Assr 21032 145 Jeux d Esprits

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  • Archives de sciences socialesdes religions145 (janvier-mars 2009)Des expriences du surnaturel

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    Grgoire Schlemmer

    Jeux d'espritsCe que sont les esprits pour les Kulung................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniqueGrgoire Schlemmer, Jeux d'esprits, Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 145|janvier-mars2009, mis en ligne le 01 janvier 2012, consult le 04 janvier 2013. URL: http://assr.revues.org/21032; DOI:10.4000/assr.21032

    diteur : ditions de l'cole des hautes tudes en sciences socialeshttp://assr.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://assr.revues.org/21032Ce document est le fac-simil de l'dition papier. Archives de sciences sociales des religions

  • Grgoire Schlemmer

    Jeux despritsCe que sont les esprits pour les Kulung

    Les Kulung forment une population clanique denviron dix mille individus,rpartis en une dizaine de villages situs dans la valle de lHongu, au pieddu massif de lverest, o ils vivent dagriculture en terrasse et dlevage. Ilsappartiennent lensemble Rai qui, avec les autres populations de langue tibto-birmane, fait partie des groupes que lon dit tribaux , par contraste avec lespopulations indo-npalaises ou gens de caste . Si lhindouisme, religion domi-nante du Npal, a influenc les conceptions et les pratiques religieuses desKulung, ces derniers ont maintenu une organisation religieuse qui leur est sp-cifique, le ridum. Ce terme, qui signifie littralement gnalogie , renvoie lensemble du savoir-faire lgu par les anctres afin de grer la relation lapluralit des forces invisibles, que je nommerai par convention esprits . Lesesprits forment donc un lment clef dans lorganisation socio-rituelle des Kulungdont les discours sur les esprits sont cependant souvent limits, fragmentaires,voire contradictoires. Les Kulung justifient notamment cela par le fait que lesesprits ne font que rarement lobjet dune exprience directe. Ils apparaissentplutt comme des tres invisibles, inodores, inaudibles, bref imperceptibles 1. Decela, les Kulung sont loin de se plaindre car, disent-ils en substance, moins onen fait lexprience, mieux on se porte. Ils affirment donc chercher viter touteinteraction avec les esprits, voire toute rfrence eux. Mme sil sagit l duneposition de principe, en contradiction avec les faits, elle implique pour lethno-logue de se demander comment les Kulung apprennent ce quils savent desesprits. Plus gnralement, si lon accepte lide qui me semble un postulatncessaire toute tude danthropologie religieuse que les esprits sont des tres

    1. Les donnes utilises dans cet article proviennent de douze mois denqute de terrainmene entre 1997 et 2008, principalement dans le village de Bung, sur la base dobservationset dentretiens libres mens en npali, auprs dune cinquantaine dindividus (principalementdes hommes adultes), et du partage du quotidien de trois familles et damis qui mont accueillichez eux. Je profite de cette note pour remercier Pierre Dlage, Roberte Hamayon, GuillaumeRozenberg, Bernard Schlemmer, pour leurs commentaires.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS 145 (janvier-mars 2009), pp. 93-108

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    imagins 2, des reprsentations, on peut se demander pourquoi les Kulung (pourne parler que deux) ont invent des tres pour ensuite affirmer se refuser ypenser. En essayant de rpondre cette question, on tentera de saisir ce que sontles esprits et de prciser le statut donner ces reprsentations dans le langagede lanalyse anthropologique.

    Partons du fait que les esprits nont de ralit, pour lethnologue, qu partirdu moment o les gens sy rfrent. Tenter de saisir ce que sont prcisment lesesprits, ncessite alors de les penser en situation, partir des circonstances danslesquelles les Kulung les mentionnent. On peut, partir des donnes kulung,regrouper les diffrentes situations lors desquelles la notion desprit sactualiseen un nombre limit de registres, que je propose de nommer des champs dactua-lisation : les rcits de rencontres (car, mme rares, les rencontres avec un espritsont possibles), les modes de dtermination de lorigine des infortunes (imputesaux esprits), les rituels (adresss aux esprits) et les rcits mythiques (mentionnantles actions de certains esprits) 3. Je prsenterai ces champs dactualisation ententant, pour chacun, danalyser les reprsentations des esprits quil implique eten essayant de prciser le contexte dans lequel une telle actualisation sopre, envertu de quoi, et sur quelles bases. Jindiquerai enfin les diffrentes formes de prsence desprit qui stablissent au sein de ces champs dactualisation. Eneffet, si, pour nous, toutes les rfrences aux esprits squivalent ce sont desreprsentations il nen va pas de mme pour les Kulung qui distinguent implici-tement ce que je qualifierai de re-prsentation lvocation dune absence dela manifestation la marque dune prsence. Il apparatra que ces deux modesde reprsentations sont antagonistes, empchant toute interaction normale avecles esprits. Plus gnralement, jessaierai de montrer quil nest pas de reprsenta-tion unique de ce quest un esprit. Mon hypothse est que ces diffrents champsdactualisation produisent chacun des reprsentations spcifiques des esprits reprsentations qui peuvent tres contradictoires, mme si elles sarticulent plusou moins. Cela mamnera dfendre lide que les esprits doivent ne pas tresaisis clairement. Autrement dit, le flou qui, chez les Kulung, entoure les espritsnest pas un manque, mais une ncessit : il est au cur mme de la dynamiquedu systme qui se construit autour.

    Faire ressortir clairement mon propos (qui a pour objectif de prsenter demanire ordonne ce qui ne doit pas ltre et de tenter de formaliser une logique

    2. Sur la question du doute et de la croyance, qui traverse le texte en filigrane, on trouveraun dbut de rflexion dans Schlemmer (2004b), qui donnera lieu prochainement un articleplus consquent. Jai t nourri des rflexions de J. Pouillon (1993), G. Lenclud (1990). Voiraussi M. Carrin (1997), J.-P. Albert (2005).

    3. Lapproche en termes de champs dactualisation est inspire par un article stimulant deG. Tarabout (1992), mais aussi par les crits de P. Veyne (1983) et sa notion de programmesde vrit , et les critiques de lpistmologie implicite des reprsentations en anthropologie deD. Sperber (1982) et de P. Boyer (1997).

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    du flou !) tout en restant dans les limites imparties un article, restreint grande-ment lexpos des donnes ethnographiques qui seraient ncessaires mon argu-mentation 4. Il en rsulte que les dveloppements auront un caractre souventabstrait, voire aride, et quils comporteront dimportantes simplifications.

    Une simplification de la nature des principaux protagonistes, tout dabord.Ainsi, je parlerai des Kulung en gnralisant tout un groupe des proposrecueillis auprs de quelques individus, comme si lappartenance ce groupedterminait un mode unique et homogne de pense et daction. De mme, jeregroupe dans une mme catgorie, celle d esprit , tout un ensemble dentitsque les Kulung distinguent : les tres de la fort, les anctres, les mauvais morts,etc., plus nombre dentits qui ne sont dsignes que par leur nom propre. Cer-taines napparaissent que dans un champ dactualisation, dautres dans plusieurs.Une analyse beaucoup plus fine, mais aussi beaucoup plus longue, serait nces-saire pour intgrer ces faits.

    Une simplification des champs dactualisation, ensuite. La formalisation enquelques champs dactualisation type appauvrit, bien sr, la ralit. Dautreschamps, de plus, pourraient tre mentionns, comme celui du rve ou celui desinterdits. Les rves sont un canal de communication important entre hommes etesprits, mais il nest pas abord ici parce que la relation aux esprits y est trsindirecte : ces rves, qui peuvent faire office de prsages, sont parfois dits inspirsou influencs par les esprits, mais incluent rarement des visions desprits. Lesinterdits sont galement lis aux esprits, puisque la prohibition de certainesactions se justifie par le souci dviter une sanction des esprits, mais ils impliquentune rfrence une sanction surnaturelle en gnral plutt qu tel ou tel espriten particulier. En dcidant de me concentrer sur ce que lon peut qualifier deformes dexpriences ordinaires de lextraordinaire, je mettrai aussi de ct ledtail de lexprience des officiants religieux qui les rendent aptes remplir leurrle en donnant un caractre lectif la relation aux esprits, ainsi que les rela-tions qui soprent entre le devin et tel ou tel esprit lors des sances divinatoires.

    Je dois enfin prciser que plusieurs propositions formules ici propos desKulung me semblent avoir une porte plus gnrale. Mais nayant ni lespace niles comptences pour me lancer dans une vaste comparaison, je rduirai monexpos au cas de cette population.

    4. Les donnes ethnographiques qui fondent cet article se trouvent en grande partie dansmon travail de thse (Schlemmer 2004a). Pour une prsentation plus courte et moins thoriqueillustrant en quelque sorte le prsent propos, et pour une analyse qui complte celle-ci, voirSchlemmer (2009, paratre). Pour une prsentation plus gnrale des Kulung, voir C. Macdugal(1979), et pour une analyse de la tradition des Mewahang, un groupe proche des Kulung, voirM. Gaenszle (2002).

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    Les rencontres et leur mise en rcitIl est, au dire des Kulung, possible de rencontrer des esprits, mme si cela

    reste rare. Ces rencontres sont autant doccasions de contact direct , qui rel-veraient de lexprience, au sens premier, cest--dire de connaissance par lessens. Je ne peux pas me prononcer sur ce qui se passe dans le corps et danslesprit des personnes qui disent avoir vcu de telles rencontres : pour autant,ces expriences ne sont pas dites incommunicables. Elles font, au contraire, trssouvent lobjet de rcits. Sans ces rcits, qui font revivre au narrateur son aven-ture, et qui informent le groupe (et accessoirement lethnologue) de cette exp-rience extraordinaire, la rencontre resterait de lordre du personnel, de lintime,du secret. Ainsi, ces apparitions nexistent socialement que dans leur communi-cation orale. Les esprits se rencontrent, donc, mais surtout se racontent, et lonpeut dire que les phnomnes dapparition relvent, pour une large part, desformes de discours. Voici un exemple de lun de ces rcits :

    Quand jtais jeune, un soir, avec des amis, on dcida daller voler des poissons dansles nasses qui sont dans la rivire. Prs de la rivire, le bruit du torrent tait assourdis-sant, et on avait un peu peur. Arriv au bord, je vis, juste en face, sur un gros rocherqui dpassait du torrent, deux formes humaines, un peu comme des singes. Jappelaide toutes mes forces mes amis, mais quand je retournai la tte, ils avaient disparu. Cene pouvait pourtant pas tre des singes car, de la rive, il est impossible datteindre cesrochers, mme en sautant trs loin. Je pense que ce que jai vu ce soir-l, ce sont desBdardeo, des esprits-singes.

    Ce rcit, comme tous ceux que jai pu entendre, commence par prsenterbrivement les circonstances de la rencontre. La simple mention du lieu peutsuffire au dcor. Il sagit gnralement de lieux isols, soit trop ferms auxhommes (fort, montagne, rivire), soit trop ouverts (chemins et carrefourssont des lieux de circulation pour les esprits comme pour les hommes), et souventtransitionnels (chemins, et plus encore rivires, reprsentant aussi, dans les rves,une frontire entre deux mondes). La transition peut galement tre marquepar la rfrence au temps de la rencontre : le passage du jour la nuit, le curde la nuit, le passage de la saison montante la saison descendante autant demoments dangereux lors desquels on tombe facilement malade, dit-on. Bref, lesrencontres fortuites avec les esprits se ralisent dans les interstices, comme si,dans la marge et dans la transition, tout mlange devenait possible. Comme undcor pos, la mention de ces espaces-temps interstitiels cre une atmosphreinquitante, et les conditions dun danger, propice de telles rencontres.

    Le contexte tant pos, survient un phnomne extraordinaire, anormal icilapparition dune forme animale sur un rocher inaccessible. Notre narrateurpropose une premire interprtation cest un singe , puis la rfute en signalantune impossibilit : un singe na pas pu se dplacer jusqu ce lieu. Cette impossibi-lit soit un fait peru qui parat contraire lordre naturel des choses justifiela rfrence un esprit. Plus encore, cette contradiction implique de manirequasi vidente la rfrence lesprit : celle-ci peut dailleurs ne pas tre faite par

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    le narrateur, laissant ainsi lauditoire conclure de lui-mme. Sensuit gnrale-ment la disparition du phnomne et/ou la fuite du narrateur (car on rentrealors dans le registre de la causalit et de lmotion qui dit esprit dit danger,donc peur), et lhistoire prend fin.

    Que tirent les Kulung de ce type de rcit ? Du point de vue de linformationtransmise, peu prs rien, si ce nest, justement, le fait que les esprits peuventparfois faire lobjet de rencontres, offrant aux humains la possibilit dune exp-rience directe des esprits. Ils formeraient ainsi une sorte de preuve de leurexistence disons du moins, car les Kulung semblent le plus souvent suspendreleur jugement sur la question, un argument en faveur de leur suppose existence.En effet, la possibilit dune connaissance exprientielle des esprits comme le faitque la contradiction perceptive implique de manire quasi vidente la rfrence un esprit, nvince pas le doute. Chez les Kulung, le voir est la base du croire.On entend souvent des propos affirmant linexistence des esprits (mme silsnont aucune consquence pratique) qui se fondent justement sur leur caractreinvisible. Or, toute perception des esprits est marque au sceau du doute, quisexprime notamment par le terme phel que lon accole au verbe voir lorsquelon dit que lon a vu un esprit. Phel est une sorte de marqueur dincertitude,que lon emploie aussi lorsque lon voit trouble, ou double, ou lorsque lon estlobjet dune illusion.

    Cest parfois en rfrence la possibilit de les rencontrer que lon justifie,par exemple, lexistence de descriptions de lapparence physique de certainsesprits. Ceux-ci sont dcrits comme identiques aux humains, mais... toujoursdots de caractristiques particulires qui sont justement celles qui sont porteusesde sens : le dos creux, les pieds inverss, labsence de tte. Comme dans le schmaprcdent, une anomalie vient spcifier ce qui serait autrement un phnomnenormal. Mais ces descriptions de lapparence de certains esprits forment en faitun champ dactualisation autonome, puisque ces descriptions ne sont jamaisdites fondes directement sur des expriences de rencontre. Il sagit de descrip-tions dcontextualises qui mentionnent rarement la source de linformation, sice nest par un te final accol au verbe, marque du discours rapport quelon peut traduire par : on dit que . Quant aux rcits de rencontre proprementdits, ils nimpliquent pas de visions aussi prcises. bien les couter, on constateplutt que ces rencontres entre hommes et esprits sont trs limites. La perceptionsensible (gnralement visuelle, mais parfois aussi auditive et/ou tactile) est res-treinte : on voit mais on nentend pas, ou linverse. Un homme qui disait avoirrencontr un esprit et qui je demandais ce que, concrtement, il avait vu, merpondit : En fait, je nai pas vu grand chose. Jai vu une sorte daurole lumi-neuse au sol, comme celle dune lampe torche, puis jai entendu un son, commeune pierre qui tombe . Cest que la rencontre nest jamais totale, directe ouclaire, mais toujours partielle et ambigu ; elle ne se fonde que sur quelquessignes spcifiques. Il ne sagit dailleurs pas au dire mme des Kulung de

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    formes de communication (ce qui impliquerait la volont de lesprit de trans-mettre un message), mais de rencontres fortuites, non intentionnelles. Pour unregard extrieur, il est donc clair que, pour rencontrer les esprits, il faut commen-cer par les penser. Ces rencontres justifient a posteriori un schma prtabli,transmis par le groupe, plus quelles ne le fondent. La rfrence des esprits nevient pas donner sens un phnomne inexpliqu (elle ne fait dailleurs queremplacer un mystre un phnomne inexpliqu par un autre, un esprit,qui, en soi, nexplique rien). Au contraire, ces phnomnes inexpliqus offrentla possibilit dattester la prsence des esprits. Ils ont pour effet lassociation(contextuelle et causale) des esprits lextraordinaire, au mystrieux, mais aussi la peur et au danger, faisant primer le registre de lmotion sur celui delinformation 5.

    Linfortune et la divinationCette association des esprits au danger se retrouve dans un second champ

    dactualisation, qui sinscrit par certains aspects dans la continuit de celui desrencontres : le champ des infortunes et de la dtermination de leur origine. Il semblemme que les phnomnes de rencontres ne sont quune sorte dpiphnomne ou, du moins, des situations exceptionnelles au sein du champ, plus vaste,des manifestations des entits spirituelles. Les rencontres forment un cas dinter-action directe et perceptible (mme si trs partiellement) entre humains et esprits,alors que le plus souvent, le contact est pens comme soprant linsu deshumains : il se rvle ultrieurement et indirectement, par lapparition dunemaladie ou dun malheur disons dune infortune. Cest linfortune qui est leprincipal mode de manifestation des esprits, le plus patent et le plus rcurrent.

    Mais, nouveau, la dtermination des infortunes comme manifestations desentits spirituelles nest pas vidente. Dabord, survient un mal. Ensuite, lauto-diagnostic, que linfortun commence toujours par raliser seul ou avec laidede ses proches, nassocie que rarement linfortune aux esprits. Ce sont les proc-dures divinatoires, faisant suite aux infortunes persistantes, qui vont identifierun esprit comme tant la source du mal.

    Dcrivons la technique divinatoire la plus simple et la plus courante. Ram ades maux de tte depuis dix jours. Il a achet du paractamol, mais rien ny fait.Il a donc convi un devin lexaminer. Sur le bord dun plat, le devin dposeune poigne de grains de riz quil a pralablement mis en contact avec Ram. Ilmarmonne un formule, prend une pince de riz, prononce le nom dun esprit,la jette au centre du plat, puis observe si les grains de riz quil a jets formentun nombre pair, signe dune rponse positive sa question. Il recommence trois

    5. Sur la thmatique des rencontres et de leur mise en rcits , cf. A.-C. Taylor (1993)et C. Pons (2002).

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    fois la mme opration, puis prononce un autre nom, et relance du riz. Il fauten effet effectuer, pour chaque nom desprit propos, trois jets de riz, car il estncessaire que, par trois fois, le rsultat soit le mme pour confirmer la rponse.Lopration est recommence un grand nombre de fois, car le devin doit sou-mettre ce questionnement la totalit des noms desprits quil connat. Au boutdune demi-heure, le devin sarrte et annonce Ram que Diburim est sortie ,cest--dire que cest cet esprit qui est la cause de son mal.

    Cette procdure est une technique dite hrite des anctres, perue commeefficace (le doute peut, par contre, tre mis sur ceux qui la ralisent, cest--dire les devins). Elle a pour finalit, en manipulant lalatoire (lobtention troisfois de suite dune mme combinaison de grains de riz, quen toute autre circon-stance on qualifierait dalatoire), de le dpasser pour dcouvrir les causescaches qui ont pu mener la survenue dune infortune. Mais ce qui importepour lethnologue, cest moins la technique employe ou les rponses obtenues,que la forme donne aux questions au cours de ce processus daccrditationquest la divination, puisque cette forme de questionnement dlimite le champdes interprtations possibles. Or, ici, les questions se rduisent demander silsagit de tel esprit ou de tel autre. Aussi un esprit apparat-il ncessairementcomme cause de linfortune.

    En associant la recherche de lorigine dun mal avec un nom propre ( est-ce[lesprit nomm] Sikari ? ), le diagnostic divinatoire repose sur, ou induit, lideque les infortunes sont le rsultat dune intentionnalit courrouce, cest--diredun esprit (ou dun sorcier). Cela saccorde avec un autre type de discours gn-ral produit sur les esprits : ils sont comme des humains, mais sans corps autre-ment dit, des subjectivits. Concrtement, ce que semblent retenir les Kulung deces subjectivits est avant tout leur insatisfaction, leur jalousie, leur rancur.Les raisons qui poussent les esprits tre insatisfaits et agir sont rarementformules. Lorsque lon interroge les Kulung sur la question, les rponses sontpeu prcises : tel esprit avait faim et avait captur lme dune personne pour lamanger ; tel autre esprit solitaire voulait, en poussant un homme dans un ravin,quil devienne un esprit pour sen faire un compagnon ; tel malade avait souillla demeure dun esprit en passant ct ; tel autre avait nglig un rituel. Cesrponses nimpliquent ni faute morale, ni action rprhensible, mais un conflitde voisinage. Quon le veuille ou non, il faut cohabiter avec ces entits, partagerle mme monde 6. Si le lien de causalit entre une subjectivit et la maladie quilui est attribue nest gnralement pas formul, il repose nanmoins sur lideque le dsir, lintentionnalit, peuvent agir (ainsi ma-t-on dfini la sorcellerie :tu aimes une jolie femme, mais elle ne taime pas ; alors, tu nes pas content, etelle tombe malade).

    6. Sur ce point, voir T. Nathan et I. Stengers (1995), et, plus gnralement sur les idesdveloppes ici propos de linfortune et la divination, M. Aug (1974), A. Zempleni (1985).

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    Quoique dune manire diffrente de celle des situations de rencontres,lesprit apparat nouveau indirectement associ un signe ici linfortune,rvl par lopration divinatoire. La rfrence lesprit merge a posteriori,comme une hypothse explicative, plus quelle ne relve dune exprience directe.En dsignant un esprit comme cause dun mal, la divination transforme linfor-tune en une action motive du moins en une action qui rsulte dune intention-nalit, car la motivation est ici secondaire. Si les rcits de rencontre sarticulaientavec un discours explicite sur la corporit des esprits, paroles et actes divina-toires associent linfortune une reprsentation implicite de leur intentionnalit.Mais ce qui compte est alors la possibilit dagir, de remdier aux consquencesnfastes de ce contact avec une intentionnalit pathogne. Il sensuit la ncessitde raliser un rituel pour contenter ladite entit.

    La gurison et les rituelsLes rituels forment un lment central de la religiosit kulung. Ces techniques,

    hrites des anctres, sont ralises en vue dagir sur le monde, et notammentsur les esprits et/ou toute autre entit spirituelle (sorcier, me, prosprit...).Leffet des rituels est suppos mcanique. Lchec dun rituel quand leffetattendu dun rituel ne survient pas, gnralement, quand le commanditaire durituel est toujours malade sera imputable soit au fait que ce rite ne suffisaitpas, soit au fait quune autre entit spirituelle est venue le contrecarrer. Onconnat donc lobjectif des rituels, on sait que cela peut marcher, mais on ne saitpas vraiment comment. Cela explique le ncessaire formalisme qui prside laralisation dun rituel. La source de lefficacit rituelle ntant pas connue, toutdtail peut tre fondamental pour la bonne marche du rituel. Le moindre oublipeut suffire, sans que lon sen aperoive, rendre lopration inefficace. Commepour la divination, si la technique rituelle nest pas remise en cause, ceux qui lamettent en uvre peuvent ltre. Si le principe defficacit du rituel chappe auxacteurs cest notamment ce qui distingue le rituel dune action technique lobjectif rituel est relativement vident pour tous. Il se construit autour dunscnario clair, qui varie selon le rituel, mais qui consiste gnralement se conci-lier un esprit par des offrandes (avant tout alimentaires sacrifice et crales mais aussi dencens, de lumire, de parole, etc.), pour quil cesse de perturberles humains (ou pour len dissuader, si le rite est prventif), pour quil rende lesmes voles le cas chant, et/ou pour quil apporte des bienfaits. Car, mmelorsque le rituel un rituel priodique, par exemple na pas lieu la suite dunmalheur, il est conu comme contraint, exig par les esprits : Si on ne le faitpas, on tombera malade , dit-on sil est ralis de manire prventive ; Si onarrte de le faire, on sera nouveau malade , affirme-t-on sil est tabli aprsun malheur originel 7.

    7. Mon approche du rituel est proche de celle de S. Tambiah (1981), M. Linder et J. Scheid(1993), et stimule par celle de M. Houseman (2002).

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    Prenons lexemple dun petit rituel adress priodiquement par chaque matrede maisonne lesprit Wayome, qui habite au sein de la maison. Le matre demaisonne commence par construire lautel : deux branches de chtaigniers, unecalebasse remplie de bire entoure dun bracelet et dun tissu, une petite assietteen feuilles, le tout pos sur une feuille de bananier. Dans un langage imag,compos de mot-doubl et de formules rptes en boucle, le matre de maison-ne, accroupi devant lautel, annonce :

    Hey Wayome, qui est sur mes paules et qui me fait voir les rves, en cette saisonhivernale, de mon lieu, je rends culte ! Si les flches des sorciers, des devins, etc.,arrivent sur mon corps, avec le riz et le gingembre jets par-dessus mes paules [disantcela, il le fait], donne-moi le pouvoir de les carter ! Je mets la bire qua prparema femme, un bracelet, un vtement, etc., dans lautel. Toutes tes affaires tant mises,hey Wayome, que tes yeux regardent ! Prends-les ! Donne la lumire et donne dubien ! Si dans nos corps, il y a mal de tte, enflure, fatigue, fivre, etc., tant satisfait,sors-les ! Sers-toi de tout ce qui est l ! Je mets bire et gingembre sur la nuque dupoulet [ce quil fait, pour le ddier], fais-le bouger [montre-nous que tu lacceptes] !Le poulet sacrifi et cuit, il recommence : HeyWayome, je pose dans lautel les organesvitaux du poulet [il pose le cur, le foie, etc. dans lautel], prends-les et fais la lumiresur nos corps ! loigne maladies et sorciers ! En change de nos corps, toutes tesaffaires sont l ! Moi, lignorant la voix rauque, je te supplie ; que tes oreillescoutent ! Donne la force et le lumineux ! Hey Wayome, je range lautel, tes affaires,mangeant tes restes, ne sois pas en colre, donne le bien [il dfait lautel] ! Rangeant,je pose du poulet dans ton assiette, sers-toi [il reprend les morceaux de viande possdans lautel, et ne laisse que des petits bouts de viande arrachs sur chacun] ! Un autrebon jour dune autre anne, rencontrons-nous de nouveau avec du bien !

    Le rituel achev, le poulet sera consomm en famille.

    Le discours et laction rituels laissent supposer que les esprits possdent desyeux, des mains, une bouche, et quils sont dots dintention et de sentiment. Ilsamnent penser, par dduction, que les esprits comprennent les langues, quilsse nourrissent, quils aiment la flatterie, quils sont potentiellement dangereux,vite irritables, quils possdent de nombreux pouvoirs entranant la maladie oubien quils peuvent influer sur la chance, les mes, la fertilit, la force vitale...Par contraste avec ce que lon a pu observer dans les deux prcdents champs,les esprits sont ici implicitement reprsents comme dots la fois dun corps etdune subjectivit.

    Tout en construisant en creux un portrait des esprits, le rituel participe lastructuration de la socit kulung. Car autour de la communication et de lare-prsentation implicite des esprits qui slabore dans le rite, se structurentdes catgories aussi fondamentales que celles de temps et despace : les rituelsscandent la temporalit kulung et dterminent toute une gographie rituelle. Sestructurent aussi les groupes (en dfinissant et en mobilisant des rles et desstatuts jeunes et anciens, femmes et hommes, spcialistes et non-spcialistes,consanguins et affins, et toutes les communauts daffligs les rituels contri-buent les actualiser et les construire) et les modes de relations entre groupes

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    (coopration, rivalit, alliance, etc.). Se dgage aussi, et plus gnralement, unevision du monde, fonde sur une qute nergtique (demandes dloignement dela strilit et des maladies, demandes dapport de prosprit, de croissance etdabondance), impliquant les diffrentes catgories dacteurs humains et nonhumains, qui inscrivent le groupe dans son histoire et dans son environnement,social et naturel. Cest par une analyse dtaille de tous ces lments que lethno-logue peut construire, autour des esprits et des relations entretenues avec eux,la sociologie du groupe.

    Si tout, dans le rituel, voque les esprits et participe la structuration dunordre, pour autant, les esprits en question sont dits ne quasiment pas se manifes-ter lors des rituels. Les esprits sont certes impliqus : tout le rituel sadresse eux, et ils sont lorigine de lalchimie rituelle qui oprera, notamment, dans lerepas de communion cest en partie par la consommation de la nourrituresacrificielle, charge de la puissance des esprits, que saccomplissent les bienfaitsdu rituel. Ils sont donc bien, dune manire ou dune autre, supposs tre l.Mais leur manifestation est minime (la seule action qui leur est attribue estlbrouement du poulet ddi), indirecte (la gurison et/ou la protection du sacri-fiant), et leur action est diffre (les effets du rite ne seront tangibles quultrieu-rement). Il sagit de communication, mais sans la prsence des invisibles. Lesesprits nexistent que comme rcepteurs implicites de la communication rituelleet de ses attentes supposes comme sils ne venaient que justifier lacte fonda-mental de lchange (il faut donner pour recevoir) que met en scne le rituel.

    Les mythes, rcits sur les temps rvolusDe source de mystre et de dsordre, ainsi quils apparaissaient dans les deux

    premiers champs, les esprits deviennent moteurs par les rituels quils motivent dune certaine intelligibilit et dun certain ordre. Il en va pareillement proposdu dernier champ dactualisation que je voudrais voquer, le champ mythique.Citons un bref extrait de mythe qui rapporte la recherche dun mari pour Ninam,la mre de lhumanit :

    Ninam commena par vouloir appeler le vent, mais sa mre [Hohorem, un insecte]len empchait, lui rappelant que le vent tait son pre... et l haut, elle lui montraSongerwo [ltoile Venus]. Alors : Mais cest trs loin ! Mes yeux peuvent peine levoir, comment pourrais-je atteindre ce lieu ? Hohorem envoya [les oiseaux] Cincoliet Kekuwa comme intermdiaires. Mais, alors que les oiseaux volaient, le ciel tourna,et ils ne le rencontrrent pas. Ninam va nous gronder ! la place, ils virent Paru[ltoile Jupiter]. Il tait vieux, avec un gros gotre. Nous sommes venus te chercher !En bas, une fille est devenue adolescente, elle a besoin dun mari. Maintenant, tu doismonter sur nos ailes. Ayant dit cela, il dit : Non, je nirai pas ! Car Ninam est uneadolescente, et moi, je suis vieux et laid, elle ne maimera pas ! Mais il faut y aller !Alors il fit un peigne. Donnez-lui cela, si elle aime, elle maimera... Aprs avoirvu le peigne, Ninam sera conquise, mais elle rejettera Paru aprs lavoir vu, en raison

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    de sa laideur. Paru, furieux, asschera le monde et, par ruse, fera boire son sperme Ninam qui se mourait de soif. Enceinte, elle donnera naissance toutes les espces.

    Jappelle mythes les rcits kulung qui racontent la formation des lmentsconstitutifs du monde et de la socit, au travers des vnements marquants quien sont lorigine. Ils sont dits tre transmis de gnration en gnration (mmesi personne nen identifie les narrateurs originels) et doivent donc tre fixs sice nest dans leur forme, du moins dans leur fond. Rcits lors des funraillesou lors de discussions sur lorigine de telle ou telle chose, les mythes se veulentexplicatifs, sources dintelligibilit. Il sagit moins de rendre compte des mystresde la nature que de lgitimer certains lments de lorganisation sociale, en partieimputs aux esprits. Ces derniers ont donc contribu faonner le monde telquil est.

    Plus encore que les rituels, les mythes vhiculent une image implicite desesprits qui les rapprochent des humains. Ils y apparaissent comme des individua-lits clairement distingues : ils ont une histoire, un sexe, une nature, quil sagissedes esprits autognrs (pokma) ou des esprits de morts (cap). Ils sont dots la fois dun corps et dune subjectivit : ils agissent, parlent, ont des intentions,expriment des sentiments. De plus, les deux lments qui caractrisent, dans lechamp rituel, les esprits leur invisibilit et limpossibilit dune communicationclaire et directe avec eux sont absents des rcits mythiques. Mme si elle estrare (les mythes parlent surtout dinteraction entre entits spirituelles), linterac-tion des premiers anctres avec les esprits sopre selon des modalits relative-ment normales : regard, parole, toucher, etc. Ce temps de la communication,lorsque les pierres, les arbres et les hommes pouvaient converser ensemble, dit-on, est dailleurs une caractristique fondamentale de ces temps des origines querelatent les mythes. Le seul lment qui les distingue vraiment de la conditionactuelle des hommes est le fait quils possdent certains pouvoirs particuliers :ils peuvent vivre dans le ciel, se mtamorphoser, possder le pouvoir dasscherle monde, etc.

    Le discours mythique sous-tend une re-prsentation assez explicite des esprits,qui est associe un ordre ; mais plus encore que lors des rituels, les esprits nesont en aucune manire dits tre prsents, se manifester, lors des rcitationsmythiques. Il sagit de rcits dhumains, raconts entre humains, pour leshumains 8. De plus, les rcits mythiques parlent dun temps rvolu. Ils offrentun discours sur la manire dont le monde fonctionnait du temps des anctres,mais ces rcits ne sont pas valides pour le temps prsent, et les Kulung aiment marquer le dcalage entre le monde du mythe et le monde du prsent. Celaexplique que, si le doute est permis propos des rcits mythiques (on ntait pas

    8. Sur la question des reprsentations des esprits dans les mythes, voir, pour un point devue diffrent partir dune population proche, M. Gaenszle (1992), et R. Hamayon (1990)pour le contraste avec les popes.

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    l pour voir ce qui se passait), il ne se fonde nullement sur le caractre extraordi-naire des vnements relats : ceux-ci se situent dans une temporalit diffrenteet sur un registre distinct de la vie quotidienne et du temps prsent ; ce qui nestplus possible actuellement le fut dans ces temps premiers, temps de tous lespossibles. Il existe donc une rupture, temporelle et ontologique, entre le tempsprsent et le temps mythique, marque notamment par la fin de ce temps o desrelations normales (du type de celles que les humains entretiennent entreeux) avec des entits spirituelles taient possibles. De nos jours, les esprits ne serencontrent plus que via une forme de communication trs limite, et dans descirconstances extraordinaires (sorte de rminiscences de ce temps mythiquedavant la rupture de la relation ?), ce qui nous ramne au premier champdactualisation des esprits que nous avons voqu.

    Entre re-prsentation et manifestationDe cette brve prsentation des diffrents champs dactualisation des esprits,

    il semble que lon peut dgager une sorte de polarit dans la manire dontsactualisent les esprits, entre ce qui relve de la manifestation (les actions attri-bues aux esprits) et de la re-prsentation (en tant que manire de rendre prsenteune absence). Dans le premier ple, les esprits sont associs au dsordre, tandisque dans le second, ils participent la structuration dun ordre. Le discoursmythique dresse un portrait assez prcis des esprits (ils sont dots dun corps etdune subjectivit, et il est possible dinteragir avec eux sur un mode normal),et prsente ces derniers comme tant au fondement dun certain ordre. On a re-prsentation mais sans manifestation, car les esprits ne sont pas dits tre prsents,sous quelque forme que ce soit. Le mythe nest quun discours ; la communica-tion, le contact sont absents. Et cela est tant mieux, cest le signe que tout vabien. Car les interactions concrtes avec les esprits se rsument des rencontrespossibles et surtout des infortunes. Certes, les esprits sont supposs ne pasapporter que des infortunes, mais aussi la prosprit, la chance, etc. Mais, defait, dans de telles situations, la rfrence aux esprits est rarement faite. Dunepluie qui tombe point, comme dun corps en bonne sant, on se flicite, maison ne cherche pas les expliquer, mme si cest ce que lon a demand unesprit lors dun prcdent rituel : seuls linfortune et le dsordre appellent inter-prtation et action. Les interactions entre hommes et esprits sont donc trs limi-tes et/ou saisies a posteriori (lune se construit dans sa narration, lautre par ladivination) ; elles se rsument un mystre ou un malheur. On a manifestationsans vritable re-prsentation.

    Larticulation de ces deux ples sopre travers les rituels. En cas de mani-festation des esprits via linfortune, la volont de comprendre les causes et dagirdessus enclenche le systme divinatoire et rituel, qui permettra de grer lvne-ment. En proposant le nom dun esprit comme cause du mal, le processus divina-toire inscrit un vnement nouveau et inconnu, le mal et/ou linfortune, dans un

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    ensemble (plus ou moins) dtermin et matris. Tout en permettant linfortunde mettre un nom sur le mal qui le ronge, laction divinatoire permet aussilaction. Car la divination implique le rituel, lors duquel lesprit de simple causedinfortune devient une intentionnalit que lon peut manipuler. En ouvrant unecommunication avec un esprit, le rituel le dterminera en le nommant et en lequalifiant par de nombreux canaux tout comme il agira sur le groupe, quilparticipe structurer. Ce faisant, la divination et le rituel ont pour effet dedsinscrire la relation linfortune et aux esprits de la sphre individuelle (larencontre a lieu travers les visions, le corps et lexistence du sujet de linfortune)en llargissant au collectif. Mais paradoxalement, en reprsentant lesprit, lerituel a pour effet de recrer la ncessaire distance entre les hommes et les esprits ;aprs avoir convi un esprit venir, lofficiant qui ralise le rituel tentera delloigner. nouveau, lors du rituel, les esprits nexistent plus quen creux ; ilsne sont plus, en quelque sorte, que les destinataires idaux de la communicationrituelle. Si les rencontres impliquent des manifestations sans communication, lerituel, linverse, se construit comme une communication sans vritable inter-locuteur. Cest donc par une opration qui consiste mettre lesprit distancedes individus que se structurent la fois une re-prsentation des esprits et unordre social. Lordre social se construit partir de, et sur le dsordre individuelvia une opration de lesprit, pourrait-on dire.

    Tout semble se jouer dans un difficile jeu de balance entre le trop et le pas assez de contact, qui rejoint dailleurs un trop et un pas assez dadhsion. Les esprits, il ne faut ni trop y croire, ni pas assez, de mme quilne faut ni trop, ni pas assez entrer en contact avec eux. La relation doit exister,mais tre limite, car si elle est ncessaire, elle est aussi dangereuse. Du point devue analytique, on peut dire quil faut que le contact ait lieu entranant de lasorte un malheur pour pouvoir ensuite y mettre fin et faire se structurer unordre. Crypte, linteraction entre hommes et esprits est toujours partielle, donc interprter et toujours repenser.

    4

    Au terme de cet article, je nai pas propos de rponse claire une questionque lon peut lgitimement se poser : pourquoi les Kulung et plus gnralement,nombre dhumains conoivent-ils des esprits ? Sil est difficile de rpondre unetelle question, il est nanmoins possible, par limination, de proposer quelqueslments de rflexion.

    Je voudrais dabord dfendre un point de vue sur lapproche anthropologiquede ce que sont les esprits, en affirmant que le flou dont ils sont entours et ledoute dont ils peuvent faire lobjet paraissent tre des aspects prendre encompte. Les esprits sont des tres lexistence suppose (car non perceptiblesdirectement, en situation dinteraction normale) auxquels les Kulung ne sint-ressent que peu ; ils pensent et agissent beaucoup plus avec. Ce sont autant

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    dindices quil ne faut pas sy intresser en soi : il sagit dun moyen de penseret dagir, et non dune fin. Ils nimpliquent donc pas une thologie, mais unecosmologie implicite qui se construit en partie dans laction : une cosmopraxie.Les esprits sont donc des notions toujours repenses, qui nexistent que quandon se rfre eux et ne sont dfinis quen fonction des raisons pour lesquelleson fait appel eux. Nexistant que dans leur actualisation, ils ne peuvent secerner comme des objets ou des tres. Cela amne un second point.

    Il semble que lon ne peut donner une cause unique au fait de penser lesesprits. En effet, il sagit avant tout dune catgorie qui existe en creux, en dduc-tion de situations diffrentes quelle permet justement darticuler. Linvisibilitdes esprits permet de les imaginer de diffrentes manires, parfois contradic-toires, sans que rien vienne remettre cela en question. Les esprits sont compossde multiples facettes qui varient selon les occurrences et les circonstances, ce quifait deux des points darticulation, des nuds. Au croisement de lindividuel etdu social, du ressenti, de linterprtation et de laction, de linfortune et de lafortune, de laffliction et de llection, les esprits sont les mdiateurs qui per-mettent larticulation de ces lments autrement inconciliables, en faisant desuns la condition mme des autres. Cest la souplesse de ce systme, bas sur desentits floues, qui permet son efficacit. Pour que ce systme fonctionne, il fautque ses mcanismes, ici les esprits, restent de lordre de limpens. Do le nces-saire dcalage entre la pense des populations tudies et celle de lanthropo-logue : seul ce dernier, qui a pour triste vocation de dsenchanter le monde, doitchercher percer les ressorts des idologies.

    Grgoire SCHLEMMERParis-Bondy UR 105, Savoirs et Dveloppement, IRD

    [email protected]

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    RsumCet article propose dapprocher la manire dont une population de tradition orale,les Kulung du Npal, conoivent les esprits et, par l, de tenter de saisir le statut donner ces reprsentations dans le langage de lanalyse anthropologique. On ydfend largument que les esprits ne sont pas des reprsentations stables, mais quellesvarient selon les situations lors desquelles elles sactualisent. Ltude de ces situations(les rencontres et leur mise en rcit, linfortune et la divination, le rituel, le mythe),que nous nommons ici champs dactualisations , rvlent que les reprsentations

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    sous-jacentes des esprits varient notamment selon quil sagit, pour les Kulung,de re-prsentations (vocation dune absence) ou de manifestations (marque duneprsence). Ces reprsentations sarticulent plus ou moins entre elles selon une logiquedu flou et du doute. Instables, ces reprsentations, qui permettent larticulation dl-ments autrement inconciliables entre eux, doivent constamment tres repenses, cequi permet ainsi llaboration dune cosmologie implicite, qui se construit en partiedans laction.

    Mots-cls : Kulung Rai, Npal, esprits, reprsentation, pistmologie.

    AbstractThis paper aims to show how a population with an oral tradition, the Kulung fromNepal, conceives spirits and, through that description, to seize the status whichshould be given to such representations in the language of anthropological analysis.I argue that spirits are not stable representations. Rather, they are representationsvarying according to the situations in which they actualize themselves. The study ofsuch situations (encounters with spirits and narratives about them, misfortune anddivination, ritual, myth), which I label fields of actualization, reveal that under-lying representations of spirits are not homogeneous notably whether they have todo, according to the Kulung outlook, with re-presentations (evocating an absence)or manifestations (marking a presence). These representations are more or less articu-lated together according to a logics of looseness and of doubt. Unstable, these repre-sentations which allows the articulation of elements otherwise incompatible mustconstantly be rethought, which allows the elaboration of an implicit cosmology,partly built within the framework of action.

    Key words: Kulung Rai, Nepal, spirits, representation, epistemology.

    ResumenEste artculo propone el abordaje de la manera en que una poblacin de tradicinoral, los Kulung de Nepal, conciben a los espritus, y, a travs de esta entrada, tratade comprender el estatuto a atribuir a estas representaciones en el lenguaje del anlisisantropolgico. Se defiende el argumento que los espritus no son representacionesestables, sino que varan segn las situaciones durante las cuales stas se actualizan.Es estudio de estas situaciones (los encuentros y su puesta en relato, el infortunio yla adivinacin, el ritual, el mito), que nombramos aqu campos de actualizaciones,revelan que las representaciones subyacentes de los espritus varan especialmente,en la medida en que se trata, para los Kulung, de representaciones (evocacin de unaausencia) o de manifestaciones (marca de una presencia). Estas representaciones searticulan ms o menos entre ellas segn una lgica de lo impreciso y de la duda.Inestables, estas representaciones, que permiten la articulacin de elementos de otromodo irreconciliables entre s, tienen que ser constantemente repensados, lo quepermite la elaboracin de una cosmologa implcita, que se construye en parte enla accin.

    Palabras clave: Kulung Rai, Nepal, espritus, representacin, epistemologa.