, p. 72 ou un

Sorel, Bibliotheque francoise, Paris, 1664, p. 151, voient en C. Nepos le modele du genre. 29 Sur la tradition antique de l'eloge, voir P. Fargues, Claudien. Etudes sur lapoe'sie et

son temps, Paris, Hachette, 1933, pp. 191-218. 30 Bude ecrit dans le meme esprit: ?Combien de portraits heroiques peints d'une plume

elegante ont ete laisses par les auteurs grecs et latins, non seulement a notre admiration, mais a notre imitation?, cit. par M.-M. de la Garanderie, Christianisme et Lettresprofanes, Paris, Champion, 1976, t. I, p. 137.

31 Les Vies des Hommes illustres (traduction d'Amyot), Paris, 1951, Bibl. de la Pleiade, t. II, p. 323.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVI* SIECLE 39

que dans des situations tres particulieres recensees dans une des CEuvres

Morales, ?Comment se louer soi-meme sans exciter l'envie?32. A suivre

1'arbitrage de cet opuscule, un grand personnage ne legitime la presentation de ses actes passes que dans la mesure ou il est victime de l'infortune ou de

la calomnie. Mais ajoute Plutarque, et d'autres avec lui33, le recit prive ne

se concoit jamais sans l'aveu simultane de quelques defauts susceptibles de

temperer l'envie d'autrui.

Rien de surprenant done, si, pour ecrire son livre, d'Aubigne coule son

histoire dans le moule apprete par une longue tradition de Vitae. II ne pro cede en fait qu'a 1'appropriation d'un modele biographique recupere k

l'usage de son propre discours. Sur ce point precis d'ailleurs, ses lectures de

Plutarque, d'Isocrate, de Cesar et de Tacite34, enrichies par la pratique d'oeuvres contemporaines35 confirmeraient au besoin l'attrait considerable

que les textes (auto)biographiques ont pu exercer sur lui.

Cette infeodation a l'heritage antique n'implique cependant pas de ser

vitude inconditionnelle. Car pour forte qu'elle soit, l'allegeance a la tradi

tion n'etouffe en aucun cas les forces d'innovation que d'Aubigne precise des l'ouverture de Sa Vie:

Mes enfants, dit-il, vous avez de Tantiquite de quoy puiser dans les vies des Empereurs et des Grands exemples et enseignements comment il se faut desmesler des attaques des ennemis et des subjets desobeis sans [...]; mais vous n'y apprenets point k porter les fardeaux du des sus (p. 383).

C'est que dans l'esprit de l'auteur ce passage marque indiscutablement la cesure considerable entre la place, desormais limitee, du modele des Anciens et le role nouveau confie au temoignage intime contemporain.

32 CEuvres Morales, Belles Lettres, 1974, VII, 2e partie, pp. 64-85. Sur l'importance de cette oevre au XVIe siecle, voir R. Aulotte, Amyot et Plutarque. La tradition des ?Moralia? au XVP siecle, Droz, 1965.

33 Cf. Aristote, Ethique a Nicomaque, IV, 9,1125 a; Cicfron, De Senectute, IX-X et De

Officiis, I, 137: concoit Tautobiographe chez le vieillard (vieillesse est synonyme de sagesse); Tacite l'admet chez tout personnage eminent, Vie d*Agricola, XLVI; saint Augustin, quand il

s'agit d'&lifier les ames, Confessions, X, 1-3, Dante, lorsqu'il faut se dSfendre de calomnies, Convivio, I, 1-3, etc. Sur la biographie et l'autobiographie antiques, cf. les vues penetrantes de M. Bakhtine, Esthe'tique et the'orie du roman, Paris, Gallimard, 1978, pp. 278-292.

34 Leurs oeuvres figuraient dans la bibliotheque d'A. d'AubignS a Geneve, cf. E. Droz, ?L'Inventaire apres deces des biens d'A. d'Aubigne?, BHR, 11 (1949), pp. 99-104. Rappelons enfin que Tacite est explicitement revendique dans la preface de Sa Vie a ses Enfants, p. 383.

35 Celles de Commynes, dont les Me'moires sont mentionnes dans l'?Inventaire apres deces? (Archives de PEtat de Geneve, Juridictions Civiles, F 254, fol. 50 v?), des freres Du

Bellay, de Paul Jove, de Monluc (cf. A. Thierry, ?Monluc et d'Aubigne?, BHR, 33 (1971), pp. 505-524), de Sully, etc. Sans oublier l'influence du calvinisme sur le genre, notamment les Commentaires sur les Psaumes de Calvin.

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40 GILBERT SCHRENCK

Dans la logique de ce recentrage, il importe au premier chef de remedier aux insuffisances de la biographie antique, d'en combler les lacunes et

d'orienter autrement les aveux du sujet. Limitation des ?Empereurs et des

Grands? devient moins salutaire que l'observation stricte de la vie des

?mediocres? (p. 383). Avec A. d'Aubigne l'autobiographie change subite

ment de registre, puisqu'elle redescend des cimes quelque peu etherees ou

l'avait confinee pendant des siecles le message des maitres du genre, afin de

penetrer les couches plus denses, mais non moins stimulantes, des soldats

gentilshommes du XVIe siecle. Monluc, de son cote, n'avait pas agi d'une

fagon differente en concevant ses Commentaires36.

Pour conclure enfin cette serie de remarques pr&iminaires, nous vou

drions brievement indiquer les notions fondamentales qui entrent dans le

proces autobiographique. Leur prise en compte favorise la comprehension du genre grace k une evaluation plus aigue de ses modalites de fonctionne

ment. De ce point de vue, ce n'est pas le moindre des merites de Ph.

Lejeune que d'avoir attire l'attention sur les deux concepts essentiels de la

creation autobiographique que sont le ?d6sir historicisant? (l'exactitude de

la narration) et le ?desir structurant? (l'unite et le sens du recit)37. Cela

revient a montrer que la problematique des textes se pose k la croisee de

deux exigences k la fois complementaires et concurrentes; et que toute

approche en ce domaine suppose que soit assumee cette double articulation

fondatrice du mythe personnel de l'ecrivain38. Autrement dit, k l'ordre du

vecu rememore, necessairement selectif puisqu'on ne saurait tout redire ou

dire, s'ajoute l'ordre de la verite interieure necessairement totalisante

puisqu'il s'agit d'imposer un sens et une coherence au passe. En restreignant provisoirement ici notre analyse au ?desir historici

sant?39, nous verrons peut-etre mieux quels sont les enjeux majeurs de sa

realisation. Le premier element sur lequel il faut bien sur s'arreter concerne

la veracite et la credibility de l'autobiographie, sujette plus que nul autre

recit a la suspicion de la fictionnalisation. Chez d'Aubigne, comme chez

d'autres auteurs, en particulier Monluc et Marguerite de Valois40, la totalite

36 Voir l'introduction de ses Commentaires, Bibl. de la Pl&ade. 37

L'Autobiographic en Fr., p. 85. 38

Id., p. 84: ?L'autobiographie montre dans toute sa verite le travail que fait toute per sonnalite pour se construire, la maniere dont tout etre vit son histoire et la transforme en

mythe.?. 39 Nous abordons 1'etude du ?desirs structurant? dans notre edition de Sa vie a ses

Enfants, citee plus haut. 40 Voir leurs prefaces ou dedicaces respectives.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SlfcCLE 41

des efforts consistent d'entree de jeu k frapper la narration du sceau de la

verite. La preface de Sa Vie en temoigne, ou, sous couvert de la ?privaute

paternelle?, d'Aubigne confesse pouvoir enfin avouer ?ce qui en VHistoire Universelle eust este de mauvais goust? et ou il pretend exposer ?toutes nues? ses fautes passees41. On voit d'emblee l'interet du ?pacte referentiel?42 explicitement signe avec les destinataires pour recuser par avance le mensonge qui invaliderait reformation. Mais il n'est pas indiffe rent de souligner aussi que cette protestation d'objectivite factuelle com

porte toujours des limites, d'autant plus interessantes a etre transgressees que le narrateur voudrait y contenir son lecteur. Car plus le miroir offert est lisse et limpide43, plus il est urgent peut-etre de dejouer les pieges de sa

trop grande purete et de chercher de l'autre cote la face cachee des choses. Et puis qu'elle confiance peut-on accorder k un recit fonde sur les seuls

souvenirs, quand on sait depuis saint Augustin quels sont les detours com

plexes de la memoire et par quel ?ample palais? deambule celui qui fixe son vecu44.

Face a ces incertitudes, la critique a eu raison de deplacer le questionne ment en envisageant l'autobiographie comme ?style? ou comme ?ecart?45. Elle entend signifier par la que le passe est ecrit a partir d'un present de

l'ecriture, d'un moment ou le personnage rejoint le narrateur46. En conse

quence de quoi cette ?valeur autoreferentielle?47 de l'autobiographie livre au moins 1'authenticity actuelle de l'ecrivain, la seule a pouvoir etre appre hendee par rapport a 1'instance du texte.

41 Sa Vie, p. 383. Dans son Testament, d'Aubigne r^affirme la ve>ite de son recit en ces

termes: ?Je laisse a mes enfans l'exemple de ma vie, de laquelle ils ont pour livre domestique le plus veritable et plus expres discours que ma memoire ait pu fournir?, O.C., I, p. 119.

42 Terminologie empruntee a Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, p. 36: ?La bio

graphie et l'autobiographie sont des textes refe'rentiels: exactement comme le discours scienti fique ou historique, ils pretendent apporter une information sur une 'realite' exterieure au texte, et done se soumettre a une epreuve de verification ?.

43 Cf. Y. Coirault, ?La forme et le miroir dans les 'Memoires' de Saint-Simon, ou le devenir d'un projet?, dans XVIIe Siecle, 94-95 (1971), pp. 167 sq. On sait du reste l'impor tance du miroir et de l'autoportrait a la Renaissance, cf. J. Delumeau, La Civilisation de la .

Renaissance, Paris, 1967, pp. 225-226. 44 Les Confessions, Paris, Belles Lettres, 1961, t. II, p. 250. Sur les delicats problemes

poses par la memoire, on consultera F.A. Yates, L'art de la me'moire, Paris, Gallimard, 1975; M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la me'moire, Paris, 1935; ?Memoire et Souvenir?, dans Rev. Francaise de Psychanalyse, 43 (1979).

45 J. Starobinski, ?Le style de 1 'autobiographic?, Po&ique, 3 (1970), pp. 257-265.

46 Cf. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 236-237. 47 ?La valeur autoreferentielle du style renvoie done au moment de l'Scriture, au 'moi'

actuel?, Starobinski, art. cit., p. 258. Voir aussi J. Rousset, Narcisse romancier, Paris, Corti, 1973, pp. 57-58.

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42 GILBERT SCHRENCK

Mais l'autobiographie, en tant que telle, est aussi k considerer comme un ecrit oriente vers le futur et destine k un public. Si bien qu'au-deli du

plaisir narcissique dans lequel se complait parfois l'auteur, celui-ci etablit

des liens specifiques avec son lecteur. A ce stade de l'ecriture, le message instaure une relation ?contractuelle?48, dans la mesure ou il ouvre sur un

?acte illocutoire? qui gere les rapports de l'oeuvre aux destinataires49. Cette

intention d'influencer la conduite de l'autre et d'agir sur lui50 pose l'auto

biographie comme ?acte? motive par le souci d'exemplarite51.

*

L'etude du ?desir historicisant? ou de 1'exactitude de la narration, que nous nous proposons d'aborder maintenant, permet d'isoler une serie

d'ecarts que d'Aubigne inflige k Sa Vie. Prises dans leur ensemble, car le

fait particulier n'eut pas ete significatif, ces entorses k la verite historique affectent le recit sur quatre points precis: la chronologie, les omissions, la

satire et la reecriture de certains passages de l'oeuvre (ou d'Aubigne

palimpseste)52.

La chronologie

Ecrire sa vie, ou simplement se souvenir, c'est d'abord etablir une rela

tion au temps; relation que Sa Vie a ses Enfants traduit avec une force sin

guliere, puisqu'elle ordonne les 78 annees de l'existence d'A. d'Aubigne

48 Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, pp. 44 sq.: ?Contrat de lecture?. 49 Cf. E. Bruss, ?L'autobiographie consideree comme acte litteraire?, Po&ique, 17

(1974). 50 Cf. Benveniste, Problemes de linguistique g6n6rale, Paris, Gallimard, 1966, t. I, p.

242, la distinction entre l'Snonciation historique et le discours. Avec d'Aubigne, on se trouve en presence d'une rSalite mixte: discours-histoire, l'instance narrative s'articulant tantot sur le

//, tantot sur \cje/nous. D'une facon plus large, voir S. Bertiere, ?Le recul de quelques memo rialistes devant l'usage de la premiere personnel realite de la redaction et artifices de l'expres sion?, dans Les Valeurs chez les M6morialistes du XVIP siecle avant la Fronde, Colloque de

Strasbourg, 1978, Paris, Klincksieck, 1979, pp. 65-77. 51 Cf. S. Suleiman, ?Le recit exemplaire. Parabole, fable, roman a these?, Po6tique, 29

(1977), pp. 468-489. 52 Pour ce travail de verification critique on se reportera aux notes de l'ed. Weber de Sa

Vie et a la these d'A. Gamier, Agrippa d'Aubigne^ et le Parti protestant, Paris, 1928, 3 vol.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 43

sur seulement 86 feuillets du manuscrit original53. Nul doute que la densite et a la fois l'ampleur de la periode evoquee ne finissent par creer des distor

sions chronologiques. Et a commencer par celles de la datation qui, dans

les cas extremes, accusent un decalage de plusieurs annees par rapport au

vecu reel. Ainsi en va-t-il du conflit entre d'Aubigne et Segur autour de la

personne du roi de Navarre (ecart de deux ans)54, de l'affaire du capitaine

Dauphin dans les marais poitevins (ecart de trois ans)55; ou, plus nettement

encore, du dernier sejour d'A. d'Aubigne a la Cour, place trois mois (au lieu de trois ans) avant l'attentat de Ravaillac56.

Des dereglements analogues entament egalement l'ordre chronologi que, conduisant a des anachronismes flagrants. En l'occurrence, d'Aubi

gne bouleverse l'ordre des Assemblies politiques protestantes auxquelles il

participa activement de 1595 a 159857, tout comme il situe Pemprisonne ment du Cardinal de Bourbon a Maillezais (1589) apres l'Assemblee de

Chatellerault de 1597-159858. Avec la meme desinvolture, il place la celebre

conference entre Du Perron et Du Plessis-Mornay (1600) ?quelque temps apres? (sic) la detention du roi de la Ligue (1589), creant du coup une rup ture temporelle d'environ... onze ans59!

Ces liberies prises avec la chronologie, deja presentes du reste dans

VHistoire Universelle60, impliquent necessairement une consultation pru dente de Sa Vie. Mais cette indifference au temps, agacante et deroutante

pour le lecteur moderne, que d'Aubigne parait partager avec les gens de son epoque61, n'explique cependant pas toutes les fluctuations chronologi ques de l'oeuvre. Et on est en droit de se demander si, par instants, l'auto

biographe n'organise pas son reck selon une logique autre; et si, en s'ecar

53 Le Manuscrit Tronchin 156 de la Bibl. Publique et Universitaire de Geneve. ? Sur la relation temps du recit / temps du discours, cf. Genette, op. cit. D'autre part on peut adopter la methode de calcul proposee par G. May qui consiste a evaluer l'indice autobiographique sur le rapport entre la duree narree et la duree vecue. On obtient ainsi chez d'Aubigne l'indice: 1

(78/78), chez Marguerite de Valois l'indice: 0,3 (22/62); pour Rousseau: 0,8, etc., op. cit. 34 Sa Vie, pp. 417-418. 35

Id., pp. 433-434. 36

Id., pp. 437-438. 37

Id., pp. 432 et 437. 38

Id., p. 433. 39

Id., p. 434. 60 Cf. A. Thierry, op. cit., pp. 163 sq. 61 R. Mandrou souligne fort bien que dans la perception du temps par l'homme du

XVIe s., ?indifference et imprecision vont de pair: Pa peu pres est ici encore la loi commune?, Introduction a la France moderne, Paris, 1974, p. 101. Signalons cependant, a titre de compa rison, que les Memoires de Sully ou ceux de Pontchartrain sont chronologiquement beau coup plus precis que ceux d'A. d'Aubigne.

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44 GILBERT SCHRENCK

tant de la trajectoire lineaire des evenements, il n'agence pas son temoi

gnage selon les lois de Panalogie. II ressort en effet tres nettement de plu sieurs pages de son livre que la composition decoule d'une concentration d'anecdotes autour d'aspects saillants de son caractere, comme sa vanite

excessive62, ses repliques fracassantes63 ou son integrite exemplaire64. II y a Ik dans 1'apprehension du sujet l'amorce d'une presentation plus syntheti que que chronologique, & Tissue de laquelle l'autobiographie se transforme

episodiquement en autoportrait65. Non que Sa Vie soit redigee ?a sauts et a

gambades ? comme les Essais, mais elle offre tout de meme un cote hybride ou les digressions tiennent une place considerable66. La chronologie y est assez souple pour favoriser des excroissances laterales au coeur d'une oeuvre qui est elle-meme une ?ex-croissance? de VHistoire Universelle. En derniere analyse, c'est peut-etre dans ce temps brise et debordant que

s'exprime Tessentiel du message albineen67. Con^ue selon un systeme d'emboitements de ses plans narratifs, avec des proliferations et des decen

trements, Sa Vie dit, k qui sait la lire68, que le vecu ondoyant et divers n'est

que l'illustration d'une verite immuable, celle des ?merveilles de Dieu en

[s]es delivrances? (p. 383). Aussi, ce temps dont l'apparent desordre n'est

que le signe d'un ordre plus profond, dont l'eclatement ostensible ne laisse

pas de rappeler un centre, presente toutes les caracteristiques d'un temps baroque69.

Les omissions

Autre aspect du ?desir historicisant? dans Sa Vie: les omissions, ou le

jeu sur le dit et le non-dit. L'histoire d'A. d'Aubigne repose essentiellement

62 Sa Vie, pp. 390 sq. 63

Id., pp. 395 sq. 64

Id., pp. 432 sq. 65 Les maitres de l'autoportrait au XVIC s. sont Montaigne et Cardan, voir M. Beau

jour, Miroirs d'encre, Paris, Seuil, 1980. On note egalement des ?pouss6es? biographiques dans Sa Vie; au debut du livre, lorsque l'auteur retrace la vie de son pere, ou vers la fin, quand il rappelle l'existence infame de son fils Constant.

66 La digression semble jouer un role capital dans l'aveu autobiographique, au sein d'oeuvres les plus diverses. Un des cas typiques est fourni par Brantome dans ses Vies.

67 Ph. Lejeune observe a juste titre dans son Pacte autobiographique que ?jusque dans l'ordre chronologique, c'est finalement le sens qui organise le recit?, p. 200.

68 La preface de Sa Vie propose a cet egard une grille de lecture precise. 69 Cf. C.-G. Dubois, Le Baroque. Profondeurs de Vapparence, Paris, Larousse, 1973,

pp. 27 sq. et G. Poulet, Etudes sur le temps humain, I, Ed. du Rocher, 1976, pp. 11-17.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 45

sur un ensemble de sequences autobiographiques relevant d'un choix et

d'un tri deliberes. A l'inverse de Rousseau et de sa naive illusion de since

rity absolue (?Je dirai tout?), d'Aubigne reconstruit son passe sur une suc

cession de ?morceaux choisis? ou l'aveu occulte soigneusement la part d'inavouable. Parce que Sa Vie est subordonnee aux imperatifs de l'exem

plarite, elle ne ?reduit a memoire ?70 que les evenements qui fortifient son

intention didactique. S'explique alors le caractere ?oriente? de l'oeuvre, le

parti-pris necessaire d'auto-censure qui la regit et qui fait que dans la

reconnaissance de ses fautes, l'auteur ne franchit jamais le seuil au-deli

duquel le recit risque d'aneantir sa portee edifiante. Cela est particuliere ment sensible dans les episodes relatifs aux periodes troubles de la vie pri vee de l'interesse.

Le silence le plus epais entoure la penible affaire qui contraignit le jeune ecolier a s'enfuir de Geneve71. Le meme mutisme enveloppe encore le

sejour turbulent du courtisan a la Cour des Valois (1574-1575), dont

P?Elegie V?, son autobiographic en vers deja citee, donne de son cote un

apercu sans detour. Aucun mot non plus ne filtre sur Nathan, le fils illeti

gime, alors que dans son Testament l'auteur expose longuement sa faute

commise envers le ?serment de mariage?72. Lk ou d'autres sont plus loqua ces, on pense k Montaigne, a Monluc et surtout a Cellini, d'Aubigne s'enferme dans une reserve peu conforme a son temperament habituel de conteur allegre.

Une discretion analogue couvre egalement certaines des activites mili taires du partisan huguenot; confidences voilees ou perce cependant un

monde de violences inouies. Tel ce rappel d'une confession, au soir d'une

bataille, qui fit ?dresser les cheveux a la teste des Capitaines et des soldats

qui le visitoyent, ayant principalement sur son coeur les pilleries ou il avoit mene ses soldats, et notamment de n'avoir peu faire punir le soldat Auver

gnac qui avoit tue un vieux paisan? (p. 393). Si par ailleurs il glisse tout aussi rapidement sur la vengeance, en realite terrible, d'une de ses tantes73, il se garde bien de faire la moindre allusion a la revanche froidement exer

cee sur une troupe de cavaliers qui avait participe, cinq ans auparavant k

Dax, aux massacres de la Saint-Barthelemy74.

70 Expression empruntee au Journal de Louise de Savoie, dans Michaud-Poujoulat, l*re

serie, t. V, p. 87. 71 Cf. E. Droz, ?Le premier sejour d'A. d'Aubigne a Geneve?, BHR. 9 (1947), pp.

169-173. 72

O.C., I, 119. 73 Sa Vie, p. 391. 74

Id., p. 407.

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46 GILBERT SCHRENCK

Consequent dans son souci d'exemplarite, d'Aubigne n'hesite pas non

plus k falsifier la verite en tournant k son avantage des actions coupables. Son occupation de Montaigu, nous le savons maintenant, fut autre chose

qu'une suite de ?gentils exercices de guerre?75. Son gouvernement de Mail

lezais n'epargna ni vexations ni brimades aux populations locales, bien

qu'il pretende les avoir ?desfendues exemptes de toute incommodite de

guerre?76. Finalement ces quelques exemples montrent k quel point l'auto

biographe arrange les peripeties sanglantes de sa vie de soldat qui dirait

beaucoup trop combien le soudard s'est plu au fer et k la loi du talion77. En

somme, les aveux consentis contribuent uniquement k forger une

?legende?, c'est-^-dire un ensemble d'actions devant etre (strictement) lues aux depens des autres.

La satire

Avec la satire, voire la polemique, qui travaille l'oeuvre de part en part,

d'Aubigne oblitere la dimension referentielle de son discours. II ne faut

done pas s'attendre k trouver dans ses anecdotes une quelconque impartia lity, dont l'auteur se reclamait, en principe du moins, dans son Histoire Universelle1%. Son autobiographic montre l'envers du decor en arrachant les derniers masques qui dans la grande Histoire avaient tant bien que mal tenu sur les visages des protagonistes. Avec le recul du temps et dans le secret de son cabinet, d'Aubigne livre un ultime combat en champ clos qui a toutes les apparences d'un exutoire. Sa verve, que le grand age n'a en rien

entamee, orchestre une vaste demythification qui evoque les meilleurs cha

pitres de la Confession du Sieur de Sancy79. Si le but avoue de Sa Vie con

siste k prevenir les descendants des agissements des Grands, de leur

?adresse? et de leur ?pesanteur? (p. 383), il offre aussi l'occasion revee de

stigmatiser des ennemis que l'Histoire officielle se garde d'aborder dans

75 Sa Vie, pp. 408 sq. 76

Id., p. 445. Les plaintes de l'Abbesse de Saintes au sujet du ?degast tres grand qu'a faict le Sieur d'Aubigni, gouverneur de Maillesais, en une de mes terres en Poictou? (Fonds Clairambault, 1166, Ordre du Saint-Esprit, fol. 6 sq.) sont r6v?latrices du comportement d'A.

d'Aubigne\ 77 Cf. Les Tragiques, Liv, VI, v. 121: ?Je me suis pleu au fer...? ?

Monluc, de son

cote, aura moins de scrupules a exposer ses cruaut^s. 78 Cf. Histoire Universelle, 6d. A. Thierry, t. I, p. 130, ou l'auteur se flatte de n'avoir

employe ni le terme de ?Papiste?, ni celui de ?Huguenot? dans sa relation. 79 Certains episodes narr?s dans le Sancy reapparaissent dans Sa Vie, ed. cit., passim.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 47

leur nature tortueuse80. Ce faisant, d'Aubigne rappelle un Philippe de

Commynes81 ou, plus nettement encore un Procope qui, dans ses

Anecdotes82, crie k la face du monde ce que dans son Traits des Edifices il

n'avait pu denoncer des turpitudes de Justinien et de Theodora.

Le point de vue d'A. d'Aubigne, systematiquement reducteur, englobe ses ennemis catholiques et protestants, courtisans honnis pour des raisons

d'inimitie et de rivalites personnelles. A. Thierry a souligne k cet egard l'intensite avec laquelle l'auteur charge et noircit ses victimes favorites, tels

Fervaques et d'Epernon83. Avec quelle virulence aussi l'ecrivain ne s'en

prend-il pas aux coreligionnaires traitres a la cause ou estimes tels, comme

le President Canaye durant l'Assemblee de Chatellerault84 et Rivet accuse

de prevarication et pour cette raison ?accompare a un mastin qui a mis la

teste dans un pot de beurre, et les autres petits chiens qui luy viennent

lecher les barbes par congratulation? (p. 442). Le lecteur n'a que l'embar ras du choix dans cette galerie de figures maudites ou defilent pele-mele les

Prudents, les Sully, les Bouillon, sans oublier Constant, le fils parjure,

charge du crime irremissible de son abjuration. Mais au-dessus de tous, c'est Henri IV qui ploie sous la masse des

ragots honteux, des calomnies basses et des detractions sournoises de l'ecri vain satirique. A l'instar des pages les plus sombres des pamphlets ligueurs, Sa Vie fait grand etalage de stupres et de voluptes sommaires, au milieu

desquels le prince n'a d'epaisseur que celle de ses debordements infames, des amours illicites et de la cohorte de ses maquereaux. A Tissue du requisi toire, il ne subsiste de ce monarque que l'image d'un debauche, assassin dans l'ame et ladre abject. A la facon de Commynes dans ses M^moiressur Louis XI, d'Aubigne desacralise la personne royale pour la reduire a

Texpression caricaturale de la trahison et de la bestialite. En ce sens, Sa Vie se situe aux antipodes de VHistoire Universelle qui, toute reserve faite, ne

menageait pas son admiration pour Henri-le-Grand. Elle marque ainsi et k son insu (?), dans la rage meme qui l'anime, la revanche d'un perdant et la revolte d'un incompris.

80 On connait sur ce point la haine de l'auteur pour les historiens prevaricateurs, cf. His toire Universelle, ed. A. Thierry, t. I, p. 1 s.

81 Cf. J. Dufournet, La destruction des mythes dans les ?M6moires? de Philippe de

Commynes, Geneve, Droz, 1966. 82

Procope, Anecdotes ou Histoire secrete de Justinien, trad. Isambert, Paris, 1856. La

premiere edition francaise du livre date de 1623. D'Aubigne l'a-t-il connue? 83

Op. cit., pp. 447-451. 84 Sa Vie, p. 432.

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48 GILBERT SCHRENCK

La r&criture de ?Sa Vie? ou d'Aubign? palimpseste

Pour conclure 1'etude du ?desir historicisant?, il reste a examiner les ecarts qui surgissent entre les differentes versions d'un meme fait relate dans d'autres oeuvres de l'auteur avant d'etre enregistre dans Sa Vie. Ces modifications textuelles apportees au capital autobiographique preexistant rendent compte, au plus pres de leur objet, du travail et du style de l'auto

biographe. Deux exemples de discours inseres dans Sa Vie devraient suffire a 1'illustration de la reecriture du passe et & 1'organisation de son sens.

L'insertion de discours dans la narration historique n'a en soi rien

d'original85. Ce procede de rhetorique sert k exprimer la personnalite du heros-locuteur au meme titre que la description de ses actions. Chez

d'Aubigne cependant, les discours qui ornent Sa Vie prennent un relief par ticulier, lorsqu'ils sont analyses dans le cadre de leur reecriture. Ils trahis sent alors, grace au jeu de la comparaison, une recherche constante de l'effet optimal de signification.

Le premier exemple concerne le fameux serment d'Amboise. Rappro che d'une version redigee dix ans avant Sa Vie*6, il permet de mesurer les transformations operees d'un texte k l'autre, comme l'indique la juxtaposi tion des deux sequences retenues:

A huit ans et demi le pere mena son fils k Paris, et en le passant par Amboise un

jour de foire, il veit les testes de ses com

pagnons encore recognoissables sur un

bout de potence, et fut tellement esmeu,

qu'entre sept ou huit mille personnes il

s'escria, Ils ont descapite' la France, les

bourreaux. Puis le fils ayant picque pres du pere pour avoir veu a son visage une

esmotion non accoustumee, il luy mit la Le bon pere qui dit k son fils, dont il la main sur la teste en disant: Mon s'est si bien souvenu: Gautier, vois-tu

enfant, il ne faut pas que ta teste soit ces testes? Si tun'enprens vengeance, je

espargnee apre's la mienne, pour venger te maudis.

ces chefs pleins d'honneur; si tu t'y espargnes, tu auras ma malediction.

Encore que cette troupe fust de vingt chevaux, elle eut peine k se desmesler du

peuple, qui s'esmeut k tels propos.

5a Vie, p. 385. Plan, Pages inMites, p. 273.

85 L'usage en est banalise depuis l'Antiquite* avec Thucydide, Tite-Live et Ciceron (Vhis

toria ornata). Monluc utilise le procede" (cf. le discours aux Dames de Sienne, Commentaires, pp. 306-307), mais d'Aubigne, dans son Histoire Universelle, se montre tres reserve sur 1'utili sation des harangues, ed. A. Thierry, t. I, p. 6.

86 II s'agit d'une note recueillie dans YIndice de Me'moire redige peu apres l'arrivee d'A.

d'Aubigne a Geneve (1620). Cf. P.P. Plan, Pages ine'dites d'A. d'Aubigne', Geneve, Soc. d'Histoire et d'Archeologie, 1945, p. 273.

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 49

On aura remarque sans difficulty avec quel soin d'Aubigne imprime au

texte final un caractere de solennite et de pathetique, en enchassant le ser ment ?dont il s'est si bien souvenu? dans le contexte evenementiel et emo

tionnel des lendemains de la conjuration manquee. L'incident devient ?scene? par le gonflement des references aux temoins de la tragedie (sept ou huit mille personnes, la troupe de vingt chevaux)87 et grace aussi a

1'amplification gestuelle et oratoire du serment (changement du registre lexical: Gautier

- mon enfant; ces testes - ces chefs pleins d'honneur

(oppose a) <- bourreaux. ? repetition du verbe ?epargner?). Present e en

ces termes, l'episode contenu dans Sa Vie cree l'illusion du reel et vibre d'une intensite dramatique que ne communique pas la note laconique et un

peu seche des Pages intdites**. La querelle qui eclata en 1616 entre d'Aubigne et le due d'Epernon au

sujet des Tragiques, forme un autre exemple de souvenir restitue a travers le prisme de l'autobiographie. Le litige, une provocation en duel, est consi

gne dans un fragment de lettre, avant de reparaitre, transforme, dans Sa Vie. Voici les deux textes en presence89:

Comme il congedioit ses troupes, deux Deux Gentils hommes luy aporterent Gentils hommes qui en partoyent me vi- cest ad vis, se convierent effrontement k siterent au Dognon. Apres disner un venir disner k Dognon, et entrerent de la d'eux m'ayant diet: Nous vismes hyer haine que leur Due portoit k leur hoste:

M. d'Espernon en grand colere contre racontant qu'il avoit dit tout haut voust disant devant 200 Gentils hommes devant cinq cents Gentils hommes, que que s'il ne vouspouvoit avoir altrement, s'il ne le pouvoit avoir autrement, il le // vous convieroit a voir dans un pre' une convieroit a venir voir en un pre une des

des meilleures espees du monde. bonnes espees de France;

Je ne respondis & cela qu'un haussement la responce fut telle; d'espaules, et un souris; mais son com

pagnon ayant redouble le mesme pro pos, je me sentis oblige a dire ainsy: J'ay este' nourry en trop bon lieu pour Je ne suis pas si mal nourri queje n 'aye ne savoir pas les avantages des Dues et apris les advantages des Dues et Pairs, Pers de France quand Us s'en veulent ce que nous leur devons, et le privilege servir: mais si M. le Due me common- qu'ils ont pour ne se battre point; je doit absolument, et si vous aviez charge scay encore le respect que je doy au

expresse a me convier dans ce pre*, certes Colonnel de France, soubs lequel je il seroit promptement obei. commande des gens de pieds, mais si un

excels de colere ou de valeur avoit pousst Monsieur d'Espernon a me commander

87 Le nombre des personnes presentes a Amboise est sans doute exagere. 88

L'episode devrait aussi etre interprete par le biais de Pintertextualite: lecture du ser ment d'Hannibal, celle des historiens contemporains du drame, etc.

89 Nous soulignons certains passages des textes.

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50 GILBERT SCHRENCK

absoluement d'aller voir ceste bonne

espee dans un pre', certes il seroit obey. II m 'en a autresfois monstri une, sur les

gardes de laquelle il y avoit pour vingt mille escus de diamants; s'il luy plaisoit y porter celle-la, je la tiendrois encor

pour meilleure.

Un des deux repartit: Monsieur, Hades Un des Gentils hommes replicqua que qualitez qu 'il ne peut despouiller, et Monsieur le Due avoit des qualitez dont d'ailleurs, il est circuis de tant de Sei- il ne se pouvoit despouiller pour venir k gneurs et de Gentils hommes, qu'il ne une telle espreuve de sa valeur.

pourroit pas aisement assurer le pre".

J'achevay ainsi: Messieurs, on faid en Responce: Messieurs, nous sommes en

France ce qu 'on veust de ses acquets, France, ou les Princes qui sont n?s en la

Monsieur le Due n'a rien de sa naissance peau de leur grandeur s'escorchent

par dessus moy, et encor les Princes, quand ils la despouillent; mais sachez tesmoin le Chevalier de Guise, quittent qu 'on ne se peut desvestir de ses meu

ce qui leur apartlent par excels de cou- bles et acquets: le Due d'Epernon n'a

rage. rien qui ne soit de telle nature pour se

rendre impareil a moy.

Lett res familieres, O.C., Sa Vie, p. 446.

I, 352-353.

De la correspondance a l'autobiographie se produit un deplacement du

point de vue qui a pour effet de recentrer l'evenement sur les repliques d'A.

d'Aubigne face aux representants du due d'Epernon. Chez ces derniers, revocation des reactions physiques disparait du recit de Sa Vie au profit

quasi exclusif du dialogue et du discours tenu par le narrateur. En ce sens, le remaniement le plus important qui est intervenu entre les deux versions

de 1'incident, concerne la reduction systematique, chez les adversaires, de

l'emploi du style direct au style indirect. Cette nuance dans l'enonciation

n'est finalement qu'une maniere expeditive de neutraliser la ?voix? de

l'ennemi et de faire entendre plus hautement celle du heros. Quand on

ajoute enfin a ce procede l'introduction dans l'autobiographie d'elements

absents du temoignage initial (les traits satiriques touchant l'epee ducale), on mesure Pamplitude prise par la reecriture de Sa Vie. On congoit mieux

aussi le chemin parcouru d'un texte a l'autre et au prix de quel travail

s'effectuent la theatralisation et la parade du ?moi?.

II ressort done de ce qui precede qu'une notion d'ecart affecte en per manence le ?desir historicisant? de Sa Vie a ses Enfants. Mais pour pro nonce qu'il soit par moments, cet ecart n'autorise pas a conclure trop hati vement au mensonge ou a la falsification deliberee du reel. II existe dans

tous les episodes qui composent Sa Vie un noyau dur, un referentiel objec tif sur lequel l'ecriture autobiographique vient prendre appui ou elan et qui

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ASPECTS DE L'ECRITURE AUTOBIOGRAPHIQUE AU XVIe SIECLE 51

se soumet toujours, et parfois d'une facon inattendue, a la verification90.

Par ailleurs il est vrai aussi que l'exactitude de l'information compte peut etre moins que 1'organisation d'ensemble de ses elements. Chez d'Aubigne, elle manifeste pour le moins les tensions qui parcourent le recit et dont le

?desir structurant? marquera l'aboutissement.

Strasbourg. Gilbert Schrenck.

90 C'est notamment le cas du passage relatif a l'apostasie du ministre Ferrier (Sa Vie, p. 442) et de la fameuse replique d'A. d'Aubigne, dont Rivet se souvient encore quelque vingt ans plus tard dans une de ses lettre adressees a Sarrau: ?Pour la Miltiere, j'ay veu des gens ici

qui asseurent qu'il a promis de faire le sault [la conversion] au premier jour, et il ne m'a

jamais trompe sur cela, car je luy ai predit des le commencement qu'il en viendroit la apres tout. Feu Aubigny disoit que jamais il ne disoit Adieu qu'a ceux qui se mouroient, ou qui se

revoltoient?, Correspondance integrate d'Andre' Rivet et de Claude Sarrau, Amsterdam, 1978, t. II, p. 151.

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