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Automatisme et travail industriel Author(s): GEORGES FRIEDMANN Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 1 (1946), pp. 139-160 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688774 . Accessed: 16/06/2014 01:09 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.106 on Mon, 16 Jun 2014 01:09:04 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Automatisme et travail industriel

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Automatisme et travail industrielAuthor(s): GEORGES FRIEDMANNSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 1 (1946), pp. 139-160Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688774 .

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Automatisme et travail industriel

PAR GEORGES FRIEDMANN

Dialectique de la division du travail. - Au cours de la seconde révolution industrielle, inaugurée depuis la fin du siècle dernier et centrée sur l'emploi massif de l'énergie électrique1, la division du travail, suivant sa dialectique interne, n'a cessé de créer des fonctions toujours plus spécialisées. Le travail devient de plus en plus parcellaire et chaque opération, ainsi déli- mitée, est confiée à une machine qui remplace l'outil tenu à la main. La part de l'homme dans la production proprement dite décroît. Choix, préparation, décision, ont tendance à se situer ailleurs que dans l'atelier. L'intelligence semble peu à peu se retirer des opéra- tions de production, se concentrer dans le dessin, la conception, l'exécution des machines, et dans les bureaux d'études taylorisés. Le travail à la chaîne marque une étape historique de cette évolution.

Mais la mécanisation n'est pas encore totale. La main de l'homme intervient dans quelques opérations : mettre une pièce sur la presse, l'évacuer, la remplacer. Cette période intermédiaire abonde en tâches pénibles pour l'ouvrier ; il n'est plus qu'à demi, qu'au quart engagé dans l'opération, mais il l'est tout de même :

1. Sur la seconde révolution industrielle, que nous distinguons de la première, centrée sur le charbon et la machine à vapeur, cf. pour plus de détails, notre étude sur La crise du progrès, Paris, 1936, chap. I.

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à l'état de substitut de la machine pour les tâches que celle-ci n'a pas absorbées. L'homme est loin d'être partout, aujourd'hui, un créateur de techniques et un surveillant de machines. Il est contraint de participer à des opérations vidées de toute qualité intellectuelle mais qui exigent, par contre, une tension nerveuse de chaque instant et rendent, le plus souvent, désirable pour lui la séparation du travail et de la pensée, l'éva- sion de la rêverie. Au moment où les derniers gestes productifs de l'ouvrier sont confiés aux pignons, aux engrenages, aux arbres métalliques, l'automatisme intégral commence. C'est vers ce but que paraît tendre, au cours de son développement, la division du travail.

En ce sens, la marche vers l'automatisme éclaire toute l'histoire du machinisme. Pour des raisons écono- miques, le moteur humain est, dans la plupart des cas, moins avantageux que des moteurs mus par des sources d'énergie naturelle. Une fois dessinés par la division du travail les linéaments des opérations parcellaires, et là où se trouvent réunies les conditions qui rendent cette innovation profitable aux déten- teurs des moyens de production, les nouvelles tech- niques permettent de joindre au moteur humain des mécanismes artificiels. Dans la première révolution industrielle du capitalisme, la principale source d'éner- gie est la vapeur, les machines sont exclusivement cinématiques : le type en est la machine-outil mue à l'aide de courroies de transmission, elles-mêmes entraî- nées par des arbres en relation avec les bielles d'une machine à vapeur. L'automatisme apparaît et mûrit dans une période infiniment plus riche en techniques variées, celle de la seconde révolution industrielle, qui utilise les formes nouvelles d'énergie et les dispositifs les plus délicats pour les substituer aux gestes et aux sens de l'homme (contacts électriques, cellules photo- électriques, etc.)...

Il est inexact d'affirmer, comme on l'a fait souvent, que le machinisme ait été développé pour diminuer

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l'effort des hommes dans la production. En fait, l'his- toire des techniques montre qu'en bien des cas des machines ont été ignorées ou momentanément aban- données lorsque le travail manuel demeurait plus pro- fitable aux industriels, sans nulle considération de la difficulté des tâches ainsi maintenues. Les chefs d'entreprise qui adoptaient la mule-jenny ou les pre- mières bennes des hauts fourneaux n'étaient certes pas guidés par des mobiles humanitaires. Mais l'homme coûte cher, parfois. Il se fatigue vite, son rendement est limité, en fin de compte, par sa constitution phy- siologique. Se conjuguant avec la « législation de fabrique » peu à peu arrachée par les luttes ouvrières et admise par l'intérêt patronal, les machines ont souvent, en fait, diminué l'effort humain. De même, seule l'étude du marché du travail et des conditions économiques et techniques de la production permet de comprendre, dans chaque cas particulier, l'apparition de l'automa- tisme. En soi, il constitue une étape nouvelle dans cette singulière évolution par quoi l'homme se retire peu à peu des opérations de l'industrie : cessant, comme dirait le philosophe, d'y être objet pour en demeurer seulement le sujet.

L'automatisme s'annonce de très loin dans l'his- toire des techniques. On peut en suivre les progrès, par exemple sur le tour. Les premières machines-outils où l'ouvrier a fait tourner l'objet sur lui-même, pour le façonner, étaient des tours de potiers. Aujourd'hui, le tournage se dit du taillage des matières seulement. Les premières représentations du travail entre pointes fixes nous montrent l'ouvrier à la fois moteur et opé- rateur. L'artisan égyptien, usant d'un perçoir à archet, ne se servait que de ses deux mains ; le tourneur, lui, employant une main pour faire mouvoir l'archet, l'autre pour guider l'outil sur l'objet façonné, devait souvent, en outre, se servir d'un de ses pieds2. On voit

2. A. -P. Usher, A History of mechanical inventions, New-York, 1929.

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combien importante était alors la part du corps humain : l'homme tout entier est engagé dans la pro- duction où son corps joue à la fois le rôle de moteur, de transmission et d'outil naturel.

Plus tard, la division du travail apparaît, sous une forme d'abord rudimentale. Ce n'est plus le même individu qui est xnoteur et opérateur. Un ou plusieurs ouvriers déplacent un grand archet puis, par une mani- velle et un système de transmissions, font mouvoir d'une manière continue l'objet à façonner. Le tour- neur, désormais libéré de la tâche motrice, peut tra- vailler debout et employer ses deux mains à l'outil. Il faut attendre longtemps encore pour qu'un impor- tant progrès vienne diminuer l'effort musculaire de l'homme dans le tournage : l'invention du support à outil, qui paraît se répandre en Occident vers la fin du xvine siècle, et permet à l'ouvrier de régler la posi- tion, la pression, la profondeur de coupe de l'outil, par rapport à l'objet à tailler.

A ce moment le rôle de l'opérateur demeure impor- tant dans le tournage. Son habileté a été, pour ainsi dire, libérée et mise en relief par le progrès technique, qui le décharge des tâches brutes d'impulsion motrice et de maintien de l'outil sur l'objet. La part qui lui est dévolue ouvre un large champ à l'habileté profes- sionnelle, à l'initiative, et constitue, en somme, l'essen- tiel du tournage : avance de l'outil et déplacement de la pièce.

A ce stade de l'évolution du tour, la manœuvre de l'outil est commandée par des groupes de méca- nismes-adjoints qui peuvent être aisément, dans l'état de la technique contemporaine, combinés de manière à diminuer l'intervention de l'homme : ces modifica- tions sont sur la voie de l'automatisme3. Que l'on compare, par exemple, le tour ordinaire à charioter

3. P. Maurer, Machines automatiques, mécaniques et électriques, Paris, 1934, p. 39.

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et fileter, qui est une des machines les plus communes des ateliers, avec les machines correspondantes employées dans la fabrication en série. Certains de ces tours semi-automatiques ne portent encore qu'un outil unique, mais sont commandés par des leviers : le travail de l'ouvrier s'en trouve d'autant simplifié. Tel est le cas du tour de précision Boley. D'autres comportent plusieurs outils. Ici encore, le tour semble avoir été une des premières machines qui aient béné- ficié de ces perfectionnements. Les constructeurs dési- raient éviter à la fois les inconvénients du travail par « reprises » et ceux du travail par changements d'outils. Dans le tour ordinaire, la remise en place de la pièce pour chaque opération nouvelle entraîne le plus souvent une certaine excentricité (car on change d'axe en repla- çant la pièce sur le tour). Le tour de précision maintient la pièce fixe durant toutes les opérations. Mais les montages et démontages exigés par les changements d'outil prennent beaucoup de temps et risquent, eux aussi, d'introduire des erreurs.

Les porte-outils à « revolver » assemblent les outils de manière à les faire agir successivement : le progrès technique a consisté ici dans le groupement, sur une même machine, de plusieurs outils qui viennent se présenter automatiquement devant l'objet à usiner. Les types de revolver sont très nombreux. Le plus souvent, à chaque outil correspond une butée réglable qui limite son action. Le degré d'automatisme de ces dispositifs est fort variable, depuis le levier, mû par la main de l'ouvrier, qui provoque la rotation de la tourelle et par suite l'action de chaque outil, jusqu'à la mise en marche qui déclanche l'action du faisceau d'outils pour un cycle indéfini d'opérations. « Beau- coup de ces machines n'ont plus qu'une parenté éloi- gnée avec le tour ordinaire qui leur a donné naissance ; certaines sont automatiques pour la durée d'un cycle correspondant à la production d'une pièce ; d'autres, qui présentent un certain nombre de broches parallèles

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groupées autour d'un axe et d'un nombre correspon- dant de porte-outils, sont automatiques pour une durée indéfinie ; le revolver est constitué par l'ensemble du système des broches, celles-ci venant tour à tour se présenter à l'opérateur pour le changement de pièce»4.

L'automatisme complet du tour n'a d'intérêt pra- tique, bien entendu, que pour la production en grande série et surtout pour la fabrication de petites pièces : vis, boulons, écrous, pièces d'horlogerie, etc. En même temps qu'on élimine l'intervention de l'ouvrier, on s'efforce de rendre profitables ces machines délicates et coûteuses grâce à un rendement élevé. On intensifie leur production en les faisant, par exemple, agir sur plusieurs pièces montées l'une à côté de l'autre. En même temps, on a perfectionné le tnode d'action de ces machines en les munissant d'outils variés, permet- tant d'effectuer toute une gamme d'opérations telles que percer, tarauder, aléser, fraiser, fileter, scier, etc. Cet outillage complexe est précieux pour le décolletage en série et le petit appareillage électrique. Il n'est pas rare de rencontrer, dans les ateliers de grande série, des tours automatiques, accomplissant de dix à vingt opé- rations différentes. Le progrès technique, par sa dia- lectique interne, tend à reconstituer, dans les machines automatiques polyvalentes, une nouvelle forme d'unité de travail, sur un nouveau plan.

Trois étapes de V automatisme. - Les relations entre division du travail, manufacture, chaîne et automa- tisme apparaissent maintenant plus clairement. La division du travail, telle qu'elle tendait, à se réaliser dans les manufactures, brisait en une sorte de pous- sière l'unité du métier artisanal. Lorsqu'Adam Smith

4. Androuin, Le travail des métaux aux machines-outils, Paris, 1929, p. 356.

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décrit la manufacture d'épingles de son temps, chaque parcelle de travail, chaque tâche y serait prête pour la mécanisation si l'étaient également les conditions éco- nomiques et le progrès technique. La mécanisation, une fois commencée, s'efforce de confier à la machine les travaux bruts naguère effectués, au prix de grosses dépenses d'énergie, par le moteur humain : la main, cependant, conserve son importance et ses privilèges. L'homme est d'abord éliminé dans ses fonctions pure- ment motrices : tel est le cas de l'industrie textile. Mais il continue de régler de près, au cours de cette étape, le travail proprement dit de la matière. Plus la division du travail avait été poussée dans la période manufacturière, plus il a été facile aux inventeurs de réaliser les combinaisons cinématiques capables de se substituer aux organes naturels de l'homme, et de s'acheminer vers l'automatisme. Dans l'industrie de la chaussure, par exemple, les opérations parcellaires telles que bonbouter, verrer, entoiler les premières, gouger les talons, coucher les gravures, poser les talons, tourner, finir, gravurer les formes, ont pu être rapide- ment confiées à des machines automatiques.

L'industrie actuelle présente, diversement répartie selon les régions, les industries, les conditions écono- miques, les moyens financiers des entreprises, trois sortes de machines qui marquent aussi trois étapes de l'automatisme, entre lesquelles se nuancent toutes les formes intermédiaires. Tout d'abord les machines dépendantes où l'alimentation, la commande, le réglage dépendent constamment de la main de l'homme : ce sont les machines répandues dans les ateliers par la première révolution industrielle et maintenues dans la mesure où celle-ci se prolonge et se survit ; en second lieu, les machines semi-automatiques, dont nous avons analysé un exemple avec le tour-revolver. Enfin, nées du perfectionnement des précédentes, les machines automatiques (indépendantes) où l'ouvrier en tant qu'opérateur, se trouve éliminé : d'autres fonctions

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apparaissent, surveillance, contrôle et surtout réglage. L'ouvrier peut désormais commander plusieurs machines. Une équipe de tisseuses surveille, dans certains ateliers, plusieurs centaines de métiers à tisser automatiques. L'industrie chimique moderne offre des exemples nombreux de tâches, parfois délicates, qui consistent avant tout dans la surveillance d'appa- reils de mesure (pression, température, densité, etc.) : le travail musculaire y est ainsi insignifiant ou nul.

Plus on s'approche de l'automatisme - sans toutefois y atteindre - plus la part de travail laissée à l'homme apparaît, en soi, dépouillée de tout intérêt intellectuel ou technique : seules subsistent quelques opérations répétées, très simples, préfigurant déjà celles de la machine qui tôt ou tard les remplacera. Il semble que la machine ait attiré à elle l'homme pour combler ses lacunes : elle le domine alors entièrement et lui impose ses nécessités. « (L'homme) complemente toutes les fonctions qui manquent à la machine, toutes les imperfections qui gênent la machine dans la satis- faction de ses besoins. Si elle manque d'yeux, il voit pour elle ; il marche pour elle, si elle est sans jambes ; et il tire, traîne, porte, si elle a besoin de bras. Tout cela est accompli par l'ouvrier au rythme fixé par la machine, sous sa direction et sa commande5 . »

Les travaux de grande série, si fréquents dans les vastes entreprises, effectués par une main-d'œuvre à bon marché, femmes, manœuvres spécialisés, et, en France, travailleurs nord-africains, entrent souvent dans cette catégorie : par exemple les travaux de presse, d'estampage, d'alimentation de machines. L'examen de cette dernière tâche démontre bien les avantages de l'automatisme total et la contribution qu'il peut apporter à l'humanisation de l'industrie6.

5. H. Marot, The creative impulse in industry, New-York, 1918, pp. 4-5.

6. Wyatt et Langdon, Industrial Health Research Board, Rapport n° 82, Londres, 1938.

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Dans les machines non automatiques, l'ouvrier doit présenter à la machine (par des dispositifs variés, cadrans, ruban mouvant, etc.), chaque objet à usiner. Il doit se plier au rythme de la machine. Au contraire, la machine automatique se trouve alimentée pour de longues périodes et son rendement est assuré. L'ouvrier surveille et n'intervient que lorsque le magasin est épuisé. Il n'est plus contraint de se plier au rythme de la mécanique, ce qui précisément entraîne la tension, la fatigue et l'ennui. Les travaux les plus pénibles paraissent donc être ceux où l'automatisme s'est, pour ainsi dire, arrêté en route, pour des raisons qui peuvent être fort diverses : difficultés techniques de l'automati- sation, négligence, méconnaissance de leur intérêt par des industriels routiniers, bas salaires des manœuvres spécialisés dans une région ou une indus- trie, etc..

D'autres machines laissent clairement apercevoir le genre d'intervention que l'automatisme attend de l'homme. Dès 1893, M. d'Ocagne avait décrit l'ensemble des principes techniques sur lesquels se fondent les machines à calculer7. De cette description il ressort bien que, si les machines à calculer reproduisent le travail intellectuel, l'opérateur doit préparer leur travail. Ses manœuvres varient selon l'opération à effectuer et exigent une attention soutenue : son système nerveux s'insère dans les fissures de l'automa- tisation. Ici, comme dans les gestes du linotypiste ou la surveillance d'un standard téléphonique, la part du travail humain est réduite au minimum : mais la res- ponsabilité dans un cycle d'opérations inexorablement déclanchées par les dispositifs automatiques, ne rend l'attention que plus aiguë, plus tendue, plus suscep- tible de fatiguer.

L'automatisme doit donc être diversement consi-

7. M. d'Ocagne, Le calcul simplifié par les procédés mécaniques et

graphiques, Paris, 1893.

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déré. Il libère, dans la mesure où l'ouvrier se trouve déchargé des tâches pénibles, et en particulier de certains travaux musculaires. En ce sens, Edgar Atzler fait observer qu'il y a avantage à automatiser le plus possible les travaux musculaires, de manière à ce qu'ils cessent d'être « corticaux » pour devenir « médul- laires8 ». Une étude psychologique détaillée des travaux semi-automatiques serait précieuse, en nous permet- tant de déceler ceux, précisément, qui exigent encore autre chose que des réflexes : travaux où la personnalité de l'homme n'est point engagée, et dont elle n'est cependant pas entièrement libérée. Ces formes bâtardes entre les métiers traditionnels et les nouvelles qualifi- cations semblent les plus lourdes, les plus contraires au développement harmonieux et à l'équilibre de l'indi- vidu. L'homme y est, pour ainsi dire, à demi absorbé par la mécanisation et n'en retire point de bénéfice.

Le travail à la chaîne entre, pour certains types d'esprits qui lui sont inaptes, dans cette catégorie. Il vient combler, lui aussi, des vides dans les progrès de la mécanisation : l'homme y est chargé des opérations qui, bien qu'assez divisées pour être accomplies par des équipes, sont encore trop complexes pour pouvoir être traduites en combinaisons mécaniques. Dans une production déjà pour la plus grande part mécanisée, les opérations encore manuelles doivent être accomplies à un rythme qui s'accorde avec celui de l'ensemble de l'usine. La chaîne ne s'est répandue que lorsque le boom de la production et des marchés, accompagnant la seconde révolution industrielle, l'a exigé. Mais il n'eût pas été techniquement impossible d'établir, dès l'époque manufacturière, un travail fluent. L'industrie actuelle présente de nombreux exemples de dispo- sitifs, fort simples, permettant à l'ouvrier de recevoir immédiatement le travail de l'opérateur qui le précède et de transmettre le sien à celui qui le suit. Rien de

8. E. Atzler, Körper und Arbeit, Leipzig, 1927, p. 428.

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plus aisé, par exemple, que de faire passer les lots d'épingles d'un ouvrier à l'autre par un système de plans inclinés. Dans le cas de division du travail analysé avec tant de pénétration par Marx, celui de la fabrication d'un carrosse9, l'introduction d'un travail « fluent » eût été techniquement possible dès la fin du xvine siècle. Mais elle ne l'était, économiquement, que dans le cadre de la rationalisation et de la produc- tion de masse. Le travail à la chaîne, en bien des cas, est comme un signal qui nous révèle les déficiences actuelles de la technique, partout où elle fait effectuer par la main de l'homme des opérations très parcel- laires que la mécanisation n'a pu conquérir.

Conditions techniques de V automatisation. - M. Mau- rer a recherché quelles sont les conditions techniques nécessaires pour que puisse s'accomplir cette marche vers l'automatisme et s'est efforcé d'en définir les limites10. N'insistons pas ici sur sa tentative pour retrouver, dans les progrès des machines, la loi de l'évolutionnisme spencérien : passage de l'homogé- néité et de la diffusion à un état d'hétérogénéité et de concentration11. Que faut-il entendre par « homo- généité », lorsqu'il s'agit de combinaisons mécaniques ? En réalité, la loi spencérienne interprète, entre autres faits, la division du travail, mais ne rend pas compte de transformations dialectiques comme l'action réci- proque entre la division du travail et le machinisme : celui-ci n'a pu se réaliser et se répandre que du jour où celle-là se fut elle-même suffisamment développée. Mais l'imperfection même des premières machines- outils, capables d'effectuer une seule opération, a

9. K. Marx, Le Capital, t. I, chap. XII. 10. P. Maurer, Machinisme et automatisme, Paris, 1927. 11. Ibid., pp. 17 sq.

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retenti à son tour sur la division du travail et l'a accentuée : la spécialisation de la machine a longtemps exercé cette action sur la division du travail et les deux transformations se sont réciproquement stimulées jus- qu'au jour où les progrès techniques ainsi acquis, encadrés dans le mouvement de « rationalisation » de l'économie capitaliste amorcé à la fin du siècle dernier, ont permis la reconstitution de nouvelles unités de travail sur le plan des machines polyvalentes. Ce sont là des transformations complexes dont ne peut rendre compte l'application schématique de lois biologiques à l'histoire de la technologie : ces extrapolations, d'un domaine du réel à un autre, risquent toujours de recou- vrir des jeux de mots.

Par contre, les efforts concrets de définition sont loin d'être inutiles. « Dans toute sa généralité, écrit M. Maurer, une machine est formée de mécanismes, cinétnatiques ou non cinématiques, qui sont associés et combinés de façon à effectuer un certain travail12 . » Ces combinaisons peuvent ou bien être modifiées à tout instant par la main de l'homme qui règle l'action des outils, la vitesse, la coupe, l'avance, etc., ou bien sont fixées, à l'avance, et adaptées à un travail déter- miné. Dans ces réunions de mécanismes, - ensembles de plus en plus complexes et autonomes, absorbant toutes sortes de fonctions auxiliaires - que l'homme crée en se retirant lui-même de la production, les actions qu'il se réserve semblent toujours plus brèves. Déjà dans les machines semi-automatiques, forme transitoire, les manœuvres sont réglées par des impul- sions très courtes, comme c'est le cas sur le tour de précision Boley (commandé par des leviers). C'est encore le cas des téléphones dits automatiques, qui sont en réalité des machines de type semi-automatique. Au delà de ces impulsions humaines intervient, selon l'expres- sion très suggestive de M. Maurer, « la vie de relation »

12. Ibid., p. 35.

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de la machine automatique. Celle-ci se caractérise, précisément, par cette activité autonome qui se substi- tue aux interventions commandées par les organes de l'homme. « II faut que la machine (automatique) modifie son rythme, sa mobilité, c'est-à-dire altère sa vie de relation suivant les circonstances extérieures ou intérieures qui doivent avoir une influence sur elle. Pour répondre à ces conditions, elle doit posséder des sens actifs et sensibles à des opérations prédéterminées ; des organismes devront diriger les impulsions reçues par les sens vers des mécanismes d'exécution ; enfin, équilibrant cet ensemble complexe et savant, d'autres organismes faisant office de surveillants, de contrô- leurs ou de réflexes, pourront déclencher en cas d'urgence telle ou telle opération de sécurité ou de contrôle13. »

Voyons d'un peu plus près quelles sont, dans cette entreprise d'élimination de Vhomme par lui-même, les conditions du succès. L'ouvrier commande, règle, combine l'action des machines dépendantes. Ces inter- ventions sont elles-mêmes liées à des circonstances très précises de la production : il s'agit de savoir si elles sont remplaçables par des mécanismes. Pour y parvenir, le constructeur doit, pour ainsi dire, cata- loguer toutes ces circonstances, les jugements qu'elles exigent, immédiatement traduits en gestes de l'ouvrier, puis réaliser l'équivalence de ces jugements circons- tanciés en combinaisons mécaniques. En postulant les conditions économiques favorables dont il a été question plus haut, le progrès de l'automatisation se trouve donc limité, à un moment de l'histoire, par la complexité des opérations intellectuelles mises en jeu au cours d'un travail industriel. Il se trouve d'autre part théoriquement limité par l'état du progrès tech- nique : ces limites sont actuellement, grâce au dévelop- pement des sciences physico-chimiques, considérable-

13. Ibid., p. 36.

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ment reculées et laissent un large champ d'activité aux inventeurs14.

En particulier les découvertes dans le domaine des phénomènes électriques ont considérablement servi cette évolution des techniques industrielles. La « vie de relation » des machines automatiques exigeait des liaisons beaucoup plus souples que les liaisons cinéma- tiques, de plus en plus dépassées par l'automatisme contemporain. Si l'on jette un coup d'œil sur l'histoire des techniques, on discerne d'abord un automatisme hydraulique, dont l'antiquité gréco-romaine offre maints exemples, et que vante encore Descartes dans le Traité de VHomme10. Peu à peu, il s'efface devant un automatisme cinématique dont les chefs-d'œuvre de Vaucanson, au xvme siècle, sont des exemples carac- téristiques. L'automatisme de notre temps semble devoir être électrique et même photo-électrique. Il tend à remplacer le système nerveux de l'homme par un dispositif énergétique capable de donner, au moment voulu, une impulsion équivalente. Les automates modernes choisissent des intermédiaires subtils, sou-

14. Mentionnons au moins, ici, les travaux de L. Couffignal, Sur l 'analyse mécanique. Application aux machines à calculer et aux calculs de la mécanique céleste, Paris, 1938, et l'exposé qu'il en a fait dans L'Homme, la technique et la nature, Paris, 1938, pp. 279-291.

De ces travaux, par ailleurs originaux et vigoureux, retenons la concep- tion de ce que M. Couffignal appelle 1' « Analyse mécanique abstraite », par laquelle on se propose d'étudier les diverses activités où l'homme a été ou pourra être remplacé par la machine, et de rechercher les lois de cette substitution. A la limite, on rendrait ainsi possible une détermina- tion logique préalable des opérations industrielles susceptibles d'être automatisées : condition nécessaire mais non suffisante, puisqu'à cette détermination théorique devrait encore s'ajouter la discrimination pra- tique par les possibilités techniques et la rentabilité économique.

15. L'automatisme hydraulique était également développe en Orient. Le Traité des Automates, d'Al Tazari (Ecole de peinture musulmane de Bagdad), conservé à la Bibliothèque de Sainte-Sophie, à Constantinople, et copié au milieu du xive siècle, en contient de nombreux exemples illustrés.

Textes de D es cartes, Traité de VHomme, éd. Adam-Tannery, t. XI, pp, 130-131.

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vent plus simples que les organes humains. Dans beau- coup de cas, la substitution de liaisons énergétiques artificielles aux interventions humaines paraît théo- riquement possible. En effet, ce que l'homme saisit, le plus souvent, au cours d'un travail industriel, ce qui détermine son action, c'est la perception d'une différence : c'est elle qu'enregistreront et traduiront en mécanismes les « sens automatiques » des nouvelles machines.

Dans une machine à vapeur, par exemple, un mano- mètre ou un thermomètre impressionnent l'œil du méca- nicien qui sanctionne cette perception par un geste, modifiant la chauffe, l'arrivée de la vapeur, réglant la soupape d'échappement ; de même, la lecture d'une balance, d'un dynamomètre fait passer de diffé- rences perçues à des gestes. Mais chacune de ces varia- tions, en agissant sur un système énergétique convena- blement choisi^ peut, provoquer le même résultat. Par exemple, la différence de pression dans le manomètre, au Heu d'agir sur notre œil, déclenchera un courant électrique ; le mercure du thermomètre, parvenu à un certain niveau, fermera un contact ; l'aiguille du pen- dule interceptera un rayon lumineux agissant sur une cellule photo-électrique. La torpille sous-marine est, elle aussi, une sorte de machine automatique maintenue à un niveau constant sous l'eau : elle contient pour cela un réservoir à air comprimé, que sépare de l'eau une paroi mobile, elle-même soumise aux différences de pression et réglant ainsi la marche de l'engin. Dans le téléphone automatique, ce sont des électro-aimants qui exercent la principale action sur la « vie de rela- tion » de l'appareil, lui permettent de choisir, indépen- damment de toute intervention humaine, les lignes libres et de les faire connaître à l'usager par un signal approprié. C'est encore dans cette voie que se pour- suivent actuellement les recherches qui conduisent au navire et à l'avion sans pilote.

Le progrès semble y bénéficier d'un champ très

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étendu. La captation des différences dans les dispositifs automatiques, concerne désormais les sens les plus variés : une différence de couleur, traduite en diffé- rence de température entre les rayons lumineux diver- sement colorés peut, grâce à des thermomètres très délicats, déclencher un dispositif automatique. De même, des timbres différents peuvent être automati- quement captés par des résonateurs multiples réglés à l'avance l'un sur l'autre.

Extension du phénomène. - Même dans des pays d'industrie traditionnelle et parfois routinière, comme l'Angleterre, dans d'autres, comme la France, où la variété bigarrée des productions et des modes de pro- duction, l'inertie aussi de beaucoup de chefs d'entre- prise, leur manque d'audace devant le »isque, s'oppo- sent souvent à la modernisation de l'outillage, - le mouvement vers l'automatisme a semblé prendre plus d'ampleur depuis les débuts de la crise économique mondiale (1930). Celle-ci n'a pas, comme on le croit parfois, arrêté les efforts de rationalisation : au terme de ses études statistiques, François Simiand pouvait affirmer que ces efforts semblent plus poussés, dans l'ensemble, durant les périodes de crise qu'il désigne par « phases B16 ». Des visites périodiques d'ateliers, dans des branches très diverses de la production, laissent l'impression d'une pénétration, dans l'ensemble déjà sensible : il n'est aucune production de fort volume où l'automatisme n'ait absorbé déjà au moins quelques opérations importantes.

Dans les verreries modernes, par exemple, l'auto- matisation a pénétré toutes les opérations, depuis la fusion du mélange, à haute température, de sable,

16. F. Simiand, Le Salaire, V Evolution sociale et la monnaie^ Paris, 1932, t. II, pp. 52, 254, 381 et passim.

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soude et calcaire, jusqu'au démoulage des bouteilles fabriquées. Si demeurent, çà et là, certains travaux manuels, ils semblent (comme c'était le cas des entre- prises Rockware Glassworks, Middlesex, lors de notre visite, en 1933) anachroniques et les ouvriers qui les accomplissent apparaissent, à l'œil nu, comme les « bouche-trou » de la mécanisation. Tels ceux qui, entre deux machines automatiques, saisissaient avec des crochets et déposaient sur un ruban transporteur des bouteilles moulées, encore rouges, ou les employés préposés à la vérification et l'emballage : les opéra- tions de contrôle, qui mettent en jeu des jugements complexes, se traduisent plus difficilement en méca- nismes. Dans la filature de coton, les dispositifs auto- matiques ont pénétré depuis longtemps. Les premiers métiers alternatifs, caractérisés par la mule-jenny, se composaient d'un ensemble d'organes relativement simples, qui laissait à l'ouvrier fileur la commande de tous les mouvements de l'appareil. Bientôt, ces machines cédèrent la place aux renvideuses self acting où tous les mouvements sont commandés par des dis- positifs semi-automatiques. Aujourd'hui, les renvi- deurs sont à leur tour peu à peu remplacés par des métiers « continus », entièrement automatiques, où la torsion et le renvidage sont simultanés. Dans la pré- paration du coton, dans la carderie (en particulier le peignage et l'étirage), les machines automatiques, que l'ouvrière se contente d'alimenter et de remettre en marche, sont aujourd'hui communes.

Dans le tissage, les métiers automatiques ont une capacité de production considérable et, grâce aux dis- positifs de sécurité qui débrayent la machine au moindre accident, peuvent être groupés, nombreux, sous la surveillance d'une ouvrière, prévenue de toute ano- malie par l'arrêt du métier. Voici quelques-uns des principaux dispositifs automatiques : le débrayage veille-navette, qui arrête le métier lorsque la navette n'est pas chassée ou demeure dans la foule ; le garde-

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navette, qui empêche celle-ci de sauter (frequente cause d'accidents graves) ; le casse-chaîne, qui arrête le métier en cas de rupture d'un fil de chaîne ; le casse- trame, qui provoque le débrayage lorsque la trame se casse ou achève de se dérouler de la canette vide.

Dans toutes les industries légères telles que confec- tion, ganterie, cordonnerie, tabletterie et brosserie, les machines automatiques semblent avoir trouvé un terrain économique et technique particulièrement favo- rable. Dans les grandes entreprises de tabletterie, on observe couramment des ateliers entièrement outillés en machines automatiques pour le découpage des brosses, le perçage, le détaillage ou tablettage des peignes, le rencarrissage, le ponçage et le polissage. La fabrication des cigarettes s'est rapidement automa- tisée. Dès 1932, la Régie française avait adopté une machine débitant quatre vingt-cinq paquets à la minute, où toutes les opérations, y compris le comptage des cigarettes, la confection et le cachetage des paquets, étaient effectuées par des mécanismes automatiques. L'automatisation des opérations de peinture (naguère faites à la main par des ouvriers qualifiés) a supprimé des tâches souvent malsaines ; des appareils variés ont été mis au point pour les différentes industries. Dans une grande huilerie, nous avons vu un atelier entière- ment automatisé, où chaque fût, fixé sur un tour, présentait par rotation sa surface à un pistolet fixe.

Citons encore, parmi tant de remarquables machines automatiques, celles qui sont adoptées dans certaines grandes raffineries. Deux machines, formant un groupe, transforment, sans aucune intervention de main- d'œuvre ni manipulation intermédiaire, les lingots de sucre, moulés ou sciés, en paquets fermés, vérifiés, et rigoureusement pesés. La première casse le sucre en morceaux et assemble des paquets d'environ un kilog (ou une livre). La seconde met au poids exact et pose les couvercles sur les paquets. Chacune des machines, commandée par un moteur électrique, suit une marche

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autonome de manière à maintenir au groupe, dans son fonctionnement, la plus grande souplesse. Le rende- ment industriel de l'ensemble du groupe est de vingt- cinq paquets de un kilog à la minute soit, en huit heures, de douze tonnes de sucre cassé, paquete et pesé. Trois ouvrières suffisent pour surveiller ce tandem de machines (deux pour le cassoir, une pour la peseuse) dont l'amortissement peut être, dans de telles condi- tions de production, rapidement obtenu.

Le domaine de l'automatisme, étendu par l'emploi de dispositifs énergétiques de plus en plus subtils, déborde donc bien au delà de celui que laisse prévoir l'utilisation stricte de la mécanique. Mais les détermi- nations économiques et financières ne doivent à aucun moment être oubliées si l'on veut juger des chances pratiques du mouvement dans le régime actuel de l'industrie. A quelles conditions est-il désirable de substituer aux sens humains ceux d'un automate ? Si la machine obtenue est trop coûteuse, eu égard à son rendement et à la somme globale des salaires supprimés, elle n'offrira pas d'avantage financier (par exemple, l'automatisation des machines-outils n'est actuellement rentable que dans la production en grande série, avec standardisation des pièces usinées et spé- cialisation de plus en plus parfaite des machines). Même si le travail humain qu'elle évincerait est lui-même dangereux ou pénible, ce prototype de machine automatique ne sera pas reproduit et utilisé dans l'atelier.

En théorie, l'automatisation d'un travail humain est toujours possible si le constructeur a exactement observé, au préalable, tous les incidents extérieurs auxquels la machine doit réagir et s'il a conçu des mécanismes capables de traduire ces réponses d'une manière déterminée. L'automatisme, dans son progrès, se heurte donc, par ailleurs, à la complexité des opéra- tions intellectuelles encore exigées par les travaux d'où l'homme n'a pas été éliminé. Ceci dit, comment ne

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pas voir que l'automatisme constitue la nouvelle étape de la dialectique du machinisme ? C'est vers elle que tend à la fois l'histoire des techniques et celle de l'industrie moderne : ce mouvement existe, au reste, non seulement dans les techniques de la production, mais aussi dans celles de communication, de transport, de loisirs. L'homme cesse d'y être un acteur pour deve- nir de plus en plus une sorte de démiurge qui conçoit, donne l'impulsion, surveille.

Incidences sur la main-d'œuvre. - Si l'on considère la production proprement dite, le progrès de l'automa- tisme pourrait y transformer profondément les pro- blèmes actuels de la main-d'œuvre. Les fonctions simples et monotones de l'armée des manœuvres, appendices de machines rigoureusement spécialisées et semi-automat'ques, disparaîtraient peu à peu. Dans les ateliers outillés en machines automatiques, triompheraient de nouvelles fonctions, celles des conducteurs ou régleurs, ouvriers hautement qualifiés capables de surveiller une série de machines délicates et de parer eux-mêmes à tous leurs incidents de marche.

Rappelons que dans la construction de ces machines intervient toute une gamme de travaux délicats, soignés, d'ajusteurs mécaniciens dont l'adresse profes- sionnelle, souvent chassée des ateliers de production par le semi-automatisme et ses manœuvres spécialisés, obtient là une compensation. Dans cette voie royale du machinisme industriel, on trouverait donc là, à la limite, l'élimination des manœuvres spécialisés, la concentration de « la part de l'homme » entre les mains d'habiles ajusteurs-constructeurs et régleurs de machines automatiques : renaissance d'un « nouvel artisanat » à travers l'évolution contrastée de la tech- nique et ses dramatiques contradictions.

Ainsi l'automatisme, poussé à fond, exprimant 158

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toutes ses virtualités, peut aller dans le sens de l'huma- nisation de la grande industrie. Non seulement il suscite de nouvelles fonctions qualifiées, y intègre une nouvelle pensée du travail, par la création et le réglage de cet outillage délicat et précis : mais l'ouvrier chargé de la simple tâche de surveillance d'un groupe de ces machines pourrait, s'il bénéficiait d'une suffi- sante culture générale et technique, retrouver une fonc- tion d'une qualité intellectuelle nettement supérieure à celle qui est aujourd'hui imposée aux manœuvres spécialisés dans la phase (setni-automatisme, travail à la chaîne) qui précède et prépare l'automatisme. Dans la filature, l'ouvrière continueuse, débarrassée des menus travaux (tels que nettoyage, remplacement des cordes, préparation de la levée des bobines) peut devenir une surveillante qualifiée d'un groupe de machines, connaître leur structure et leur rôle dans la suite des opérations. Dans des tissages, de vieux compa- gnons ourdisseurs expriment couramment leur satis- faction de travailler à des machines munies de débrayage automatique qui leur évitent, en cas de rupture d'un fil, d'être obligés, comme naguère, d'aller le rechercher sur le tambour enrouleur, parfois à une dizaine de mètres. L'automatisme les délivre (selon le terme que nous avons plusieurs fois entendu dans leur bouche) d'une « sujétion » à l'égard de la machine et leur permet de tourner leur attention vers les aspects essentiels de leur travail : sans doute la surveillance peut-elle être fatigante, puisque, supprimant les tra- vaux musculaires, elle exige à des degrés variables une tension mentale vers laquelle la psychotechnique commence de tourner ses investigations. Mais l'ouvrier, progrès considérable, cesse de jouer le rôle d'un appen- dice de la machine, plié à son rythme, et ses fonctions de contrôle peuvent être des fonctions intelligentes, où l'intérêt professionnel se trouve réintégré.

Telles sont les conclusions auxquelles conduit l'analyse psychologique et technique de Pautoma-

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tisme : mais ce sont là des conclusions théoriques. Leur valeur pratique se trouve déjà largement mise en cause par la persistance du chômage. Les théories du dépla- cement de la main-d'œuvre, comme celle de Ford, d'après laquelle les ouvriers « déplacés » d'une industrie* par le progrès technique peuvent trouver du travail dans des occupations nouvelles, brutalement démenties par les faits, ont assez démontré leur fragilité. Dans les conditions actuelles de l'industrie (même lorsqu'elle « bénéficie » du boom des programmes d'armement), progrès technique signifie non pas « déplacement » de métier, mais chômage pour des millions d'hommes jeunes et valides. Les bienfaits économiques de l'auto- matisme ne paraissent pas separables d'un régime social où les producteurs, travaillant moins longtemps, jouiraient cependant tous du droit au travail dans le métier (ou les métiers) auxquels ils sont aptes, et des moyens d'en consommer les produits, selon leurs besoins.

Conservatoire National des Arts et Métiers,

Paris.

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