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Douleurs, 2007, 8, 2 54 ÉDITORIAL Candide au CETD ou « La perte des certitudes » Éric Salvat Le doute est à la base même du savoir, puisqu’il est la condition essentielle de la recherche de la vérité. On ne court jamais après ce qu’on croit posséder avec certitude. JEAN-CHARLES HARVEY Un an ! Cela fait un an qu’André Mul- ler m’annonçait mon entrée (comme faisant fonction de PH) dans l’équipe du CETD de Strasbourg, alors que j’y œuvrais comme médecin acupuncteur. Consécration ou début d’une aventure ? Depuis le temps que j’aspirais à faire de la lutte contre la douleur une acti- vité à part entière… Comme tous mes confrères, soulager les patients de leur souffrance prenait une place prépondérante dans le choix de ma carrière. Mais depuis combien de temps la douleur avait-elle creusé des ornières traçant mon chemin de façon inconsciente ? Ma présence au chevet des malades pendant mes nuits d’infirmier m’avait appris que la douleur n’était que rarement exprimée lors de la « visite » des médecins, mais confessée soit à demi-mot, soit de façon criante au personnel infir- mier, souvent plus proche. Quel contraste et quelle diversité dans l’expression de la douleur en fonc- tion de l’interlocuteur ! Une première rencontre en tant que soignant mais qui allait indéniablement avoir bien des con- séquences dans mon cursus. La pratique de la médecine générale me dévoilait par la suite l’innombrable quantité de souffrants, de douloureux chroniques qui transitaient par les cabinets de spécialistes de tous hori- zons avant de revenir me voir, comme au point de départ. En ouvrant la porte de la salle d’attente, je reconnaissais les patients dont les premiers mots seraient « je suis désolé mais j’ai encore mal, Docteur ». Que de frustration ressen- tie lorsque l’on est confronté, quasi impuissant, à toute cette souffrance ! Ce sentiment ne devait pas se faire ressen- timent, mais devenir un moteur. Je me lançais donc dans des formations, diplômes universitaires et capacités qui devaient me mener, pas à pas, années après années, aux portes du CETD. Je n’avais pas encore, contrairement à ce que je pensais, pris la pleine mesure de la douleur chronique et de sa prise en charge. Au-delà de ces quatre lettres, j’allais découvrir la face cachée de l’iceberg en intégrant le CETD de Strasbourg. Le C de Centre, approche pluridisciplinaire dans une unité de lieu et de temps. Je découvrais ce mode de fonctionne- ment où le regard des confrères d’autres horizons pouvait enrichir le mien. Cela ne devait pas faciliter le travail, mais permettre d’affiner le diagnostic, rassurer le patient par la convergence des objectifs, réajuster le traitement entrepris par chacun au cours de la prise en charge. Peut-être aussi rassurer le soignant dans sa démarche ? Le E n’est pas seulement le E d’EVA et des autres outils de mesure du ressenti et de l’impact de la douleur, certes nécessaires. L’évaluation de la douleur – réévaluation – passe par une approche clinique rigoureuse, par une étude méticuleuse de la séméiologie chère à André Muller. Diffi- culté de retrouver dans ces tableaux complexes (composés d’intrication de diverses pathologies et psychopathologies) les syndromes douloureux classiques, décrits d’une façon claire et limpide dans mes manuels. Le T de traitement : « S’il s’agit de pres- crire de la morphine, tout le monde peut le faire » pouvait-on entendre par- fois au décours d’une conversation sur la douleur. Et c’est vrai ! Mais, contre toute attente, je n’ai jamais si peu prescrit de morphiniques que depuis que je travaille au CETD. Il est en effet tellement plus simple de proposer un patch qui va faire taire la dou- leur et le douloureux que de laisser une place au patient. Il m’a fallu faire l’apprentissage de l’utilisation judicieuse d’un arsenal thérapeutique, palette élargie des mots et de l’écoute jusqu’aux gestes les plus invasifs. Le D enfin, comme douleur ou difficultés. La douleur et sa prise en charge ne peuvent être considérées de la même manière lorsqu’on la considère comme un des co-symptômes du patient et quand elle motive la prise en charge. La démarche intellectuelle me semble radicalement différente lorsqu’il faut impérativement décrypter la plainte pour être CETD, Hôpital Civil, Strasbourg. Le doute est un hommage rendu à l’espoir. Compte de LAUTRÉAMONT

Candide au CETD ou « La perte des certitudes »

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Douleurs, 2007, 8, 2

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É D I T O R I A L

Candide au CETD ou « La perte des certitudes »

Éric Salvat

Le doute est à la base même du savoir, puisqu’il est la condition essentielle de la recherche de la vérité. On ne court jamaisaprès ce qu’on croit posséder avec certitude.

JEAN-CHARLES HARVEY

Un an ! Cela fait un an qu’André Mul-ler m’annonçait mon entrée (commefaisant fonction de PH) dans l’équipedu CETD de Strasbourg, alors que j’yœuvrais comme médecin acupuncteur.Consécration ou début d’une aventure ?Depuis le temps que j’aspirais à fairede la lutte contre la douleur une acti-vité à part entière…

Comme tous mes confrères, soulager les patients de leursouffrance prenait une place prépondérante dans le choixde ma carrière. Mais depuis combien de temps la douleuravait-elle creusé des ornières traçant mon chemin de façoninconsciente ?Ma présence au chevet des malades pendant mes nuitsd’infirmier m’avait appris que la douleur n’était que rarementexprimée lors de la « visite » des médecins, mais confesséesoit à demi-mot, soit de façon criante au personnel infir-mier, souvent plus proche. Quel contraste et quelle diversitédans l’expression de la douleur en fonc-tion de l’interlocuteur ! Une premièrerencontre en tant que soignant mais quiallait indéniablement avoir bien des con-séquences dans mon cursus. La pratiquede la médecine générale me dévoilaitpar la suite l’innombrable quantité desouffrants, de douloureux chroniquesqui transitaient par les cabinets de spécialistes de tous hori-zons avant de revenir me voir, comme au point de départ.En ouvrant la porte de la salle d’attente, je reconnaissais lespatients dont les premiers mots seraient « je suis désolémais j’ai encore mal, Docteur ». Que de frustration ressen-tie lorsque l’on est confronté, quasi impuissant, à toutecette souffrance ! Ce sentiment ne devait pas se faire ressen-timent, mais devenir un moteur. Je me lançais donc dansdes formations, diplômes universitaires et capacités quidevaient me mener, pas à pas, années après années, auxportes du CETD. Je n’avais pas encore, contrairement à ce

que je pensais, pris la pleine mesure de la douleur chroniqueet de sa prise en charge. Au-delà de ces quatre lettres, j’allaisdécouvrir la face cachée de l’iceberg en intégrant le CETDde Strasbourg.Le C de Centre, approche pluridisciplinaire dans une unitéde lieu et de temps. Je découvrais ce mode de fonctionne-ment où le regard des confrères d’autres horizons pouvaitenrichir le mien. Cela ne devait pas faciliter le travail, maispermettre d’affiner le diagnostic, rassurer le patient par laconvergence des objectifs, réajuster le traitement entreprispar chacun au cours de la prise en charge. Peut-être aussirassurer le soignant dans sa démarche ?Le E n’est pas seulement le E d’EVA et des autres outils demesure du ressenti et de l’impact de la douleur, certesnécessaires. L’évaluation de la douleur – réévaluation –passe par une approche clinique rigoureuse, par une étudeméticuleuse de la séméiologie chère à André Muller. Diffi-culté de retrouver dans ces tableaux complexes (composésd’intrication de diverses pathologies et psychopathologies)

les syndromes douloureux classiques,décrits d’une façon claire et limpidedans mes manuels.Le T de traitement : « S’il s’agit de pres-crire de la morphine, tout le mondepeut le faire » pouvait-on entendre par-fois au décours d’une conversation surla douleur. Et c’est vrai ! Mais, contre

toute attente, je n’ai jamais si peu prescrit de morphiniquesque depuis que je travaille au CETD. Il est en effet tellementplus simple de proposer un patch qui va faire taire la dou-leur et le douloureux que de laisser une place au patient. Ilm’a fallu faire l’apprentissage de l’utilisation judicieuse d’unarsenal thérapeutique, palette élargie des mots et del’écoute jusqu’aux gestes les plus invasifs.Le D enfin, comme douleur ou difficultés. La douleur et saprise en charge ne peuvent être considérées de la mêmemanière lorsqu’on la considère comme un des co-symptômesdu patient et quand elle motive la prise en charge. Ladémarche intellectuelle me semble radicalement différentelorsqu’il faut impérativement décrypter la plainte pour être

CETD, Hôpital Civil, Strasbourg.

Le doute est un hommage rendu à l’espoir.

Compte de LAUTRÉAMONT

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« au plus près » du processus douloureux et le resituer dansla globalité du patient.J’ai actuellement cette étrange sensation d’avoir traversé lemiroir, d’avoir franchi une porte pour entrer dans un mondeoù tout me semble moins net, où les causes et les conséquen-ces sont plus difficiles à discerner, où ce qui me semblaitévident autrefois, au vu de ce que m’avait enseigné la faculté,m’apparaît l’être moins aujourd’hui. Exit le franchementorganique

versus

le tout psychologique. Pas de constantesou de normes. Il me faut naviguer maintenant sans instru-ments : réapprendre à entendre, à observer et à toucher lespatients. Cela va me prendre du temps, temps précieux quime manque déjà et qui enfle les délais d’attente. Tempsindispensable pour continuer d’apprendre sur le terrain et

dans les séminaires, les congrès ou les laboratoires derecherche.La prise en charge de la douleur me semble être un art etune science bien difficiles, à la croisée des sciences médi-cales et humaines.Je vais souffler ma première bougie…

Correspondance : E. SALVAT,CETD, Hôpital Civil,1 Place de l’hôpital,

67000 Strasbourg.e-mail : [email protected]