7
Article original Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ? Autonomy and addict behaviours. Whose dependences in the family? M. Delage Service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, 83800 Toulon Armées, France Résumé La problématique de dépendance qui caractérise le jeune toxicomane est abordée sous l’angle relationnel. La dépendance doit alors être comprise dans une dimension circulaire entre un adolescent en difficulté dans le processus de séparation–individuation et des parents en difficulté par rapport à ce qui est mis en jeu à leur niveau dans ce processus. Le travail thérapeutique présenté ici, à partir d’une observation, est alors abordé sous l’angle systémique, dans un modèle intégratif qui tient compte des problématiques personnelles et des jeux relationnels impliquant trois générations. La théorie de l’attachement fournit un fil conducteur pour la compréhension des attentes affectives déçues qui sous-tendent la conduite toxicomaniaque. L’élucidation en cours de thérapie de ces attentes répercutées sur les diverses générations, permet à chacun des partenaires de trouver une place mieux appropriée dans l’entrecroisement des liens d’alliance et des liens de filiation. © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The problematics of dependence that characterise the young drug addict is got on the relational angle. We have to contain the dependence in a circular dimension between an adolescent in difficulties with the process of separation–individuation and parents in difficulties with in relation to what is at work in that process on their level. The therapeutic work presented from an observation is approached under systemic angle in an integrating model which takes into account the personal problematics and relational games implicating three generations. The theory of attachment supplies a conducting thread for the understanding of affective expectations disappointed which underlie the toxicoma- niacal behaviours. The elucidation in the process of therapy, of that passed waitings on the different generations allows every one of partners to final a better fited in the intertwining of the bond of unions and the bond of filiation. © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Dépendance ; Thérapie systémique ; Théorie de l’attachement ; Attachements insécures Keywords: Dependance; Systemic therapy; Theory of attachment; Insecure attachments 1. Introduction La toxicomanie, on le sait, est multifactorielle et il faut pouvoir tenir compte, pour sa compréhension, de nombreux éléments sociaux, culturels, politiques, économiques et autres. L’optique qui sera la nôtre concerne l’individu et sa famille. En effet, quelle que soit la personnalité du toxico- mane, c’est toujours une problématique de dépendance qui la caractérise. Et ici, cette problématique de dépendance signi- fie qu’avec l’objet-drogue, le toxicomane dispose d’une substance lui permettant de maintenir « une stratégie rela- tionnelle » avec son environnement, lequel est par consé- quent nécessairement impliqué dans la conduite. 2. Dépendance et interdépendance 1. La toxicomanie semble résoudre l’impasse de l’écart narcissico-objectal dont Philippe Jeammet nous a montré l’importance à l’adolescence [6]. Le petit enfant a déjà connu, d’une certaine manière, cet écart, mais sans le vivre de façon conflictuelle, grâce à la dimension de la transition- nalité. Cependant, l’adolescent est, ici, pris dans une contrainte paradoxale que Philippe Jeammet formule en ces termes : « Ce dont j’ai besoin pour pouvoir être moi-même et développer mon autonomie, parce que j’en ai besoin, et à la mesure de ce besoin représente une menace pour mon auto- nomie » [6]. L’objet addictif permet de résoudre cette antino- Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23 www.elsevier.com/locate/neuado © 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2003.12.003

Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

Article original

Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

Autonomy and addict behaviours. Whose dependences in the family?

M. Delage

Service de psychiatrie, hôpital d’instruction des armées Sainte-Anne, 83800 Toulon Armées, France

Résumé

La problématique de dépendance qui caractérise le jeune toxicomane est abordée sous l’angle relationnel. La dépendance doit alors êtrecomprise dans une dimension circulaire entre un adolescent en difficulté dans le processus de séparation–individuation et des parents endifficulté par rapport à ce qui est mis en jeu à leur niveau dans ce processus. Le travail thérapeutique présenté ici, à partir d’une observation,est alors abordé sous l’angle systémique, dans un modèle intégratif qui tient compte des problématiques personnelles et des jeux relationnelsimpliquant trois générations. La théorie de l’attachement fournit un fil conducteur pour la compréhension des attentes affectives déçues quisous-tendent la conduite toxicomaniaque. L’élucidation en cours de thérapie de ces attentes répercutées sur les diverses générations, permet àchacun des partenaires de trouver une place mieux appropriée dans l’entrecroisement des liens d’alliance et des liens de filiation.

© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The problematics of dependence that characterise the young drug addict is got on the relational angle. We have to contain the dependencein a circular dimension between an adolescent in difficulties with the process of separation–individuation and parents in difficulties with inrelation to what is at work in that process on their level. The therapeutic work presented from an observation is approached under systemicangle in an integrating model which takes into account the personal problematics and relational games implicating three generations. Thetheory of attachment supplies a conducting thread for the understanding of affective expectations disappointed which underlie the toxicoma-niacal behaviours. The elucidation in the process of therapy, of that passed waitings on the different generations allows every one of partnersto final a better fited in the intertwining of the bond of unions and the bond of filiation.

© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Dépendance ; Thérapie systémique ; Théorie de l’attachement ; Attachements insécures

Keywords: Dependance; Systemic therapy; Theory of attachment; Insecure attachments

1. Introduction

La toxicomanie, on le sait, est multifactorielle et il fautpouvoir tenir compte, pour sa compréhension, de nombreuxéléments sociaux, culturels, politiques, économiques etautres. L’optique qui sera la nôtre concerne l’individu et safamille. En effet, quelle que soit la personnalité du toxico-mane, c’est toujours une problématique de dépendance qui lacaractérise. Et ici, cette problématique de dépendance signi-fie qu’avec l’objet-drogue, le toxicomane dispose d’unesubstance lui permettant de maintenir « une stratégie rela-tionnelle » avec son environnement, lequel est par consé-quent nécessairement impliqué dans la conduite.

2. Dépendance et interdépendance

1. La toxicomanie semble résoudre l’impasse de l’écartnarcissico-objectal dont Philippe Jeammet nous a montrél’importance à l’adolescence [6]. Le petit enfant a déjàconnu, d’une certaine manière, cet écart, mais sans le vivrede façon conflictuelle, grâce à la dimension de la transition-nalité. Cependant, l’adolescent est, ici, pris dans unecontrainte paradoxale que Philippe Jeammet formule en cestermes : « Ce dont j’ai besoin pour pouvoir être moi-même etdévelopper mon autonomie, parce que j’en ai besoin, et à lamesure de ce besoin représente une menace pour mon auto-nomie » [6]. L’objet addictif permet de résoudre cette antino-

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

www.elsevier.com/locate/neuado

© 2003 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.neurenf.2003.12.003

Page 2: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

mie, mais à la différence de l’objet transitionnel, il est tou-jours à recréer car toujours au dehors et jamais introjecté,enfermant alors l’individu dans le circuit répétitif du besoin.C’est ainsi que l’on rencontre des « post-adolescents » quientrent parfois dans la trentaine, sans avoir trouvé de solu-tions adéquates aux problèmes typiques de l’adolescence.

2. Il nous faut revenir un temps sur la notion de paradoxeque nous venons de signaler. Le paradoxe n’est pas, commeles théoriciens de la communication ont pu le croire au début,un phénomène pathologique. On peut sans doute affirmer quele paradoxe est au cœur du vivant. Le paradoxe est créatif, etc’est sans doute notre capacité à faire coexister des élémentsantinomiques relevant de niveaux logiques différents quinous permet de maintenir notre identité, cette identité dont P.Ricoeur nous a montré, dans son œuvre majeure, au titreprécisément paradoxal « soi-même comme un autre » [10]qu’elle était à la fois identité-idem et identité-ipsé, rassem-blent la permanence et le changement. Le patient toxicomanesemble ne pas pouvoir effectuer ce rassemblement. Il est aucontraire prisonnier d’un écart. Il ne peut faire coexister lesdeux niveaux antinomiques que sont la permanence et lechangement, deux niveaux qu’on peut reprendre dans uneformulation introduisant le contexte, en termes d’autonomieet d’appartenance. Lorsque le regard en effet se centre sur lelien, nous sommes dans le même constat paradoxal d’uneautonomie qui nécessite toujours des ajustements relation-nels entre les partenaires, de telle sorte que chacun soitsuffisamment différencié de l’autre pour subvenir seul à sesbesoins, tout en dépendant d’un environnement, dans unsentiment d’appartenance à cet environnement, à un groupe,à une famille.

3. Le toxicomane est celui qui joue le jeu de l’autonomie.Il semble couper ou avoir coupé les amarres avec la famille. Ilne vit plus avec les parents ou s’il vit avec eux, c’est sur unmode complètement différent et dans les transgressionscontinuelles. Mais, en réalité, à travers la drogue et toutes sesconséquences, les liens sont constamment maintenus. Mêmebien souvent la drogue par ses effets permet d’être dans lecontexte, dans la famille tout en n’y étant pas comme dansune sorte de numéro d’illusionniste. D’autres jouent dans lafamille ce même jeu. Ainsi bien souvent, avant que le dramen’éclate au grand jour, il existe toute une période pendantlaquelle les parents « voient sans voir » le comportement deleur enfant.

C’est qu’eux aussi paraissent pris dans la même difficultéde vivre le paradoxe de la permanence et du changement, del’autonomie et de l’appartenance. Quand nous rencontronsces familles, nous constatons leur grande difficulté à envisa-ger le changement auquel elles semblent par ailleurs aspirer.Les individus sont peu différenciés les uns des autres, lesfrontières intergénérationnelles sont floues, les uns et lesautres sont pris dans des impasses relationnelles et affectives,dans des communications en double lien et dans des séquen-ces interactionnelles répétitives dans lesquelles causes etconséquences s’enchaînent et demeurent indissociables, detelle sorte qu’on peut parler ici d’interdépendance. On peut

résumer cette circularité relationnelle de la manière sui-vante : le patient se drogue parce qu’il est mal ; il est malparce qu’il vit des problèmes affectifs non résolus ; il vit desproblèmes affectifs non résolus parce qu’il a des problèmesavec la famille. Mais la famille supporte mal qu’il se drogue,donc la famille va mal, donc le toxicomane va mal, donc il sedrogue et la boucle continue... parfois jusqu’à ce que morts’en suive. C’est, qu’en effet, en même temps que la dépen-dance ou l’interdépendance, il y a quelque chose de mortifèredans cet ensemble. La mort est constamment perceptible :

• dans les comportements à risque du patient ;• dans les dangers biologiques liés aux produits eux-

mêmes ;• dans les conséquences somatiques des modes d’utilisa-

tion (hépatite, sida) ;• dans les préoccupations de la famille, voire dans les

désirs mortifères plus ou moins clairement exprimés.C’est en tout cas avec ces deux dimensions de la dépen-

dance et de la mort dans leur tissage intrapsychique et rela-tionnel que nous allons essayer de travailler quand nousrencontrons des familles avec patient toxicomane.

3. Base du travail thérapeutique

Quelques préalables sont ici brièvement nécessaires avantla présentation d’un cas clinique qui va nous permettre d’ap-profondir quelques points :

• tout d’abord, il nous faut dépasser les premières versions« communicationnistes » de la théorie des systèmesbeaucoup centrées sur l’ici et le maintenant. Il nous fautaussi nous garder des tentations causalistes du style : « lepatient est malade de sa famille, et c’est pourquoi il fauts’occuper de la famille » ou du style « la famille va malà cause de la conduite pathologique du patient et c’estpourquoi il faut lui venir en aide ». Circulariser cespropositions ne nous semble pas non plus suffisant [9] ;

• nous avons le souci d’une approche systémique qui nerenonce pas à des perspectives étiopathogéniques, maiscomprises à plusieurs niveaux. Le modèle auquel nousnous référons alors est un modèle intégratif qui tientcompte des problématiques personnelles et des jeuxrelationnels, de ce qui se passe dans l’ici et maintenantcomme résultat d’une histoire que nous devons com-prendre et à laquelle chacun doit pouvoir avoir accès. Sinous évoquons la dimension historique cela signifie quenous devons tenir compte de l’histoire des parents etqu’ainsi trois générations sont engagées. Nous faisonsici référence au modèle trigénérationnel bien étudié parCirillo et al. [4] ;

• en reprenant les données brièvement exposées plushaut :C la dépendance nous amène à explorer dans ces familles

les difficultés concernant les attachements ;C la prégnance de la mort nous amène à explorer ce qui,

dans ces familles, est lié à des traumatismes ou à desdeuils pathologiques ou non faits [1] ;

18 M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

Page 3: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

• ces éléments nous paraissent constituer des leviers sus-ceptibles de proposer à la famille des ensembles narra-tifs alternatifs et donc facteurs de changement dans unsystème où les boucles interactives répétitives maintien-nent une homéostasie dangereuse.

4. L’observation de Jordan

L’observation que nous allons maintenant présenterconcerne un type de toxicomanie dans lequel le patient faitl’objet d’une « triangulation » impliquant les différentesgénérations dans la famille [7] (dans l’approche systémiquela triangulation signifie que l’enfant est utilisé par un parentcontre l’autre). Elle ne reflète pas l’ensemble des situations,loin s’en faut. Mais telle quelle, elle est illustrative d’un typed’intervention possible, à partir d’un modèle de raisonne-ment applicable à des cas très différents.

1. La mère de Jordan téléphone pour prendre un rendez-vous en vue d’une thérapie familiale sur les conseils dumédecin traitant. Elle précise qu’elle aura du mal à obtenirl’accord de son fils pour une consultation en famille. Aucours de la conversation téléphonique, il apparaît que lagrand-mère maternelle peut favoriser l’adhésion de Jordan àla consultation. On pressent qu’on va devoir travailler avectrois générations. La première séance réunit donc Jordan, âgéde 18 ans et demi, Pierre, le père âgé de 48 ans, Georgette, lamère, 46 ans et Adèle, la grand-mère, 70 ans. Jordan sedrogue depuis quatre ans semble-t-il, mais les parents ne s’ensont aperçus que depuis deux ans, et ne consultent quemaintenant. Il s’agissait au début de consommation de can-nabis, puis Jordan est passé à la cocaïne, au LSD, sniffe del’héroïne et utilise divers autres produits car Jordan est unexpérimentateur ; il est très documenté, fait des cocktails, desmélanges dont il note les compositions et les effets dans uncarnet.

Depuis environ six mois, Jordan ne vit plus à la maison. Lacommunication était complètement coupée avec son père.Les parents ont décidé de payer à Jordan un studio en ville« pour qu’il prenne ses responsabilités ». Jordan, en effet,bien qu’initialement brillant en classe, n’a pas réussi à termi-ner son cycle secondaire, abandonné en terminale. Il n’a,depuis, aucun projet.

Depuis qu’il vit seul, Jordan communique avec sa mèrepar lettres. Celle-ci manifeste beaucoup d’inquiétude, et àl’insu du père lui porte souvent des victuailles qu’elle déposedans le frigidaire quand Jordan n’est pas là, car bien sûr elle ales clefs de son studio.

Jordan reçoit par ailleurs souvent la visite de sa grand-mère maternelle qui lui apporte également de la nourriture etde l’argent. Jordan va également rendre visite une fois parsemaine à son grand-père maternel, âgé et malade. Ce grand-père, industriel à la retraite, riche et prodigue, donne réguliè-rement à Jordan des sommes d’argent conséquentes, ce quen’apprécie pas Georgette, laquelle entretient avec ses parentsdes relations compliquées et conflictuelles. Elle est fâchée

avec son père et ne met plus les pieds chez ses parents depuisplusieurs années.

On apprend encore que les conduites toxicophiles de Jor-dan ont commencé peu après que Georgette ait été soignéepour un cancer de la peau. Jordan se montre un garçoncharmant, semble soucieux d’éviter les conflits, trouve quetout le monde s’inquiète beaucoup trop pour lui, il estimeprendre ses responsabilités et pense que tout changera avec letemps.

2. Voilà, à grands traits, les principales caractéristiquesrecueillies au cours des trois premières séances et on doit toutde suite souligner les éléments souvent rencontrés dans cesconfigurations familiales :

• une mère anxieuse, surimpliquée, pleine de sollicitude,mais qui toutefois n’a rien décelé du comportement deson fils pendant deux ans ;

• un père à distance, périphérique ;• des zones conflictuelles latentes ou plus explicites :

C au niveau du couple parental ;C dans les relations de la mère avec ses propres parents ;

• une implication, une « triangulation » de Jordan dirontles systémiciens dans ces conflits.

3. La première difficulté rencontrée dans ce travail résidedans comment « systémiser la situation ? ». Les parentsviennent consulter pour un fils désigné comme le problème,tantôt comme un malade (surtout du côté de la mère), tantôtcomme un bon à rien, un paresseux qu’il faudrait secouer(surtout du côté du père, qui tout en faisant ce constat de-meure passif).

Jordan, de son côté, semble éprouver une certaine satis-faction dans le fait de poser ainsi une énigme à ses parents. Lequestionnement circulaire nous permet bien de repérer lesinteractions répétitives, les redondances dysfonctionnelles,les différences d’appréciation des uns et des autres, mais celan’est pas suffisant pour que chacun se sente vraiment mem-bre actif du problème [8].

4. La quatrième séance va nous offrir une ouverture cru-ciale en permettant véritablement de systémiser le problèmeet en introduisant la dimension émotionnelle dans ce groupequi nous semblait jusqu’alors maintenir l’affectif très à dis-tance. À cette séance sont présents Jordan, ses parents et sagrand- mère (Georgette a refusé que le grand-père soit pré-sent). Jordan a un gros pansement autour de la tête. La séancecommence sur un ton enjoué. Tout le monde a l’air en formeet semble apprécier d’être là (nous avons beaucoup travaillé àl’affiliation au cours des séances précédentes). Nous appre-nons par Georgette les dernières frasques de Jordan. Il y aquelques jours, il a consommé un de ces cocktails dont il a lesecret, mais il a, peu après, été pris d’un malaise alors qu’ilétait sorti en ville. Il a perdu connaissance dans la rue et a étéamené à l’hôpital où on lui a soigné une plaie du cuir chevelu.Jordan n’a pas accepté de rester hospitalisé en observation,comme il était prévu, il s’est enfui en pyjama, a traversé laville dans cette tenue et s’est présenté chez ses parents avecun pansement autour de la tête. Georgette éclate de rire, enracontant la scène, manifestement fascinée par l’exploit de

19M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

Page 4: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

son fils. Le père surenchérit sur le même ton, en précisant quedans la même semaine Jordan a été responsable d’une alerteà la bombe dans une grande surface où il avait oublié un sacque les artificiers ont dû faire exploser (nous sommes àl’époque du plan vigipirate).

Il y a quelque chose qui nous choque dans l’incongruité duton face à la situation décrite. Nous y voyons comme un dénide la mort que pourtant Jordan paraît mettre en acte. Nousétablissons, pour nous-même, une correspondance entre lecomportement dangereux de Jordan qui suscite en nous del’inquiétude, le cancer de Georgette pour lequel elle esttoujours sous surveillance, le grand-père vieux et malade.

Après un bref regard de concertation avec notre cothéra-peute, nous décidons d’agir cette interprétation et de montrerà la famille notre inquiétude. Il s’agit là d’un procédé visantvéritablement le travail systémique. Nous disons à tout lemonde « Imaginons que tout ce que vous venez de nousraconter se soit passé un peu différemment. Jordan a pris soncocktail, est sorti en ville, a eu un malaise, est tombé sur latête, a été transporté sans connaissance à l’hôpital. Il n’a paseu de chance, en fait il a une grave lésion cérébrale ; il tombedans le coma. Vous, les parents, vous recevez un coup detéléphone alarmant de l’hôpital. Quand vous arrivez, on vousannonce que Jordan vient de mourir... ». Silence... Puis,« nous allons, si vous le voulez bien jouer la scène : pouvez-vous Jordan vous allonger sur le sol. Restez maintenanttotalement immobile, les yeux fermés car vous êtes mort.Vous, Georgette, vous, Pierre, vous, Adèle vous allez vouslever de votre chaise à tour de rôle, et venir vous recueillir aupied de la dépouille mortelle de Jordan. Je vous demanded’exprimer à haute voix quelles pensées, quels sentimentsvous viennent alors à l’esprit ».

Arrêtons-nous un instant sur cette manière de procéder quipeut choquer certains. On peut considérer cela comme uneprovocation dangereuse et dans une référence analytiqueindiquer cette conduite comme le résultat d’un mécanismeprojectif de la part d’un thérapeute qui ne maîtrise pas soncontre-transfert. Mais engagé dans un travail systémique,nous considérons que le thérapeute est actif et s’utilise dansla thérapie en repérant les émotions que fait naître en lui lasituation thérapeutique et en les utilisant en séance. Noussommes ici conformes aux notions développées par M. Elk-aim sur la résonance [5]. Nous considérons alors que lesémotions qui émergent dans le contexte thérapeutique ont unsens et une fonction pour l’ensemble du système thérapeuti-que. Vu du côté du thérapeute qui repère ses émotions et lesanalyse, il s’agit ici d’une interprétation agie. En mêmetemps, cette histoire racontée est sortie de son contexte, cequi ne rend pas perceptible l’alliance thérapeutique, la qua-lité relationnelle qui s’est nouée au fil des séances précéden-tes, et qui autorise que nous touchions ainsi l’affectif de cettefamille en énonçant un message qui, au sens de Bateson, créeune différence sans conseiller ni culpabiliser [2].

La manière dont la famille réagit indique bien, à notresens, la pertinence du procédé inaugural d’un processus dechangement.

Tout le monde en effet marque un temps de surprise, maischacun joue son rôle.

Les propos tenus par Georgette et Pierre sont exprimésavec une émotion très contenue, un peu de froideur mêmechez Pierre, et ils sont durs à entendre pour Jordan : la mèreindique qu’il est mieux là où il est maintenant, il a cessé desouffrir et il ne fait plus souffrir les autres. Le père, catholi-que pratiquant confirme les propos de sa femme, tout enindiquant qu’il craint malgré tout que son fils connaisse lestourments de l’enfer à cause de toutes les bêtises qu’il a faitesdans sa vie.

La grand-mère, quant à elle, éclate en sanglot, dit qu’ellene peut rien exprimer dans ces conditions, que c’est trop dur.

Le scénario se termine en demandant à Jordan d’ouvrir lesyeux, de se lever, de retourner sur sa chaise et de faire uncommentaire sur ce qu’il vient d’entendre. Il est très ému, etse contente de dire laconiquement qu’il ne savait pas que sesparents avaient de telles pensées.

Cette séance se termine par une co-notation positive et uneprescription [11] :

• la co-notation positive consiste à dire que nous avons lesentiment que tout le monde pense à la mort, mais quec’est tellement dur qu’ils font tous comme s’ils ne per-cevaient pas ce risque mortel concernant Jordan, etqu’ils n’en parlent pas bien que ce soit dans les esprits dechacun. Jordan sait au fond de lui-même que les autresautour de lui pensent à ce risque. En fait, nous avons lesentiment que tout le monde cherche à se protéger parrapport à une menace qui pèse sur la famille. Peut-êtreJordan a-t-il besoin d’être comme il est en prenant plusque les autres cette menace à son compte ;

• la prescription consiste en ce que chacun doit écrire unelettre exprimant ses sentiments à la personne de la fa-mille qu’il imagine comme risquant de mourir prochai-nement. Cette lettre sera lue à la prochaine séance.

5. Cette cinquième séance, comme la précédente, est trèschargée émotionnellement. La prescription a été suivie etchacun est muni de sa lettre. Nous y voyons, s’il en étaitencore besoin, la preuve de la pertinence de la direction quenous avons prise :

• la mère évoque à nouveau la mort de son fils ;• le père s’adresse à sa belle-mère et rédige une longue

lettre dans laquelle il règle ses comptes mais lui mani-feste son attachement ;

• la grand-mère s’adresse à sa fille, et à son petit-fils ;• quant à Jordan, il nous remet une lettre cachetée qu’il ne

veut pas lire en séance mais dont il souhaite que nousprenions connaissance (nous ne prendrons pas connais-sance de cette lettre et nous la garderons dans le dossier,car peut-être un jour viendra où Jordan souhaitera révé-ler à tous son contenu).

Le commentaire souligne la difficulté de la prescription etnotre compréhension du fait que certains n’ont pas pu suivrejusqu’au bout la consigne. Nous faisons part de notre éton-nement que la mort du grand-père vieux et malade ne soit pasévoquée. Ce grand-père paraît manifestement un absent très

20 M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

Page 5: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

pesant. Il s’ensuit des échanges le concernant, des conflitsque Georgette a avec lui, de la position ambiguë d’Adèledans ces conflits.

Nous n’allons pas continuer de décrire les différentesphases de cette thérapie dans laquelle le processus de chan-gement est amorcé par l’arrêt des consommations de toxi-ques par Jordan à l’issue de cette cinquième séance. Nousaurons des entretiens avec les parents seuls, avec les grands-parents, avec Jordan et ses frères, et finalement avec l’ensem-ble de la famille.

Dans cette thérapie, on peut dégager une lecture d’uneproblématique de dépendance que nous allons reprendre sousl’angle de la théorie de l’attachement. Il s’agit là de présenterun modèle centré sur les vicissitudes des relations d’attache-ment et de leur devenir à travers les générations.

5. Théorie de l’attachement, systèmes familiauxet dépendance

1. La recherche de l’identité est toujours marquée au coursdu temps par l’oscillation entre deux exigences apparemmentcontradictoires et en même temps interdépendantes : l’appar-tenance et la séparation. C’est grâce à une expérience d’ap-partenance adéquate qu’une suffisante autonomie peut s’ef-fectuer.

La théorie de l’attachement développée par Bowlby et sessuccesseurs apporte ici des éléments d’un grand intérêt [3].Cette théorie nous apprend que c’est dans la mesure où lepetit enfant est suffisamment sécurisé qu’il se sent libre des’ouvrir à l’extérieur et d’explorer le monde. Il acquiert cettesécurité grâce à la qualité des apports affectifs précoces.Ainsi se crée ce que Bowlby nomme un attachement sécure,d’abord établi sur des schémas comportementaux, puis inté-riorisé dans un scénario interne auquel, devenu grand, puisadulte, il peut se référer pour maintenir une suffisante tran-quillité face aux événements de la vie, tout au moins les plushabituellement susceptibles de constituer des obstacles.

De cette manière notamment, l’adolescent n’éprouve pasde difficultés majeures à résoudre les aspects contradictoiresde la problématique adolescente. En référence à une autreformulation, et en cohérence avec elle, on peut indiquer quegrâce à ses assises narcissiques de bonne qualité (que confèreprécisément cet attachement sécure) l’adolescent peut résou-dre l’impasse apparente de l’écart narcissico-objectal pro-posé à cette période de l’existence [6].

On ne peut pas en dire autant dans les attachements insé-cures. Dans ces cas, l’enfant n’est pas satisfait dans sesattentes affectives. Il est obligé de maintenir activées desstratégies relationnelles visant à une recherche de plusgrande sécurité. Celle-ci demeure incertaine. On peut notam-ment décrire :

• l’attachement « anxieux », « ambivalent », « préoc-cupé » qui correspond à une attente affective contradic-toire où s’associent la plainte et l’agressivité ;

• l’attachement « évitant, détaché » qui correspond à uncomportement de détournement affectif, à un apparentrenoncement.

Mais ce qui est encore plus caractéristique de ces attache-ments insécures ce sont les distorsions qui se construisententre les réalités relationnelles que ces personnes ontconnues et les vécus subjectifs qu’elles en ont. Il en résulteune reconstruction mystifiée des rapports familiaux (danslaquelle on pourrait reconnaître des mécanismes de projec-tion, de clivage, d’idéalisation), une minimisation et unebanalisation des difficultés, une méconnaissance de l’impor-tance des souffrances éprouvées.

2. Ainsi Jordan nous apparaît être avec sa mère dans unbesoin affectif constamment insatisfait. Il nous paraît êtredans un attachement insécure ambivalent, pris dans une rela-tion en miroir avec une mère elle-même insécure et ambiva-lente. Compte tenu de ce que nous percevons des comporte-ments actuels en séance, nous faisons l’hypothèse que Jordann’a pas été satisfait dans ses besoins affectifs précoces. Lecaractère inadéquat des préoccupations de la mère qui tendtoujours maintenant à protéger et infantiliser son fils nousconforte dans cette hypothèse. Cette mère a sans doute appa-remment apporté des soins très corrects à son fils, mais sans ymettre la bonne charge affective qui devait les accompagner.Elle nous fait penser à ces mères décrites par Cirillo, expertesdans des soins « mimés », c’est-à-dire qui ont toutes lesapparences de ce qui convient mais sans la charge affectiveadéquate car la relation est alors « polluée » par les préoccu-pations personnelles de la mère. Cirillo qualifie ces cas« d’abandon dissimulé » voulant signifier par là que sous lesdehors de soins efficaces apportés à l’enfant, la mère recon-naît mal les besoins de son fils, tandis que le père, de son côté,est insuffisamment attentif, particulièrement à l’adolescenceoù il a tendance à disqualifier son fils [4]. Tout cela est de plusminimisé parce que les soins sont déconnectés de la compo-sante affective qui doit les accompagner. La thérapie viseprécisément à faciliter l’émergence du niveau émotionnelpour pouvoir ensuite penser autrement les émotions.

Cette « pollution », dans notre hypothèse, fait référenceaux difficultés exprimées par Georgette dans les relationsavec ses parents, dont nous savons par ailleurs qu’elles re-montent à sa propre adolescence et à son mariage.

Si nous continuons la construction de cette histoire àtravers le matériel des séances, nous pouvons indiquer queJordan se sent particulièrement mal et insécurisé par lesenjeux qui se présentent à lui à l’adolescence. Il rencontrequelques jeunes, adoptant avec eux des conduites transgres-sives, se met en situation d’échec scolaire, commence àexpérimenter des substances qui modifient son état de ma-laise. La mère perçoit les difficultés de son fils, réagit avecplus de préoccupations mais continue en fait d’apporter desréponses inadéquates parce qu’infantilisantes.

Dans ce scénario, le père est absent. En effet, Pierre, lepère de Jordan, ne semble pas avoir compris ce qui se passaitchez son fils. Très occupé par sa vie professionnelle (il estenseignant), il n’a pas été très présent dans la petite enfancede Jordan.

À l’adolescence, il a commencé à se préoccuper des com-portements de son fils mais sur un mode inadéquat, en mani-

21M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

Page 6: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

festant une autorité excessive, mal adaptée, puis une boude-rie, un refus de communiquer avec son fils, et enfin undésintérêt apparent exprimé sous la forme « Je ne sais plusquoi faire avec toi, débrouille-toi avec ta mère ».

3. L’étude du couple des parents de Jordan, permise pardes séances avec les parents seuls, nous permet d’avancer unpeu plus dans cette construction. Ces éléments élucidés aucours de la thérapie étaient cachés derrière une satisfaction desurface et une minimisation de certaines tensions : « Il y atoujours des petits troubles dans tous les couples ».

Georgette paraît insatisfaite des relations conjugales. Elleest de son côté dans des attentes affectives que son mari nesatisfait pas, d’autant moins que ses attentes sont expriméessur un mode ambivalent et contradictoire qui mettent Pierremal à l’aise, déclenchant chez lui tout à la fois insatisfactionet besoin d’une prise de distance que le travail lui permet.

En fait les relations nous ont paru reposer sur des fonde-ments peu sûrs :

• Georgette lorsqu’elle a rencontré Pierre était dans desrelations conflictuelles avec ses parents. Son père s’estopposé aux fréquentations avec un jeune homme sansargent et qui n’était pas du même milieu. Georgette s’estmariée contre l’avis de son père, mais peut-être finale-ment plus pour régler ses comptes avec lui que parvéritable inclination à l’égard de Pierre. Son père l’a,plus tard, déshéritée au profit de son frère. Dans ceconflit Georgette n’a pas été soutenue par sa mère sou-cieuse de préserver ses bonnes relations avec son mari ;

• Pierre, quant à lui, avait avec ses parents des relationspeu chaleureuses. Il se destinait à la prêtrise, et avaitsuivi l’enseignement du « séminaire ». Mais déçu dansses motivations, il a abandonné, à la grande déception deses parents avec lesquels depuis, il entretient des rap-ports assez lâches. C’est dans un certain désarroi qu’il arencontré Georgette. Il ne savait plus très bien comments’orienter dans l’existence. Il avait entrepris des étudesd’anglais qui étaient inachevées. Ses parents n’étaientpas en mesure de lui venir en aide financièrement et il sedébrouillait avec des petits boulots.

On peut faire l’hypothèse d’un mariage reposant sur uncontrat implicite étroitement lié à la relation que chacun despartenaires a établi avec sa propre famille durant son enfanceet son adolescence et dont aucun n’est vraiment dégagé.

Bien évidemment, il existe dans tous les couples descontrats implicites et des intérêts divers. Il y a toujours un filrésistant qui lie ensemble le passé et l’histoire de chacun, leprésent et le futur en confirmant le sentiment d’appartenancede toutes les générations. Mais dans les cas qui nous intéres-sent, chacun des partenaires de la relation conjugale demeuredépendant d’attentes affectives non satisfaites dans les fa-milles d’origine, de telle sorte que le lien conjugal manque deconsistance. Ainsi, Georgette exprime sur un mode anxieuxet ambivalent une grande demande affective à un mari qui,n’ayant pas appris à recevoir, donne peu. Une partenaireprésentant un attachement anxieux ambivalent rencontre unpartenaire à l’attachement évitant et chacun à la fois répète

les attentes insatisfaites dans les familles d’origine et de-meure dans un espoir de réparation avec sa famille. Ils sonttous deux dans un attachement insécure qui les oblige àmaintenir activées des stratégies cognitivo-comporte-mentales d’attachement :

• Pierre a appris, dans sa propre famille, à se débrouillerseul et à se détacher, en apparence. En réalité, il entre-tient une relation très proche avec sa belle-mère aveclaquelle il apprécie une certaine complicité ;

• Georgette maintient un lien fort et conflictuel avec unemère qui n’a pas satisfait ses besoins affectifs profondstant elle était préoccupée à maintenir une relation satis-faisante avec un mari difficile, égoïste et exigeant.

4. Lorsque les symptômes de Jordan apparaissent et que satoxicomanie devient évidente, l’ensemble du système se ver-rouille dans des impasses relationnelles à plusieurs niveaux :

• d’abord, la vie du couple se resserre autour des préoccu-pations engendrées par les symptômes de telle sorte queles liens conjugaux qui avaient tendance à se lâcher, sont« recouverts » par les liens parentaux ;

• ensuite, Jordan est pris dans une sorte d’enjeu dans lesrelations de Georgette avec ses parents. En même tempsqu’elle reproduit avec Jordan les vicissitudes affectivesqu’elle a connues avec sa mère, Georgette maintientavec cette dernière une sorte de compétition où il s’agitde montrer sa compétence (on a vu comment chacunedes deux femmes « nourrit » Jordan), et elle veut prouverà son père qu’elle n’a pas besoin de son aide pour réussirson mariage. Le grand-père de Jordan quant à lui sape ceque fait sa fille en donnant, à l’insu de cette dernière,l’argent de la drogue à son petit-fils. Le grand-père sefait un devoir de venir en aide à Jordan. Mais il neconnaît que l’argent pour aider quelqu’un. Il a besoinainsi de « traiter » sa propre culpabilité. Fils aîné dans sapropre famille et investi de responsabilités envers sasœur cadette, il n’a pas réussi à sauver cette dernièreaprès la mort de ses propres parents. Cette sœur, présen-tée comme ayant des mœurs dissolues et alcoolique, estdécédée d’une tuberculose mal soignée, à l’âge de30 ans. Son frère, le grand-père de Jordan, en a étéprofondément et durablement affecté. Il a toujours craintque sa fille ne prenne le même chemin d’où son attitudeavec elle ;

• ainsi on voit bien la place centrale de Jordan dans cettefamille, « double fusible » :C dans le lien horizontal qui concerne les affiliations ;C dans le lien vertical intergénérationnel où l’on perçoit

le jeu complexe autour de la filiation avec la répétitiondes scénarios qu’il engendre.

5. L’histoire de la famille Jordan finit bien, tout au moinsl’histoire de la thérapie avec cette famille :

• les différents scénarios d’attachement ont pu être mis àjour dans leurs dysfonctionnements et dans leurs répéti-tions grâce à la reconstruction des histoires émotionnel-les de la famille ;

• les différentes générations se sont mieux différenciéesles unes des autres ;

22 M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23

Page 7: Autonomie et conduites addictives. Quelles dépendances dans la famille ?

• une ultime séance de réconciliation a réuni toute lafamille après que Georgette ait pu écrire à son père.

Deux ans après la fin de la thérapie, j’ai rencontré Jordan àla sortie d’un colloque organisé à Toulon sur le thème de lapost-adolescence. Il était devenu aide-soignant et prenait encharge des personnes âgées dans un établissement spécialisé.

6. La toxicomanie dans le parcoursintergénérationnelle des besoins affectifs non satisfaits

1. Toutes les histoires de toxicomanie ne ressemblent pas àcelle de Jordan. Nous avons seulement voulu rapporter ici uncas exemplaire d’un certain parcours.

On y trouve :• la transmission intergénérationnelle d’un défaut d’ap-

port affectif responsable d’une base peu sûre de la per-sonnalité des différents protagonistes. Cela se perpétuedans les différentes phases du cycle de vie de la famillesans être reconnu ni repéré ;

• une distorsion cognitivo-affective explique ce manquede repérage en même temps qu’elle est responsabled’une banalisation et d’une minimisation au sein de lafamille ;

• le maintien d’une « dépendance » de la mère à sa proprefamille par enfant interposé, un père précocement adulteet maintenant l’affect à distance, rendent les parents peudisponibles à leur vie de couple tant ils sont occupés àréparer leurs problèmes posés avec leurs propres pa-rents, tandis que l’enfant représente un des instrumentspossibles, de cette réparation.

2. Tout cela ne suffit pas à créer la toxicomanie. L’adoles-cent peut exprimer le malaise qui lui est propre de différentesmanières et finalement s’en sortir dans bon nombre de cas oùles configurations familiales sont comparables.

Ici les événements, les circonstances, les liens construitsavec les pairs, le mauvais investissement scolaire et la psy-chopathologie personnelle de Jordan pèsent plus ou moinslourd.

Quoi qu’il en soit, lorsque l’adolescent rencontre la dro-gue, tous les fils se nouent. La drogue devient communica-tion dans la famille, objective et amplifie les manques, estresponsable de stratégies autour des symptômes, stratégiesqui permettent à chacun des protagonistes de rejouer lesmêmes scénarios. En même temps, cet objet drogue et tout cequi circule à son sujet font écran à toute véritable compréhen-sion du phénomène. La drogue fonctionne comme un leurrequi évite à tout le monde de connaître la vraie nature desproblèmes.

L’inconsistance de l’individuation des parents entraîneune identification inadéquate aux tensions d’autonomie del’adolescent.

Le fils, Jordan, est à la fois le centre du conflit d’ambiva-lence de la mère à l’égard de sa propre mère, tandis que lagrand-mère peut avoir un rôle d’instigateur à l’égard dugarçon contre sa mère. Quant au père, il fuit les thématiquesaffectives de l’adolescence comme il a fui les siennes propresau même âge.

Et finalement, Jordan met en acte, sur un mode déviant, lespages secrètes du comportement familial et se met à rejouer,à son insu, le scénario que le grand-père avait connu avec sasœur.

3. Au vu de toutes ces considérations, on pourrait penserque la thérapie consiste à tenter de réparer les manquesaffectifs. En réalité, les objectifs sont différents ; il s’agitplutôt de l’énonciation d’un renoncement et d’une redistribu-tion des places :

• renoncement de Jordan à vouloir obtenir de sa mèrel’affection dont il a pu manquer ;

• renoncement de Georgette dans les besoins d’attache-ment envers sa propre mère ;

• redistribution des places essentiellement centrées autourdes pères :C le père de Jordan qu’on doit aider à trouver une

meilleure place auprès de son fils ;C le père de Georgette qui, en se réconciliant avec sa

fille, rééquilibre l’ensemble des relations parents–en-fants.

Ces renoncements et cette redistribution des places, no-tamment masculines, permettent à Jordan de se désimpliquerd’un scénario qui finalement n’est pas le sien.

Références

[1] Angel S, Angel P. Familles et toxicomanies. Éditions universitairesParis; 1989.

[2] Bateson G. Vers une écologie de l’esprit, 2 vol. Paris: Ed. du Seuil;1991.

[3] Bowlby. Attachement et parte, 3 vol. Paris: Ed. PUF; 1984.[4] Cirillo S. La famille du toxicomane. Paris: Ed. ESF; 1997.[5] Elkaim M. Quelques points à propos d’autoréférence et de thérapie

familiale in La thérapie familiale en changement. Paris: Ed. Lesempêcheurs de tourner en rond; 1994 (M. Elkaim dir.).

[6] Jeammet P. Adolescence et processus de changement. In: Wildo-cher D, editor. traité de psychopathologie. Paris: Ed. PUF; 1994.

[7] Minuchin S. Familles en thérapie. Paris: Ed. Delarge; 1979.[8] Neuberger M. In: Neuburger R, editor. Thérapie familiale et toxico-

manie. l’autre demande. Paris: Ed. SF; 1984.[9] Neuberger R. L’irrationnel dans le couple et la famille. Paris: Ed. ESF;

1988.[10] Ricoeur P. Soi-même comme un autre. Paris: Ed. du Seuil (coll.

Points); 1990.[11] Selvino-Palazzoli M, Bossolo L, Cecching G, Prata G. Paradoxe et

contre-paradoxe. Paris: Ed. ESF; 1990–1993.

23M. Delage / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 17–23