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http://www.asmp.fr - Académie des Sciences morales et politiques. Jean-Claude CASANOVA Les limites de l’Europe Communication du lundi 6 avril 1998 « Hic Suebiae finis. Pencinorum Venethorumque et Fennorum nationes Germanis… ? Sarmatis ad-scribam dubito […] Cetera iam fabulosa : Hellusios et Oxionas ora hominum vultusque, corpora atque artus feranum gerere ; quod ego ut incompertum in medium reliquam 1. » Tacite, Germania, XLVI. « … Fines, quos ultra citraque nequit consistere rectum. » Horace, Sermones- Satirae, I, 1, 107. Comme le dit Tacite*, la question des confins de l’Europe à l’Est est difficile à trancher. Et dans le doute, il suggère de laisser la réponse en suspens. Cette prudence était légitime : pour lui, comme pour Horace, qui pense qu’en matière de frontières, on ne peut s’avancer avec raison, le centre de l’Empire était à Rome et rien ne leur paraissait encore menacer la puissance romaine ou limiter vraiment son étendue. Pour nous, l’Europe n’est pas un empire en expansion et le centre de la puissance se trouve hors d’Europe. Si, comme certains le souhaitent, l’Union européenne doit devenir un jour une puissance et peut-être composer un corps politique à partir des nations existantes, peut-être devient-il légitime de se demander jusqu’où elle doit s’étendre. Cette question des limites est à la fois une question du passé et une question d’avenir. Il en est toujours ainsi quand il s’agit de l’unification de l’Europe. L’histoire, l’évocation du passé se mêlent aux projets et aux plans qu’on tire sur la comète. Le 16 mars 1950, le général de Gaulle déclarait « qu’il fallait reprendre sur des bases modernes l’entreprise de Charlemagne ». Toujours au début des années 1950, Alexandre Kojève disait à ses amis, à propos de la CECA : « Nous reconstruisons le Saint Empire romain germanique. » Dans les années 1960, chaque fois que la Commission de Bruxelles prenait une initiative qui chagrinait l’Angleterre, celle-ci invoquait « le blocus continental ». En 1989, à Strasbourg, Jacques * Cet article prend pour base une communication faite par l’auteur devant l’Académie des sciences morales et politiques le . 1. Traduction par J. Perret (coll. Budé) : « Ici finit la Suévie. Les tribus des Pencins, des Vénèthes et des Fenns doivent-elles être rattachées aux Germains ou aux Sarmates, je me le demande […]. Le reste maintenant est fabuleux : Hellusius et Oxiones porteraient une face d’hommes et un visage, un corps et des membres de bêtes ; je le laisserai en suspens comme non établi. ». Les Pencini sont une tribu méridionale des Bastarnes. Ce sont d’authentiques Germains installés sur les bords de la mer Noire. Les Vénèthes sont, pour Tacite, un peuple slave sur la rive droite de la Vistule, ancêtre des Wendes (ne pas confondre avec les Vénètes d’Armorique ou de l’Adriatique qui sont Celtes). Les Fennoni sont les Finnois de Lituanie. Les Sarmates sont des nomades de la Russie méridionale.

Casanova

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    Jean-Claude CASANOVA

    Les limites de lEurope

    Communication du lundi 6 avril 1998

    Hic Suebiae finis. PencinorumVenethorumque et Fennorum nationesGermanis ? Sarmatis ad-scribam dubito[] Cetera iam fabulosa : Hellusios etOxionas ora hominum vultusque, corporaatque artus feranum gerere ; quod ego utincompertum in medium reliquam 1. Tacite, Germania, XLVI. Fines, quos ultra citraque nequit

    consistere rectum. Horace, Sermones-Satirae, I, 1, 107.

    Comme le dit Tacite*, la question des confins de lEurope lEst estdifficile trancher. Et dans le doute, il suggre de laisser larponse en suspens. Cette prudence tait lgitime : pour lui, commepour Horace, qui pense quen matire de frontires, on ne peutsavancer avec raison, le centre de lEmpire tait Rome et rien neleur paraissait encore menacer la puissance romaine ou limitervraiment son tendue. Pour nous, lEurope nest pas un empire enexpansion et le centre de la puissance se trouve hors dEurope. Si,comme certains le souhaitent, lUnion europenne doit devenir un jourune puissance et peut-tre composer un corps politique partir desnations existantes, peut-tre devient-il lgitime de se demanderjusquo elle doit stendre.Cette question des limites est la fois une question du pass et une

    question davenir. Il en est toujours ainsi quand il sagit delunification de lEurope. Lhistoire, lvocation du pass se mlentaux projets et aux plans quon tire sur la comte.

    Le 16 mars 1950, le gnral de Gaulle dclarait quil fallaitreprendre sur des bases modernes lentreprise de Charlemagne .Toujours au dbut des annes 1950, Alexandre Kojve disait ses amis, propos de la CECA : Nous reconstruisons le Saint Empire romaingermanique. Dans les annes 1960, chaque fois que la Commission deBruxelles prenait une initiative qui chagrinait lAngleterre, celle-ciinvoquait le blocus continental . En 1989, Strasbourg, Jacques

    * Cet article prend pour base une communication faite par lauteur devant lAcadmie des sciencesmorales et politiques le .1. Traduction par J. Perret (coll. Bud) : Ici finit la Suvie. Les tribus des

    Pencins, des Vnthes et des Fenns doivent-elles tre rattaches aux Germains ouaux Sarmates, je me le demande []. Le reste maintenant est fabuleux : Hellusiuset Oxiones porteraient une face dhommes et un visage, un corps et des membres debtes ; je le laisserai en suspens comme non tabli. . Les Pencini sont une tribumridionale des Bastarnes. Ce sont dauthentiques Germains installs sur les bordsde la mer Noire. Les Vnthes sont, pour Tacite, un peuple slave sur la rivedroite de la Vistule, anctre des Wendes (ne pas confondre avec les VntesdArmorique ou de lAdriatique qui sont Celtes). Les Fennoni sont les Finnois deLituanie. Les Sarmates sont des nomades de la Russie mridionale.

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    Delors, alors prsident de la Commission des Communauts europennes,rappelait que lEurope est le produit du christianisme, du droitromain et de lhumanisme .

    Ces rappels historiques conduisent plusieurs questions. Admettonsque lEurope soit dfinie historiquement, par son pass et par sasingularit. Mais, dans un monde qui sunifie par la dmocratie, parla technique et par lchange, lide mme dune pluralit decivilisations distinctes les unes des autres conserve-t-elle un sens ?Et si lEurope doit constituer nanmoins une entit politiquesingulire, peut-elle librement choisir ses contours et comment ?Lhistoire suffit-elle tracer ces contours ? Il y a plus decinquante ans, lEurope occidentale a entrepris de sintgrer ou de sefdrer en une Union europenne. Elle compte aujourdhui quinze payset elle en comprendra vingt-cinq lan prochain. Jusquo slargira-t-elle ensuite ? Quelles seront ses limites ? La question futprovisoirement rgle par la guerre froide, puisque le communismefixait une barrire lEurope dmocratique. La fin du communisme aimpos de rouvrir le dossier. Mais ce dossier ouvert, comment trancherpour le demi-sicle ou le sicle qui commence ?

    Ces questions ne sont pas trangres les unes aux autres. En effet,si lEurope tait fondamentalement htrogne, sil existait plusieurscivilisations distinctes en Europe ou, au contraire, si lEuropefaisait partie dune civilisation plus large, dont elle ne seraitquun lment indissociable, le processus et la forme de lintgrationpourraient en tre affects. De mme, si les frontires de lUnioneuropenne ne concidaient pas avec une aire de civilisation communeaux nations europennes et spcifique, il en rsulterait pour telle outelle partie de notre continent des tensions, des frustrations ou desressentiments, peut-tre des injustices, que la politique devraitsurmonter ou effacer.

    Un historien a dit que dfinir une civilisation revient fairelanatomie dune chimre. La difficult vient de ce que la civilisa-tion est un ensemble plus large que des units nationales ou tatiquesimmdiatement reprables. La civilisation tient autant du fait que delide, des relations concrtes que des motivations, et cette notion,pour tre utilisable, doit tre la fois large, cohrente etintelligible.

    Aristote, dj, dfinissait lEurope 2 comme une civilisation. Dansun passage de la Politique, pour opposer lEurope, lAsie et la Grce,il distingue le cur et lintelligence. Le cur (ou le courage)prdispose la libert. Lintelligence la civilisation. LEurope,au nord de la Grce, est donc libre et barbare (comme socit) ;lAsie est police (comme socit) mais esclave (en politique). LaGrce seule est libre et civilise, parce que les Hellnes tiennent lEurope par le cur et lAsie par lintelligence.

    2. Politique, VII, 7, 2-3.

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    Au risque de simplifier et de faire se chevaucher de longues priodesdont linterprtation appellerait plus de nuances, retenons quelEurope comme civilisation a t dfinie dabord comme la chrtientpuis comme lOccident. La premire conception est devenue aujourdhuitrop troite et la seconde trop vaste.

    La chrtient

    Prenons deux dates : 733 et 1464. ces deux dates, lEurope sedfinit et se rassemble parce quelle se sent menace. propos de la bataille de Poitiers, un chroniqueur (lAnonyme de

    Cordoue) 3 parle pour la premire fois des Europens, qui viennent dediffrents pays, dAquitaine ou de Germanie, qui forment larme dumaire du Palais, obissent un mme destin et affrontent un mmeennemi englobant des peuples qui vivent au sud des Pyrnes, enAfrique et en Asie Mineure. Avec Charlemagne, lempire sestreconstitu, et lon parle de lEurope o rgne Charles et de lui-mme comme Rex, pater Europae. Mais ce nest que lempire dOccident.Il existe en Orient un autre empire tout aussi chrtien, mais quidisparatra avec Byzance. Faisons un bond de sept sicles. AeneasSylvius Piccolomini est lev au pontificat en 1458, sous le nom dePie II. Cest aprs la chute de Constantinople (1453) quil voquelEurope : Maintenant cest en Europe mme, cest--dire dans notrepatrie, dans notre propre maison, dans notre sige, que nous sommesattaqus et tus. Pour lui, la chrtient entire et lEurope sontdonc une mme chose. Mantoue, il proposera une nouvelle croisade pour chasser linfidle dEurope et il donnera rendez-vous en1464, Ancne, aux princes chrtiens. Qui pourra refuser sonconcours quand lvque de Rome est prt exposer sa propre vie ,leur crit-il. Ne le rejoignirent pourtant quune poignedaventuriers, confirmant ce quil avait prvu dix ans plus tt : Lachrtient na point de chef auquel tous veuillent obir. Ni auSouverain Pontife ni lEmpereur, on ne rend leur d. Il nest plusde respect ni dobissance. Nous regardons le Pape et lEmpereur commedes noms, des fictions. Chaque cit a son roi, chaque maison a sonprince. De ce rendez-vous manqu, il devait mourir de chagrinquelques semaines plus tard, le 14 aot 1464. En dsignant lEuropepar la triade : chrtient, Grce, Italie, ce pape inaugurait uneformule qui se perptuera. Mais, en lexprimant, il constatait surtoutque cette chrtient avait perdu sa forme politique propre etagissante, quelle persvrerait peut-tre, mais divise, mme si onagirait encore en son nom.

    Enjambons maintenant cinq sicles dun coup. Peut-on encore dfinirlEurope par la chrtient ? Il est vrai que les chrtients noneuropennes ds lorigine, comme la chrtient nestorienne et lachrtient monophysite, nont pas prospr et survivent peineenfermes dans un univers musulman. La part de la chrtient orthodoxe

    3. Reproduit dans Jean-Henri Roy et Jean Deviosse, La Bataille de Poitiers.Octobre 733, Paris, Galllimard, 1966.

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    qui a t soumise lEmpire ottoman sen est dlivre partir duXIX

    e sicle, et les catholiques romains, les protestants et lesorthodoxes coexistent dsormais en Europe, proches et spars lafois. Mais lEurope comprend galement des non-chrtiens : musulmanssdentaires dans les Balkans, ou immigrs lOuest ; Juifs europensprsents ds lEmpire romain ou venus plus tard dAfrique et dOrientavec la fin des pisodes coloniaux. Au surplus, lEurope se dfinitautant par les Lumires que par le christianisme, quon les oppose ouque lon considre, au contraire, que lhumanisme est dinspirationchrtienne ou biblique. Enfin, plus de chrtiens aujourdhui viventhors dEurope quen Europe (3 sur 4), plus de catholiques romains enAmrique latine que dans la vieille Europe, plus danglicans enAfrique quen Angleterre.

    Si lide de chrtient est devenue trop troite pour dfinirlEurope, lide de civilisation occidentale offre un manteau troplarge.

    Les religions dans le monde(en %)

    Part desreligionsdans letotal

    Rpartition des religions par continents(en%)

    Afrique

    Asie Amrique

    latine

    Amrique duNord

    Europe Ocanie TOTAL

    Population totale 100 12,9 60,5 8,4 5,1 12,5 0,5 100Chrtiens 33,7 18,5 15,5 23,3 13,1 28,4 1,2 100Catholiques 16,9 12,8 9,6 41,7 7,7 27,4 0,9 100Protestants 7 28,4 11,2 8,6 30 19,7 2 100Orthodoxes 3,8 11,5 6,4 0,2 2,9 78,6 0,3 100Anglicans 1,2 39,3 0,9 1,6 9,1 41 8 100Autres chrtiens 4,9 24,2 52,8 3,7 16,3 2,5 0,5 100Musulmans 19,4 27,4 69,1 0,1 0,5 2,8 0,03 100Non religieux 15,3 0,4 84,9 1,8 2,4 10,2 0,3 100Hindous 13,7 0,3 99,2 0,1 0,2 0,2 0,04 100Bouddhistes 5,6 0,01 99 0,2 0,3 0,5 0,1 100Athes 3,8 0,2 79 1,4 0,8 18,4 0,3 100Religions

    populaireschinoises

    3,8 0,01 99,9 0,03 0,05 0,1 0,01 100

    Nouveauxreligieux

    1,8 0,02 97,5 0,9 0,8 0,8 0,01 100

    Religionstribales

    1,8 68,2 29,5 1 0,04 1,1 0,1 100

    Sikhs 0,3 0,2 94,7 0,05 2,5 2,5 0,04 100Juifs 0,2 1,2 30,7 7,8 42,1 17,5 0,7 100Spiritistes 0,2 0,05 10,9 85,8 3,1 0,2 0,01 100Bahas 0,1 30 50,4 11,3 5,6 1,5 1,2 100Confucens 0,1 0,02 99,3 0,1 0,5 0,1 0,02 100 Jans 0,1 1,2 98,3 0,1 0,1 0,3 0,02 100Shintostes 0,05 99,8 0,03 0,1 0,03 0,03 100Autres religions 0,03 4,6 5,1 9,7 54,9 23,1 2,6 100

    Source: calcul daprs Encyclopaedia Britannica. Britannia Book of the Year,1997.

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    LOccident

    La notion dOccident pour dsigner lEurope est la rsultante dundouble mouvement : dattrition dun ct, dexpansion de lautre.On a dabord parl dOccident lorsque lEurope, du fait de la

    conqute ottomane, sest rduite sa partie occidentale et que lapartie orientale et orthodoxe sest trouve, pour une part, occupeet, pour une autre part, rduite une Russie trop lointaine, tropdiffrente et trop retarde pour jouer un grand rle. Puis il sestproduit un grand mouvement deuropanisation, travers locan, versles Amriques et on a continu parler dOccident. LEurope a largison aire pour inclure lAmrique du Nord et lAmrique latine, et plusloin encore, plus tard, lAustralie et la Nouvelle-Zlande.Cet largissement un espace, par commodit, ainsi appel

    lOccident, sest accompagn, partir du milieu du XVIIIe sicle, de ladomination complte du monde par les Europens. Cette emprise devaitdurer jusquen 1914. La technique a rendu lEurope matresse delunivers, conomiquement et militairement. Tout a commenc lorsquelAngleterre dcouvre, au milieu du XVIIIe sicle, quavec trs peudhommes et une flotte, elle pouvait se rendre matresse duncontinent, lInde, infiniment plus peupl quelle. peu prs au mmemoment, la machine de Watt inaugure une rvolution qui vaprogressivement abolir les distances gographiques et creuser lescarts de productivit. En revenu par tte, peu de chose au XVIIe siclespare encore lOccident de lOrient. Avec le progrs technique (etavec celui de lorganisation sociale), lEurope va senrichirrelativement dans des proportions jamais atteintes auparavant etdominer militairement le reste du monde. De cette domination, laconqute de Pkin, au tournant du XIXe et du XXe sicle, est lapogesymbolique.En mme temps que, dans lordre de la richesse et de la puissance,

    elle saffranchissait du nombre, elle connaissait une expansiondmographique exceptionnelle. Si 1900 est le point de puissancemondiale le plus lev atteint dans son histoire, cest aussi celui oelle est relativement le plus peuple. Considrons le tableau ci-aprs. LEurope reprsente plus de 25 % de la population mondiale en1900.La guerre de 1914 et tout ce qui suivit ne rduiront pas la place de

    lOccident dans le monde mais celle de lEurope dans lOccident.En 2025, la mme Europe ne reprsentera que 10 % de lhumanit. Mais

    si on additionne les Europens dEurope et les Europens horsdEurope, on obtient presque le quart de la population mondiale, commesi la part de lEurope, en termes de civilisation, restait peu prsconstante.

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    Les perspectives dmographiques de lEurope

    1800 1900 2002 2025 SuperficieMilliers de

    km2Monde (millions) 900 1625 6215 7859 130137

    (en pourcentage de la population mondiale)

    Europe

    LUnion europenne ( 15)Lue-15 plus la Suisse, la

    Norvge, la Pologne, la Rpublique tchque1, la Slovaquie1 etla HongrieEurope (sans la Russie dEurope

    et dAsie2 et, depuis 1997, lestats successeurs de celle-ci)Europe (y compris la Russie

    dEurope et dAsie2 et, depuis1997, les tats successeurs decelle-ci)

    12,34 14,74

    16

    21

    13,32 16,31 17,85 25,51

    6,1 7,4 8,4 12,9

    5 5,9 6,8

    10,3

    3134 4 002 5084 26865

    Civilisation europenne hors

    dEurope

    tats-UnisCanadaAmrique latine3Australie-Nouvelle-Zlande

    0,670,061,960,04

    4,680,324,070,28

    4,60,58,50,4

    4,40,58,90,4

    91599221194697912

    Nations europennes

    Franceles Britanniques (dont

    lIrlande entire)Allemagne4Russie dEurope et dAsie2Russie dEurope2Fdration de Russie

    3,221,78

    254

    2,522,58

    2,657,666,15

    11

    1,34,53,42,3

    0,80,9

    13,62,51,6

    550311

    349217811780616889

    Monde musulman5Afrique du Nord6En Afrique subsaharienne7Moyen-Orient8dont Turquie9 En Asie10

    9,661,640,632,941,064,44

    9,761,740,432,480,865,11

    16,32,91,14,31,18

    18,93,21,75,11,18,9

    23845,38381594467887702732,3

    Afrique subsaharienne 6,13 4,93 11,2 13,8 21261

    Asie

    Russie dAsie2Asie centrale11dont IndeExtrme-Orient12dont Chine13dont Japon

    66,37121,19

    44,1836,673,11

    57,211,5117,8214,5837,8929,232,77

    561,122,116,932,921,12

    551,123,517,330,518,91,5

    23984397541232973158869363377

    1.Tchcoslovaquie reconstitue, en 1800 et en 1900, sur les frontiresactuelles. De mme pour les autres pays dEurope.2.La Russie dEurope comprend aujourdhui lArmnie, la Bilorussie, la

    Gorgie, la Moldavie, la Fdration de Russie et lUkraine. En 1800 et en 1900,les tats baltes sont galement inclus dans la Russie dEurope. La RussiedAsie com prend aujourdhui lAzerbadjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan,lOuzbkistan, le Tadjikistan, et le Turkmnistan.3.Comprend les pays dAmrique centrale (y compris le Mexique), dAmrique du

    Sud et des Carabes.

    4. Dans les frontires de lAllemagne runifie actuelle.

    5. En Afrique, au Moyen-Orient et en Asie. Voir notes ci-dessous.

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    6. Inclut le Maroc, lAlgrie, la Tunisie, la Libye, lgypte, le Saharaoccidental et le Soudan.

    7.Inclut la Somalie, le Niger, le Mali, le Sngal, la Guine, le Tchad, laSierra Leone, la Mauritanie, la Gambie, Djibouti, et les Comores. Ne comprenden 1800 et en 1900 que la Somalie, la Mauritanie, le Mali, le Niger et leTchad.

    8.Inclut lAfghanistan, lArabie Saoudite, le Bahren, la Cisjordanie, lesmirats Arabes Unis, Gaza, lIrak, lIran, la Jor danie, le Kowet, le Liban,Oman, le Qatar, la Syrie, la Turquie et le Yemen.

    9. Dans les frontires actuelles.

    10.Inclut lIndonsie, le Pakistan, le Bangladesh, les Maldives et Brune.Les deux derniers ne sont pas compris en 1800 et en 1900.

    11. Inclut le Bangladesh, le Bhoutan, lInde, les Maldives, le Npal, lePakistan et le Sri Lanka.

    12. Inclut la Birmanie, Brune, le Cambodge, lIndonsie, le Laos, laMalaisie, les Philippines, Singapour, la Thalande, le Vietnam, la Chine, HongKong, les Cores, le Japon, Macau, la Mongolie et Tawan.

    13. Comprenant Tawan, le Tibet et le Turkestan chinois.

    Sources: Calculs partir de Colin Mc Evedy, Richard Jones, Atlas of WordPopulation History, 1989; Population Reference Bureau, Population Bulletin,2003.

    La puissance sest dplace de lEurope vers les tats-UnisdAmrique qui deviennent le centre conomique, politique, militaire,et, un moindre degr, culturel de ce que lon peut toujours appelerla civilisation occidentale.

    De cette civilisation, lEurope reste la source, lun des foyersprincipaux, une partie presque aussi riche que les tats-Unis (maismoins riche environ dun cinquime par habitant). Tout entire,lEurope daujourdhui regroupe la moiti des Europens au sens large,parmi lesquels on doit compter les Europens dEurope et les Europenshors dEurope, les Europens des Amriques et des les australes.

    De cette civilisation, dont lEurope nest plus quune partie, on atrac le portrait philosophique. Voici la page des Cahiers de Valrycrite en 1921.

    Dfinition de lEurope

    Europe df[inition] Ensemble des gens romaniss baptiss ou judassgrciss

    RomeChristianisme HellasDroit pur me Logos lAction le(chose europenne) (chose europenne) Logique degr de

    Form[alisme] prcisiongypt[ienne] Largent ?

    La Forme Raison Lefact le fait

    (chose euro-penne) Le vrai MoseS. Paul

    Partout o Virgile, Euclide, Gaius, Aristote et Christ.Catholicit galit

    Initiative

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    LEurope commence aux Croisades.LIslam.LInde ou limpuret la confusion

    Paul Valry, Cahiers, 1921-1922, Paris, Gallimard, Bibliothque de laPliade , t. II, p. 1463

    Pour le lire, il faut croiser les lignes et les colonnes. La Formeest donne par Rome ; lme par le christianisme ; la Raison par laGrce. La synthse produit laction, largent, le vrai. Les Europenssont donc des gens romaniss, baptiss, judass et grciss.

    Peut-tre doit-on se garder des gnalogies philosophiques inspirespar Pie II et explicites par Paul Valry. Comme Jacques Delors avaitdclar, en dcembre 1989 Strasbourg, que lEurope tait unproduit du christianisme, du droit romain et de lhumanisme grec , sadclaration provoqua la colre des dirigeants turcs qui, depuis, vontrptant que lEurope veut refuser la Turquie car elle se considrecomme un club chrtien .

    Dailleurs ainsi dfinie, cette Europe ne vient pas seulementdEurope mais aussi du Moyen-Orient, par le judasme, et dAsieMineure par la science grecque. Au surplus, elle stend dsormaisbien au-del de lEurope gographique. En dfinitive, lapparentesimplicit des origines soppose au mystre de la destination, celuide la nature de la civilisation universelle que lon peut, sans doutepar europocentrisme, dcouvrir dans leuropanisation des cultures dumonde, dans la dmocratie, dans le droit international, dans le marchmondial et dans luniversalit des sciences et des techniques.

    Retour la politique

    Si le mystre de la civilisation universelle nous dpasse, lesconsquences politiques nous concernent. La question centrale est desavoir quelle forme donner, dans le monde tel quil est, lEurope.On peut considrer que les nations anciennes restent la mesure de lapolitique mondiale. Si lon retient une forme politique plus large queles anciennes nations, elle ne pourra, purement et simplement, seconfondre avec lensemble occidental. Il est trop vastegographiquement et trop divers. Si on carte donc la divisionancienne en nations souveraines et lensemble occidental, restelEurope unie.

    Elle sest progressivement constitue en cinquante ans, mais elle neconstitue pas une puissance comme les tats-Unis, et un degrmoindre, ne veut pas ltre, comme la Russie ou comme la Chine. Eneffet, les nations europennes vivent en paix et se sont organisesconomiquement mais elles ne constituent pas, pour linstant, uneunit politique relle.

    Si lon pense que la dmographie, la gographie, lidentit his-torique et culturelle et la singularit relative de lEurope lui com-mandent politiquement de sunir, on doit admettre quelle estdsormais parvenue un point dcisif de cette volution et que laquestion des limites jouera un rle central. Ce moment dcisif peuttre circonscrit en trois questions.

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    La premire est simple formuler. Elle la t excellement parquelquun qui ne croit pas et qui, certains gards, ne souhaitesans doute pas que nous parvenions transformer un espaceconomique organis en puissance politique. Il sagit dHenryKissinger 4 qui pose ainsi le problme :

    Les nations europennes du XIXe sicle taient fondes sur unelangue et une culture communes. Pour la technique du temps,elles offraient un cadre idal pour la scurit, la croissanceconomique, ainsi que pour influencer les vnementsinternationaux. Dans le monde daprs la guerre froide, lestats-nations europens traditionnels cest--dire les paysqui jusqu la premire guerre mondiale formrent le concerteuropen manquent des ressources qui leur permettraient dejouer un rle mondial. Le succs de leur effort en vue de serenforcer eux-mmes au sein de lUnion europenne dtermineraleur influence future. Unie, lEurope persistera comme unegrande puissance : divise en tats nationaux, elle glissera un statut secondaire.

    La deuxime question concerne les institutions. Quelles institutionssont ncessaires pour transformer lEurope en une entit politiquesans faire disparatre la diversit des nations ? Question difficilecar la menace extrieure nest plus suffisante pour fdrer, etlhtrognit historique et tatique reste trop grande, troppersistante pour faciliter lunification. Cest le problme quil fautrsoudre pour rpondre la premire question.

    La troisime question concerne bien le problme des limites. Laguerre froide avait dtermin les frontires de lEurope. Ellestendait jusquau rideau de fer. La fin de la guerre froide a effacce repre. LEurope ne sait plus o elle sarrte. Or, il estimportant quelle le sache pour rpondre aux deux questionsprcdentes et pour se donner la vertu patriotique ncessaire.

    Indtermination

    Au sud, la frontire entre lEurope et lAsie a t dfinie par lesnavigateurs grecs. De la mer ge, elle passe par les Dardanelles, parla mer de Marmara, par le Bosphore, par la mer Noire, par le dtroitde Kertch jusqu la mer dAzov. ce point, elle devient difficile tracer. Dj, cette frontire maritime est sans signification pour lesnomades de lEurasie et pour les paysans sdentaires qui vivent depart et dautre. Au-del de la ligne maritime, faut-il remonter leDon, comme le suggrait Hrodote, pour sparer lEurope de lAsie ousen tenir la ligne de partage des eaux dans lOural comme leprtendent les gographes du XIXe sicle ?

    Ce sont l des conventions gographiques sans porte historique oupolitique. Comme la dit Toynbee, les expressions Russie dEurope , Russie dAsie , sont purement arbitraires.Pour les Portugais et les Castillans du XVIe sicle, la distinction

    entre lEurope et lAsie est galement maritime. LEurope est unensemble dtermin par une chane de ports qui vont de Cadix Helsingborg et lAsie, rejointe en contournant lAfrique, va deMascate Nagasaki en passant par lle dOrmuz et Canton.

    4. Henry Kissinger, Diplomacy, New York, Simon and Schuster, 1994, p. 807.

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    Dans lune et lautre pure, la question de lEst nest pas tranche.Les gographes et les navigateurs sont ici sans utilit. Jusquau XVIIe

    sicle, on ne plaait pas la Russie en Europe. George Tuberville,lambassadeur dElizabeth dAngleterre Moscou, ajoute pour lenexclure : Ce pays est trop froid et ses habitants empreints debestialit. Victor Hugo, lui, ne place la Russie ni en Europe, ni enAsie : La Russie est mauvaise lEurope et bonne lAsie. Pournous elle est obscure, pour lAsie elle est lumineuse ; pour nous elleest barbare, pour lAsie elle est chrtienne 5.

    On pourrait gloser indfiniment sur lindtermination de lEurope lEst. On a oppos lEurope proprement dite (catholique etprotestante) lEurope orthodoxe. Au sein de celle-ci, on adistingu, pour la tenir part, toute la partie des Balkans qui futsoumise lEmpire ottoman et qui cette sparation ou ce jougpass donne une histoire et une situation singulires. Le com-munisme, dune certaine faon, a replac la Russie dans lorbite dudespotisme oriental, tranger lEurope, effaant loccidentalisationde la Russie au XVIIIe sicle et au XIXe sicle.

    La formule du gnral de Gaulle sur lEurope de lAtlantique lOural , son tour, a relativis la coupure politique et idolo-gique. Emprunte aux gographes du XIXe sicle, elle exprime unefinalit politique que Georges Pompidou a commente ainsi devant AlainPeyrefitte. Cette formule nie la coupure de lEurope en deux. Ellenie Yalta, dont de Gaulle rend Roosevelt responsable. Elle nielexistence de lUnion sovitique, comme si les ralits ethniquestaient les seules qui durent, les constructions politiques tantphmres 6. Selon Georges-Henri Soutou, la formule gaulliste entendmme laisser ouverte la question des frontires entre la Russie et laChine.

    Ajoutons que la formule du gnral de Gaulle rfute aussi celledAndr Malraux, qui tendait lEurope jusqu lAmrique (il parlaitde civilisation atlantique ), et quen coupant la Russie en deux,elle souligne le vide dmographique de la Sibrie par rapport laChine.

    La confusion persiste. Les tats-Unis se prsentent et agissent commeune puissance europenne. Ils conservent des troupes en Europe et, leurs yeux, la zone qui stend de Vladivostok Vancouver constitueun ensemble politique. Pour lhistorien polonais Geremek, lUkraine avocation rejoindre lUnion europenne. Pour Primakov, lancienministre russe des Affaires trangres, la Russie pourrait trecandidate lUnion europenne. Pour le roi du Maroc, son paysgalement. La Turquie a depuis longtemps pos sa candidature.

    De mme, selon les problmatiques que lon prend en compte, ladlimitation de lEurope sera diffrente. On peut la considrer enterme de stabilit : cest lOSCE qui simpose alors. En terme de droitsde lhomme : cest le Conseil de lEurope. En terme de scurit : ellefait partie de lOTAN, qui elle-mme slargit. Les frontires de chacun

    5. Victor Hugo, Le Rhin, 1841, in fine. Pierre Drieu la Rochelle, qui, la finde sa vie, pousera la cause bolchevique aprs celle du national-socialisme,crira, lui : Les Russes sont des Europens, mais des Europens qui habitent unautre continent. Comme les Amricains. (Journal 1939-1945, Paris, Gallimard,1992, p. 437.)6. Alain Peyrefitte, Ctait de Gaulle, Paris, De Fallois-Fayard, 1994-2000, II,

    p. 26.

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    de ces ensembles sont distinctes et ne se recoupent pas. Mais tenons-nous-en lUnion europenne, considre la fois comme une puissancepotentielle, comme un espace conomique organis et protg et commeune union montaire.

    Les frontires de lUnion

    Quelles devraient tre et quelles pourraient tre les frontires delUnion ? Au dpart, il existait cinq difficults dont une, au moins,est rsolue ! partir du moment o la Finlande a fait partie delUnion, les pays Baltes devaient y adhrer sans grande difficult.Les rticences russes nont finalement jou aucun rle.

    Pour les Balkans, cest une question de temps. La Slovnie adhrerarapidement. Les autres suivront dans un avenir plus lointain y comprisdes pays en majorit musulmans comme lAlbanie ou la Bosnie, oupartiellement musulmans comme la Macdoine. Le fait doit tre soulignpour rpondre la fois ceux qui voudraient faire du christianismedes populations le critre exclusif de ladhsion, et aux partisans delentre de la Turquie qui redoutent que ce seul critre suffise lexclure. Puisque la Grce appartient lUnion, la zone balkaniqueentire, cause de ses entremlements, de sa situation, de sadimension, de son peuplement, constituera tout naturellement le grandsud de lUnion. Les Ottomans sen sont retirs. Des traces deloccupation turque persistent. Mais lhistoire et la politique serejoignent et, accompagnes de patience, justifient llargissement delEurope aux Balkans.

    La question turque

    En admettant, donc, comme rsolue la question balte et en voie dersolution la question balkanique, venons-en la question la plusdifficile, celle de la Turquie. Elle est candidate depuis prs dequarante ans. Le premier problme qui sest pos en 1963 et 1964 taitgographique. Larticle 237 du trait de Rome stipulait que : Touttat europen peut demander devenir membre de la Communaut. Letrait de Maastricht reprend cette disposition en remplaantCommunaut par Union. On a, lorigine, interprt cette rgle endfinissant un tat europen comme un tat dont la plus grandepartie du territoire est situe sur le territoire europen . Si lonsen tient cette interprtation pour quun tat, nappartenant pas laire gographique europenne, soit admis, il faudrait soit rviserles traits en ce sens, soit admettre que le trait pourrait treimplicitement modifi avec laccord de tous 7.

    Bien que la Turquie nait en Europe que 2,6 % de son territoire, laqualit dtat europen lui a t reconnu, par laccord de 1964 quienvisage explicitement lventualit dune adhsion. En revanche,cette qualit a t dnie au Maroc et a conduit au rejet de sacandidature.

    Laccord dassociation de 1964 dont rien ne prouve la conformit auxtraits a certainement t influenc par le fait que la Turquie avait

    7. Pour les rdacteurs des traits de lOTAN, la Turquie nest pas en Europe.Larticle 6 du Pacte atlantique parle de lEurope. Quand en 1951 la Turquierejoint lOTAN, on prcise (article 2 du protocole de Londres du 22 octobre 1951)que le trait sapplique dsormais au territoire de la Turquie bien distingude celui de lEurope.

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    t admise au Conseil de lEurope, quelle tait devenue membre delOTAN et surtout que les tats-Unis considraient que lappartenance cette organisation devait rendre automatique ladhsion laCommunaut europenne.

    Depuis la candidature turque a persist. Elle a t remise enquestion par les Europens puis ajourne, puis reprise et sera nouveau examine en 2005. Pour linstant, lUnion europenne metquatre conditions ladmission de ce pays.

    Dabord une condition gographique, avec lincertitude indique aussibien sur les limites gographiques de lEurope que sur la faon donton doit interprter les clauses gographiques des traits. Deuxconditions politiques ensuite : le pays candidat doit tre unedmocratie et respecter les droits de lhomme ; il doit aussi accepterles traits tels quils sont. Une condition conomique enfin : le paysdoit avoir une conomie de march capable de sintgrer lUnion,obissant en quelque sorte aux rgles conomiques et montaires yprvalant.

    On mesure facilement lambigut de ces normes. Si la conditiongographique (et ce quelle recouvre) nest pas stricte, les limitesde lEurope, dfinies seulement par la dmocratie et le capitalisme,deviennent indterminables. Cette ambigut apparat clairement dansune rponse faite par la Commission europenne en 1992.

    Interroge sur la notion dtat europen, elle a dclar : Cettenotion associe des lments gographiques, historiques et culturelsqui tous contribuent forger lidentit europenne 8 , et elleconclut quil est nanmoins impossible de fixer des limites lUnioneuropenne. Le problme est donc bien politique et politiqueexclusivement.

    Pour admettre la Turquie, on invoque trois arguments. Le premierconsiste dire que cette longue priode dattente vaut promesse etquil faut tenir ses promesses. Ce qui revient considrer quil esttrop tard pour sy opposer. Cet argument ne vaut quen fonction delintrt quon reconnat, du point de vue de lEurope, lacceptation ou au refus de la candidature turque. Si on considrequil nest pas de lintrt de lEurope daccepter la Turquie, ilnest jamais trop tard pour bien faire.

    Le deuxime argument repose sur lide que lEurope ne devrait pastre un club chrtien . Cest un fait que lEurope sest dfinieelle-mme par lhritage grco-romain et par le christianisme et que,si lon retient cette dfinition, cela exclut la Turquie. Mais laRussie est chrtienne et elle sest considre comme lhritire delEmpire romain. Il y a pourtant autant de raisons de considrerquelle ne peut appartenir lUnion europenne quil y en a pour nepas admettre la Turquie. La religion nest pas le critre pertinent,dautant que des pays peupls en majorit de musulmans, comme laBosnie ou lAlbanie, devront un jour appartenir lUnion europenne,et quune importante population musulmane immigre rside dsormais enEurope et sy intgre progressivement tant du point de vue desnationalits que de celui de la citoyennet europenne.

    Le troisime argument tient la Turquie et non plus lEurope.Lislamisme modr qui rgne Ankara risquerait de devenir radical si

    8. Bulletin CE/S/3.1992.

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    lon nobtemprait pas la revendication turque. Plus gnralementencore, on avance que lintgration de la Turquie faciliteraitloccidentalisation du monde islamique en constituant en quelque sorteles prmisses dun largissement plus grand de lEurope vers le Moyen-Orient. Dans cet argument, il y a une part de chantage et une part derve. Et dans ce chantage comme dans ce rve, il y a une part devrit politique. En faisant, dans une premire tape, serpenter lafrontire de lEurope lintrieur du Kurdistan et aux confins de laPerse et de la Msopotamie, on souhaite rgler le problme historiquede lvolution des rgimes des pays musulmans et celui des rapportsentre lOccident et lislam.

    Jusqu prsent, pour des raisons de conjoncture ou de circonstance,qui dissimulent le malaise que cre cette question (dautant que, dansles sondages, la candidature de la Turquie nest pas favorablementaccueillie par les Europens), laccord dfinitif a t renvoy auxcalendes grecques. Comme a dit un diplomate : On peut reconnatre la Turquie une vocation entrer dans lEurope condition quelleprenne lengagement de ne jamais le faire. On invoque alors desfaits incontestables. La question kurde nest pas rgle. Le rle delarme reste prpondrant dans les institutions turques. Lesrelations dans lle de Chypre entre Turcs et Grecs ne sont passatisfaisantes.

    On avance aussi que la Turquie moderne rsistera mal lintroduction marche force de deux caractres majeurs de lEurope contemporaine :les droits de lhomme et la stabilit montaire. Sans inflation,lconomie turque sadaptera difficilement. Avec les droits delhomme, la revendication kurde fera voler en clats lunit du pays.

    On invoque, enfin et surtout, la dmographie. Selon la dimensiondfinitive de lUnion, la Turquie reprsentera entre un quart et unsixime de la population totale interne. La partie la moins dsiredeviendrait ainsi la plus importante de lUnion.

    ces arguments, les partisans de lentre de la Turquie rtorquentquils ne servent qu lester le reproche de laltrit historique,auquel on penserait toujours mais quon noserait jamais dire. Eneffet, ltranget de la Turquie par rapport lEurope nest pasniable. Pourquoi lEurope devrait-elle tre le seul corps politiquednu didentit ? Une entit politique peut-elle se construire sansracine historique ? Peut-tre, dans la mesure o le mouvementdmocratique se donne pour horizon une expansion infinie de seslimites et procde par un effacement constant du pass, justifiant laformule de Cocteau : Sait-on si nos frontires ont un sens chez lesmorts ?

    Mais comme toujours, la prudence doit prvaloir. Si les peuplesdEurope restent rticents cet largissement, il serait imprudent,malgr les pressions amricaines, de ne pas tenir compte de leurssentiments ou de ne pas les consulter franchement. Au surplus, si laTurquie devient membre part entire de lUnion, au nom de quelsprincipes carterait-on la Russie, ou encore les tats du Maghreb,dont un ministre des Affaires trangres de Roumanie soulignait lavocation europenne en invoquant la figure de saint Augustin ?

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    La nature de lEurope

    Les deux autres questions difficiles concernent la Russie etlUkraine. Si lUnion europenne stend jusqu Vladivostok, ellechange de nature et les perspectives politiques sur lesquelles arepos sa construction, du ct des Europens de lOuest, sonttotalement remises en cause. En fait, la dimension, lhistoire, laposition de la Russie vitent que le problme se pose pour linstant.Essentiellement parce que la Russie se pense comme une puissancemondiale et entend le demeurer.

    La question de lUkraine reste plus dlicate. Elle est partagereligieusement entre uniates et orthodoxes. Elle est en partie peuplede Russes. Une portion de son territoire, la Crime, est russe parlhistoire et le peuplement. Elle est proche de la Russie par lalangue, par les origines et par lconomie. Mais elle pourraitcependant devenir europenne. Rien ninterdirait son adhsion lUnion. LUnion, elle, ne peut ni la revendiquer ni la rejeter. LaRussie ny sera certainement pas favorable. Que psera cette dfaveurdans le choix des Ukrainiens ? La seule chose que nous puissions dire,du ct occidental, est que cette dfaveur russe ne doit pas alimenternos propres rticences. Autant pour la Russie et la Turquie, on peutplaider quil nest pas raisonnable denvisager quelles sintgrentun jour dans lUnion politique de lEurope, autant en ce qui concernelUkraine, lexpectative amicale peut tenir lieu de politique.

    Le problme des frontires et celui du plus large largissementconduisent invitablement poser le problme de la nature delEurope. Personne dailleurs ne sy trompe. Ceux qui sont opposs lentre de la Turquie sont les partisans dune forte intgrationpolitique. Ceux qui y sont favorables sont le plus souvent partisansdune simple zone conomique du libre-change et dune faiblecoopration politique.

    Il nexiste en effet que trois solutions : 1) la Pan-Europe qui iraitjusquau Pacifique et qui comprendrait la Russie, la Turquie et leCaucase ; 2) une Europe avec la Turquie et un faible degrdintgration politique ; 3) un corps politique rel, cest--diredans lequel la dfense et la politique trangre seraient intgrale-ment de la comptence de lUnion.

    La troisime solution, la plus intense donc, serait ncessairement lamoins large, car il nest pas sr que les Turcs, les Britanniques oumme les Scandinaves veuillent vraiment y adhrer. Comme les Europensse partagent entre des objectifs contradictoires : llargissementindfini et lintgration politique, il nexiste quun seul moyen dersoudre cette contradiction et dviter lchec. Il faut construireune Confdration large qui nempchera pas, lintrieur, uneFdration plus troite.

    Tche extrmement difficile, non pas quelle soit malaise dfinirinstitutionnellement, mais parce que les pays qui ne veulent passintgrer fortement craignent que les autres ne le fassent. Ils nefont donc rien pour faciliter lentreprise. De mme, ceux qui veulentsintgrer esprent toujours convaincre les autres de les rejoindre etrpugnent se distinguer deux. Aussi hsitent-ils aller de lavant quelques-uns. Tous, en dfinitive, favorisent la confusion et lastagnation.

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    Si Robert Schuman et ses collgues, allemand, italien, nerlandais,belge et luxembourgeois, avaient raisonn de cette faon, lUnioneuropenne naurait pas vu le jour en 1951. Si leurs successeurs sontdpourvus dimagination, de vision et de dtermination, ils nepasseront pas la seule porte qui reste ouverte, et il faudra attendreencore pour que lEurope politique existe.