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 Christiane Bougerol Le cumul magico-religieux à la Guadeloupe In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 79, 1993. pp. 91-103. Citer ce document / Cite this document : Bougerol Christiane. Le cumul magico-religieux à la Guadeloupe. In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 79, 1993. pp. 91-103. doi : 10.3406/jsa.1993.1470 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1993_num_79_1_1470

Christiane Bougerol Le Cumul Magico-religieux à La Guadeloupe

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Le Cumul Magico-religieux à La Guadeloupe

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  • Christiane Bougerol

    Le cumul magico-religieux la GuadeloupeIn: Journal de la Socit des Amricanistes. Tome 79, 1993. pp. 91-103.

    Citer ce document / Cite this document :

    Bougerol Christiane. Le cumul magico-religieux la Guadeloupe. In: Journal de la Socit des Amricanistes. Tome 79, 1993.pp. 91-103.

    doi : 10.3406/jsa.1993.1470

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1993_num_79_1_1470

  • Abstract The magical-religious cumulation in GuadeloupeThe practice of Guadeloupe's seer healers is one ofjuxtaposition rather than of synthesis and syncretism. These specialists of the magical-religious sphereinscribe their procedure into a logic of cumulation : they do not conceive the elements of disparateorigins which they integrate in their practice as being mutually contradictory. Even though Christianity isstrong on the formal level, their methods can only be apprehended if the role of paganism, thatimpregnates the area in which they work, is studied through an ethnographic approach. We concludeassociating the procedure of the seer healers to that of the persons who change their religiousadhrences or simultaneously cumulate different religious attachments.

    RsumLes pratiques des voyants gurisseurs de Guadeloupe sont plus de l'ordre de la juxtaposition que de lasynthse et du syncrtisme. Ces spcialistes du magico-religieux inscrivent leur dmarche dans unelogique du cumul, sans opposer un principe de contradiction aux lments d'origines disparates qu'ilsintgrent. Ces mthodes ne peuvent s'apprhender qu'en saisissant, par une approche ethnographique,la part de paganisme qui imprgne le terrain sur lequel ils travaillent, mme si au niveau formell'empreinte du christianisme est forte. Nous concluons en rapprochant la dmarche des voyantsgurisseurs de celle des personnes qui changent d'appartenance religieuse ou qui cumulentsimultanment des appartenances religieuses diverses.

    Resumen El cmulo mgico-religioso en GuadalupeLa prcticas de los videntes-curanderos de Guadalupepertenece ms bien al orden de la yuxtaposicin que al de la sntesis o del sincretismo. Estosespecialistas de lo mgico-religioso actuan conforme a la logica del cmulo sin oponer un principio decontradiccon a los elementos de origenes diversos que integran. Taies mtodos slo puedenexplicarse tras discernir, dentro del marco etnogrfico, la parte de paganismo que imprgna el terrenoen el que se mueven, por muy honda que sea, a nivel formai, la huella dejada por el cristianismo. Enconclusion, comparamos la actuacin de estos videntes-curanderos con la de aquellas personas quecambian de pertenencia religiosa comparten varias al mismo tiempo.

  • LE CUMUL MAGICO-RELIGIEUX A LA GUADELOUPE

    Christiane BOUGEROL *

    Les pratiques des voyants gurisseurs de Guadeloupe sont plus de l'ordre de la juxtaposition que de la synthse et du syncrtisme. Ces spcialistes du magico-religieux inscrivent leur dmarche dans une logique du cumul, sans opposer un principe de contradiction aux lments d'origines disparates qu'ils intgrent. Ces mthodes ne peuvent s'apprhender qu'en saisissant, par une approche ethnographique, la part de paganisme qui imprgne le terrain sur lequel ils travaillent, mme si au niveau formel l'empreinte du christianisme est forte. Nous concluons en rapprochant la dmarche des voyants gurisseurs de celle des personnes qui changent d'appartenance religieuse ou qui cumulent simultanment des appartenances religieuses diverses.

    Mots cls : Antilles, Guadeloupe, rites, gurisseurs, syncrtisme, secte, sorcellerie.

    El cmulo mgico-religioso en Guadalupe

    La prcticas de los videntes-curanderos de Guadalupe pertenece ms bien al orden de la yuxtaposicin que al de la sntesis o del sincretismo. Estos especialistas de lo mgico-religioso actuan conforme a la logica del cmulo sin oponer un principio de contradiccon a los elementos de origenes diversos que integran. Taies mtodos slo pueden explicarse tras discernir, dentro del marco etnogrfico, la parte de paganismo que imprgna el terreno en el que se mueven, por muy honda que sea, a nivel formai, la huella dejada por el cristianismo. En conclusion, comparamos la actuacin de estos videntes-curanderos con la de aquellas personas que cambian de pertenencia religiosa comparten varias al mismo tiempo.

    Palabras cla ves : Antillas, Guadalupe, ritos, curanderos, sincretismo, sectas, brujeria.

    The magical-religious cumulation in Guadeloupe

    The practice of Guadeloupe's seer healers is one of juxtaposition rather than of synthesis and syncretism. These specialists of the magical-religious sphere inscribe their procedure into a logic of cumulation : they do not conceive the elements of disparate origins which they integrate in their practice as being mutually contradictory. Even though Christianity is strong on the formal level, their methods can only be apprehended if the role of paganism, that impregnates the area in which they work, is studied through an ethnographic approach. We conclude associating the procedure of the seer healers to that of the persons who change their religious adhrences or simultaneously cumulate different religious attachments.

    Key words : Antilles, Guadeloupe, rituals, healers, syncretism, sects, sorcery.

    * CERMES, CNRS, 201, rue de Vaugirard, 75015 Paris. J.S.A. 1993, LXXIX : p. 91 103.

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    Actuellement la Guadeloupe, comme ailleurs aux Antilles, le voyant gurisseur traditionnel n'a plus le monopole de la rsolution des malheurs ds la sorcellerie. De tout temps, temps mesur aune de l'histoire coloniale antillaise, son concurrent direct tait le pitre catholique. Ce dernier, qui officiait dans le cadre d'une forme locale du catholicisme, faisait preuve de comprhension l'gard des demandes et des difficults de ses fidles. 11 donnait des bndictions ou pratiquait des exorcismes d'une faon juge trop laxiste par les actuels tenants de la nouvelle liturgie qui lui demandent de se montrer plus cisconspect. En ralit et sans parler des fois o volontairement le demandeur faisait (et fait encore) un usage dtourn de ce que lui offrait le prtre (bndictions, sacrements) il y avait un hiatus entre la porte symbolique des rites effectus par l'officiant et celle que les bnficiaires lui attribuaient. Les demandeurs de protections, mais nous verrons que, sous des dehors de dvotions des saints catholiques, parfois ils les sollicitent pour attaquer des ennemis, attribuent aux paroles et aux gestes des prtres un pouvoir qui outrepasse celui que ces derniers peuvent leur reconnatre.

    Les voyants gurisseurs, plus prs des demandes et des esprances des solliciteurs que des vrits ecclsiastiques, intgrent leurs pratiques des clments qui peuvent mieux les satisfaire. Actuellement, des religions et des sectes proposent, entre autres choses, de rsoudre des malheurs ds la sorcellerie. Les voyants gurisseurs ajoutent leurs pratiques des lments issus de ces mouvements religieux. Leurs mthodes, bien acceptes des consultants, sinon ils disparatraient (les uns et les autres), ne peuvent se comprendre que si on saisit la part de paganisme qui marque le terrain sur lequel ils oprent, mme si au niveau formel l'empreinte du christianisme est forte.

    Marc Auge relve le paradoxe que : , [...] toute religion est, en un sens, syncrtique, mais que les pratiques dites syncrtiques le sont souvent fort peu (1990 : 130). De fait, les voyants gurisseurs de Guadeloupe inscrivent leurs pratiques dans une logique du cumul et de l'addition. Ils n'opposent pas un principe de contradiction aux lments magico -religieux qu'ils intgrent. Ce travail est davantage de l'ordre de la juxtaposition que de la synthse et du syncrtisme l.

    Bien qu'il n'existe pas de culte de possession afro-amricain la Guadeloupe, le voyant gurisseur, dit quimboiseur ou gadedzaf :, lors de sances prives est possd par des entits qu'il appelle, c'est l une des expressions principales de son don et de sa comptence. L'officiant commence chaque consultation en rcitant un Notre Pre et un Je vous salue Marie et parfois un je crois en Dieu . Cette premire squence, importante et obligatoire, vise garantir au consultant que le gurisseur travaille avec les saints, soit les forces du bien, et qu'il ne sera pas possd et dbord par des entits malfiques : Satan et les diables.

    L'implantation ancienne de la religion catholique sert de support des croyances diverses et en alimente d'autres, comme ici la possibilit que ce soit un saint sous-entendu de la religion catholique ou la Vierge, dite aussi l'Immacule Conception, le Christ ou le Sacr-Cur, qui rponde l'appel du quimboiseur. descende et le possde. A ce monde des saints s'oppose celui de Satan et des diables qu'il faut tenir distance. Il symbolise le mal dans l'acception morale de ce terme et il reprsente aussi l'univers de la souffrance et de

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    l'infortune qui trouve son origine dans le dsir et le travail du malfaiteur , soit du sorcier.

    Le saint qui possde le gurisseur est rarement identifiable par le consultant parce qu'il n'existe pas de connaissance commune, partage, qui attribue des traits de caractre ou de comportement un saint donn. Nanmoins, des quimboiseurs qui sont habitus travailler avec certains saints, leurs patrons , ont des expressions corporelles, surtout des intonations et des mimiques, qui diffrent selon les entits qui les possdent et ils peuvent expliquer ces variations leurs clients. L'essentiel pour le consultant est de savoir que c'est un saint qui voit les causes de son malheur et qui lui dlivre les remdes par la bouche du devin.

    Mme si la Guadeloupe il n'y a pas de culte qui permette de se familiariser avec l'univers mental de la possession, le gadedzaf dans des circonstances ritualises est un possd 3. La transe est lgre mais elle n'te rien au choc qu'induit la possession. Les gurisseurs expliquent que la violence de la descente du saint est si prouvante pour l'organisme que pass un certain ge, en gnral la cinquantaine avance, ils doivent rduire le nombre des consultations puis les cesser sous peine d'tre emports par la secousse que leur organisme vieillissant n'est plus mme d'endurer. La possession a son revers, elle use le corps et prdispose aux maladies cardiaques .

    La transe du quimboiseur ressemble celle du prtre du culte de Shango de Trinidad quand il est possd l'occasion des consultations prives. W. et F. Mischel crivent ce propos : Leaders (of Orisha) occasionally undergo possession to give medication, advice, aid in recovering lost objects, and other such functions outside the context of formal ceremonies (...) However, the behavior involved in such manifestation of power is quite different from that observed in connection with possession in response to drumming. There is less motor activity and less dramatic facial and behavioral change. Usually there is some dilation of eyes. Changes in speech are less marked ; the utterances are (...) primarily coherent. (252).

    Les consultations prives, pendant lesquelles l'officiant est possd, peuvent tre considres comme des expressions mineures, sur le plan de la religiosit, des cultes de possession. Toutefois elles sont trs prises des adeptes et aussi de personnes extrieures au culte. A la Guadeloupe les sances prives sont les seules exister ; nanmoins, elles s'inscrivent dans le fond culturel issu du phnomne de la possession religieuse d'origine africaine.

    Certains gadedzaf, deux parmi ceux que j'ai rencontrs mais ils sont plus nombreux au dire des informateurs pratiquent la divination-diagnostic en appelant des saints indiens (de l'Inde) et aussi Bouddha pour tre possds par eux. Le culte dit de Malimin, du nom de la divinit indienne honore, connat depuis une vingtaine d'annes une vritable renaissance 4 . Il n'avait pas disparu mais il perdait de son dynamisme, de sa particularit et se sclrosait. Depuis, ce culte a trouv un nouvel essor grce aux changes instaurs entre les Indiens de l'le et l'Inde o les prtres se rendent, et, fait plus remarquable, entre la communaut indienne des Antilles et celle de l'le de la Runion 5.

    Revivifi, le culte indien attire de plus en plus de monde parmi ceux qui

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    souhaitent solliciter ses divinits rputes tre trs puissantes. Des catholiques se prosternent dans les temples et font des promesses de don en change de la ralisation d'un vu. Pendant la priode o le culte indien jouissait de peu de considration, l'instar de sa communaut, c'est dans le secret que les Antillais non Indiens se rendaient dans les lieux de culte et consultaient les prtres. Le prestige des saints indiens, forts et efficaces pour la divination, la gurison, et la magie, et que viennent corroborer les succs socio-conomiques de leur groupe d'origine, ne pouvait laisser les quimboiseurs indiffrents. Aussi et peut-tre est-ce galement pour attnuer les angles de la concurrence ils utilisent les divinits indiennes, mais la manire des saints catholiques et non en plagiant leur culte originel. Le voyant gurisseur les appelle par des prires spcifiques. Ce rituel ne supprime pas les prires catholiques qui ont lieu en premier. Le recours aux saints indiens est un recours parmi d'autres dans l'ventail du quimboiseur. C'est ce que signifient les gadedzaf qui installent dans des espaces spars les autels aux saints catholiques, leurs homologues indiens et Bouddha. Ce cloisonnement se justifie par la volont de l'officiant de ne pas froisser ces entits quand il passe des unes aux autres.

    Cet ajout de divinits d'autres (nous expliquerons le cas de Bouddha ci-dessous), favoris par le dploiement des sectes et de mouvements religieux et spirituels de toutes origines qui foisonnent la Guadeloupe (cf. Hurbon 1989), s'il surprend dans une optique chrtienne, participe d'une logique plus marque par le paganisme. M. Auge relve que les polythismes paens conoivent sans effort l'addition des dieux aux dieux (1990 : 130), et que, si le christianisme est une religion d'amour, [...] la croyance aux dieux paens (est) [...] moins obsde par les problmes du salut et de l'au-del qu'intresse la rsolution des difficults immdiates des vivants. (1982 :79). C'est une utilisation paenne des divinits chrtiennes et autres que font les quimboiseurs en les rendant prsentes par la possession et en leur faisant rvler la cause du malheur et les moyens pour l'infortun d'en merger.

    A propos des loa d'Hati Alfred Mtraux crit : ... la foi et la fantaisie populaires ne cessent d'enfanter de nouveaux loa alors que d'autres, faute de serviteurs, tombent dans l'oubli. (1958 : 71). Certes, dans l'exemple guadeloupen il ne s'agit pas de cration de toutes pices d'entits mais d'un emprunt. Ce mouvement qui est plus modeste au niveau de l'invention est cependant un dtournement de divinits employes hors leur contexte originel. Ce qui est perdu au niveau de la cration pure est compens par ce qui est prouv du ct de l'audace, ceci au regard des conceptions chrtiennes qui admettent plus facilement la cration de nouveaux saints (cela va de la tolrance aux cultes populaires des saints locaux jusqu' l'expression formelle de la canonisation) que l'emprunt pur et simple de divinits d'une religion l'autre surtout quand l'identit d'origine n'est pas masque. En outre, toutes les phases qui s'chelonnent de la cration pure l'emprunt et qui incluent les formations syncrtiques, o le chevauchement entre des divinits est plus ou moins important, sont typiques du monde afro-amricain.

    Bouddha est utilis tel un saint, particulirement efficace pour le voyage du gadedzaf. Cette technique rend l'investigation divinatoire plus prcise. Elle vise

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    dcouvrir si un agent de perscution, objet arrang ou esprit de mort expdi, n'est pas au domicile du consultant. Ceux qui viennent pour regarder leurs affaires demandent au quimboiseur de s'assurer par ce moyen des dispositions de leur entourage leur endroit. L'esprit du thrapeute ou bien le saint qui le possde fait le voyage. Dans les deux cas le client doit entendre des dtails qui prouvent que l'un ou l'autre est arriv bon port : la description des lieux, ou des personnes rencontres par exemple. Quand le client demeure en mtropole et vient regarder ses affaires l'occasion d'un voyage au pays, le quimboiseur ou le saint doit se transporter jusqu' sa deumeure et sur le lieu de son travail. Un des gurisseurs qui recourt Bouddha dit le faire car ce saint va sur les cinq continents . Il s'assure ainsi la collaboration d'un voyageur hors pair qui valide de ce fait la qualit de sa divination.

    Bouddha est la divinit cense tre prie chez les chinois . Sous ce vocable c'est la secte japonaise du Mahikari qui est dsigne. En ralit elle n'honore pas le Bouddha mais le Dieu Su dont l'effigie dore sige dans un dcor asiatique et favorise un amalgame avec Bouddha, figure beaucoup plus connue de ceux qui ne suivent pas l'enseignement des Mahikari. Cette secte s'est taille un beau succs auprs des Guadeloupens grce notamment un discours trs centr sur la gurison et une conception perscutive de la maladie qui s'articule bien avec les croyances traditionnelles {cf. Hurbon : 1980). Des adeptes du Mahikari m'on fait remarquer, et il y a tout lieu de les croire car cela s'inscrit bien dans la logique des pratiques des quimboiseurs, que certains sont venus leur dojo (lieu de culte) pour tenter d'obtenir Vomimata c'est--dire l'objet sacr reu au moment de l'iniation qui port sur soi protge et met en contact avec le dieu crateur (le Dieu Su). Mais dtourn de sa fonction et priv des rites trs stricts qui participent de sa puissance, Vomimata aurait perdu tout pouvoir aux mains des gadedzaf. C'est de ces visites au dojo, qui peut tre peru aussi comme un lieu de gurison, que les quimboiseurs tirent leur connaissance de Bouddha. Le dojo est ouvert tous et chaque visiteur peut demander recevoir la lumire . Le don de la lumire est l'activit thrapeutique principale des Mahikari. Il s'agit d'une parcelle de la lumire divine que l'initi est apte recevoir grce son omimata, vritable transmetteur de lumire entre Dieu et celui qui le porte, et qu' son tour il donne pour traiter les maladies naturelles, dues un excs de toxines dans le corps, ou bien pacifier un esprit qui perscute. A n'importe quel moment, un visiteur qui se rend au dojo est sr d'observer des gens qui reoivent la lumire et d'autres qui proposent de la lui donner. Le passage de la lumire d'un individu un autre se fait par la paume de la main qui est au-dessus, et non au contact, du point douloureux.

    Bouddha et les saints indiens doivent leur entre chez le devin gurisseur leur rputation d'entits fortes et efficaces qui va de pair avec le succs des Mahikari et le renouveau du culte indien. On pourrait imaginer que c'est parce qu'il n'est pas le prtre d'un culte public que le quimboiseur s'autorise de telles d'innovations. Il n'est possd que dans le cadre d'une relation duelle facilement matrisable. Aucun public ne le soumet un contrle ou une critique qui pourrait parasiter sa performance. S'il ne convainc pas le consultant, ou celui qui l'accompagne, il ne sera pas moqu. L'espace de libert dont jouit le quimboiseur est le plus grand que celui d'un prtre qui officie devant un public lors d'une crmonie collective. Or M.

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    Aug relve le mme phnomne de plasticit du panthon dans les religions du Golfe du Bnin (1982 : 35). Il explique que [...] les dieux eux-mmes, au hasard des vicissitudes historiques ou des initiatives individuelles, peuvent s'additionner les uns aux autres sans s'exclure . A. Mtraux soulignait la part d'innovation qui est de rgle dans le vaudou hatien. Ce fait est sans doute concomitant de la latitude dont dispose le prtre pour introduire des nouveauts dans le rituel. A. Mtraux crit : Une marge trs large est laisse la fantaisie de l'officiant et il lui est toujours loisible d'introduire des dtails nouveaux et piquants dans les crmonies qu'il organise condition d'en respecter le schma gnral (p. 141). L'auteur fait ensuite une remarque sur les descriptions des crmonies vaudou qui dpasse leur seul cadre ; il crit : En dcrivant une crmonie vaudou, on doit toujours tenir compte de ce facteur personnel afin de ne pas donner chaque dtail une valeur trop gnrale et une porte qu'il n'a peut tre pas (id.).

    En installant les saints catholiques, leurs homologues indiens et Bouddha dans des espaces spars (des chapelles diffrentes), et cela pour ne pas les froisser, le gadedzaf prouve qu'il ne syncrtise pas ni ne synthtise ces entits : phnomne qui a pour avantage de multiplier les recours divninatoires et thrapeutiques possibles alors qu'une dmarche syncrtique les rduirait. videmment cette addition des divinits doit satisfaire la clientle et doit tre en accord avec ses esprances. Consultants et thrapeutes doivent partager cette logique du cumul, la disparition de la clientle signifirait celle des devins gurisseurs. Or, nous verrons qu'ailleurs que chez les quimboiseurs souvent les gens cumulent des dmarches religieuses qu'un regard chrtien et orhodoxe jugerait par trop htroclites.

    Souvent une partie des rituels de gurison est prconise lors de la possession, soit directement par le saint. Les entits catholiques demandent des prires, des messes, des neuvaines que le consultant doit effectuer l'glise. Elle commandent parfois au malheureux ensorcel de faire une srie de plerinages dans diffrentes chapelles de l'le. Les prires peuvent faire partie du corpus classique des oraisons catholiques ou tre extraites de recueils comme le Recueil des Quarante Quatre Prires de l'abb Juliot ou d'ouvrages d'exorcisme. Elles loignent le rcitant de l'idal de charit chrtienne puisque en gnral il y est question de vengeance et de retour du mal sur celui qui l'a voulu. Nous transcrivons ici quelques extraits de ces prires que Francis Affergan a analyses dans son travail sur le magico-religieux la Martinique. La supplique sainte Radegonde (la gardienne du cimetire) se fait en ces termes : Jugez la cause que j'ai avec mes ennemis et le pouvoir qu'ils ont sur moi, leurs malfices et leurs complots, renversez-les sur eux (Recueil des Quarante Quatre Prires : 29, cit par Affergan : 274). Une invocation la Vierge de l'Assomption se termine par Jetez au fond de l'abme ceux qui me perscutent, connus et inconnus. (Recueil... : 7, cit par Affergan : 274). Saint Mose est pri de prendre en main de faon trs concrte les affaires de celui qui lui demande : Dbouchez tous les endroits o vous voyez que mes ennemis mettent des barres pour m'empcher de passer, ouvrez-moi toutes les portes. (Recueil... : 36, cit par Affergan : 274). Quant Saint Jacques le Majeur, c'est ses vertus de guerrier qu'il est fait appel : Grand saint Jacques, vous qui tes cheval la tte de l'arme, mettez-vous la tte de mes affaires, partez, Grand saint Jacques, chez (untel),

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    brisez, crasez, dispersez, anantissez tout et sparez (untel de untel) en vous mettant cheval entre eux, en rapportant le drapeau de la victoire (Recueil... : 17, cit par Affergan : 275). Notons que beaucoup de personnes rcitent des prires de ce genre sans aller chez le gadedzaf avant. Nanmoins il y a souvent une continuit entre ce qui se droule chez le quimboiseur et l'glise. En contrepoint, et ce n'est pas pour surprendre, l'glise catholique est suppose tre le lieu d'actes de sorcellerie. Des sorciers, ou des malheureux ensorcels soucieux d'anantir leur perscuteur, feraient bnir l'glise certains objets (fragments de plantes ou d'animaux par exemple) qui, employs ensuite dans d'autres rituels ou en composition avec divers ingrdients, acquerraient le pouvoir de nuire. L'hostie rcupre au moment de la communion est dote de pouvoirs particulirement forts ; le passage par l'glise et ses sacrements est souvent ncessaire pour faire de la magie mlfique, croit-on. A la Guadeloupe, la sorcellerie, au niveau formel, s'exprime au moyen d'un ensemble de croyances issues de la religion catholique. Il n'est donc pas tonnant que son antidote en appelle au mme corpus, mme s'il n'est pas le seul tre mobilis.

    Sans tre possd, le quimboiseur dispose de nombreuses techniques divinatoires et thrapeutiques, c'est ce qu'il nomme la Science . Si les livres de magie de tradition mdivale comme, entre autres, le Grand Albert ou le Grimoire du Pape Honorius sont toujours trs priss par les gadedzaf, actuellement ils ne sont plus les seuls tre utiliss et recherchs. Les ouvrages qui traitent de voyance, de secrets de gurisseurs, de magntisme, de divination par les cartes, les nombres ou autres procds, bref tous les crits sur l'occultisme, l'sotrisme, intressent les quimboi- seurs qui esprent y trouver des lments intgrer leur pratique. Certains sjournent en mtropole et se font dlivrer des diplmes de magntiseur ou y frquentent des libraires ou des groupes spcialiss en occultisme. Si les quimboi- seurs russissent lire ces livres rputs fort dangereux c'est qu'ils ont la force et les dispositions pour. Une personne ordinaire qui tenterait de les imiter en perdrait la tte, dit-on. Bref, le thrapeute est libre d'enrichir et de diversifier son savoir et ses techniques de voyant gurisseur.

    Notons qu'il existe une tradition d'occultisme dans toutes les Antilles. Les voyants gurisseurs des autres les utilisent aussi les livres de magie de tradition ancienne et partir de ce fond ils confectionnent des recettes des plus varies qui, chacune, porte l'empreinte du secret, c'est--dire de la force du gurisseur qui l'a livre. A Montserrat (Dobbin : 29) et la Jamaque (Hogg : 1) on parle de Science (mot anglais) issue de livres comme The Sixth and Seventh Books of Moses, Black Herman, Seven Steps to Power et Albert Magnus. A Trinidad (M. Herskovits and F. Herskovits : 255) les voyants gurisseurs utilisent aussi Albert Magnus et The Emminence of God, et aux Bahamas les livres de cette tradition sont trs priss (Crowley : 46). Pour Hati, Mtraux souligne [...] la vogue dont jouissent, dans les milieux populaires, sinon la petite bourgeoisie, le Grand et le Petit Albert ainsi que La Poule Noire. C'est de ces livres, imports de France, que les houngan 6 tirent une partie de leur savoir magique (239) et il poursuit, propos de [...] l'art des boko 7 : ce n'est qu'une compilation de recettes de bonnes femmes, en partie empruntes des ouvrages de magie populaire [...] (id). On

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    pourrait parler de la valorisation et du prestige de ces livres si on n'oubliait pas la forte ambivalence qui est leur lot car c'est de leurs pages que les sorciers (les malfaiteurs ) tirent les recettes malfiques. Toutefois la propagation de ces ouvrages est due leur impact magique. Ils arrivrent aux les dans les bagages des colons qui y voyaient choses dignes de faire la traverse, et ils furent tenus par les Noirs pour une des cls du succs des Blancs ; ce titre, ils s'en emparrent. Actuellement la Bible est employe au mme titre que les ouvrages de magie ; elle les complte ou y supple.

    La sorcellerie antillaise est de type instrumentale et volontaire, c'est la sorcery de l'anthropologie de langue anglaise. Personne ne reconnat la pratiquer. Quand un individu dclare qu'il connat ses affaires , il signifie qu'il possde suffisamment de savoirs dans le domaine des protections magiques pour djouer nombres d'attaques de malfaiteurs (ceux qui nuisent grce la sorcellerie, soit les sorciers). Le voyant gurisseur pour dfaire le mal est suppos connatre comment on le fait ; d'o la crainte qu'il inspire. En outre, ce spcialiste est accus de faire le mal la demande de personnes qui veulent nuire des innocents. Tous les quimboiseurs se dfendent d'une telle accusation. Ils se prsentent comme des justiciers qui ne font que retourner le mal l'expditeur. Aux Antilles, comme dans le Bocage normand tudi par J. Favret-Saada, des personnes peuvent se dire ensorceles ou gurisseurs justiciers, mais aucune d'entre elles ne se reconnatra malfaiteur . Le sorcier n'existe qu'en tant qu'individu accus, plus ou moins directement, de l'tre. Il est souponn de nuire grce ses connaissances personnelles acquises dans les livres ou en ayant sollicit un quimboiseur.

    Le mlange d'lments qui relvent de traditions les plus disparates et qui attestent de la part d'innovation et de cration dont traditionnellement les gadedzaf font preuve est mis en vidence dans une crmonie qu'organise un d'entre eux une fois par mois. Cet homme qui jouit d'une grande rputation et de l'ambivalence qui va avec sa fonction (accusation de faire aussi le mal : de travailler des deux mains ) regroupe priodiquement une partie de ses clients pour une crmonie de remerciements . A ma question qui vise savoir qui les remerciements sont destins, la rponse qui fuse, mais Dieu , est aussitt complte par et tout ce qui a aid. J'ignore si d'autres devins gurisseurs runissent des consultants, mais vu le prestige de celui-ci et l'importance de sa clientle cette crmonie n'est pas aberrante au regard des conceptions magico- religieuses de ceux qui s'adressent ces spcialistes. Quatorze personnes plus le gadedzaf et son assistante (une femme qui apprend avec lui) participent la crmonie qui commence vers 21 heures pour durer environ une heure et demie. Les participants ne sont pas lis entre eux sauf une femme accompagne de sa mre. La crmonie se droule chez le gurisseur dans une pice aux murs nus ; aucune image de saint n'est pas visible, seules quatre bougies brlent aux coins de la salle. Pas de sige dans la salle, le groupe se tient debout en cercle. Avant de pntrer dans la pice, chacun rdige sa feuille de vux qui commence par ces mots : Je soussign (nom et prnom) demande sainte Agrippa de m'accorder les 7 dons de l'Esprit Saint puis il crit ses vux, en commenant par la sant selon les

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    conseils de l'assistante. Cette femme propose d'aider ceux qui ne savent pas crire. Une fois le cercle form chaque participant fait le signe de la croix et en chur tous rcitent le Notre-Pre. L'assistante lit la Bible ; parfois le quimboiseur la remplace ou l'interrompt pour prononcer des formules macaroniques que l'assemble rpte. L'assistante se signe deux autres reprises et rcite deux Notre-Pre. Le gadedzaf enjoint de frapper, avec le maximum d'nergie, trois fois le pied droit terre en disant terre, terre, territerana je t'invoque suivi d'une formule macaronique, et en silence, mais en faisant bouger les lvres, chacun dit ses vux. Suit la lecture de passages de l'vangile et un prche du quimboiseur o il est question loigner les esprits , enlever toute trace de sorcellerie , de choc en retour et de gurison . Trois participants sont venus avec un poulet. Chacun coupe le cou de son volatile au-dessus d'une assiette recouverte de sa feuille de vux. Le sacrifice accompli, tous les autres se prcipitent sur les assiettes chacun y trempe son index et en lettres de sang crit sur sa feuille de vux gurison ou russite selon le cas. Ensuite, l'assistante trace sur le front de tous une croix de sang. Cet pisode sacrificiel, le quimboiseur l'a introduit en mentionnant le sang du Christ que nous allons verser . Suivent de nouvelles suppliques sainte Agrippa pour qu'elle exauce les souhaits. Puis chacun se baisse et c'est avec un mouvement d'arrachement (c'est--dire avec violence) qu'il doit ramasser sa feuille de vux qui est pose terre. Le gadedzaf plante un coutelas dans une des assiettes ensanglantes qui se casse en trois morceaux, il s'en rjouit et nous assure que la crmonie marche . Suit un nouveau prche de l'officiant qui profre plusieurs vini, vidi, vixi . Pour terminer, chaque personne tour de rle monte pieds nus sur une plaque de mtal dite magntique. L'assistante est devant et le participant doit lui serrer trs nergiquement la main pendant et le participant doit lui serrer trs nergiquement la main pendant qu'elle dit espiritu sancto domine . Le voyant gurisseur garde les feuilles de vux en prcisant que pour lui c'est maintenant que le travail commence 8.

    Cette crmonie dite de remerciements comporte davantage d'pisodes propitiatoires que de reconnaissances, comme en tmoigne l'importance rituelle accorde la feuille de vux. Par ailleurs, le quimboiseur cherche induire chez les participants des comportements nergiques par des squences o il leur demande de faire preuve de dtermination si ce n'est de violence dans leurs actes. Tout au long de la crmonie, celui qui montre la moindre dfaillance est svrement tanc par l'assistante qui prononce un dur reprenez votre volont . C'est par ces mots que fut rprimande une femme dont la main tait trop hsitante pour couper le cou de son poulet. Ces paroles et celles de choc en retour ainsi que l'ambiance de la crmonie o le sang coule et marque les corps (la croix sur le front) peuvent participer de ce que J. Contreras et J. Favret-Saada nomment l'embrayeur de violence , c'est--dire le dipositif destin compromettre leur insu les consultants avec le mal, la violence, le sorcier (108). Certes, aux Antilles, cet pisode crmoniel est inclus dans un trajet qui vise assurer le consultant qu'il sortira, ou est sorti, de ses malheurs et qu'un autre subira le mal qu'il a envoy. Des sances prcdentes ont srement dj reconnect le consultant avec l'univers de la violence, du retour du mal. Toutefois, on peut penser qu' l'occasion de cette crmonie, les dsirs nfastes, qui habituellement s'expriment dans le cadre d'un

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    tte--tte avec le gadedzaf, acquirent un poids supplmentaire et un pouvoir aussi peut-on imaginer et la marque d'une certaine officialisation.

    A la Guadeloupe des gens disent qu'ils savent qu'ils passent pour des sorciers, des malfaiteurs . Ils expliquent cette imputation par le fait qu'ils se connaissent des ennemis qui essaient de les abattre. Quand les personnes hostiles constatent que celui qu'elles visent de leurs malfices est toujours l , c'est--dire qu'il continue jouir d'une bonne sant et que nul malheur ne l'afflige, elles en viennent penser que l'objet de leurs attaques est tellement fort qu'il doit tre un sorcier. L'accus, qui videmment nie tre un malfaiteur , met en avant, et non sans fiert, sa force pour expliquer sa rsistance aux attaques d'autrui. L'absence de malheur prouve la force de son caractre, celle de sa magie dfensive et celle que lui accordent Dieu et les saints (ces trois domaines de force se recoupant d'ailleurs). M. Auge note que dans les univers paens force et immanence dfinissent (donc) la religion paenne (1982 : 75). Il explique cette dfinition en montrant, entre autres choses, que dans ce monde (c'est celui de l'Afrique prcoloniale qui lui sert d'exemple) [...] l'apprhension des rapports de sens et des rapports de force tait simultane. La sant ou la maladie, le bonheur ou le malheur, la russite ou l'chec d'un individu lui donnaient la mesure de son rapport (de force et de sens) l'entourage humain et divin (1982 : 74). A la Guadeloupe aussi les rapports de sens et les rapports de force sont troitement imbriqus. Nous l'avons signal, montrer sa russite est aussi une faon de prouver sa force. Mais les bnficiaires de succs exceptionnels sont jugs suspects d'une familiarit avec le monde la sorcellerie, d'un pacte avec le diable. Une vie subitement marque du sceau de l'chec est susceptible d'tre attribue la punition divine, une maldiction , pour une faute grave commise dans le pass ou par un ascendant9. Un doute plane toujours sur l'origine du malheur des autres. Certes on imagine qu'ils peuvent tre des ensorcels, mais comme le rappelle la phrase il ne faut jamais dire hlas pour quelqu'un , rien n'empche de croire qu'ils aient une responsabilit dans leur infortune, ne serait-ce que parce qu'elle peut tre un retour , c'est--dire le renvoi du malheur sur celui qui a ensorcel.

    Ainsi, qu'ils s'agisse du cumul de divinits les unes avec les autres, de l'ide d'une maniabilit de ces entits divines pour les intresser au sort des humains ou encore de l'apprhension simultane des rapports de sens et de force, tous ces traits montrent que le voyant gurisseur travaille sur un terrain imprgn de paganisme, mme si au niveau formel les marques du christianisme sont videntes.

    En faisant feu de tout bois, les gadedzaf largissent considrablement les limites l'intrieur desquelles s'exprime la symbolisation de l'efficacit magico- religieuse. Nous concluerons par une hypothse, notre matriel ethnographique ne nous permettant pas, pour l'instant, d'en faire une dmonstration rigoureuse. Ne pourrait-on pas rapprocher ce travail de juxtaposition d'lments de traditions disparates l'uvre chez les gadedzaf, du comportement des personnes qui, avec la mme aisance, changent de mouvements religieux ou spirituels et parfois cumulent des appartenances diverses sans opposer leurs dmarches un principe de contradiction ?

    L. Hurbon, spcialiste des phnomnes religieux dans les Carabes, remarque

  • LE CUMUL MAGICO-RELIGIEUX LA GUADELOUPE 101

    que certains fidles circulent longtemps de sectes en sectes avant de trouver celle qui rpond enfin leur demande (1989 : 325). Mon exprience de terrain auprs de gens qui changent d'appartenance religieuse et il serait plus exact d'crire qui ramnagent leur appartenance religieuse me conduit penser que ce mouvement n'est pas vcu comme le passage de l'erreur la vrit. Adhrer une nouvelle secte ou un nouveau mouvement religieux est une dmarche pragmatique, et non une rponse un appel divin qui conduirait faire table rase du pass religieux. Les croyances et les pratiques sont amnages en fonction des alas de la vie.

    J'ai rencontr une ancienne Tmoin de Jhova devenue fervente du Mahikari o, selon ses mots, elle a trouv un plus . Ou encore un ancien de la mditation transcendantale 10 qui a fait un retour trs pieux et engag au sein de l'glise catholique. Pour ce dernier, son passage de plusieurs annes la mditation transcendantale lui a permis de s'ouvrir la vie spirituelle et d'tre surpris et troubl par ses richesses. Un autre homme est la fois professeur de mditation transcendantale, adepte des runions de prires des catholiques charismatiques et nouvel initi au Mahikari o il souhaite poursuivre son ducation religieuse. Quand je lui demande s'il n'y a pas de contradiction entre l'enseignement des charismatiques et celui des Mahikari, il reconnat qu'il y en a, et me signale que la thorie de la rincarnation chez les Mahikari et celle en vigueur la mditation transcendantale sont galement contradictoires ; mais ces points sont balays par un argument logique imparable : vous savez, il n'y a pas qu'une seule vrit. . Les vrits, chacun aurait les siennes, elles feraient l'objet d'une construction individuelle et seraient essentiellement pragmatiques.

    Ces cultes et ces sectes qui foisonnent et quadrillent le territoire ne participent la cration d'un univers symbolique que parce qu'ils ont trouv localement un substrat favorable : une forme locale du christianisme et du monothisme ' 1 lui-mme toujours travaill. L. Hurbon estime ses justes consquences cette situation de pluralisme religieux aux Antilles; il crit : [...] l'imposition de l'espace-temps chrtien ne doit son succs qu' une tche de crativit et de rinterprtation continuelle mene souterrainement par les vaincus (les Indiens et les Africains), de telle sorte que tout un univers culturel se reconstruit sans cesse l'ombre, sinon parfois au cur mme des glises. (1989 : 14-15).

    Les voyants gurisseurs qui cumulent dans leurs activits magico-religieuses des lments de traditions disparates, et les gens qui passent de secte en secte ou additionnent des appartenances religieuses diverses et ceci de faon suffisamment marque pour permettre tous ces groupes de subsister dans un petit territoire sont les uns et les autres les acteurs d'un mouvement de cration culturelle marque par la logique du cumul et de la juxtaposition.

    L'ethnographie des pratiques des voyants gurisseurs permet de saisir ce qui est l'uvre une chelle plus grande, tant entendu que pour les uns comme pour les autres la stratgie d'accumulation vise accrotre l'efficacit, la force et les pouvoirs qui permettent de tenir en chec les sorciers *.

    * Manuscrit reu en septembre 1992, accept pour publication en janvier 1993.

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    NOTES

    1. Dans ces pages nous souhaitons faire une mise au point d'ordre analytique par rapport notre utilisation du terme syncrtique dans un texte prcdent 1988-1989.

    2. Quimboiseur : l'origine du mot est incertaine. Gadedzaf : celui qui regarde les affaires. 3. Pour avoir un aperu plus complet sur le droulement des sances voir Bougerol 1988-1989. 4. Peu aprs la suppression de l'esclavage, les autorits coloniales firent venir des travailleurs indiens

    pour qu'ils remplacent l'ancienne main d'uvre servile qui dsertait les plantations. 5. Notons que la communaut indienne de l'le de la Runion est plus nombreuse que celle de

    Guadeloupe et de Martinique et surtout que c'est depuis plus longtemps qu'elle effectue un retour aux sources sur le plan religieux. Toutefois il n'y a pas de consensus sur ce point, que ce soit aux Antilles ou la Runion, car des adeptes des cultes veulent rester fidles l'apport crole, (voir G. L'tang : 280).

    6. houngan : prtre vaudou. 7. boko : Ce terme s'applique gnralement au houngazn qui pratique la magie noire, mais est

    souvent employ pour dsigner le prtre vaudou. Le boko est aussi un gurisseur (Mtraux : 326). 8. Je distinguerai cette crmonie de celles qui ont lieu en public dans les cultes de possession pour

    les motifs suivants : a) II n'y a pas de possession. b) L'pisode sacrificiel n'est pas excut par l'officiant, par son aide ou par un spcialiste. Il vise surtout

    rcolter du sang pour pouvoir dessiner une croix sur les fronts et inscrire le mot russite sur la feuille de vux. Ces vises de l'pisode sanglant le rendent trs reprsentatif des rituels qui figurent dans les grimoires anciens.

    c) Les participants sont trs strictement slectionns par l'officiant. Aucun lien ne relie les gens prsents les uns aux autres. La plupart d'entre eux ne vient qu'une fois ; il y a peu de chance que des personnes se retrouvent (tout du moins de faon rapproche dans le temps). L'assemble ressemble davantage une runion religieuse qu' un culte public. 9. Sur la maldiction la Guadeloupe, cf. Bougerol 1990. 10. La mditation transcendantale n'est pas une religion. Elle se prsente comme une technique qui

    permet de dvelopper les capacits mentales, psychiques et physiques. Mise au point par Maharishi, sa conception du corps est d'inspiration ayurvedique. Aprs un premier sminaire d'apprentissage de la mditation, l'initi se voit proposer des cycles de perfectionnement. Un stage de six mois o l'enseignement de Maharishi est approfondi permet d'accder aux fonctions de professeur ou de gouverneur . A ce niveau, les connaissances techniques sont compltes par une philosophie o les notions de destin, de karma et de rincarnation sont importantes. Notons que ceux qui font les stages de perfectionnement ne doivent pas livrer ce qu'ils ont appris des adeptes moins avancs qu'eux.

    11. Je reprends en partie l'expression de M. Auge quand il mentionne des versions locales du monothisme , faites de mlanges , de survivances , et emprunts divers (1982 : 79).

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    InformationsAutres contributions de Christiane BougerolCet article est cit par :Vronique Boyer. Le don et l'initiation. De l'impact de la littrature sur les cultes de possession au Brsil, L'Homme, 1996, vol. 36, n 138, pp. 7-24.Vronique Boyer. Le rcit de Lessa. Des cultes de possession aux glises pentectistes, L'Homme, 1998, vol. 38, n 148, pp. 119-137.

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