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Médecine des maladies Métaboliques - Juin 2014 - Vol. 8 - N°3 251 Sociologie de l’alimentation Dossier thématique © 2014 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés. Avant-propos Regards croisés sur la sociologie de l’alimentation Foreword Different perspectives on food sociology De la connaissance à l’application, de la nutrition à l’alimenta- tion, le chemin passe nécessairement par celui qui choisit, ingère et incorpore des aliments transformés, valorisés par une repré- sentation et un usage socialisé. Se nourrir déborde largement les logiques économiques, technologiques et diététiques, car manger, cet acte obligé, a aussi une fonction sociétale structu- rante à laquelle s’ajoute une dimension hédonique. Le regard que le sociologue a sur la nutrition est capital pour comprendre les modèles alimentaires qui se côtoient et l’irrationalité des consommateurs qui balancent entre peur et désir, entre suspi- cion et confiance, entre santé et plaisir. Il n’est que de constater la place que réservent les media à la thématique récurrente de l’alimentation, grand questionnement de notre société, évè- nement social collectif et aventure individuelle. À l’heure où de grandes mutations remodèlent le paysage alimentaire, où l’alimentation quotidienne est médicalisée, où la surabondance brouille les messages et où le décalage entre norme et pratique se creuse, il paraissait intéressant de porter un regard sociolo- gique sur l’alimentation. Au début il y a le goût. Avec sagesse et finesse, David Le Breton souligne que le goût n’est pas un paramètre chimique, mais une valeur affective, et que le goût de la vie commande le goût alimen- taire. Celui-ci est l’émanation de l’histoire personnelle d’un individu. La fonction alimentaire est comparée à un écran sur lequel sont projetés des tensions psychologiques. Aussi les désordres de la vie se traduisent-ils par des désordres alimentaires. Exemples à l’appui, Franck Hausser démontre combien les sciences de la Vie et les Sciences Humaines et Sociales sont associées autour de l’alimen- tation, porteuse d’une dimension physiologique mais aussi d’une forte charge émotionnelle et symbolique dont il faut tenir compte dans les messages de santé publique. Le regard du sociologue amène à reconsidérer les pratiques alimentaires, y compris celles qui font polémique d’un point de vue nutritionnel, comme le goûter de 10 heures des enfants scolarisés en classes primaires. Après une observation minu- tieuse, Louis Mathiot révèle que ce goûter est une occasion d’apprendre certaines règles de civilités, ainsi que le don et le contre don, et qu’il est encadré par des normes produites et transmises par le groupe de pair. C’est également en s’appuyant sur les données d’une enquête de terrain, que Nicoletta Diasio propose un regard assez tolérant sur le comportement alimentaire des adolescent(e)s. Leur rap- port à la nourriture, ambivalent, relève moins d’une rupture que d’expériences avec, toutefois, une relative résistance du repas familial qui apparaîtra rassurante aux soignants préoccupés par l’alimentation des « ados », qu’ils soient diabétiques ou non. Thibaut de Saint-Pol développe l’importance des représentations du corps, qui varient selon l’époque, le sexe et le milieu social. En ces temps où le rapport au corps se fait sous l’égide de la responsa- bilité individuelle, la perception de la corpulence a des répercussions significatives sur les pratiques alimentaires et creuse les inégalités. Tenant d’une sociologie compréhensive et critique, Jean-Pierre Corbeau nous emmène dans une promenade réflexive à travers les deux dernières décennies de « construction » de l’obésité. Délaissant l’image du mangeur incapable de réguler de façon rationnelle son rapport aux aliments, le sociologue a une conception plus riche et plus complexe. L’inégalité sociale en est l’épicentre, et l’obésité apparaît comme le symptôme d’un mal-être. Puisse ce dossier atypique rappeler à tous ceux qui sont appelés à conseiller et à encadrer les pratiques alimentaires que la nutrition est transdisciplinaire et transculturelle, et qu’elle ne se résume pas à une approche comptable. Ce dossier fournit également l’opportunité de rappeler que c’est le caractère indissociable des sciences humaines et sociales et des sciences de la vie qui fait la grandeur de l’exercice médical. Déclaration d’intérêt L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en lien avec le contenu de cet article. J.-L. Schlienger Professeur émérite à la Faculté de médecine de Strasbourg. Correspondance Jean-Louis Schlienger 8, rue Véronèse 67200 Strasbourg [email protected]

Avant-propos: Regards croisés sur la sociologie de l’alimentation

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Médecine des maladies Métaboliques - Juin 2014 - Vol. 8 - N°3

251

Sociologie de l’alimentation

Dossier thématique

© 2014 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

Avant-propos

Regards croiséssur la sociologie de l’alimentationForeword

Different perspectives on food sociology

• De la connaissance à l’application, de la nutrition à l’alimenta-tion, le chemin passe nécessairement par celui qui choisit, ingère et incorpore des aliments transformés, valorisés par une repré-sentation et un usage socialisé. Se nourrir déborde largement les logiques économiques, technologiques et diététiques, car manger, cet acte obligé, a aussi une fonction sociétale structu-rante à laquelle s’ajoute une dimension hédonique. Le regard que le sociologue a sur la nutrition est capital pour comprendre les modèles alimentaires qui se côtoient et l’irrationalité des consommateurs qui balancent entre peur et désir, entre suspi-cion et confiance, entre santé et plaisir. Il n’est que de constater la place que réservent les media à la thématique récurrente de l’alimentation, grand questionnement de notre société, évè-nement social collectif et aventure individuelle. À l’heure où de grandes mutations remodèlent le paysage alimentaire, où l’alimentation quotidienne est médicalisée, où la surabondance brouille les messages et où le décalage entre norme et pratique se creuse, il paraissait intéressant de porter un regard sociolo-gique sur l’alimentation. • Au début il y a le goût. Avec sagesse et finesse, David Le Breton

souligne que le goût n’est pas un paramètre chimique, mais une valeur affective, et que le goût de la vie commande le goût alimen-taire. Celui-ci est l’émanation de l’histoire personnelle d’un individu. La fonction alimentaire est comparée à un écran sur lequel sont projetés des tensions psychologiques. Aussi les désordres de la vie se traduisent-ils par des désordres alimentaires. Exemples à l’appui, Franck Hausser démontre combien les sciences de la Vie et les Sciences Humaines et Sociales sont associées autour de l’alimen-tation, porteuse d’une dimension physiologique mais aussi d’une forte charge émotionnelle et symbolique dont il faut tenir compte dans les messages de santé publique.

Le regard du sociologue amène à reconsidérer les pratiques alimentaires, y compris celles qui font polémique d’un point de vue nutritionnel, comme le goûter de 10 heures des enfants scolarisés en classes primaires. Après une observation minu-tieuse, Louis Mathiot révèle que ce goûter est une occasion d’apprendre certaines règles de civilités, ainsi que le don et le contre don, et qu’il est encadré par des normes produites et transmises par le groupe de pair.C’est également en s’appuyant sur les données d’une enquête de terrain, que Nicoletta Diasio propose un regard assez tolérant sur le comportement alimentaire des adolescent(e)s. Leur rap-port à la nourriture, ambivalent, relève moins d’une rupture que d’expériences avec, toutefois, une relative résistance du repas familial qui apparaîtra rassurante aux soignants préoccupés par l’alimentation des « ados », qu’ils soient diabétiques ou non.Thibaut de Saint-Pol développe l’importance des représentations du corps, qui varient selon l’époque, le sexe et le milieu social. En ces temps où le rapport au corps se fait sous l’égide de la responsa-bilité individuelle, la perception de la corpulence a des répercussions significatives sur les pratiques alimentaires et creuse les inégalités.Tenant d’une sociologie compréhensive et critique, Jean-Pierre

Corbeau nous emmène dans une promenade réflexive à travers les deux dernières décennies de « construction » de l’obésité. Délaissant l’image du mangeur incapable de réguler de façon rationnelle son rapport aux aliments, le sociologue a une conception plus riche et plus complexe. L’inégalité sociale en est l’épicentre, et l’obésité apparaît comme le symptôme d’un mal-être. • Puisse ce dossier atypique rappeler à tous ceux qui sont

appelés à conseiller et à encadrer les pratiques alimentaires que la nutrition est transdisciplinaire et transculturelle, et qu’elle ne se résume pas à une approche comptable.Ce dossier fournit également l’opportunité de rappeler que c’est le caractère indissociable des sciences humaines et sociales et des sciences de la vie qui fait la grandeur de l’exercice médical.

Déclaration d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en lien avec le contenu de

cet article.

J.-L. SchliengerProfesseur émérite à la Faculté de médecine de Strasbourg.

Correspondance

Jean-Louis Schlienger8, rue Véronèse67200 [email protected]