Blake - Les Chaînes de l'Amour

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  • Jennifer Blake

    LES CHAINES DE L'AMOUR

  • Chapitre 1

    Le spectacle tait grandiose. Les immenses lustres en fer forg du

    Thtre St. Charles brillaient de tous leurs feux. Les globes d'opaline des

    lampes gaz chassaient les ombres d'une lumire vive et ne

    dissimulaient rien de la ferie. Les colonnes de pltre et leurs feuilles

    d'acanthe dores s'levaient vers le plafond vot aux dlicats entrelacs

    de lierre. Sur un ct luisait le velours pourpre du rideau de scne. Des

    bannires en soie rouge, vert et or avaient t accroches au plafond et

    venaient se nouer aux loges de la seconde galerie. Dans cette atmosphre

    rchauffe par les flammes des lumires, elles semblaient onduler au gr

    des valses joues par l'orchestre.

    Sur les planches de bois cir glissaient d'tranges danseurs. Masques et

    loups se croisaient avec des regards brillants, cherchant reconnatre qui

    se dissimulait derrire les satins noirs ou jaunes, sous les coiffures

    extravagantes et les parures de perles et de dentelle. Ici, une jeune fille du

    Moyen Age, avec sa coiffe pointue, tournait au bras d'un bdouin du

    dsert en longue robe blanche. L, un moine dont la croix se balanait

    hauteur des genoux conversait avec une vestale romaine. Une aristocrate

    de la Rvolution franaise, reconnaissable sa perruque poudre et au

    ruban rouge qui ornait son cou, se promenait au bras d'un dragon

    d'Iberville. Les tissus d'or et de soie scintillaient. Des plumes

    s'chappaient parfois des costumes pour virevolter jusqu'au sol. Les faux

    bijoux rivalisaient d'clat avec les pierres prcieuses. On respirait des

    parfums capiteux et par moments celui plus aigre du camphre qui avait

  • protg pendant de longs mois les somptueux costumes dans l'attente de

    cette saison de Mardi Gras. Les noceurs parlaient fort, leurs clats de rire

    couvrant de temps en temps la musique, et tous se sentaient tmraires,

    profitant des dlicieuses amourettes que permettait l'anonymat des

    dguisements.

    Anya Hamilton, appuye l'un des chapiteaux qui soutenaient les

    loges, touffa un billement. Elle ferma les yeux. La fume et l'odeur cre

    que dgageait le gaz en brlant lui donnaient mal la tte. Le loup de

    satin cru serrait ses tempes et le martlement des pas sur l'estrade en

    bois lui devenait peu peu insupportable. La soire ne faisait que

    commencer, mais Anya tait dj fatigue. C'tait son cinquime bal

    masqu depuis son arrive La Nouvelle-Orlans aprs Nol, et il y en

    aurait encore bien d'autres avant la rmission du Mercredi des Cendres.

    A l'origine, le Mardi Gras avait t une fte paenne qui clbrait

    l'arrive du printemps et la fertilit. On l'appelait alors la Lupercalia ,

    du nom de la cave o l'on honorait le dieu Pan, patron d'Arcadie, le pays

    de l'amour. Sous les Romains, elle tait devenue un prtexte de

    dbauches et d'orgies. Les premiers pres chrtiens, ayant essay en vain

    de l'interdire, avaient t contraints de l'inclure dans les rjouissances de

    la Rsurrection. C'est ainsi que le Mardi Gras devint le dernier jour de

    fte avant le Mercredi des Cendres, dbut des quarante jours de carme

    qui prcdent Pques. Les prtres avaient appel leur fte carnelevare, en

    latin, ce qui traduisait l'ide d' adieu aux tentations corporelles . Les

    Franais inventrent le nom de Mardi Gras, puisque la tradition voulait

    qu'on promne dans les rues un buf gras , symbole de la journe.

    Sous Louis XV on avait pris l'habitude de commencer les bals masqus

    plusieurs semaines avant le jour fatidique pour en prolonger les plaisirs.

  • Anya ne pardonnait pas aux Franais cette extravagance. Ce n'tait pas

    qu'elle dtestt les bals masqus, au contraire. Les deux ou trois premiers

    de l'hiver l'amusaient toujours, mais elle ne comprenait pas pourquoi

    Madame Rosa et Clestine insistaient pour se rendre toutes les

    invitations. Son hritage anglo-saxon plus puritain dplorait ce faste et

    cette gaiet exagrs. Anya trouvait le passe- temps coteux, ennuyeux

    et, surtout, puisant.

    Anya, rveille-toi ! On te regarde !

    Anya regarda avec affection sa demi-sur Clestine. Une lueur d'ironie

    se glissa dans ses yeux bleu outremer.

    D'aprs toi, ils ont dj pass la moiti de la soire regarder mes

    chevilles.

    C'est la vrit ! Comment peux-tu supporter que chaque homme qui

    passe reluque tes jambes ?

    Anya contempla un instant l'autre jeune fille, dguise en bergre

    voluptueuse dont le corsage serr gonflait la poitrine en des rondeurs

    agrables, puis se dtailla elle-mme, tout son corps dissimul sous un

    costume de princesse indienne en daim souple. La robe, en effet, s'arrtait

    deux bons centimtres au-dessus de ses chevilles. Elle rejeta dans son dos

    une paisse natte d'un brun roux satin comme de l'acajou. Moqueuse,

    elle ajouta :

    C'est scandaleux, n'est-ce pas ?

    Tout fait. a m'tonne que Maman le permette.

    Mais je suis masque.

    Clestine se rengorgea :

    Si on peut appeler cela un masque ! Il te couvre peine le visage.

  • Une femme indienne avec une robe jusque par terre aurait l'air

    ridicule. Si dj je dois me dguiser, autant tre authentique. Et Madame

    Rosa est bien trop indulgente pour m'en empcher.

    Tu veux dire que tu n'coutes pas ses conseils, ni ceux des autres

    d'ailleurs !

    Anya sourit tendrement sa demi-sur :

    Douce Clestine, je suis venue, c'est l'essentiel. Et ne fronce pas les

    sourcils, sinon tu auras des rides.

    Aussitt le front de la jeune fille redevint lisse. Elle insista :

    Je crains seulement ce que pourront dire les vieilles dames.

    C'est adorable, chre, dit Anya, employant le mot de tendresse en

    usage chez les croles. Mais j'ai bien peur qu'il ne soit trop tard. Cela fait

    tant d'annes qu'elles crachent leur venin mon sujet qu'il serait

    dommage de les priver de ce plaisir.

    Clestine observa sa sur ane, l'ovale parfait de son visage, le regard

    intelligent qui brillait entre les fentes du loup, le nez aquilin, et le doux

    sourire qui relevait les coins de sa bouche charnue. Elle dtourna les

    yeux, inquite.

    Pour l'instant, elles ne te trouvent qu'excentrique.

    Brusquement, elle se raidit.

    Oh, regarde un peu comment cet homme te contemple !

    Anya suivit son regard. L'homme dont parlait Clestine se tenait un

    balcon de la premire galerie, surplombant la scne, une main appuye

    contre une colonne, l'autre sur la hanche. Il tait d'une stature

    impressionnante, et son costume de Prince Noir argent et noir renforait

    cette aura de puissance. Il se dressait, le heaume recouvrant son visage et

    ses paules, la longue cape rejete en arrire, avec un air la fois

  • romantique et inquitant. Le dguisement tait si parfait qu'il tait

    impossible de deviner son identit.

    Cette observation silencieuse et immobile avait quelque chose de

    menaant. Un frisson d'inquitude parcourut Anya, soudain vivement

    consciente de n'tre qu'une femme vulnrable. Son cur battit plus vite.

    Elle se dtourna brusquement.

    Tu es certaine que c'est moi qu'il regarde ? demanda-t-elle, hypocrite.

    Je n'en suis pas si sre.

    Il t'observe depuis une demi-heure.

    Sans doute est-il sous le charme de mes chevilles ?

    Anya tendit la jambe, montrant une cheville qui, pour tre dlicate, n'en

    tait pas moins robuste.

    Tu te fais des ides, Clestine. Ou alors c'est toi qui apprcies le

    Prince Noir, puisque tu l'pies depuis si longtemps. Je devrais prvenir

    Murray !

    Tu n'oserais pas !

    Tu sais bien que non. D'ailleurs, le voici.

    Un jeune homme s'approchait, dguis en Cyrano de Bergerac, mais il

    avait retir son faux nez qui pendait un lastique autour de son cou. De

    taille moyenne, il avait des cheveux chtains qui bouclaient

    naturellement, des yeux noisette ingnus et un sourire qui creusait deux

    fossettes dans des joues rondes brunies par le soleil. Il traversait la piste

    de danse, essayant de ne pas renverser les deux verres de limonade qu'il

    tenait.

    Pardon d'avoir t si long, s'excusa-t-il en leur tendant les

    rafrachissements. Il y avait un monde fou autour des boissons. Il fait si

  • chaud ! Je peux vous assurer qu'on ne connat rien de tel en fvrier dans

    l'Illinois.

    Anya trempa ses lvres dans la boisson sucre. Elle rprima l'envie de

    regarder dans la direction du Prince Noir et se concentra sur le jeune

    couple.

    Murray Nicholls tait le fianc de Clestine. Ils avaient eu le coup de

    foudre l'un pour l'autre mais les fianailles officielles n'avaient pas encore

    t prononces. Pour une fois. Madame Rosa tait sortie de son indolence

    coutumire pour taper du poing sur la table. Elle ne croyait pas aux

    mariages entre inconnus. L'amour n'exigeait-il pas du temps pour

    s'affirmer ? Ce n'tait pas comme un de ces ouragans d'automne. Les

    jeunes gens devaient apprendre patienter.

    Cela faisait plus de huit mois que Clestine avait reu son bracelet de

    fianailles et on ne parlait pas encore mariage, bien que le trousseau, des

    chemises de nuit aux draps de lin, ft presque prt.

    Aux yeux d'Anya, les jeunes gens taient pourtant bien assortis.

    Clestine tenait de sa mre son regard fonc et sa chevelure noire; sa

    pleur naturelle tait rehausse ce soir par de la poudre nacre et ses

    courbes voluptueuses en faisaient une personne ronde et douce. Elle tait

    d'un naturel aimable sauf lorsqu'elle s'inquitait pour la rputation

    d'Anya. Romantique souhait, il lui fallait un mari comprhensif et

    gentil, avec un sens de l'humour qui saurait empcher ses bouderies et

    ses crises de mlancolie. Murray Nicholls semblait possder les qualits

    requises, ainsi qu'une intelligence certaine et un emploi srieux dans un

    cabinet d'avocats. On comprenait difficilement pourquoi Madame Rosa

    tenait tant ce qu'ils attendent encore.

  • Anya dut cependant s'avouer qu'elle tait sensible au charme de

    Murray parce qu'il lui rappelait son propre fianc, Jean-Franois Girod.

    Jean, jusqu' sa mort, avait t lui aussi un jeune homme sincre et gai,

    anim d'une mme joie de vivre. Il aurait aujourd'hui l'ge de Murray,

    presque trente ans.

    C'tait cette vivacit qui avait tu Jean. Une mort inutile qu'Anya ne

    pouvait se rsoudre accepter. Il y avait eu un duel, mais non pour rgler

    une dette d'honneur. Tout btement cause d'une plaisanterie stupide de

    jeunes gens qui avaient trop bu.

    Jean et cinq de ses amis rentraient chez eux aprs avoir pass la soire

    jouer aux cartes. Ils taient rests des heures dans une pice enfume,

    assis autour d'une table, les cadavres des bouteilles parpills autour

    d'eux. Dehors brillait la pleine lune. Non loin du lac de Pontchartrain,

    prs du champ des Deux Htres, connu pour tre le lieu favori des

    duellistes, les jeux de lumire que dessinait la lune entre les ombres des

    grands arbres les avaient attirs. L'un d'entre eux avait suggr qu'ils

    croisent le fer puisque le thtre s'y prtait aussi admirablement. Ils

    avaient saut de l'attelage et tir en riant les pes de leurs fourreaux. A

    la fin du combat, deux d'entre eux gisaient morts, leur sang se rpandant

    dans l'herbe. Jean tait l'un d'eux.

    La valse prit fin et l'orchestre entama une contredanse. Clestine tapait

    du pied en mesure.

    Allez vous amuser, dit Anya.

    Murray s'inquita :

    On ne va pas te laisser seule.

  • Je vais aller me reposer auprs de Madame Rosa et des autres

    chaperons.

    Quel gchis ! ajouta Murray en riant.

    Anya sourit :

    Tu es trop indulgent. Allez ouste ! Je ne veux plus vous voir.

    Un Noir en livre vint chercher les verres vides. Anya le remercia d'un

    sourire. A vingt-cinq ans, elle n'avait que sept annes de plus que

    Clestine, mais parfois elle se sentait bien plus ge. Par moments, elle se

    sentait mme plus vieille que Madame Rosa.

    Sa belle-mre tait installe dans sa loge avec son fidle chevalier

    servant Gaspard Freret, un petit homme fringant, aussi mince que

    Madame Rosa tait ronde. Critique thtral et chroniqueur mondain,

    Gaspard tait en butte aux taquineries d'Anya et de Clestine depuis

    plusieurs annes.

    Cependant, Anya savait que ce n'tait pas un homme sous-estimer.

    Gaspard tait non seulement un excellent fusil et un remarquable

    escrimeur, qualits essentielles pour un gentleman dans cette ville o le

    duel tait une institution, mais il tait aussi respect par tous les notables

    et ses judicieux conseils avaient aid Anya dans plusieurs litiges

    financiers. Elle se demandait d'ailleurs si ce n'tait pas son influence qui

    retardait le mariage de Clestine.

    Le couple reprsentait Antoine et Cloptre mais Madame Rosa en

    reine gyptienne portait comme d'habitude une robe noire. Sans doute

    cause de la mort de Csar, se dit Anya en souriant. Madame Rosa

    n'avait pas quitt ses vtements de deuil depuis la mort des jumeaux en

    bas ge, les demi-frres d'Anya, et encore moins depuis le dcs, sept ans

    plus tt, du pre d'Anya.

  • La premire pouse de Nathan Hamilton, la mre d'Anya, tait la fille

    d'un planteur de Virginie. Il l'avait rencontre lors d'un voyage dans le

    Sud o ce natif de Boston cherchait des terres pour y investir. Il avait

    dcouvert en Virginie des familles fires de leurs origines et replies sur

    elles-mmes dans des plantations modestes. C'tait l qu'il avait

    rencontr sa femme. Aprs le mariage, son beau-pre lui avait donn des

    terres pour les faire fructifier mais l'investissement ne s'tait pas avr

    prospre et aprs quelques annes, contre l'avis de sa belle- famille,

    Nathan avait revendu le terrain et tait parti pour La Nouvelle-Orlans

    avec sa femme et leur petite fille de cinq ans.

    Les terres qui bordaient le Mississippi et ses affluents taient riches,

    grce aux inondations frquentes, mais les meilleurs terrains avaient t

    achets depuis longtemps. Lors d'un voyage sur un bateau vapeur,

    Nathan avait accept de jouer au poker avec d'autres passagers. A la fin

    de la soire, il tait l'heureux propritaire de six cents acres de bonne

    terre trois heures de La Nouvelle-Orlans, d'une demeure appele Beau

    Refuge et de cent soixante-treize esclaves. Son bonheur fut de courte

    dure. Le temps de s'installer et sa femme tait emporte par une fivre

    maligne.

    En homme avis, Nathan attendit la fin de son deuil et chercha une

    autre femme susceptible de s'occuper de la maison et d'tre une seconde

    mre pour sa petite fille. Il choisit Marie-Rose Hautrive qui, l'ge de

    vingt-deux ans, n'tait plus toute jeune et encore clibataire. Il lui fit la

    cour malgr l'opposition des parents de Rosa. Ces Franais croles,

    soucieux de la rputation de la famille, ne voyaient pas d'un trs bon il

    un Amricain aux yeux bleus originaire d'un endroit aussi barbare que

    Boston jeter son dvolu sur leur fille. Et sa fortune n'y changeait rien.

  • Avec ses rondeurs et sa srnit, Madame Rosa avait t une belle-mre

    idale. Elle avait donn Anya amour et rconfort maternel, la serrant

    contre sa poitrine opulente, sans jamais lever la voix ni imposer de

    discipline, se plaignant parfois gentiment des caprices de l'enfant quand

    celle-ci devenait trop imptueuse. Cette attitude sage avait port ses

    fruits. La petite Anya avait perdu sa mre en mme temps que la

    protection de ses grands-parents lorsqu'elle avait d quitter la Virginie

    pour s'installer Beau Refuge. La nuit, l'enfant se rveillait souvent en

    proie de violents cauchemars. Les esclaves ainsi que Madame Rosa

    avaient eu piti d'elle et l'avaient gte de leur mieux. Anya tait devenue

    une adolescente sauvage et dcide. Sa belle-mre avait pourtant russi

    temprer ce caractre farouche jusqu' la mort des deux hommes

    auxquels Anya tenait le plus, son pre et Jean.

    Nathan Hamilton mourut d'une chute de cheval seulement deux mois

    aprs la disparition de Jean. La double tragdie avait boulevers Anya.

    Elle n'avait que dix-huit ans et son existence lui semblait termine.

    Puisque la vie et l'amour pouvaient prendre fin tout instant, autant

    profiter des journes pour faire ce dont on avait envie. S'il arrivait

    malheur des personnes aussi croyantes et respectueuses des lois svres

    de l'Eglise, lorsqu'un homme comme Ravel Duralde, le responsable de la

    mort de Jean, pouvait impunment se pavaner comme si de rien n'tait,

    pourquoi Anya se plierait-elle aux conventions ? Elle avait dcid de n'en

    faire qu' sa tte.

    La jeune femme avait rang ses jupons et sa selle d'amazone pour

    parcourir la plantation de son pre califourchon sur un talon, vtue

    d'une chemise d'homme et d'une ample jupe en cuir souple, un chapeau

  • large bord enfonc jusqu'aux yeux. Elle avait dvor les journaux et les

    livres spcialiss sur l'agriculture, renvoy le rgisseur qui ne voulait pas

    lui obir et prit elle-mme en main l'avenir de la plantation. Il lui tait

    arriv de discuter prement avec ses voisins des meilleures mthodes

    pour lever des chevaux ou des porcs, un sujet de conversation

    impensable pour une femme. Elle avait aussi appris nager avec les

    enfants noirs dans les courants dangereux des rivires, ne comprenant

    pas pourquoi il semblait prfrable qu'une femme se noyt plutt que

    d'tre vue en train d'exercer une activit aussi peu fminine. Elle avait

    galement accompagn l'infirmire sage-femme dans ses dplacements,

    apprenant recoudre les plaies, faire des garrots aux esclaves, hommes

    ou femmes. Elle l'avait aide mettre des enfants au monde et soigner

    les mres qui avaient voulu se dbarrasser d'un enfant indsirable. Elle

    avait cout les histoires de violence, d'amour et de haine qui rythmaient

    la vie des esclaves la tombe de la nuit. Les femmes ne lui avaient rien

    cach de l'existence avec un homme et lui avaient mme montr certaines

    mthodes utiles pour se protger.

    Lorsque Anya rejoignait La Nouvelle-Orlans, elle frquentait de

    jeunes couples amricains rcemment maris. Ils taient enthousiastes et

    un peu fous, adeptes de promenades nocturnes sur le lac de

    Pontchartrain, de visites dans les cimetires aux tombes grises, si hostiles

    dans le creux de la nuit. Ils aimaient aussi descendre la rue Gallatin au

    galop les samedis soir, jeter un coup d'il aux femmes qui se penchaient

    aux balcons ou dvoilaient leurs charmes sur le pas des portes. Il ne

    fallait pas traner lors de ces escapades ; le quartier tait connu pour son

    inscurit, il y avait en moyenne un meurtre par nuit rien que dans la rue

    tristement clbre. La seule rgle des truands tant que chacun devait

  • disposer de ses victimes, on savait aussi que de nombreux cadavres

    taient jets dans la rivire.

    Avec ses amis, Anya avait dn dans les meilleurs restaurants de la

    ville, se rjouissant du vin ambr qui lui rchauffait le cur. Parfois ils se

    rendaient ensuite un bal ou se lanaient des dfis ridicules. Un jour, on

    avait convaincu Anya de voler le bonnet de nuit d'un tnor de l'Opra.

    Les artistes en tourne restaient souvent en ville trois ou quatre

    semaines. Le tnor de la compagnie qui se produisait alors tait un

    homme vaniteux qui se targuait de ce qu'aucune femme ne lui rsistait.

    Or il tait presque entirement chauve. Sur scne il dissimulait

    soigneusement son crne dgarni avec une perruque, mais comment

    faisait-il avec ses conqutes ? Anya avait relev le dfi : elle s'emparerait

    du couvre-chef nocturne.

    Le chanteur habitait un des nouveaux appartements Pontalba, les

    premiers termins aux Etats- Unis. Leurs balcons en fer forg

    surplombaient la place Jackson, l'ancienne place d'Armes des Franais et

    des Espagnols. Tard dans la nuit, Anya avait fait immobiliser son cocher

    sous le balcon du tnor. Dguise en jeune homme, elle avait grimp sur

    le toit de la voiture et escalad le balcon. Comme il faisait chaud, elle

    s'attendait que les fentres soient ouvertes. Mais elle n'avait pas prvu

    que le tnor ne serait pas seul dans son lit.

    Surprise mais sans perdre son sang-froid, Anya avait gliss dans la

    chambre sur la pointe des pieds, et alors que l'artiste honorait sa

    compagne, elle s'tait empare du bonnet de nuit en velours qui ornait sa

    tte. Puis, elle avait pris ses jambes son cou.

  • Les hurlements de la victime avaient rveill tout l'immeuble. Tandis

    qu'Anya s'enfuyait plat ventre sur la capote de son landau, les habitants

    se penchaient leur balcon au risque de tomber. On ne l'avait

    heureusement pas reconnue, mais l'histoire fut aussitt sur toutes les

    lvres et, le lendemain soir, les clats de rire du public avaient oblig le

    pauvre chanteur quitter la scne. La jeune femme avait alors vivement

    regrett d'avoir caus l'humiliation d'un homme innocent et elle avait

    aussitt rompu avec ses amis.

    Anya jeta un regard autour d'elle. Le Champagne coulait flots et la

    foule commenait chahuter. C'tait une soire payante au profit des

    nombreux orphelinats de la ville. N'importe qui, moyennant finance,

    avait pu se procurer des billets d'entre et les noceurs n'taient pas tous

    des personnes bien leves.

    Anya se dirigea vers Madame Rosa et Gaspard en esprant qu'ils

    accepteraient de rentrer.

    Il y eut un mouvement au-dessus d'elle. D'un bond gracieux une forme

    noire sauta du balcon de la premire galerie et atterrit ses pieds, lui

    barrant le passage. Les plis de sa lourde cape ondulaient autour du

    Prince Noir.

    Surprise, un peu tremblante, Anya se ressaisit et leva la tte. Le heaume

    qu'il portait tait authentique ainsi que la cuirasse en argent qui enserrait

    sa poitrine bombe, mais le reste du costume tait compos d'une soierie

    noire si finement tisse de fils d'argent qu'on pouvait la prendre de loin

    pour une armure.

    M'accorderez-vous cette danse, mademoiselle la Sauvageonne ?

  • L'cho des paroles rauques toucha une corde sensible chez la jeune

    femme et la fit tressaillir. La voix rsonna sous le masque. Il semblait

    Anya la reconnatre mais elle n'en tait pas sre. Furieuse, elle le toisa.

    Non, merci. J'allais quitter la piste de danse.

    Elle voulut le contourner. Une main gante de noir la retint.

    Ne refusez pas, je vous en prie. Ce sont des occasions qu'il ne faut

    pas laisser chapper.

    Son toucher, mme travers le gant, lui donna la chair de poule.

    Qui tes-vous ?

    Un homme qui aimerait danser avec vous.

    Ce n'est pas une rponse, rpliqua-t-elle, outre.

    A travers le heaume brillait un regard fonc.

    Je suis un chevalier noir, ennemi du bien et serviteur du Malin, un

    banni, un rprouv. Ayez piti ! Accordez-moi la faveur de me

    rchauffer votre beaut. Dansez avec moi !

    La voix tait gaie et la main lgre sur son bras. Un court instant, Anya

    eut le sentiment d'une profonde intimit. Elle se libra d'un geste

    brusque et fit un pas de ct.

    Ce ne serait pas sage.

    Mais l'avez-vous jamais t, Anya ?

    Elle se retourna si vite que ses lourdes tresses frapprent la cuirasse d'un

    son mat .

    Vous me connaissez ?

    Est-ce si trange ?

    Je trouve curieux que vous me reconnaissiez sous mon masque alors

    que j'ignore qui vous tes.

  • Vous m'avez connu autrefois.

    Cessons ces devinettes stupides. Elles m'ennuient.

    Anya voulut s'en aller. Cette fois, l'homme lui saisit le poignet et le

    tordit. L'paule de la jeune femme heurta la cuirasse. Dans sa colre, ses

    grands yeux foncrent jusqu' prendre une teinte violette. Anya sentit la

    force et la virilit de celui qui la retenait prisonnire. Une douce chaleur

    envahit ses joues.

    L'homme en noir la regardait, saisi comme d'habitude par la beaut de la

    jeune femme. Il observa un long moment le contour de sa bouche, son

    teint de pche. N'tait-il pas fou de s'imposer elle ? Lorsqu'il parla, sa

    voix se fit plus tendre :

    Pourquoi me refuser une simple valse ? C'est une si petite chose.

    Pourquoi nous rendre ridicules ?

    Je suis contente que vous trouviez cette situation aussi ridicule que

    moi, lana Anya, hors d'elle. Lchez-moi !

    Avant qu'il puisse obir, il y eut un mouvement de foule derrire eux et

    Murray Nicholls apparut, le visage cramoisi, les poings serrs.

    Est-ce que cet homme t'importune, Anya ?

    Le Prince Noir touffa un juron et la relcha.

    Veuillez accepter toutes mes excuses, mademoiselle.

    Il s'inclina et, s'enveloppant dans sa cape, tourna les talons.

    Un instant, appela Murray, svre. Je vous ai vu rudoyer Anya et

    vous devez vous en expliquer.

    L'homme lui fit face. Sa voix tait aussi dure que du granit :

    A vous ?

  • A moi, parce que je serai bientt comme un frre pour elle. Sortons

    un instant discuter de cela en priv.

    Clestine plit et porta une main sa bouche. Anya savait aussi ce que

    signifiaient ces paroles. Bien des duels avaient t provoqus pour

    moins. Elle posa la main sur le bras de Murray.

    Voyons, ce n'est qu'un malentendu.

    Je t'en prie, Anya. Ne te mle pas de a.

    Le fianc de Clestine tait glacial, ses mains froides. Anya s'emporta :

    Ne me parle pas sur ce ton, Murray Nicholls ! Toi et Clestine n'tes

    pas encore maris et tu n'as aucune responsabilit envers moi. Je suis

    assez grande pour me dfendre toute seule.

    Murray ne rpondit pas, indiqua au Prince Noir de le suivre. Celui-ci

    sembla hsiter, haussa les paules et rattrapa le jeune homme en trois

    enjambes.

    Qu'allons-nous faire ? demanda Clestine, au bord des larmes.

    Maudits soient les hommes ! rpondit Anya avec une rare violence.

    Maudits soient-ils avec leur honneur grotesque et leurs duels stupides !

    Ils ne valent pas mieux que des coqs dans une basse-cour !

    Madame Rosa et Gaspard, en voyant la tournure que prenaient les

    vnements, s'taient prcipits. Mais ils arrivaient trop tard. Anya le

    regretta. Gaspard, si diplomate, aurait peut-tre su empcher le pire.

    Ils se rapprochrent les uns des autres, attendant le retour de Murray.

    Les minutes passaient, cruelles. Anya se sentait paralyse. Elle se

    souvenait comme si c'tait hier du jour o l'on tait venu lui annoncer

    la mort de Jean. Le messager n'tait autre que celui qui l'avait assassin,

    Ravel Duralde. Grand et imposant, il avait trois ans de plus que Jean et

  • sans appartenir l'aristocratie des planteurs, il avait pourtant t son

    meilleur ami. Ce matin-l, ses yeux noirs taient dsesprs, son visage

    gris. Il avait essay d'expliquer Anya cette euphorie, cette folle joie de

    vivre qui avait entran le malheureux duel. Elle n'avait pas compris. La

    vitalit de Ravel, alors que Jean gisait mort, tait un affront. De plus,

    Ravel excellait l'escrime tandis que Jean n'avait t qu'un combattant

    mdiocre. Face face avec Ravel, Anya avait dcouvert la haine. Elle

    avait hurl, l'insultant. Les paules de l'homme s'taient votes, il avait

    cout en silence, puis il tait parti. Depuis ce jour, le simple fait de

    mentionner le mot duel provoquait chez Anya une colre

    incontrlable.

    Dieu soit lou ! s'cria Clestine. Voil Murray sain et sauf.

    Vous ne pensiez tout de mme pas qu'ils allaient se battre

    maintenant ? dit Gaspard, surpris par la navet de la jeune fille. Ces

    affaires-l suivent un code de l'honneur trs strict. Il faut choisir ses

    seconds, dcider quelle arme sera utilise et prvoir la date et le lieu du

    combat. Il faudra attendre au moins l'aube et peut-tre mme

    vingt-quatre heures avant que le duel puisse commencer. Mais peut-tre

    n'arriveront-ils pas de telles extrmits ! ajouta-t-il sous le regard svre

    de Madame Rosa.

    Le visage de Murray Nicholls avait une teinte verdtre et des gouttes de

    sueur perlaient sur son front. Il eut un faible sourire et dclara d'une voix

    mal assure qui se voulait ferme :

    Voil une bonne chose de faite. Clestine, ma chrie, si nous dansions

    ?

  • Qu'est-ce qui s'est pass ? demanda-t-elle.

    Ce sont l des affaires d'hommes.

    Absolument, acquiesa Gaspard.

    Et d'ailleurs, cela n'a aucune importance. Parlons d'autre chose si

    vous le voulez bien.

    Agace, Anya lui coupa la parole.

    Nous ne sommes pas des idiotes. Nous avons tout vu. Est-ce que

    oui ou non tu vas affronter cet homme en duel ?

    Murray se tourna vers Gaspard :

    Ce serait peut-tre une bonne ide de raccompagner ces dames

    la maison. L'incident a d quelque peu les secouer.

    Clestine, observant la main de Murray qu'il cachait dans son dos,

    s'cria:

    C'est bien sa carte que tu tiens l !

    Murray essaya de glisser le petit carton dans sa

    poche mais il lui chappa et tomba par terre. C'tait le genre de carte

    qu'changent les futurs duellistes afin de savoir o envoyer leurs

    seconds pour dcider ensemble du jour et de l'heure du combat. En

    une seconde, Anya l'avait ramasse. Le sang se retira de son visage

    lorsqu'elle lut les lettres imprimes sur le carton blanc, le nom de

    l'homme dguis en Prince Noir qui l'avait invite danser, l'homme

    qu'affronterait le fianc de Clestine pour venger son honneur elle,

    celui qui, sept ans plus tt, par une nuit de pleine lune, avait

    transperc le cur de l'homme qu'elle allait pouser.

    Ravel Duralde.

  • Chapitre 2

    O vas-tu ?

    Anya sursauta.

    Clestine ! Mais que fais-tu l ? Je croyais que tu dormais.

    Impossible. D'horribles images tournent dans ma tte et me rendent

    folle. Je suis sre que Murray va mourir ! Ravel Duralde est un bien

    meilleur escrimeur que lui. Si tu savais comme j'ai peur...

    Allons, calme-toi. Je croyais que Madame Rosa t'avait donn un

    somnifre.

    Je n'ai pas pu le boire. J'tais trop nerveuse. Et toi ? Qu'est-ce que tu

    vas faire dehors toute seule au milieu de la nuit ?

    Quel ennui qu'elle m'ait vue ! pensa Anya. Elle avait eu l'intention de

    s'clipser, laissant un mot comme excuse. Elle dcida d'utiliser le mme

    mensonge.

    Il y a eu un problme parmi les esclaves Beau Refuge. Je ne serai

    absente qu'un jour ou deux.

    Anya jeta un coup d'il par la fentre. Son fidle cocher l'attendait sous

    la porte cochre. Elle devait se dpcher.

    Mais tu ne peux pas partir avant le duel, protesta Clestine.

    Tu sais bien que je les dteste. J'apprendrai le rsultat aussi bien

    Beau Refuge qu'ici.

    Mais j'aurai peut-tre besoin de toi.

  • Ne sois pas stupide. Il n'y aura qu'un peu de sang vers par l'un

    d'eux et leur honneur grotesque sera sauf.

    a ne s'est pas pass comme a avec Jean.

    Anya se raidit dans l'obscurit du corridor. Si seulement Clestine

    voulait bien la laisser partir, elle pourrait peut-tre l'viter, ce duel.

    Je sais, rpliqua-t-elle schement.

    Je ne voulais pas te faire de la peine. Pardonne-moi.

    Il faut que je parte maintenant. Il fait si chaud ce soir qu'il y aura

    srement un orage l'aube et je voudrais tre arrive avant qu'il n'clate.

    Promets-moi de revenir temps pour le duel.

    Murray avait obtenu que celui-ci n'ait lieu que le surlendemain matin, au

    lever du jour, son second tant absent de la ville jusqu'au lendemain

    aprs- midi. Ce genre de dlai tait frquent et Anya en tait

    reconnaissante. Il lui donnait le temps d'agir.

    J'essaierai. Promis !

    Clestine serra Anya dans ses bras.

    Tu es la meilleure des surs qu'on puisse avoir. Pardonne-moi de

    t'avoir peine.

    Anya l'embrassa son tour et disparut dans l'escalier qui menait la

    cour.

    Le fait de mentionner la mort de Jean ne crait plus chez Anya la

    douleur des premiers moments. Elle s'en voulait de ne plus ressentir

    qu'une sorte d'engourdissement. N'tait-ce pas une trahison envers son

    ancien fianc ? Le chagrin s'tait transform en haine, haine contre

    l'homme qui l'avait tu.

  • Anya se savait par moments hypocrite. Elle jouait le rle d'une jeune

    femme sauvage, voue la mmoire d'un fianc dcd, en passe de

    devenir une vieille fille excentrique. Et si tout cela n'tait qu'un masque ?

    O donc tait passe la vritable Anya ? Saisie d'angoisse, elle se savait

    prisonnire d'une image qu'elle-mme s'tait cre et dont elle ne

    pourrait plus jamais se dfaire. Ce serait comme se dnuder en public.

    Le landau l'attendait. Anya le dtailla d'un il critique. Il tait noir,

    semblable en tout point des centaines d'autres qui parcouraient la ville,

    et tir par des chevaux de qualit moyenne. Satisfaite, elle murmura un

    ordre au cocher. Sa cape bleu nuit serre autour du dguisement qu'elle

    portait encore, elle s'assura qu'elle avait toujours son loup dans la poche

    et grimpa lestement dans le landau.

    Cale contre le sige de cuir, elle laissa ses penses vagabonder au gr

    des balancements de la voiture.

    Jean. Sa famille, des croles de souche, tait propritaire de la

    plantation jouxtant celle que Nathan Hamilton avait gagne au poker. Ils

    n'avaient pas apprci l'arrive des Amricains et il y eut peu de

    rencontres entre les habitants des deux domaines, bien qu'ils eussent en

    commun plusieurs chemins de terre et une mme rivire. Mais comme

    les esclaves des deux proprits taient parents, les nouvelles de bonne

    sant, de malheur ou de joie taient fidlement rapportes aux oreilles

    des matresses de maison. Les Girod et les Hamilton n'ignoraient rien de

    la vie des uns et des autres.

    Un jour, Anya se promenait cheval avec le garon d'curie qui veillait

    sur elle. Elle parvint lui faire faux bond et, dvore par la curiosit, se

    dirigea vers la plantation voisine. Elle s'gara dans les petits chemins et

    ce fut Jean, jouant lui aussi l'cole buissonnire, qui la trouva. Il la

  • ramena chez lui, la prsenta ses parents, sa grand-mre dans sa coiffe

    de dentelle, sa tante Cici qui tait condamne par ses rhumatismes

    rester allonge, ses jeunes cousins et son tuteur cossais qui le

    cherchait dsesprment depuis des heures.

    Les Girod admirrent le courage de l'enfant qui avait travers toute

    seule les quelques kilomtres qui sparaient les deux plantations. Ils lui

    offrirent des bonbons et des drages roses et bleues, et la laissrent

    prendre une gorge de vin sucr. Un messager fut envoy Beau Refuge

    pour rassurer son pre et sa belle-mre mais Anya tait l'invite

    d'honneur du djeuner. Dans l'aprs-midi, les enfants jourent sur la

    pelouse, conduisant tour de rle une petite carriole tire par un ne,

    chantant et dansant au son de la musique joue par tante Cici. Jean, qui

    n'avait que dix ou onze ans, ramena Anya en fin de journe Beau

    Refuge, bien dcid prendre sa dfense lorsqu'elle aurait s'expliquer

    devant son pre. Avant que la journe ne soit finie, la petite Anya tait

    amoureuse du jeune garon et cela ne se dmentirait jamais.

    Jean fit la connaissance de Nathan Hamilton, de Madame Rosa et du

    bb Clestine. Il n'avait rien cach Anya de sa famille, ni les douleurs

    et les plaintes de tante Cici, ni l'un de ses cousins un peu retard ou la

    prsence incongrue d'un vieux monsieur, ami de son pre, qui habitait

    avec une chouette dans le fond du jardin et crivait des livres sur les

    fantmes. Pourtant, en dpit de toutes ces confidences, Anya ne parla pas

    Jean de son oncle Will. Elle ne s'en ouvrit lui que bien plus tard,

    lorsqu'elle fut certaine qu'il ne la quitterait pas en apprenant le malheur

    qui frappait la famille.

  • William Hamilton, l'oncle Will, tait le frre cadet de son pre. Il avait

    dbarqu un jour sans prvenir. Sa femme et leurs deux enfants avaient

    t brls vifs dans l'incendie de leur maison. L'oncle Will ne se

    pardonnait pas d'avoir pu se sauver lui-mme et non sa famille. Comme

    Nathan tait son seul parent, il vint habiter chez lui, esprant oublier la

    tragdie qui l'avait frapp.

    Ce fut impossible. Il sombra dans une grave dpression, se rveillant la

    nuit en hurlant, errant dans la maison et frappant les murs avec ses

    poings. Un jour il essaya de s'ouvrir les veines et quand Nathan voulut

    l'en empcher, se jeta sur son frre en brandissant un couteau de cuisine.

    Le soir o l'oncle Will brisa le cadenas qui fermait le placard fusils,

    s'empara d'une carabine et menaa Madame Rosa avant de se tirer une

    balle dans le pied, Nathan dcida qu'il devait tre mis l'cart.

    A l'poque on n'avait pas d'autre solution que d'enfermer les alins

    dans les prisons d'Etat, bien qu' Jackson on et dj construit un endroit

    spcialement pour eux. Les prisons n'taient pas une solution

    satisfaisante; les alins les plus violents taient une menace pour les plus

    faibles et les autres prisonniers les dtestaient. Nathan Hamilton refusa

    d'envisager ce genre de vie pour son frre. Il fit prparer une chambre

    dans le hangar o l'on rangeait les greneuses coton. Celui-ci se

    trouvait une bonne distance de Beau Refuge, ce qui viterait d'tre

    drang par les cris du malade. Nathan fit installer une chemine pour

    l'hiver, ainsi que des fentres protges par des barres de fer. Il y avait un

    lit, une table et une chaise, une armoire et une console de toilette pour se

    laver. Il y avait aussi un fer accroch une lourde chane fixe au mur et

    destine la cheville de l'oncle Will.

  • Dans cette chambre, soign par deux esclaves solides, l'oncle Will avait

    vcu quatre longues annes. Il avait support sa prison sans se plaindre,

    suppliant parfois qu'on le laisse partir dans les marcages avec un fusil et

    un couteau. Un matin, on le trouva pendu une corde qu'il avait tresse

    avec une infinie patience, jour aprs jour, semaine aprs semaine, avec les

    fibres de coton qui entraient par la fentre ouverte et qu'il avait

    soigneusement ramasses jusqu' se faire une corde assez solide.

    La pice existait toujours Beau Refuge. Comme toutes les autres

    chambres du domaine, elle tait maintenue en tat, le plancher balay, la

    serrure de la chane huile et la chemine ramone rgulirement. Parfois

    on y entreposait des balles de coton. Un soir, on y avait enferm un

    esclave qui battait sa femme afin qu'il retrouve ses esprits. Dsormais elle

    tait vide.

    Le landau avanait dans une ruelle sombre borde d'troites maisons

    qu'on appelait coups de fusil . On pouvait, en effet, tirer une balle

    travers la porte d'entre et elle ressortait par-derrire ayant travers les

    deux pices minuscules. La voiture s'arrta devant l'une d'elles. Anya

    frappa deux coups brefs la porte. Elle attendit quelques secondes. La

    porte s'entrebilla.

    Samson, c'est toi ? chuchota Anya.

    Mam'zelle Anya ! Que faites-vous ici au milieu de la nuit ?

    La porte s'ouvrit sur un gigantesque Noir. Sa tte touchait le plafond et

    les muscles noueux de ses bras

    et de sa poitrine prouvaient qu'il travaillait dur son mtier de forgeron.

    Il semblait la fois soucieux et mfiant.

    Je dois te parler. Est-ce qu'Elie est l ?

  • Oui, mam'zelle.

    Bien.

    Le frre de Samson, aussi large et haut que lui, apparut son tour et

    Anya leur dvoila son plan.

    Ils n'taient pas d'accord, c'tait vident. Anya ne leur en voulait pas.

    Ce qu'elle demandait tait risqu et dangereux. Mais elle savait qu'elle

    pouvait compter sur eux, qu'ils lui obiraient toujours. Elle ferait tout

    pour les protger si jamais l'affaire tournait mal.

    Samson et Elie s'taient occups de l'oncle Will. Pour les distraire

    pendant leurs longues heures de garde, Anya leur avait appris lire et

    crire avec ses propres livres de classe, traant les lettres dans la

    poussire avec une branche d'arbre. A la mort de l'oncle Will, on avait

    donn aux frres des emplois la forge du village. Mais ils rvaient de la

    libert dont on parlait dans les livres et qu'exaltaient les tracts des

    abolitionnistes. Ils pensaient pouvoir se dbrouiller avec leur propre

    forge.

    Alors que le pre d'Anya agonisait aprs sa chute de cheval, les frres

    taient venus vers elle, la suppliant d'intercder pour eux afin que le

    matre les libre. Un homme sur son lit de mort pouvait en effet librer

    des esclaves en le prcisant dans son testament. Anya en parla son pre.

    Elle fit mme plus. Ds que Samson et Elie ouvrirent leur forge, elle

    raconta tous comment ils avaient habilement travaill le fer des grilles

    et des balcons qu'elle leur avait commands. Les deux gants avaient

    prospr et ils lui en savaient gr.

  • Quelques minutes plus tard, Samson et Elle accrochs l'arrire du

    landau comme des laquais, le cocher faisait demi-tour et retournait vers

    le centre ville.

    Il se faisait tard mais minuit venait seulement de sonner. Les becs de

    gaz illuminaient l'avenue du Canal et la rue St. Charles et les omnibus

    tirs par des mules taient presque pleins. Les soires prenaient fin et les

    noceurs qui rentraient chez eux encombraient les rues.

    Au coin d'une ruelle, Anya remarqua un Charley, un de ces policiers

    casquette numrote. Il tapait machinalement son gourdin dans la

    paume de sa main et discutait avec deux hommes habills la manire

    extravagante des joueurs professionnels. Un des parieurs glissa des

    billets de banque dans la poche de l'homme de loi.

    Anya se dtourna, dgote. La Nouvelle-Orlans, devenue depuis des

    annes une des villes les plus riches des Etats-Unis, avait toujours attir

    son lot de charognards et d'escrocs. Les hommes politiques au pouvoir

    taient les plus vreux que la ville ait jamais connus. Le parti des

    Amricains de souche dtenait le pouvoir, plus connu sous le nom des

    Ni vu ni entendu pour leur rponse habituelle lorsqu'on leur parlait de

    corruption. Ils avaient utilis des mthodes si grossires pour prendre le

    pouvoir et le garder, payant des voyous pour menacer les lecteurs du

    parti d'opposition, inscrivant dans les registres de vote les noms de

    personnes dcdes, que les habitants honntes commenaient

    dsesprer de trouver une solution.

    On disait que des hommes d'affaires manipulaient les Ni vu ni

    entendu pour se faire de l'argent. Ceux-l ne se mlaient pas

    ouvertement de l'administration de la ville, et on ignorait souvent leur

  • identit, mais ils avaient install un homme eux, un certain Chris Lillie,

    de New York, qui avait plus d'un mauvais tour dans son sac.

    La situation tait devenue si curante qu'on parlait maintenant d'un

    groupe de citoyens se runissant dans le plus grand secret pour mettre au

    point un Comit de Vigilance. On murmurait qu'ils s'armaient afin

    d'assurer la lgalit des lections de l't prochain.

    La police aussi tait aux mains des Ni vu ni entendu . Il tait de

    notorit publique que les agents fermaient les yeux et passaient la

    plupart de leurs heures de travail dans les bars. Anya, pour une fois, en

    tait reconnaissante. Cela servirait ses propres plans.

    La voiture tourna dans la rue Dauphine, s'loignant des cris anims des

    ftards. Les rues n'taient plus claires. Les maisons sombres laissaient

    parfois filtrer un rai de lumire d'une chambre l'tage. De loin en loin,

    les aboiements d'un chien ou de chats de gouttire se querellant sur un

    mur brisaient l'pais silence. Les lumires du landau craient des formes

    dansantes sur les belles grilles en fer forg et les murs blancs des

    maisons, clairant parfois une cour pave, dissimule par les feuilles des

    palmiers et des bananiers.

    Anya ouvrit la petite fentre sous le sige du cocher :

    Doucement, s'il te plat, Solon.

    La voiture ralentit. Anya descendit la vitre sur le ct gauche et se

    pencha l'extrieur. Il tait bien l, le landau vide qu'elle s'attendait

    trouver, les chevaux attachs un rond dans la grille.

    Le landau continua jusque dans la rue St. Philippe et s'immobilisa.

    Samson et Elie disparurent dans la nuit noire. Solon descendit de son

    sige et teignit les lampes de la voiture. Un cavalier solitaire les dpassa

  • de l'autre ct de la rue, attentif ne pas guider son cheval dans le

    caniveau qui occupait le milieu de la chausse. Bientt, on n'entendit plus

    aucun bruit.

    Anya avait devin juste. Ravel Duralde se trouvait chez sa matresse,

    une actrice qui avait jou au Thtre des Varits Crisp jusqu' ce que

    celui-ci ferme ses portes quelques semaines auparavant. Pour respecter

    les convenances, il avait laiss sa voiture dans la rue voisine, mais il ne

    tarderait pas quitter l'appartement de la jeune femme, situ au-dessus

    d'un petit picier. Il n'y avait qu'une sortie possible mais pour le moment

    tout tait encore plong dans l'obscurit.

    Clestine et Madame Rosa seraient choques d'apprendre qu'Anya

    connaissait assez intimement les dplacements de Ravel Duralde pour

    savoir o le trouver au milieu de la nuit. Elle-mme en tait un peu

    gne, mais la vie du meurtrier de Jean provoquait depuis toujours chez

    Anya une fascination morbide. Connatre tous ses vices lui permettait de

    le mpriser plus encore.

    Dans les premiers temps, juste aprs le duel, Anya s'tait rjouie

    d'apprendre que Ravel avait rejoint en aot 1851 la deuxime expdition

    Cuba des flibustiers de Lopez, esprant qu'il y trouverait la mort. Il

    aurait t juste que Ravel ft tu lors de cette tentative avorte de

    s'emparer de l'le espagnole. Lorsqu'il fut condamn au cachot dans la

    lointaine Espagne, Anya avait pens qu'il tait jamais sorti de sa vie.

    Mais Ravel tait revenu deux ans plus tard, hve, menaant et dbordant

    de vitalit.

    La passion pour le jeu dont il fit preuve son retour semblait de bon

    augure ; bien des jeunes gens avaient gliss sur une mauvaise pente en

  • commenant par s'asseoir des tables de jeu. Mais les bonnes fes

    protgeaient Ravel. Il gagna de l'argent et le fit fructifier grce de

    judicieuses spculations financires. Pourtant, l'argent ne l'intressait

    gure, il abandonna bientt le veau d'or pour d'autres aventures, suivant

    cette fois, en 1855, et jusqu'au Nicaragua, l'idaliste charmeur qu'tait

    William Walker.

    Il en revint aussi, arrivant La Nouvelle-Orlans au mois de mai 1857,

    presque un an plus tt. Ravel tait un homme vaincu, chass avec Walker

    d'Amrique centrale, aprs bien des batailles sanglantes, mais sa vie tait

    sauve et sa morgue intacte.

    Ravel n'avait pas suivi Walker lors de sa seconde expdition

    l'automne dernier. Certains disaient que c'tait cause de sa mre, veuve

    depuis peu et de sant fragile. D'autres murmuraient qu'il n'tait pas

    d'accord avec Walker sur l'endroit prconis pour le dbarquement. Il

    avait en tout cas vit une nouvelle dconfiture et probablement une

    condamnation en justice. Walker tait maintenant accus d'avoir attent

    aux lois de la neutralit. Ainsi la chance n'abandonnait pas Ravel.

    Anya ne dsirait pas vraiment sa mort, mais elle s'tonnait de la haine

    violente qu'elle vouait cet homme. Personne ne l'avait jamais autant

    affecte. D'un temprament plutt paisible, la virulence de ses sentiments

    envers Ravel la surprenait.

    Anya leva les yeux vers les fentres de l'actrice. Soudain, se dessina

    devant elle la scne telle qu'elle devait se drouler derrire les volets

    ferms du deuxime tage. Corps emmls, muscles tendus, tous les sens

    ports leur paroxysme, le grincement du matelas sur lequel on se tord...

    L'image tait si relle qu'Anya touffa un cri, se rejeta en arrire dans la

  • voiture, les poings serrs. Que Ravel Duralde s'amuse comme il le voulait

    ! Elle s'en fichait perdument.

    L'actrice, Simone Michel, tait jeune et plaisante. Anya l'avait vue jouer

    plusieurs fois et lui trouvait du talent. Ravel Duralde choisissait toujours

    ses matresses parmi ces femmes d'exprience qui se contentaient de peu.

    Curieusement, il ne semblait pas avoir manifest d'intrt pour ces

    multresses qu'on exhibait devant les jeunes gens fortuns aux bals des

    quarteronnes. Peut-tre parce que ce genre de liaison risquait de

    s'terniser. Les quarteronnes, chaperonnes par leurs mres, exigeaient

    des liaisons stables et une certaine scurit.

    Pourquoi, se demanda Anya, alors que Ravel frquentait de prfrence

    ces femmes du demi-monde et savait qu'elle le dtestait, s'tait-il

    approch d'elle au bal ?

    Autrefois, il faisait tout pour l'viter et Anya s'tait dbrouille pour

    qu'ils ne se croisent jamais. Pourquoi avoir viol le pacte secret qui les

    liait ? Pourquoi l'avoir invite danser ?

    Des pas fermes et dcids rsonnrent sur le pav de la cour. Anya

    remit son loup. Elle descendit de la voiture, releva le large bord de sa

    capuche pour se couvrir les cheveux. Le cur battant, elle chercha

    dsesprment ce qu'elle allait lui dire.

    Ravel se rapprochait. Son ombre se reflta sur la pelouse, noire,

    immense, inquitante. Une porte derrire lui se referma. L'ombre

    disparut. Il ne restait que la forme indistincte d'un homme qui s'avanait.

    Anya s'loigna de la voiture, fit quelques pas hsitants dans sa direction.

    La barrire grina.

  • Une angoisse lui serra la gorge. Elle commettait une erreur. Une

    grossire erreur. Mais elle ne pouvait plus reculer. C'tait trop tard. Elle

    inspira profondment et dans un sourire aussi sducteur que possible,

    appela :

    Bonsoir, monsieur Duralde.

    Ravel s'arrta net, sur ses gardes. Il s'tait chang depuis le bal, et tenait

    dans une main une canne et un haut-de-forme.

    Ravel Duralde entendit la voix qui avait hant ses nuits depuis des

    annes. Son estomac se noua. Il reconnut aussitt la silhouette gracieuse

    qui se tenait quelques pas de lui, la tte un peu penche. Peu de raisons

    pouvaient amener une femme comme Anya Hamilton l'accoster par

    une nuit pareille. Ce n'tait srement pas parce qu'elle se sentait attire

    par lui ou parce qu'elle s'inquitait pour sa bonne sant. Un mlange

    explosif de colre et de dsir l'enflamma. Il tait surtout furieux qu'elle le

    surprit sortant d'un rendez-vous galant. Personne n'arrivait le

    dcontenancer comme Anya.

    Lorsqu'il parla, sa voix cingla comme un fouet :

    Bon sang, mais que faites-vous ici ?

    Anya sursauta. Elle se perdit un long moment dans ce regard noir qui,

    avec les cheveux foncs, le nez fin et le visage maigre, donnait Ravel

    l'apparence d'un ascte espagnol. Elle craignait sa raction violente. O

    taient donc passs Samson et Elie ? Elle se rapprocha, tendit la main :

    Je voulais seulement vous parler.

    Pourquoi ? Vous a-t-on envoye plaider la cause de Nicholls ?

    Etes-vous venue me convaincre qu'en moins mritant des deux je devais

    me retirer du duel?

  • La facilit qu'il avait lire ses penses agaa Anya. Enerve, elle lana :

    Et si c'tait justement pour cela ?

    Vous plus que quiconque devriez savoir que c'est inutile. Que

    pouvez-vous esprer d'un homme qui, d'aprs vous, ne possde aucun

    bon sentiment ?

    Peut-tre que je me trompe ?

    Elle risqua un coup d'il aux alentours mais ne vit toujours pas Samson

    et Elie.

    Vous semblez si calme, si dtermine. Mais que pouvez-vous

    m'offrir pour compenser la perte de mon honneur ?

    L'honneur ! cracha-t-elle. Ce n'est qu'un mot.

    Un concept qui ressemble celui de dignit et de chastet. Puisque

    vous en mprisez un, je suppose que vous mprisez les autres aussi ?

    Anya se troubla.

    Que voulez-vous dire... ?

    D'un mouvement brusque, Ravel la prit par la taille et l'attira lui. Sa

    bouche happa brutalement la sienne. D'une main ferme il l'empcha de

    dtourner le visage. Elle dut se soumettre au baiser.

    Anya eut un petit cri de dtresse. Elle essaya de le repousser. Aussi

    brusquement qu'il l'avait saisie, Ravel la relcha. Des lvres, douces et

    fermes, caressrent la bouche d'Anya comme s'il voulait demander

    pardon, et du bout de sa langue, Ravel effleura les lvres tremblantes.

    Dlicatement, il les carta, la recherche de la douceur intrieure.

    Anya avait voulu distraire Ravel. Elle y tait parvenue. Il ne fallait rien

    gcher maintenant. Elle se fora relcher ses muscles tendus, laissa ses

    lvres s'entrouvrir, puisque c'tait ce qu'il voulait. La langue glissa dans

    sa bouche, apportant une douce chaleur. Un frisson parcourut la jeune

  • femme. C'tait comme si, contre son gr, une porte close avait t

    ouverte en elle. Elle se sentit fondre dans les bras qui la retenaient. Sa

    peau se mit brler. Son ventre se contracta. La ralit se dissolvait dans

    cette chaleur nouvelle. Soudain, Anya ne voulait plus qu'une seule chose

    : se rapprocher de lui. Dans un murmure de volupt, elle se lova dans les

    bras qui la tenaient. Craintive, elle toucha sa langue avec la sienne,

    effleurant, insistant, la recherche d'une plus grande intimit.

    Sans prvenir, un coup mat s'abattit sur le crne de Ravel. Sa tte partit

    en avant. Anya sentit le sang couler sur la lvre qu'elle s'tait mordue.

    Ravel s'affaissa sur elle. En une seconde, Samson et Elie l'avaient

    rattrap, le tenant sous les bras.

    Une tache fonce s'largissait sur la cravate et le plastron blancs. Le

    haut-de-forme en cashmere, gris et la canne gisaient par terre. Le vent

    emporta le chapeau dans la rue.

    Anya leva une main tremblante :

    Il n'est pas mort ? Vous ne l'avez pas tu ?

    Elie grogna :

    En voyant ce qu'il faisait, nous avons peut-tre tap un peu dur.

    Samson hocha la tte :

    Ce sera mieux comme a. Le voyage est long.

    Mais il saigne beaucoup !

    Les coupures la tte saignent toujours. On fera un pansement avec

    sa chemise. Si vous tenez la portire, mam'zelle, on va le mettre dans la

    voiture avant que quelqu'un n'arrive.

    Sans mnagement, ils fourrrent Ravel dans le landau. Anya grimpa

    derrire lui et claqua la portire.

  • La voiture dmarra brusquement et elle fut projete sur son prisonnier.

    En un instant, elle sentit la vigueur du corps tendu sous elle. Elle le

    repoussa et s'agenouilla ses cts, soulevant la tte avec une main. Elle

    eut piti de lui en sentant le sang chaud couler sur ses doigts.

    Elle avait t trop sre d'elle. Elle aurait d deviner qu'on n'enlevait pas

    facilement un homme comme Ravel Duralde. Son plan avait t simple.

    Elle dtournerait l'attention de Ravel pour permettre Samson et Elie

    de l'assommer par-derrire. Ils lui attacheraient les pieds et les mains, le

    mettraient dans le landau et tout serait fini.

    Le plan avait bien fonctionn mais Anya s'en voulait de ne pas avoir

    envisag les blessures possibles.

    Samson, assis avec Anya l'intrieur, tandis qu'Elie voyageait ct du

    cocher, l'aida dbarrasser Ravel de sa cape et de sa redingote. Avec des

    doigts tremblants, Anya retira la cravate et les boutons en perle de la

    chemise. Avant qu'ils aient termin de le panser, le sang de Ravel avait

    dteint non seulement sur les siges mais aussi sur la cape d'Anya et son

    costume de princesse indienne. La tte de Ravel Duralde sur les genoux

    d'Anya, ils filaient toute allure dans la nuit.

    La jeune femme s'inquitait. La tte de Ravel pesait lourd, son corps

    tait immobile, comme ptrifi. Sous la peau bronze, il tait ple. Elle

    dtailla le visage volontaire, les sourcils noirs et touffus, les pommettes

    saillantes qui dgageaient des joues plates, le front haut, intelligent. Sa

    bouche tait sensuelle et quelques fines rides, traces de ses sourires,

    adoucissaient l'ensemble des traits un peu austres. Son menton tait

    carr, ras de prs bien qu'on distingut dj une ombre sous la peau. Les

    cheveux qui

  • n'taient pas dissimuls par le pansement taient coups court pour les

    empcher de boucler, mais des mches se recourbaient sur son front et

    dans son cou.

    Et si elle l'avait tu ? Un homme aussi fort ne pouvait srement pas

    mourir si facilement et pourtant les blessures infliges la tte taient

    connues pour tre les plus dangereuses. En dpit de la haine et du mpris

    qu'elle prouvait l'gard de Ravel, Anya ne souhaitait pas tre

    responsable de sa mort.

    Elle posa la main sur la poitrine du bless. Le cur battait

    rgulirement sous ses doigts. Soulage, elle soupira. La peau tait douce

    au toucher, les fins poils noirs accrochaient ses ongles. Instinctivement,

    elle lui massa la poitrine, dessinant de petits cercles. Elle toucha un des

    mamelons, retira brusquement la main comme si elle s'tait brle et, se

    sentant coupable, rougit de la tte aux pieds dans l'obscurit du landau. Il

    lui fallut du temps pour se convaincre que ses gestes n'avaient cherch

    qu' soulager un bless.

    La voiture bondissait dans les ornires. Anya serrait les dents pour

    empcher Ravel de glisser par terre. Ses bras se fatiguaient, la cuisse o

    reposait la lourde tte tait ankylose et son corps n'tait plus qu'une

    vaste crampe.

    Samson ronflait, la tte renverse en arrire. Elle tait seule avec Ravel

    Duralde, la vie de cet homme entre ses mains. Si Ravel mourait, ce serait

    sa faute. On la jugerait pour meurtre. Elle aurait de la chance si elle

    parvenait sauver Samson et Elie de la pendaison. Vivre en se sachant

    responsable de la mort de trois hommes serait abominable. Plutt tre

    condamne la peine capitale !

  • Et si quelqu'un les avait vus ? Si un voisin avait reconnu le landau ou

    identifi Samson et Elie ? Elle aurait d savoir que leur corpulence les

    empcherait de passer inaperus. La police tait-elle dj leurs trousses

    ? Toute la ville en jaserait.

    Anya s'tait toujours moque de l'opinion des autres. Elle avait t

    imptueuse, sauvage par moments, mais elle n'avait jamais rien fait de

    vraiment scandaleux. Ceci n'tait pas une anecdote que Madame Rosa

    pourrait raconter ses amies en plaidant la jeunesse et les malheurs de sa

    belle-fille. La vieille dame serait anantie et Clestine n'oserait plus se

    montrer en public. Murray serait en butte toutes les plaisanteries si on

    apprenait que sa future belle-sur avait voulu l'empcher d'affronter son

    adversaire sur le champ d'honneur.

    Non ! Il ne fallait pas y penser. Rien n'tait aussi tragique. Elle tenait son

    prisonnier. Elle l'emmenait vers Beau Refuge o il suffirait de le retenir

    vingt- quatre heures et tout rentrerait dans l'ordre.

    Anya contempla celui qui tait tendu sur elle. Elle n'avait jamais t

    aussi proche d'un homme. Son pre l'avait tendrement aime mais

    n'avait pas t quelqu'un de trs affectueux. Jean, en parfait

    gentilhomme, ne la touchait que pour l'aider descendre d'un landau ou

    monter cheval. Parfois, il l'avait serre contre lui de joie, ou pour la

    consoler, mais comme un frre.

    Aucun homme ne l'avait jamais embrasse comme Ravel. Les baisers de

    Jean avaient t respectueux, chaleureux mais dnus de passion.

    C'taient des pressions rapides sur sa joue ou ses lvres mais jamais plus.

    Elle les avait trouvs tout fait satisfaisants, excitants mme, jusqu' ce

    soir.

  • Anya dtestait Ravel. Elle mprisait tout ce qu'il reprsentait, ses amis,

    son mode de vie. Mais, parce qu'ils avaient tous les deux t proches de

    Jean, Ravel tant son meilleur ami, parce qu'il tait venu vers elle le soir

    du bal, avait voulu l'embrasser, qu'elle l'avait bless et fait prisonnier,

    existait dsormais entre eux un lien qu'elle ne pouvait plus ignorer.

    Au-dehors le vent soufflait de plus en plus fort, balayant les branches

    des arbres contre la vitre du landau. Il pntrait par les fissures de la

    voiture, apportant une odeur de pluie. Le tonnerre grondait au loin. Et la

    voiture poursuivait son chemin vive allure.

    A mi-chemin de la plantation, ils s'arrtrent pour abreuver les

    chevaux. Le vieux Noir qui gardait la taverne apporta un verre de vin

    Anya et de l'eau sucre pour les trois hommes. Samson l'empcha de

    s'approcher du landau et servit Anya lui-mme. Elle essaya de faire boire

    Ravel mais le vin coulait de sa bouche ferme.

    Les clairs dchiraient l'opacit de la nuit. Ils ne pouvaient pas dormir

    la taverne cause du prisonnier.

    Vous allez tre tremps ! dit le vieil homme, secouant ses cheveux

    gris.

    Ils le savaient bien mais ne pouvaient faire autrement. De larges gouttes

    s'crasrent sur le toit, puis la pluie se transforma en un torrent furieux.

    Le cocher connaissait la route comme sa poche mais il dut ralentir pour

    viter que la voiture ne verse dans le foss. Ruisselants, glacs par le vent,

    ils se tranaient vers Beau Refuge.

    Un soleil ple et dtremp se leva l'aube. Un flot d'injures fit sursauter

    Anya et rveilla Samson. Terrifie, elle lui fit signe de voir ce qui se

    passait. Elie rpondit, la voix enroue :

  • Quand on est passs sous les vieux chnes, une satane chouette s'est

    pas prive de me laisser un joli souvenir !

    Samson et Anya clatrent de rire, soulags. Elle souriait encore lorsque

    la voiture s'engagea dans l'alle qui menait Beau Refuge.

    Chapitre 3

    Le style des maisons croles s'tait d'abord dvelopp aux Indes, dans

    un climat aussi chaud et humide que celui de la Louisiane, avec des

    orages violents et des pluies torrentielles. Beau Refuge en tait un bel

    exemple. La maison un tage possdait un large toit qui protgeait les

    galeries extrieures. Les briques utilises pour le rez-de-chausse taient

    en terre glaise recouverte de pltre. Pour l'tage suprieur on avait pris

    du bois de cyprs peint au blanc de chaux. Des pilotis, transforms en de

    gracieuses colonnes relies entre elles par une solide balustrade,

    soutenaient la galerie. Protge par les branches tordues des chnes

    centenaires, la maison blanche luisait dans la lumire matinale.

    Anya fit conduire le landau devant la porte principale. Denise, la

    gouvernante, et son fils Marcel vinrent ouvrir. Anya s'empara d'un

    trousseau de cls et indiqua au cocher la direction des hangars l'arrire

    de la maison.

    Ils dpassrent les curies et prirent un troit chemin sinueux. Entre les

    chnes, on apercevait le schoir tabac, la forge et la tonnellerie, le

    poulailler et quelques granges ; un peu plus loin, la lourde cloche de la

  • chapelle, l'infirmerie et les cabanes des esclaves d'o s'levaient de

    minces spirales de fume dans l'air brumeux du matin. Au bout du

    chemin se trouvait le hangar coton.

    C'tait une grande construction en bois de cyprs, btie prs des

    champs. Les wagons venaient y dcharger le coton. Les machines dans le

    hangar, silencieuses et luisantes d'huile, ressemblaient des monstres de

    mtal, s'levant presque jusqu'au plafond. On avait pris l'habitude

    d'entasser les balles de coton dans le grenier avant de les transporter la

    rivire o elles taient embarques sur des bateaux vapeur. Un ct du

    grenier, cependant, avait t mur pour crer la petite pice o l'oncle

    Will avait pass les dernires annes de sa vie.

    Le hangar tait froid et humide. Des lambeaux de coton et des toiles

    d'araigne pendaient des plafonds. Des nids d'oiseaux abandonns

    gisaient dans les coins. On respirait une odeur de terre mouille, d'huile

    rance et de sueur. Heureusement que le sjour de Ravel ne dpasserait

    pas un ou deux jours.

    En sortant Ravel du landau, Samson et Elie cognrent sa tte contre la

    voiture. Le prisonnier grogna.

    Attention ! s'cria Anya, inquite.

    Oui, mam'zelle.

    Les deux hommes changrent un regard, soulags que leur fardeau

    soit toujours en vie.

    Anya dcrocha la cl qui pendait un clou dans le corridor et ouvrit la

    porte. Les deux hommes posrent avec prcaution le grand corps sur le

    lit.

  • Des trois hautes fentres filtrait une lumire grise qui ne permettait pas

    de distinguer le visage du bless. Anya essaya d'allumer la lampe huile.

    Il fallut s'y prendre trois fois avant qu'une allumette de phosphore ne

    prenne feu. Tenant la lampe, elle se rapprocha du prisonnier. La lumire

    vacillante claira les traits svres et teinta de bronze le torse nu.

    Elle lui avait retir sa redingote trempe de sang et dchir sa chemise

    pour en faire des bandages. Anya s'tait attendue prouver une

    certaine fiert en voyant l'homme qu'elle dtestait sa merci, mais elle

    ne se sentait qu'puise et pleine de remords. Bien qu'inconscient, Ravel

    dgageait une force peu commune. Il tait regrettable que l'attaque et

    t aussi tratresse.

    Par-dessus son paule, Anya appela Elie :

    Peux-tu faire du feu ? Ensuite va demander Denise d'apporter des

    couvertures et de l'eau. Sam- son, je ne pense pas qu'il puisse s'chapper

    mais il vaudrait mieux l'attacher.

    Samson hocha la tte et saisit les fers.

    Vous avez raison, mam'zelle.

    Ensuite, toi et Elie pourrez vous reposer avant de repartir pour La

    Nouvelle-Orlans. Je prfre que M. Duralde ne vous voie pas son

    rveil. Il risque de ne pas trop apprcier sa msaventure.

    Et vous, mam'zelle ? S'il risque d'tre furieux avec nous, qu'en est-il

    alors de vous ?

    Je suis une femme. C'est un gentleman. Que peut-il faire ?

    Samson l'observait de son regard tranquille.

    Anya dtourna la tte, une couleur pourpre envahissant ses joues.

  • Je garderai mes distances, rassure-toi. Mais je ne peux pas le laisser

    tant qu'il est vanoui. J'en suis responsable. S'il ne se rveille pas bientt,

    j'appellerai le mdecin.

    Mais vous ne pouvez pas !

    Anya leva la main :

    Je me dbrouillerai. Je lui dirai que nous avons trouv M. Duralde au

    bord de la route, ou qu'il inspectait les machines lorsqu'il a eu un

    accident. Je trouverai bien quelque chose.

    Et lorsque Duralde se rveillera ?

    Alors je pourrai partir. Marcel viendra le dlivrer demain vers midi,

    quand le risque qu'il se rende au duel sera pass.

    Une fois les deux hommes partis, Anya fit chauffer de l'eau, nettoya et

    recousit les plaies de Ravel, enveloppa sa tte avec un pansement propre.

    Elle renvoya Denise et Marcel, puis s'assit auprs du bless.

    Les heures passrent. Le ciel restait sombre et menaant mais le jour

    s'tait lev et elle put bientt teindre la lampe. Elle remarqua alors du

    sang coagul sur le visage de Ravel. Prenant une serviette et un bassinet

    d'eau, elle commena dlicatement lui nettoyer le cou et les tempes.

    La peau de Ravel avait une teinte mate, hrite de ses anctres franais

    et espagnols. Anya se souvint des mdisances qu'on chuchotait en ville

    au sujet des origines du bless.

    Chez la plupart des vieilles dames croles, la puret du sang et

    l'honneur de la famille avaient une importance capitale. Beaucoup

    d'entre elles descendaient des filles cassette qui taient venues en

    Louisiane avec leurs trousseaux, un cadeau de la Compagnie des Indes,

    soigneusement enferms dans une petite malle ou une cassette. Ces

  • jeunes filles, souvent orphelines mais de bonne famille, avaient t

    choisies comme pouses pour les hommes de temprament qu'taient les

    premiers colons. Elles gardrent travers les annes une rputation de

    femmes charitables et pieuses, d'pouses fidles et de mres admirables.

    Mais avant leur arrive, taient venues les filles de mauvaise vie, celles

    qu'on avait ramasses dans les prisons et les maisons de correction de

    France, les envoyant en Louisiane comme futures pouses contre leur

    gr, afin d'viter que les colons ne poursuivent les femmes indiennes. Ces

    filles-l avaient aussitt cr des troubles. Querelleuses, refusant de

    travailler, souvent immorales, elles ne dsiraient qu'une seule chose :

    retourner aussi vite que possible en France. Il tait curieux de noter que la

    plupart des filles cassette avaient eu de nombreux enfants alors que

    les ribaudes taient restes le plus souvent striles. Peu de personnes en

    Louisiane descendaient de ces premires occupantes.

    Ravel Duralde, ou plutt son pre, tait l'un d'eux.

    D'autres rumeurs malveillantes circulaient propos de Ravel. Quelques

    annes avant sa mort, son pre s'tait pris d'engouement pour la

    philosophie des Romantiques. Le vieux Duralde avait quitt l'Eglise pour

    devenir libre penseur et il avait pass le reste de sa vie crire des

    romans peupls de fantmes et d'tranges cratures fminines. Ne

    parvenant pas vivre de sa plume, il avait oblig sa femme et ses enfants

    s'installer la campagne dans une maison en ruine et vivre de la

    charit d'un de ses amis, M. Girod, le pre du fianc d'Anya.

    C'tait sur la plantation des Girod que Jean et Ravel taient devenus

    amis et leur amiti avait survcu la mort du vieux Duralde et au retour

    de sa femme La Nouvelle-Orlans. La mre de Ravel, une femme au

    sang espagnol imptueux, ne s'tait pas rsigne un sage veuvage

  • comme l'aurait voulu la tradition. Aprs un dlai indcent de moins de

    deux ans, elle s'tait remarie, s'exposant de plus belle au persiflage. Le

    beau-pre de Ravel tait un crole espagnol comme elle, un certain senor

    Castillo, matre d'armes, excellent escrimeur et duelliste qui enseignait

    dans une salle de la ruelle des Echanges.

    Chez les croles, les seules occupations considres dignes d'un

    gentleman taient celles de docteur, d'avocat ou d'homme politique. Un

    homme pouvait investir dans des oprations commerciales mais il n'y

    travaillait pas.

    Le jeune Duralde avait t le meilleur lve de la salle d'armes. Il avait

    crois le fer avec des jeunes gens du monde venus se perfectionner afin

    de briller lors des combats. C'tait ce professionnalisme qui rendait la

    mort de Jean aussi injuste et cruelle. Pareille un meurtre , pensa

    Anya.

    La main de Ravel reposait contre la hanche de la jeune femme. Gne,

    elle la prit pour la replier sur la poitrine du bless. C'tait une main

    ferme, bien dessine, aux longs doigts la fois sensuels et forts. Anya se

    demanda ce que l'on pouvait prouver sous leur caresse. Bien des

    femmes auraient pu lui rpondre.

    Les doigts de Ravel se refermrent inconsciemment puis se dtendirent

    nouveau. Anya laissa vite retomber la main. Ravel gmit. De longs

    instants passrent encore en silence. Anya rina le linge dans le bassinet

    et se mit essuyer le sang sur le front du bless.

    Lentement, Ravel ouvrit les yeux et la regarda. Il contempla la

    perfection de son visage, les lvres entrouvertes, le bleu intense de ses

    yeux. Il n'y vit ni peur ni haine. Ravel leva la main et toucha la joue

  • douce. Ce n'tait pas un rve, Anya tait l, bien relle. Il frona les

    sourcils.

    Anya ?

    Elle resta immobile, lut l'incrdulit et la douleur dans le regard de

    l'homme bless. Son cur se serra et elle fut envahie de remords.

    Anya se leva d'un bond. Elle ne devait pas s'attendrir. Ravel tait aussi

    fautif qu'elle. Elle posa le bassinet d'eau sur la table,

    Nous sommes dans le hangar coton.

    Comment le savez-vous ? demanda Anya, surprise.

    Je suis venu une fois avec Jean quand nous tions petits. Nous avons

    grimp par l'chelle pour voir votre oncle.

    Elle n'avait pas oubli. C'tait l'anne o elle avait rencontr Jean. Ils

    avaient tous jou ensemble, Ravel, Jean, les cousins de Jean. Ravel tait

    un peu plus g, un garon brun dgingand qui se dplaait dj avec la

    souplesse d'un flin. Le pre de Ravel tait dcd au mois d'aot et elle

    avait perdu Ravel de vue bien qu'il frquentt les mmes coles que Jean.

    Ils s'taient ensuite croiss un ou deux bals lorsqu'elle tait fiance

    mais, en dehors de chez les Girod, Ravel n'tait pas souvent invit des

    ftes. Ses origines douteuses le rendaient suspect aux yeux des matresses

    de maison en qute de maris pour leurs filles.

    Comment se fait-il que je me retrouve ici ? Je me souviens vous avoir

    rencontre dans une rue et puis... plus rien.

    Les nerfs d'Anya taient tendus l'extrme. Elle enfonait ses ongles

    dans sa paume et le regard impntrable qui se posait sur elle n'aidait pas

    dissiper son inquitude. Elle avoua enfin :

    C'est moi qui vous ai amen.

  • Cela me semble vident. Ce qui m'chappe, c'est comment.

    Je vous ai assomm et je vous ai mis dans le landau.

    Vous?

    Son ton sceptique irrita Anya.

    Est-ce tellement incroyable ?

    Je dirais mme que c'est impossible. Vous avez certainement eu des

    complices et je crois deviner de qui il s'agit.

    J'en doute.

    D'aprs les lancements dans ma tte, c'taient probablement les

    forgerons de votre pre.

    Vous pensez vraiment que je les mlerais un enlvement ?

    A qui d'autre pouviez-vous vous adresser ?

    Vous tes libre de penser ce que vous voulez.

    Mme si c'est la seule libert qui me reste ?

    Ravel mordillait sa lvre et Anya comprit qu'il se moquait d'elle. Elle

    garda un visage serein.

    Maintenant que vous tes rveill, peut-tre dsirez-vous un cognac

    pour votre mal de tte ?

    Je prfrerais un whisky sans eau, mais pas tout de suite. Pourquoi

    avez-vous fait a, Anya ?

    Vous ne devinez pas ?

    Elle croisa les bras comme pour se protger et s'en voulut aussitt. Il

    l'observait, le regard froid:

    Vous esprez empcher le duel ?

    Anya rpondit d'une voix ferme :

    Je sais que je vais l'empcher.

  • Le visage de Ravel s'enflamma de colre. Il se dressa sur un coude, porta

    la main son front en grimaant.

    Pensez-vous pouvoir agir en garon manqu toute votre vie, en

    faisant n'importe quoi ? Vous tes en train de vous dtruire !

    Vous osez me donner des leons ! Vous !

    Je sais ce dont je parle. J'ai suivi votre carrire de sauvageonne

    depuis des annes. Je vous ai vue briser toutes les rgles d'une jeune fille

    bien leve, vous transformer en fermier et vous enterrer dans cette

    plantation.

    Il secoua la tte :

    Tout a ne ramnera pas Jean.

    Ravel se demanda si Anya avait compris ce qu'impliquaient ses paroles.

    Mais elle tait trop en colre pour y rflchir.

    Si vous n'aviez pas tu Jean, je n'en serais pas l!

    Il eut une expression de profonde dtresse, rpondit d'une voix rauque :

    Je sais bien.

    Alors vous devez comprendre que j'essaie d'viter Murray

    Nicholls le mme destin.

    a n'a rien voir. Je dois absolument le rencontrer.

    Pas si je peux vous en empcher, et c'est ce que j'ai l'intention de

    faire.

    Ravel rejeta brutalement la couverture et se leva. Il fit un pas, perdit

    l'quilibre cause du fer qui enserrait sa cheville et retomba lourdement

    sur le lit. Anya se prcipita vers lui :

    Vous vous tes fait mal ?

  • Il respirait difficilement, les yeux ferms. Quand il les ouvrit, Anya y lut

    une telle colre qu'elle prit peur et fit un pas en arrire.

    Dieu ! dit-il, se prenant la tte avec des mains tremblantes.

    Anya se releva et se tint devant lui, un peu raide.

    Je suis dsole pour votre tte. Ce ne serait pas arriv si vous ne

    m'aviez pas embrasse.

    Il baissa les yeux.

    Je voudrais bien savoir comment vous espriez m'attacher comme

    un animal sans m'assommer. Quelle autre solution aviez-vous ? Un bon

    verre de vin avec des sdatifs ?

    Pourquoi pas, si j'avais eu le temps d'y penser ? Mais tout est all

    trop vite. On n'avait pas prvu de vous frapper aussi fort.

    Ravel poussa un long soupir et essaya de se redresser. Anya tendit la

    main pour l'aider mais il ne lui adressa pas un regard. Elle croisa les

    mains dans son dos. Ravel s'assit sur le bord du lit :

    D'accord, vous avez marqu un point. Maintenant, laissez-moi

    partir.

    Je vous rendrai votre libert demain midi.

    A midi ?

    Il frona les sourcils.

    Ah, je vois ! Vous comprenez bien que si je n'apparais pas au duel, il

    ne me restera plus une once d'honneur. Vous savez que je serai trait de

    lche et qu'on se moquera de moi ?

    Son ton raisonnable la mit mal l'aise mais elle se ressaisit :

    Vous tes Ravel Duralde, le hros de ces petits vauriens qui

    paradent en ville. Vous vous tes battu des dizaines de fois et vous avez

  • tu au moins trois de vos adversaires. Vous n'avez qu' dire que vous

    tiez souffrant ou retenu par une affaire plus urgente. On peut douter du

    courage des autres mais pas du vtre. Quant votre honneur...

    Arrtez, dit-il.

    D'accord.

    Qu'esprez-vous gagner ? Le duel sera simplement retard.

    Anya eut un geste agac :

    Ne dites pas de sottises. J'ai lu le Code du duel de Jos Quintero et

    entendu discuter du Nouveau Code du duel du comte du Verger de

    Saint-Thomas.

    Si l'un des participants n'apparat pas au duel, celui- ci est

    dfinitivement annul.

    Ravel la reprit :

    Nicholls et moi pourrions nous rencontrer plus tard, pour une

    raison diffrente.

    Pourquoi cela ? Vous connaissez peine Murray et ne le verrez

    peut-tre plus jamais. En vous provoquant, il ne cherchait qu' me

    protger. Il se sent responsable de moi, puisqu'il sera bientt un membre

    de notre famille.

    Le ton de Ravel se fit plus svre, presque glacial :

    C'est ce que j'ai cru comprendre. Et que pensera Nicholls d'une

    future belle-sur l'origine d'un des plus graves scandales de La

    Nouvelle-Orlans ? Vous ne pensez tout de mme pas russir me

    garder ici sans que personne le sache ?

  • Je pense que c'est possible. Pendant quelques jours. Vous-mme ne

    vous en plaindrez pas. On se moquerait de vous. Et si vous pensez aux

    domestiques, il n'y a que ma gouvernante Denise et son fils qui soient au

    courant et ils ne diront rien personne.

    Ravel s'tendit sur le lit. Sa voix s'adoucit :

    Et qu'en sera-t-il quand vous daignerez me relcher ?

    Anya ne comprit pas.

    Que voulez-vous dire ? Vous serez bien sr libre de partir.

    Et si je dcidais de rester ?

    Pourquoi cela ?

    Je pense une ou deux bonnes raisons.

    Son regard effleura les lvres de la jeune femme, s'arrta sa poitrine,

    la taille mince, aux courbes de ses hanches dessines par le costume en

    daim souple qu'elle portait encore.

    Une femme assez dsespre pour enlever un homme doit tre un

    sujet de choix !

    Le cur d'Anya battait dans sa gorge :

    Dsespre ! Ne soyez pas ridicule !

    Est-ce si ridicule ? Que feriez-vous, Anya mon amour, si je

    m'installais chez vous, dans votre maison, dans votre chambre, dans

    votre lit ?

    Je ne suis pas votre amour, rpliqua-t-elle, les yeux plisss en deux

    fentes troites. Faites un pas dans ma maison sans y tre invit et je vous

    fais jeter dehors plus vite que votre ombre.

  • Qui s'en chargera ? Vos domestiques ? Ce serait signer l'arrt de mort

    de l'esclave qui oserait me toucher. Les forgerons ? L'agression est une

    lourde charge mme pour des Noirs libres. Murray Nicholls ? Vous faites

    tout ceci justement pour le protger. Qui reste-t-il ?

    L'audace de cet homme stupfiait Anya. Qu'il la menace ainsi, alors

    qu'il tait couch sur un lit avec ses propres points de suture dans le

    crne, dpassait l'entendement. Or on sentait bien que le corps

    momentanment affaibli n'tait pas celui d'un lche. La cape avait gliss

    de ses paules et Ravel tait torse nu, mais il ne faisait rien pour se

    couvrir, laissant Anya contempler les muscles de ses bras et de sa

    poitrine, les larges paules, la virilit insolente qui se dgageait de tout

    son corps. Dpourvu de scrupules, Ravel tait une dangereuse menace

    pour une jeune fille innocente.

    L'estomac d'Anya se noua. Elle n'avait jamais t autant trouble par un

    homme. Jamais. Ni aussi incertaine. Avec srieux, elle lui rpondit :

    Je le ferai moi-mme.

    Et comment cela ?

    J'ai un pistolet et je sais m'en servir.

    Ravel ne put dissimuler un lger sourire. Quelle femme ! Une autre se

    serait enfuie le rouge au front ou, au contraire, aurait battu des cils,

    heureuse de profiter de l'aubaine qui se prsentait. Bien sr, ces

    femmes-l n'auraient jamais os le retenir prisonnier.

    On m'a dj tir dessus.

    Anya choisit une nouvelle ligne de dfense :

  • Vos menaces sont-elles un exemple de cet honneur auquel vous

    attachez tant de prix ? On m'avait prvenue que vous n'tiez pas un

    vritable gentleman.

    Puisque vous n'tes pas une vraie jeune fille, cela n'a aucune

    importance.

    Mais c'est absurde !

    La remarque avait perturb Anya, dj peu sre de sa conduite.

    Au contraire, dit-il. Montrez-moi, si vous le pouvez, un livre

    d'tiquette o l'on tudierait cette situation. Quel serait l'en-tte du

    chapitre : Comment sduire un homme ?

    Je ne cherche pas vous sduire, rpliqua- t-elle, pique au vif. Je

    veux seulement vous retenir quelques heures.

    D'une voix enjleuse, il ajouta :

    Vous pouvez me garder aussi longtemps que vous le dsirez.

    Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire !

    Non ? Avec certaines femmes il faut deviner ce qu'elles veulent

    vraiment. Mais si je me souviens bien, vous n'aimez pas les devinettes.

    Nous pourrions arrter de jouer et passer aux choses srieuses.

    Anya se redressa :

    Il est vident que le coup sur votre tte vous a troubl l'esprit. Vous

    avez besoin de repos. Je vous laisse.

    Sans petit djeuner ? Je meurs de faim.

    Je vais vous faire apporter de la nourriture, dit- elle en sortant.

    Le tintement de la chane le trahit. Se retournant, Anya le vit qui se

    relevait. D'un bond, elle sauta hors de sa porte. Dos au mur, elle n'avait

    pas besoin d'aller plus loin. Elle connaissait la longueur exacte de la

  • chane cause d'un cercle plus clair trac sur le plancher o son oncle

    Will avait march de long en large pendant des annes. Mme si Ravel

    s'tendait de tout son corps, il ne pourrait pas la toucher. La pice avait

    t arrange de telle manire que le prisonnier puisse se rapprocher du

    feu mais pas atteindre les flammes, qu'il puisse accder au lit, l'armoire,

    la table mais pas attraper la lampe place entre la chemine et la porte.

    Son confort et sa scurit taient assurs. Tout comme la scurit de celui

    qui apportait manger ou venait s'occuper du feu.

    Anya tremblait. Ses yeux taient violets de peur. Ravel Duralde

    regardait la ligne claire trace sur le sol, tenant la chane dans une main.

    Il contempla Anya de son regard sombre. D'une voix sereine il ajouta :

    La prochaine fois.

    Il n'y aurait pas de prochaine fois. Anya se le jura en s'loignant du

    hangar. Elle ne s'approcherait plus jamais de cet homme. Puisqu'il avait

    faim, il ne pouvait pas tre srieusement bless. Elle lui ferait envoyer du

    whisky et de quoi manger, point final. Que Denise et Marcel s'en

    occupent. Elle ne voulait plus le revoir.

    Pourtant, en dpit de ses efforts, Anya ne parvenait pas si facilement

    chasser Ravel de ses penses. Elle prit un bain brlant pour se

    dbarrasser de la poussire du voyage, mais allonge sur son lit, les draps

    remonts sous le menton, elle pensait encore lui.

    Mettrait-il vraiment ses menaces excution ? Si elle le dlivrait,

    forcerait-il la porte de sa chambre ? Il ne pouvait pas tre si rancunier. Ou

    l'tait-il ?

    Elle tait oblige de le librer. Elle n'avait pas le droit de le garder

    enferm une minute de plus que ncessaire. Les autres domestiques et les

  • gens de la ferme le trouveraient. Ils se doutaient probablement dj de

    quelque chose en voyant toutes ces alles et venues. La nouvelle volerait

    de plantation en plantation et parviendrait La Nouvelle-Orlans plus

    vite qu'un cheval au galop. C'tait tonnant avec quelle exactitude et

    quelle rapidit les esclaves colportaient les nouvelles. Comme le disait

    Ravel, elle ruinerait sa rputation et Madame Rosa et Clestine en

    souffriraient.

    Est-ce qu'elle s'enterrait vraiment Beau Refuge ? Elle comprenait

    pourquoi Ravel la traitait de garon manqu mais elle aimait sincrement

    parcourir la plantation cheval, s'occuper des animaux et des esclaves

    qui travaillaient dans les champs, inspecter les rcoltes. Elle dtestait les

    soires, la ronde incessante des mmes visages dans un ballet de ftes

    sans fin. Elle n'avait aucun talent pour crer des fleurs de cire et des

    coiffures labores. Comme toutes les femmes, elle trouvait amusant de

    s'acheter de jolies robes, mais elle ne supportait pas d'attendre tout un

    aprs-midi, dguise en poupe, la visite d'invits ou de lire un roman en

    croquant des chocolats. Anya tait une femme active. Celles qui ne

    faisaient rien de leurs journes lui semblaient demi mortes.

    Ravel s'intressait elle parce qu'il se sentait coupable d'avoir tu Jean.

    Si elle l'avait pous, elle serait maintenant une jeune mre, avec trois ou

    quatre enfants. Son temps s'organiserait autour de leur ducation, elle

    s'occuperait des menus, du confort de son mari et elle partagerait son lit.

    Elle serait peut-tre plus ronde cause de ses grossesses, plus tranquille

    aussi. Elle ne connatrait de la vie de la plantation que ce que Jean lui