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Christophe Colomb le voyageur de l'infini

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Patrick Girard

CHRISTOPHE COLOMB LE VOYAGEUR DE L’INFINI

Éditions N° 1

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© Calmann-Lévy, 2011

COUVERTURE

Maquette : Thierry Müller Illustrations :

Haut : Sebastiano Luciani, dit Sebastiano del Plombo, Portrait d’un homme qui pourrait être Christophe Colomb

(vers 1446-1506) © The Metropolitan Muséum of Art, Dist. RMN/image du

MMA Bas : École espagnole (XIXe siècle),

La Pinta, la Niña et la Santa Maria voguant vers les Antilles en 1492 (1878)

© Coll. privée/Index/Bridgeman Giraudon

ISBN 978-2-84612-274-0

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À Anna, Martine et Olivia

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« Dans la réalisation du voyage des Indes, la raison, les mathématiques et la mappemonde ne furent d’aucune utilité. »

Christophe COLOMB

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Meurtre à la porte dell’Olivella

Il faisait encore distinctement jour. Pourtant, chacun se pressait pour arriver à temps. Quand maître Domenico Colomb était de service – comme cette semaine-là –, il se montrait sans pitié pour les retardataires. Sitôt la herse baissée, il n’ouvrait la porte à personne, sous aucun prétexte, insensible aux supplications des uns ou aux flatteries des autres. Les jardiniers du Bisagno se souvenaient encore de la mésaventure survenue à Pierino Fregoso, quelques années avant qu’il ne succède à son père au titre de doge. Il s’était attardé auprès d’une lavandière à la poitrine généreuse et quand il s’était présenté avec ses amis à l’entrée de la cité, il s’en était vu refuser l’accès. Il avait eu beau tempêter, jurer, menacer, rien n’avait entamé la détermination du « cerbère de la muraille », comme il l’avait dédaigneusement surnommé. Eût-il été l’un des Rois mages ou Notre-Seigneur Jésus-Christ en personne, il n’aurait pas eu droit à un traitement de faveur.

Ainsi donc, avec ses compagnons, avait-il été contraint de passer la nuit à l’auberge de la Louve borgne que Domenico possédait en dehors de l’enceinte, vidant pichet de vin sur pichet de vin.

Été comme hiver, dès que le soleil commençait à décliner à l’horizon, la ville se renfermait derrière ses remparts. Ceux-ci avaient été édifiés pour la protéger contre les attaques surprises des brigands à la solde des seigneurs de Lavagna. Ces véritables bêtes fauves n’hésitaient pas à surprendre les voyageurs et les pèlerins lorsqu’ils s’approchaient de la cité et relâchaient leur vigilance. À plusieurs reprises, ils avaient traqué leur « gibier » jusque devant le portail du couvent de San Stefano, tandis que les nobles s’enfermaient dans les hautes tours crénelées qu’ils avaient édifiées au cœur même de Gênes.

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Lassé de ces exactions, le petit peuple avait exigé qu’on répare la vieille enceinte érigée des siècles plus tôt, et que l’on confie la garde de ses portes à des hommes issus de ses rangs. La mesure avait porté ses fruits. Les Fieschi, qui semaient jadis la terreur, étaient descendus de leur repaire montagneux pour venir s’installer en ville. Ils avaient mis fin à leurs rapines, jugeant plus rentable de profiter de la prospérité du port. La paix était revenue mais les vieilles habitudes demeuraient. Dès que la nuit tombait, la peur taraudait le cœur des hommes. Les campagnes environnantes devenaient pour eux le théâtre d’étranges événements. Sorciers et sorcières profitaient de l’obscurité pour tenir leurs sabbats tandis que les loups affamés erraient à la recherche de nourriture. Il y avait de cela quelques semaines, l’on avait retrouvé, le long des rives escarpées du Bisagno, les cadavres de deux bergers déchiquetés par les terribles mâchoires des carnassiers. Ils avaient été inhumés à la sauvette. Domenico se souvenait encore du cri rauque poussé par leur mère lorsque les corps avaient été descendus dans la fosse creusée à la hâte : une plainte déchirante, inhumaine, qui semblait faire écho aux hurlements des bêtes sauvages.

C’est pour se protéger que la ville, chaque soir, se claquemurait et confiait sa sauvegarde aux archers du guet qui veillaient à ce que nul n’entre ou ne sorte de l’enceinte. Bien à l’abri, les habitants vaquaient à leurs occupations habituelles. Les femmes s’affairaient devant leurs fourneaux. Les hommes se rendaient à la taverne la plus proche pour commenter les dernières nouvelles : l’arrivée d’une caraque en provenance de Chio ou de Caïffa et la prochaine vente d’un lot d’esclaves achetés à Constantinople. Loin du regard de leurs parents, des cortèges d’enfants rieurs dévalaient les ruelles en pente, chapardant çà et là un fruit ou renversant des étals de marchandises.

C’étaient là autant de scènes que ne verraient pas, ce soir du

moins, les deux cavaliers qui se frayaient un chemin dans la demi-pénombre, à faible distance de la cité. L’un d’entre eux n’était assurément pas un étranger. Instinctivement, comme s’il savait qu’on lui refuserait l’ouverture de la porte, il s’était dirigé

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vers l’auberge de la Louve borgne, confiant sa monture à un gamin pour qu’il la conduise à l’écurie. Avec son compagnon, dont le visage était dissimulé par un capuchon, il était entré dans la grande pièce faiblement éclairée par de mauvaises chandelles de suif, où les servantes repoussaient en riant les avances des habitués, de pauvres hères venus chercher là un peu de chaleur et de réconfort après une rude journée de labeur.

Les deux hommes s’étaient assis en silence dans un coin, près de la cheminée. Le plus âgé avait jeté quelques piécettes sur la table et commandé du vin, du pain et du fromage. Ils avaient bu et mangé sans prêter attention à leurs voisins. Bien plus tard dans la soirée, le plus âgé d’entre eux s’était mêlé à la conversation générale. Tous commentaient la nouvelle rapportée le matin même par des matelots : la chute de Constantinople, tombée aux mains des Turcs.

Un cardeur, Bartolomeo Costapelli, n’en finissait pas de vitupérer les Grecs :

— C’est un juste châtiment pour ces chiens d’hérétiques qui refusent de reconnaître l’autorité du Pape. Le frère Antonio, le portier de San Stefano, m’a dit, la voix tremblante d’indignation, que l’un de leurs chefs avait osé affirmer : « Mieux vaut le turban des Turcs que la mitre des Latins. » Je n’y ai rien compris mais cela devait être très grave, à en juger par sa colère. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ et Sa Très Sainte Mère nous débarrassent à tout jamais de cette engeance !

Selon Anna, une servante, le voyageur avait alors interrompu grossièrement Costapelli :

— Quel Chrétien tu fais, pauvre idiot, à maudire ces Grecs dont tu tiens ton travail. Je devine à tes mains que tu es un tisserand. Que feras-tu quand toi et les tiens, vous ne recevrez plus les noix de galle dont vous vous servez pour teindre en noir vos mauvaises laines ? Elles sont si rêches que seuls les pauvres de Salerne ou de Naples consentent à les acheter. Quand ton estomac criera famine, tu supplieras Dieu que le Turc veuille bien se montrer aussi accommodant que ne l’étaient les Grecs. Tu seras même prêt à embrasser leur foi pourvu qu’ils continuent à te livrer ces fameuses noix.

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Nul ne se rappelait qui avait alors dégainé un couteau pour faire rentrer dans la gorge de l’homme un tel blasphème. Dans la pénombre, une lame avait jailli. Le voyageur s’était vidé de son sang dans les bras de son compagnon tandis que les clients de la taverne s’enfuyaient, abandonnant leurs pichets à peine entamés.

Des années plus tard, Domenico se rappelait amèrement les déboires que lui avait valus cette rixe. Quand les archers étaient venus enlever le cadavre, il avait entendu l’un d’entre eux réprimer un juron en examinant les documents trouvés sur l’homme. Quelques heures plus tard, on l’avait conduit chez le doge.

— Le défunt t’a-t-il parlé ? — Non, seigneur. J’étais de garde à la porte dell’Olivella

comme le veut la charge que m’a confiée ton noble père. — Et que je te retire. Ne proteste pas. Voilà longtemps que

j’attends le moment de me venger de l’humiliation que tu m’as jadis infligée en me refusant l’entrée de la ville.

— Conformément aux ordres de ton père, l’illustre Gianni Fregoso. Des ordres que tu as pris grand soin de confirmer quand tu lui as succédé.

— Peu importe. Ta taverne est un lieu de débauche et de perdition. Tes servantes font commerce de leurs corps. Le prieur de San Stefano s’en est plaint à plusieurs reprises. Jusqu’à présent, j’avais accepté de fermer les yeux sur ce scandale. Je ne tolérerai plus que la protection de l’une des portes de la cité soit confiée à un vulgaire maquereau.

— Mais c’est me condamner à la ruine ! Pierino Fregoso le toisa d’un air à la fois hautain et

vaguement inquiet : — Es-tu bien sûr que la victime n’a dit à personne qui il

était ? — C’est ce que m’a juré Anna. La pauvre fille était toute

remuée d’avoir assisté à un meurtre. L’homme s’est contenté de tenir les malheureux propos que tu sais, sans doute sous l’emprise du vin dont il avait bu force pichets.

— Je veux bien te croire. Sache que nul ne doit jamais apprendre ce qui s’est passé hier chez toi.

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— Le meurtrier et ses complices ne sont pas près de se vanter de leur geste. Ils n’ont pas envie de gigoter au bout d’une corde.

— Je m’en doute bien, et c’est là ta chance. Pour éviter les commérages, je dois trouver une raison plausible à la fin de tes fonctions de gardien de la porte dell’Olivella. Dès ce soir, la ville saura qu’en raison de tes mérites éminents je t’ai confié la gestion des terres que je possède à Savone, où tu iras t’installer sans délai. Rassure-toi, ce ne sont que quelques vergers et arpents de vigne qui te laisseront le temps de vaquer à tes autres occupations. Grâce à ma bonté, te voilà propriétaire d’une boutique et d’une maison jouxtant l’église San Giulano, là où tu iras faire tes dévotions. Mon notaire, Filippo Masetta, a déjà rédigé un acte de vente fictif car je n’exige de toi aucun paiement si ce n’est ton silence. Ne me remercie pas, ce présent me coûte moins cher que l’argent que je perdrais si cette affaire venait à s’ébruiter. Ce serait trop long à t’expliquer. Je te donne même en prime l’esclave du mort, Antonio, un Maure plutôt robuste, à en croire mes archers qui ont eu bien du mal à s’assurer de sa personne. Fais en sorte que nul ne sache qui il est et où il se trouve. Comme tu le vois, ta disgrâce est plutôt douce. Toi, le fils d’un rustaud de Mocònesi, te voilà maintenant maître des quatre murs où tu vivras désormais. C’est plus que ce qu’aucun de tes enfants ne pourra obtenir au terme d’une vie de rude labeur. Disparais de ma vue avant que je ne commence à regretter ma générosité.

Domenico se retira, se demandant ce que cachait cette

proposition. Était-ce un piège que lui tendait Pierino Fregoso ? Les heures passant, il cessa bientôt d’y penser. Le soir même, il dut offrir force pichets de vin aux autres maîtres drapiers venus le féliciter pour sa bonne fortune et l’éclatant témoignage de confiance que lui manifestait le doge. Il ne lui restait plus qu’à emballer ses hardes et à partir, avec les siens, pour Savone.

*

À Savone, le nouvel arrivant n’avait pas tardé à trouver sa

place. Son père, le vieux Giovanni, gérait les domaines de

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Pierino Fregoso en paysan madré. Lui se consacrait à son atelier de tissage et à sa boutique de draps. Il avait fait venir de Mocònesi et de ses environs quelques apprentis. C’étaient de robustes gamins, prêts à trimer douze à quatorze heures par jour en échange d’une miche de pain et d’un peu de lard. Cela les changeait de la soupe à la châtaigne. Domenico les surveillait, n’hésitant pas à les rosser quand ils manquaient d’ardeur. C’était ainsi qu’en avait usé avec lui son premier employeur.

Incapable de résister à l’appât du gain, il avait ouvert une taverne fréquentée par les ouvriers de ses concurrents, membres comme lui de la confrérie de San Giulano. Il les faisait boire pour leur soutirer des informations sur les commandes qui lui avaient échappé. Il leur accordait aussi généreusement crédit, sachant qu’il pourrait faire retenir les sommes dues par ces fieffés soiffards sur leurs salaires en s’adressant à leurs patrons. Au grand dam de leurs mégères, de hideuses créatures à la poitrine déformée par les grossesses, qui venaient parfois chercher leurs maris, accompagnées d’une ribambelle de gamins crasseux.

Quand elles se montraient par trop vindicatives, le tisserand demandait à Antonio de sortir de la cave où il passait ses journées à ranger des barriques de vin et de lourds fromages, et à protéger ceux-ci contre les dents des rongeurs.

La vue du vieil esclave suffisait à déclencher des cris d’effroi : Il Moro ! Il Moro ! « Le Maure ! Le Maure ! » Comme s’il n’était pas, en apparence du moins, aussi bon chrétien qu’elles ! Il se rendait à l’église une fois l’an, se tenant près du porche en marmonnant des phrases incompréhensibles, dans un étrange jargon.

C’était la condition mise par Domenico pour prendre l’esclave à son service à Savone après l’avoir caché des années durant à Mocònesi conformément aux exigences du doge. Dans ce village, les Centurione – Domenico n’avait pas tardé à comprendre que c’était d’eux dont se méfiait avant tout Pierino Fregoso – auraient été bien en mal de retrouver sa trace. Ces prospères négociants, qui n’hésitaient pas à se rendre à Lisbonne ou à Barcelone, se gardaient bien de s’aventurer dans

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la montagne ligure. À leurs yeux, ce monde était bizarre, peuplé d’êtres frustes et sauvages, trop pauvres pour vouloir recourir à leurs services.

À Mocònesi, Domenico l’avait chargé de veiller sur ses enfants, trois fils et une fille, placés en nourrice chez une lointaine cousine. Leur mère, Suzanna, était trop occupée à la taverne et à la boutique de Savone pour prendre soin d’eux. Elle se contentait de leur rendre visite une ou deux fois par an, pour s’assurer qu’ils étaient encore en vie. Les gamins avaient poussé à la va-vite. Ils passaient le plus clair de leur temps à courir dans les forêts de châtaigniers pour y poser des pièges ou pêcher dans les torrents qui bondissaient vers la vallée. Rien n’arrêtait ces gosses. Un soir, les deux plus grands, Cristoforo et Giacomo, s’étaient perdus dans la forêt. Ils avaient jugé plus prudent de se percher la nuit dans un arbre, par crainte des loups.

Au petit matin, quand ils avaient regagné, transis, Mocònesi, ils avaient eu la surprise de voir un bûcheron, Ludovico Maduco, raconter aux villageois la frayeur qu’il avait éprouvée alors qu’il rentrait à sa cabane :

— C’étaient assurément des sorciers qui avaient fait halte en se rendant à leur sabbat. J’ai vu distinctement deux paires d’yeux luisants au milieu des branches. Je me suis signé et j’ai détalé comme un lièvre.

L’homme, un solitaire, était craint et respecté des habitants. On murmurait qu’il avait d’étranges pouvoirs. Il savait guérir les brûlures en imposant les mains sur les peaux dévorées par le feu. C’est aussi à lui que s’adressaient les matrones quand approchait l’anniversaire de la mort de leurs proches. Il n’avait pas son pareil pour préparer les lits jadis occupés par les défunts et pour disposer sur la table, selon un ordre précis, les boissons et les nourritures qui leur étaient destinées. Chacun savait que les morts aimaient à revenir parfois là où ils avaient vécu et chauffer leurs os devant un bon feu.

C’était Ludovico qui décidait du moment où les endeuillés devaient faire ces préparatifs et quitter, l’espace de quelques heures, leur chaumière afin que leurs parents défunts puissent y prendre un peu de repos. Pour tout salaire, il se contentait des restes qu’on lui avait laissés. Figure respectée à Mocònesi, y

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compris par le curé qui tolérait ses agissements et avait parfois recours à lui, il était digne de foi. Son récit avait glacé de peur les habitants et, surtout, les deux chenapans. Sans le savoir, ils avaient couru un péril immense car c’était près de leur cachette que les sorciers avaient fait halte. C’était donc de bon cœur qu’ils s’étaient joints aux autres villageois pour suivre la procession improvisée par le prêtre. Ils s’étaient promis de ne plus jamais retourner à la butte aux sorciers.

Au retour, l’humble cortège avait croisé une petite troupe conduite par le fils du comte de Lavagna, Giovanni Fieschi. Ce dernier, âgé d’à peine quinze ans, chevauchait en compagnie de ses amis, des godelureaux qui semaient la terreur chez les villageois de la région. Ils n’avaient pas leur pareil pour ravager les maigres cultures lors de leurs chasses, et ils faisaient grand scandale le soir à l’auberge de Mocònesi. Là, ils se contentèrent de bousculer les villageois, les obligeant à leur céder le passage, et rirent aux éclats quand une pauvre vieille chuta lourdement dans le fossé. Furieux, Cristoforo s’apprêtait à lancer une poignée de terre gelée dans leur direction quand son frère le retint :

— Arrête, ces jeunes seigneurs te le feraient chèrement payer. À leurs yeux, tu n’es qu’un manant, un rustaud, sur lequel ils ont tous les droits.

— Ils n’en ont aucun si ce n’est celui qu’ils tirent de notre peur. Qui sont-ils pour nous humilier de la sorte ? Je les vaux tous.

— Je t’en supplie, ne fais pas le faraud. — Souviens-toi de ce que notre père nous a dit. Nos ancêtres

sont d’illustre extraction et appartenaient à un lignage renommé. Noble, je le suis et tu l’es autant qu’eux. Moi aussi, un jour, je le jure, je ferai valoir mes droits et je me ferai armer chevalier comme eux.

— Tu sais très bien que notre père raconte ces histoires quand il a trop bu. En attendant, rentre à la maison avec moi. J’ai bien peur que notre parrain ne nous caresse les côtes quand il apprendra les événements de la matinée.

— Il vaut mieux l’éviter et aller comme si de rien n’était chez le curé.

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Dès qu’ils avaient eu sept ans, Antonio les avait contraints,

du moins l’hiver, à fréquenter la modeste école ouverte par le curé de Mocònesi. Celui-ci compensait la modicité de ses ressources – ses fidèles y regardaient à deux fois avant de faire dire une messe pour leurs morts – en apprenant à leurs gamins, moyennant quelques œufs, fromages et jambons, les rudiments de la lecture et de l’écriture. À grands coups de taloches, il leur faisait dessiner sur le sol les lettres de l’alphabet. Quand il en avait assez, il regroupait la marmaille autour de la cheminée et lui racontait les vies des saints du calendrier. Gare à celui qui osait mettre en doute les miracles qu’il énumérait. Parfois, il évoquait, les larmes aux yeux, la chute de Jérusalem, perdue par les croisés à cause de leurs innombrables péchés. Ses paroles étaient si convaincantes qu’elles avaient suscité l’enthousiasme de certains de ses élèves, Cristoforo en tête, qui s’étaient proclamés membres d’une confrérie secrète, les chevaliers de Jérusalem. Entre eux, ils s’étaient juré une amitié éternelle et avaient promis de consacrer leur vie à la délivrance du Saint-Sépulcre. Loin des oreilles indiscrètes, ils se donnaient ce qu’ils affirmaient être leurs vrais noms : comte de Joppe, marquis de Caïffa, duc du Mont Thabor, baron de Bethléem, vicomte de Hébron.

Ils se retrouvaient le soir, à la sortie du village, pour mimer d’épiques combats entre Chrétiens et Maures. Il y avait là, entre autres, Michele da Cuneo, Leonardo de Esberraya, Gianni Ferrante et Giuseppe Mariani. Leurs adversaires étaient les gamins de Fontana Rossa qu’ils traitaient de vilains Maures et d’abominables Sarrasins, au grand étonnement de ceux-ci. Les blessures qu’ils rapportaient de ces échauffourées étaient comme autant de preuves de leur vaillance et de leur détermination. Ils ne doutaient pas un seul instant que leur rêve s’accomplirait.

Car ils avaient retenu la principale leçon du vieux curé de Mocònesi. Sous peu, disait-il, les armées du Prêtre Jean, un puissant roi chrétien qui vivait au-delà des déserts de l’Arabie, viendraient délivrer le Tombeau du Christ. Peut-être étaient-elles déjà en marche. Il ne leur faudrait guère plus de quelques

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mois pour parvenir jusqu’au Jourdain et entrer, à la suite d’Aaron et des Hébreux, en Terre sainte. Chacun savait que le monde était petit et que nul ne pouvait vivre en dessous de la zone torride. Le royaume du Prêtre Jean ne pouvait être très loin.

Pour asseoir ses dires, le curé de Mocònesi leur avait cité un texte écrit par un prélat espagnol, Paul Orose. Comment en avait-il eu connaissance, lui qui n’était descendu qu’une dizaine de fois dans sa vie à Gênes ? Peut-être un voyageur de passage dans le hameau lui avait-il lu un manuscrit en sa possession et l’avait autorisé à en recopier quelques lignes. C’est en tous les cas d’une voix assurée qu’il énonçait ces mots : « Une bien plus grande quantité de terre demeure inculte et inexplorée en Afrique, à cause de la chaleur du soleil, qu’en Europe. Cela est dû à l’intensité du froid, car il ne fait aucun doute que presque tous les animaux et presque toutes les plantes s’adaptent plus volontiers et plus aisément au grand froid qu’à la grande chaleur. Il est une raison évidente qui fait que l’Afrique, par ses contours comme par sa population, apparaît petite à tous égards. Comparé à l’Europe ou à l’Asie : de par sa situation naturelle, ce continent dispose de moins d’espace et, de par son mauvais climat, il compte davantage de terres désertiques. »

Europe, Asie, Afrique, ces noms avaient plu à Cristoforo, même s’il ne parvenait pas à réaliser ce qu’ils signifiaient. Ils désignaient des terres lointaines, encore plus éloignées de Mocònesi que Salerne ou Rome.

Quand il avait rapporté les propos du curé à Antonio, ce dernier avait pouffé de rire :

— Ton maître est un fieffé imbécile. Que peut-il connaître de l’Afrique et de la zone torride ? C’est à peine s’il sait trouver son chemin jusqu’à Fontana Rossa.

Sous le sceau du secret, dont il savait qu’il serait vite éventé, Antonio avait expliqué aux gamins qu’il était né en Afrique dans une cité nommée Sijilmassa, située à l’orée du désert. Il était Maure de religion et de nation. Devenu très tôt orphelin, il avait gagné sa vie en accompagnant comme aide chamelier les caravanes qui se dirigeaient vers Tombouctou, une ville située au bord d’un fleuve immense, large comme une centaine de

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torrents, dans les eaux duquel vivaient des taureaux marins et des serpents aux larges mâchoires, capables d’avaler l’homme qui s’était par malheur aventuré loin du rivage. Lors de l’un de ses voyages, il avait été fait prisonnier par des guerriers nomades qui l’avaient revendu un bon prix à un négociant génois, Antonio Malfante, qui était arrivé, en bravant mille dangers, jusqu’aux oasis du Touat. Celui-ci l’avait ramené avec lui jusqu’à Ceuta où il s’était embarqué pour Séville puis Gênes. À en croire Antonio, son maître entendait bien retourner ensuite à Sijilmassa pour prendre livraison de marchandises, d’or, de plumes d’autruche et de captifs qu’il avait achetés, et en partie payés. Malheureusement, il avait trouvé la mort lors d’une rixe dans l’auberge de Domenico.

Lorsque le maître drapier avait appris par ses enfants ce que leur avait confié Antonio, il avait immédiatement compris pourquoi Pierino Fregoso s’était évertué à ce que nul n’apprenne le retour dans sa bonne ville d’Antonio Malfante. L’arrivée du voyageur lui avait été annoncée par les espions qu’il entretenait dans tous les ports de Ligurie et de Provence. Il l’avait assassiné puis avait fait main basse sur ses documents, des lettres et des cartes, et s’en était servi pour envoyer à Sijilmassa ses propres commis. C’est ainsi qu’à la grande surprise et fureur des Centurione il s’était adjugé le lucratif monopole du commerce avec les négociants africains, affirmant sans la moindre honte qu’il avait réussi là où ses concurrents avaient échoué. Grand seigneur, il avait juré qu’il ne ménagerait pas ses efforts pour délivrer le malheureux Antonio Malfante de la captivité où le retenaient sans doute les tribus nomades du désert. Puis, la voix mielleuse, il avait expliqué aux Centurione que, d’après ce qu’il avait appris, leur commis avait succombé aux mauvais traitements que ses maîtres lui avaient infligés devant son refus d’embrasser leur superstition.

Domenico avait ruminé sa colère. Son exil à Savone était la conséquence d’une sombre machination ourdie par Pierino Fregoso. Celui-ci l’avait roulé dans la farine tout en prétendant lui rendre service. Il avait acheté son silence en le rendant maître d’une maison à laquelle il était désormais rivé comme un serf à sa terre. Il n’avait nul moyen d’obtenir justice. Qui le

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croirait s’il révélait cette affaire, des années après, en invoquant le témoignage d’un esclave maure ? Peut-être serait-il même accusé de complicité de meurtre ? Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, il décida qu’il ne servirait à rien de remuer ce passé. Tout au plus se crut-il autorisé, maintenant qu’il avait le fin mot de l’histoire, à faire venir à Savone Antonio et les enfants. Ces derniers étaient désormais en âge de travailler dans son atelier, lui évitant de faire la dépense de deux apprentis. De la sorte, il se rembourserait des sommes qu’il avait dû verser pour leur entretien à sa cousine. Quant à Antonio, il ne chômerait pas à la taverne, dont Suzanna ne voulait plus s’occuper.

En voyant resurgir l’esclave témoin de son forfait, Pierino Fregoso avait tenté de faire payer cher à Domenico ce qu’il appelait « sa trahison ». Il l’avait dénoncé sous un faux prétexte aux autorités de Savone qui avaient jeté en prison le maître drapier. Celui-ci avait dû vendre l’une des terres qu’il possédait encore dans les faubourgs de Gênes pour graisser la patte du juge et recouvrer la liberté. Moyennant quoi le magistrat avait définitivement entériné l’acte de propriété de sa maison, déboutant Pierino Fregoso de ses réclamations.

*

Cristoforo surveillait le chargement de la caraque. La Santa

Luciana devait reprendre la mer le surlendemain pour regagner Gênes avant le début de la mauvaise saison. Des portefaix ployaient sous le poids des ballots de gomme de lentisquier qu’ils entreposaient dans la cale. D’autres roulaient de lourds tonneaux de vin qu’ils arrimaient solidement au moyen de cordes grossièrement tressées. Muni de son écritoire, le commis comptait et recomptait les marchandises. En dépit de sa jeunesse, il avait l’œil à tout, rien n’échappait à son regard de fouine. À deux reprises, il avait renvoyé des barriques de viande salée après avoir constaté qu’elle avait commencé à pourrir. Quand Paolo Ferrante, le boucher, avait protesté en affirmant que tous appréciaient ses produits, il l’avait sèchement rebuté :

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— À la bonne heure ! Ainsi, tu es assuré d’écouler cette carne grouillante d’asticots. Pour moi, il n’est pas question que je te l’achète. L’équipage n’en voudrait pas. J’ai des ordres précis. Nous ne relâcherons pas avant notre arrivée à Gênes. Depuis que les Turcs contrôlent l’ensemble des ports, il ne fait pas bon s’y arrêter. Leurs gouverneurs sont d’abominables canailles qui prélèvent des taxes inouïes pour remplir leurs coffres d’or et qui entendent nous dépouiller de la sorte. À la manière dont tu te comportes avec moi, je me demande si tu n’as pas coiffé le turban !

— Tu prends la mouche pour une peccadille. Ai-je jamais protesté quand ton père me vendait une aigre piquette qu’il osait appeler vin ? Je cachais ma grimace, pour la forme, mais mon gosier s’en plaignait. Je gruge qui je veux pourvu que cela me rapporte un peu d’argent. Je n’ai pas l’intention de finir mes jours ici, à Chio. De toute manière, il est douteux que les Turcs nous tolèrent encore longtemps.

— Je suppose qu’ils y trouvent leur intérêt. La place est à peine défendue par quelques hommes d’armes incapables de s’opposer à une invasion.

— Ils ont leurs espions dans l’île. Pour le moment, ils se montrent conciliants car ils veulent que nous cessions de fréquenter Alexandrie ou Beyrouth qui sont aux mains du Soudan de Babylone1. C’est par l’Égypte que nous viennent les épices et la soie de l’Orient, même si quelques caravanes empruntent l’ancienne route terrestre jusqu’à Brousse où nous avons le droit de nous rendre pour faire nos achats. Voilà pourquoi ils nous tolèrent ici et n’osent pas trop nous pressurer. Le jour où ils s’empareront de l’Égypte, les choses iront tout autrement. Nous serons à leur entière merci.

Le commis posa son écritoire. Son interlocuteur paraissait sacrément bien informé. Même s’il était un gredin de la pire espèce, il pouvait lui fournir de précieux renseignements. Après tout, ils se connaissaient depuis longtemps, l’homme était le père d’un de ses compagnons de jeux à Mocònesi, Gianni, un

1 C’est ainsi qu’on désignait le sultan mamelouk installé au Caire.

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« chevalier de Jérusalem ». Mieux valait donc faire la paix avec lui, provisoirement du moins, afin de lui tirer les vers du nez :

— Tu parles des Turcs comme si tu les connaissais bien. — Je baragouine leur jargon. L’un d’entre eux m’a jadis

rendu un fieffé service quand je suis arrivé ici après avoir quitté Mocònesi. Il m’a accompagné jusqu’à Jérusalem où j’avais fait vœu de me rendre en pèlerinage.

— Tu avais mauvaise conscience après avoir empoisonné un équipage avec ta viande !

— Détrompe-toi, c’était pour une faute plus grave qui explique mon départ de nos montagnes. J’avais tué un homme. Nous nous étions querellés à propos d’une catin et il avait sorti son couteau. J’ai retourné son arme contre lui et il en est mort. Je me suis confessé ensuite et le brave curé, qui fut ton maître et celui de mon fils, m’a infligé cette pénitence. Enfin, pénitence, c’est un bien grand mot. Quel Chrétien ne serait pas heureux de marcher dans les pas de Notre-Seigneur et de Ses apôtres ? J’ai vu Son tombeau qui est gardé par des franciscains. Ils déploient un grand zèle à réconforter les pèlerins auxquels les Mamelouks n’épargnent aucune avanie. Gare à celui qui transgresse leur loi ! Mon compagnon, parce que mahométan, avait le droit de monter à cheval alors que je devais me contenter d’une mauvaise mule. À l’entrée de Jérusalem, l’un de ces maudits païens m’a jeté à terre car j’avais commis l’erreur de nouer un turban autour de ma tête pour me protéger du soleil. C’est, paraît-il, un crime énorme à leurs yeux. J’ai mordu la poussière en remerciant Dieu qu’il se soit contenté de ce geste. Voilà ce que les Chrétiens endurent dans ces contrées. Crois-moi, ce sera grande liesse quand l’un de nos princes délivrera la sainte cité de David.

— Ce pourrait être le fameux Prêtre Jean dont j’ai entendu parler. Il possède une armée très puissante…

— Stupidités que tout cela. J’ai vu à Jérusalem certains de ses sujets, des moines, à la face aussi noire que le charbon. Ces schismatiques prétendent descendre de Salomon et de la reine de Saba. Leur roi vit dans un pays infesté de lions et de bêtes féroces. Ses palais sont de misérables huttes de torchis et ses

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soldats ne possèdent même pas d’épées en bon acier de Damas. Ce n’est pas d’eux que nous viendra le secours.

— Il viendra assurément, j’en suis persuadé. Feu monseigneur le duc de Bourgogne avait fait vœu de se croiser.

— Ah oui ? Où sont ses navires ? Auraient-ils fait naufrage ? Il n’est jamais venu et je doute fort que son fils ait envie de tenir sa promesse. Il lui faudrait de l’or, beaucoup d’or, pour réunir assez d’hommes afin de délivrer Jérusalem. Or l’or est aux mains des Infidèles.

Giovanni Ferrante poussa un soupir et se signa mécaniquement. Il avait hâte d’en finir avec le commis. Il ne regrettait pas d’avoir endormi sa vigilance. Certes, il en était de deux tonneaux de viande qu’il lui avait fallu remplacer. Mais, tandis qu’ils devisaient, cet idiot avait laissé monter à bord deux tonneaux de biscuits aussi durs que la pierre, et rongés par les charançons. Quand Cristoforo découvrit la supercherie, la caraque se trouvait déjà à hauteur de l’île de Négroponte2. Il était hors de question de faire demi-tour pour une telle peccadille, l’équipage ferait carême avant l’heure !

Au large de la Sicile, la Santa Luciana essuya une forte

tempête. Le vent s’était soudainement levé et la mer déchaînée semblait vouloir engloutir le navire dont les flancs étaient battus par de puissantes vagues. L’eau s’engouffrait par paquets dans la cale où les matelots s’affairaient aux pompes. À leur côté, Cristoforo s’efforçait tant bien que mal de protéger quelques précieux ballots de soie. Une trombe d’eau le renversa. Sa tête heurta un tonneau et il perdit connaissance.

Quelques heures plus tard, il revint à lui. À sa grande surprise, il constata qu’il avait été transporté sur le château arrière de la caraque, là où se trouvaient les cabines du capitaine et du pilote, et celle réservée à un passager de marque, Federigo Centurione. Il avait la tête bandée et était couché sur une mauvaise banquette de bois qui faisait office de lit. Devant lui se tenait Federigo Centurione, qu’il avait à peine entrevu depuis leur départ de Chio. Le négociant prenait ses repas à part

2 Eubée.

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et, le reste du temps, se tenait sur le gaillard d’arrière, contemplant l’horizon ou échangeant quelques mots avec le capitaine. Pour l’heure, il tendait à son commis un gobelet de vin :

— Bois, cela te requinquera. Te voilà tiré d’affaire. Quand on t’a remonté de la cale, j’ai bien cru que tu étais mort. Heureusement, tu respirais encore et j’ai ordonné qu’on te soigne.

— Je ne sais comment vous remercier. Je ne mérite pas un tel traitement.

— Je t’ai bien observé à terre et durant le voyage. Pour être franc, j’étais furieux que le capitaine t’ait embauché alors que tu n’as aucune expérience de la mer. Ne mens pas. Pendant trois ans, tu t’es contenté de naviguer entre Savone et la Corse après avoir quitté l’atelier de ton père où tu cardais la laine. Il t’a jeté dehors car il ne voulait pas nourrir un fainéant.

Le blessé esquissa un geste de dénégation. Il se souvenait encore de la colère de son père quand il avait appris, à son retour d’un voyage à Salerne, que son aîné n’était pas reparu depuis une huitaine de jours. Son travail à l’atelier l’ennuyait et il avait passé ses journées dans les tavernes du port à écouter les vantardises des marins et à leur proposer en vain ses services. Il était déjà trop vieux pour être engagé comme mousse. Domenico l’avait retrouvé et traîné jusqu’à sa boutique où il l’avait rossé d’importance avant de lui interdire de reparaître devant lui.

Sa mère, Suzanna, s’était arrangée pour lui trouver un logis, une soupente sombre, chez l’une de ses parentes. Au moins était-il assuré d’avoir un abri et, de temps à autre, une bonne soupe ou un quignon de pain. À force de rôder sur le port où il aidait à décharger les caraques et les barques, le jeune homme avait fini par se faire engager à bord du Santo Pietro qui faisait la navette entre Savone et Bastia ou, quand la mer était trop forte, se livrait au cabotage le long de la côte ligure. À plusieurs reprises, son père était monté à bord pour se rendre à Gênes et avait même feint de ne pas le remarquer.

Un soir, alors que le jeune homme ruminait son ennui dans un bouge crasseux, il avait noué la conversation avec un vieil

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homme, un ancien capitaine, employé comme commis aux écritures chez les Centurione. Il recherchait un aide capable de le décharger de ses tâches les plus fastidieuses. Cristoforo avait béni le vieux curé de Mocònesi de lui avoir fourré dans la tête les lettres de l’alphabet.

Dix heures par jour, au milieu d’un amoncellement de ballots, de caisses et de tonneaux, il noircissait des registres, faisant et refaisant des additions. Ce labeur ingrat avait ses avantages. Son protecteur recevait la visite de capitaines et de pilotes venus s’entretenir avec lui de leurs périples. Il les écoutait évoquer leurs souvenirs et leurs navigations, les mouillages les plus indiqués pour l’aiguade ou les zones infestées de rochers à peine visibles. Au début, il n’avait pas voulu se mêler à leurs conversations, il s’était contenté de prendre à la hâte quelques notes. Un matin, il avait remis au capitaine d’une caraque en partance pour Chio un minuscule registre :

— J’ai consigné là tout ce que vous avez dit à propos de vos précédents voyages, notamment sur les vents que vous rencontrez, à l’aller et au retour, selon la saison. Qui sait ? Cela vous sera peut-être utile.

L’homme l’avait remercié : — J’ai l’impression que tu t’ennuies fort dans ce trou à rats.

J’ai besoin d’un commis. Je veux bien te prendre à l’essai. Hâte-toi de rassembler quelques hardes car nous partons demain matin. Ne t’attends pas à être payé. Il est déjà bien beau que je t’accepte à mon bord. À toi de me prouver que tu as l’étoffe pour devenir un marin.

*

C’est à ce singulier concours de circonstances que repensait

le commis, gêné par la présence à ses côtés de Federigo Centurione. Ce diable d’homme en savait long sur son compte. Mieux valait ne pas tricher avec lui. Se rappelant ses derniers mots, il lui dit :

— Il est vrai que mon père m’a chassé de chez lui et que sa colère a redoublé quand il a su que je travaillais pour vous.

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— Maître Domenico joue les offensés ! Il devrait pourtant savoir que nous n’avons rien en commun. Il n’est après tout qu’un modeste maître drapier qui, les bonnes années, emploie, en les payant à peine, deux ou trois apprentis.

— C’est vrai. Mais un vieux contentieux vous oppose, sans que vous le sachiez.

C’est ainsi que Federigo Centurione apprit la vérité sur la mort d’Antonio Malfante et sur la ruse à laquelle avait eu recours Pierino Fregoso pour s’emparer des documents et des cartes du voyageur. Un rictus barra son visage :

— Ta franchise t’honore et je saurai m’en souvenir. Je regrette les désagréments que j’ai pu involontairement causer aux tiens. L’homme tué dans l’auberge de ton père était l’un de mes commis. Je l’avais envoyé chez les Infidèles pour tenter de découvrir où se trouvaient leurs mines d’or. J’ai cru que Pierino Fregoso avait eu la même idée que moi et qu’il s’était montré plus habile pour nouer les contacts nécessaires. Je comprends maintenant qu’il s’est joué de moi et qu’il m’a volé. Cela ne lui a pas porté chance. Tout riche qu’il ait été, il a perdu sa charge de doge quand le Sforza s’est emparé de notre ville et l’en a chassé après avoir confisqué ses biens. C’est la preuve qu’une mauvaise action ne profite jamais à son auteur. C’est du passé. N’en parlons plus. Dis-moi plutôt si tu comptes rester à notre service.

— La place est bonne et je ne m’en plains pas. La mésaventure d’aujourd’hui m’a montré que j’avais toutefois encore beaucoup à apprendre si je veux continuer à naviguer.

— Il te faut en effet acquérir de l’expérience. Tu y parviendras, j’en suis sûr. Alors, un jour peut-être, je te confierai l’une de nos caraques. Ce sont de bons bateaux, plus maniables que les galées de Pise ou de Venise. Je compte en faire construire de nouvelles en plus de celles que je possède déjà. Songes-y et veille à mériter ma confiance.

Une fois débarqué à Gênes, Cristoforo se rendit à Savone où

il découvrit que son père avait, comme à l’accoutumée, accumulé déboires sur déboires. Il s’était lourdement endetté pour acheter un lot de mauvaises laines de Safi qu’il avait revendues à crédit à un autre maître tisserand, lequel était mort

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avant d’avoir réglé sa dette. Un long et coûteux procès l’avait opposé à ses héritiers et il n’était pas assuré de récupérer sa mise.

Ses ennuis financiers l’avaient contraint à placer en apprentissage ses deux plus jeunes fils, Giacomo et Bartolomeo. Il avait marié Bianchenitta, sa fille, à un marchand de fromages qui lui fournissait ce dont il avait besoin pour sa taverne mais qui s’obstinait à lui réclamer la dot promise. Dévorée par un mal mystérieux qui rongeait ses entrailles, Suzanna s’était éteinte et avait été inhumée à Fontana Rossa. Domenico s’était mis en ménage avec l’une de ses servantes, une brune potelée, qu’il battait comme plâtre lorsqu’il avait trop bu.

Cristoforo n’avait pas eu le courage de faire la leçon à son père, capable de l’estourbir d’un revers de main. C’était un médiocre, un raté, vivant d’expédients, toujours prêt à se lancer dans des spéculations hasardeuses dont il ressortait encore plus endetté qu’avant. Pour le tirer d’affaire, son fils avait dû se charger de faire rendre gorge à certains débiteurs et de calmer l’impatience des créanciers.

Les Centurione avaient fermé les yeux sur les trafics auxquels il s’était livré pour son propre compte lors de ses voyages à Chio. Il emportait avec lui des draps qu’il revendait un bon prix aux Turcs en échange d’épées en solide acier de Damas ou de selles finement ouvragées. De la sorte, il avait pu rembourser les dettes de son père et accumuler un petit pécule que se chargeait de faire fructifier pour lui l’un de ses amis d’enfance, Michele da Cuneo. Le « vicomte de Hébron », comme il continuait à se désigner, plaçait cet argent dans l’espoir qu’il servirait à financer une partie de la sainte croisade à laquelle ils participeraient tous bientôt. Il continuait à en être persuadé et ne cessait de rappeler à son camarade de jeux leurs engagements solennels que celui-ci semblait avoir oubliés.

Quand il était à terre, Cristoforo passait le plus clair de ses soirées avec les marins, auxquels il offrait généreusement à boire. Le vin déliait la langue de ces robustes gaillards dont les visages portaient la trace des coups reçus lors de rixes d’ivrognes. Il avait ainsi beaucoup appris d’eux. À chaque escale, ils se précipitaient dans les bordels où les attendaient

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d’opulentes Grecques, des Juives aux yeux de braise et des Circassiennes au teint laiteux. Cristoforo avait un temps refusé de les suivre, ce qui lui avait valu le sobriquet de « moinillon ».

Finalement, une maquerelle l’avait déniaisé. Il n’avait pas eu à s’en plaindre. Elle ne s’était pas contentée de l’étreinte rapide qu’elle réservait à ses clients de passage. Elle l’avait longuement caressé jusqu’à ce que son membre se raidisse. Elle l’avait guidé, le laissant doucement la pénétrer puis ahanant quand il l’avait chevauchée, tout en mordillant ses tétons et sa gorge. Emporté par le désir, il n’avait même pas remarqué qu’elle s’était retirée au moment où allait jaillir sa sève. À chacun de ses voyages, il la retrouvait avec plaisir, comme si elle l’avait ensorcelé. Certaines nuits, le souvenir de sa toison dorée l’obsédait tout comme l’odeur forte de ses cuisses entre lesquelles il aimait à poser sa tête.

Le fameux soir où il était enfin devenu un homme, ses compagnons avaient joyeusement fêté l’événement. Cristoforo s’était enivré avec eux avant de regagner en chancelant la caraque. Le lendemain, Matteo, le maître calfat, l’avait interpellé :

— La nuit a été bonne, à ce qu’on m’a dit. Garde-toi cependant de ces ribaudes. Elles sont toutes pareilles. Ne te fie pas à leurs minauderies, elles ne songent qu’à ton argent. Quand tu auras repris la mer, elles t’oublieront dans les bras d’autres marins. Ne succombe pas à leurs charmes. Elles ne valent guère mieux que les sirènes.

— Car tu crois que celles-ci existent ! — Ne prononce pas des mots que tu pourrais regretter. Je

n’en ai jamais vu mais mon père et mon grand-père m’ont affirmé avoir entendu leurs chants enjôleurs. La mer est pleine de mystères et de dangers. Ils varient selon les endroits mais ils sont bien là. Gare à celui qui l’oublie ! Tôt ou tard il le paiera de sa vie. Tu vois ce marin, là-bas, Giovanni. Son frère était une forte tête qui ne respectait rien et se moquait de tout. Un jour, il s’est mis à bêler pour nous faire honte d’avoir immolé un mouton blanc à la première sortie en mer de la caraque. Trois mois plus tard, alors que nous étions à Caïffa, il est mort, aspiré

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par un tourbillon. Son corps n’a jamais été retrouvé. Non, crois-moi, il est des choses avec lesquelles il ne faut pas plaisanter.

Cristoforo n’avait pu s’empêcher de réprimer un sourire. Il avait déjà oublié la tempête durant laquelle il avait été blessé. Une dizaine de voyages à Chio lui avaient donné de l’assurance. À l’en croire, la Méditerranée n’était qu’un grand étang où l’on croisait moins de monstres que de navires lourdement chargés de diverses richesses. Le danger, ce n’étaient pas les monstres, mais plutôt les pirates qui écumaient ses eaux à la recherche d’une prise. De bons Chrétiens prêts à tout pour se partager le butin. Il y avait quelques mois de cela, leur caraque avait été prise en chasse par un navire pisan. Le pilote avait profité d’une nuit sans lune pour se réfugier dans une crique connue de lui seul où ils étaient demeurés deux jours. Quand ils avaient repris la mer, ils avaient vu flotter sur l’eau un mât auquel pendait encore un morceau de voile. Sans nul doute, les Pisans avaient trouvé une autre proie.

Quand il avait aperçu la Lanterne, l’un des deux phares de Gênes, Cristoforo avait poussé un soupir de soulagement. Une fois de plus, il était de retour, sain et sauf. Il avait fait son rapport à Federigo Centurione qui l’avait écouté avec intérêt avant de l’inviter à revenir le voir, le soir même. Son frère, Filippo, et lui désiraient l’entretenir de certaines choses.

Toute la journée, il avait rongé son frein. À coup sûr, c’était pour lui proposer de devenir capitaine de l’un de leurs navires. Ce n’était pas trop tôt !

Les deux hommes l’avaient reçu à l’étage qu’ils occupaient

au-dessus de leur boutique et de leurs entrepôts. Vastes et bien éclairées par des torchères, les pièces étaient meublées de tables, de bancs et de hauts lits à baldaquin. Les murs semblaient s’appuyer sur de lourds coffres en cuir de Cordoue. Un feu brûlait dans la cheminée, dessinant d’étranges figures sur les tapisseries accrochées aux parois. Vêtu d’une longue robe de velours au col de martre, Federigo Centurione lui tendit un gobelet :

— Dis-moi si ce vin est à ton goût.

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Cristoforo en avala une lampée, déglutit lentement et répondit en souriant d’aise :

— Je n’en ai jamais goûté de tel. Il est doux, presque sucré. On dirait du sirop. Je ne suis pas sûr que nos bons Génois l’apprécient. Ils préfèrent des vins plus lourds, plus rudes, plus grossiers, qui les enivrent en peu de temps. D’où vient celui-ci ?

— D’une île, Madère, récemment découverte par le roi du Portugal. Mon cousin, Matteo, qui vit à Lisbonne, m’en a fait parvenir plusieurs tonneaux. Que sais-tu de la mer Océane ?

— À dire vrai, peu de chose. Elle entoure les terres habitées et nul navire n’a jamais pu s’aventurer sur elle.

— Est-ce tout ce que tu sais ? — J’en ai bien peur. — Je m’étonne qu’un garçon aussi vif que toi soit à ce point

dépourvu de curiosité. Te souviens-tu du vieil esclave qui t’a élevé ?

— Antonio ? Paix à son âme ! Il est mort et je l’ai pleuré car c’était un homme de bien. Peu m’importe qu’il ait été Maure et qu’il n’ait jamais véritablement renoncé à sa superstition. Mais quel rapport entre lui et la mer Océane ?

— Aucun en apparence. Si ce n’est que le roi du Portugal aurait découvert une route qui lui ouvre accès à l’or et aux richesses de l’Afrique, sans avoir à passer par l’intermédiaire des Maures. Ses navires reviennent chargés d’or, de plumes et d’œufs d’autruche, de captifs et de malaguette, une sorte de poivre qui vaut bien celui que les Vénitiens se procurent à Alexandrie. Mon cousin est un parfait imbécile. Il m’envoie du vin mais ne me fournit aucun renseignement sur ses voyages. J’ai eu beau le presser de questions, il n’en finit pas de me parler des bateaux qu’il veut faire partir pour les Flandres comme si celles-ci regorgeaient de richesses inconnues. J’ai été une fois à Bruges. Ces gens du Nord sont d’habiles artisans et leurs draps surpassent les nôtres. Pour le reste, ce sont des pisse-froid encore plus âpres au gain que le Juif le plus avide.

— Qu’attends-tu de moi ? — Je te préfère ainsi, brave garçon. Mon frère et moi avons

besoin d’un homme assez habile pour s’introduire dans l’entourage des marchands de Lisbonne et du roi du Portugal,

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afin de glaner le plus de renseignements possible sur leurs projets. Cet homme doit être assez discret pour ne pas éveiller les soupçons, et nul ne doit savoir qu’il est à notre service.

— Je ne suis qu’un modeste commis. Comment pourrais-je paraître à la cour ou discuter avec les négociants ?

— À toi de t’inventer un passé pour mieux assurer ton avenir. Un Génois est forcément menteur. Il te suffira de faire honneur à notre réputation ou d’imiter ton père, qui n’est pas avare de belles paroles ! Arrange-toi pour qu’on te prenne pour un vieux loup de mer venu tenter sa chance dans ces parages. Je veux tout savoir sur ce que trament ces maudits Portugais.

*

Le 30 mars de l’an de grâce 1476 De Federigo Centurione à Paolo de Noli

Mon cousin, Nos affaires se portent fort bien et nous te savons gré des

efforts que tu déploies pour expédier nos marchandises de Lisbonne en Angleterre et en Flandre. Tu as toute notre confiance et nous souhaitons que tu restes ici le plus longtemps possible pour veiller à nos intérêts.

Sache que l’un de nos commis se rend secrètement au Portugal pour une mission de la plus haute importance dont je t’entretiendrai en tête à tête lors de mon prochain voyage.

Il est préférable pour l’instant que tu ignores son identité et nous lui avons d’ailleurs ordonné de s’abstenir de prendre contact avec toi. Redouble cependant de vigilance si l’on te signale ici l’arrivée d’un jeune Génois accompagné de son frère et veille à ce que lui, et lui seul, trouve un emploi en rapport avec ses compétences. Nous savons que les autres négociants génois de Lisbonne te font une confiance aveugle et qu’ils ne seront pas surpris du service que tu leur demanderas. Abstiens-toi d’insister s’ils manifestent la moindre réticence, c’est une affaire dans laquelle nous ne devons pas donner l’impression qu’elle nous intéresse au plus haut point.

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Federigo.

*

Le 10 juillet de l’an de grâce 1476 Mon père, C’est avec douleur que je vous écris pour vous annoncer que

j’ai décidé de quitter Savone et la boutique de ce chenapan de Giacomo auprès duquel vous m’avez placé comme apprenti. Je n’ignore pas qu’il ne manquera pas de se plaindre auprès de vous du mauvais tour que je lui joue. Mais c’est le payer en retour pour les coups dont il m’accable et qui sont mon seul salaire. J’ai décidé de suivre Cristoforo, mon frère aîné, le seul de notre famille qui m’ait jamais manifesté un peu de tendresse et d’intérêt. Il m’a expliqué que la fortune nous attendait à Lisbonne pour peu que je me montre obéissant et bon travailleur. Je n’en sais pas plus mais je lui fais une confiance totale, celle que vous m’avez toujours refusée.

Votre fils, Bartolomeo.

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2

Les hommes de Sagres

De sa chambre située à l’arrière de la maison, Cristovao entendait distinctement tous les bruits de la rue, les cris des marchands de poissons, le martèlement des roues sur le pavé et le braiment obstiné des ânes.

À son arrivée à Lisbonne, il s’était installé dans le quartier de la Mouraria, peuplé de Maures, pour la plupart potiers et nattiers, qui y vivaient à demi reclus, autorisés à y conserver leurs traditions et leur culte. Nulle Chrétienne, sous peine de mort, n’avait le droit de pénétrer dans ces venelles dont les façades n’étaient percées d’aucune fenêtre. Leurs maris ne s’y aventuraient que fort rarement. On les reconnaissait de loin. Ils frôlaient les murs, vaguement inquiets, et certains se signaient furtivement avant d’entrer dans la boutique où ils avaient des achats à effectuer.

Ali, le logeur de Cristovao, s’amusait fort de leur crainte. Il y trouvait, disait-il, son compte. Ses clients avaient si hâte de s’éloigner des lieux qu’ils en oubliaient de discuter le prix de ses jarres et de ses vases. Ils s’empressaient de conclure la transaction avant de repartir pour la ville haute, prévenant l’artisan qu’un esclave viendrait tantôt prendre livraison de la marchandise.

Cristovao aimait bien le vieil homme. Celui-ci n’avait pas cherché à se renseigner sur lui quand il lui avait demandé s’il connaissait un logement bon marché à louer. Il s’était adressé au premier venu croisé sur le quai de Lisbonne où il venait d’arriver. Ali lui avait souri et proposé le logis laissé libre par la mort de son fils et de sa femme, deux pièces meublées d’un lit, d’une table, de bancs et de deux coffres. La maison disposait d’un puits, un luxe appréciable dans une ville où les points d’eau étaient plutôt rares. Afin de pourvoir à sa nourriture et à l’entretien de sa maison, Cristovao, comme tous les Lisboètes,

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du plus humble au plus grand, avait fait l’acquisition d’un esclave africain.

Accompagné de son logeur, il s’était rendu place du Vieux Pilori. C’était là qu’étaient acheminés les captifs qui n’avaient pas trouvé preneur dès leur enregistrement à la douane des Sept Maisons. Vêtus de haillons, portant au cou une pancarte annonçant leur prix, les malheureux se tenaient accroupis, tête baissée, sautillant comme des canards pour éviter les coups de fouet généreusement distribués par leurs gardiens.

Cristovao avait remarqué l’un d’entre eux, un adolescent d’une quinzaine d’années, affligé d’un bec-de-lièvre et d’une légère claudication. Il se tenait un peu à l’écart comme s’il prêtait une médiocre attention à la mise aux enchères de ses semblables. Avec résignation mais sans complaisance, il s’était laissé palper comme on tâte une étoffe pour en éprouver le drapé et la qualité. Il paraissait robuste et en bonne santé. Ali s’était entremis pour marchander avec le vendeur. Le potier avait examiné le captif d’un air dégoûté, s’exclamant que son bec-de-lièvre était la moindre de ses infirmités. Ses commentaires gouailleurs avaient fait fuir les autres acheteurs si bien que le marchand préféra se débarrasser rapidement de ces clients importuns. Il empocha la somme proposée par Ali et ordonna qu’on détache le captif qui suivit son nouveau maître en claudiquant de manière exagérée jusqu’à ce qu’ils aient quitté la place du Vieux Pilori. Alors et alors seulement il marcha d’un pas plus assuré. Cristovao ne put s’empêcher de rire aux éclats. Visiblement, le coquin avait plus d’un tour dans son sac. C’était même peut-être pour se débarrasser de lui que ses anciens propriétaires l’avaient vendu aux Portugais en le dissimulant au milieu d’un lot de prisonniers dépourvus d’infirmités.

Cristovao le baptisa Paolo, le premier nom qui lui était venu en tête. En quelques semaines, les deux hommes apprirent à communiquer dans un curieux jargon, un mélange de dialecte génois et de portugais, agrémenté de quelques mots arabes. Le maître ne savait pas trop ce à quoi son serviteur employait ses journées une fois qu’il était parti vaquer à ses affaires en ville.

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Le soir, toutefois, il trouvait un repas préparé avec soin et une maison en ordre. C’était plus qu’il n’en demandait.

Il avait fait baptiser Paolo à la cathédrale. Le garçon avait ri quand le prêtre l’avait aspergé d’eau. Pour lui, c’était un jeu et il s’y était prêté de bonne grâce. Ali n’avait pas raté l’occasion de taquiner à ce sujet son locataire :

— Ton Paolo n’est pas plus chrétien que moi. C’est un abominable païen qui continue à adorer ses idoles. Certains soirs, il retrouve d’autres captifs pour d’étranges cérémonies durant lesquelles ils font résonner leurs tambours. Nul n’ose leur faire de remontrances car, dans le quartier où ils se réunissent, ils sont plus nombreux que les Chrétiens et les Maures.

Cristovao avait haussé les épaules. Il se souciait fort peu de savoir si son esclave était ou non un modèle de piété. Il trouvait même assez singulier qu’un Maure s’érigeât en gardien des bonnes mœurs. Décidément, Lisbonne était une ville bien curieuse. Elle n’avait rien à voir avec Gênes, sa patrie, coincée entre la montagne et la mer, qui se claquemurait chaque soir derrière ses remparts et refusait d’accueillir les étrangers. Rien non plus à voir avec Chio, un gros village dont les tavernes sordides étaient fréquentées par une foule bigarrée : Génois, Grecs, Turcs, Juifs et Vénitiens, tous plus malhonnêtes et fripons les uns que les autres. Ici, tout était différent. À commencer par l’estuaire immense sur les bords duquel la cité s’était progressivement édifiée. Le soir, quand le soleil déclinait, on avait l’impression qu’il faisait naufrage et qu’il s’engloutissait dans la mer Océane. Pourtant, chaque matin, il réapparaissait, dardant de ses rayons la forêt de mâts alignés le long des quais. Lisbonne n’était pas un port comme Gênes, mais plutôt une sorte de monstre qui avalait tout ce qui passait à proximité de sa gueule géante et le rejetait à chaque reflux de la marée.

Les navires venaient de partout : d’Angleterre, de Flandre, de Guyenne, de Provence, d’Aragon, de Castille, de Gênes ou de Venise. Ils déversaient sur les quais draps, étoffes, fourrures, épices et métaux puis remplissaient leurs cales de tonneaux de vin, de caisses de sucre et de barres de sel de Setuba. Par Dieu, c’était bien un vrai port, grouillant de vie et d’agitation.

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Portefaix et charpentiers, menuisiers et calfats s’y affairaient dans un joyeux désordre cependant que les agents des douanes, la mine renfrognée et soupçonneuse, examinaient les registres des capitaines, insensibles à la forte odeur qui montait des abattoirs et des tanneries voisins.

Il restait encore à Cristovao beaucoup à apprendre avant de

se familiariser avec cette cité dix fois plus vaste que Savone. C’est ce que lui avait dit Ali après la mésaventure qui lui était arrivée dans la grande Judaria, l’un des trois quartiers juifs de Lisbonne. Ignorant que ses portes étaient fermées chaque soir, après que les cloches des églises eurent sonné les Vêpres il s’était retrouvé pris au piège comme un lapin dans son terrier. Au début, cela l’avait fait rire. Il avait songé à son père Domenico, le « cerbère dell’Olivella ». C’était à croire que lui aussi avait émigré à Lisbonne pour y reprendre ses anciennes fonctions et piéger son propre fils. Cristovao avait eu beau tambouriner sur les lourds vantaux de bois, personne n’avait daigné lui répondre. Comme toute sortie, sous aucun prétexte, était interdite, du soir au matin, aux habitants de la Judaria, les gardiens, dès qu’ils avaient fermé les portes, se précipitaient dans les tavernes, ne revenant qu’aux premières lueurs de l’aube. Pris de pitié à la vue de ce Chrétien, un passant lui avait indiqué qu’un des membres de leur communauté, Eleazar Latam, avait obtenu du roi un privilège inouï. Dans sa maison attenante à la muraille, une porte avait été construite et il pouvait l’emprunter, de nuit comme de jour, pour se rendre au palais. Plein d’espoir, le Génois s’était laissé guider jusque chez Eleazar.

Une robuste matrone l’avait reçu et lui avait fait comprendre que son maître n’était pas à Lisbonne. Il avait dû se rendre à Séville. Elle ne pouvait rien pour lui, si ce n’était lui permettre d’attendre le retour d’un autre habitant de la maison, un voyageur étranger. Pour le moment, il était parti prier à la Grande Synagogue située près de l’église San Juliano. Quand il arriva enfin, Cristovao découvrit que ce voyageur était un Florentin, Meshoullam de Volterra, un marchand qui s’amusa fort de sa bévue :

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— J’ai eu moi aussi beaucoup de mal à m’habituer à cette règle absurde qui nous condamne, mes coreligionnaires et moi-même, à passer nos nuits dans une sorte de prison. Seuls en sont dispensés quelques privilégiés comme ce bon Eleazar. Je ne puis malheureusement te faire profiter de sa porte. Quand il s’absente de Lisbonne, il doit en remettre la clef au guet afin que nul ne puisse l’utiliser à sa place. Te voilà réduit à passer cette nuit en notre compagnie. Tu n’auras pas à t’en plaindre. J’ai ordonné qu’on te prépare une chambre. La servante est bonne cuisinière et j’ose espérer que manger avec un Infidèle ne te fait pas peur.

Cristovao esquissa un sourire gêné. Il n’y avait pas de Juifs à Savone et à Gênes, deux villes qui refusaient le droit de séjour aux meurtriers du Christ. À Chio, il avait vaguement entr’aperçu deux prostituées juives qu’on disait particulièrement expertes dans l’art des caresses. Il ne leur avait jamais parlé ni eu recours à leurs services. Il se hâta de répondre à son interlocuteur.

— Je suis au contraire ravi de rencontrer un compatriote ou presque. J’ai toujours eu une grande admiration pour Florence et ses habitants. J’ai hâte de savoir ce que tu fais ici.

— J’allais te poser la question, même si j’ai mon idée à ce sujet ! Les Génois commercent depuis si longtemps avec cette ville qu’ils y ont leur propre quartier. Sans doute est-ce là que tu vis quand tu ne t’égares pas dans la Judaria…

Cristovao se raidit imperceptiblement. Sous ses dehors affables, Meshoullam de Volterra lui signifiait qu’il croyait à moitié à son histoire. Il préféra détourner la conversation :

— Tes frères sont-ils heureux ici ? — Assez pour qu’un Chrétien passe la nuit chez eux ! Plus

sérieusement, ils sont installés ici depuis des siècles et plusieurs d’entre eux occupent d’importantes charges à la cour. Leur communauté est dirigée par un Rabbi Mor et des ouvidores, des auditeurs, sont chargés de rendre la justice. Ils ont leurs propres collecteurs d’impôts car ils paient de lourdes taxes, qui ont d’ailleurs tendance à se multiplier ces derniers temps…

— Comment cela se fait-il ? — Un souverain avait jadis contraint mes coreligionnaires à

pourvoir à l’entretien des animaux de sa ménagerie, installée en

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contrebas du château Saint-Georges. Ce n’était guère onéreux. Mais tout a changé depuis que les navires portugais rapportent des côtes d’Afrique d’étranges animaux qu’il leur faut nourrir à grands frais. Fort heureusement, ainsi que le disent nos sages, le Saint Béni Soit-Il donne à la fois le mal et le remède.

— De quelle manière ? — La plupart des Juifs sont employés au port. Les uns

rangent les planches destinées à construire les navires, les autres tressent les cordes et tissent les voiles. Quelques-uns enfin ont pour mission d’installer sur les bateaux les pièces d’artillerie fabriquées par leurs soins. Tous vivent de la mer et n’ont qu’à se féliciter de son essor.

Cristovao avait attentivement écouté les explications du marchand florentin. Se lier avec un Juif préposé au ravitaillement de la ménagerie, voilà qui lui permettrait de s’introduire aisément à la cour sans être astreint à de longues et humiliantes démarches. Il y avait là une piste à suivre. Il se montra donc particulièrement de bonne composition avec Meshoullam, faisant mine de s’intéresser à tout ce qu’il disait. Il lui fallait s’en faire un ami. Ce fut le cœur léger et joyeux qu’il quitta le lendemain, dès l’ouverture des portes, la Judaria, la tête bouillonnante de projets.

*

Depuis son arrivée à Lisbonne, Bartolomeo se sentait

espionné. Il aurait été bien incapable de dire qui, parmi ses compagnons, surveillait ses faits et gestes. Ses doutes avaient surgi quand il avait aperçu, de loin, une ombre sortir de la soupente où il dormait. Le coffre où il rangeait ses modestes affaires avait été fouillé. Il s’était ouvert de cet incident auprès de son aîné qui l’avait rabroué en s’esclaffant. Ce n’était pas pour entendre de telles fadaises qu’il l’avait emmené avec lui au Portugal. Il ferait mieux de saisir au vol les conversations entre mestre Estevao et ses clients habituels, des armateurs et des capitaines de navires qu’il fournissait en cartes et portulans sortis de ses ateliers.

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D’origine génoise, le cartographe vivait dans le quartier de Pedreira, majoritairement habité par ses compatriotes. Les nouveaux venus étaient assurés d’y trouver le gîte et le couvert ainsi qu’un emploi pourvu qu’ils fussent bons travailleurs. C’était là que Stefano Repagno avait débuté avant de faire fortune et d’exiger qu’on l’appelât désormais mestre Estevao. Fidèle à la tradition, il continuait à accueillir des apprentis venus de Ligurie et avait engagé Bartolomeo après que celui-ci lui eut prouvé qu’il était bon calligraphe. Depuis, du matin au soir, six jours sur sept, le garçon recopiait avec application sur des portulans les légendes rédigées par le cartographe. Le dimanche, celui-ci exigeait de ses apprentis qu’ils assistent avec lui à la sainte messe en la cathédrale. À l’issue de l’office divin, ils revenaient dans son atelier où il inspectait leurs coffres et leurs écritoires. En fin de journée, il consentait à relâcher sa surveillance et les autorisait à se promener en ville tout en les mettant en garde contre le danger de fréquenter les tavernes.

Pour Bartolomeo, cette escapade était l’occasion de retrouver son aîné, de lui raconter sa semaine de dur labeur et de répondre à ses questions : « Ton patron est-il content ? À quoi t’emploie-t-il ? Qui lui a rendu visite ? » Le cadet appréciait peu d’avoir à se justifier devant ce frère si différent du compagnon de jeux de son enfance à Mocònesi. Il se souciait fort peu de savoir si lui, Bartolomeo, était heureux ou malheureux ou s’il n’aurait pas préféré repartir à Savone.

Un temps même, le garçon avait cru que les mystérieux espions qui le suivaient étaient en fait des hommes à la solde de son frère, chargés de lui rapporter ses fautes éventuelles. Pourtant, il en était persuadé, personne n’était au courant des faveurs que lui prodiguait Maria, une jeune esclave au service de l’épouse de mestre Estevao.

Bartolomeo n’avait pas hésité un seul instant quand il s’était retrouvé seul avec Maria dans le cellier où leurs maîtres les avaient envoyés chercher l’un de l’encre, l’autre du vin. En proie à un désir fou, il avait renversé la jeune esclave et l’avait pénétrée à la hâte. Elle s’était laissée faire, habituée sans doute à ce que les apprentis l’utilisent pour assouvir leurs désirs. Pourtant, il lui avait semblé qu’avec lui elle se comportait

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autrement. Elle multipliait les occasions de le rencontrer et épiait ses rares instants de liberté.

Tôt ou tard Bartolomeo s’était juré de parler d’elle à Cristoforo. Dans l’immédiat, il avait autre chose à lui raconter, à commencer par la visite à la boutique de mestre José Judéu Vizinho, le médecin du prince héritier, accompagné de plusieurs capitaines, Fernao Gomes, Joao de Santarem et Pero Escobar. Ils avaient discuté de longues heures durant avec mestre Estevao, loin des oreilles indiscrètes.

Après leur départ, le cartographe avait fait venir Bartolomeo et lui avait remis, en lui faisant jurer le plus grand secret, l’esquisse, grossièrement dessinée, d’une baie. Il lui avait demandé d’en faire plusieurs copies et de prévoir une place suffisante pour de longues légendes. Voilà tout ce que savait Bartolomeo. Car mestre Estevao avait repris les documents en question.

Quelques jours plus tard, ainsi qu’il le raconta à son frère, son sang s’était glacé d’effroi quand des agents du Desembargo do Paço, le Grand Tribunal, avaient envahi l’atelier, confisquant les portulans sur lesquels les apprentis s’échinaient, et comparant leurs écritures avec celle d’un document soigneusement dissimulé à leur regard. Ils avaient longuement hoché la tête avant de faire signe à un garde. Sa main gantée de fer avait saisi à l’épaule Martim, le fils d’un maître charpentier renommé. C’était un garçon timide, au visage couvert de taches de son. Il s’était laissé emmener sans esquisser la moindre résistance, comme s’il était écrasé par le poids de sa faute.

Quelques jours plus tard, tête nue et à genoux, les autres apprentis avaient assisté à son supplice près de la porte de la Ribeira. Le malheureux avait eu les deux poignets tranchés avant d’être pendu haut et court. Son corps resterait exposé plusieurs semaines, pour la plus grande joie des mouettes ravies d’un tel festin. Prostrés de terreur, ses anciens compagnons avaient contemplé cette exécution tandis qu’un moine, à la robe luisante de graisse, les exhortait à méditer cet exemple. Quiconque trahissait son souverain en livrant à des étrangers certains secrets le payait de sa vie. Rien n’échappait à la Couronne et à la nuée d’informateurs qu’elle entretenait dans

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toutes les couches de la société, prêts à dénoncer père et mère pour empocher quelques cruzados.

Au retour de cette macabre cérémonie, mestre Estevao avait fait venir Bartolomeo dans l’arrière-boutique :

— J’ai bien craint que tu n’aies été mêlé à cette regrettable affaire. Fort heureusement, Martim a avoué qu’il avait agi seul, mû par l’appât du gain et par l’esprit de débauche. Cet imbécile a cru qu’il pouvait vendre un bon prix à un prétendu négociant flamand les plans d’un comptoir que le roi veut faire édifier sur la côte de Guinée. Avec ses trente deniers, cet ignoble Judas pensait s’enfuir accompagné de cette bougresse de Maria qui lui a tourné la tête en lui assurant qu’elle était folle de lui. Il ignorait que son acheteur était au service des frères de Sagres. Retiens bien ce nom et qu’il t’inspire une peur salutaire. Ne me demande pas de te dire qui ils sont et ce qu’ils font, c’est beaucoup trop risqué. Sache cependant qu’ils sont partout et qu’ils savent tout, jusqu’au moindre détail. Cet idiot a failli me coûter très cher. Parce que je suis Génois de nation, ils m’ont soupçonné d’avoir inspiré son abominable forfait. J’ai pu prouver mon innocence et la tienne également. Car c’est à ce pauvre Martim que j’avais confié le soin d’écrire les légendes sur la carte copiée par tes soins et dont tu ignorais ce qu’elle représentait. Il a eu le courage de le reconnaître. Je plains de tout cœur son pauvre père. La faute de son fils rejaillit sur lui et nul n’aura plus jamais recours à ses services alors qu’il est le meilleur charpentier de la ville.

— Pourtant, me dites-vous, ils vous ont pardonné… — C’est qu’ils ont besoin de moi, même s’ils ne se font pas

faute de me rappeler que je suis un étranger. J’ai beau vivre dans ce pays depuis des années et avoir épousé une bonne Chrétienne de Porto, je reste à leurs yeux un Génois de nation, donc suspect.

*

C’est ainsi que Bartolomeo apprit l’existence des « frères de

Sagres ». Il put constater qu’effectivement ce nom suscitait la terreur chez ceux qui l’entendaient. Cédant finalement à ses

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sollicitations, mestre Estevao lui avait expliqué, lors d’une longue promenade sur les bords du Tage, que ces mystérieux personnages étaient les fils et les petits-fils des serviteurs de l’infant Enrique le Navigateur, mort il y avait de cela une dizaine d’années. Plutôt que de vivre à la cour, où il ne se sentait pas à l’aise, ce prince était devenu le grand maître de l’ordre du Christ. Après avoir participé à la conquête de Ceuta sur les Maures, il s’était installé à Lagos puis à Sagres où il avait fait construire un château dominant la mer Océane. Il avait rassemblé autour de lui mathématiciens, astrologues, cartographes et jeunes nobles désœuvrés afin de l’aider dans son entreprise, trouver la route conduisant au royaume du Prêtre Jean.

Il était persuadé qu’il était possible d’y parvenir en longeant les côtes de l’Afrique vers lesquelles il envoyait, chaque année, des navires construits à ses frais dans les chantiers de Lagos. Pendant longtemps, aucun n’avait pu s’aventurer au-delà du Cap Bojador, un endroit terrifiant noyé dans les brumes, battu par d’immenses vagues qui engloutissaient les bateaux assez fous pour tenter de forcer le passage.

Pour beaucoup, c’était la preuve qu’au bout du monde, au-delà de ce cap, la mer Océane se précipitait dans un gigantesque gouffre. Les flots tumultueux du Cap Bojador étaient les remugles du bouillonnement des eaux portées à ébullition par le soleil. La chaleur était telle qu’elle faisait fondre les clous utilisés pour assembler les planches des coques. On murmurait que les navires se disloquaient comme par magie et que leurs équipages étaient engloutis par la mer, à quelques encablures de la terre ferme.

Un capitaine plus audacieux que les autres, Gil Eanes, avait toutefois réussi à contourner le Cap Bojador en partant de Madère, l’« île du bois », récemment découverte, et en contournant les Canaries, elles aussi récemment découvertes, avant de se rabattre vers l’est. Il avait accompli cet exploit à bord d’une barca équipée d’un seul mât et dont le pont était couvert d’une bâche de toile protégeant les hommes du soleil. Il avait suscité l’étonnement général en rapportant à Lagos des roses de Jéricho, des fleurs de sable finement sculptées par les

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vents, analogues à celles qu’on trouvait en Terre sainte. Lors de deux autres voyages, il avait réussi à établir un contact avec les habitants de ces régions désolées, des Maures misérables vivant dans des huttes installées à côté d’un puits d’eau saumâtre. Stupides et imbéciles comme le sont tous les païens, ils s’étaient laissés approcher et lui avaient offert, contre deux mauvaises couvertures et quelques biscuits, un peu de poudre d’or. Elle venait, lui dirent-ils, d’un royaume lointain situé à l’intérieur des terres.

Quelques années plus tard, un autre capitaine, Nuno Tristao, était parvenu jusqu’à l’embouchure d’un vaste fleuve qu’il avait baptisé Sénégal. Le nom, apprit-il ultérieurement, signifiait « pirogue » dans la langue des indigènes, des hommes aussi noirs que le charbon de bois. Ils trafiquaient depuis longtemps avec les Maures, leur échangeant de l’or, de l’ivoire et des captifs contre des étoffes et des barres de sel. Ils avaient réservé un bon accueil aux Portugais et, surtout, à leurs marchandises : des couvertures de mauvaise laine, de petits miroirs, des perles multicolores et les chevaux dont ils raffolaient. Ils étaient prêts à donner de quinze à vingt captifs en échange d’une seule monture.

Deux autres navigateurs, le Vénitien Alvire Cadomosto et le Génois Antonietto Usidamare, passés au service du Portugal et associés avec un certain Diego Gomes, s’étaient aventurés sur les traces de Nuno Tristao. Ils avaient découvert l’embouchure d’un autre fleuve qu’ils avaient remonté sur plusieurs milles, s’enfonçant dans une végétation luxuriante. Ils avaient été contraints de rebrousser chemin après avoir été attaqués, au matin du troisième jour, par des pirogues chargées de guerriers nus.

Ils étaient revenus l’année suivante avec de nouveaux bâtiments spécialement conçus pour naviguer sur la mer Océane, des caravelles ainsi qu’on les nommait pour les distinguer des barcas et des naus, les nefs traditionnelles. D’après ce qu’avait appris Bartolomeo, ils avaient été reçus par un roi, aussi nu qu’un ver, à l’exception d’un pagne de feuilles ceignant ses reins. Son palais était une hutte de branchages et ses conseillers deux Maures édentés, aussi rusés que cupides,

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dont l’un prétendait avoir vécu à Grenade. Pour cette fois, les Portugais avaient dû en passer par ces Maures pour leurs transactions. Ils avaient acheté des esclaves, se promettant d’apprendre à certains le portugais afin qu’ils puissent à l’avenir leur servir de truchements.

Lors du voyage de retour, Diego Gomes, porté par les vents, avait dérivé en direction de l’ouest et atteint un chapelet d’îles désertes qu’il avait baptisées Sal, Boa Vista, Sao Vicente et Santiago, terres dont Usidamare était devenu par faveur royale l’un des capitaines-donataires. Libéré de ses soucis d’argent et propriétaire de vastes domaines, l’habile Génois s’était lancé dans la culture du sucre et des légumes qu’il vendait un bon prix aux navires faisant escale à Sao Vicente ou à Boa Vista. Pour exploiter ses terres, il avait été chercher des dizaines d’esclaves auprès du vieux roi de la rivière dont les guerriers traquaient, très loin de la forêt, un pitoyable gibier humain pour le vendre aux Blancs.

Usidamare n’était pas le seul à agir de la sorte. La demande de main-d’œuvre servile n’avait pas cessé de croître. Le Portugal avait besoin de centaines, de milliers de bras pour produire le vin et le sucre de Madère et des Açores, et pour creuser, à flanc de montagne, les levadas, les canaux d’irrigation.

Telle une fontaine généreuse, la mer Océane déversait sur les quais de Lagos et de Lisbonne des cargaisons entières d’esclaves échappés des entrailles de la zone torride. Chacun y trouvait son compte, à commencer par l’Église qui se réjouissait de voir autant d’âmes accéder à la connaissance de la vraie foi.

Comme l’expliqua mestre Estevao à Bartolomeo, depuis quelques mois la Couronne avait ordonné que le plus grand silence soit observé à propos de ces voyages de découverte. Nul ne devait savoir d’où provenait exactement la malaguette, ces graines de poivre meilleur marché que celles venues d’Orient et qui étaient expédiées vers Bruges ou Bristol.

À l’initiative, disait-on, des frères de Sagres, un climat de

suspicion généralisée s’était abattu sur le pays. Les capitaines avaient reçu des consignes très strictes concernant l’embauche des équipages. Malheur aux matelots qui avaient navigué sur

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des navires castillans, aragonais, provençaux ou génois, et qui se trouvaient de passage au Portugal. Par crainte de les voir livrer des renseignements sur les terres récemment découvertes, il leur était interdit de s’embarquer pour la mystérieuse Guinée. La rage au cœur, ils maudissaient les véritables responsables de leurs malheurs, ces quelques marins à la langue trop bien pendue qui avaient guidé des capitaines étrangers à la suite des caravelles. À plusieurs reprises, des navires flamands, français et anglais avaient été capturés au large des possessions portugaises. Ramenés à Lisbonne, leurs équipages, après un procès expédié en quelques minutes, avaient été pendus. Leurs cadavres pourrissaient au soleil et des matelots se livraient parfois à de macabres plaisanteries en saluant bien bas ce qui restait de leurs anciens compagnons de débauche, priant le Ciel pour que pareil sort leur soit épargné.

Mestre Estevao, la voix tremblante de peur, avait révélé à Bartolomeo que la situation avait empiré après que le roi Afonso V eut accordé à Fernao Gomes, moyennant le paiement d’une rente annuelle de vingt mille réaux, le monopole des voyages à la côte de Guinée. À charge pour lui d’explorer, quatre années de suite, cent nouvelles lieues. Ses pilotes s’étaient acquittés de cette tâche, découvrant des contrées où nul Chrétien n’avait encore jamais mis les pieds. Pourtant, ces hardis navigateurs avaient fini par se lasser. Plus ils descendaient vers le sud, plus l’horizon se dérobait devant eux. La mer Océane paraissait n’avoir jamais de fin et l’Afrique s’étirer progressivement tel un serpent déployant ses anneaux. Il y avait là quelque chose de terrifiant qui décourageait les meilleures volontés. À quoi bon poursuivre ces voyages s’ils se limitaient à relever des dizaines de caps et de baies. À ce rythme, tous les saints du calendrier ne suffiraient pas pour leur donner un nom.

Capitaines et pilotes l’avaient noté dans leurs rapports, les souverains indigènes rencontrés ignoraient ce qui se trouvait au sud de leurs domaines mais affirmaient être les vassaux d’un monarque richissime, vivant dans l’intérieur des terres, heureux propriétaire d’innombrables et inépuisables mines d’or dont il envoyait la production tantôt vers la côte de Guinée, tantôt vers

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Tombouctou. Plutôt que de continuer à descendre vers le sud, c’est avec lui qu’il fallait entrer en relation afin de le convaincre de commercer exclusivement avec les Portugais.

Forts de cette conviction, Fernao Gomes et ses associés avaient refusé, en 1475, de renouveler le contrat qui les liait à la Couronne. Plus question pour eux de servir de limiers à celle-ci et de repousser sans cesse les limites du monde connu. Si le roi tenait tant à ces fastidieux voyages de découverte, il n’avait qu’à les financer sur sa cassette personnelle, ou en levant de nouveaux impôts sur les Juifs et les Maures.

Selon mestre Estevao, c’est alors que les frères de Sagres avaient fait parler d’eux. Admirateur du défunt prince Enrique le Navigateur, qui avait comblé de largesses leur père, ils avaient pris l’habitude de se réunir les uns chez les autres pour mettre en commun leurs idées et se prêter mutuelle assistance. Ils avaient réussi à se concilier les faveurs du prince héritier, Dom Joao, le véritable maître du pays depuis que son père, Afonso, après avoir abdiqué puis repris la couronne, s’était retiré dans son palais de Cintra. Ils l’avaient convaincu que rien n’importerait plus à sa gloire que de réaliser le rêve de son grand-oncle : contourner l’Afrique, trouver le passage vers l’Asie et entrer en contact avec le Prêtre Jean.

En fait, comme le comprit Bartolomeo, le petit peuple avait donné le nom de « frères de Sagres » aux membres de la « junte des mathématiciens » constituée par le médecin du prince héritier, José Vizinho. Une singulière confrérie que celle-là, composée de Maures, de Juifs et de Chrétiens assez oublieux des souffrances du Christ pour oser s’asseoir avec des Infidèles. Existait-elle réellement et était-elle aussi puissante qu’on le prétendait ? Nul n’osait le vérifier. Ses membres s’étaient montrés assez habiles pour que l’on voie en eux une institution quasi officielle à laquelle tous devaient respect et obéissance. Mestre Estevao en était le premier convaincu et, tout en se disant effrayé par eux, il laissait entendre que les frères de Sagres lui accordaient leur protection et lui avaient octroyé le monopole de la confection des cartes de la côte de Guinée. C’est à eux et à eux seuls qu’il devait les vendre après les avoir réalisées sur les indications de leurs pilotes. En échange, le

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Génois pouvait monnayer comme bon lui semblait aux armateurs et aux capitaines ses cartes de la mer Intérieure, du Golfe de Gascogne ou de la Manche, des cartes qui avaient établi sa réputation.

Les confidences de mestre Estevao avaient plongé Bartolomeo dans un trouble profond. Il ne savait pas s’il devait ou non faire confiance au vieil homme. Assurément, celui-ci l’avait pris en affection, peut-être parce qu’il était Génois comme lui. Pourtant, il était trop prudent pour mettre en péril sa modeste aisance et sa situation. Assurément, ce n’était pas par simple désir de s’épancher qu’il avait confié à son apprenti ce qu’il savait des « frères de Sagres ». La faute de Martim l’incitait peut-être à vérifier qu’il n’avait rien à craindre de Bartolomeo.

Lors de leurs retrouvailles, Cristovao avait remarqué l’air soucieux de son cadet qui tranchait avec sa jovialité habituelle. L’idée lui vint qu’il avait peut-être contracté une dette de jeu. Il avait vite écarté ce soupçon, cela ne ressemblait pas à son frère, plutôt économe de son argent. Aussi fut-il soulagé quand celui-ci lui raconta les confidences de mestre Estevao. Elles confirmaient, lui dit-il, ce qu’il avait lui-même appris en interrogeant des marins. L’un d’entre eux, qu’il avait copieusement régalé de pichets de vin, lui avait rapporté que de curieux personnages l’avaient interrogé à son sujet et l’avaient menacé s’il se montrait peu loquace :

— J’ai ri au nez de ces coquins. La belle affaire que de me prévenir que je ne trouverais plus d’embarquement à destination de l’Afrique ! Ai-je une tête à vouloir passer des semaines en mer à me dessécher au soleil et à attraper une mauvaise fièvre ? Je ne suis pas pressé de retrouver mes parents en enfer. Je les ai laissés débiter leurs niaiseries et leur ai dit que je ne te connaissais pas.

Cristovao n’avait pas été outre mesure surpris qu’on eût cherché à se renseigner sur lui. À vrai dire, il en était secrètement ravi. C’était la preuve que sa présence n’était pas passée inaperçue. Il en eut confirmation en croisant, deux jours plus tard, sur le port, Meshoullam de Volterra. Celui-ci l’interpella joyeusement :

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— Voilà notre Juif d’un soir ! Je désespérais de te revoir. Sans doute crains-tu d’être à nouveau enfermé… Permets-moi de te présenter le propriétaire de la maison où tu as passé la nuit, mon ami Eleazar Latam. Il a beaucoup ri de ta mésaventure.

— Je regrette sincèrement de ne point avoir été là pour vous tirer d’embarras. Je vous aurais fait sortir de la Judaria par la porte qui me permet d’aller et venir à toute heure. Demain, quelques personnes de qualité se retrouvent chez moi. Faites-moi le plaisir de vous joindre à nous.

Formulée sur un ton badin, l’invitation ressemblait fort à un ordre. Le lendemain, Cristovao constata que son hôte n’avait pas menti sur la qualité des convives. Il s’agissait d’armateurs, de capitaines et de pilotes qu’il avait eu l’occasion d’entrevoir sur les quais, deux barons et, évoluant de l’un à l’autre, Meshoullam de Volterra. À demi dissimulé derrière une tenture de brocart, un homme au visage émacié et aux mains fines paraissait donner des ordres aux domestiques, porteurs de lourds plateaux chargés de coupes de vin.

À son entrée, Cristovao avait été présenté aux autres par Meshoullam de Volterra :

— Voici le naufragé de la Judaria ! C’est le seul homme à s’être perdu corps et biens en pleine terre ferme. Je lui laisse le soin de nous en dire un peu plus sur lui.

Cristovao faillit être pris au dépourvu par cette brusque

entrée en matière. Dissimulant son trouble, il se lança dans le récit, qu’il avait longuement préparé, des circonstances de son arrivée à Lisbonne. Il expliqua que, né dans une famille de la côte ligure qui comptait parmi ses ancêtres un sénateur romain, il avait très tôt éprouvé l’envie de naviguer. Inquiet de ce projet, son père l’avait envoyé étudier à l’université de Pavie dont il avait suivi sans passion les cours. Devant le peu de goût de son fils pour l’histoire et le droit, son père s’était incliné et lui avait trouvé une place d’aide pilote à bord d’un navire génois, La Bechalla, propriété des frères Centurione. Las, le 13 août de l’an de grâce 1476, son navire, qui faisait route vers l’Angleterre avec une flotte génoise, avait été attaqué au large du Cap Saint-

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Vincent par un corsaire français, Guillaume de Casenove, dit Coulomb le Jeune. La Bechalla avait pris feu et rapidement coulé. Lui-même s’était jeté à la mer et avait eu la chance de pouvoir gagner le rivage en s’agrippant à une planche. Arrivé à Lagos, il s’était rendu à l’église pour remercier la Vierge Marie de l’avoir sauvé d’une mort certaine. De là, il avait gagné Lisbonne, sachant que son frère cadet y travaillait dans l’atelier de l’un de ses compatriotes. Depuis, il rongeait son frein, attendant de trouver un engagement.

Débité d’un ton modeste, avec ce qui convenait de douce résignation, son récit suscita l’intérêt. Tous avaient entendu parler de cette attaque menée par un corsaire au service de la France et du Portugal. Il avait outrepassé ses consignes en s’en prenant à des navires génois mais s’était justifié en affirmant que plusieurs d’entre eux, dont La Bechalla, arboraient le pavillon de la Bourgogne avec laquelle les deux pays étaient en conflit larvé. Tous félicitèrent Cristovao de la chance qu’il avait eue d’échapper à un naufrage où plusieurs dizaines de marins avaient trouvé la mort. Le jeune homme eut l’impression qu’ils regrettaient surtout de n’avoir pu mettre la main sur la cargaison de gomme et de mastic qui se trouvait à bord des bateaux et dont ils calculaient le profit qu’elle aurait pu leur rapporter. Devinant ses pensées, le maître de maison jugea utile de lui adresser quelques mots de réconfort :

— La chance vous sourit une nouvelle fois, jeune homme. Assurément, vous êtes un bon marin puisque vous avez pu nager jusqu’à la côte. À votre place, je l’avoue, j’aurais servi de nourriture aux poissons. Je le reconnais sans honte aucune, j’ai beau posséder plusieurs navires, je me suis toujours refusé à monter à leur bord. Mon ami Meshoullam me taquine assez à ce sujet, lui qui s’apprête à partir pour Alexandrie et Beyrouth.

Le Florentin lui rétorqua : — C’est à cause de toi et de tes pères que Moïse nous a fait

passer à sec la mer Rouge et nous a conduits pendant quarante ans dans le désert. Je te verrais bien dans les sables de Berbérie mais il te faudrait, au préalable, franchir les Colonnes d’Hercule.

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— Ne fais pas ton faraud. Tu profites de ce que je n’irai pas vérifier comment tu te comportes durant une tempête. Je doute fort que tu fasses toujours bonne figure.

Puis, se retournant vers Cristovao : — Qu’en pense notre marin ? Cristovao jugea habile de ménager l’un et l’autre : — Nul ne doit s’aventurer sur les flots s’il n’y est contraint

par une nécessité impérieuse. Un passager transi de peur peut attirer le malheur sur un équipage. Les marins les surnomment des Jonas et n’hésitent pas à les jeter par-dessus bord. Puisque Meshoullam est des nôtres, c’est la preuve qu’il ne redoute pas de naviguer.

Eleazar Latam sourit : — Voilà qui me dissuade à tout jamais de m’aventurer sur les

flots. Dans quelques semaines, j’envoie une flotte en Angleterre et j’ai besoin d’un bon commis pour seconder mes capitaines et pilotes. Vous me paraissez faire l’affaire. Ne protestez pas, considérez-vous comme étant d’ores et déjà à mon service. Prenez cette bourse afin de subvenir à vos besoins jusqu’au départ. Nous aurons l’occasion de reparler de cette expédition. Pour l’heure, il se fait tard. Les cloches vont bientôt sonner les Vêpres et il est temps pour vous de quitter la Judaria.

Les invités chrétiens prirent congé de leur hôte. Dès qu’ils

furent partis, Eleazar et Meshoullam se tournèrent vers l’homme que Cristobal avait pris pour l’intendant de la maison :

— Que pensez-vous de ce Génois, mestre José Vizinho ? — Qu’il mérite bien la réputation qu’on fait à ses

compatriotes d’être de fieffés menteurs ! Je doute fort qu’il ait été étudiant à l’université de Pavie ni même qu’il soit issu d’une famille noble comme il le prétend. Il n’a ni les manières ni le langage d’un lettré. S’il l’était, il n’aurait pas manqué de nous le prouver par quelques citations latines bien choisies.

— Reste, dit Meshoullam, qu’il a bien fait naufrage. Vous savez tous comme moi que ce maudit Français a attaqué des navires le 13 août dernier.

— Tout doux, répliqua José Vizinho. Il était au service de la Couronne et c’est grâce à lui et à sa bande de vauriens que nos

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entrepôts regorgent de marchandises. Je ne crois pas un seul mot de son récit. J’ai demandé des renseignements à ce sujet et vous les communiquerai le temps venu.

Eleazar le regarda d’un air intrigué : — Dans ce cas, pourquoi m’avoir suggéré de l’engager ? — Parce que je veux en savoir plus sur son compte. Trouvez-

vous normal que cet imbécile ait choisi de s’installer dans la Mouraria ? Et qu’il se soit laissé enfermer dans la Judaria ? Il y a là un faisceau de coïncidences troublantes qui ne peuvent être le fruit du hasard et de l’ignorance. C’est pour cette raison qu’il nous faut découvrir qui il est et ce qu’il vaut.

*

Le 27 Rajab 881 Au nom d’Allah le Clément et le Miséricordieux ! Au très respecté José Vizinho, le salut et la paix !

Je te remercie de la confiance que tu m’as témoignée en me

faisant adjuger la fourniture de jarres pour le palais. Tu n’auras pas à te plaindre du résultat.

S’agissant du Génois qui me loue une maison que je possède ici, jadis occupée par mon défunt fils, je n’ai qu’à me féliciter de lui. Il paie régulièrement ce qu’il me doit et j’ai cru comprendre que son caractère réservé l’a conduit à habiter notre quartier réputé pour son calme et sa sécurité.

Personne ne le vient visiter et je sais qu’il se rend chaque jour au port dans l’espoir d’y trouver un engagement.

À ce que je sais, il est Nazaréen. Peut-être a-t-il été jadis l’un des vôtres car il m’a posé des questions sur vos Judarias dont je lui ai expliqué la localisation et les règles qui les gouvernent. J’espère ne point avoir mal agi.

Qu’Allah le Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux veille sur toi et les tiens.

Ali Al Ushbuni, alcade de la Mouraria.

*

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Le 19 Heshvan 5237 À notre frère bien aimé l’illustre José Vizinho, que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob le comble de bienfaits et le garde en vie !

Dès réception de ta lettre, moi, Samuel Ben Abraham,

ouvidor de la communauté de Lagos, je me suis enquis des événements que tu évoquais. Il est vrai que les fils d’Edom se sont battus au large de notre ville et que plusieurs bateaux ont fait naufrage.

Les corps de nombreux malheureux ont été rejetés par la mer et ont été enterrés par leurs frères. La Providence a voulu que nul enfant d’Israël ne figure parmi eux. J’ai discrètement interrogé le gouverneur de Lagos, dont j’administre la fortune, et il m’a confirmé qu’il n’y avait eu aucun survivant.

Voilà ce que je puis te dire pour satisfaire ta curiosité. Sache que nous apprécions tous le zèle que tu déploies en faveur de ton peuple, et que nous prions pour ta santé et la bonne marche de tes affaires.

Samuel Ben Abraham.

*

Le 17 novembre de l’an de grâce 1476 À mestre José Judéu Vizinho

Je te remercie du somptueux présent dont tu as bien voulu

me gratifier. J’ai fait grand honneur à cet excellent vin de Madère que tu me recommandes pour calmer les migraines qui me font endurer mille tourments.

J’ai fait diligence et me suis renseigné sur les Génois arrivés récemment dans cette cité de Séville. Deux frères, Cristoforo et Bartolomeo, ont débarqué de la Bechalla et ont logé chez le consul de leur nation. D’après ce que j’ai pu apprendre, celui-ci leur a remis une lettre de recommandation pour l’un de leurs compatriotes, mestre Estevao, cartographe à Lisbonne.

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Ils sont partis pour cette ville, munis d’un sauf-conduit que je leur ai délivré après avoir constaté qu’ils étaient de bons Chrétiens et qu’ils disposaient de l’argent nécessaire pour pourvoir à leur entretien.

Je suis ton très fidèle serviteur,

Antonio de Ribeira, agent de la couronne du Portugal à Séville.

*

Le 22 novembre de l’an de grâce 1476

Noble seigneur, Mon commis m’a lu ta lettre et je l’ai chargé d’écrire cette

réponse. J’ai effectivement vendu un esclave africain à un Maure de cette ville et à son locataire génois. Celui-ci m’a payé comptant et je puis t’assurer que sa bourse était bien remplie. Ce qui est d’autant plus scandaleux qu’il a usé de mille artifices pour obtenir un prix qui couvre à peine les frais que j’avais engagés pour faire venir ce captif. J’ose espérer que ta bonté me récompensera de la hâte avec laquelle je réponds à ta demande et que tu m’aideras à récupérer mon dû. Si tu le souhaites, j’ai un lot d’esclaves que je suis prêt à te céder à un prix très avantageux, dont une jeune fille, prénommée Maria, qu’on dit bonne reproductrice.

Pero de Cintra, marchand au Vieux Pilori.

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3

Les tuiles d’or de Cypango

Emmitouflé dans une mauvaise peau de mouton qu’un marin lui avait vendue pour une fortune, Cristovao regrettait presque d’avoir accepté la proposition d’Eleazar Latam. Elle lui avait pourtant permis de rester à Lisbonne alors qu’il était à court de ressources et dans l’incapacité de solliciter l’aide du représentant des Centurione par crainte d’être démasqué. Passer au service du négociant était une première étape du plan qu’il mûrissait et qui lui permettrait, si tout allait bien, de pénétrer dans l’entourage des conseillers du souverain.

Il s’était donc empressé de donner toute satisfaction à son nouvel employeur. Il avait passé de longues journées à vérifier minutieusement le chargement de la cargaison, de lourds tonneaux de vin de Madère et des caisses de sucre. Il avait pour mission de les convoyer jusqu’à Londres où ces produits s’arracheraient. Les Anglais, disait-on, raffolaient de ce vin qu’ils préféraient à ceux, plus âpres, de Guyenne et du Val de Loire. Pour le sucre, cuisiniers et apothicaires en utilisaient de grandes quantités dans leurs préparations. En créant d’immenses plantations dans l’Algarve et à Madère, et en les faisant cultiver par les esclaves venus d’Afrique, les Portugais avaient ravi aux Vénitiens ce marché.

Débordant d’activité, Cristovao avait aidé les capitaines de la flotte à recruter leurs équipages. Il avait passé des heures à examiner les hommes qui se présentaient, dont certains avaient deux fois son âge. Ces rudes gaillards s’exprimaient peu, comme si les mots étaient un luxe superflu. Ils s’assuraient seulement qu’ils auraient, matin, midi et soir, du vin et de la viande trois fois par semaine. Quelques-uns tiquaient en apprenant qu’un tel avait déjà été engagé. À chaque fois que cela se présentait, Cristovao refusait de les prendre à bord, se doutant bien que ces coquins n’avaient qu’une chose en tête : solder de vieux

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comptes. En riant, l’un des capitaines avait remarqué qu’il n’était guère tendre pour ses compatriotes. Il avait délibérément omis d’engager des Génois, par crainte que l’un d’entre eux n’ait jadis fréquenté la taverne de Domenico et ne reconnaisse en lui le gamin aux cheveux roux qui aidait son père.

Un matin, il avait eu la surprise de croiser Paolo de Noli, le cousin de Filippo et Federigo Centurione, venu surveiller le chargement d’une caraque en partance pour la Flandre. Il déambulait, flanqué d’un commis, observant attentivement les navires prêts à lever l’ancre, se renseignant sur leur destination et leur cargaison. Eleazar Latam avait ricané :

— Voilà un homme qui fait peu honneur à ta nation. S’il n’était qu’idiot, passe encore, mais il est d’une rare suffisance. Il prétend connaître mieux que quiconque la mer et ses dangers. Il a toujours refusé d’envoyer des navires à Madère car nos capitaines lui ont raconté leurs supposés fréquents naufrages pour augmenter ses craintes. Il est si bête que nous fermons les yeux sur sa curiosité. Ce qui l’intéresse, c’est uniquement de savoir si des bateaux partent pour la Flandre, avec laquelle il fait l’essentiel de son commerce. J’ai rencontré ses cousins à Séville et je ne comprends pas pourquoi ils s’obstinent à avoir recours à ses services. À leur place, je me serais débarrassé de lui.

— Je connais bien les gens de ma nation. S’ils ne le font pas, c’est qu’ils y trouvent leur intérêt.

— Ou qu’ils sont des gagne-petit. Ils ne comprennent pas que leur prudence finira par les perdre. La Flandre décline depuis que le roi de France cherche à mettre au pas le duc de Bourgogne. Quand ils le comprendront, il sera trop tard. Heureusement, je constate que d’autres Génois de ma connaissance se montrent plus perspicaces et audacieux.

Cristovao avait esquissé un geste de remerciement, flatté de

cette appréciation, tout en devinant que son interlocuteur lui tendait un piège ou cherchait à lui tirer les vers du nez. Il n’avait pas eu le temps de réfléchir plus avant à cette conversation. Il avait tant de choses à régler qu’il n’avait pu faire ses adieux à Bartolomeo. Eleazar l’avait en effet convoqué la veille du départ pour lui annoncer qu’une fois la cargaison débarquée à Londres,

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il devrait se rendre dans la lointaine île de Thilé3 pour y prendre livraison d’un chargement de précieuses fourrures, des peaux de renard réunies par un cousin de l’armateur. Eleazar lui fit comprendre qu’il attachait beaucoup de prix à cette affaire qui devait lui rapporter gros. Les barons de la cour, soucieux de leur élégance, étaient prêts à payer très cher ces fourrures, pour orner leurs longues robes de velours.

Cristovao s’était demandé pourquoi le Juif avait tant tardé à le prévenir. Peut-être avait-il eu peur d’essuyer un refus de sa part. À en croire l’un des pilotes, ce n’était pas un voyage facile. À cette époque de l’année, la mer, dans ces régions, était prise par les glaces et ses abords infestés de monstres marins capables de briser en mille morceaux les navires les plus solides. L’homme s’était d’ailleurs prudemment signé en apprenant ce changement de destination ; il avait maugréé quelques mots incompréhensibles.

La première partie du voyage s’était déroulée sans encombre, hormis une tempête qui avait dispersé la flottille à son entrée dans le golfe de Gascogne. Les navires s’étaient retrouvés au large du Finistère et avaient gagné Londres. Cristovao n’était resté que quelques jours sur les bords de la Tamise, le temps de faire provision d’eau fraîche, de légumes et de viandes. La ville lui avait déplu. Il y faisait froid et un mauvais crachin transformait ses rues en torrents de boue. Les habitants paraissaient vouer une acrimonieuse haine aux étrangers et n’avoir qu’une obsession : les détrousser. Il avait gagné Thilé en longeant les côtes d’Irlande noyées dans le brouillard. En remontant vers le nord, son navire, par chance, avait trouvé une mer libre de glaces mais en proie à de fortes marées.

Il avait accosté dans un port de taille modeste. Ce n’était pas une ville à proprement parler, tout au plus quelques cahutes de torchis regroupées autour d’une église en bois importé de Norvège. Les jours étaient si courts que les habitants disposaient seulement de quelques heures pour vaquer à leurs occupations avant d’être à nouveau plongés dans les ténèbres.

3 L’Islande.

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Sa seule consolation était que, de la sorte, il pouvait passer les longues soirées en compagnie du cousin d’Eleazar Latam, Joao de Coïmbra, qui l’avait chaleureusement accueilli et lui avait proposé de loger chez lui.

Petit, trapu, le visage d’un teint olivâtre, vêtu avec recherche, il l’avait aussitôt mis à l’aise :

— Ne soyez pas surpris si, ce soir, je vous abandonne quelques instants pour me rendre à l’église où m’appellent les affaires de la paroisse. Contrairement à mon parent, je ne suis pas resté fidèle à la foi de mes pères. J’avais envie de voyager et quelques gouttes d’eau m’ont ouvert les portes de l’Angleterre et de ce pays, des portes fermées à ceux de ma race. Eleazar a été assez intelligent pour le comprendre et ne rien changer à nos rapports. À vrai dire, il n’est pas mécontent de me savoir ici plutôt qu’à Lisbonne, où j’aurais été un objet de scandale pour lui et les siens. Il y trouve son intérêt et c’est celui-ci qui l’a aussi poussé à vous employer.

Cristovao avait esquissé un geste de dénégation. — Allons, ne faites pas l’indigné, cela ne vous servira à rien.

Vous savez que j’ai raison. Considérez-vous comme mon invité. Vous n’avez pas le choix. Notre port n’a qu’une auberge que je vous déconseille fortement. Son tenancier, Olaf, l’un de mes amis, y sert une nourriture infecte et ses chambres sont d’une saleté repoussante. Ses clients y font à peine attention car ce qui les attire dans ce lieu, ce sont les servantes, de fieffées coquines qui passent plus de temps au lit que dans la salle. Ma foi, si le cœur vous en dit…

Cristovao s’était donc installé chez Joao de Coïmbra,

désireux d’en savoir un peu plus sur ce nouveau protecteur. Il n’avait pas été déçu. Son hôte s’était montré fort loquace. Assis près d’un bon feu, les deux hommes avaient longuement devisé. Le Portugais l’avait taquiné sur ses origines :

— Mon cousin m’écrit que vous êtes Génois de nation. Voilà qui me plaît fort. Je voue une grande reconnaissance à votre ville que je ne connais pas. Pour une seule et bonne raison : la défaite qu’elle infligea aux Vénitiens et aux Pisans au large de Korcula, dans l’Adriatique. Durant cette bataille, vos aïeux

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capturèrent l’un des hommes les plus remarquables que la terre ait portés, messire Marco Polo. Durant sa captivité dans vos prisons, il a raconté ses incroyables pérégrinations à l’un de ses compagnons d’infortune et celui-ci les a mises par écrit. Je me suis procuré une copie de son Devisement du monde, il y a de cela plusieurs années, et je le lis et le relis avec toujours le même émerveillement. Bien entendu, vous connaissez ce texte.

Cristovao, qui s’était laissé gagner par la douce chaleur du feu ronflant dans la cheminée, sursauta. Marco Polo, bien sûr, il avait entendu parler de ce marchand que ses concitoyens surnommaient « Messer Millione » pour se moquer de ses récits sur les fabuleuses richesses du Grand Khan dont il prétendait avoir été le conseiller très écouté. À Chio, il avait vu un vieux marin sortir de son coffre un cahier relié en cuir et lire à ses compagnons, qui l’écoutaient bouche bée, certains passages où il était question d’hommes à tête de chien et d’animaux tous plus extraordinaires les uns que les autres. Il avait observé la scène de loin car les matelots n’aimaient pas qu’un commis se mêle à leurs conversations. Il avait toutefois été étonné de la gravité avec laquelle ils prêtaient l’oreille à cette lecture, esquissant parfois un signe de croix quand il était question des divinités des idolâtres. La magie des mots opérait sur ces durs à cuire, pourtant insensibles aux sermons des prêtres.

Se souvenant de cette scène, il feignit de prendre de haut son interlocuteur. Oui, ses maîtres, à l’université de Pavie, expliqua-t-il, lui avaient parlé de Marco Polo mais tenaient en très piètre estime le Vénitien. C’était un affabulateur qui s’était contenté de recopier les écrits du sublime Pline l’Ancien quand il n’avait pas purement et simplement inventé certains détails. Pour le dire tout net, et Cristovao était sur ce point bien d’accord avec ses doctes professeurs, l’homme avait eu l’audace de contredire les sages conclusions auxquelles étaient parvenus les Pères de l’Église, saint Augustin ou Isidore de Séville par exemple. Or c’était sur eux et sur leurs vénérables écrits que tout bon croyant devait s’appuyer pour comprendre le monde.

Joao de Coïmbra avait éclaté de rire : — Quel gentil petit clerc vous nous faites ! Vous débitez avec

conviction les pires niaiseries qu’on vous a fourrées dans la tête,

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comme si c’étaient des vérités premières. Par ma foi, j’en viens même à douter que vous vous trouviez dans la même pièce que moi. Après tout, ni Augustin ni Isidore de Séville n’ont mentionné l’existence de cette île située au-delà des limites du monde connu. Ils ignoraient pareillement l’existence de Madère et des Açores dont mon cousin tire de très gros bénéfices qui lui permettent de vous payer un salaire de misère. C’est bien la preuve que les Anciens, que vous prétendez avoir étudiés, ne savaient pas tout. Nous avons découvert Madère, les Açores et les Canaries. Il se pourrait qu’il existe d’autres terres dont nous ne savons rien. Puisque vous avez été étudiant, vous ne pouvez ignorer ce que Sénèque écrit dans sa Médée : « Un temps viendra au cours des siècles où l’Océan élargira le contour du globe pour découvrir à l’homme une terre immense et inconnue. La mer nous révélera de nouveaux mondes et Thulé ne servira plus de bornes à l’univers. » Bon, je vous le concède, c’était un abominable païen et le maître de Néron. Mais, enfin, monsieur l’étudiant, vous ne pouvez négliger ce qu’il dit.

Cristovao détourna la tête pour cacher son trouble. Impitoyable, Joao poussa son avantage :

— Vous rêvez naturellement de faire fortune et d’accomplir de grandes choses, du moins si vous n’êtes pas stupide et borné.

— Certes, j’ai jadis rêvé de délivrer Jérusalem. C’est là la plus noble mission que puisse se donner un Chrétien.

— Vous en êtes encore à nourrir de telles rêveries ? — Ce ne sont point des rêveries et vous devriez le savoir

mieux que quiconque ! — Qu’insinuez-vous par là ? Que le fait que mes parents

soient juifs devrait me faire chérir plus que quiconque la Terre sainte ? Il y a mieux à faire que cela puisque Jérusalem est aux mains des Maures et le restera sans nul doute de toute éternité. Nous ne pouvons que le déplorer mais nous avons mieux à faire que de gémir. Il est d’autres buts vers lesquels tendre notre volonté. Cela vous plairait-il de naviguer jusqu’à Cypango ?

— Cypango ? — Vous prétendez avoir étudié à Pavie et avoir entendu

parler de messire Marco Polo et vous ne connaissez pas ce nom. Voilà qui est bien curieux !

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Joao se leva péniblement et, dans la pénombre, fouilla dans un coffre dont il finit par extraire un manuscrit. Un sourire barra son visage quand il eut découvert le passage qu’il cherchait. D’un ton triomphant, il lut à haute voix :

— Cypango est une île qui se trouve en la haute mer, vers le levant, à quinze cents milles loin de la terre ferme. C’est une île très grande, dont les habitants sont idolâtres et se gouvernent eux-mêmes. La quantité d’or qu’ils possèdent est, je vous l’affirme, illimitée, car ils trouvent ce métal dans leur île. Peu de marchands visitent le pays parce qu’il est trop loin de la terre ferme ; c’est pourquoi l’or s’y trouve en une abondance si démesurée qu’ils ne savent qu’en faire.

Joao fit tinter dans la paume de sa main quelques pièces avant de poursuivre :

— Je vais vous conter une grande merveille sur le palais du seigneur de cette île. Sachez qu’il possède un grand palais dont la couverture est toute d’or fin, de la même manière que celle de nos églises est de plomb, de sorte que sa valeur est telle que c’est à peine si on la pourrait estimer. En plus, tout le pavement du palais, le sol des chambres, est entièrement en plaques d’or comme des dalles en pierre, et bien épaisses de deux ou trois doigts ; toutes ses fenêtres sont pareillement en or fin, de sorte que ce palais est d’une richesse si démesurée que nul ne le pourrait croire.

Joao de Coïmbra fit une pause avant de continuer : — Ils ont aussi en abondance des pierres précieuses et des

perles qui sont de couleur rose, très belles et de grand prix. Ces perles sont très épaisses et rondes et valent autant que les blanches. En cette île, il en est qui ensevelissent leurs morts, il en est d’autres qui les incinèrent ; à ceux qui sont ensevelis, l’on a l’habitude de placer l’une de ces perles dans la bouche.

Joao ricana : — Cela vaut mieux que la misérable obole dont les anciens

Grecs munissaient leurs morts pour que Charon leur fasse passer le Styx. Par Dieu, je me ferais bien fossoyeur sur cette île !

Cristovao se signa à la hâte. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il lui semblait que des torrents de perles et de pierres

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précieuses étaient sur le point d’engloutir la pièce. Surtout, les propos de son hôte l’avaient troublé au plus haut point. Ils lui avaient fait prendre conscience de son ignorance, pis encore, de sa bêtise crasse. Non seulement il était inculte, mais surtout stupide, désespérément stupide, borné, naïf, dépourvu d’imagination et de sens critique, se satisfaisant de l’apparence des choses et des fausses évidences.

Lui revint soudain en mémoire la fameuse nuit de Mocònesi où lui et Bartolomeo avaient failli croiser des sorciers. Ces êtres maléfiques dont le bûcheron disait avoir aperçu les yeux et, si c’étaient eux, les deux gamins réfugiés dans un arbre pour échapper aux loups. Comment avait-il pu ne pas le comprendre et, au contraire, bêler des cantiques en suivant la procession improvisée par le curé pour remercier Dieu d’avoir protégé le village contre un tel péril ?

Son père, Domenico, avait raison, il n’était qu’un bon à rien. Un cardeur ou un foulon en savaient plus que lui sur l’existence. Ils étaient mille fois plus débrouillards que lui. Quel nigaud faisait-il, misérable gamin égaré dans le monde des adultes. Il prenait soudain conscience que, des années durant, on lui avait menti ou, plutôt, qu’il avait consenti de bonne grâce à ce qu’on abuse de sa naïveté et de sa crédulité. Enfant, il l’était resté, comme le montraient ses rêveries à propos de Jérusalem et sa maniaque façon d’économiser pièce sur pièce pour financer la croisade. Qui sait si ce brave Michele da Cuneo n’en profitait pas et ne se servait pas de son modeste pécule pour mener grand train à Gênes ? Voilà longtemps que le « vicomte de Hébron » ne lui avait d’ailleurs pas donné de ses nouvelles ! Ce filou profitait-il de sa naïveté ? Oui, cent fois oui, il y avait mieux à faire et il commençait à le comprendre. Après tout, ce que Joao lui avait dit de Thilé, de Madère et des Açores était rigoureusement exact, cent fois plus vrai que les racontars du curé de Mocònesi sur le royaume du Prêtre Jean. Pourquoi n’en serait-il pas autant de Cypango, à laquelle il paraissait attacher tant d’importance ?

La colère le submergea à tel point qu’il quitta précipitamment la pièce, sans même prendre congé de son hôte, pour se réfugier sur son navire. Là, dans sa cabine, transi de

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froid, il chercha en vain le sommeil, assailli par ses pensées. Il prenait le clapotis de l’eau pour le ricanement des matelots qu’il imaginait se gausser de sa bêtise. Jamais plus, pensait-il, il n’oserait leur donner un ordre.

Ces sombres pensées le tinrent éveillé jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Il s’en retourna alors chez Joao de Coïmbra qu’il trouva assoupi devant la cheminée, le manuscrit posé sur ses genoux. L’homme se réveilla et l’invita à s’asseoir :

— J’espère que votre fureur est retombée. Croyez-moi, je n’ai pas voulu vous blesser. Vous ressemblez trop au jeune homme que j’ai été pour que je puisse nourrir un tel dessein. Tout au contraire, je voulais vous faire partager l’émerveillement qui me saisit à chaque fois que je lis le Devisement du monde. L’occasion m’est rarement donnée ici de discuter de telles questions. Les habitants de cette île ont les vieux grimoires en horreur et la moindre chose sortant de l’ordinaire dépasse leur entendement. Ils n’ont jamais voulu me croire quand je leur ai expliqué qu’au Portugal, l’été, la chaleur est parfois si forte qu’il est impossible de rester dehors en pleine journée.

— Êtes-vous sûr que Cypango existe ? — Je vous préfère ainsi, méfiant, vindicatif, exigeant. Marco

Polo n’a pu l’inventer. On n’invente pas une terre, encore moins en découvre-t-on une. On peut imaginer un personnage, lui prêter un visage, des traits de caractère. On peut aussi imaginer des hommes à tête de chien ou de chat, des femmes avec des nageoires de poisson. Pourquoi pas ? Lors de leurs fêtes, les nobles revêtent bien des déguisements extravagants. On peut tout inventer, il suffit d’en avoir la volonté ou d’avoir vidé pichet sur pichet. Inventer une terre, c’est autre chose. Cela dépasse l’entendement. Il y faudrait un génie que nous, mortels, sommes loin, très loin de posséder. Pour nier notre faiblesse insigne, nous feignons de penser que le monde connu et le monde qui existe ne font qu’un. Quitte à tricher un peu lorsque d’audacieux marins débarquent dans des régions jusque-là ignorées par les cartographes. Nous n’en faisons pas un drame. Nous élargissons nos cartes comme l’on retaille un pourpoint quand son propriétaire a pris un peu de poids.

— Cela ne signifie pas que Cypango existe.

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— Décidément, vous êtes peu patient. Il y a deux jours de cela, vous ignoriez tout d’elle et vous ne vous en portiez pas plus mal. Et voilà qu’aujourd’hui il faut qu’on vous fournisse, toutes affaires cessantes, des preuves de son existence. Puisqu’il en est ainsi, suivez-moi.

Les deux hommes marchèrent quelques minutes dans la boue jusqu’à l’église. Le Portugais désigna au Génois un petit tas de pierres à l’extérieur de l’enclos :

— La voilà, votre preuve ! Cristovao hésitait sur la conduite à tenir. Joao se moquait-il

de lui ou lui tendait-il un nouveau piège ? Il se balança d’une jambe sur l’autre pour tenter de se donner une contenance, guettant une explication :

— Vous apprenez vite, jeune homme, et cela me réjouit. Vous avez préféré vous taire plutôt que de proférer une énormité ou me rompre les oreilles avec ce qu’Isidore de Séville dit des tas de pierres, car il n’a pas pu ne pas aborder ce sujet. Sachez donc que cet endroit est la sépulture de deux pauvres créatures sans doute mortes de faim et de soif à bord d’une étrange barque que les courants portèrent vers notre île. À quoi ressemblaient-elles ? Je ne puis vous le dire avec certitude. Les oiseaux avaient dévoré une partie de leurs visages. Elles étaient de petite taille, presque nues comme les Nègres d’Afrique à ceci près que la couleur de leur peau tenait de la brique, enfin d’une brique mal cuite. Hormis cela, elles étaient en tous points semblables à nous. Il ne fait aucun doute qu’elles avaient dérivé depuis l’ouest. J’ignore d’où elles venaient. En tous les cas pas des terres situées plus au nord où les habitants d’ici se rendaient il y a encore cent cinquante ans pour y rencontrer leurs parents, de bons Chrétiens dont l’évêque était nommé par Rome. Celles-là ne leur ressemblaient pas. Étaient-ce des habitants de Cypango ? À l’époque, je n’avais pas encore lu le Devisement du monde et je me suis simplement préoccupé de leur donner une sépulture, hors de l’enclos réservé aux baptisés.

— Est-ce là votre seule preuve ? Elle n’est guère convaincante.

— Avez-vous entendu parler des Sept Cités ? — Non.

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— Il est vrai que vous êtes Génois et que vous ignorez l’histoire de notre nation. Lors de la conquête du Portugal par les Maures, sept évêques se seraient embarqués avec leurs fidèles et auraient cinglé vers l’ouest. Ils auraient gagné des îles au milieu de la mer Océane qui seraient encore habitées par leurs descendants. Nos Maures ont une légende similaire. Ceux de Lisbonne affirment que huit des leurs, tous cousins, s’élancèrent également sur les flots, cette fois pour fuir les Chrétiens. Je suis trop vieux pour me lancer à la poursuite des uns et des autres. C’est peut-être à vous qu’il reviendra de le faire et de poursuivre le voyage jusqu’à Cypango. Seigneur de Cypango, avouez que cela pose son homme.

Dans les jours qui suivirent, Cristovao et Joao ne se virent pratiquement pas. Le Génois surveillait le chargement des peaux et des provisions. Son hôte s’était enfermé pour vérifier soigneusement les registres de comptes destinés à Eleazar et écrire, disait-il, des lettres à des négociants de sa connaissance. Le matin du départ, il se rendit à bord du navire, portant dans ses bras un paquet enveloppé dans un morceau de toile qu’il tendit à Cristovao :

— J’ai bien cru que mes commis et moi, aidés du curé, n’y parviendrions jamais. J’ai épuisé ma provision d’encre et de papier pour recopier le Devisement du monde. Je ne suis pas sûr que mes aides n’aient pas trébuché sur certains mots et qu’ils n’aient pas raccourci certains passages quand l’envie leur prenait de dormir. Peu importe, l’essentiel du texte est là. Lisez-le avec soin, vous en ferez bon usage. N’oubliez pas de remettre à mon cousin ces lettres où je l’informe de la bonne marche de ses affaires et où je lui dis que les glaces du Septentrion ont aiguisé votre esprit.

*

Cristovao avait retrouvé Lisbonne avec une joie qu’il n’avait

jamais éprouvée jusque-là. En apercevant au loin la masse du château Saint-Georges, il avait tressailli d’aise. Il était de retour chez lui et avait hâte de retrouver sa maison de la Mouraria. Ali l’avait chaleureusement accueilli et avait levé les yeux au ciel

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quand il lui avait demandé où se trouvait Paolo. Le vaurien avait mis à profit l’absence de son maître pour vaquer à ses propres affaires. Dieu sait comment, il s’était mis en cheville avec le marchand qui l’avait vendu au Génois et auquel il aurait dû vouer une farouche rancune. Il était devenu son aide et lui prodiguait ses conseils pour écouler sa marchandise, un terme qu’il affectionnait particulièrement. Pour lui, les malheureuses créatures sorties des entrailles des navires étaient comme les sacs de malaguette entreposés dans la cale. Elles devaient être vendues au meilleur prix, quitte à tricher avec la vérité.

Avec une habileté diabolique, Paolo s’était transformé en maquignon. Il vendait un cheptel humain et utilisait les mêmes ruses que les marchands de chevaux et de bœufs. À en croire ces derniers, leurs montures, même quand il s’agissait de haridelles décharnées, étaient de splendides destriers et leurs animaux de trait de robustes bovidés habitués à tirer les charrues et les carrioles. Il en allait de même pour les captifs qui n’avaient pas trouvé preneur lors de leur enregistrement à la douane des Sept Maisons. Il les bichonnait pour leur redonner un semblant d’apparence humaine.

Il suffisait de gaver des femmes réduites à l’état de squelettes pour les transformer en robustes matrones à la poitrine opulente et à la croupe charnue. Sous la menace du fouet, il les obligeait à avaler chaque jour des litres et des litres de soupe épaisse et des bouillies de mauvais gruau. Elles grossissaient à vue d’œil, passant le plus clair de leur temps à somnoler entre deux repas. Dès qu’elles avaient atteint le poids désiré, elles étaient conduites sur estrade où le marchand vantait en termes fleuris leur force et leur bonne santé, ajoutant quelques remarques salaces sur leurs charmes. Il arrivait à Paolo d’en lutiner certaines. L’enfant qu’elles porteraient doublerait leur valeur et l’acheteur faisait de la sorte une bonne affaire.

Avec les vieillards des deux sexes, il procédait autrement. Il était difficile de dissimuler leur âge et inutile de teindre la maigre laine blanche qui leur tenait lieu de cheveux. Après quelques expériences malheureuses, il avait constaté que les malheureux ne supportaient pas une alimentation trop riche. Pourtant, c’était une marchandise de choix. Certes, ils ne

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pouvaient pas travailler aux champs ou être employés comme portefaix mais ils étaient assez valeureux pour servir de domestiques. Il suffisait de flatter le naïf et maladif orgueil des Lisboètes. Du plus pauvre au plus riche, ces derniers se croyaient être de grands seigneurs. Pourquoi ne pas leur faire croire que ces épaves humaines, qu’ils regardaient d’un air dédaigneux, avaient jadis été des souverains puissants et respectés régnant sur d’immenses étendues et de nombreux sujets. Hélas, ils avaient été défaits au combat et condamnés à un sort cruel auquel rien ne les préparait. Ce qui expliquait leur hébétude. Quant aux vieilles, elles étaient leurs femmes ou leurs parentes. Leur maladresse tenait à ce qu’elles avaient toujours été servies par des nuées d’esclaves. Paolo avait ainsi transformé la place du Vieux Pilori en marché où l’on pouvait se procurer des dizaines de Priam, d’Hécube et de Cassandre. C’était à croire que l’Afrique regorgeait de rois et de royaumes perpétuellement en guerre et déversait ses aristocrates sur les quais de Lisbonne.

Paolo avait vu juste. Les esclaves étaient déjà si nombreux qu’en posséder un n’avait rien d’exceptionnel. Le moindre savetier aurait estimé déchoir s’il n’avait pas pour balayer son échoppe un fils de Cham. Mais faire vider ses récipients intimes par un homme qui avait jadis porté la couronne, voilà qui l’élevait singulièrement au-dessus de ses semblables. La fable avait si bien fonctionné que le faiseur de rois en venait presque à maudire les capitaines lorsque ceux-ci ne ramenaient que des captifs jeunes et en bonne santé. Il avait besoin de son lot de vieillards pour satisfaire les caprices de sa clientèle et lui assurer que le cul des bébés serait royalement torché.

Non content de vendre de la sorte ses frères les plus âgés, Paolo avait trouvé le moyen de se débarrasser des éclopés et des infirmes. Il les louait purement et simplement aux pauvres officiels, aux mendiants patentés, qui se tenaient à la sortie des églises et s’efforçaient de susciter la compassion des fidèles. À la longue, ils avaient fini par lasser les âmes les plus pieuses, fatiguées d’entendre leurs plaintes. Désormais, ils pouvaient supplier qu’on les aidât à nourrir des âmes fraîchement gagnées

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à la vraie foi et qui attendaient de leurs frères dans le Christ le soulagement de leurs misères.

Ce prospère négoce risquait d’être mis à mal par le retour de

Cristovao. Mis en présence de son maître, Paolo ne perdit pas contenance. Avec un aplomb qui aurait pu lui valoir le fouet, il lui proposa tout bonnement de lui racheter sa liberté en échange d’un vieux couple qu’il présenta sans rire comme d’anciens souverains auxquels il s’était attaché et qu’il avait soustraits jusque-là à leurs acheteurs potentiels. Cristovao fut touché par le regard qu’échangeaient entre eux l’homme et la femme, redoutant qu’on les sépare, une épreuve à laquelle ils ne survivraient pas. Les prendre à son service, c’était s’assurer leur fidélité a toute épreuve. Celle qu’il ne pouvait attendre de ce vaurien de Paolo qui serait bien capable de l’espionner. L’affaire fut rapidement conclue. Quelques semaines plus tard, Cristovao apprit que son ancien esclave n’avait guère profité de sa liberté. Il avait été retrouvé au petit matin, baignant dans son sang, non loin de la place du Vieux Pilori, victime sans doute d’une de ses entourloupes.

À son arrivée, Cristovao s’était rendu chez Eleazar pour lui remettre les livres de comptes et les lettres que lui avait confiés Joao. Le négociant l’avait prié de revenir le surlendemain, une fois qu’il aurait pris connaissance de cette correspondance. Au jour dit, le Génois s’était présenté chez l’armateur qui l’avait chaleureusement accueilli :

— Mon cousin m’affirme n’avoir eu qu’à se réjouir de votre compagnie. Je veux bien le croire car il doit s’ennuyer fort au milieu des rustauds qui l’entourent. C’est le prix qu’il a payé pour son apostasie. Son père a observé le deuil rituel pour bien montrer que son fils avait cessé de vivre à ses yeux. Sa mère, ma tante, m’a supplié de pourvoir à son entretien. Puisqu’il rêvait de voyager, je l’ai envoyé en Angleterre et à Thilé où il m’était interdit de me rendre.

— Je crois qu’il a trouvé une certaine paix de l’âme. C’est un homme de bien, qui prend grand soin de vos intérêts.

— C’est le moins que je puisse attendre de lui. De fait, ses fourrures sont d’excellente qualité et vont me rapporter de trois

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à quatre fois les frais que j’ai engagés pour les récupérer. Je n’ai qu’à me féliciter de vos services. J’enverrai dans quelques semaines une flotte à Madère et, par Dieu, vous en serez.

*

Cristovao avait pris bonne note de cette promesse. Il avait,

pour l’heure, mille choses à régler. Il lui fallait notamment veiller à ce que son navire subisse les réparations rendues nécessaires par un long séjour en mer. La coque et la voilure avaient subi de nombreuses avaries. Pour effectuer ces travaux, il avait recours à une main-d’œuvre très bon marché : l’équipage. À terre, la plupart des hommes se retrouvaient livrés à eux-mêmes. Rares étaient ceux que femme et enfants attendaient. La majorité ne savait souvent pas où aller. Certes, ils auraient pu regagner les villages où vivaient leurs familles et s’efforcer de cultiver quelques maigres arpents de blé ou de seigle. Mais ils n’ignoraient pas qu’ils y seraient mal reçus. La plupart du temps, leur départ avait été perçu comme un véritable soulagement. C’était une bouche de moins à nourrir. Ils risquaient aussi de découvrir que leurs parents étaient morts pendant leur absence et que leurs frères et sœurs s’étaient partagé leurs maigres biens sans réserver leur part. Mieux valait tirer un trait sur le passé. Une fois qu’ils avaient bu leur salaire dans les tavernes, les matelots étaient trop heureux de pouvoir continuer à dormir sur le pont du navire et d’être nourris en échange de longues heures de travail. Toute la journée, Cristovao les surveillait, s’émerveillant de leur habileté.

Dès la tombée de la nuit, il regagnait la Mouraria. Après avoir avalé un repas, qu’il qualifiait de « royal » eu égard à la qualité de celle qui l’avait préparé et de celui qui le servait, il s’abîmait dans la lecture de Marco Polo. C’était le compagnon de ses nuits. Il lisait et relisait ce texte, notant en marge ses réflexions et ses interrogations, se promettant d’étudier plus avant tel ou tel point obscur. Mais avec qui ? C’était bien là le problème. Même s’ils avaient de bons rapports avec lui, les capitaines et les pilotes ne le considéraient pas comme un des leurs. À leurs yeux, il n’était qu’un commis, un scribouillard

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guettant l’occasion de prendre leur place. Il n’était pas question de partager avec lui leurs connaissances et leurs secrets. Pourquoi lui auraient-ils confié ce qu’ils savaient des vents et des courants ou des mouillages qu’il fallait éviter ? Lui seraient-ils seulement utiles ? Habitués à naviguer dans le golfe de Gascogne, la Manche ou la Méditerranée, ils ignoraient tout des lieux enchanteurs décrits par le Vénitien et se seraient sans doute grassement esclaffés s’il leur avait lu quelques pages du Devisement du monde.

De ce côté-là, il n’avait rien à espérer. Pas plus des quelques lettrés lisboètes dont il avait vaguement entendu parler. Il ne leur serait jamais venu à l’idée de discuter avec un modeste commis, tout juste bon à être reçu par leurs intendants. L’un d’entre eux, un médecin, avait toutefois daigné un jour s’adresser à Cristovao. Il avait un besoin urgent de bourraque, une plante aux vertus sudorifiques, et devinait qu’Eleazar Latam en avait dans ses entrepôts. Il s’était confondu en remerciements. Au dernier moment, Cristovao avait renoncé à tirer profit de son avantage. Il se souvenait qu’il avait, sur un ton badin, évoqué ses études à l’université de Pavie. Or, en répondant à ses questions, son interlocuteur devinerait vite qu’il avait menti. Il déchiffrait à peine le latin, ignorait le grec, et était bien capable de confondre César et Hannibal. Tout son maigre bagage consistait en quelques noms et quelques phrases entendus au passage, qu’il prenait grand soin de répéter avec un air sérieux pour donner du poids à ses dires.

Il avait jugé plus prudent de s’ouvrir de ses interrogations à mestre Estevao. Prévenu par Bartolomeo de son retour, celui-ci avait invité son compatriote à lui rendre visite. Le marin s’était prêté de bonne grâce au véritable interrogatoire auquel l’avait soumis le cartographe. Il voulait tout savoir des routes qu’il avait empruntées, des vents qu’il avait essuyés et des récifs qu’il avait rencontrés. Apparemment, ses propos étaient décousus, il sautait du coq à l’âne mais c’était pour mieux endormir la méfiance de son interlocuteur. Cristovao se doutait bien que ce vieux grigou se servirait de ses informations pour enrichir ses cartes et portulans. Il ne manquerait pas de raconter aux pilotes qui fréquentaient sa boutique que lui-même avait longtemps

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navigué dans ces parages et qu’il parlait donc d’expérience, ce qui l’autorisait à relever ses tarifs.

Il avait bien ri quand mestre Estevao avait poussé de hauts cris en apprenant que son jeune ami n’avait pas navigué sur une mer prise par les glaces. À ses yeux, cela dépassait l’entendement et son visage était devenu soudain écarlate, comme si les flots lui faisaient un affront personnel. Non, ce ne pouvait être vrai et ce n’était pas au prétexte bien léger que son invité avait pu le constater de visu qu’il allait remettre en cause ce que tous savaient d’expérience.

Cristovao avait vite compris qu’il ne servait à rien d’insister. Son frère pourrait peut-être avoir à pâtir de son obstination. Il concéda donc, en mentant effrontément, que le pilote avait pris une route ignorée de ses pairs et qu’on pouvait voir au loin d’énormes masses de glace voguer sur les flots. Mestre Estevao poussa un soupir de soulagement : la mer se comportait bien comme elle devait le faire et il le souligna avec insistance : rien n’est plus trompeur que de prêter foi à ce que l’on voit.

Cristovao, rasséréné, s’enhardit à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres :

— Possédez-vous parmi vos trésors une carte de Cypango ? Mestre Estevao joua d’abord l’étonné. Par saint Georges,

patron de sa ville natale, jamais il n’avait entendu parler de cet endroit au nom barbare. Son invité était-il sûr qu’il existât pareille contrée ? On pouvait s’attendre à tout de la part d’un homme incapable de constater que la mer était bien prise par les glaces.

Cette fois, Cristovao ne put retenir sa colère : — Vous me dites tout ignorer de Cypango. Un cartographe

aussi réputé que vous ne peut pas ne pas avoir lu Marco Polo. — Je comprends mieux maintenant les raisons de votre

attitude. Quelqu’un vous a fait lire son Devisement du monde et vous croyez tout ce qui y est écrit. Vous me faites l’impression d’un gamin auquel on a donné une toupie et qui ne peut plus se séparer de son jouet. Ainsi, c’est de Marco Polo que vous tenez toute votre science. Malheur aux marins qui navigueront sous vos ordres ! Pour ma part, si j’avais vécu en même temps que lui, jamais je ne serais monté à bord d’un bateau avec Messer

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Millione, j’aurais eu trop peur qu’il nous fasse chavirer à force de poursuivre ses chimères. C’était sans nul doute un formidable conteur et je vous assure qu’il vaut bien dix Génois pour ses mensonges. Mais les cartes que nous dressons se doivent d’être les plus exactes possibles. C’est ce qui fait notre réputation. Quand je ne puis vérifier un renseignement, je préfère ne rien marquer ou m’en tenir à ce qu’ont dit les Pères de l’Église. Tenez, voilà une carte de la Terre sainte composée d’après les indications de saint Jérôme. Partez avec elle sur les traces du Christ. Vous pourrez marcher les yeux fermés, en vous fiant aveuglément à ce qui y est porté. Je ne suis pas sûr qu’un marchand qui suivrait les indications de Messer Millione, parviendrait à sortir des sables du désert.

— Donc, selon vous, Cypango n’existe pas ? — Du seul fait que Marco Polo la mentionne, je suis enclin au

doute. Enfin, Cristoforo, ou Cristovao puisque vous changez de prénom selon que cela vous arrange, vous êtes Génois comme moi. Les Vénitiens sont nos pires ennemis ; ils sont prêts à tout pour nous induire en erreur. Vous avez une petite mais flatteuse réputation. Ne la gâchez pas en vous couvrant de ridicule et en colportant de telles sottises.

Cristovao se l’était tenu pour dit. Il n’avait rien à attendre de mestre Estevao. Ce dernier tenait trop à sa clientèle pour se poser des questions. Ce qu’il ignorait, c’est que, dès qu’il avait eu le dos tourné, le cartographe s’était précipité chez Eleazar Latam avec lequel il avait eu un long entretien. L’armateur l’avait remercié de ses informations et lui avait laissé entendre que les frères de Sagres sauraient le remercier pour son zèle.

Le soir même, Eleazar avait rendu visite à José Vizinho, le médecin du prince héritier, qui l’avait fait longtemps attendre. Son royal patient avait besoin de ses soins. Il avait pris froid au retour d’une partie de chasse et gémissait dans son lit, enveloppé dans d’épaisses fourrures. Le médecin lui fit boire un peu de vin chaud et demanda qu’on ôtât des fenêtres les tapisseries et les tentures qui les obstruaient. Il fallait aérer la pièce pour en chasser les humeurs qui montaient à la tête du malade. Il conseilla à ce dernier de prendre du repos et de

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renoncer provisoirement à chevaucher des journées entières avec ses barons. En huit jours, il serait remis sur pied.

Le prince héritier hocha la tête d’un air résigné : — Me voici donc condamné à l’oisiveté. Il est heureux,

mestre José, que vous soyez juif et que votre seule vue ait fait fuir mon chapelain. Je préfère vos drogues à ses sermons interminables. Elles me réchauffent le cœur plus que les flammes de l’enfer qu’il fait danser sous mes yeux en m’assurant que j’y brûlerai si je ne m’amende pas. J’ai bien envie de l’expédier évangéliser les Nègres. Il rôtira au soleil et me suppliera de le rappeler à la cour.

José Vizinho sourit. Il n’aimait pas ce moine aux yeux de braise qui ne cachait pas sa haine des Juifs et des Maures. Cet imbécile avait l’oreille des marchands lisboètes qui voulaient se débarrasser de leurs concurrents. Fort heureusement, il s’était attiré les foudres des nobles en critiquant leur train de vie dispendieux et leur inconduite notoire. On murmurait qu’il avait refusé l’absolution au duc de Viseu au motif que ce dernier refusait de se séparer de sa maîtresse. Quant au prince héritier, il le houspillait sans gêne, prétendant que la peur de l’enfer était le remède le plus adapté à ses maux, et il pestait en constatant que ses propos n’avaient aucun effet sur lui. José Vizinho jugea utile d’entretenir le courroux du prince :

— L’Afrique, monseigneur, ce gredin n’y mettra jamais les pieds ! Il préférera s’enfuir à Rome ! Avez-vous eu vent des propos scandaleux qu’il a tenus, dimanche dernier, à San Juliao ? Il prétend que les dépenses que vous faites pour la Guinée ont empêché votre père de partir en croisade après son abdication.

— Balivernes ! Mon père a, un temps, renoncé au trône avant de reprendre la couronne car une mystérieuse mélancolie ronge son cerveau. Il l’a héritée de sa grand-mère, la reine Felippa de Lancastre. C’est cette même sombre humeur qui a conduit son grand-oncle, le prince Enrique, à s’enfermer dans son repaire de Sagres et à guetter avec anxiété le retour de ses navires. Sans jamais songer à les accompagner dans leurs expéditions. Si je n’avais pas été là pour donner une impulsion à ces voyages, où en serions-nous ?

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— Nul ne méconnaît le rôle de Votre Altesse royale. Grâce à vous, le Portugal acquiert chaque année de nouvelles terres et des richesses inouïes. Puis-je toutefois lui faire respectueusement remarquer qu’Elle néglige l’administration de certains de ses biens ?

Le prince héritier fit la moue. Le médecin lui apprit les mauvaises nouvelles reçues de Funchal. L’archipel était composé de plusieurs îles dont seules deux étaient habitées : Madère et Porto Santo. La première était indéniablement une réussite. Vignobles et plantations de cannes à sucre assuraient sa prospérité et celle du Trésor. C’était une manne quasiment inépuisable. Rien de comparable avec ce qui se passait à Porto Santo, découverte par un Italien, Bartolomeo Perestrello. Avant d’y installer des colons, ce maladroit y avait débarqué un couple de lapins dont les petits s’étaient à ce point multipliés qu’ils avaient dévoré toute la végétation. Il avait fallu allumer un gigantesque incendie pour mettre fin à leur nuisible activité. Mais le mal était fait. L’île était aussi désolée que ses voisines, les Desertas. Et ce n’était point l’héritier de Bartolomeo Perestrello qui remédierait à la situation. Atteint d’une étrange langueur, il passait ses journées alité, se levant parfois pour rendre la justice et trancher les litiges entre les quelques habitants du lieu.

Le prince héritier grimaça. Il avait entendu parler de cette histoire de lapins qui avait fait rire tout Lisbonne. Le malheureux Perestrello s’était consolé en épousant Dona Isabel Moniz, la fille de Gil Ayres Moniz, l’un des principaux seigneurs de l’Algarve. Sa dot compensait largement son absence de beauté. Elle appartenait à l’une des familles les plus illustres du royaume. Son ancêtre, Martim Moniz, s’était couvert de gloire lors du siège de Lisbonne en 1147. Il avait pris d’assaut une des portes, baptisée depuis de son nom, et avait permis, en sacrifiant sa vie, aux assiégeants de pénétrer dans la ville.

José Vizinho expliqua à Don Joao qu’il serait trop coûteux de racheter sa charge de capitaine-donataire au fils Perestrello. Nul n’en voudrait. Mais l’héritier avait une sœur, Dona Felippa, venue passer quelques mois à Lisbonne. Il suffirait de lui trouver un mari assez ambitieux et adroit pour l’aider à mettre

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en valeur ses domaines. La Couronne y avait tout intérêt. Le prince sourit :

— Je suis persuadé que tu as déjà trouvé l’heureux élu. Qui est-ce ?

— C’est un marin génois qui se dit être d’une excellente famille. J’en doute fort mais cela m’arrange. Le moment venu, nous saurons lui faire comprendre qu’il a intérêt à filer doux s’il veut rester au Portugal. L’un de mes associés l’a à son service et m’en a dit le plus grand bien. Il regorge de talents et brûle de les employer. Il pourrait nous être utile pour une entreprise que je médite et dont il est encore trop tôt pour parler. Auparavant, je veux éprouver ses qualités.

— Fais comme bon te semble ! Je n’ai pas l’âme d’un marieur.

— À ceci près que la promise appartient à une famille qui pourrait crier à la mésalliance.

— Serait-ce s’abaisser que d’épouser l’un de nos protégés ? Fais discrètement savoir que je m’intéresse à ce jouvenceau.

*

Cristovao rebroussa chemin en riant. Il s’était

machinalement dirigé vers la Mouraria, oubliant que, depuis ce matin, il vivait désormais à quelques dizaines de mètres du monastère de Todos o Santos, le monastère de Tous les Saints, propriété de l’ordre de Saint-Jacques. Eleazar Latam s’était entremis pour lui trouver ce nouveau logement qu’il jugeait mieux convenir à son commis. Il l’avait averti, feignant la plus grande indignation devant de telles calomnies, qu’on le soupçonnait d’être un mauvais Chrétien et de ne fréquenter que des Maures et des Juifs. Il se murmurait, lui dit-il, que le confesseur du prince héritier s’était mêlé de l’affaire, ce qui était plutôt mauvais signe. Face à de tels périls, le Génois se devait de faire profil bas. Il n’avait qu’à s’installer au cœur de la Ville haute, où les maisons ne manquaient pas.

Quand Cristovao avait rétorqué que ses ressources ne lui permettaient pas de dépenses inconsidérées – il devait subvenir en partie à l’entretien de son frère –, l’armateur avait souri. Il

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n’était pas question pour lui d’augmenter les gages de son commis. Néanmoins, lui dit-il, il pourrait, lors de son prochain voyage, contrairement à l’usage, embarquer quelques marchandises de prix et les revendre pour son propre compte. Son bénéfice couvrirait largement les frais qu’il aurait engagés pour changer de résidence et, le sachant, ses logeurs lui feraient volontiers crédit.

Le Génois avait compris qu’une fois de plus cette suggestion était un ordre ne souffrant aucune contradiction. Quand il avait annoncé à Ali son départ, le potier lui avait donné une amicale bourrade dans les côtes :

— Voilà des mois que j’attendais cet instant. Notre Mouraria a bien des charmes mais un défaut essentiel pour un jeune homme comme toi : aucune femme chrétienne n’a le droit d’y pénétrer. Or tu es en âge de te marier et tu agis sagement en te rapprochant de vos beautés.

Les fenêtres de sa nouvelle demeure donnaient sur le Tage.

Dès le matin, il entendait les bruits du port, les cris joyeux des marins, le choc des planches qu’on déposait à même le sol, l’assourdissant vacarme des mouettes tournant autour des mâts, les jurons des portefaix…

Le soir, quand il désirait trouver un peu de calme, Cristovao avait pris l’habitude de se rendre dans le jardin jouxtant le cloître du monastère de Tous les Saints. C’était un véritable havre de paix même s’il était la propriété d’un ordre militaire, l’ordre de Saint-Jacques, l’apôtre qui avait jadis donné la victoire aux Chrétiens contre les Maures. Là, il pouvait méditer sans crainte d’être dérangé, repensant sans cesse aux questions qu’il se posait à propos de Cypango et de Marco Polo. Des questions encore trop confuses pour être formulées intelligemment mais qui le taraudaient, lui laissant une amère impression d’insatisfaction et d’inquiétude. Les objections de mestre Estevao avaient accru son trouble. Pour une bonne part, elles étaient dues à l’ignorance ou à la paresse, mais le vieil homme l’avait impitoyablement percé. Il avait deviné son principal défaut, cette propension à s’enflammer subitement pour une idée, ce maladif enthousiasme dont il ne pourrait sans

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doute jamais se corriger. Il avait besoin de se sentir porté par une idée, et celle de devenir un jour le seigneur de Cypango l’obsédait d’autant plus qu’il était contraint de la dissimuler.

Il s’était lié d’amitié avec l’un des moines, frère Juliao, cadet d’une famille noble tombée en disgrâce pour d’obscures raisons. Grand et bien charpenté, il émanait de son visage une douceur extraordinaire. Les dames de la noblesse qui venaient faire leurs dévotions au monastère appréciaient qu’il soit là pour les accueillir et, le cas échéant, leur donner quelques conseils. Cristovao eut toutefois l’impression qu’il s’acquittait presque à contrecœur de cette fonction, comme si elle eût été une pénitence que lui auraient valu ses péchés. Il préférait indéniablement rester seul, à lire des romans de chevalerie qu’il prisait fort et dont il lui arrivait de réciter de longs passages. Cristovao avait gagné son estime en lui parlant de L’Amadis des Gaules, prétendant l’avoir lu lors de son séjour à Pavie.

Depuis, chaque fois qu’il venait au couvent, le moine veillait à ce que nul ne pénètre dans le jardin. Il disposait pour le visiteur un broc d’eau et un quignon de pain, sachant qu’il aurait besoin de se rafraîchir et de se restaurer à la tombée de la nuit. Et c’est avec d’infinies précautions qu’il s’approchait alors de lui pour l’avertir que, sous peu, les portes seraient fermées et qu’il fallait donc songer au départ.

Un soir, frère Juliao s’était enhardi : — On vous dit Génois de nation. J’ai une grâce à vous

demander. Une jeune fille d’excellente famille, qui fait ici ses dévotions, souhaite en savoir plus sur l’Italie dont son père était originaire. À ce que je sais, il aurait été natif de Plaisance. Je lui ai promis de lui trouver un homme de qualité capable de répondre à ses questions. J’ose espérer que vous ne me refuserez pas ce service.

— Je crains de ne pas vous être d’une grande utilité. Je connais à peine Plaisance, pour y être passé trois ou quatre fois, et j’ignore tout des grandes familles de cette ville.

— Vous m’obligeriez toutefois en lui confiant vos quelques souvenirs. Elle saura s’en satisfaire. Pour tout vous dire, elle est fort capricieuse et cette volonté de tout savoir sur Plaisance est une lubie passagère. Sa mère appartient à une famille qui a

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donné plusieurs prieurs à notre ordre, ce qui justifie que nous soyons attentifs à ses demandes.

*

Dona Felippa Perestrello y Moniz, ainsi qu’elle se présenta,

était une étrange personne. Ni belle, ni laide, elle n’attirait pas le regard à prime abord. Néanmoins, vive, malicieuse, elle jouait de son insignifiance comme d’un atout et s’attirait de la sorte l’indulgence de ses interlocuteurs. Elle ne lui tint pas rigueur du peu de renseignements qu’il lui fournit sur Plaisance, la ville d’où venait son père, le découvreur de Porto Santo. Frère Juliao avait raison, il s’agissait d’une lubie passagère et Cristovao en eut la certitude quand elle commença à l’interroger sur les Lisboètes et sur leurs défauts qu’il lui détailla avec férocité.

Quand ils se séparèrent, il constata qu’il s’était laissé extorquer une autre rencontre et qu’elle avait si bien manœuvré que c’était lui qui l’avait en fait sollicitée, sous le fallacieux prétexte de lui en dire un peu plus sur Plaisance après avoir consulté mestre Estevao. Décidément, cette damoiselle était redoutable et, de fait, sa pensée ne quitta pas son esprit jusqu’à leurs retrouvailles.

Ce jour-là, il eut la surprise de la voir arriver en compagnie d’Eleazar Latam, nullement gêné de se trouver dans un monastère. Il salua fort aimablement son commis :

— Ne vous méprenez pas sur les raisons de ma présence ici. L’ordre de Saint-Jacques est assez avisé pour confier l’administration de ses biens matériels à un Infidèle. Je ne m’en plains pas et lui non plus. J’avais rendez-vous avec le prieur pour discuter avec lui de certains détails. En route, j’ai croisé Dona Felippa, dont la mère m’honore de sa confiance. Elle m’a appris qu’elle avait rendez-vous avec un pilote génois. Je me suis dit que, de la sorte, j’allais pouvoir embaucher un homme qui pourrait voyager avec un Génois de ma connaissance. Bon, n’en parlons plus ! N’oubliez pas que nous devons nous revoir sous peu pour discuter de votre prochain départ.

Cristovao sentit confusément que Dona Felippa paraissait fâchée de cette nouvelle. Il en conçut un certain plaisir. Ainsi,

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quelqu’un se souciait de lui. Or il n’avait jamais été désiré ou regretté. Les gens s’accommodaient de sa présence, sans plus. Il expliqua à Dona Felippa qu’il devait surveiller l’acheminement d’une cargaison de draps et de sel pour Madère et qu’il reviendrait sans doute à l’automne. Il était marin et passait de longues semaines, voire de longs mois, en mer. Elle sourit d’un air entendu et lui fit promettre qu’il la reverrait à son retour.

Il n’eut pas à se parjurer. Quelques jours plus tard, Eleazar le convoqua pour l’informer d’un changement de ses plans. Ses protecteurs à la cour – il s’abstint de mentionner qu’il s’agissait de son lointain parent José Vizinho – lui avaient permis d’obtenir un privilège très recherché : celui de construire un entrepôt à Porto Santo, entrepôt permettant de ravitailler en produits frais les flottes en partance pour la côte de Guinée. Eleazar avait songé à Cristovao pour surveiller la construction de cet établissement et en assurer la gestion. Certes, il ne naviguerait plus mais serait associé aux bénéfices, du moins s’il acceptait cette charge lourde de responsabilités. Ce n’était pas en effet une mince affaire que de satisfaire les exigences de la Couronne, même si le frère de Dona Felippa Perestrello y Moniz vivait sur place. Il ne lui créerait aucune difficulté. Il était trop malade pour vérifier la qualité des marchandises et passer au crible les registres de comptes qui lui seraient soumis. Si Cristovao acceptait cette mission, pour laquelle il avait toutes les compétences requises, sa fortune était faite.

Le jeune homme eut de prime abord l’impression qu’on se jouait de lui. Comme il l’avait fait avec le voyage à Thilé, Eleazar disposait de lui comme s’il avait été son esclave, profitant honteusement de la précarité de sa position. Il n’était pas en mesure de refuser cette « invitation ». S’il avait l’audace de le faire, il lui faudrait abandonner tout espoir de pouvoir rester à Lisbonne. Car Eleazar se vengerait en utilisant ses relations. Il ne trouverait plus d’engagement et deviendrait bien vite un paria. Il perdrait de la sorte le bénéfice de ces longs mois d’efforts durant lesquels il avait patiemment tenté de se faire une place sur les quais lisboètes, et de s’introduire auprès des armateurs et des négociants les plus en vue. Mais accepter, c’était se condamner à un exil, certes doré, dans une île

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lointaine, à des centaines de kilomètres de Lisbonne et de la cour.

Quand il en parla avec Bartolomeo, ce dernier, pour une fois, se départit de sa réserve :

— Comme toujours, tu oublies l’essentiel tant tu es pressé de parvenir à tes fins. Tu crois qu’une fois à Santo Porto tu seras loin de tout. C’est exactement le contraire qui se passera. Quel meilleur poste d’observation que ce port pour te renseigner sur les expéditions des Portugais sur la côte de Guinée ! Les frères de Sagres ne seront pas là pour te surveiller et il te sera facile de deviner qui est à leur service. D’après mestre Estevao, l’île ne compte que quelques dizaines d’habitants dont tu auras vite fait la connaissance. À ton poste, il te sera possible de soudoyer, à l’aller comme au retour, quelques marins. Tu n’auras peut-être même pas besoin de le faire. Ouvre une taverne ! Il te suffira d’écouter les conversations de ces soiffards pour faire pleine moisson de renseignements. Non, crois-moi, tu aurais bien tort de laisser passer une telle occasion.

Cristovao suivit ce conseil et annonça à Eleazar qu’il acceptait sa proposition. Ce dernier sourit d’un air entendu :

— Votre mission commence bien. J’ai omis de vous le dire mais, à l’aller, vous devrez veiller sur deux passagères de choix. Dona Felippa et sa mère regagnent Porto Santo après plusieurs mois passés à Lisbonne. Vous aurez soin de leur réserver la meilleure cabine du pont arrière et de vous assurer qu’elles, et leurs servantes, ne soient pas importunées par les matelots. J’y attache beaucoup d’importance car leur père m’a jadis confié le soin d’administrer leurs biens. Même si elles sont peu fortunées, elles appartiennent à une famille illustre dont je dois ménager les intérêts.

*

Le 2 mars de l’an de grâce 1477

Mon cousin,

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J’ai fait diligence pour rassembler ce chargement de fourrures d’excellente qualité, dont je ne doute pas que tu tireras un bon prix.

Je suppose qu’elles arriveront à bon port car je les ai confiées à ton commis dont j’ai fort goûté la compagnie. Ce jeune homme est fort bon travailleur, et dévoré par l’envie de bien faire.

J’ai été un peu surpris de tes requêtes mais je me suis conformé à tes instructions, sachant que je dois à ta bienveillance d’avoir pu conserver un emploi après que j’eus décidé de me faire chrétien.

J’ignorais que tu avais chargé mon commis de se renseigner sur mes lectures et qu’il t’avait informé de l’intérêt tout particulier que je porte à Messer Millione dont les écrits sont malheureusement trop peu connus.

Je ne sais trop pourquoi tu as souhaité que j’en parle à ton Génois et que j’éveille sa curiosité à ce sujet. Je l’ai fait et je puis t’assurer qu’il a mordu à l’hameçon, non sans quelques réticences initiales. Je suis persuadé qu’il n’aura de cesse de penser à Cypango.

Donne-moi de temps à autre de ses nouvelles. Je me suis pris d’affection pour lui et m’en veux presque de lui avoir joué la comédie, même s’il ne s’en est pas aperçu. N’oublie pas de dire à ma mère que je pense à elle et que je demeure, en dépit de tout, son fils affectionné,

Joao de Coïmbra.

*

Le 2 juillet de l’an de grâce 1477 Au frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints de l’ordre de Saint-Jacques

Nous avons bien reçu la supplique par laquelle tu demandes

que te soient restitués les biens de ta famille confisqués par le Trésor royal en punition de sa trahison.

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Je te confirme que cette demande sera étudiée de près par la chancellerie et que celle-ci prendra en considération tes mérites et ton dévouement.

Sache d’ores et déjà que tu peux nous en fournir une nouvelle preuve en facilitant la rencontre de Dona Isabel Perestrello y Moniz avec un protégé du prince héritier dont l’un de mes secrétaires te communiquera de vive voix le nom.

Fais en sorte de garder le plus grand secret sur cette affaire.

Joao de Vasco.

*

À mestre Estevao Repagno Je te remercie des informations que tu m’as rapportées

s’agissant de ta conversation avec mon commis. Le malheureux s’ennuie fort ici depuis qu’il ne navigue plus et je ne sais trop qui lui a parlé de Cypango et lui a fourré dans la tête ces élucubrations. Je sais que tu emploies son frère. Il me serait agréable que tu confies à celui-ci le soin de faire une carte de Porto Santo et que tu lui vantes les mérites de cette île. Ne cherche pas à t’enquérir de mes raisons, sache seulement qu’elles tiennent à cœur à mes amis dont tu as pu éprouver dans le passé la générosité.

Eleazar Latam.

*

Le 20 juillet de l’an de grâce 1477 À messire Bartolomeo Perestrello y Moniz, capitaine-donataire de l’île de Porto Santo.

Sachez que, dans sa très grande bonté, notre illustre maître

Dom Joao, prince héritier du Portugal, a accordé au négociant Eleazar Latam, Juif de nation, l’autorisation de faire

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construire un entrepôt dans votre île pour servir au ravitaillement de ses navires.

Je n’ai pas besoin de vous souligner que Son Altesse royale compte sur votre diligence et votre entière coopération. Ne ménagez aucun effort pour assurer le succès de cette entreprise.

Joao de Santarem.

*

Le 22 juillet de l’an de grâce 1477 À l’illustre et très respecté Federigo Centurione

J’ai enfin l’occasion de vous faire passer par un marin de

ma connaissance ce mot, que je préfère par prudence ne pas signer, et de vous donner enfin de mes nouvelles.

Sachez que mes démarches ne sont pas demeurées vaines et que je pourrai, sous peu, vous fournir de plus amples renseignements sur les expéditions en préparation, puisés aux meilleures sources. J’ai réussi à donner le change et à abuser tous ceux qui ont recours à mes services. Cela n’a pas été sans mal et j’ai dû redoubler de prudence afin de n’être pas démasqué.

Méfiez-vous de ce que pourrait vous dire votre cousin. C’est, à ce que l’on m’a dit, l’homme le plus naïf et le plus

crédule au monde, que les gens d’ici bernent à loisir. Je suis votre respectueux serviteur.

*

Le 14 août de l’an de grâce 1477 À mon cousin Federigo Centurione

J’ai d’excellentes nouvelles à te donner. D’après ce que m’a

appris l’un de ses capitaines, que je paye grassement, le Juif Eleazar, l’un de nos plus redoutables concurrents, aurait perdu dans un naufrage plusieurs navires qu’il envoyait à Madère.

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J’ai tenté d’en savoir plus mais le coquin est enfermé dans son quartier avec les siens, sous prétexte de pleurer la destruction de leur temple. C’est là sa dernière trouvaille pour dissimuler aux yeux de tous sa ruine et celle de sa nation. J’ai voulu t’en avertir immédiatement et te dire que nous n’aurons plus à nous plaindre des envois qu’il faisait vers la Flandre.

Antonio de Noli.

*

Le 30 octobre 1477 Du vicomte de Hébron au duc du Mont Thabor

Ton père m’a fourni ton adresse et je m’étonne de ton long

silence ainsi que de l’arrêt de tes envois d’argent. Sache que les sommes que tu m’as confiées ont été placées à la banque Saint-Georges pour la cause que tu connais et à laquelle je demeure attaché contrairement à toi. Ton silence me navre.

Je demeure ton ami,

Michele da Cuneo.

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Le bâton de Porto Santo

Derrière l’auberge de la Truie qui file, deux bœufs et une dizaine de moutons avaient été mis à rôtir. Des gamins tournaient, riant joyeusement autour des broches, humant la bonne odeur de graisse qui chatouillait leurs narines. Un peu plus loin, des femmes pétrissaient la farine pour confectionner des dizaines de miches de pain blanc. Les hommes s’affairaient pour mettre en perce des tonneaux de vin et de bière cependant que d’autres dressaient des tables avec de lourdes planches apportées depuis l’entrepôt. Depuis la veille, les préparatifs de la noce tant attendue battaient leur plein.

Au port, des navires débarquaient les invités venus de Funchal et de Camarra dos Lobos, les deux principaux bourgs de Madère. Faute de maisons en nombre suffisant pour les loger, il avait fallu installer des tentes où ils passaient le plus clair de leur temps à échanger des ragots. Les femmes houspillaient leurs servantes, soucieuses de faire bonne figure lors de la fête. Couchées nonchalamment sur des coussins, elles observaient de l’œil leurs rivales, tentant de deviner les tenues et les bijoux que celles-ci porteraient le lendemain. Chacune voulait éblouir les autres et plus d’un mari se voyait reprocher, en termes peu aimables, son avarice.

Ces querelles, dont il percevait les échos assourdis, amusaient beaucoup Giovanni Esmeraldo, un négociant génois de Funchal. Jusque-là, ses voisins lui battaient froid, le tenant pour un étranger de la plus basse extraction. Désormais, ils le saluaient amicalement, convaincus qu’il entretenait les meilleurs rapports avec le marié, l’un de ses compatriotes, qu’on savait être un protégé du prince héritier.

Esmeraldo profitait de la situation. Il faisait mine de tenir le rôle qu’on voulait lui faire endosser. Tous ces hypocrites chafouins, ricanait-il, en seraient pour leurs frais. Car, ainsi

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qu’il en avait fait l’expérience, le fiancé n’était pas homme à céder à la flatterie ou à aider quelqu’un sous prétexte qu’il était originaire de la même ville que lui. Ce maudit drôle ne songeait qu’à ses intérêts et à ceux de son patron, un négociant juif de Lisbonne, et paraissait même ne pas goûter immodérément qu’on lui rappelât ses origines. Son compatriote avait même constaté qu’il lui avait toujours caché son patronyme exact, se contentant de se faire appeler messer Cristovao ou Cristoforo comme si cela suffisait amplement.

Giovanni Esmeraldo se souvenait encore des lazzis qu’avait suscités l’arrivée du nouveau venu. Que n’avait-on dit de cet imbécile qui, plutôt que de tenter sa chance à Madère, s’était mis en tête d’établir un comptoir à Porto Santo, cette île quasi déserte dont on pouvait faire le tour en une demi-journée de cheval ? Nul ne voulait y vivre, c’était bien connu. Le pauvre ne tarderait pas à le constater et se repentirait amèrement d’avoir cru à des fadaises.

Quelques jours plus tard, tout Funchal avait poussé un cri d’horreur et d’indignation. Ce forban était parti pour son île, cette chiure du diable, en embarquant à son bord les carriers, les tailleurs de pierre et les maçons de la ville auxquels il avait promis de doubler leurs salaires. Ces misérables avaient abandonné les chantiers en cours et les belles demeures que se faisaient construire les riches locaux étaient réduites à l’état de carcasses désolées battues par les vents.

Le premier moment de stupeur passé, et après avoir délibéré entre eux pendant plusieurs semaines, ils avaient envoyé à Porto Santo l’un des leurs, Joao Pereira, un personnage haut en couleur. C’était le curé de Funchal, une fonction qu’il jugeait notoirement inférieure à ses compétences. Il rêvait d’en être l’évêque et pestait contre les prélats de Lisbonne qui se refusaient à ériger l’île en évêché. Il était à ce point convaincu d’obtenir un jour satisfaction qu’il avait entrepris de construire le futur palais épiscopal. Sans débourser le moindre liard. L’argent lui avait été fourni par Dona Beatriz Porto, une richissime veuve qui était sa maîtresse depuis trente ans et qui lui avait donné un fils.

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Il s’était laissé persuader par certains de ses paroissiens que l’arrêt des travaux signifiait la fin de ses espoirs de mitre. Sitôt débarqué, il s’était précipité chez Bartolomeo Perestrello afin de le menacer de mettre en interdit l’île s’il n’obtenait pas satisfaction. Il avait trouvé porte close. Un domestique, fort comme un bœuf, lui avait signifié que le capitaine-donataire était au plus mal. Son médecin – titre ronflant que se donnait son barbier – avait interdit à quiconque l’accès de ses appartements. L’homme avait roulé les épaules comme pour bien faire comprendre qu’il n’hésiterait pas à repousser tout intrus par la force.

Joao Pereira avait prudemment tourné les talons. En regagnant son navire, il avait croisé le responsable de ses malheurs, ce maudit Génois assez insolent pour contrarier les desseins du Seigneur. Loin de perdre contenance, le misérable l’avait aimablement invité à venir se reposer chez lui. Là, dans ce qu’il appelait son antre, une pièce dont les tables étaient couvertes de lourds registres, il lui avait expliqué, sourire aux lèvres, qu’il n’avait pu agir autrement. Le prince héritier Don Joao avait donné des ordres pour que la prochaine flotte en partance pour la Guinée se ravitaille à Porto Santo. Qui pouvait s’opposer à pareille volonté ? Chacun savait qu’il punissait sévèrement ceux qui lui faisaient obstacle. Fort heureusement, avait ajouté le Génois, tout cela ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir. Le comptoir était sur le point d’être achevé et les ouvriers pourraient regagner leurs anciens chantiers. Cela, ajouta-t-il, dès qu’ils auraient terminé d’édifier un bâtiment qui lui tenait particulièrement à cœur, une chapelle flanquée d’un vaste logis pour son desservant.

Porto Santo, expliqua-t-il au prêtre, n’avait pas d’église. C’était fort dommage alors que des centaines de marins y feraient désormais escale. Il convenait de procurer à ces malheureux les secours de la religion dont ils étaient si cruellement privés lors de leur séjour en mer. Les capitaines ne se donnaient pas la peine d’embarquer à leur bord des chapelains qu’il leur aurait fallu payer et nourrir. Par chance, Eleazar Latam, bien qu’il fût juif, afin de remercier Dom Joao de ses bontés, s’était engagé à faire bâtir sur sa cassette cette

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chapelle et à doter le futur desservant d’une généreuse rente annuelle, à condition que ce fût un clerc méritant et issu d’une bonne famille.

Le Génois avait alors affirmé à Joao Pereira qu’il s’en remettait à lui pour y trouver le candidat idéal. Le curé de Funchal l’avait regardé avec crainte. L’air réjoui qu’il affichait montrait qu’il était au courant de beaucoup de choses. Très certainement, des mauvaises langues n’avaient pas manqué de lui rapporter ce qui le tourmentait jour et nuit. Son bâtard, Antonio, n’avait trouvé rien de mieux que d’entrer dans les ordres après avoir étudié à l’université de Coïmbra où il avait failli ruiner sa mère en achetant manuscrit sur manuscrit. De retour à Madère, il proclamait haut et fort qu’il souhaitait expier les fautes de son père et faisait grand scandale en affichant une piété aussi excessive que démonstrative.

Joao Pereira n’en croyait pas ses oreilles. Celui qu’il tenait pour son ennemi juré lui offrait un moyen de se débarrasser à bon compte de l’importun. Une fois installé à Porto Santo, celui-ci ne vaticinerait plus dans les rues, sous le regard amusé des fidèles. Les deux hommes scellèrent leur accord autour d’un pichet de vin. Le curé avait casé son fils et ne se souciait plus du reste. Quant au Génois, il avait fait d’une pierre deux coups. Il avait rempli l’engagement contracté par Eleazar et, surtout, il écartait le risque de voir les bourgeois de Funchal déposer plainte contre lui auprès du Desembargo do Paço, le Grand Tribunal royal. L’enquête aurait démontré aisément qu’il avait invoqué à tort les ordres du prince héritier, un abus d’autorité qui aurait pu lui coûter cher.

Sitôt le comptoir et ses dépendances achevés, Cristovao avait entrepris de mettre en valeur quelques hectares de terre pour y faire pousser des légumes et y élever des animaux de boucherie. Il avait engagé comme régisseur un Allemand, Miguel Molyarte, fils de riches fermiers rhénans, qui dirigeait jusque-là une plantation de cannes à sucre. Il faisait travailler une trentaine d’esclaves de tous âges, du matin au soir, sans leur laisser un seul moment de répit. Il expliquait d’ailleurs aisément son attitude à qui voulait l’entendre :

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— C’est un mauvais service à leur rendre que de les laisser désœuvrés. Il ne faut pas leur permettre de nourrir le fallacieux espoir qu’ils retrouveront un jour la liberté. Leur docilité n’est qu’un masque. Ce sont des brutes épaisses et ils le resteront quoi que nous fassions. J’ai pris grand soin de veiller à ce qu’ils viennent de contrées différentes. Rien ne doit leur rappeler leur existence passée.

Révulsé par ces propos, le Génois n’avait pourtant pas voulu contredire son interlocuteur dont il appréciait le zèle. En quelques mois, Porto Santo avait été à même de fournir aux navires qui y faisaient escale d’abondantes provisions de vivres frais. Les capitaines ne cachaient pas qu’ils étaient heureux de faire relâche dans une île de très petite dimension. Cela décourageait les éventuelles désertions dans leurs équipages car les fugitifs n’avaient pas où se cacher.

Quand un navire n’était pas ancré dans le port, l’île paraissait comme assoupie. Outre les esclaves, elle comptait à peine cinq cents habitants, des pêcheurs et leurs familles, qui approvisionnaient Madère en poisson frais ou fumé, et en rapportaient du bois. Le soir, les hommes se tenaient devant leurs humbles maisons, ravaudant leurs filets, dos à la mer, pour bien montrer que, si celle-ci était leur gagne-pain, ils ne la considéraient pas moins comme un monde étrange et hostile.

C’était le moment où, après une longue journée de labeur au

milieu de ses registres, Cristovao sortait pour se promener sur l’immense grève de sable fin. Il savait que, tôt ou tard, il croiserait Dona Felippa et sa sœur, Dona Violante, escortées de deux esclaves. Au déclin du jour, elles s’évadaient de la demeure familiale, une vaste maison dotée d’un petit jardin intérieur, où régnait leur mère. Cette femme acariâtre gémissait interminablement sur ses revers de fortune qui la tenaient éloignée de la cour et la réduisaient à vivre sur une île perdue au milieu de la mer Océane.

Au fil de leurs rencontres, Cristovao avait senti croître l’attirance qu’il éprouvait pour Dona Felippa, une attirance moins charnelle que spirituelle. Il savait bien qu’elle n’était pas d’une rare beauté mais il se sentait en paix auprès d’elle. Elle

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l’écoutait avec attention, formulait des remarques de bon sens et l’encourageait quand il se sentait envahi par le doute ou par la lassitude. Il lui arrivait même de le taquiner sur le mystère qu’il entretenait à propos de ses origines. En riant, elle lui avait confié qu’elle n’était pas dupe de la généalogie flatteuse forgée par son propre grand-père à son arrivée au Portugal.

Il avait prétendu descendre des Palestrelli de Plaisance, des aristocrates, et expliqué qu’il avait choisi de s’appeler Perestrello car ce nom sonnait mieux aux oreilles de ses nouveaux compatriotes. Pour elle, il ne faisait aucun doute qu’il avait inventé cette fable pour satisfaire son orgueil. Elle en était d’autant plus persuadée que son propre frère lui avait interdit de s’adresser à la supérieure d’un couvent de Plaisance quand elle avait voulu savoir qui étaient ses aïeux :

— Il m’a expliqué que ce serait attirer sur nous l’attention d’éventuels parents tombés dans la misère et qui réclameraient notre appui. C’est ce qu’il aurait appris en faisant mener sur place une discrète enquête. Je ne l’ai pas cru. Il est bien trop prudent pour prendre le risque d’écrire en Italie par crainte de voir ses prétentions réduites à néant. Quelle importance au demeurant ? Mon grand-père n’était sans doute pas né noble mais il méritait de l’être et les gens le tenaient d’ailleurs pour tel. Voilà ce qui compte.

Cristovao avait tressailli. Dona Felippa était décidément fine mouche. Elle avait percé son secret et le lui faisait comprendre avec délicatesse. Il n’avait toutefois pas osé lui avouer la vérité et lui parler d’un certain cabaretier de Savone, pensant que sa mère et son frère lui interdiraient alors tout commerce avec lui. Il tenait trop à elle, tout en se rendant compte que ce mensonge l’empêchait à tout jamais de la demander en mariage.

Miguel Molyarte l’avait tiré de ce mauvais pas, sans le savoir. Un jour, le régisseur avait demandé à le voir pour une « importante affaire » :

— Je souhaite épouser Dona Violante. Elle a déjà vingt-cinq ans et risque fort de rester fille car les gens de son rang sont assez rares et, surtout, à la recherche de riches héritières. Ce n’est pas son cas. Le curé de Funchal a parlé en ma faveur à sa mère et à son frère. Ceux-ci seraient disposés à m’accorder sa

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main. Ils savent que j’ai du bien et quelques espérances du côté de mes parents. Ils m’ont cependant fait comprendre qu’ils préféreraient auparavant que leur cadette fasse un beau mariage qui fasse oublier le parti plus modeste que je représente. Ils affirment à qui veut bien les entendre que vous seriez un protégé du prince héritier et que vous êtes issu d’une bonne famille ligure. Je sais les sentiments que vous portez à Dona Isabel. Qu’attendez-vous pour vous déclarer ? Outre votre bonheur, vous feriez le mien. Tenez, j’aperçois au loin Bartolomeo. Mon bon ami, voilà l’occasion ou jamais de franchir le Rubicon. Je lui avais promis de vous parler, il attend votre réponse.

Ne pouvant révéler à Miguel Molyarte la vérité, encore moins se soustraire à sa naïve impulsion, Cristovao se retrouva dans une position plutôt gênante, celle de solliciter une main qui lui était d’avance accordée tout en paraissant être confondu de l’honneur qu’on lui faisait. Fort heureusement, le capitaine-donataire ne lui laissa guère le temps de s’expliquer :

— Notre ami Miguel vous a parlé et je vois à votre visage que vous attendez ma réponse. C’est oui. J’ai pris sur vous des renseignements à Plaisance, mentit-il effrontément, et mes correspondants m’ont confirmé que votre famille est d’aussi illustre lignage que la mienne. J’ai aussi interrogé ma sœur et ses dires me délivrent du souci d’avoir à lui imposer un parti qu’elle n’aurait pas souhaité. Nous célébrerons vos noces en même temps que celles de Miguel. Inutile de tarder davantage. Écrire à vos parents et leur demander de faire un très long voyage pour y assister les retarderait de plusieurs mois. Autant ne pas y songer. Considérons donc que l’affaire est entendue.

Le double mariage avait été célébré par le nouveau curé de

Porto Santo, Antonio Ribeira, qui n’avait pu s’empêcher d’infliger aux époux un long sermon sur les vertus de la fidélité conjugale. Plusieurs, dans l’assistance, avaient réprimé un sourire en écoutant ce bâtard, fils de prêtre, leur assener une telle leçon de morale. Miguel et Cristovao avaient été chaleureusement félicités par les invités même s’ils n’étaient pas les véritables héros de la fête. Car les yeux des assistants étaient

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tous tournés vers Bartolomeo Perestrello y Moniz. Ayant casé ses sœurs, il était désormais l’objet de multiples sollicitations. Celle qui l’épouserait et lui donnerait un fils serait assurée de transmettre à celui-ci la charge de capitaine-donataire à la mort du futur époux qu’on savait rongé par la maladie. Il y a quelques mois encore, nul n’aurait voulu d’un tel héritage. La nouvelle prospérité de Porto Santo en faisait désormais un bien très convoité.

*

La foule, grondante, assiégeait depuis les premières heures

de l’après-midi la demeure de Bartolomeo Perestrello y Moniz. Des femmes, à la chevelure en désordre, réclamaient qu’on fasse justice et qu’on punisse la coupable. Soutenue par deux commères, l’une de ces furies marmonnait des mots incompréhensibles entre deux crises de sanglots. Elle tenait dans son poing un morceau de tissu ensanglanté. C’était tout ce qui restait de la robe de son nourrisson, un bébé d’un an et demi. Nul ne savait comment il avait échappé à la surveillance de ses frères et s’était glissé jusqu’à l’enclos aux cochons. Là, une truie, sur le point de mettre bas, l’avait dévoré. On l’avait retrouvée le groin encore dégoulinant de lambeaux de chair.

Quatre robustes gaillards s’étaient emparés de l’animal et l’avaient traîné jusque sur la grand-place, ameutant les villageois de retour des champs ou du port. Arraché à son sommeil, le capitaine-donataire essayait tant bien que mal de faire face à la foule hurlante. Il avait eu la prudence de dissimuler un sourire quand il avait compris ce que ces imbéciles exigeaient de lui, le descendant de l’illustre Martim Moniz. Ces rustauds voulaient que, toutes affaires cessantes, il instruise le procès de la truie. Décidément, ces idiots avaient perdu le sens commun, pour autant qu’ils l’aient jamais eu !

Pour Bartolomeo Perestrello y Moniz, l’affaire était entendue. Il lui fallait gagner du temps avec ces brutes épaisses et stupides dont la seule vue lui soulevait le cœur. S’il l’avait pu, il n’aurait pas été mécontent d’en faire pendre un ou deux. En les voyant se balancer au bout d’une corde, les autres

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comprendraient qu’ils avaient tout intérêt à filer doux et ils imploreraient son pardon. Hélas, il n’avait aucun homme d’armes à sa disposition.

Accourus sur les lieux, Cristovao et Miguel Molyarte avaient joué des coudes pour rejoindre leur beau-frère. Ils avaient compris que sa morgue et son indolence habituelles risquaient fort de lui jouer un mauvais tour. Son cœur était-il à ce point desséché qu’il ne pouvait comprendre la colère de ces pauvres hères, notamment des parents de la petite victime ? L’enfant, ils l’avaient déjà oublié. S’en étaient-ils jamais souciés ? Ce n’avait été qu’une masse informe de chairs que sa mère torchait et lavait à la va-vite avant de la confier à ses frères. Cristovao les avait observés. Ils se tenaient à l’écart de la foule vociférante, les yeux chassieux, le nez dégoulinant de morve, le regard baissé vers le sol, les mains ballantes le long du corps. C’étaient peut-être eux les véritables coupables. Ils avaient dû laisser sans surveillance leur sœur, occupés qu’ils étaient à jouer aux osselets. Peut-être l’avaient-ils jetée dans l’enclos pour s’amuser de sa frayeur, sans réaliser le danger qu’ils lui faisaient courir. Il aurait suffi de quelques gifles pour que leurs langues se délient et qu’ils se rejettent l’un l’autre la responsabilité du drame.

Cette mort n’avait rien de très extraordinaire. Elle avait évité au bébé une vie de misère et de privations. Ses parents étaient des malheureux que Cristovao connaissait bien. Le père, Diogo, un ancien matelot, ivre du matin au soir, gagnait quelques pièces en réparant les barques des pêcheurs. Ceux-ci prétendaient qu’il avait des mains en or et qu’il devinait au toucher le moindre fendillement d’une coque. Maria, la mère, à demi idiote, passait ses journées à parcourir l’île de long en large, cueillant des plantes. On la disait un peu sorcière mais on lui faisait confiance. Elle soulageait les maux de ses voisins avec ses potions et en savait long sur eux. Ces deux êtres avaient uni leur misère et leur infortune, pensant qu’elles s’annuleraient. Ils avaient eu une ribambelle d’enfants dont seuls trois avaient survécu, du moins jusqu’à cette triste journée.

La mort de la fillette avait eu raison de leur résignation. C’était plus qu’ils n’en pouvaient supporter. La misère, la faim, tout cela ils l’avaient enduré, croyant que Dieu n’était pas avare

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de ce type de récompense. Là, c’était différent. Leur douleur s’était propagée à leur voisinage et une véritable folie s’était emparée de Porto Santo. Cristovao savait que la faute lui en incombait partiellement. Depuis l’ouverture du comptoir d’Eleazar Latam, les habitants trimaient du matin au soir, pour des gages misérables, constamment houspillés par Miguel Molyarte. Celui-ci les harcelait car il lui fallait veiller au ravitaillement des navires de plus en plus nombreux à faire escale dans l’île. Jadis, ils crevaient de faim, aujourd’hui, ils avaient à peine le temps de manger tant il y avait à faire. La fatigue accumulée avait donc produit son effet. Cette histoire de truie leur était montée à la tête. Ces cochons, qu’il fallait nourrir et engraisser pour les transformer en salaisons, étaient leurs vrais maîtres, cent fois plus heureux que les humains. D’où l’éclosion de cette rage à l’état brut.

Cristovao avait compris que rien n’arrêterait la colère de la foule. Peu importait que la demande fût insensée, ces pauvres hères avaient juste besoin qu’on leur manifeste un peu de compassion. Ils voulaient être pris en considération et se voir accorder réparation. Le Génois fit appeler auprès de lui Antonio Pereira qu’il avait aperçu au milieu de la foule. Il savait que le prêtre inspirait une sainte terreur à ses paroissiens. Il leur reprochait de négliger la fréquentation de sa modeste chapelle mais faisait preuve d’une grande générosité, puisant dans l’argent que lui envoyait sa mère pour soulager les souffrances les plus criantes.

Les yeux brillant d’une étrange flamme, le curé imposa le silence à la foule des braillards. D’une voix ferme, il expliqua que rien n’interdisait de juger la truie. Alors qu’il était étudiant à l’université de Coïmbra, l’un de ses maîtres lui avait raconté qu’il avait participé à un procès de ce genre à Meulan, près de Paris. Il avait expliqué la manière dont s’était déroulée l’audience, en présence de l’évêque et des officiers de la Couronne. Et, avait-il ajouté, saint Éloi lui-même ne s’était-il pas imposé juge dans de telles affaires ? Il avait ordonné à un ours, qui avait dévoré le bœuf d’un paysan, de prendre sa place dans l’attelage et de tirer la charrue.

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Un murmure d’approbation parcourut la foule. Ce moinillon avait beau être un freluquet, il savait beaucoup de choses et il aurait fallu être Maure ou mauvais Chrétien pour mettre sa parole en doute. Sous l’œil amusé de Miguel Molyarte, Antonio Pereira improvisa en quelques minutes une audience. En tant que capitaine-donataire, Bartolomeo Perestrello y Moniz présiderait le tribunal, Cristovao ferait office d’accusateur et, lui, de défenseur de l’accusé.

Traînée devant ses juges, la truie couinait désespérément comme si elle pressentait l’issue de cette farce. De fait, reconnue coupable d’avoir ôté la vie à un enfant de Dieu, elle fut condamnée à être brûlée vive après avoir eu le groin coupé. Alors que la nuit commençait à tomber, la bête fut menée au supplice et exécutée dans un concert d’acclamations. Les villageois se dispersèrent enfin, regagnant dans l’obscurité leurs demeures.

Diogo, le vieux matelot, s’approcha de Cristovao : — Merci d’avoir parlé en notre faveur. Ses commères avaient

mis de drôles d’idées dans la tête de Maria. Ces maudites femelles ne voulaient pas en démordre, il fallait que Julia, enfin la truie, soit jugée. Comme si cela m’arrangeait. Après tout, elle était sur le point de mettre bas et la vente de ces petits m’aurait rapporté quelques pièces.

Ému par son désespoir pudiquement dissimulé en des mots maladroits, Cristovao le rassura. Il veillerait à ce que Miguel Molyarte lui fournisse une autre reproductrice sans qu’il n’ait rien à débourser. L’homme étouffa un dernier sanglot :

— Ma foi, vous êtes aussi bon qu’on le dit. Maria et moi, pour sûr, nous prierons pour vous afin que Dieu vous donne une bonne place en Son paradis. Tenez, je ne suis pas ingrat. Je vais vous montrer quelque chose qui vous intéressera.

Diogo expliqua à Cristovao qu’il avait remarqué ses longues promenades le soir sur la grève, et la manière dont il observait la mer :

— J’ai bourlingué sur les flots tant qu’on a bien voulu de moi. Je sais faire la différence entre un bon et un mauvais capitaine. Vous appartenez à la première catégorie, celle qui ne se laisse

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pas guider par l’habitude. Vous cherchez quelque chose au-delà de l’horizon.

Ils étaient arrivés près d’une remise. Diogo y pénétra et en revint avec un morceau de bois :

— Tenez, voilà ce que j’ai trouvé un jour sur cette plage, apporté par le courant. Regardez, ce n’est pas un bâton ordinaire. Il a été travaillé par une main humaine.

— C’est peut-être tout ce qui reste d’un de nos navires qui aura fait naufrage en venant de Lisbonne. C’est arrivé une fois depuis que je suis ici.

— Je vous croyais plus madré. Regardez bien à nouveau. Ces encoches sur le bois n’ont pas été faites au moyen d’un couteau. Et puis, vous le savez, nous les matelots, nous laissons toujours une marque sur les objets que nous fabriquons, pour éviter les vols. Là, il n’y en a pas. Je vous le dis, seigneur Cristovao, ce bâton n’a pas appartenu à un bon Chrétien. Je ne sais quelle créature du diable l’a sculpté et l’a laissé échapper de ses mains. Il a dérivé jusqu’à Porto Santo où je l’ai trouvé il y a de cela deux ans. Croyez-moi, je pourrais vous raconter bien d’autres choses fort curieuses. Je n’en ai jamais parlé à personne de crainte qu’on m’accuse, moi et la Maria, de sorcellerie. À vous, je peux bien le dire, c’est la preuve qu’il y a une terre habitée, quelque part au loin.

Cristovao regarda le matelot. Il paraissait sincère, tournant nerveusement le bâton entre ses mains. Son intelligence limitée ne lui permettait pas d’inventer des fables. Méfiant toutefois, Cristovao rétorqua :

— Admettons que tu dises vrai. Comment se fait-il qu’aucun capitaine n’ait jamais trouvé cette terre ?

— Parce qu’ils ne la cherchent pas. Ils se contentent d’aller le plus vite possible d’un port à l’autre. Tenez, mon père a été marin avec le père de votre femme, Bartolomeo Perestrello l’Ancien. Quand ils sont arrivés ici, un peu par hasard, ils n’y sont restés que quelques semaines, sans se douter que Madère était à deux jours de navigation. C’est un autre qui l’a découverte, plus tard, et qui a fait une sacrée bonne affaire. Le vieux, lui, s’est toujours reproché de n’avoir pas fait travailler ses yeux. Il suffisait pourtant de regarder la mer et les vagues

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pour deviner, à la manière dont elles bougent, qu’il y avait une île un peu plus loin.

— Décidément, tu déraisonnes ! — Pas de grands mots avec moi, s’il vous plaît, je vous répète

ce que mon père m’a dit et ce que j’ai vu. Pour le moment, je ne peux vous dire que cela, mais il m’est arrivé d’apercevoir des terres au large.

— Ce ne sont que des nuages. Plus d’une fois, je me suis laissé prendre au piège. À chaque fois, j’en ai pleuré de rage.

— Pourtant, vous continuez à contempler la mer chaque soir. On ne trouve que ce que l’on cherche. Réfléchissez-y quand vous regarderez ce bâton. Il est à vous, prenez-en grand soin.

*

Après avoir pris congé de Diogo, Cristovao se dirigea vers la

chapelle où Antonio Pereira se tenait, plongé dans ses pensées. Il voulait remercier le prêtre de son intervention et d’avoir de la sorte calmé la foule avant que sa colère ne lui fasse commettre des actes insensés. Son interlocuteur eut un geste las.

— J’ai agi comme me le conseillait le Seigneur. Ces pauvres hères méritent qu’on les prenne en pitié quand le malheur s’abat sur eux. Voilà une chose que votre beau-frère, avec tout le respect que je lui dois, serait bien avisé de comprendre.

— Il est encore jeune et inexpérimenté. Il faut lui laisser le temps d’apprendre.

— Il n’y a pas d’école pour la charité et la bonté. — N’en discutons plus. Vous avez eu une riche idée

d’évoquer ce procès à Meulan. C’est une fable qui leur a plu. — Ce n’était pas une fable. Tout ce que j’ai dit était exact,

Dieu me préserve du mensonge ! L’un de mes professeurs avait été le témoin de ce procès et nous en a longuement parlé.

— Voilà qui devait vous changer des cours des autres professeurs.

— Je me suis beaucoup ennuyé lors de mes études. Heureusement, le soir, dans ma modeste cellule, je pouvais lire les manuscrits que la générosité de mon père me permettait d’acquérir.

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— Je puis le comprendre. J’ai moi-même été étudiant à Pavie et je faisais de même. Pour tout vous dire, je n’ai guère changé. Je lis encore beaucoup. Malheureusement, ce ne sont point les Saintes Écritures mais le Devisement du monde.

La voix d’Antonio Pereira s’éleva dans la chapelle, joyeuse : — Seigneurs, empereurs et rois, ducs et marquis, comtes,

chevaliers et bourgeois, et vous tous qui voulez connaître les différentes races d’hommes et la variété de diverses régions du monde, et être informés de leurs us et coutumes, prenez donc ce livre et faites-le lire.

— Quoi, vous connaissez Marco Polo au point de citer par cœur son début ?

— Je l’ai lu et relu pour bien me pénétrer de la grandeur de Dieu qui a créé de si belles choses. Il m’arrive de pleurer en pensant que des hommes sont toujours plongés dans les ténèbres de l’ignorance et n’ont pas la connaissance de la vraie foi. Je les plains bien sincèrement.

— Pensez-vous que Marco Polo ait dit toute la vérité sur ses voyages ?

— Parcourir de longues distances, ce n’est pas accéder à la vérité. À ce compte-là, je veux bien marcher jusqu’à Jérusalem si cela suffit à pénétrer les mystères divins. En lui-même, un voyage ne vaut rien. Ce qui compte, c’est la raison qui vous pousse à l’accomplir. Tout le reste n’est que vanité.

— Vanité que de découvrir des lieux inconnus, des êtres étranges et des merveilles dont nous n’avions pas l’idée ?

— Vanité en effet que tout cela si le désir de plaire à Dieu en est absent.

— Pourtant, ce serait faire grand honneur à Dieu que de porter sa parole au bout du monde, à Cypango par exemple, dont Marco Polo parle si bien.

— Que vous chaut Cypango, murmura, rageur, Antonio Pereira, si ce n’est à cause des richesses qu’elle contient ? Car c’est là, ne protestez pas, ce qui a attiré votre attention. Pour vous, Cypango, c’est un but, ce n’est pas un rêve. Et c’est pour cela que vous ne la trouverez pas, dussiez-vous voyager des années et des années.

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— Loin de moi ce projet ! Je suis tout jeune marié et mon épouse attend notre premier enfant. Je n’ai guère envie de la quitter pour endurer mille tourments et désagréments.

— Je n’en suis pas si sûr. Dona Felippa est vôtre, pas Cypango. Quoi que vous fassiez, vous ne pourrez vous empêcher d’y songer.

— Tout cela est bien confus dans ma tête. Pour vous parler franchement, je ne sais trop quoi penser. Contrairement à vous, je ne suis pas un lettré. J’ignore tant de choses qu’il m’est bien difficile de savoir si Cypango est un but ou un rêve. J’enrage de n’être qu’un sot et de ne pas savoir ce qu’ont écrit de notre monde les meilleurs auteurs.

— Il ne tient qu’à vous d’apprendre. Si vous en avez la volonté, sachez que je pourrais vous aider grâce à certains de mes amis. À condition toutefois que vous soyez convaincu que le savoir n’est rien en lui-même. La science est vaine quand elle est seulement une accumulation de connaissances. Réfléchissez-y.

*

Cristovao avait reçu d’Eleazar Latam une lettre curieuse. Elle

lui intimait l’ordre de se rendre à Funchal pour y acheter 2 000 arrobes de sucre pour le compte de deux marchands génois, Paolo de Negri et Ludovigo Centurione. L’affaire, lui expliquait Eleazar, était complexe et c’est pourquoi il lui demandait de s’en occuper en priorité en délaissant ses autres activités. D’une part, ces marchands souhaitaient que la cargaison soit acheminée directement de Madère à Gênes. D’autre part, la transaction devait s’effectuer à crédit ou presque. Sur les 13 000 ducats d’or correspondant au prix du sucre, seuls 1 000 seraient versés comptant aux vendeurs. Eleazar Latam insistait fielleusement sur le fait que les noms des commanditaires, parents des illustres Federigo et Felipe Centurione, constituaient une garantie de solvabilité. À Cristovao de s’arranger pour exécuter ce contrat.

Il s’était embarqué pour Funchal, laissant sa femme à la garde de sa sœur. D’étranges pensées l’occupaient. Assurément, les Centurione semblaient avoir trouvé ce stratagème pour le

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faire venir à Gênes et apprendre de sa bouche ce qu’ils voulaient savoir des entreprises maritimes du Portugal. Il n’avait aucune raison de se dérober à cette invitation.

Reste que l’affaire vira vite au cauchemar. À Madère, en dépit de l’aide que lui apporta son compatriote

Giovanni Esmeraldo, les propriétaires de plantations de cannes se refusèrent obstinément à lui vendre à crédit le sucre. La demande était telle, et les acheteurs au comptant si nombreux, qu’ils n’avaient aucun intérêt à attendre des mois durant le paiement par les Centurione des sommes dues. Tout au plus acceptaient-ils d’obliger Cristovao en lui vendant pour seulement 1 000 ducats de marchandises, ce qu’ils auraient refusé à d’autres négociants. Prévenu de ces difficultés, Eleazar Latam lui ordonna de partir le plus rapidement possible pour Gênes et de trouver un accommodement avec les Centurione.

Cristovao fit ce qu’il savait faire le mieux. Il obéit. Il s’embarqua lors des premiers jours de juillet, gagnant Gênes via Ceuta, les Baléares et Marseille.

À Ceuta, il fut surpris de constater l’état de délabrement des fortifications et le désœuvrement des autorités. Un de ses compatriotes lui expliqua que l’évêque et gouverneur de la ville, Diogo Ortiz de Vilhegas, y séjournait très rarement, passant la plupart de son temps à Lisbonne. La solde des militaires et des fonctionnaires n’avait pas été payée depuis des mois et ils survivaient en pressurant les civils de toutes les manières imaginables. Quant aux fermiers établis aux alentours, ils avaient été contraints d’évacuer leurs domaines, personne ne les protégeant contre les attaques des pillards maures. La cité était donc affamée, obligée d’acheter très cher le blé dont elle avait besoin pour survivre. Cristovao se promit de signaler le fait à Eleazar Latam afin qu’il intervînt auprès de ses amis à la cour.

Il ne s’attarda guère aux Baléares et à Marseille. Il lui tardait d’arriver à Gênes. Quand il aperçut au loin le phare de la Lanterne, son cœur se serra. Il avait beau avoir quitté la ville depuis des années, il éprouvait une émotion particulière à la retrouver inchangée, coincée entre la mer et la montagne, toujours aussi besogneuse et industrieuse. Un sentiment de réconfort l’envahit quand il entendit les jurons joyeux des

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portefaix qui déchargeaient sa cargaison et la transportaient dans les entrepôts de Paolo de Negri. Ils s’interpellaient, se moquant les uns des autres, heureux, insouciants, entonnant parfois une chanson pour se donner du cœur à l’ouvrage.

Cristovao n’avait pas prévu qu’il serait pris comme d’un accès de vertige en retrouvant les rues de son enfance, grouillantes de vie. Depuis qu’il habitait Porto Santo, il avait perdu l’habitude de la foule. À Marseille, il avait prétexté une douleur à la jambe pour ne pas descendre à terre, étourdi qu’il était par le vacarme du port et les cris des badauds. Cette fois, il réalisait que son exil dans une île perdue au milieu de la mer Océane avait fait de lui un ermite. Il se surprenait à sursauter quand les cloches se mettaient à sonner à toute volée ou que les marchandes se moquaient de sa démarche hésitante.

À peine arrivé, il s’était rendu chez les Centurione pour les informer qu’il n’avait pu acheminer qu’une partie des 2 000 arrobes de sucre. Un domestique l’avait quasiment éconduit, lui expliquant que ses maîtres se trouvaient à Florence et qu’il aurait à régler cette affaire avec Paolo de Negri.

Celui-ci s’était révélé être un partenaire peu commode. Il avait poussé de hauts cris en apprenant qu’il n’aurait pas la quantité de sucre commandée. À l’en croire, ce coquin de Juif et ses agents à Séville l’avaient odieusement trompé. Ils avaient empoché son argent et avaient vendu à un autre le sucre promis et payé. C’était du vol, purement et simplement, dont même un Maure aurait rougi.

Cristovao eut beau s’expliquer, raconter par le menu les difficultés rencontrées auprès des négociants de Funchal, invoquer le témoignage de son ami Giovanni Esmeraldo, produire lettre sur lettre, contrat sur contrat, rien n’y faisait, il ne parvenait pas à convaincre son interlocuteur.

De guerre lasse, il finit par accepter de se rendre, le 25 août 1479, devant un notaire, Giovanni de Felice, pour exposer sa version des faits et certifier qu’il avait remis à Paolo de Negri pour 1 000 ducats de sucre. La rencontre se déroula dans un climat lourd de suspicion. Cristovao n’ignorait pas que Paolo de Negri avait besoin de son témoignage pour écouler sa marchandise à bon prix. Le bruit avait couru en ville d’un

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prochain arrêt des livraisons de sucre en provenance de Madère, provoquant une hausse sensible des cours. En officialisant la transaction, il rendait service à Paolo de Negri, ce qui obscurcissait d’autant plus les raisons de la rancœur que ce dernier lui manifestait.

Quand il sortit de la maison du notaire, épuisé par des heures d’acrimonieuses discussions, il fut abordé par un homme qu’il connaissait vaguement pour l’avoir aperçu à plusieurs reprises à l’auberge où il était descendu. L’individu l’entraîna dans une taverne proche de l’arsenal et, après avoir vérifié que nulle oreille indiscrète ne les écoutait, lui dit :

— J’ai jadis été en relation avec votre père, un honnête commerçant. Si vous m’en croyez, faites diligence et quittez le plus rapidement possible cette ville. Je sais de source sûre que Paolo de Negri a demandé à un juge, un véritable fripon, de vous faire arrêter pour détournement de fonds. Il est sûr d’obtenir gain de cause. Votre seule chance est que ce magistrat se trouve pour quelques jours à Pise. Ne perdez pas un seul instant car, une fois en prison, vous aurez bien du mal à échapper à ses griffes. Il fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous y maintenir. Je suis révolté par ce qui se trame ici et par le rôle que l’on veut vous faire jouer.

— Voilà qui contrarie fort mes projets. J’avais l’intention de me rendre à Savone pour voir mon père, et revenir ensuite à Gênes pour rencontrer les frères Centurione.

— Ce ne sont pas eux qui vous tireront de prison. D’autant que Paolo de Negri est leur homme et qu’il n’a pu agir sans leur consentement, du moins sans avoir l’assurance que votre arrestation ne leur causerait pas un grave préjudice. Je vous le redis, vous vous trouverez fort aise d’avoir suivi mon conseil.

— Pourquoi m’avoir prévenu ? — Je l’ai fait à la demande d’un de vos amis qui m’assure que

vous lui êtes très cher, mais m’a demandé de taire son nom. Il m’a expliqué que, si je ne le faisais pas, une cause sacrée à ses yeux serait compromise. Je n’en sais pas plus.

L’homme paraissait sûr de son fait. Indépendamment de ses propos sur ce mystérieux ami, ce qu’il disait avait une apparence de vraisemblance. La haine dont Paolo de Negri

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faisait montre envers lui était inexplicable, elle ne pouvait être que le résultat d’un piège diabolique conçu à son encontre.

Toute la nuit, il rumina ces sombres pensées. Au petit matin, sa décision était prise. Il fit discrètement quérir dans les bouges et tavernes où ils avaient élu domicile les membres de son équipage, et les enjoignit d’avoir à se tenir prêts pour un départ dans quelques heures. Ils feraient relâche à Bastia où il avait encore quelques connaissances. Il pourrait s’y approvisionner et regagner Funchal pour y prendre les ordres d’Eleazar.

*

Le 20 avril 1479 D’Antonio Pereira, curé de Porto Santo, à Eleazar Latam

Sachez, noble seigneur, que je vous suis infiniment

reconnaissant de vos bontés pour les habitants de cette île de Porto Santo.

Grâce à votre générosité, ils ont désormais un endroit où prier Dieu. Je suis d’autant plus honoré de votre geste qu’il émane du parent d’un de mes amis à l’université de Coïmbra, Joao, dont j’ai pu apprécier l’intense piété.

Votre commis a déployé un grand zèle pour exécuter vos ordres. C’est un jeune homme fin et intelligent, curieux de tout, qui est conscient de l’insuffisance de ses connaissances en ce qui concerne les différentes régions du monde.

Il s’est beaucoup confié à moi et m’a raconté longuement origines de sa famille. Il se prétend noble et je veux bien le croire car, même s’il occupe un rang fort modeste, il a en lui une fierté qui en dit long sur la qualité de son lignage. Il est dévoré par une ambition qui ne demande qu’à être canalisée et mise au service d’un grand dessein.

Si vous décidiez de le rappeler à Lisbonne, où il trouvera à s’employer mieux qu’ici, il pourrait tirer grand profit des leçons que pourrait lui dispenser l’un de mes amis, le frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints dont vous gérez, à ce que je sais, les biens.

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Ce serait le moyen pour nous de vous payer en retour de toutes les bontés que vous avez eues pour nous.

Antonio Pereira.

*

Le 25 Iyar 5240 À notre maître vénéré, Rabbi Eleazar Latam, lumière de la Torah et juge renommé en Israël

Ton fidèle serviteur, Abraham de Tolédano, juge au

tribunal rabbinique de Séville, t’informe que l’un des nôtres, Barouch de Lucena, un négociant que tu connais bien, a reçu mission d’acheter 2 000 arrobes de sucre à Madère. Un fils d’Edom, Ludovigo Centurione, a déposé auprès de notre frère 13 000 ducats d’or pour l’exécution de ce contrat. Barouch de Lucena m’a demandé de t’en informer discrètement et te charge de lui procurer la marchandise. Il m’a remis la somme en question et je la fais fructifier pour ton compte ainsi que nous en avons convenu.

Je suis ton serviteur dévoué et remercie chaque jour le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob pour les bontés dont il te couvre et dont tu fais bénéficier tes frères.

Abraham de Tolédano.

*

Le 20 mai 1479 D’Eleazar Latam à Giovanni Esmeraldo, négociant génois à Funchal

J’ai demandé à mon commis à Porto Santo, l’un de tes

compatriotes, de se charger de l’achat de 2 000 arrobes de sucre qu’il doit livrer à Gênes.

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J’agis pour le compte de Paolo di Negri et de Ludovigo Centurione, dont les noms te sont connus et sont une garantie suffisante pour les bénéficiaires de cette commande.

C’est la raison sans doute pour laquelle ils ne m’ont remis que 1 000 ducats d’avance, somme que je porte à ton crédit sur mes livres, en te demandant d’aider mon commis à réunir la quantité demandée de sucre.

S’il s’avérait qu’une partie seulement de cette cargaison puisse être expédiée, je te prie de le faire sans délai, et veille à ce que mon commis assure son transport jusqu’à Gênes, à charge pour toi de lui faire parvenir ensuite le reste de la marchandise.

Eleazar Latam.

*

Le 23 août 1479 De Michele da Cuneo à Antonio Lappela

J’ai appris qu’un juge s’apprêtait à faire arrêter l’un de mes

amis qui se trouve dans cette ville pour le compte d’un marchand de Lisbonne. C’est l’homme pour lequel je te remets, chaque année, une certaine somme et dont tu as le nom. Certains motifs privés m’interdisent de le rencontrer car je le crois brouillé avec moi pour des raisons inexplicables. Fais en sorte de le prévenir dangers qui pèsent sur lui et de lui conseiller de quitter Gênes le plus rapidement possible. Dans le cas contraire, je me verrais dans l’obligation de retirer de la banque plusieurs des sommes que je t’ai confiées. S’il faisait des difficultés à te croire, fais-lui savoir que cet avertissement émane du « vicomte de Hébron » – il comprendra cette allusion – mais ne le fais que dans la dernière des extrémités.

Michele da Cuneo.

*

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Le 2 septembre 1479 De Giovanni de Felice, notaire à Gênes, à Eleazar Latam, Juif de nation, négociant à Lisbonne

Conformément aux ordres que j’ai reçus de toi par

l’intermédiaire de Barouch de Lucena, et grâce à la lettre de change que tu m’as envoyée, j’ai versé à Paolo de Negri les 12 000 ducats correspondant à la dette que vous aviez envers lui et Ludovigo Centurione.

Ils me chargent de t’en remercier et tiennent à t’assurer qu’ils n’ont jamais douté de ta bonne foi et de celle de ton associé.

Cela met fin aux inquiétudes qu’ils avaient éprouvées devant les curieuses déclarations de ton commis qui osait prétendre qu’il n’avait eu à sa disposition que 1 000 ducats. Tout me porte à croire que ce fripon a cherché à dissimuler qu’il s’était servi de ton nom et du nom de mes clients pour se livrer à des transactions illégales et empocher de la sorte un copieux bénéfice.

Le devinant, j’avais demandé à un juge de mes amis de le décréter d’arrestation. Mais ce coquin a quitté notre ville avant que ce digne magistrat, retardé par une affaire de la plus haute importance, ne puisse le faire conduire en prison pour y répondre de ses manœuvres.

Sa fuite a provoqué un vif étonnement, d’autant qu’il était favorablement connu de la plupart des négociants locaux depuis qu’il avait été employé par Federigo et Filippo Centurione qui l’avaient envoyé au Portugal pour s’occuper de leurs affaires et qui sont, depuis, sans nouvelles de lui.

Je demeure ton fidèle serviteur,

Giovanni de Felice.

*

Le 18 Tishri 5740 D’Eleazar Latam à José Vizinho

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Il me tardait de t’apprendre l’heureuse issue d’une affaire conduite à ma manière.

Grâce à une ruse qui ne m’a rien coûté, si ce n’est quelques nuits de sommeil et la peur de perdre mon crédit auprès de certains marchands génois, j’ai eu confirmation que mon commis, dont la conduite avait éveillé tes soupçons, est un fieffé menteur et nous a trompés sur les raisons de sa présence ici.

Nous savions qu’il n’avait pas fait naufrage, comme il le prétendait, au large de Lagos. Il est désormais avéré qu’il était alors, et qu’il reste peut-être aujourd’hui, au service des Centurione qui cherchent par tous les moyens à connaître les secrets de notre commerce avec la Guinée.

Le tour que je lui ai joué lui a fait perdre tout crédit auprès de ses compatriotes et lui interdit de reparaître à Gênes.

Sans le savoir, il est plus que jamais un instrument docile dans nos mains que nous pourrons utiliser pour la réalisation de certains de nos projets.

Il me paraît nécessaire de réunir tes amis pour discuter de ces questions et de la conduite à tenir.

J’ai donné ordre au Génois de revenir à Lisbonne où je compte bien lui faire comprendre qu’il devra scrupuleusement m’obéir s’il veut conserver ma confiance.

Je te l’ai dit, il est d’une grande naïveté sur certains points mais ne manque pas fort heureusement de talents qui nous seront très utiles.

Eleazar Latam.

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Le pas d’armes de la fontaine

La plaine était couverte de tentes de brocart aux couleurs chatoyantes, arborant fièrement les bannières des chevaliers qui y avaient établi leur logis. Ils étaient venus par dizaines de l’Alentejo et de l’Algarve pour participer au pas d’armes donné en l’honneur de l’avènement de Dom Joao II. Le thème en était la conquête par Leliadus de Leonmoys, assisté du roi Arthur, de Palamède et de Galliot du Pré, de la Fontaine de la Dame inconnue. C’était un récit dû à un certain Rustichelli de Pise qui s’inspirait du cycle des légendes de la Table ronde que la défunte reine Felippa de Lancastre avait fait connaître aux nobles portugais.

L’annonce de la tenue de ce pas d’armes avait suscité une véritable fièvre dans tous les châteaux. Elle sonnait le glas du morne ennui qui s’était abattu sur le pays depuis que le roi Afonso V s’était enfermé dans son palais de Sintra. Inconsolable à l’idée de n’avoir pu partir en croisade délivrer le Tombeau du Christ, il avait banni toutes réjouissances de ses domaines. À Sintra, rire était un crime et il en allait de même à Lisbonne, où le prince héritier faisait mine de se conformer à la noire mélancolie de son Père. Autour de lui, les courtisans arboraient des mines tristes et compassées, sursautant au moindre bruit. Ces faux dévots tremblaient à l’idée d’être surpris en train de rire ou de s’esbaudir. Depuis des années, aucune fête n’avait été célébrée et les chevaliers, s’ils voulaient participer à un tournoi, n’avaient d’autre choix que de se rendre en Castille où l’on se moquait d’eux.

La mort du roi avait marqué le début d’une ère nouvelle. La foule avait laissé éclater sa joie, allumant de grands feux et dansant autour en acclamant son nouveau souverain. Joao II avait chassé de son palais les moines et les prêtres ainsi que la

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cohorte des faux dévots, priés de se retirer sur leurs terres. Jongleurs, poètes et musiciens avaient fait leur réapparition.

Quand Joao avait fait savoir que les fêtes de son couronnement se termineraient par un pas d’armes, la noblesse avait exulté. Chaque grande maison avait intrigué pour que ses champions fussent admis à concourir. Il en avait été de même des ordres militaires religieux, qui avaient fait valoir leurs prérogatives pour que les hérauts du pas d’armes soient choisis parmi leurs membres. En quelques semaines, Lisbonne était sortie de sa torpeur. Tailleurs, forgerons, drapiers, orfèvres, tanneurs, cordonniers, tous les corps de métiers avaient leur rôle à jouer dans la préparation de la fête. Ils n’étaient pas les seuls. Tolède et Cordoue avaient dépêché sur place leurs plus habiles artisans. Épées, haches, boucliers, fléaux, lances, heaumes, casques, armures, robes d’apparat pour les chevaux, pourpoints et poulaines, le moindre chevalier s’imaginait qu’il lui fallait s’équiper de pied en cap.

Une farouche compétition semblait opposer les gens de la maison du duc de Bragance à ceux du duc de Viseu et ils sortaient parfois l’épée quand ils se retrouvaient en même temps chez un artisan dont ils voulaient s’assurer les services. La boutique se transformait en champ de bataille et plus d’un combattant en sortait blessé, furieux à l’idée qu’il devrait rester alité lors du pas d’armes en raison de la gravité de ses blessures. Quant aux palefreniers et valets d’armes, équipés de neuf par leurs maîtres, ils n’étaient pas les derniers à échanger des horions dans les tavernes, fiers de pouvoir montrer qu’ils épousaient les querelles de leurs seigneurs.

En prévision de cette fête, Eleazar Latam avait rappelé Cristovao de Porto Santo. Il avait besoin de son commis pour s’assurer que les marchands recevraient à temps les brocarts et les velours de Flandre, les fourrures venues du Nord lointain, en un mot tout ce qui pouvait être vendu à bon compte. Le commis n’avait eu d’autre choix que de s’incliner. Il s’était embarqué en compagnie de son épouse et de leur jeune fils, Diego. Pour rien au monde, il n’aurait accepté d’être séparé de celui-ci. Il passait de longues heures, prises sur son sommeil, à contempler le bébé dans son berceau.

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Seul inconvénient, il avait dû accepter la présence de sa belle-mère, Dona Isabel Perestrello y Moniz. Elle avait décrété que sa venue à Lisbonne était indispensable pour faire valoir auprès du nouveau monarque les droits de son fils, capitaine-donataire de Porto Santo, qu’elle jugeait digne d’occuper de plus nobles fonctions. En fait, elle n’espérait qu’une chose : qu’on rachetât à Bartolomeo cette charge insignifiante pour lui confier celle de gouverneur d’une cité de l’Algarve. Elle se faisait fort d’obtenir l’appui de ses lointains parents, auprès desquels elle passait de longs moments à exposer ses prétentions acrimonieuses. N’était-elle pas une Moniz ?

Cristovao savait qu’elle ne mentionnait jamais ses filles et leur fâcheuse mésalliance. Il tolérait cette vieille pie, au visage flétri par l’âge, car, sans le savoir, elle lui fournissait de précieux renseignements. Toujours à l’affût du moindre ragot, elle lui faisait l’aumône de ce qu’elle entendait dans les couloirs du château Saint-Georges sur les exigences ou extravagances des barons et de leurs épouses. De la sorte, il pouvait devancer leurs désirs et satisfaire les uns sans désobliger les autres.

Il avait ainsi vendu un lot de mauvaise serge verte à l’intendant du duc de Viseu en lui affirmant que le duc de Bragance l’avait réservé pour sa domesticité. Après quoi, il avait fait mine de refuser à l’intendant de Bragance de lui céder une toile bleue de moindre qualité au motif que son rival entendait en vêtir ses gens. C’était, avait-il affirmé, la couleur préférée de la maîtresse du roi et celle-ci serait ravie de voir un grand seigneur lui rendre ainsi un discret hommage qu’elle ne pouvait recevoir publiquement de son royal amant. L’imbécile lui avait mis un poignard sous la gorge pour obtenir ce tissu entassé depuis des années dans les entrepôts d’Eleazar Latam.

Ce dernier ne se montrait pratiquement pas, tout occupé qu’il était à négocier avec les barons les prêts dont ceux-ci avaient besoin pour pouvoir tenir leur rang. Il s’agissait de sommes rondelettes et sa maison de la grande Judaria ne désemplissait pas. Il avait fait venir d’Aragon et de Castille plusieurs de ses riches coreligionnaires, disposés à échanger ducats, cruzados et maravédis contre des reconnaissances de dettes en bonne et due forme, gagées sur leurs terres et leurs

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revenus. On murmurait même que deux prélats, soucieux de surpasser en splendeur leurs pairs, avaient été jusqu’à lui confier les vases sacrés de leurs églises, en dépit des interdictions formelles édictées à ce sujet par différents conciles. Pour avoir été surpris à colporter ces rumeurs, le confesseur de Dom Joao avait été disgracié et expédié aux Açores où il se morfondait en pestant contre ses ennemis.

En ce matin de septembre 1481, le camp de tentes établi à

quelques lieues de Lisbonne bruissait d’une intense agitation. Écuyers et valets d’armes s’affairaient autour des destriers, vérifiant les harnachements et menant les animaux à la rivière. Çà et là, on entendait les forgerons taper sur leurs enclumes, redressant des morceaux de métal rougeoyant, tandis que d’autres ferraient des chevaux que les palefreniers tentaient de maintenir immobiles.

Cristovao s’était rendu au camp en compagnie de frère Juliao, le portier du monastère de Tous les Saints, dont il appréciait la placide et tranquille compagnie. Le moine avait une bonne raison d’assister à ce pas d’armes. Deux de ses cadets étaient au nombre des participants. Avec les hommes du duc de Viseu, ils étaient supposés s’emparer d’une tour protégeant l’accès à la fontaine. Tout pétris de leur importance, ces deux jouvenceaux avaient passé des heures à répéter la scène de l’assaut et à banqueter avec leurs futurs adversaires, écoutant le héraut d’armes raconter, avec moult détails, l’épisode en question.

En les apercevant au loin, en train de revêtir leur armure après avoir entendu la messe, Juliao avait soupiré :

— J’ai beau mener une vie de prière et de méditation, je ne puis m’empêcher de les envier. Ils profitent du retour en grâce de notre famille. Je suis né trop tôt et n’ai pu embrasser la carrière des armes par manque de moyens. Si j’avais eu la patience d’attendre, je serais peut-être aujourd’hui à leurs côtés. J’étais trop impatient, alors j’ai choisi le plus facile, le service de Dieu.

Cristovao avait cherché à le consoler :

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— Crois-tu être le seul dans ce cas ? Toi, au moins, nul ne te conteste le droit de porter les armes. Moi, j’en suis privé parce que les miens ne sont pas tenus ici pour nobles. Ils sont pourtant issus, on me l’a raconté, d’un bon lignage. Ils ont eu simplement le tort d’appartenir à une branche cadette qui n’a pu faire valoir ses droits et privilèges. Cependant, je te l’assure, je vaux bien mon beau-frère que tu aperçois là-bas, tout fier de rappeler qu’il descend de Martim Moniz. Je ne suis que l’époux de sa sœur, et ne serai jamais chevalier ! Est-ce véritablement un mal ? Contemple ces hommes, y compris tes frères. Ils appartiennent déjà au passé. Ils ne le savent pas encore car ils vivent dans leurs rêves et ignorent la réalité. Les romans de chevalerie leur tiennent lieu de livres d’heures. Ils sont persuadés que s’ils s’emparent de la Fontaine de la Dame inconnue, celle-ci ne manquera pas de les récompenser en leur donnant fiefs et charges. Il n’en sera rien. Par contre, Eleazar et ses coreligionnaires viendront leur réclamer le remboursement de leurs prêts et ils seront bien en peine de pouvoir le faire. Ils n’auront d’autre recours que d’aller mendier l’appui du roi. Crois-moi, la Couronne les tient en laisse. Elle fait mine de leur offrir une fête comme on jette un os à un chien pour lui prouver son affection. Mais c’est un moyen de les asservir un peu plus et de les rendre dociles comme des agneaux. Ils se prêtent à cette farce avec joie. Mais rompons là cet entretien, les chevaliers se mettent en place.

Toute la journée fut consacrée à la minutieuse exécution des différents épisodes du pas d’armes. Les deux partis, celui des Viseu et celui des Bragance, rivalisèrent d’habileté et d’héroïsme. De nombreuses lances furent rompues et plus d’un chevalier mordit la poussière et dut jeter son gantelet de fer pour signifier qu’il s’en remettait à la merci de son vainqueur. Les deux frères de Juliao se montrèrent particulièrement chanceux. Ils s’emparèrent de plusieurs prisonniers qui rachetèrent symboliquement leur liberté en prenant à leur charge les frais qu’ils avaient engagés pour tenir leur rang. Grande fut leur joie quand Dom Joao les fit appeler pour les féliciter de leur bravoure et leur remettre une bourse remplie de pièces d’or.

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Le soir, Cristovao et Juliao se retrouvèrent et reprirent leur entretien là où ils l’avaient laissé. C’était chez eux une habitude. Ils se voyaient tous les jours ou presque à Lisbonne et aimaient à confronter leurs idées, exagérant parfois leurs désaccords à seule fin de pouvoir prolonger leurs discussions. Cette fois, ce fut au Génois de rompre, comme il l’affirma en riant, la première lance :

— Je t’ai dit que ces chevaliers appartenaient au passé. Cela n’enlève rien à leur vaillance. Ils se sont bien battus et piaffent d’en découdre avec de futurs ennemis. Ce pourrait être les Castillans, qui rêvent de s’emparer de ce royaume. Il serait fort dommage pourtant de voir des princes chrétiens s’affronter alors qu’une tâche plus noble les attend, celle de reprendre aux Maures Grenade, la dernière ville qu’ils tiennent dans la péninsule.

— À quoi bon en chasser les Maures puisque nous les tolérons ici parmi nous. Tu en sais quelque chose, toi qui, m’a-t-on dit, as vécu dans la Mouraria. Pourquoi aiderions-nous la Castille à prendre Grenade alors que les Maures nous protègent de la reine Isabelle ?

— Que veux-tu dire par là ? — Elle ne peut mener deux guerres à la fois et est contrainte

d’immobiliser une partie de ses troupes par crainte que cela ne se produise. Grenade nous doit de ne pas être encore tombée, et nous savons que si cette ville était prise la reine serait en mesure de nous attaquer.

— Veux-tu dire par là que ces chevaliers seraient utilement employés s’ils se battaient aux côtés des Maures ?

— Je ne le souhaite pas mais je constate qu’il en est ainsi. Cristovao hocha la tête. Il sentait comme une pointe de

regret ou d’amertume dans la voix de son ami. Il décida de pousser son avantage :

— S’il est bien une chose que je ne m’explique pas, c’est pourquoi les princes chrétiens ne se liguent pas ensemble pour reconquérir le Tombeau du Christ. Cela avait été le rêve du défunt roi Afonso V, qui avait même abdiqué pour partir en Terre sainte mais avait dû renoncer à ce projet et en était resté

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inconsolable. Or c’est précisément ce rêve que nous enterrons ici aujourd’hui. Cette fête est un peu comme un office funèbre.

— Quel qu’il soit, baron ou manant, il méritera bien d’être appelé noble et chevalier de la foi, celui qui réunira les richesses suffisantes pour financer la croisade. Car ce rêve nécessite des sommes colossales dont aucun prince chrétien ne dispose aujourd’hui. Telle est la réalité. Crois-moi, Cristovao, il n’y aura pas de titres assez grands pour récompenser celui qui trouvera l’or dont nous avons tant besoin pour délivrer le Tombeau de Notre-Seigneur. Ce n’est pas à cela que songent mes frères. C’est la raison pour laquelle ils appartiennent au passé. Non, crois-moi, les chevaliers de demain, ce sont ceux dont l’humble labeur nous permettra de réunir pareille somme.

— C’est chose impossible ! — Aurais-tu oublié Cypango et ses richesses dont tu rebats

les oreilles de tes amis ? C’est ce que m’ont écrit deux d’entre eux, Joao de Coïmbra et Antonio Pereira, qui furent mes condisciples à l’université.

— Je vois que tu es bien informé. Mais c’est un rêve insensé. — Pourquoi ? — Cypango est située au-delà des terres du Grand Seigneur.

Il faudrait des mois, que dis-je, des années pour y parvenir et en revenir !

— C’est ce que disent les savants qui ignorent tout de la mer Océane. Ont-ils raison ? C’est une autre question.

Leur discussion fut interrompue par l’arrivée des deux frères de Juliao. Grisés par le vin, ils fanfaronnaient et, surtout, clamaient haut et fort leur indignation. À l’issue du festin donné en l’honneur des participants au pas d’armes, Dom Joao avait annoncé que, le lendemain, il ferait savoir aux Cortès que son intention était de gouverner seul le royaume et d’en faire selon ses désirs. Quiconque n’obéirait pas à ses ordres verrait ses biens confisqués et ses privilèges purement et simplement annulés. Selon les deux frères, les ducs de Viseu et de Bragance avaient pâli en écoutant ce discours. L’un d’entre eux avait convoqué les chevaliers, sa suite, et laissé éclater sa colère :

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— Ce fourbe nous livre aux manants des Cortès et se défie de sa noblesse. Car c’est nous qui sommes les premiers visés par de tels propos. Un prince se doit de prendre l’avis de ses barons.

L’un des deux frères de Juliao ajouta d’un ton menaçant : — On dit, Juliao, que tu connais bien ceux qui sont à l’origine

d’une aussi funeste idée, ces frères de Sagres dont le roi fait si grand cas. Préviens-les qu’à trop vouloir nous rabaisser, il leur en cuira. Crois-tu que je vais me laisser acheter par une simple bourse d’or ? J’attendais autre chose, un fief, un château, des terres, de quoi tenir mon rang. Dom Joao n’est pas le seul prince qui puisse régner sur ce pays. S’il n’a d’attention que pour les manants, il lui en cuira.

— Ce que tu dis n’est guère aimable pour notre ami Cristovao.

— Il sait très bien ce que je veux dire et ne le prendra pas en mal. D’ailleurs, il est presque des nôtres puisqu’il a épousé une descendante de Martim Moniz. Je ne puis penser que les siens auraient donné cette demoiselle à un simple commis ni que tu lui aies accordé sans de très bonnes raisons ton amitié. Tu appartiens à un ordre qui est fort sourcilleux sur les fréquentations de ses membres, quoiqu’il n’hésite pas à confier l’administration de ses biens à des Infidèles.

Cristovao remarqua que Juliao avait froncé les sourcils quand son frère avait mentionné les frères de Sagres. Visiblement, le moine ne lui avait pas tout dit sur son rôle et sur les relations qu’il entretenait avec les proches du monarque. À remarquer sa colère contenue, mieux valait ne pas l’interroger à ce sujet. Pour le moment du moins…

*

Lisbonne sommeillait, écrasée par la canicule. L’été avait à

peine commencé et, déjà, le soleil dardait ses rayons impitoyables sur la ville. Le jour, ses rues se transformaient en une véritable fournaise et donnaient un avant-goût de l’enfer. À en croire certains prédicateurs exaltés, c’était là un juste châtiment des péchés des citadins oublieux des préceptes divins. Depuis le couronnement de Dom Joao, le dérèglement

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des mœurs était tel que toutes les audaces paraissaient possibles. Le souverain avait été le premier à commettre les pires excès, sans se rendre compte qu’il mettait en danger le salut de son âme.

Passait encore qu’il entretînt, au vu et au su de tous, sa maîtresse qui paradait au château Saint-Georges tandis que la reine avait été exilée dans une forteresse de l’Algarve où elle vivait recluse et dans le plus grand dénuement. Plus grave était le climat empoisonné qui régnait à la cour depuis la découverte de plusieurs complots. Le duc de Bragance avait été le premier à payer de sa vie sa trahison au profit de la Castille, où ses trois frères avaient trouvé refuge. Quelques mois plus tard, ce fut au tour du duc de Viseu de périr misérablement dans un horrible traquenard. Invité à rendre visite au souverain dans l’un de ses châteaux près du Tage, il avait attendu des heures durant une audience. Séparé de sa suite, il avait compris quel sort lui était réservé et avait tenté de s’échapper en se dissimulant dans la garde-robe du roi. C’est là que son propre beau-frère et cousin l’avait trouvé. Il l’avait poignardé de sa main, insensible à ses prières.

Son principal conseiller, un évêque, avait été enfermé dans un cul-de-basse-fosse et laissé sans eau ni nourriture pendant une semaine. L’un des gardes, auquel on avait promis une grosse somme d’argent, croyant venir en aide au prélat, lui avait tendu un gobelet de vin qu’il avait bu d’un trait. Il était mort empoisonné, dans d’horribles souffrances, tout comme son bourreau qui, pour gagner sa confiance, avait goûté au breuvage. Le poison, préparé par José Vizinho, était si subtilement dosé qu’il n’avait laissé aucune trace. Le bruit avait couru que l’évêque avait mis fin à ses jours. Son cadavre, jugé indigne de recevoir une sépulture chrétienne, avait été jeté dans les douves de la forteresse tandis que la famille du garde était expédiée vers la côte de Guinée.

Le peuple s’était réjoui du malheur de ces grands qui, de leur vivant, le méprisaient et levaient sur lui de lourds impôts. Çà et là pourtant, on disait que les crimes appelleraient des châtiments terrifiants. La prédiction s’était avérée. Les fortes chaleurs avaient provoqué le déclenchement d’une épidémie de

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peste. Nobles et bourgeois avaient déserté Lisbonne pour gagner la campagne. Cristovao avait tenté, mais en vain, de convaincre sa femme de partir avec leur fils pour Porto Santo où ils seraient à l’abri. Dona Felippa avait sèchement refusé. Il n’était pas question pour elle de s’enfermer dans une île qu’elle avait en horreur.

Ce n’était même pas pour demeurer à ses côtés. Depuis qu’elle avait donné naissance à Diego, elle avait interdit à son époux l’accès de sa chambre. Elle fuyait Cristovao, prétextant qu’une nouvelle grossesse lui serait fatale. Un temps, il s’en était accommodé, pensant que, tôt ou tard, elle reprendrait ses esprits. Il avait dû déchanter. Sa femme n’était plus qu’une ombre qu’il lui arrivait d’apercevoir parfois quand il rentrait chez lui tard le soir. Elle se tenait tapie derrière sa porte, soulagée de le savoir là mais incapable de sortir de sa réclusion volontaire.

Quand il avait interrogé à ce sujet sa belle-sœur, Dona Violante, lors de son passage à Lisbonne, celle-ci avait poussé un long soupir :

— Elle tient de ma mère et de la mère de celle-ci. Des créatures qu’un rien épuise et qui sombrent dans une noire mélancolie. Celle-ci leur devient une sorte de compagne dont elles ne peuvent se passer. Seule sa méchanceté et son goût de l’intrigue ont permis à notre mère de conserver une apparence de vie. Elle ne se soucie pas de nous mais de mon frère et, tant qu’elle n’aura pas obtenu pour lui la charge dont elle rêve, elle se raccrochera à ce monde. Ce n’est pas le cœur de ma sœur. Elle est trop bonne et trop simple pour chercher un divertissement à son ennui. Un jour, vous verrez, elle s’éteindra comme une chandelle mouchée par une brise légère. Vous n’y pouvez rien, c’est ainsi. Vous êtes le seul à l’avoir, un temps, détournée de ses sombres pensées. Pareil effort l’a épuisée. Il vous faut vous préparer au pire et, surtout, éviter que votre fils n’en souffre. Diego est à un âge où tout changement est encore le bienvenu. J’en ai parlé avec Dona Felippa. Elle est d’accord pour que Miguel et moi prenions votre fils avec nous à Palos où nous allons nous installer.

— Mais c’est mon fils, et je veux le voir grandir.

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— Vous l’aimez, soit, nul ne le conteste. Demandez-vous simplement depuis quand vous avez passé plus d’une heure en sa compagnie ? Vous hésitez, vous cherchez dans vos souvenirs, cela vaut aveu. Croyez-moi, il est préférable qu’il vienne vivre chez nous. Nous n’avons pas d’enfants et nous saurons lui donner la tendresse dont il manque si cruellement. C’est le meilleur service que vous puissiez lui rendre.

Cristovao avait esquissé un semblant de sourire. Dona Violante était fine mouche et avait tout compris. En fait, il n’avait pas un seul instant à lui depuis qu’il s’était établi à son propre compte, quittant le service d’Eleazar Latam. L’affaire s’était faite presque à son insu. Un jour, son frère, Bartolomeo, était venu le trouver pour lui faire part de son intention d’épouser la fille de son patron, mestre Estevao. Sa demande avait été agréée mais son cadet paraissait comme gêné. Il lui avait demandé de lui ménager un entretien avec le frère Juliao qu’il souhaitait consulter sur un point précis, se refusant toutefois à en dire plus. Puis il lui avait annoncé qu’il ne parviendrait pas à s’occuper seul de la boutique de son beau-père qui souhaitait finir ses jours à Gênes. Il n’avait pas son pareil pour dessiner des cartes et des portulans mais était incapable d’en fixer le prix et de discuter avec la clientèle. Cristovao, affirma-t-il, serait à l’aise dans cet exercice et, en conjuguant leurs efforts, ils feraient rapidement fortune tous deux.

Cristovao s’était laissé fléchir. Se souvenant qu’il avait confié des fonds à Michele da Cuneo, il lui écrit pour lui demander de les lui transmettre. À vrai dire, il ne se rappelait plus très bien la raison qui l’avait poussé à laisser dormir des années durant cette somme rondelette qu’un négociant génois, de passage à Lisbonne, lui avait remise tout en refusant de lui donner des nouvelles de Michele, comme si ce dernier refusait d’avoir désormais le moindre contact avec lui. Il en avait été déçu mais n’avait guère eu le temps d’y songer. Muni de ce pécule, il avait pu racheter la part de mestre Estevao et quitter son ancien employeur.

Eleazar Latam avait même paru soulagé de le voir partir. À vrai dire, les affaires du marchand juif avaient périclité. Les

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nobles, auxquels il avait consenti de forts prêts ou pour lesquels il s’était porté garant auprès de ses coreligionnaires de Castille, se faisaient tirer l’oreille pour s’acquitter de leurs dettes. Il avait tenté d’obtenir satisfaction en les traînant devant les tribunaux mais ceux-ci avaient accordé des délais de paiement à ses débiteurs. Eleazar avait été contraint de réduire le volume de ses activités et n’avait échappé à la ruine que grâce à la protection de son riche et influent parent, José Vizinho. Chacun savait que mieux valait ne pas contrarier le médecin du roi. Eleazar avait donc rendu sa liberté à son commis, lui apportant même, en guise de cadeau, la clientèle de la Maison de La Mine et des affaires de Guinée. C’était là un présent de prix. Car, ainsi que le constata Cristovao, les activités du port de Lisbonne avaient beaucoup changé.

*

Le roi Joao II, sitôt monté sur le trône, avait publié un édit

interdisant à tout navire étranger de naviguer en direction du sud sur la mer Océane, exception faite pour les bateaux castillans et aragonais, autorisés à se rendre aux Canaries mais empêchés d’aller plus loin. Plusieurs capitaines, qui avaient passé outre, l’avaient payé de leur vie, eux et leurs équipages.

Certes, Lisbonne voyait toujours affluer les navires en provenance ou en direction des Flandres, de l’Angleterre et de la Provence. Leurs capitaines et pilotes n’avaient guère besoin de cartes et de portulans dont ils étaient abondamment pourvus. Certes, il continuait de s’en vendre dans la boutique de mestre Estevao, mais ce n’était pas cela qui permettrait à Bartolomeo de payer ses employés.

Cristovao avait compris que ses clients étaient à la recherche d’autres informations. Ils voulaient qu’on les renseigne sur les courants et les vents, sur les départs des navires de leurs concurrents. Surtout, ils souhaitaient connaître les mouillages discrets où ils pourraient débarquer leurs marchandises sans avoir à payer au fisc de lourdes taxes.

C’était un savoir que Cristovao avait acquis en fréquentant assidûment les tavernes les plus mal famées où les marins se

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retrouvaient pour noyer leur ennui et leurs chagrins dans le vin. Ils étaient toujours assurés de trouver une place à sa table et de boire jusqu’à plus soif sans débourser la moindre pièce. C’était une convention tacite entre eux. Il se gardait bien de les interroger mais portait, sous des dehors distraits, une grande attention à leurs propos décousus. Quand le vin leur déliait la langue, ils se montraient impitoyables sur les défauts et les qualités des capitaines et des pilotes, énuméraient en riant grassement leurs erreurs et leurs bourdes, et racontaient les dangers auxquels ils avaient échappé. Surtout, ils dévoilaient des détails d’eux seuls connus, l’emplacement de certaines criques, les ressources inconnues de certains ports, les routes suivies par les corsaires, les récits qu’ils avaient entendus de la bouche d’autres matelots. Cristovao avait ainsi sursauté quand, un soir, un vieux loup de mer avait bredouillé que, perdus dans une tempête au large des Açores, lui et ses compagnons, à court de vivres, avaient survécu en péchant d’étranges fèves de mer portées par les flots depuis l’ouest, des fèves au goût certes amer et désagréable mais comestibles. L’homme avait craché de dégoût en les évoquant tout en affirmant qu’elles venaient probablement de terres situées plus au ponant où des hommes les faisaient pousser. Les autres matelots avaient ri grassement, se lançant dans des récits où il était invariablement question d’îles qui apparaissaient et disparaissaient à leur vue.

Ces longues soirées passées dans les tavernes avaient permis à Cristovao d’être l’homme le mieux informé de tout le port de Lisbonne. Les capitaines venaient le consulter sur le choix de leurs équipages, écoutant avec intérêt ses suggestions. Plus d’une forte tête lui devait d’avoir été engagée en dépit de sa mauvaise réputation. Il s’était porté garant de la qualité dudit matelot dont les cicatrices sur le dos attestaient qu’il avait reçu à plusieurs reprises le fouet pour son indiscipline. En cas de tempête, affirmait alors Cristovao, cet homme n’avait pas son pareil pour grimper dans les mâts et manœuvrer les voiles. De même, il informait les pilotes des renseignements qu’il avait reçus sur la présence, au large de tel ou tel mouillage, de récifs que nul ne pouvait apercevoir de loin, et sur lesquels certains navires s’étaient brisés alors qu’ils croyaient toucher au port.

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Il avait organisé ses journées en conséquence. Il se couchait tard, après avoir passé de longues heures dans les tavernes. Il se levait dès les premières lueurs de l’aube et se tenait sur le pas de son échoppe, attentif à l’agitation de la rue. Il disposait dans l’arrière-boutique d’une pièce sombre, encombrée de coffres, où il recevait ses clients, interdisant qu’on le dérange pendant ces entretiens. À midi, il prenait une légère collation, le plus souvent un plat de sardines arrosé d’un pichet d’eau, avant de faire une courte sieste. De la sorte, disait-il, il était prêt pour une nouvelle journée de travail. En fin de journée, après les Vêpres, il se rendait au monastère de Tous les Saints pour y retrouver frère Juliao et discuter avec lui de leurs lectures respectives.

Le jardin du cloître bruissait de leurs disputes car les deux hommes ne se ménageaient guère. Ils s’estimaient assez cependant pour ne pas se formaliser des propos peu amènes qu’ils pouvaient être amenés à tenir. Seule leur importait la recherche de la vérité. Ils avaient commencé ces joutes érudites au lendemain de l’avènement de Dom Joao. Le moine, après avoir révélé qu’il connaissait la passion de Cristovao pour le Devisement du monde, lui avait confié en le taquinant à ce sujet :

— Vous l’ignorez sans doute mais ce goût pour Messer Millione est comme une affaire de famille. Savez-vous qui Marco, son père et son oncle rencontrèrent à Saint-Jean-D’acre avant de partir pour l’Orient ?

— Non. — Le cardinal Thibaud Visconti, appelé à devenir pape sous

le nom de Grégoire X. Or il comptait parmi ses parents les Palestrelli de Plaisance, dont votre épouse descend. J’y vois un heureux présage et le signe que la Providence veille sur vous.

— La belle affaire que celle-là ! Me voilà parent d’un pape. J’en prends toutefois bonne note. Cela fera taire certains de mes détracteurs qui me soupçonnent d’hérésie. À leurs yeux, c’est suivre les pas du diable que de s’intéresser aux terres lointaines dont nous ne savons pratiquement rien. Pour eux, Dieu a voulu qu’il en soit ainsi et que ces peuples demeurent dans l’ignorance

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de la vraie foi. C’est une chose que je ne puis concevoir. Prêter attention aux autres n’est pas un péché !

Frère Juliao avait ri. Il s’était levé et était revenu avec un livre fraîchement sorti des presses de Venise. Cristovao sourit. Son ami avait encore cédé à sa passion qui le poussait à acquérir tous les écrits arrivés à Lisbonne et toujours privés d’imprimerie. Quelle merveille que ces ouvrages reliés ! Ils remplaçaient avantageusement les manuscrits que des générations de copistes s’étaient évertués à reproduire et qui se vendaient fort cher. Désormais, il était possible d’acquérir à un coût raisonnable ces éditions aux caractères minuscules. Lui-même s’était ainsi procuré un exemplaire de l’lmago Mundi, du cardinal Pierre d’Ailly, ainsi que l’Historia rerum ubique gestarum, de son compatriote Enea Silvio Piccolomini, devenu pape sous le nom de Pie II.

Juliao feuilleta le livre qu’il avait apporté et jubila quand il eut trouvé le passage qu’il cherchait :

— Écoute ce que dit l’un de tes compatriotes, Anselmo Adorno : Certains pensent sottement qu’il n’y a pas d’autre patrie que la leur. D’autres, tout en reconnaissant qu’elle n’est pas la seule, affirment, par un attachement immodéré, comparable à celui d’une mère aux yeux de laquelle il n’existe pas de plus beaux enfants que les siens, qu’il y a autant de différences entre leur patrie et les pays étrangers qu’entre la vive clarté du jour et les ténèbres de la nuit […]. Ceux qui se renvoient ainsi les uns les autres les traits d’une grossière ignorance, mère de tous les vices, paraissent plus proches des animaux sauvages que des humains. Mais les hommes qui ont parcouru le monde ne tombent pas dans ces erreurs stupides et ineptes. Grâce à leur expérience des choses humaines, ils gagent que le cours naturel des astres est à peu près le même ailleurs que chez eux et que les hommes sont partout régis par le destin et par la Fortune. N’est-ce pas admirable ? En tous les cas, voilà qui devrait faire rougir de honte les ignorants !

— Certes, cela est bien jugé. Malheureusement, ces propos ne fournissent pas de réponse aux questions que je ne cesse de me poser depuis qu’un ancien marin m’a parlé de terres qui se situeraient à l’ouest de Madère.

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— Ce sont des contes de bonnes femmes ou d’ivrognes. Ton homme avait dû boire plus que de raison.

— C’est aller un peu vite en besogne. Après tout, Dom Joao lui-même semble y croire.

— C’est à ton tour de déraisonner. Le roi a toute sa tête et, s’il ne dédaigne pas le vin, il en boit avec modération.

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Je n’ai pas l’intention de manquer de respect à Dom Joao et encore moins à son père. Pourtant Afonso V avait accordé en 1462 à l’un de ses capitaines la possession de l’île de Saint-Brendan s’il la trouvait. Douze ans plus tard, il en a fait cadeau à nouveau à Fernao Telles aux mêmes conditions.

Frère Juliao poussa un soupir. Ainsi, son ami cédait une fois de plus à ses lubies. À ceci près qu’il ne cessait de changer d’opinion à ce sujet. Un temps durant, il paraissait y avoir renoncé. Il avait soutenu que ces îles mentionnées par Pierre d’Ailly étaient des terres découvertes depuis longtemps. Saint Brendan s’était en fait rendu aux îles Orcades, où il avait fait lui-même escale en allant à Thilé. Quant à Antilia et l’île des Sept Cités, c’étaient les Canaries. Des mois durant, Cristovao avait soutenu cette idée avec une rare obstination, se fâchant dès que Juliao faisait mine de le contredire.

Il se souvenait encore de la polémique qui les avait opposés lorsqu’il avait cru bon d’émettre une objection :

— Je ne passe pas mes soirées à la taverne. Toutefois, des marins me font aussi leurs confidences quand ils viennent se recueillir ici. L’un d’entre eux m’a raconté ce qui était arrivé à son père à l’époque du prince Enrique. Il s’était embarqué à bord d’un navire en partance pour Bristol qui avait été pris dans une forte tempête et avait dérivé vers l’ouest. Ils avaient alors abordé sur une terre dont les habitants parlaient la même langue que nous. Ils avaient paru très surpris d’apprendre que nous ne vivions plus sous le joug des Maures. Ne les croyant pas, ils avaient proposé à ce matelot et à ses compagnons de rester avec eux et de leur octroyer des seigneuries. Finalement, ils les avaient laissés repartir en déposant dans la boîte à feu du navire de la poudre d’or en lieu et place de sable. Pour lui, il ne faisait aucun doute qu’il avait trouvé l’île des Sept Cités.

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Cristovao avait alors ironisé : — Es-tu sûr que ton interlocuteur, en se réfugiant derrière

son père, ne cherchait pas à abuser de ta crédulité ? L’idée que des Chrétiens aient échappé aux Maures ne

pouvait que te plaire. — Tu oublies qu’il parlait à un prêtre. — C’est bien ce que je dis. S’il avait parlé à un meunier, il lui

aurait raconté je ne sais quelle fadaise sur des champs de blé poussant au milieu des flots. Tes interlocuteurs ne sont pas tous des modèles de vertu, à commencer par moi. Ce n’est pas parce que nous te parlons que nous te disons la vérité. Sauf si tu nous entends en confession. Dans ce cas, il t’aurait été interdit de me rapporter ce que t’avait dit le marin. N’ai-je pas raison ?

Devant la mine décontenancée de son interlocuteur, il avait poursuivi :

— Je conclus de ton silence que tu ne l’as pas entendu en confession. Je puis même affirmer qu’il a refusé de répéter ces propos quand tu as exigé qu’il le fasse en se confessant.

— Effectivement. — C’est bien la preuve qu’il avait tout inventé, depuis le

début jusqu’à la fin. — Je ne saurais l’affirmer. C’était un pauvre hère et je pense

qu’il était sincère. Son père lui avait effectivement raconté cette histoire.

— Il pouvait mentir. — Les petites gens peuvent exagérer, ils n’inventent jamais

totalement. C’est le plus sûr moyen de les distinguer des savants. Ceux-là sont capables de forger des légendes, mais pas les pauvres ou les ignares.

Juliao ignorait que Cristovao avait été bouleversé par sa confidence. Les jours suivants, à la taverne, dérogeant à ses habitudes, il avait pressé de questions plusieurs marins, leur racontant à son tour cette histoire, et leur demandant s’ils en avaient entendu parler. La plupart s’étaient esclaffés.

Deux l’avaient regardé, cherchant à deviner s’il n’était pas un espion. Le premier, un Flamand, lui avait raconté, en cherchant ses mots, qu’il avait jadis navigué avec un pilote, Vicente Diaz, qui prétendait avoir aperçu au large des Açores une île

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inhabitée. Il s’y était rendu à quatre reprises, faisant financer ses expéditions par un armateur de Terceira, Luca de Cazzara. Cristovao s’était renseigné. Le Flamand avait bien navigué avec Vicente Diaz mais ce dernier l’avait renvoyé après l’avoir surpris en train de voler de la nourriture. Depuis, il ne cessait de se répandre en calomnies sur le compte de Diaz, cherchant à le discréditer auprès de ses pairs.

Le second marin, un nommé Antonio Leme, avait meilleure réputation. Cristovao le connaissait de vue et avait dû insister pour qu’il consente à lui en dire plus. L’homme, visiblement, se méfiait. Finalement, après avoir longuement hésité, il lui avait raconté ce qui lui était arrivé lors d’un voyage de Lisbonne à Bristol. Au large des côtes d’Irlande, son navire avait été pris dans une tempête et avait dérivé vers l’ouest, atteignant une terre où vivaient des hommes nus et à la peau cuivrée. Lui et ses compagnons avaient mis plusieurs semaines à réparer leurs avaries. C’est par miracle qu’ils avaient trouvé des vents favorables pour les ramener à Bristol. L’équipage en avait éprouvé une si grande frayeur qu’ils avaient juré de conserver le secret sur cette affaire. De plus, comme ils avaient bu le vin et mangé les biscuits qui composaient leur cargaison, ils avaient prétendu avoir été attaqués par des corsaires qui les avaient retenus prisonniers avant de les autoriser à reprendre la mer.

Si Antonio Leme avait consenti à transgresser le serment fait jadis, c’était, expliqua-t-il à Cristovao, parce qu’il était l’un des deux seuls survivants de cette expédition.

Tous les autres étaient morts, emportés par un mal mystérieux, à l’exception d’un certain Diogo, un borgne qui vivait, croyait-il, à Porto Santo d’où il avait fait serment de ne plus bouger tant il avait eu peur.

Parce que Cristovao ne l’avait pas tenu informé de ces conversations, Juliao ne pouvait comprendre pourquoi son ami avait, une fois de plus, changé d’avis. Il était à nouveau persuadé qu’il existait des terres situées à l’ouest et qu’il lui revenait de les découvrir.

*

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Bartolomeo savait son frère sujet à de brefs accès de colère. Lorsque cela arrivait, il évitait de se trouver près de lui. Cristoforo pouvait perdre tout contrôle de lui-même et ne maîtriser ni ses gestes ni ses paroles. Généralement, il retrouvait très vite son calme et cherchait par mille moyens à obtenir le pardon de ceux qu’il avait insultés, voire souffletés.

Cette fois-ci, c’était différent. Bartolomeo savait pertinemment qu’il avait commis une faute et que rien ne pourrait justifier la légèreté avec laquelle il avait agi. Il y avait plusieurs semaines de cela, tandis que Cristoforo était parti pour Porto Santo sous le prétexte qu’il devait liquider les quelques biens qu’il y possédait encore, un homme s’était présenté dans leur boutique. C’était un Italien, sans nul doute un Florentin. Il avait affirmé être porteur d’une lettre destinée à Cristoforo. Bartolomeo lui avait expliqué que son frère ne serait pas de retour avant plusieurs semaines. Le visiteur avait paru très modérément contrarié et lui avait confié la lettre, affirmant qu’il ne pouvait pas demeurer plus longtemps à Lisbonne.

L’affaire paraissait être de si peu d’importance qu’elle était purement et simplement sortie de la tête de Bartolomeo. Il avait rangé la lettre dans un coffret et s’était promis d’en parler avec son frère à son retour. En fait, pris par d’autres soucis, il avait fini par en oublier l’existence. Il ne s’en était souvenu que la veille lorsqu’un pilote italien était entré dans sa boutique. En écoutant son accent chantant, Bartolomeo, piteux et confus, s’était rappelé son visiteur. Il avait passé une bonne partie de la nuit à rechercher la missive et avait poussé un soupir de soulagement quand il l’avait enfin dénichée. Par chance, elle était intacte.

Le lendemain matin, il l’avait négligemment remise à son aîné, lui expliquant que le porteur de cette lettre n’avait pas paru lui attacher une importance particulière. Son frère avait haussé les épaules. Bartolomeo ne changerait donc jamais. Il serait toujours le même gamin distrait et étourdi dont il fallait perpétuellement rattraper les bourdes.

Il avait ouvert la lettre devant Bartolomeo qui avait réprimé un cri de surprise en apercevant son contenu. L’aîné, absorbé par sa lecture, n’avait pas remarqué le trouble de son frère, mais

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laissé éclater sa colère en repliant le texte. Confus, Bartolomeo avait tenté de l’amadouer.

— Je te supplie de pardonner ma négligence. Je te le répète, j’ignorais que tu attachais autant d’importance à cette lettre. Tu es le premier à entretenir le mystère le plus complet autour de tes activités. Nous nous y sommes habitués et nous nous efforçons de ne pas t’embarrasser inutilement de nos questions. Je sais bien que, sans toi, nos affaires péricliteraient. J’ose espérer qu’il ne s’agit pas de mauvaises nouvelles. Je n’ai pas voulu t’en parler mais j’éprouve de grandes difficultés à me faire payer les sommes que nous doit Eleazar Latam pour trois portulans qu’il a commandés et qui lui ont été livrés. On dit en ville qu’il est sur le point de faire banqueroute. Ses coreligionnaires de Castille et d’Aragon lui ont coupé tout crédit et s’agitent autour de lui comme des vautours. Ils n’auront de cesse que de lui faire rendre gorge et le pressurer jusqu’à ce qu’il expire.

Cristovao l’avait repoussé. Il détestait que son frère l’appelle Cristoforo : avait-il oublié qu’il vivait désormais au Portugal et entendait bien y finir ses jours ? Ce n’était pas d’argent qu’il était question dans cette lettre mais de bien plus que cela. La missive constituait la réponse qu’il attendait à ses questions, des questions dont il n’avait jamais voulu s’entretenir avec ses proches, pas même avec le frère Juliao.

Toute la journée, Cristovao demeura confiné dans l’arrière-boutique, lisant et relisant le document, le glissant dans un coffret puis le reprenant et le contemplant comme s’il s’agissait d’une précieuse relique. La tête lui tournait. C’était à peine croyable. Après tout, il n’était qu’un modeste négociant lisboète, certes apprécié de ses pairs, mais sans plus. Or voilà que l’un des plus grands savants de son époque, Paolo Toscanelli, lui écrivait sur un ton enjoué et amical. Tout cela parce qu’il lui avait fait remettre une lettre par l’entremise de Meshoullam de Volterra.

À son dernier passage à Lisbonne, au retour d’un voyage en Orient qui l’avait mené jusqu’à Damas, le marchand juif était venu le voir pour lui raconter son périple et lui indiquer que les galées vénitiennes se rendaient désormais directement à

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Beyrouth en évitant Alexandrie. Il ne se souvenait plus exactement comment ils étaient venus à parler de Toscanelli, un médecin, grand connaisseur des astres et, surtout, lecteur assidu de Marco Polo. À en croire Meshoullam, Cristovao et Toscanelli avaient un point en commun : ils péroraient tant à propos de Messer Millione qu’ils lui avaient ôté toute envie de le lire.

Avec la modestie qui le caractérisait, le voyageur juif avait laissé entendre qu’il connaissait bien Toscanelli. Ce dernier lui avait demandé à plusieurs reprises de traduire de l’hébreu certains textes dont ils discutaient volontiers ensemble. Il avait ajouté en riant :

— Ce Chrétien me fait parfois reproche de ne pas en goûter la beauté et la profondeur. J’avoue que j’ai bien du mal à comprendre pourquoi il se passionne tant pour les vaticinations de nos rabbins. Je me garde bien de le lui reprocher par crainte de perdre son amitié qui m’est précieuse. De surcroît, il vaut tous les médecins de mon entourage. Lui seul sait me guérir des mauvaises fièvres dont je souffre parfois.

Cristovao n’en avait pas cru ses oreilles. Ainsi son ami Meshoullam non seulement savait qui était Toscanelli mais il l’approchait, lui parlait, visiblement d’égal à égal, tout comme il le faisait avec lui. Il avait supplié littéralement le marchand florentin de se charger d’une lettre pour Toscanelli. Il avait passé des heures et des heures à en peaufiner chaque phrase. Honteux du résultat, il avait bien failli renoncer à l’envoyer puis s’était décidé à tenter sa chance. Que risquait-il ? D’être pris pour un idiot ? Assurément, il fallait l’être pour avoir osé poser cette question qui le taraudait : Cypango existait-elle et était-il possible de s’y rendre par mer ? L’issue était prévisible. L’illustre savant hausserait les épaules face à tant de naïveté. Il n’aurait pas de temps à perdre à répondre à un obscur boutiquier lisboète duquel il ne pouvait rien attendre en retour.

Or c’était tout le contraire qui s’était produit grâce sans doute à la généreuse intervention de Meshoullam de Volterra. Cristovao tenait dans ses mains une lettre qu’il n’aurait pas échangée contre un sac de pièces d’or. Son contenu dépassait ses plus folles espérances. Non seulement Toscanelli lui

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confirmait que Cypango existait bel et bien mais il affirmait qu’il était possible de s’y rendre depuis le Portugal. Il lisait et relisait ces lignes :

La route à l’ouest en direction des Indes où poussent les épices et du Cathay où règne le Grand Khan est courte. De Lisbonne par l’ouest jusqu’à Quinsay et Zaitoun, il y a mille six cent vingt-cinq lieues italiennes ; mais à partir de l’île d’Antilia, située à dix degrés à l’ouest du Portugal et que l’on connaît bien, il y a deux mille cinq cents milles marins. Cette île est riche en or, en perles et en pierres précieuses ; les temples et les palais sont recouverts d’or massif.

Cristovao savourait comme un nectar la fin de la lettre : Je conçois ton dessein grandiose et noble de naviguer vers

l’ouest pour atteindre les pays d’Orient de la façon qui est indiquée sur la carte que je t’ai envoyée, mais que l’on peut faire ressortir plus clairement sur un globe terrestre. Il m’est agréable que tu te rendes compte que non seulement le voyage est possible, mais sûr, et que sa réalisation ne fait pas de doute, qu’il est appréciable du point de vue de l’honneur et du profit et qu’une gloire inégalable en rejaillira sur un peuple pris parmi tous les peuples chrétiens […] de puissants royaumes, des villes et des romans célèbres, où l’on trouve en masse tout ce dont nous avons besoin : épices et pierres précieuses.

Cristovao n’en finissait pas de regarder la carte jointe à la missive. Elle montrait clairement l’étendue de la mer Océane séparant Cypango de Lisbonne, une étendue où l’on pouvait voir l’emplacement d’Antilia et de plusieurs autres îles. Il y avait là quelque chose de magique et de rassurant à la fois, la certitude que les flots ne constituaient pas une barrière infranchissable. Sa tête bouillonnait. Il lui tardait de faire partager sa joie à son ami, qu’il se reprochait d’avoir trop négligé ces derniers temps.

À son arrivée au monastère, il héla joyeusement Juliao : — Par Dieu, Jérusalem sera délivrée de par ma main, je t’en

fais le serment. Le moine, surpris par cette entrée en matière, le dévisagea :

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— Serais-tu devenu fou ? C’est grand péché que d’annoncer la délivrance de la cité sainte tant qu’elle est aux mains des Maures cruels.

— C’est toi, souviens-t’en, qui m’as mis dans la tête cette idée en me disant que les véritables chevaliers sont ceux qui amasseront assez d’or et d’argent pour financer la croisade. Depuis ce jour, je n’ai cessé d’y penser et d’imaginer les moyens de remplir les caisses de ce royaume en lui permettant d’acquérir les fabuleuses richesses de Cypango. Il me fallait trouver la route la plus courte pour y parvenir, sans avoir à passer par l’Asie où les Maures n’auraient pas manqué de nous barrer le chemin.

— Admettons. Cela ne me dit pas ce qui provoque chez toi une telle joie.

— C’est que je viens d’avoir confirmation qu’il est possible de gagner Cypango en bateau, en partant de Lisbonne. Celui qui me l’a appris n’est autre que Toscanelli, dont il est impossible que tu n’aies point entendu parler. Voilà pourquoi j’ai envie de chanter et de glorifier le Seigneur pour Ses bontés.

— Je croyais que tu avais oublié Cypango et que tu ne te préoccupais que des îles aperçues, dit-on, par nos marins. Tu n’y crois pas mais tu n’en interroges pas moins les matelots à ce sujet, comme le bruit m’en est revenu.

— J’ai mis du temps à comprendre que le Malin, l’ennemi du genre humain, cherchait de la sorte à m’égarer. Il avait gonflé mon cœur d’orgueil et de vaines prétentions en me faisant miroiter l’illusion de découvrir un jour ces chiures de terres déposées à la surface des flots. Je me suis laissé abuser. En fait, ainsi que je te l’ai dit, je suis le plus sot et le moins intelligent des hommes, incapable de nourrir de lui-même de grands desseins ou d’épouser de nobles querelles. Il faut que l’on m’en donne l’idée. Je suis un rustaud qui se satisfait du peu qu’il a car il en exagère l’importance. Tout enfant déjà, je m’imaginais que la rivière qui traverse Mocònesi était une mer infranchissable. Quand on a jeté un pont sur elle, j’ai déchanté. J’ai cru alors que Gênes était la plus grande ville au monde. Je ne connaissais pas encore Lisbonne. Je suis alors parti pour Porto Santo. Là, au moins, j’avais un domaine à ma taille, à la mesure de mes

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capacités, une île dont je pouvais faire le tour en une seule journée. J’y étais bien. Pour une raison qui te surprendra peut-être. C’est que je n’avais plus à prendre la mer. Je suis un piètre marin quoi qu’on en dise. Certes, je sais tout de l’art de la navigation, du tracé des côtes et des courants. J’ai toutefois peu voyagé par rapport à d’autres. C’est pour cela qu’il m’était impossible d’imaginer que la mer Océane ne se termine pas par un gouffre et qu’elle n’a pas l’étendue que nous lui prêtons. Toscanelli m’a ouvert les yeux. Surtout, il m’a appris que Madère, les Açores, Antilia et l’île des Sept Cités ne sont pas des buts en soi. Ce ne sont que des étapes sur la route de Cypango, des signes envoyés par Dieu pour nous guider dans notre quête de cette terre.

— Si je comprends bien, tu as reçu une lettre de Toscanelli, l’un des plus illustres savants de notre temps. Voilà qui est peu commun.

— Je te demande humblement pardon de ne pas t’avoir prévenu que je lui avais écrit. Pour être franc, je ne pensais pas qu’il daignerait me faire l’aumône d’une réponse. Tu peux donc juger de ma surprise et de ma joie en lisant ces lignes.

Juliao parcourut la lettre et regarda d’un œil distrait la carte qui l’accompagnait :

— Cela change tout. Confie-moi ces documents. Te connaissant, je suppose que tu en as d’ores et déjà fait une copie. Je les montrerai à des amis sûrs et je te ferai savoir ce qu’ils en pensent.

Cristovao n’avait d’autre choix que de s’exécuter. Il réprima les paroles imprudentes qui affleuraient sur ses lèvres. Ces amis sûrs n’étaient-ils pas les hommes de Sagres dont un frère de Juliao avait évoqué l’existence et laissé entendre que le moine était un de leurs affidés ? Mieux valait ne pas aborder ce sujet, pour l’instant du moins.

*

Le 20 janvier de l’an de grâce 1482 À Antao Ortiz, aubergiste sur le port de Lisbonne

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Tu n’as aucune inquiétude à te faire concernant les agissements que tu nous as dénoncés d’un marchand génois établi dans notre ville.

Ceux-ci nous sont connus et ton silence, si tu ne les avais pas signalés, aurait pu te valoir des ennuis.

Sache que, pour l’instant, il est de notre intérêt qu’il puisse converser librement avec les marins qui fréquentent ta taverne, à condition que tu continues à nous en faire un fidèle rapport.

Diogo Correa, ouvidor de la chancellerie.

*

Le 4 février 1482 De José Vizinho, médecin de la cour, à Diogo Cao, écuyer du très grand, très excellent et très puissant prince le roi Dom Joao II du Portugal

J’apprécie tout particulièrement le zèle que tu déploies au

service de notre prince. Celui-ci a été informé par mes soins de la prise que tu as faite de plusieurs navires castillans qui avaient osé s’aventurer sur les côtes de Guinée en dépit de la ferme interdiction qui leur en a été signifiée.

Je partage tes appréhensions quant aux buts recherchés par ces maudits étrangers. Ils veulent savoir si nous parviendrons à contourner l’Afrique pour arriver aux pays d’où viennent les épices. C’est notre ferme volonté de le faire et, tôt ou tard, Dieu nous aidera à réaliser ce projet.

Tu as agi sagement en faisant pendre ces capitaines et leurs équipages.

Notre prince bien aimé t’autorise bien volontiers à conserver pour toi leurs navires et ce qu’ils contenaient.

Ainsi que tu l’indiques dans ton rapport, la multiplication de ces voyages est inquiétante et il est indispensable de prendre des mesures draconiennes pour y mettre fin.

Sache que nous préparons un fort joli tour à ces Castillans pour les décourager et les induire en erreur.

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José Vizinho.

*

Le 5 Siwan 5242 De Meshoullam de Volterra à José Vizinho, la paix et le salut sur mon illustre ami, ouvidor de la Judaria de Lisbonne

J’ai à chaque fois plaisir à passer par ta ville. Elle ne

manque pas d’attraits que tu négliges en raison de tes lourdes responsabilités. L’un d’entre eux est qu’elle semble attirer les esprits fantasques et curieux.

Conformément à tes instructions, j’ai rendu visite à l’ancien commis d’Eleazar pour lequel j’éprouve de l’amitié bien qu’il ne soit pas des nôtres.

Son mariage ne doit pas être heureux car il poursuit toujours ses chimères avec la même obstination.

Je lui ai dit que je connaissais Toscanelli et il m’a confié une lettre pour lui dont je te fais parvenir une copie. Le malheureux devra longtemps attendre sa réponse car mon ami lui a joué un fort mauvais tour. Il aimait tellement les astres qu’il est parti les rejoindre il y a peu de temps.

Puisse Dieu nous éviter pour de longues années encore de l’imiter.

Meshoullam de Volterra.

*

Le 22 juin de l’an de grâce 1482 Au nom du très puissant et très excellent prince Dom Joao, roi du Portugal, à l’illustre Fernao Martins, chanoine de la Sé

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Par la présente, je t’ordonne de remettre à la chancellerie la lettre que t’avait envoyée, il y a plusieurs années de cela, l’illustre Paolo Toscanelli, lettre dont tu m’avais parlé et qui avait alors fort intéressé notre maître.

Nous te demandons également de joindre à cette lettre la carte qui l’accompagnait et qui, selon mestre José Vizinho, serait en ta possession.

Nous te rappelons que tu dois conserver, en cette matière comme en toute autre, le secret le plus absolu.

J’ajoute que, dans son infinie bonté, notre souverain, désireux de te prouver sa bienveillance et son affection, t’a choisi pour être désormais son chapelain et son confesseur, charge pour laquelle tu recevras une pension annuelle de mille ducats d’or.

Antao Correa, ouvidor de la chancellerie.

*

Le 20 septembre de l’an de grâce 1482 Du frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints de l’ordre de Santiago, au très respecté José Vizinho, physicien de la cour

Les multiples bienfaits dont tu as comblé les miens font de

mon humble personne ton loyal et dévoué serviteur. Nos grands-pères, de mémoire bénie, avaient servi l’infant

Enrique à Sagres et je remercie le Ciel que Dieu ait maintenu entre leurs descendants la concorde et l’amitié qui les unissaient.

Tu as permis à mes cadets de rentrer en possession de leurs biens et de reprendre leur place à la cour. Tu as aussi soustrait l’un d’entre eux au châtiment qui l’attendait pour avoir imprudemment pris le parti du duc de Viseu, de mémoire maudite.

C’est pour te prouver ma reconnaissance que j’ai scrupuleusement exécuté tes instructions.

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J’ai fait parvenir au Génois que tu sais copie de la lettre et de la carte que tu m’avais remises. Ces copies ont été exécutées par son frère, Bartolomeo, dont le silence nous est acquis.

Il est en effet sous ma coupe totale en raison d’une fâcheuse affaire dont je l’ai tiré à grand-peine. Cet imbécile avait, dans sa jeunesse, contracté un mariage secret avec une esclave nommée Maria, devant un prêtre de la Sé. Cette esclave a été par la suite vendue par son maître et vit actuellement à Lagos.

Tu comprendras l’embarras dans lequel il se trouvait puisqu’il devait épouser la fille de mestre Estevao, son compatriote, et qu’il redoutait que sa précédente union soit tenue pour légitime par l’Église.

Je lui ai fait croire que tel pouvait être le cas et que la nommée Maria entendait d’ailleurs revenir à Lisbonne. Il n’en était rien car j’ai pris la précaution d’ordonner au gouverneur de Lagos de la renvoyer à la côte de Guinée.

Il m’a supplié alors de lui venir en aide et je lui ai promis de faire effacer toute trace de cette union sacrilège, à condition qu’il mette à mon service ses talents de copiste. Grâce à lui, j’ai donc pu faire tenir à son frère une prétendue lettre originale de Toscanelli dont il a fait grand cas.

La ruse a réussi au-delà de toute attente et le Génois est désormais mûr pour se faire l’instrument de notre volonté.

C’est à toi de décider de la manière la plus opportune de l’utiliser.

Je suis ton très fidèle et très loyal serviteur,

Frère Juliao.

*

Le 22 octobre 1482 De Michele da Cuneo au frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints.

Je te remercie de ta lettre que tu as confiée à un marchand

de mes amis. Tu le connais bien. Tu m’avais parlé de lui, lors de son passage à Gênes : l’illustre Meshoullam de Volterra.

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J’avoue que j’avais longtemps hésité à rendre à cet ami la somme qu’il exigeait et dont il était le légitime propriétaire, mais qu’il avait destinée à un usage infiniment moins profane que l’achat d’une boutique.

Ce que tu m’as appris de ses réelles motivations me rassure et me réjouit. Il n’a pas oublié, en dépit des années, le serment que nous avions fait dans notre enfance, et cela m’a comblé d’aise.

Je compte sur toi pour que ta bienveillance continue de s’exercer envers notre bon duc du Mont Thabor, sans jamais lui révéler que tu es au courant de ce secret.

Je suis ton humble serviteur,

Michele da Cuneo.

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6

À la recherche du royaume fantôme

Cristovao ordonna à sa petite troupe de faire halte. Il était temps, selon lui, de dresser le camp pour la nuit, à proximité du gué qu’ils venaient de traverser. L’endroit était dégagé. Voilà des heures que lui et ses hommes cheminaient dans la savane aux herbes brûlées par le soleil et au sol rouge comme le cuivre. L’astre était encore haut dans le ciel mais Cristovao l’avait appris à ses dépens : dans ces contrées, la nuit tombait d’un coup. Les ténèbres succédaient à la lumière, plongeant les êtres et les choses dans l’obscurité. Malheur à qui n’avait pas pris ses précautions. Il se retrouvait soudain exposé à tous les dangers. Autour de lui rôdaient des ombres inquiétantes, bêtes féroces sorties de leurs repaires, capables de surgir des profondeurs de la nuit et de décocher leurs flèches meurtrières avant de disparaître à nouveau comme si la terre les avait avalées.

Deux jours après leur départ de La Mine, leur caravane avait été assaillie par une horde de guerriers nus, au coucher du crépuscule, alors qu’ils n’avaient pas encore fait halte. Deux de ses hommes avaient été tués. Les autres, regroupés autour des montures, avaient veillé toute la nuit, redoutant le retour de leurs assaillants. La soif et la faim les avaient tenaillés car nul n’avait eu l’audace de s’éloigner pour aller à la recherche d’un point d’eau.

Depuis, il prenait grand soin d’établir tôt son campement, afin de pouvoir faire provision d’eau et de bois, placer des sentinelles, panser les bêtes et leur donner à boire. Quand ils avaient accompli ces tâches routinières, les hommes allumaient un grand feu et se rassemblaient autour, plaisantant quand ils entendaient au loin les rugissements des lions ou les jappements des hyènes. Sa conviction était faite, ce pays était une antichambre de l’enfer, un lieu de désolation et d’affliction, dissimulant dangers et maléfices dans le moindre de ses

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recoins. Jamais, au cours de ces voyages, il n’avait éprouvé aussi amère déception. C’était donc cela l’Afrique dont certains pilotes lui avaient parlé avec émerveillement. Le rêve s’était transformé en cauchemar.

Pourtant, tout avait bien commencé. Un archer s’était

présenté à la boutique qu’il venait d’ouvrir. L’ouvidor de la Maison de La Mine et des affaires de Guinée lui demandait de venir, le lendemain, pour une affaire urgente. Au ton employé par le messager, il avait compris que cette invitation était un ordre déguisé et que toute tentative pour s’y soustraire lui vaudrait de sérieux ennuis. Cristovao connaissait bien ce bâtiment situé près de la place de l’Ancien Pilori. C’était une formidable bâtisse dont l’accès était interdit au tout-venant. Il fallait montrer patte blanche pour y pénétrer, et ceux qui en ressortaient affichaient un visage grave et fermé. On les devinait détenteurs de lourds secrets et tremblants à l’idée qu’une indiscrétion de leur part ne les conduise en prison. On murmurait que la Maison de La Mine abritait de sombres cachots où croupissaient certains capitaines dans l’attente d’un improbable procès.

La Mine, le mot avait quelque chose de magique. Les marins, à la taverne, le prononçaient d’un ton qui en disait long. C’était la forteresse édifiée par un fameux chevalier, Diogo de Azambuja, un personnage étrange, taciturne, célèbre pour sa hardiesse. Il avait perdu une jambe, arrachée par un boulet lors de la guerre contre la Castille, et n’en avait pas moins continué à servir son roi, sur terre comme sur mer.

À l’automne 1481, il s’était embarqué avec six cents soldats et une centaine de maçons et de charpentiers arrachés aux chantiers de Lisbonne sans avoir eu leur mot à dire. Les fortes têtes, qui avaient osé protester, avaient appris à danser sous le fouet et étaient revenues à de meilleurs sentiments. Des dizaines et des dizaines de manœuvres et de portefaix avaient chargé à bord du navire des poutres, des madriers et des blocs de pierre taillée.

Une fois sur place, maçons et charpentiers s’étaient mis au travail, sans ménager leur peine. En quelques mois, une

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forteresse imposante, Saint-Georges de La Mine, avait surgi sur la côte de Guinée, avec ses chemins de ronde, ses remparts, ses écuries, ses étables et ses logements pour les soldats, le tout flanqué d’une chapelle dont la cloche carillonnait les jours de fête. À quatre ou cinq cents lieues à la ronde, il n’y avait pas de forteresse aussi puissante, arborant en haut de ses tours la bannière du Portugal.

C’était la preuve tangible de la présence portugaise dans ces contrées situées à l’extrémité du monde connu. On y vivait, paraissait-il, comme à Lisbonne et le gouverneur de La Mine disposait d’appartements très confortables. Avec ses adjoints, il avait pour mission d’organiser les convois de navires qui ramèneraient sur les bords du Tage toutes les richesses de l’Afrique ; malaguette, or, plumes d’autruche, esclaves des deux sexes et animaux étranges. C’est là que José Vizinho, le médecin du roi, avait décidé de se rendre en compagnie des autres membres de la Junte des Mathématiciens, qu’il avait créée pour seconder le monarque dans ses entreprises d’outre-mer. Ils auraient pour mission de mesurer la carte du ciel de la manière la plus exacte qui soit. José Vizinho se faisait fort de surpasser les calculs établis par son coreligionnaire Abraham Zacuto, auprès duquel il avait étudié à l’université de Salamanque et qu’on disait fort érudit.

Pour mener à bien ce projet, le médecin avait dû batailler ferme. Dans un premier temps, Dom Joao avait commencé par refuser net de se séparer de lui. Il n’entendait pas être à la merci d’une mauvaise fièvre ou d’un refroidissement alors que son médecin se trouverait à des semaines et des semaines de navigation de Lisbonne. Son nouveau confesseur lui avait hautement reproché son attitude. Quelle sorte de Chrétien était-il ? Il faisait plus confiance à un physicien juif qu’à Dieu et aux prières de ses sujets. Une faute incommensurable dont le Créateur pourrait bien prendre ombrage ! Jusque-là, Il avait répandu Ses bontés sur le monarque et voilà que celui-ci Le payait en retour de cette manière ! Le prêtre avait tancé son royal pénitent et lui avait reproché d’être aussi douillet qu’une fillette. Il avait même eu ce mot mystérieux : « Il est un temps pour voler comme la chouette et un temps pour voler comme le

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faucon. » Dom Joao n’y avait rien compris mais avait jugé la phrase si profonde qu’il la répétait désormais à tout propos.

D’humeur volontiers inconstante, il s’était en conséquence persuadé qu’il pouvait envoyer au diable son médecin. Il ne lui déplaisait plus de le voir loin de la cour. Après tout, ce Juif impudent ne cessait de lui reprocher de mettre en danger sa santé en chevauchant des journées entières et en passant ses nuits auprès de sa maîtresse. Une fois au milieu de la mer Océane, ce fâcheux ne l’importunerait pas avec ses conseils et ses potions destinées à purger son corps de ses mauvaises humeurs. Pour mettre le comble à sa félicité, il aurait fallu que son confesseur fût lui aussi de ce voyage. Il serait plus utile à prêcher l’Évangile aux païens qu’à se mêler de ses amours !

Le roi avait donc autorisé le départ de José Vizinho et de ses compagnons, chargeant l’un de ses écuyers, Diogo Cao, de prendre le commandement de la flotte envoyée à La Mine. C’était l’homme le plus indiqué pour le faire. Fils d’un obscur matelot, il s’était forgé une place parmi les nobles, leur en imposant par sa vigueur, son autorité et ses exceptionnelles qualités de navigateur. Il débarquerait les savants à La Mine et poursuivrait son chemin, à la recherche du fameux passage vers les Indes.

C’est dans ces conditions que Cristovao, sans s’y attendre le moins du monde, s’était vu courtoisement mais fermement invité à participer à ce voyage. D’où sa convocation à la Maison de La Mine, où il n’eut guère à patienter. José de Vizinho le reçut dans une vaste salle dont les fenêtres donnaient sur le Tage.

— Je constate que vous savez désormais retrouver votre chemin à Lisbonne et que vous ne vous égarez plus dans la Judaria ou la Mouraria. J’ai appris que vous tenez un atelier de cartographie auquel il nous arrive d’avoir recours.

— J’espère que nous vous donnons satisfaction. — C’est le moins qu’on puisse attendre de vous. Cela dit,

nous ne sommes pas ici pour échanger des amabilités. Mon ami et cousin Eleazar Latam m’a dit beaucoup de bien de vous, à tel point que je suis étonné qu’il ait pu se passer de vos services. Ce

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pauvre Eleazar, il est vrai, ne s’est guère montré heureux en consentant des prêts inconsidérés à des barons insolvables.

— Il prétend que vous l’y aviez encouragé pour plaire au roi. — Chacun fait porter aux autres la responsabilité de ses

échecs. J’ose espérer que rien de semblable ne se produira entre nous. J’ai songé à vous pour un voyage à La Mine auquel je dois participer avec d’autres érudits. J’ai besoin d’un homme qui veille à notre confort et qui nous décharge de tout souci matériel. Accessoirement, il ne serait pas inutile qu’il puisse nous seconder dans certaines de nos expériences.

— Il me faudra… — Vous allez me dire que cette proposition vous prend au

dépourvu et que vous devez y réfléchir. Dispensez-vous de ce scrupule. J’agis au nom du roi et vous lui devez obéissance en tout. Il me suffit de dire un mot et, demain, vous n’êtes plus rien.

— User de menace à mon égard ne sert à rien. Je sais où est mon devoir et je n’entends pas m’y soustraire. Combien serez-vous ?

— Quinze en incluant nos domestiques et secrétaires. — Quand partons-nous ? — Dans une vingtaine de jours, ce qui vous laisse le temps de

faire vos préparatifs. — Ai-je le droit de me faire accompagner d’un serviteur ? — Nous t’en fournirons un, à nos frais. Rares sont les

personnes à être autorisées à faire le voyage à La Mine et nous les choisissons nous-mêmes. Il va de soi que vous ne devez parler à quiconque de ce que vous verrez et entendrez. Inutile de chercher à tricher. Certains, qui se croyaient malins, ont payé de leur vie leur imprudence.

Cristovao avait dû tout improviser. Il avait fait aménager le château arrière du navire afin que les membres de la Junte des Mathématiciens aient chacun une cabine. Domestiques et serviteurs seraient logés plus à l’étroit, à portée de voix. Il se réserva pour sa part une cabine qu’il partagerait avec l’ouvidor de la Maison de La Mine, Antao Correa, dont il avait apprécié la discrète efficacité. Petit de taille, l’homme dissimulait derrière

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un masque sévère un esprit caustique. Quand il s’était excusé auprès de lui de l’exiguïté des cabines, il avait éclaté de rire :

— Cela leur permettra de se rendre compte des conditions de vie des marins qui sont cent fois pires. C’est peut-être la seule fois de leur existence où ils pourront le faire et cela me sera utile quand je devrai attirer leur attention sur les difficultés que nous éprouvons pour recruter nos équipages. Fais dresser une tente sur le pont pour les protéger des rayons du soleil. Veille à ce qu’elle soit meublée confortablement et fais disposer des torchères pour le soir. C’est là qu’ils se tiendront la plupart du temps, à caqueter dans leur langage auquel je ne comprends rien. Ils se croient supérieurs aux autres en utilisant des termes compliqués. Agis comme tu l’entends mais n’oublie pas de leur faire de grands sourires et des courbettes, comme je le fais. Cela ne te coûtera rien et ils t’en seront reconnaissants.

*

En les voyant monter à bord de la caravelle, Cristovao

réprima un sourire. Les savants, dont il avait deviné qu’ils étaient les fameux hommes de Sagres, formaient un groupe étrange. On aurait dit des dindons se serrant les uns contre les autres. Eux avaient précautionneusement gravi la passerelle, refusant de regarder en arrière par crainte de perdre l’équilibre. Ils étaient chaudement, trop chaudement, vêtus, comme s’ils redoutaient d’affronter de terribles frimas au milieu de la mer Océane. Leurs domestiques suivaient, surveillant le chargement par les portefaix de lourds coffres, de tonneaux et de caisses.

Emmitouflé dans une houppelande de velours, José Vizinho semblait faire les honneurs du navire à ses compagnons. Le premier, mestre Rodrigo, affichait une cordialité de bon aloi. De nombreuses rumeurs couraient à son sujet. On prétendait qu’il était Maure de religion. En fait, comme il le confia par la suite à Cristovao, il était né dans la Judaria de Lisbonne mais avait embrassé l’islam lors d’un séjour à Grenade. Cette apostasie lui avait permis d’étudier auprès des meilleurs savants andalous et d’avoir accès à leurs bibliothèques richement fournies en manuscrits rares. À son retour à Lisbonne, il avait repris son

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ancienne religion, au grand soulagement de son père. Il fréquentait toutefois très rarement les synagogues de la Judaria au motif qu’elles lui paraissaient froides et sans âme.

Il entretenait des rapports très amicaux avec l’évêque de Ceuta, Diogo Ortiz de Vilhegas, qui était lui aussi de l’expédition. Son léger embonpoint laissait deviner son penchant pour la bonne chère. Il joua l’offusqué quand il découvrit l’étroitesse de sa cabine. Fort heureusement, Antao Correa dissipa habilement sa colère.

Il fit croire au prélat que le capitaine du navire, un Chrétien fanatique de la pire espèce, avait littéralement bondi de joie en apprenant qu’il transporterait un prêtre, qui plus est un prélat. Il avait insisté pour lui offrir de partager sa cabine, un peu plus grande que les autres, et la pièce où il se tenait habituellement pour travailler. De la sorte, son passager pourrait jour et nuit lui apporter le réconfort de la religion et veiller sur le salut de son âme. Il s’était même mis en tête que l’évêque célébrerait la messe tous les matins devant l’équipage. Antao Correa s’inclina très bas devant Diogo Ortiz avant d’ajouter :

— Cet imbécile ne vous aurait pas laissé une seconde de répit. C’est la raison pour laquelle j’ai cru nécessaire de couper court à ses suppliques. Je lui ai fait croire que vous ne vouliez rien changer à vos habitudes et que vous souhaitiez disposer d’une modeste cellule pour vous y recueillir en privé. Bien entendu, si j’ai mal agi, le capitaine se fera un devoir de vous offrir son hospitalité.

L’évêque l’avait toisé du regard, se demandant s’il était sérieux ou s’il se moquait. Il se faisait une véritable fête de ce voyage et n’avait nulle envie de passer son temps à débiter des oraisons ou à entendre en confession des marins plongés dans la débauche depuis leur plus jeune âge. Il fit comprendre à l’ouvidor qu’il approuvait sa conduite, lui demandant toutefois de mettre à son service exclusif un mousse chargé de veiller, nuit et jour, sur ses affaires.

Les deux autres savants étaient deux barons, deux frères, possesseurs de fiefs dans l’Algarve, qui avaient étudié à l’université de Coïmbra et à celle de Salamanque. Ils s’étaient pris de passion pour les mathématiques et la géographie

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jusqu’au jour où José Vizinho les avait appelés auprès de lui, estimant que Dom Joao devait associer sa bonne vieille noblesse à ses entreprises maritimes, pour la détourner des affaires intérieures du royaume. Cristovao ne tarda pas à remarquer qu’ils se comportaient comme de véritables fouines. Ils observaient les faits et gestes des matelots et tentaient d’écouter les conversations qu’il avait avec l’ouvidor et le pilote. Face à José Vizinho, ils se montraient particulièrement obséquieux, approuvant chaudement chacune de ses remarques et foudroyant du regard mestre Rodrigo quand ce dernier, épuisé par une journée de travail et de discussions, débitait des histoires salaces en prenant à témoin les étoiles.

Dès qu’ils furent en haute mer, Cristovao éprouva un curieux sentiment, un mélange de joie et d’inquiétude. Il n’avait pas navigué depuis des mois et l’air marin le grisait. Il aimait à se tenir à l’avant du navire, s’émerveillant de voir la proue fendre les flots, rejetant de part et d’autre une écume blanche. Au matin du quatrième jour, il perçut comme un changement soudain. Les oiseaux, qui virevoltaient jusque-là au-dessus du bateau, avaient disparu. L’on n’entendait plus que les invectives des marins et le claquement des voiles battues par le vent. Les matelots, de temps à autre, poussaient des cris joyeux quand ils voyaient des poissons sauter par-dessus les vagues. Cela les rassurait de deviner un signe de vie en plein cœur de la mer Océane.

Le soir, après avoir chanté le Salve Regina, ils se rassemblaient en petits groupes près de la tente où les savants avaient pris leur repas. Ils chantaient jusque tard dans la nuit. Cristovao avait dû l’admettre, il peinait à trouver le sommeil alors que, toute la journée durant, il courait d’un bout à l’autre du pont pour donner des ordres et surveiller la bonne exécution des manœuvres ordonnées par le pilote. Il avait beau être perclus de fatigue, il retardait jusqu’à l’extrême le moment où ses yeux se fermeraient. Le matin, à son réveil, il était tout étonné d’être encore en vie, comme si la logique aurait voulu que le bateau sombre tandis qu’il se reposait. Une nouvelle journée commençait alors, ponctuée de menus incidents dont la répétition avait quelque chose de rassurant. Ne songeant alors

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qu’aux ordres à donner, il en oubliait l’immensité des flots qui l’entouraient.

Il en voulait presque au ciel de ne pas être couvert de ces lourds nuages annonciateurs de tempêtes. Au moins alors, face aux éléments déchaînés, il aurait trouvé à s’occuper, donnant des ordres secs et précis aux matelots tout en surveillant l’état de la voilure. Dans ces moments-là, la peur cessait de lui tenailler le ventre. Il se souvenait encore du premier coup de vent sérieux qu’il avait essuyé, jeune, au large de la Corse. Il avait passé de longues heures coincé contre le bastingage, bien décidé à empêcher qu’un paquet de cordes ne passe par-dessus bord. À aucun moment, il n’avait eu réellement conscience du danger qu’il courait. Leur bateau menaçait de se rompre ou d’être renversé par une forte vague. Il aurait sans doute été plus utile en aidant ses compagnons aux pompes pour évacuer l’eau des cales. Non, il n’avait eu alors d’autre souci que de maintenir en place un paquet de cordes dont personne ne s’était servi jusque-là et qui ne servirait peut-être pas durant la traversée. C’était idiot, totalement idiot, il avait toutefois eu l’impression que son geste avait permis au navire de sortir indemne de la tempête.

Depuis, il en avait fait une règle de conduite. Quand il voyait un mousse trembler de tous ses membres durant un fort coup de vent, il lui confiait une tâche absurde. Il lui ordonnait par exemple de protéger des flots son écritoire. Le malheureux s’exécutait, serrant l’objet contre sa poitrine, se dissimulant dans un recoin de la cabine en espérant qu’un paquet d’eau n’envahirait pas celle-ci. Le gamin ne pensait plus qu’à sa mission. Le calme revenu, il se présentait devant Cristovao. Celui-ci, occupé à évaluer les dégâts, mettait plusieurs minutes à comprendre pourquoi ce garnement, aux cheveux ébouriffés, au visage marqué par l’effort, se tenait devant lui, portant son écritoire comme un précieux reliquaire. Quand la mémoire lui revenait, il lançait au mousse, dont le cœur se gonflait d’orgueil, un clin d’œil complice et le félicitait chaudement devant les autres marins. À chaque fois, cela marchait.

Un matin, il entendit l’homme de vigie claironner « terre, terre ! ». Il reconnut distinctement au loin le contour des côtes

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de Porto Santo qu’il décrivit soigneusement aux savants qui se pressaient autour de lui. Ils y séjournèrent cinq jours, le temps de faire provision d’eau fraîche, de fruits et de légumes. C’est à peine si son beau-frère, Bartolomeo Perestrello y Moniz, consentit à lui adresser quelques mots. Il était trop occupé à faire sa cour à José Vizinho et à lui expliquer l’injustice flagrante dont il était la victime. Il prétendait avoir mis en valeur ses domaines contre le souhait de sa famille et en avoir été bien mal récompensé. La Couronne refusait obstinément de reconnaître ses mérites et de lui racheter sa charge de capitaine-donataire pour lui confier celle de gouverneur d’une ville de l’Algarve. Le médecin l’avait écouté en dodelinant de la tête, puis laissé entendre qu’une telle décision n’était pas de son ressort mais qu’il appuierait cette requête au moment opportun.

Cristovao avait retrouvé avec plaisir Antonio Pereira. Le prêtre lui apprit que leur protégé, Diogo, l’ancien matelot, était mort d’un brusque accès de fièvre. Il avait déliré des heures durant, marmonnant ces mots étranges : « Canaries, il trouvera les vents de retour s’il part de là, les herbes, les herbes. » Le malheureux n’avait plus sa tête, conclut le prêtre avant de raconter :

— Je l’ai veillé jusqu’au bout. Il s’agrippait à mon bras et ses ongles s’enfonçaient dans ma chair au fur et à mesure qu’il débitait ses sornettes. C’est pour cela que je m’en souviens avec précision. Nous lui avons donné une sépulture chrétienne même s’il vivait dans le péché avec sa sorcière de femme. C’était un brave homme, un peu trop porté sur le vin.

Cristovao n’avait rien laissé paraître de son émotion. Il était convaincu que ces mots bizarres lui étaient destinés. Lors de son dernier passage dans l’île, il avait tenté de questionner Diogo sur le récit que lui avait fait, à Lisbonne, Antonio Leme, ce marin qui affirmait avoir navigué jusqu’à une terre peuplée d’hommes nus, à la peau cuivrée. Diogo avait craché par terre de mépris et grommelé qu’un bon Chrétien ne devait pas se parjurer et rompre le serment qu’il avait fait devant Dieu. Quand Cristovao avait insisté, il lui avait tourné le dos et ne lui avait plus adressé la parole jusqu’à son départ. Il était toutefois venu le saluer sur le quai, agitant ironiquement un bâton que le

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Génois avait reconnu, avant de s’en retourner vers sa masure. Aujourd’hui, Cristovao constatait que le vieux marin ne l’avait pas oublié. Au moment de rendre l’âme, il s’était délivré de son secret. Ou du moins le croyait-il car, après tout, il ne pouvait savoir que l’ancien commis d’Eleazar reviendrait à Porto Santo et que le prêtre lui rapporterait ses paroles. Le doute s’instillait dans son esprit. Il ne pouvait tout fonder sur un simple hasard ou un malentendu.

La flotte avait repris la mer en direction de Boa Vista, l’une des îles du Cap-Vert. Diogo Cao avait repoussé la suggestion de l’évêque de Ceuta de faire escale aux Canaries. Il n’était pas question d’éveiller l’attention des Castillans sur la présence, à bord, de José Vizinho et des hommes de Sagres. Leurs hôtes seraient bien capables de les mettre aux fers pour en obtenir une rançon ou pour les obliger à passer au service de la reine Isabelle. En fait, Diogo Cao redoutait surtout que ses vieux ennemis ne cherchent à se venger et ne le pendent aux branches d’un arbre comme il l’avait fait avec plusieurs de leurs équipages.

Le prélat avait paru très contrarié de cette décision. Il s’en était vengé à sa manière. Arrivé à Boa Vista, il s’était plaint de fortes douleurs à la poitrine et au ventre. Il s’était cloîtré dans les appartements du gouverneur de l’île, clamant qu’il était dans l’incapacité de poursuivre le voyage. Il attendrait à Boa Vista le retour de ses compagnons, ne voulant pas être un fardeau pour eux. José Vizinho avait laissé éclater sa colère. Il n’était pas question de le laisser là. Il avait besoin de lui et de ses compétences. Dom Joao serait sans nul doute furieux d’apprendre que l’un de ses conseillers s’était lâchement dérobé à ses obligations. Il le lui ferait payer cher. Rien n’y fit, le prélat paraissait s’affaiblir chaque jour un peu plus. Quand un navire castillan fit escale à Boa Vista, son capitaine vint saluer l’évêque et s’offrit de le ramener à Séville d’où il pourrait gagner Lisbonne. L’affaire paraissait être conclue quand, une nuit, un mystérieux incendie se déclara à bord du navire espagnol. Son équipage avait été convié à terre par Cristovao qui prétendait connaître plusieurs de ses membres, notamment un marin

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génois, Giuseppe Mariani, qui avait été son compagnon de jeux. Le navire avait brûlé entièrement, au grand dam du prélat.

Le gouverneur de l’île promit qu’il pourvoirait à l’entretien des marins jusqu’à ce qu’ils puissent repartir sur un autre bateau vers Séville. Ce ne serait pas avant de longs mois. Quant à l’évêque, privé de la possibilité de regagner Ceuta, il finit par capituler. Il n’en pouvait plus des potions que lui faisait boire José Vizinho pour lutter contre ses souffrances. Qui plus est, sous prétexte de hâter sa guérison, le médecin lui interdisait toute visite, notamment celle de son jeune secrétaire auquel il était très attaché. Diogo Ortiz de Vilhegas cessa vite de donner la comédie. Il se fit porter à bord du navire en pestant comme un païen et en jurant qu’il prendrait un jour sa revanche.

Peu de temps avant leur arrivée à La Mine, José Vizinho fit

appeler Cristovao. Les deux hommes se retrouvèrent à l’avant du bateau, loin des autres. Le médecin fixait l’horizon et resta longtemps silencieux avant de murmurer :

— Vous paraissez être à l’aise aussi bien avec les flots qu’avec le feu. Car vous n’êtes sans doute pas étranger à ce fâcheux incendie.

— Voilà une terrible accusation. Elle peinera beaucoup Diogo Cao, auquel revient le mérite de ce petit stratagème.

— Dont vous vous êtes fait le complice, ne mentez pas. J’ai observé vos discussions quelques heures auparavant et il m’est d’avis qu’elles ne portaient pas sur les vents et les courants. Peu importe, l’essentiel est que nous ayons pu reprendre la mer au complet. Je comprends mieux désormais pourquoi Eleazar était si élogieux à votre propos. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de vous confier une nouvelle mission. Pendant que nous prendrons les mesures du ciel à La Mine, vous partirez à la tête d’une petite troupe explorer les environs de la forteresse. Son gouverneur m’a écrit il y a de cela plusieurs mois que les naturels du pays lui parlent d’un mystérieux souverain vivant à l’intérieur des terres et qui aurait sous ses ordres de formidables armées. Je n’en crois pas un seul mot mais je veux en avoir la certitude. À vous de me dire ce qu’il en est exactement. Sachez que j’attache la plus grande importance à cette question. Si vous

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me donnez satisfaction, sachez que la Couronne saura vous récompenser de la manière la plus éclatante. Regardez Diogo Cao. Il est d’humble extraction et il a pourtant été armé chevalier par notre bien aimé souverain. Pareil honneur pourrait vous échoir pour peu que vous vous en montriez digne.

C’est ainsi que Cristovao était parti à l’aventure, avec une

cinquantaine d’hommes, une centaine de porteurs et plusieurs interprètes, des drôles de gaillards dont il se méfiait. C’étaient des vauriens prêts à raconter n’importe quoi pour faire étalage de leur importance, et il les soupçonnait de chercher à l’attirer dans un traquenard.

La progression de sa troupe avait été laborieuse. Plus il s’éloignait de la côte et plus la chaleur devenait accablante, oppressante, transformant chaque étape en supplice. Très vite, il avait compris qu’il valait mieux partir dès les premières lueurs de l’aube et cheminer, sans faire de halte, jusqu’à ce que le soleil soit à son zénith. Alors, il disposait encore d’une heure ou deux pour repérer l’endroit où il établirait son campement.

Il avait l’impression de pénétrer dans un monde étrange qui se dérobait perpétuellement devant lui tout en se laissant entrevoir. À chaque étape, la même scène se déroulait. Il s’imaginait être au milieu de solitudes désolées. Soudain, il voyait surgir des herbes des enfants nus et rieurs qui s’approchaient et les touchaient, lui et ses hommes, comme pour s’assurer qu’ils étaient bien vivants. Puis c’était au tour d’hommes et de femmes, porteuses de paniers de fruits, de faire leur apparition. Le troc commençait, sous la surveillance des interprètes, dont il devinait qu’ils y trouvaient un certain profit. C’était étrange. Ces êtres, nus comme Adam et Ève au paradis, avaient surgi de nulle part et détalaient comme des lapins dès qu’on faisait mine de vouloir les suivre à l’issue de la palabre. La terre paraissait les engloutir. Les alentours semblaient vides de tout village.

Il n’en avait jamais vu. Aucune fumée ne montait dans le ciel, indiquant la présence de huttes.

Quand on les interrogeait, les sauvages pointaient le bras en direction de l’horizon, affirmant rituellement qu’à deux ou trois

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journées de marche se trouvait la capitale du « roi de l’or », comme ils l’appelaient, une ville entourée de formidables remparts. Elle possédait plusieurs marchés où se vendaient les produits les plus divers. À chaque fois, c’était la même désillusion. Trois jours s’écoulaient sans qu’il ne découvre la moindre trace de ville et les indigènes n’en continuaient pas moins à débiter leurs sornettes et à lui raconter les mêmes fadaises. Cristovao avait compris qu’ils lui mentaient effrontément. Ils ne cherchaient qu’une chose : l’éloigner de leurs huttes et de leurs champs et le voir gagner les terres de leurs voisins et, probablement, ennemis. Il aurait pu poursuivre sa route pendant des mois et des mois, sans jamais rien trouver. Cette terre était encore plus immense que la mer Océane. Des êtres humains y vivaient, preuve que, contrairement à l’opinion de Ptolémée et de quelques autres, la zone toride était habitable. Mais à quel prix ? Celui d’une existence bornée par la pauvreté, la misère et la crainte des bêtes féroces dont les traces se lisaient clairement sur le sol rouge.

Il n’y avait rien à attendre des naturels du pays, aux visages barrés d’étranges cicatrices. En apparence, c’étaient des êtres doux et craintifs, à l’intelligence bornée. Dès qu’on avait le dos tourné, ils se révélaient être de véritables gredins, dérobant tout ce qui se trouvait à leur portée et éclatant d’un rire stupide quand on les prenait sur le fait. Ils n’en éprouvaient aucune honte. C’était comme un jeu et ils s’y livraient avec une rare obstination. Cristovao s’en était amusé. Il n’avait sévi qu’une seule fois, lorsque l’un de ces sauvages s’était emparé d’un crucifix de métal dont il s’était servi comme d’un peigne planté dans ses cheveux. Il avait surpris l’homme en train de parader devant ses congénères, dansant comme un beau diable, la mine hilare. Il l’avait fait pendre à la branche d’un arbre. Terrorisés, ses compagnons s’étaient enfuis dans les herbes auxquelles ils avaient mis le feu, obligeant les étrangers à lever précipitamment leur camp pour échapper aux flammes qui se propageaient à une folle vitesse.

Cristovao en était désormais convaincu. L’Afrique était une gigantesque masse de terres plantées là pour barrer la route aux voyageurs les plus audacieux. Il avait entendu José Vizinho

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expliquer qu’en son milieu se trouvait un formidable lac d’où partaient plusieurs fleuves, en particulier le Nil, et qu’il suffirait de le trouver pour parvenir sans encombre jusqu’au royaume du Prêtre Jean. Ce lac, il le savait maintenant, n’existait pas. Quant à l’idée de contourner l’Afrique et de trouver le passage menant à l’Inde, c’était une dangereuse illusion. La terre s’étendait à perte de vue et rien n’indiquait qu’elle eût une fin. C’était d’ailleurs ce que lui avait confié, à Boa Vista, Diogo Cao. Il lui avait raconté que, lors d’un précédent voyage, il avait découvert un fleuve dix fois plus large que le Tage qu’il avait remonté pendant plusieurs jours. Jusqu’à ce que sa route soit barrée par de gigantesques chutes d’eau qui formaient une véritable barrière interdisant toute progression à l’intérieur des terres. Il avait fait demi-tour et continué en direction du sud, pour constater que la côte, dépourvue de bon mouillage, se déroulait à l’infini.

Dès son retour à La Mine, après plus de deux mois passés dans la savane, Cristovao avait rendu compte à José Vizinho et à ses compagnons des résultats de son expédition. Le médecin juif avait paru comme soulagé :

— Voilà qui nous dispense d’entretenir ici une nombreuse garnison. Ce ne sont pas quelques dizaines de guerriers nus qui pourront s’emparer de cette forteresse où nous pouvons entasser autant de provisions qu’il faut.

Cristovao avait feint l’étonnement : — Certes, mais à quoi nous sert cette place forte puisque

cette terre ingrate et sournoise ne paraît pas contenir de grandes richesses ? Moins en tous les cas que les points où des comptoirs avaient jadis été installés par l’infant Enrique. À quoi bon franchir de telles distances si c’est pour en rapporter un peu de poudre d’or et des plumes d’autruche ?

Le médecin l’avait toisé d’un œil mauvais : — Ce n’est pas ce que nous recherchons. Notre priorité est de

trouver le passage vers l’Inde. — Ne vous en déplaise, avait rétorqué Cristovao, vous

poursuivez une chimère. Ce passage n’existe pas ou, alors, il est situé si bas qu’il faudra des années pour y parvenir. À votre place, je renoncerais à gaspiller des sommes folles en vain.

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José Vizinho avait blêmi : — Mesurez vos paroles, messire Cristovao. Ce sont là des

questions auxquelles vous n’entendez rien. Mais, vous connaissant, j’imagine que vous avez votre propre solution.

— J’ai effectivement mûrement réfléchi à ce problème et je n’avance rien qui ne puisse être prouvé. Je suis persuadé qu’il existe une autre route sur la mer Océane et qu’il est possible de gagner Cypango en partant de Lisbonne et en prenant la direction de l’ouest. Et cela en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour parvenir à La Mine.

Le médecin s’esclaffa : — On m’avait dit que vous êtes un rêveur. Je ne m’attendais

pas cependant à ce que vous déraisonniez autant. Auriez-vous bu plus que de raison ?

— Point n’est besoin de m’insulter. Il n’est pas bon de boire du vin sous la zone torride, j’ai pu le constater. À moins de le mélanger avec beaucoup d’eau, ce que font les soldats de cette forteresse. Je les ai bien observés, contrairement à vous qui ne vous préoccupez que des étoiles. Je comprends que mes paroles vous surprennent et vous intriguent. Je crois cependant qu’en plusieurs occasions vous n’avez eu qu’à vous féliciter de la sûreté de mon jugement. Je ne demande qu’une chose.

— Laquelle ? — Chacun sait que vous êtes à la tête des hommes de Sagres,

dont le nom fait frissonner de peur ceux qui le prononcent. Pas moi, en tout cas. Plus maintenant, du moins, depuis que j’ai vécu à vos côtés. J’ai appris à vous connaître et vous crois gens de bien. Vous êtes les dévoués serviteurs du roi et vous le conseillez sur les entreprises maritimes de son royaume. C’est là votre seule fonction même si des esprits mal intentionnés vous prêtent d’autres pouvoirs et que vous laissez dire pour imposer votre autorité. Je sais en tous les cas une chose…

— Que je brûle d’apprendre ! — Vous n’aviez pas besoin de mes services. L’ouvidor Antao

Correa y aurait largement suffi. Il est expérimenté et très avisé. Si je suis ici, c’est que vous avez voulu m’observer de près et savoir ce dont je suis capable.

— Je vous trouve bien présomptueux.

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— Tout au plus assez averti pour savoir que je vous dois mille remerciements de m’avoir permis de découvrir la côte de Guinée et d’enrichir ainsi mes modestes connaissances.

Jusqu’à leur départ, Cristovao n’eut guère l’occasion de revoir José Vizinho, très occupé à vérifier avec ses compagnons l’exactitude de leurs calculs. Durant le voyage de retour, les « hommes de Sagres » tinrent de longs échanges, prenant grand soin de baisser le ton lorsque Cristovao s’approchait d’eux.

À leur arrivée à Lisbonne, alors qu’il s’apprêtait à quitter le navire, le médecin juif se tourna vers lui.

— J’ai longtemps réfléchi à ce que vous m’avez dit de Cypango et de la possibilité d’y arriver par une route dont vous auriez le secret. Il m’est interdit de négliger cette éventualité, ce serait manquer à mes devoirs envers le roi. Je le conseille pour tout ce qui touche à l’agrandissement de ses domaines. Sachez que nous vous attendons, dans deux semaines, à la Maison de La Mine, pour entendre vos explications.

*

Cristovao toussota afin de s’éclaircir la voix puis se lança

d’une traite : — Nobles seigneurs, mille grâces vous soient rendues pour

l’attention que vous prêterez à mes propos. Vous le savez, depuis des années, toutes les nations de cette partie du monde recherchent le moyen de parvenir plus rapidement en Inde et au pays des Sères. Il n’existe que deux moyens de le faire, par terre ou par mer. J’exclus la première hypothèse. De l’extrémité de l’Occident, où nous nous trouvons, jusqu’à l’extrémité de l’Orient, la distance est énorme. Ptolémée pense que les deux points sont séparés par 180 degrés mais, comme d’autres, j’incline à penser qu’il vaut mieux se fier à l’estimation de Marin de Tyr, qui parle de 233 degrés. Encore ne tenait-il pas compte, et pour cause, des territoires découverts depuis, ce à quoi il faut ajouter la distance entre l’extrémité de ces terres et Cypango. J’en conclus que, depuis Lisbonne jusqu’à Cypango, si l’on prend la direction de l’est, il y a 291 degrés. Ce sont là des distances énormes qui rendent illusoire toute possibilité de

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trafiquer aisément avec ces pays. Les Saintes Écritures nous le disent : il fallait trois ans aux navires du bon roi Salomon pour aller de Goush Eber jusqu’en Inde et en revenir.

C’est le premier point sur lequel je veux attirer votre attention, à savoir qu’il est vain de vouloir gagner Cypango en empruntant la route de l’Orient. Je le dis en sachant combien vous pourrez être scandalisés par mes propos : nous nous trompons en cherchant à contourner l’Afrique. D’une part, rien ne prouve qu’un passage existe entre la mer Océane et la mer Indienne, d’autre part, rien ne nous dit que, s’il existe, il soit franchissable par nos navires. Enfin, s’il l’était, cela ne changerait rien au fait que la distance à parcourir serait énorme.

Le second point de mon argumentation est que nous savons que, contrairement à l’opinion du commun, la surface de la terre recouverte par les eaux est nettement plus petite que ce que nous pensons. C’est ce que nous indique clairement le Livre d’Esdras quand il dit : « Et, le neuvième jour, tu as rassemblé les eaux et la septième partie de la terre, et tu les as asséchées. » Entendez bien ces mots, nobles seigneurs : « Et tu les as asséchées. » Esdras, que les Juifs tiennent pour l’un de leurs chefs et dont les Pères de l’Église nous apprennent qu’il avait annoncé la venue du Christ, nous enseigne clairement que la mer ne peut recouvrir les trois quarts de la terre, comme on le voit trop souvent sur les cartes établies par des sots et des ignares.

C’est pour cette raison que, sur notre carte, la forme de la partie habitable de la terre n’est pas le quart d’un demi-cercle et que les eaux ne sont pas figurées comme entourant les pôles du monde, ainsi que l’Orient et l’Occident, et couvrant les trois quarts de la terre. J’y ai représenté une figure dans laquelle la mer Océane a la plus grande partie de ces eaux autour des pôles et où l’autre partie s’étend en longueur d’un pôle à l’autre entre les commencements de l’Inde et la fin de l’Afrique.

D’où il s’ensuit que la fin des terres habitables vers l’Orient et le début des terres habitables vers l’Occident sont relativement proches. Si nous suivons Marin de Tyr, il y a entre Cypango et Lisbonne 69 degrés. Encore moins si nous partons de Madère ou des Açores. Voilà pourquoi, nobles seigneurs, je

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me propose d’équiper une flotte et de traverser la mer Océane en me dirigeant vers l’ouest, jusqu’à ce que j’atteigne Cypango et soumette cette île à l’autorité de notre monarque bien aimé, Dom Joao II. Ce que je demande, c’est que la Couronne me fournisse ces navires et les moyens de recruter leurs équipages. C’est une dépense qui n’excédera pas celles qui se font habituellement pour envoyer des bateaux à la côte de Guinée, ainsi que je l’ai pu très exactement calculer.

Tel est, nobles seigneurs, le plan que je soumets à votre sagesse. Puissiez-vous me permettre de le réaliser pour la plus grande gloire du Portugal et de son souverain. Pour prix de mes efforts, je ne demande qu’une chose : être armé chevalier comme l’ont été jadis bon nombre de mes aïeux.

Cristovao se tut, regardant ceux qu’il appelait secrètement

ses « juges ». José Vizinho se tenait droit, perdu dans ses pensées, assez attentif cependant pour s’assurer d’un bref coup d’œil qu’un secrétaire avait pris exacte copie de ce qui venait d’être dit.

Rodrigo, lui, contemplait Cristovao d’un air entendu, un sourire narquois sur les lèvres. À la manière dont il scrutait la carte établie par le Génois, on pouvait deviner qu’elle ne lui était pas totalement inconnue. Il y trouvait sans doute confirmation de ce qu’il avait déjà pressenti et avait craint d’exposer par peur du ridicule.

L’évêque de Ceuta le regardait d’un œil mauvais, comme s’il avait tenu des propos entachés d’hérésie. Cristovao savait que le prélat était peu porté sur les questions théologiques ; sans doute ne lui pardonnait-il pas le mauvais tour qu’il lui avait joué à Boa Vista. Quant aux deux barons, l’un d’entre eux s’était assoupi, l’autre observait ses voisins et cherchait à modeler sa conduite sur la leur.

Au bout d’un long moment, José Vizinho rompit le silence : — Nous avons pris bonne note de ce que vous avez dit et qui

nous étonne fort. Convenez que vos propos méritent ample réflexion. Ce serait vous faire injure que de ne pas prendre le temps de les méditer et de formuler nos remarques et nos objections. Nous vous les ferons connaître le moment venu.

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Pour l’heure, sachez que rien de ce qui a été dit ici ne doit transpirer au-dehors.

Cristovao était rentré chez lui, littéralement épuisé par l’effort qu’il avait fourni. Ce n’était point de gaieté de cœur car il régnait dans son logis une atmosphère lugubre. À son retour de Guinée, il avait trouvé Dona Felippa au plus mal. Elle n’était pas sortie de sa chambre depuis des semaines et consentait à peine à se nourrir. Frère Juliao, qui lui rendait souvent visite, avait prévenu son ami : elle n’éprouvait aucune douleur physique, du moins l’affirmait-elle, et il était enclin à la croire. Elle n’avait tout simplement plus le goût de vivre. Elle était suffisamment bonne Chrétienne pour ne pas chercher à hâter sa fin, mais celle-ci pouvait survenir à tout moment en raison de son état de grande faiblesse.

Pour frère Juliao, Cristovao ne devait pas se sentir coupable. Quelque chose s’était cassé en Dona Felippa bien avant leur rencontre et, en l’épousant, il lui avait donné quelques années de répit. Elle semblait s’être résignée à son sort et avait été comme soulagée par le départ de son mari pour La Mine. Ils avaient de la sorte pris congé l’un de l’autre, sans drame, sans pleurs. D’après le frère Juliao, Dona Felippa souhaitait qu’à son retour il se comporte comme s’il était déjà veuf. Il eut beau tempêter, protester, menacer de forcer sa porte, elle lui fit savoir qu’elle le suppliait de la laisser en paix.

Après sa comparution à la Maison de La Mine, Cristovao avait dormi près de dix-huit heures d’affilée. À son réveil, il découvrit frère Juliao à son chevet qui l’observait attentivement et qui le taquina :

— Rien de plus épuisant que d’écouter les tirades de savants désireux de faire étalage de leur érudition. Vos interlocuteurs ont tout fait pour vous précipiter dans les bras de Morphée !

— Détrompez-vous. L’un d’entre eux s’est assoupi en m’écoutant, ce qui est plutôt mauvais signe. Les autres sont demeurés muets mais je crains fort qu’ils n’aient guère apprécié mes propos.

— Voilà qui est peu habituel chez toi. Tu es plutôt d’un naturel optimiste.

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— Je leur ai exposé mon projet mais, je le réalise, je l’ai fait sans conviction. Tu es le seul à le savoir, je n’apprécie pas particulièrement les voyages. L’idée de franchir la mer Océane ne m’intéresse pas en elle-même. Tôt ou tard, quelqu’un le fera, peut-être par inadvertance. Je ne me sens pas l’âme d’un découvreur. La seule chose qui me pousse vers Cypango, c’est l’assurance que ses richesses considérables me permettront de financer la croisade destinée à délivrer le Tombeau du Christ. Si elles étaient utilisées à autre chose, je renoncerais à prendre la mer car ce serait pécher par orgueil et vanité que de vouloir accoler mon nom à un périple dépourvu d’un noble objectif.

— Pourquoi n’en as-tu pas parlé ? — C’eût été imprudent. Mestre Rodrigo et mestre José

Vizinho sont juifs et, si j’avais parlé de croisade, je m’en serais fait des ennemis. Les deux barons ne savent pas ce que veut dire ce mot. Et l’or, à leurs yeux, doit servir à rembourser leurs dettes. Quant à l’évêque, le Christ est le dernier de ses soucis.

— Voilà des propos bien dangereux. — Je me connais assez pour savoir qu’ils seraient

naturellement sortis de mes lèvres si j’avais évoqué la croisade. J’ai donc préféré n’en rien dire, au risque de passer pour un capitaine qui réclame le commandement d’un navire parce que l’inactivité lui pèse. Je ne suis pas sûr que cela aurait été très approprié.

Cristovao dut patienter une semaine avant d’être convoqué à

nouveau à la Maison de La Mine. Sans s’embarrasser de préliminaires, José Vizinho l’apostropha rudement :

— Il manquait un point essentiel à votre démonstration de l’autre jour. Vous nous avez beaucoup parlé de degrés. Vous avez simplement oublié d’en préciser la mesure.

— Je la croyais connue de vous. — Et s’il nous plaît de l’entendre de votre bouche ? — Il en sera fait selon votre désir. Pour ma part, je m’en

tiens, comme beaucoup d’autres, aux calculs d’Alfraganus le Maure, qui estime à 56 milles et deux tiers le degré, ce qui évalue le pourtour de la terre à 20 400 milles.

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— Ce n’est pas ce que disent Ératosthène ni Ptolémée, dont l’autorité est supérieure à celle d’Alfraganus.

— Lors de notre voyage à la côte de Guinée, j’ai observé avec attention les relevés faits par le pilote d’après vos indications. Vous preniez soigneusement la hauteur du ciel avec l’échelle de Jacob. J’ai fait de même. À chaque fois, j’ai trouvé que mes résultats concordaient avec les données d’Alfraganus et avec les vôtres. Le pilote m’a confirmé que vous estimiez à 20 400 milles le tour de la terre sous la zone équatoriale, là où se trouve La Mine.

— Ainsi donc, vous m’avez espionné ! — Que nenni ! Je me suis contenté de vous imiter. C’était le

seul moyen pour moi de m’assurer que je ne faisais pas fausse route et que mes estimations étaient exactes.

— Admettons, mais à combien estimez-vous le mille ? Car vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

— À 14 lieues, qu’il faut réduire à 12,5 si je partais des Canaries.

— J’entends bien, mais nous ignorons de quel mille vous vous servez ? Du mille italien ou du mille arabe ?

— En tant que Génois de nation, j’utilise souvent le premier ; le mille italien.

— Cela vous arrange. Il est le plus court. — Je vous le concède. — Et c’est là que le bât blesse. Vous ne retenez que ce qui

vous arrange. Est-ce une raison suffisante pour vous confier des navires ?

— Vos paroles me comblent d’aise. Cela signifie que vous n’excluez pas cette hypothèse…

— Tout doux, mon ami, nous n’en sommes pas encore là. Car d’autres difficultés subsistent. Je doute fort que vous puissiez jamais trouver un équipage qui accepterait d’embarquer pour un tel voyage qui pourrait durer des mois. Jamais vous ne pourrez prendre à bord assez de nourriture et d’eau pour pourvoir à son ravitaillement, et vous n’avez aucune garantie de trouver des îles sur votre route. L’équipage mourra de faim et de soif avant d’atteindre Cypango.

L’évêque de Ceuta renchérit sur les propos de José Vizinho :

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— Il est hors de question de vous laisser envoyer à la mort de bons Chrétiens, et tout cela dans le seul but de satisfaire la curiosité d’un rêveur. Oserez-vous regarder en face ces hommes quand ils se présenteront devant vous ? Leur annoncerez-vous alors la vérité ? Leur direz-vous que vos affirmations se fondent sur de pures spéculations ? Un assassin, voilà ce que vous êtes.

Cristovao se redressa, incapable de maîtriser sa colère : — C’est sans doute ce que vos prédécesseurs ont dit au

prince Enrique le Navigateur quand il a prétendu vouloir doubler le Cap Bojador. Là encore, c’était envoyer des hommes à la mort ! C’est ce qu’affirmaient tous les savants. Et vous avez l’outrecuidance de vous présenter comme un admirateur de cet illustre prince. Par Dieu, voilà qui est bien singulier ! Je vous le dis, avec les marins qui accepteront de naviguer sous mes ordres, je rejoindrai Cypango en moins de temps qu’il n’en faut pour aller de Lisbonne à La Mine et aussi sûrement !

José Vizinho l’interrompit : — À ceci près que les navires qui vont en Guinée suivent la

côte et peuvent faire l’aiguade dans les mouillages connus. Là, vous partez à l’aventure et vous ne pourrez faire escale nulle part.

— Non. Je compte bien atteindre Antilia et l’île des Sept Cités !

— Pour autant qu’elles existent ! — Oseriez-vous mettre en doute la parole d’Afonso V et de

Dom Joao ? Tous deux, par différents brevets, ont accordé la propriété de ces îles à différents capitaines et barons qu’ils souhaitaient récompenser. Ils l’ont fait avec votre approbation et sur vos conseils. Dois-je vous citer les noms de ceux à qui furent octroyés ces privilèges ?

— Vous avez réponse à tout ou vous feignez de l’avoir. Que se passerait-il cependant si ces îles se dérobaient devant vous ?

— Rien ne serait changé à mes plans. Je prends solennellement l’engagement de parvenir à Cypango dans un délai de huit à dix semaines.

L’évêque de Ceuta gloussa : — Pensez-vous que c’est en le jurant sur les Saintes Écritures

que pareil miracle se produira ? Vous prenez-vous pour un

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nouveau Moïse et allez-vous ordonner aux flots de s’ouvrir devant vous ? Devons-nous vous fournir des destriers afin qu’ils galopent à sec jusqu’à cette terre ? Je suis las d’entendre de telles sottises.

Sourd aux objurgations de mestre Rodrigo, qui s’efforçait de le calmer, le prélat, suivi de son secrétaire, quitta la salle, en clamant haut et fort que son temps était précieux et qu’il ne voulait pas le gaspiller en vaines palabres.

José Vizinho dévisagea Cristovao : — Notre ami, ainsi que vous le constatez, n’aime pas être

contredit. Pourtant, c’est le meilleur des hommes et ses colères sont aussi spectaculaires que passagères. Il ne me déplaît pas d’ailleurs que vous l’ayez agacé. Il se croit obligé de pourfendre les idées nouvelles pour défendre sa réputation, mais je sais qu’il les préfère aux sornettes dont on lui a longtemps rebattu les oreilles. C’est sans doute l’esprit le plus libre et le moins obstiné que je connaisse. Seulement, voilà, il n’aime pas qu’on lui ôte ce privilège. Je préfère ajourner nos débats.

Le médecin prit à part Cristovao : — Vous avez marqué des points, même si vous n’en êtes pas

conscient. Reste que votre grand tort est de défendre une théorie isolée. Car vous ne citez nul savant de notre temps à l’appui de votre thèse.

— Détrompez-vous. À vous, je peux le confier, car j’incline à vous faire confiance et vous paraissez disposé à faire progresser ma cause. Quand nous nous retrouverons, je serai en mesure de vous produire la lettre que m’a adressée Paolo Toscanelli. Il confirme tout ce que je vous ai dit et je me réservais d’invoquer ce texte quand cela serait nécessaire.

— N’y manquez point. Cela pourrait venir à bout de nos réticences. Pour l’heure, faites-moi le plaisir de venir vous restaurer en ma compagnie. Puis nous passerons l’après-midi ensemble car j’ai plusieurs choses à vous montrer dans cette maison.

*

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Il se passa plusieurs semaines avant que Cristovao ne soit à nouveau convoqué par les frères de Sagres. Ceux-ci lui avaient fait savoir qu’ils respectaient son chagrin. Ainsi que l’avait pressenti le frère Juliao, Dona Felippa s’était éteinte sans bruit. Il n’en avait éprouvé ni tristesse ni peine, plutôt une forme de lâche soulagement à l’idée qu’elle et lui étaient libérés de leurs chaînes. Pour la première fois de sa vie, il était réellement libre, seul à pouvoir décider de son destin, sans avoir à se préoccuper d’autrui. Son père était sans doute mort, tout comme sa mère. Bartolomeo avait enfin acquis son indépendance et l’assurance nécessaire pour tenir tête à ses clients. Son fils Diego était chez Miguel et Violante Molyart et, d’après ce qu’il savait, s’en trouvait fort aise.

Plus rien ne le retenait à Lisbonne si ce n’est la conviction que, sous peu, le roi du Portugal lui confierait le commandement d’une flotte qui appareillerait pour Cypango. Il en était tellement persuadé qu’il traitait les choses avec une étonnante légèreté. Ainsi, il s’était bien gardé de réclamer à frère Juliao l’original de la lettre que lui avait adressée Toscanelli. Il se contenterait de la copie qu’il en avait fait réaliser. C’était bien suffisant et, s’il le fallait, il était prêt à en appeler au témoignage de frère Juliao ou à celui de Meshoullam de Volterra.

Il avait d’autres soucis en tête. Son beau-frère, Bartolomeo Perestrello y Moniz, dès qu’il avait appris la mort de Dona Felippa, lui avait écrit une lettre fort désagréable. Il prétendait avoir fait l’avance à sa sœur de grosses sommes sur la part à venir des revenus qu’elle tirait de ses biens à Porto Santo, et lui en avait exigé le remboursement immédiat à moins que Cristovao ne s’engageât par écrit à renoncer aux droits qu’il tiendrait de Dona Felippa pour lui et son fils. Pis, il constata que des bruits étranges commençaient à circuler sur son compte en ville. Certains négociants l’évitaient ostensiblement et d’autres, qui lui devaient de l’argent, se faisaient tirer l’oreille pour s’acquitter de leurs dettes. L’un d’entre eux, un Génois qu’il savait être honnête homme, finit par lui révéler le fin mot de l’affaire.

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— On dit que vous coucherez bientôt en prison, à la demande du capitaine-donataire de Porto Santo, votre parent, qui a le bras long à la cour. N’oubliez pas qu’aux yeux des habitants de ce pays vous êtes un étranger. De surcroît, vous avez eu le grand tort d’être longtemps au service de ce Juif, Eleazar Latam, qu’on dit être proche de la banqueroute. Si ses affaires périclitent, je ne donne pas cher de lui et de ses coreligionnaires. Et l’on s’en prendra aussi à tous ceux qui furent ses associés. Si j’ai un bon conseil à vous donner, c’est de prendre vos précautions. Passez en Castille où vivent certains de vos parents. Vous y trouverez aisément à employer vos talents.

Cristovao avait tenté de rassurer son compatriote. Son beau-frère n’oserait jamais mettre ses menaces à exécution. Quant à lui, sous peu, ses adversaires regretteraient d’avoir cherché à lui nuire. Il savait de source sûre que le roi Dom Joao s’apprêtait à lui donner une marque éclatante de satisfaction pour le récompenser de ses bons et loyaux services durant le voyage à La Mine. Il lui était interdit d’en rien dire mais il aurait une revanche éclatante.

C’est donc le cœur rempli de confiance qu’il se rendit à la Maison de La Mine où il avait été convoqué. L’évêque de Ceuta l’accueillit :

— J’ai beaucoup prié pour vous, mon fils, et je souhaite que votre foi chrétienne vous donne la force de supporter vos malheurs. Je suis prêt à vous aider de mes conseils. Ce sera un moyen pour moi de me faire pardonner le geste de colère que j’ai eu à votre égard et qui visait vos propos et non votre personne, pour laquelle j’ai la plus haute estime.

José Vizinho les interrompit : — Il est temps de reprendre nos débats. Cristovao, nous

avons soigneusement pesé vos arguments. Vous avez cité Marin de Tyr et nous avons vérifié que, sur certains points, son opinion est partagée par plusieurs Pères de l’Église, notamment l’illustre Isidore de Séville. Mais jamais il n’a affirmé qu’il était possible de franchir la mer Océane. Vous êtes le seul à le prétendre. Or, si tel était le cas, cette possibilité aurait été avancée par de plus savants que vous en ces questions.

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— Mais c’est précisément le cas et c’est un point dont j’entendais bien faire état le moment venu. Voici la lettre que m’a envoyée l’illustre Toscanelli. Il le dit clairement : un tel voyage est possible.

Cristovao tendit la missive à José Vizinho qui, à son tour, la passa à un homme qui se tenait derrière lui. Le mystérieux personnage, un prêtre, l’examina et murmura quelques mots à l’oreille du médecin dont le visage s’assombrit.

— Le confesseur du roi, qui a jadis correspondu avec Toscanelli, est d’avis qu’il s’agit d’un faux. Il n’a pas reconnu l’écriture de l’illustre savant.

— Et pour cause. J’ai omis de vous préciser qu’il s’agit d’une copie. L’original est en la possession du frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints. Faites-le appeler, il vous confirmera le fait.

— Le croiriez-vous, il se trouve que je le connais fort bien et qu’ayant eu vent de vos fréquentes rencontres avec lui, j’ai pris la peine de l’interroger sur leurs raisons. Il m’a effectivement raconté que vous lui aviez remis une lettre et une carte qu’il nous a confiées. Les voici. Les reconnaissez-vous ?

Cristovao hocha la tête : — C’est bien cela, et ces documents prouvent que j’ai raison. José Vizinho l’interrompit brutalement : — Là encore, vous vous payez de mots. Le confesseur du roi

les a examinés et affirme qu’il ne s’agit pas de l’écriture de Toscanelli.

Cristovao pâlit puis se reprit : — J’ai écrit à Toscanelli par l’intermédiaire de votre ami

Meshoullam de Volterra. Questionnez-le à ce sujet, il vous dira qu’il lui a bien remis ma missive et que son destinataire l’a chargé d’un message pour moi. Aux dires de mon frère Bartolomeo, c’est un homme à l’accent italien qui a porté ces documents à notre boutique alors que nous étions à La Mine. Je suis sûr que c’était Meshoullam. Et, si cela ne suffisait pas, vous n’avez qu’à interroger Toscanelli. Il ne manquera pas de vous écrire.

José Vizinho ricana : — Vous semblez ignorer qu’il n’est plus de ce monde.

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— Je peux jurer sur les Saintes Écritures qu’il m’a bel et bien apporté ses encouragements.

— Vous êtes décidément un maniaque du serment. Dois-je vous rappeler que ces mêmes Écritures affirment que « Tu n’invoqueras pas en vain le nom de l’Éternel » ?

L’évêque de Ceuta intervint : — C’est un point sur lequel je suis en désaccord avec mestre

José. Il va de soi que je suis prêt à ajouter crédit à vos dires si vous les répétez sous la foi du serment, en sachant qu’un parjure vous exposerait à la damnation. J’incline à penser – vous voyez que je ne suis pas mal disposé à votre égard – que Toscanelli estimait possible votre expédition.

Cristovao se sentit triompher : — Que monseigneur recueille sur-le-champ mon serment ! — Tout doux, mon ami, répliqua l’évêque. Une autre

difficulté se présente et, celle-là, un serment ne la pourra résoudre. Nous n’ignorons pas que, dans le passé, certains navires se sont perdus au large de Madère ou des Açores après avoir été entraînés vers l’ouest. Aucun, je dis bien aucun, n’est revenu. C’est la preuve que votre expédition est vouée à l’échec. Vous ne trouverez jamais les vents pour le retour et vous périrez comme les autres.

— Je suis sûr de parvenir à Cypango. — Disposeriez-vous de certitudes à ce sujet ? — J’en ai la conviction. — Vous ne répondez pas à ma question. Êtes-vous prêt à

jurer sur la sainte croix que vous avez l’assurance, fondée sur des faits tangibles et avérés, de pouvoir ramener à Lisbonne les navires qui vous seraient confiés ?

— Sur ma foi et sur mon honneur, ce serait me parjurer que de prêter un tel serment. Je suis bon Chrétien et je ne veux pas compromettre mon salut. Je sais toutefois, je ne puis dévoiler comment, que ces vents existent et que je les trouverai.

José Vizinho tonna : — Il suffit ! Vous avez largement eu le temps d’expliciter

votre projet et de répondre à nos objections. Nous vous ferons connaître notre décision et elle sera sans appel car elle aura été au préalable ratifiée par le roi.

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Trois semaines plus tard, Cristovao fut à nouveau appelé à la

Maison de La Mine. À sa grande surprise, seul l’évêque de Ceuta se trouvait là. Sans prendre la peine de lui expliquer pourquoi les autres étaient absents, Diogo Ortiz de Vilhegas soupira :

— J’ai de mauvaises nouvelles à vous annoncer. Au terme de longues discussions, nous avons décidé, et le roi l’a approuvé, qu’il n’était pas dans l’intérêt de la Couronne de vous confier des navires pour vous rendre à Cypango. Ce serait dépenser des sommes folles en vain. Nous avons repris vos calculs et nous estimons qu’ils sont inexacts. Cypango est bien plus loin de Lisbonne que vous ne le pensez et il n’y a aucune garantie que des vents permettent le voyage de retour. Nous préférons donc faire confiance à Diogo Cao qui nous assure que, sous peu, ses capitaines parviendront à l’extrémité de l’Afrique et contourneront celle-ci. Il est inutile de rien ajouter. C’est une décision sans appel. Vous n’obtiendrez pas vos bateaux.

Cristovao se prit la tête entre les mains comme s’il était écrasé par ce verdict auquel il ne s’attendait pas.

— Vous privez le Portugal de richesses infinies par crainte de perdre un ou deux navires.

— Tout au contraire, nous lui épargnons des dépenses inconsidérées et nous évitons à de braves marins de connaître une fin horrible.

— Que vais-je faire maintenant ? Vous me portez un coup terrible en brisant toutes mes espérances. Quand la nouvelle sera connue en ville, plus personne ne voudra employer un capitaine qui a essuyé une telle rebuffade.

— Nul n’en saura rien, du moins si vous avez respecté l’ordre que nous vous avions donné de ne rien dire de nos discussions.

— Je m’y suis scrupuleusement conformé. — Dans ce cas, vous n’avez rien à craindre. Reprenez vos

activités habituelles. — Je n’ai plus le goût. — Allons, vous êtes encore jeune et vous reprendrez vite

confiance en vous.

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— C’est bien là le problème. Je suis persuadé d’avoir raison et c’est à la recherche de Cypango que j’entends désormais me consacrer.

— Je vous l’ai dit, nul ici ne mettra de navires à votre disposition. N’essayez pas d’intéresser à votre projet des marchands privés ou des nobles. Dom Joao ne le tolérerait pas.

— Suis-je seulement libre de quitter le Portugal ? — Qui vous en empêche ? Vous êtes venu librement dans ce

royaume et c’est tout aussi librement que vous en repartirez, sauf si vous êtes recherché par la justice. Cela ne souffre aucune discussion.

— Même si je propose mon projet à d’autres souverains ? — Vous connaissez mal les rois. Ils sont très économes de

leur argent et ils vous feront la même réponse que Dom Joao. Réfléchissez-y à deux fois avant de solliciter leur concours. C’est à vous seul de savoir si le jeu en vaut la chandelle !

— L’évêque, jouons franc jeu une fois pour toutes. Est-ce un péché que de poursuivre ce projet ?

— C’en serait un si vous étiez mû par l’orgueil. J’ose espérer que ce n’est pas le cas. Si d’aventure vous allez en Castille, rendez-vous au monastère de la Rabida, près de Palos. Le prieur est l’un de mes amis. Vous trouverez en lui un directeur de conscience aussi pieux qu’avisé.

*

Le 23 janvier de l’an de grâce 1483 Du père Antonio Pereira, curé de Porto Santo, à frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints à Lisbonne

Sache qu’un ancien matelot, qui comptait au nombre de mes

paroissiens même s’il ne fréquentait guère mon église, est mort en tenant des propos incompréhensibles sur une île à laquelle il aurait abordé. C’était un ivrogne de la pire espèce et sa femme passe pour sorcière. Toutefois, le beau-frère de Bartolomeo Perestrello y Moniz semblait l’apprécier et avait eu de longs entretiens avec lui.

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Je t’en fais le fidèle rapport puisque tu m’as ordonné, au nom de notre ancienne amitié, de te tenir informé du moindre détail le concernant.

Je te remercie de m’avoir fait parvenir les livres que je t’avais demandés et qui me consolent de la solitude à laquelle je suis condamné.

Je demeure ton ami,

Antonio Pereira

*

Le 23 février de l’an de grâce 1484 Du frère Juliao, portier au monastère de Tous les Saints, à Antao Correa, ouvidor de la Maison de La Mine et des affaires de Guinée

Je me suis longuement entretenu avec l’homme dont je

t’avais parlé et j’ai la ferme conviction qu’il est persuadé de l’existence d’une route entre Lisbonne et Cypango.

J’ai eu beau le mettre en garde contre ces sornettes, il persiste dans ses rêveries et ses spéculations.

J’en ai discuté à plusieurs reprises avec José Vizinho, qui m’honore de sa confiance, et il est convaincu qu’il faut l’encourager dans cette voie et lui faire croire que nos entreprises africaines sont vouées à l’échec.

C’est pourquoi il te demande instamment de le convoquer pour lui intimer l’ordre de se joindre au voyage à La Mine que mestre José doit faire avec les autres conseillers du roi et dont tu es chargé d’organiser les préparatifs. Ce Génois sera ton adjoint et tu auras grand soin de lui faire comprendre qu’il a l’obligation de nous servir. Ménage-lui une entrevue avec José Vizinho sans l’en avertir.

Je suis ton dévoué serviteur,

Frère Juliao.

*

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Le 23 mai de l’an de grâce 1484 De Diogo Ortiz de Vilhegas, évêque de Ceuta, au frère Antonio de Marchena, custode de la province franciscaine de Séville, son frère dans le Christ Notre-Seigneur

J’ai gardé un excellent souvenir de notre rencontre alors

que je me rendais à Ceuta pour y remplir mes fonctions. Tu m’as généreusement accordé l’hospitalité alors que nos

deux pays venaient à peine de conclure la paix et tu as veillé sur ma sécurité en me fournissant une escorte armée.

Je me souviens de nos amicales discussions durant lesquelles j’ai pu t’ouvrir mon cœur et te faire part de la tristesse que j’éprouve à l’idée que Dom Afonso V et son fils Dom Joao préfèrent guerroyer contre la reine Isabelle de Castille plutôt que de l’aider à reprendre Grenade aux Maures.

Tant que ces maudits Infidèles tiendront cette ville, Ceuta ne connaîtra pas le repos. Lisbonne ne s’en soucie guère et c’est uniquement grâce à ta généreuse intervention auprès de la reine que nous avons pu recevoir le blé dont les habitants avaient désespérément besoin.

Je t’avais promis de te manifester ma reconnaissance du mieux que je le pourrais. L’occasion s’en présente. Je suis actuellement en route vers la côte de Guinée et j’ai pris prétexte d’une escale à Boa Vista pour attendre le passage d’un navire castillan afin de remettre à son capitaine cette lettre. Elle te parviendra sans doute tardivement car il a essuyé bien des déconvenues et se trouve pour l’instant dans l’impossibilité de reprendre la mer.

Sache que je suis en compagnie de José Vizinho et de mestre Rodrigo mais aussi d’un curieux Génois qui m’a fait de singulières confidences sur l’île de Cypango et sur les richesses qu’elle contient. Il se fait fort d’y parvenir.

C’est un curieux esprit, fantasque et rebelle, dévoré par une étrange passion. Je sais encore peu de chose de lui et de ses projets mais je le pressens homme de grande capacité que ta souveraine gagnerait à attirer à son service.

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Je ferai tout pour qu’il en soit ainsi et ce sera pour moi le moyen le plus agréable de m’acquitter de la dette que j’ai à ton égard.

Ton fidèle serviteur, Diogo Ortiz de Vilhegas.

*

Le 25 août de l’an de grâce 1484 De Diogo Cao, écuyer du très grand et très noble prince Dom Joao II, roi du Portugal, à José Vizinho, physicien de la cour

J’ai suivi tes instructions et instruit le Génois des difficultés

que nous rencontrions en longeant la côte d’Afrique ; je lui ai parlé en détail du grand fleuve qu’il nous a été impossible de remonter jusqu’à sa source.

J’ai pris grand soin de ne rien lui dire des découvertes que nous avons faites récemment qui nous permettent d’espérer atteindre sous peu notre but. Mon second, Bartolomeu Dias, lui a d’ailleurs joué la farce de belle manière, en gémissant sur la cruauté du sort qui est le sien, naviguer sur une mer sans fin.

L’idée que je t’avais suggérée de l’envoyer à l’intérieur des terres a produit son effet. Pour rien au monde, ce coquin ne désirera retourner en Afrique, et maudit celle-ci avec tous les termes imaginables.

À toi de voir s’il est possible de l’utiliser pour attirer les Castillans dans un traquenard. Ils se font chaque année de plus en plus pressants et il faut les éloigner à tout prix de ces terres que Dieu a réservées au seul Portugal.

Je suis ton obéissant serviteur,

Diogo Cao.

*

Le 2 octobre 1484 De José Vizinho à Diogo Ortiz de Vilhegas

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C’est pour t’éviter de commettre une lourde erreur que je me

suis décidé à te révéler les conditions dans lesquelles ce Génois était entré en possession de la lettre jadis écrite par Toscanelli au confesseur du roi. Tu auras de la sorte compris que son projet est dénué de tout sens.

Tu as bien agi en paraissant t’excuser auprès de lui de ton accès de colère et en lui donnant l’impression que tu lui voulais du bien. C’est pour cette raison que le roi te charge de lui annoncer qu’il est hors de question de lui fournir les bateaux et les équipages qu’il demande.

Fais en sorte de lui conseiller de quitter le Portugal. Je m’y emploie par d’autres moyens mais je suis sûr qu’il sera sensible à ton avis.

José Vizinho.

*

Le 10 octobre 1484 À Bartolomeo Perestrello y Moniz, capitaine-donataire de l’île de Porto Santo

Sa Majesté le roi Dom Joao II a pris connaissance des griefs

que tu as formulés concernant ton beau-frère et en a longuement parlé avec son physicien, mestre José Vizinho, qui a plaidé en ta faveur.

J’ai le plaisir de t’annoncer que la Couronne envisage de te racheter la charge que tu as héritée de ton père, et que tu seras prochainement averti des conditions auxquelles ce rachat s’effectuera.

Il est évident que l’affaire ne pourrait se faire si les droits dont jouissaient tes deux sœurs faisaient l’objet d’une procédure devant un tribunal. Il est donc souhaitable que tu t’abstiennes de poursuivre ton beau-frère comme tu en avais manifesté l’intention. Mais tu es libre d’arranger ce différend à ta manière, à condition qu’il n’y ait nul scandale public.

Je suis ton serviteur,

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Antao Correa, ouvidor de la chancellerie royale.

*

Le 25 novembre de l’an de grâce 1484 À Filippo Centurione, négociant à Gènes

Je vous fais tenir ce message par l’intermédiaire d’un Juif

de Séville, Abraham Tolédano, avec lequel tu serais en rapport. J’ai su par lui dans quelles conditions l’on avait abusé de

ma crédulité dans l’affaire des 2 000 arrobes de sucre. Il est fort fâché contre l’un des siens, José Vizinho, qui l’a induit en erreur et qui, de surcroît, l’a incité à prêter de très fortes sommes d’argent à l’un de leurs frères, mon ancien patron, Eleazar Latam, qui a fait faillite et perdu tout son avoir.

J’ai décidé de quitter ce pays où le dévouement est récompensé par l’ingratitude. J’en sais désormais assez sur leurs entreprises maritimes pour comprendre qu’elles sont vouées à l’échec.

J’ai toutefois appris certaines choses, notamment que nous pourrions tirer profit de leur couardise et de leur prudence excessive en suivant certaines routes de la mer Océane.

S’il vous plaît d’en savoir plus et de m’aider dans cette entreprise, je le saurai en me rendant à Séville auprès de votre agent.

Je demeure Génois de cœur, et votre fidèle serviteur,

Cristoforo.

*

Le 5 janvier de l’an de grâce 1485 De Filippo Centurione à Paolo di Negri, négociant à Séville

Mon cousin,

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Tu te souviens sans doute de ce commis dont tu avais cherché à obtenir l’arrestation. Tes raisons étaient alors excellentes, elles ne le sont plus. Il est possible qu’il te rende visite ici sous peu. Fais-lui bon accueil et veille à ce que cela se sache.

Au besoin, manifeste-lui de manière éclatante ton appui en laissant entendre que nous nous intéressons à ses projets. Il semble qu’il ait l’intention de partir à la recherche de nouvelles routes commerciales. Ce serait une catastrophe qu’il les trouve car cela mettrait à bas tous les efforts que nous avons entrepris pour chasser les Vénitiens de leurs comptoirs du Levant et pour obtenir du Soudan de Babylone le monopole du trafic des épices. Il nous reste maintenant à en écarter les Provençaux, les Castillans et les Aragonais pour avoir satisfaction.

Un Juif de Florence, auquel j’achète souvent les pierres précieuses qu’il rapporte de Damas, m’a confié les entretiens qu’il avait eus avec lui et l’intérêt qu’il porte à Cypango. Ce commis pourrait nous être d’un précieux secours s’il parvenait à attirer sur lui l’attention des Castillans. Arrange-toi pour que cela soit le cas.

Filippo.

*

Le 2 janvier de l’an de grâce 1485 De Diogo Ortiz de Vilhegas, évêque de Ceuta, au frère Antonio de Marchena, custode de la province franciscaine de Séville, son frère dans le Christ Notre-Seigneur

Je t’avais parlé dans une précédente lettre d’un marin

génois auquel je m’intéressais. Sache qu’il se rendra bientôt auprès de toi et que je te le

recommande tout particulièrement. Dieu sait pourtant s’il m’a valu de nombreux ennuis. C’est

tout récemment que j’ai appris qu’il m’avait joué un tour pendable en faisant incendier un navire à bord duquel je

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comptais m’embarquer à Boa Vista pour gagner Ceuta. Cela m’aurait évité d’avoir à accompagner jusqu’à la côte de Guinée ce rusé José Vizinho dont je me méfie de plus en plus.

J’ai enfin appris la vérité à ce sujet. Le navire a été incendié par un marin génois, Giuseppe Mariani, ami de ce sacripant que je t’envoie. L’homme s’est confié à moi lors d’un passage à Ceuta car, à défaut de regretter son geste, il avait quelque scrupule à l’idée d’avoir commis pareille faute envers un prélat.

Je l’aurais volontiers assommé s’il ne m’avait confié qu’il avait accompli son geste pour demeurer fidèle à un serment qu’il avait fait dans son enfance de toujours porter assistance à ceux qu’il appelle les « chevaliers de Jérusalem ». C’est ainsi qu’il nomme les membres d’un petit groupe d’amis qui a fait vœu d’œuvrer pour la délivrance du Tombeau de Notre-Seigneur. Je l’ai longuement interrogé et, en dépit de mes préventions initiales, je sais désormais qu’il a agi pour une noble cause et que celle-ci anime son ami.

C’est pour cela que je te supplie de l’aider du mieux que tu le pourras car l’entreprise qu’il se propose de mener n’est pas un voyage comme un autre. Il se pourrait qu’il contribue à ce que nous cherchons tous, la délivrance du Tombeau de Notre-Seigneur. Veille toutefois à ce qu’il ignore la raison de ma démarche car ce sera ainsi le plus sûr moyen pour toi de vérifier la sincérité de sa démarche.

Je t’envoie ma bénédiction.

Diogo Ortiz de Vilhegas, évêque de Ceuta.

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7

Des châteaux en Espagne

La mule, qui jusque-là chevauchait lentement, avait soudain pressé le pas comme si elle avait deviné que la fin de l’étape était proche. Au loin, on apercevait distinctement les murailles de Cordoue et, se détachant derrière elles, sa cathédrale, jadis utilisée par les Maures comme mosquée. Cristovao soupira d’aise. Bientôt, il pourrait mettre pied à terre et se reposer des fatigues de son épuisant périple. Cela faisait presque quinze jours qu’il avait quitté Lisbonne sans assurance d’y jamais revenir.

Il avait expliqué à son frère Bartolomeo le refus que lui avaient opposé les hommes de Sagres. Cette récusation le privait de la possibilité de réaliser son rêve, parvenir jusqu’à Cypango, pour le compte de la couronne portugaise. Dom Joao et ses conseillers ignoraient ce qu’ils perdaient et il était bien décidé à se venger de la cuisante humiliation qu’on lui avait infligée. Rien n’était venu adoucir la sécheresse et la cruauté du verdict de la Junte des Mathématiciens. Il avait été congédié comme un vulgaire domestique. Pire, aucun de ces prétendus savants n’avait songé à lui manifester sa reconnaissance pour les services qu’il leur avait rendus lors de leur voyage à La Mine. D’autres, moins zélés, avaient été récompensés par un titre de chevalier. Il aurait pu y prétendre, lui dont l’épouse, malheureusement disparue, appartenait à l’une des plus illustres familles du royaume.

Il s’en était ouvert auprès du frère Juliao lorsqu’il était venu prendre congé de lui :

— J’ai servi ce pays avec dévouement et j’ai la faiblesse de penser que mes efforts ne lui ont pas été totalement inutiles. Si le roi avait décidé de me distinguer, j’aurais ravalé mon humiliation et j’aurais cherché à lui manifester ma reconnaissance de mille manières. Je suis sûr que Diogo Cao ne

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serait pas mécontent de m’avoir à ses côtés et j’aurais répondu à son appel même si, je dois l’avouer, l’idée d’avoir à retourner à la côte d’Afrique ne me séduisait guère.

— Je comprends ta colère. Néanmoins, à ce que tu m’as dit, tu es libre de quitter ce pays. Connaissant la manière dont le roi use de cette liberté avec certains de ses sujets, c’est plutôt une bonne nouvelle. L’évêque de Ceuta a promis de te recommander auprès de l’un de ses amis, et ce n’est pas rien. C’est un homme puissant et influent, et tu serais bien avisé de suivre son conseil.

— Cela ne lui coûte point, et apaise les remords qu’il pourrait avoir à mon égard. Dois-je pour autant m’en satisfaire ?

— Je suis convaincu que tes talents ne resteront pas longtemps inemployés. La Castille t’ouvre ses portes, tu sauras vite t’y faire une place. Ah, j’oubliais, je te rends la lettre et la carte de Toscanelli, elles pourraient t’être utiles. Sache aussi qu’après ton départ je veillerai sur Bartolomeo. Tu n’as aucune crainte à te faire, ton frère est un cartographe réputé et il ne manquera pas de travail.

De fait, son cadet avait paru plutôt soulagé de sa décision. Entre les deux frères, un malaise, quasi imperceptible, semblait s’être installé depuis son retour de La Mine et Cristovao n’en comprenait pas la raison. Il lui avait pourtant pardonné sa négligence à propos de la lettre de Toscanelli, une simple étourderie qui ne prêtait pas à conséquence. Reste que Bartolomeo avait changé depuis cet épisode. Mieux valait donc pour l’un et pour l’autre prendre leurs distances et poursuivre leur route en solitaire. Ils s’étaient mis d’accord sur les conditions de cette rupture d’association. Cristovao partait avec une somme plutôt rondelette correspondant à sa part dans la boutique. De quoi lui permettre de tenir quelques mois à son arrivée en Castille.

*

Cristovao s’était embarqué par un froid matin de novembre

1485, accompagné sur le quai par Bartolomeo et par le frère Juliao dont le visage était baigné d’une étrange tristesse. Il contenait ses larmes à grand-peine, et en oublia même, dans

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son émotion, de bénir le voyageur. À son arrivée à Palos, il avait appris que Miguel et Violante Molyarte ainsi que son fils Diego se trouvaient depuis plusieurs semaines à Cordoue en prévision de l’installation, dans cette ville, de la cour. Il n’avait d’autre choix que de s’y rendre et l’avait fait par petites étapes, à dos d’une mauvaise mule conduite par son propriétaire, un Maure revêche, qui pestait continuellement contre le mauvais état de la route et contre la présence de brigands dans la région. Il les décrivait avec tant de précision qu’il devait être plus ou moins de mèche avec eux. Par prudence, Cristovao lui raconta son séjour dans la Mouraria de Lisbonne, débitant mécaniquement quelques phrases en arabe que lui avait apprises Ali. Une manière d’indiquer à son guide qu’il n’était pas tombé de la dernière pluie et qu’il se faisait fort de deviner ses éventuelles mauvaises intentions.

Après avoir fait étape à Séville, ville qu’il avait d’emblée détestée, ils avaient poursuivi leur route par Lora et Palma de Rio, longeant le Guadalquivir, le grand fleuve, qu’il trouva moins majestueux que le Tage. À Fuente Palmera, il dut s’aliter pendant deux jours. Le frottement de la selle sur sa cuisse lui avait provoqué une douloureuse blessure qu’il soigna tant bien que mal. Il n’était donc pas mécontent d’enfin arriver à Cordoue, et c’est le cœur allègre qu’il franchit le pont qui, disait-on, avait été construit par les Romains.

Il n’eut guère de mal à retrouver Miguel et Violante Molyarte, installés dans une auberge du quartier du Puerto del Herrio. C’était là que vivaient la plupart des étrangers et que descendaient les voyageurs de passage dans la cité. Ils lui firent fête, tout comme un gamin aux grands yeux rieurs dans lequel il eut peine à reconnaître le petit Diego. C’était un vrai sauvageon qu’il sut vite amadouer en lui racontant son voyage à La Mine et en lui parlant des animaux étranges qu’il avait vus. Fasciné, l’enfant le questionnait sans cesse à ce sujet, afin de pouvoir ensuite impressionner ses compagnons de jeux, une bande de vauriens contre lesquels Violante pestait en vain. Curieusement, Diego ne lui posa aucune question sur sa mère, Dona Felippa. Il paraissait l’avoir oubliée et se comportait comme si sa tante l’avait mis au monde. Cristovao n’eut pas le courage de lui

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avouer que sa mère s’était éteinte quelques mois après son départ, sans avoir un seul mot pour lui. Il n’était pas encore en âge de comprendre le comportement étrange des grandes personnes et il valait mieux ne pas lui ôter le tranquille bonheur qu’il savourait auprès des siens.

Miguel Molyarte n’avait pas changé. Il était toujours fort en gueule, autoritaire et cassant, constamment occupé à donner des ordres et à jurer comme un beau diable quand ceux-ci n’étaient pas exécutés immédiatement, ou comme il le voulait. Quand il lui expliqua qu’il continuait à souffrir de sa blessure à la cuisse, son beau-frère lui suggéra d’aller chez l’apothicaire du quartier. Il lui vendrait sans nul doute un onguent pour soulager ses douleurs.

Diego le conduisit à la boutique située non loin de l’auberge, une vaste pièce encombrée de fioles et de bocaux, donnant sur un jardin intérieur où poussaient des orangers et des citronniers dont le parfum contrastait agréablement avec l’aigre odeur des baumes et des potions. À sa grande surprise, l’apothicaire s’adressa à lui dans le dialecte de Gênes :

— Par saint Georges, le patron de notre bonne ville, je ne m’imaginais pas qu’un jour je te retrouverais à Cordoue dans mon antre. Tu n’as pas changé ou si peu, juste un peu forci.

Cristovao ne savait que dire. L’homme le mit à l’aise : — Tu m’as sans nul doute oublié. Je suis Leonardo de

Esbarraya, dit le comte de Bethléem, et je suis heureux de saluer le duc du Mont Thabor. Ce sont des choses que tu parais avoir oubliées. C’est bien normal. Nous étions alors enfants et nos rêves ont pris de l’âge, tout comme nous. Je l’ai constaté quand je t’ai retrouvé, des années plus tard, à Gênes. Tu ne m’as pas reconnu et j’ai cru préférable de ne rien te dire alors par crainte de te gêner. Souviens-toi, tu avais recours à mes services quand tu étais commis chez les Centurione. C’est auprès de moi que tu venais faire provision d’herbes et de baumes avant tes voyages à Chio. Tu étais un bon client et tu avais l’élégance de ne pas trop marchander le prix de mes drogues, contrairement à tes collègues. Un beau jour, tu as disparu. Je me suis dit que tu avais fait naufrage. Je suis heureux de constater qu’il n’en est rien. Pour ma part, j’ai quitté Gênes après une mauvaise rixe

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dans une taverne près de l’arsenal, celle où tu avais coutume de passer tes soirées. Je me suis pris de querelle avec un matelot et je l’ai laissé pour mort. Par crainte d’être arrêté, je me suis embarqué sur le premier bateau qui a bien voulu de moi et je suis arrivé à Valence où l’un de nos compatriotes m’a hébergé. J’ai épousé sa fille et je suis venu, quelques mois plus tard, à Cordoue où mon beau-père avait des intérêts. C’est là que je vis depuis des années et je ne me plains pas de mon sort, loin de là. Les habitants de cette cité sont une véritable aubaine pour moi. Ils sont souffreteux et douillets à souhait, je n’ai donc aucun mal à leur vendre mes remèdes. Rassure-toi, je prendrai grand soin de toi. Je vais te préparer un onguent dont j’ai le secret et qui te remettra vite sur pied. Quelle idée saugrenue tu as eue de faire tout le trajet à dos de mule ! Que n’as-tu pris un navire à Séville pour remonter le fleuve comme le font tous les voyageurs !

— Peut-être est-ce parce que j’en avais assez d’être à bord d’un bateau. À vrai dire, j’ai éprouvé le besoin de découvrir ce pays et ses habitants afin de me préparer à ma nouvelle vie. Je n’ai pas été déçu même si j’éprouve encore quelque difficulté à me faire à leur langue. Je la comprends car j’ai eu de nombreux marins castillans sous mes ordres mais, ici, leurs congénères s’évertuent à me parler à toute vitesse, si fait que j’ai un peu de mal à saisir tout ce qu’ils disent.

— Cela viendra vite. Tu le verras, ils sont fiers et ombrageux mais ont le cœur sur la main. Juifs, Maures et Chrétiens vivent en bonne entente et tu auras parfois grand mal à distinguer les uns des autres. J’aime l’insouciance dont ils font preuve dans leur existence. Ils aiment prendre leur temps et te faire perdre le tien. C’est d’ailleurs ce qui énerve fort Miguel Molyarte qui t’envoie chez moi. Est-ce l’une de tes connaissances ?

— C’est mon beau-frère. — Ce qui veut dire que j’aurai sous peu le bonheur de

rencontrer ton épouse. — Malheureusement, je suis veuf. — Je suis désolé de l’apprendre et je puis t’assurer que je n’ai

point voulu te blesser en formulant ce vœu. Je ne pouvais deviner que…

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— Je le sais et ne t’en tiens pas grief. Il m’est agréable de trouver ici un compatriote.

— Tu en verras bien d’autres dans ce quartier. Raconte-moi plutôt ce que tu as fait.

Cristovao se lança dans un récit qu’il avait largement eu le temps de préparer depuis son arrivée à Palos. Il n’entendait pas tout dire au premier venant, encore moins dévoiler ses projets, d’autant qu’il ne se souvenait pas de Leonardo de Esberraya même si ce qu’il lui avait dit à propos de leurs surnoms l’intriguait. Il se contenta donc de raconter son séjour à Porto Santo puis à Lisbonne et ses différents voyages, expliquant que des démêlés avec la famille de sa femme, à propos de son héritage, l’avaient amené à quitter le Portugal.

Leonardo de Esbarraya opina de la tête : — Ces Portugais sont de redoutables chicaneurs, j’ai pu le

constater quand j’ai eu affaire à certains d’entre eux. Ce sont des mauvais payeurs et des clients peu commodes, toujours prêts à soupçonner qu’on cherche à les gruger et à les tromper. Tu le verras, ils ne sont guère aimés ici et tes déboires t’attireront la sympathie naturelle de tes interlocuteurs. Ils détestent leurs voisins qui, à ce que je crois, le leur rendent bien. Je crois que tu aurais tout intérêt à rencontrer certains de mes amis qui se réunissent dans ma boutique le soir pour discuter de différents sujets qui nous tiennent à cœur. Ils pourraient t’être d’une grande aide. Si tu n’as rien d’autre à faire, viens chez moi après-demain, à la tombée de la nuit. La chère est bonne et le vin frais à souhait, je te les présenterai.

Au jour convenu, Cristovao se rendit chez l’apothicaire. Une table et des bancs avaient été dressés dans son officine. Un brasero chauffait la pièce éclairée par plusieurs torchères. Les convives avaient commencé à faire honneur aux mets disposés avec soin et aux pichets de vin. Leonardo de Esbarraya le salua et s’adressa à l’assistance :

— Voici l’un de mes compatriotes, Cristoforo. C’est du moins ainsi que nous l’appelons à Gênes. Il serait cependant plus approprié ici de le désigner sous le nom de Cristobal. Ce sera désormais le sien, du moins tant qu’il consentira à vivre au milieu de nous. C’est un bon marin et un cartographe réputé.

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Tel que vous le voyez, il paraît timide et effacé. N’en croyez rien. Il a beaucoup voyagé. Il est même allé, comme je l’ai appris par son fils, jusqu’à la côte de Guinée. C’est dire qu’il n’a pas peur de vous. Quoi que vous fassiez, vous n’égalerez pas en férocité les animaux qu’il a aperçus ou les sauvages qu’il a côtoyés. Jusqu’ici, il vivait au Portugal mais a découvert ce que nous savons tous, à savoir que nos maudits voisins sont gens de mauvaise composition, querelleurs et vaniteux à l’extrême, chicaneurs et procéduriers. Faites en sorte qu’il apprécie ce qui nous différencie d’eux et traitez-le comme s’il était des vôtres. Cela l’incitera peut-être à demeurer au milieu de nous.

Les convives se présentèrent. Il y avait là Juan Sanchez, un médecin d’une trentaine d’années, qui avait étudié à l’université de Salamanque et qui s’était établi à Cordoue, séduit, précisa-t-il, par la douceur de son climat. Il avait conservé, affirma-t-il, un souvenir détestable des années qu’il avait passées dans le Nord, surtout des hivers interminables durant lesquels il grelottait dans la modeste chambre que son propriétaire se refusait à chauffer. Rien ne valait, à ses yeux, Cordoue, dont les habitants avaient l’heureuse idée de prendre grand soin de leur santé et de le consulter fréquemment.

À ses côtés se tenait Marwan Ibn Kurtubi, un Maure propriétaire de plusieurs oliveraies et d’une huilerie. Grand, fin, la peau mate, il paraissait ne pas partager l’aversion de ses coreligionnaires pour le vin. Il s’en expliqua gaiement. Sa famille avait été jadis chrétienne et s’était convertie à l’islam lors de l’arrivée des Maures. Il n’en était pas moins un naturel du pays, un véritable Andalou, contrairement, ajouta-t-il sur le même ton, à son hôte, Génois de nation. Il paraissait bien s’entendre avec son voisin immédiat, un nommé Jacob de Torres, un lettré juif employé comme scribe et traducteur chez un notaire. L’homme, qui prétendait connaître plusieurs langues, s’amusa à questionner Cristobal sur ses lectures, comme s’il voulait mettre à l’épreuve ses connaissances. Il parut surpris et admiratif quand son interlocuteur lui narra ses entretiens avec Meshoullam de Volterra. Visiblement, le marchand florentin avait séjourné à plusieurs reprises à Cordoue et y avait laissé un bon souvenir.

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Le dernier à prendre la parole avait été un certain Rodrigo Enriquez de Harana. Âgé d’une quarantaine d’années, il affichait avec fierté son embonpoint et faisait largement honneur aux plats à portée de sa main. Originaire de la campagne, il possédait un pressoir à raisins et plusieurs auberges en ville dont celle, disait-il, où était descendu Cristobal. Visiblement, il était fortuné ou paraissait fort soucieux d’en donner l’impression, insistant sur les formidables opportunités que Cordoue offrait à ceux qui ne rechignaient pas au labeur. En riant, il affirma qu’il avait un point en commun avec leur nouvel ami. Tous deux avaient un fils nommé Diego. Le sien, gloussa-t-il, était un véritable sacripant qui faisait le désespoir de ses maîtres par son insolence et sa paresse. Il avait grand besoin d’être repris en main et le père s’enquit auprès de Cristobal : accepterait-il d’être, un temps, son précepteur ? Ce n’était qu’une question de mois et il serait rétribué grassement. De surcroît, la chose allait de soi, il serait hébergé et nourri gratuitement à l’auberge. Il lui suffirait de s’occuper de Diego le matin, de lui apprendre un peu de latin et de lui inculquer quelques notions d’histoire et de géographie. À en croire son père, le caractère de l’enfant le prédisposait à devenir un jour marin et il était résolu à en faire un bon capitaine.

Cristobal hocha la tête. Il y réfléchirait. Rodrigo Enriquez de Harana lui versa un gobelet de vin et l’assura que l’affaire était conclue, quoi qu’il en dise. Il ferait fonction de précepteur, une fonction guère absorbante. En fait, comme il le réalisa par la suite, le jeune Diego de Harana n’avait besoin que d’une chose : qu’on s’intéressât un peu à lui et qu’on prît le temps de lui expliquer ce qu’il devait apprendre, sans le contraindre à répéter mécaniquement ses leçons. Autant de choses que ses professeurs avaient jusque-là négligées, lui faisant constamment honte de son indiscipline.

Le sourire toujours aux lèvres, Leonardo de Esbarraya expliqua à son compatriote que pareille offre ne se refusait pas. Ce que ne lui avait pas dit Rodrigo Enriquez de Harana, c’est qu’il possédait une bibliothèque bien fournie d’une centaine de livres qu’il avait patiemment constituée en dépensant des sommes folles pour les acquérir. Cristobal y trouverait sans nul

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doute son bonheur. Et il serait traité comme un coq en pâte par la voisine du jeune garçon, Beatriz Nunez de Harana, une orpheline que son oncle avait recueillie avec son frère, Pedro, à la mort de leurs parents, des paysans. Le père, Pedro de Torquemada, était un parent éloigné du Grand Inquisiteur, Tomas de Torquemada, dont le nom, remarqua Cristobal, amena un rictus sur les visages de Jacob de Torres et de Marwan Ibn Kurtubi. Le premier s’enhardit même à lancer une remarque acerbe :

— Que la goutte, qui le ronge, emporte ce fanatique ! Il a si peur qu’il ne se déplace qu’accompagné d’une imposante escorte. C’est dire combien il se sent aimé. J’espère, Cristobal, que vous êtes bon Chrétien et que vous ne nourrissez pas des pensées hérétiques. Car ce drôle-là ne manquerait pas de vous les faire passer à sa manière. Cela dit, il a un mérite, un seul, celui d’être le parent de Beatriz, l’être le plus doux au monde que je connaisse. Peut-être est-ce à elle que nous devons de pouvoir encore nous réunir ailleurs que dans une cellule de prison !

Leonardo de Esbarraya d’un signe l’enjoigna de se taire. Il ne convenait pas de faire reproche à ce bon Rodrigo Enriquez de Harana de sa parenté, et rien ne devait gâcher le plaisir de cette soirée entre amis. Elle se termina fort joyeusement à une heure très avancée de la nuit. Cristobal, qui se faisait à son nouveau prénom, regagna ses pénates, la tête grisée par le vin. Assurément, la Providence veillait sur lui et avait intentionnellement placé l’apothicaire sur son chemin.

*

Deux jours plus tard, Rodrigo Enriquez de Harana vint le

trouver, la mine réjouie, pour lui proposer de l’accompagner à Palos où il devait surveiller le chargement de plusieurs dizaines de tonneaux de vin destinés à Barcelone. Il allait protester qu’il se sentait encore trop faible quand le négociant le tança :

— Ne jouez pas au malade, vous êtes plus vigoureux que n’importe lequel d’entre nous. Nous descendrons en barque le Guadalquivir jusqu’à Séville et je vous promets qu’elle sera

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équipée de bonnes couchettes où vous pourrez dormir tout votre saoul. De là, une courte chevauchée nous conduira jusqu’à Niebla où nous naviguerons sur le rio Tinto. De la sorte, nous pourrons deviser et faire plus amplement connaissance. J’ai l’impression que nous sommes faits pour nous entendre. Et que notre association pourrait être des plus profitables.

Cristobal ne regretta pas de s’être laissé forcer la main. Le négociant était un parfait compagnon et, surtout, il lui fit découvrir le pays qui s’étendait de Niebla à la mer, une contrée faite de marais salins, de lagunes et d’îles où paissaient des troupeaux de buffles. C’était une terre emplie de mystères, recouverte le matin d’épais brouillards, où vivait une population composée de rudes marins. Il put le constater à leur arrivée à Palos. Les tavernes bruissaient des jurons des matelots et de leurs querelles incessantes. Ces gaillards ne dédaignaient pas de sortir le coutelas pour régler leurs différends et Rodrigo Enriquez de Harana dut plus d’une fois intervenir pour ramener le calme. Chacun savait qui il était et il en imposait à tous par une sorte d’autorité quasi naturelle.

Lors d’une de ces bagarres, Cristobal eut la surprise de rencontrer un matelot qu’il avait jadis employé à Lisbonne et à Porto Santo. L’homme le reconnut et le salua d’un ton goguenard :

— Messire Cristovao, que faites-vous dans ces parages ? Ces maudits Portugais vous ont-ils envoyé ici pour nous espionner ? Prenez garde, il pourrait vous en cuire si vous cherchez à nous nuire !

— Rassure-toi, j’ai quitté Lisbonne à tout jamais. Et qu’aurais-je donc à découvrir ici qui pourrait vous valoir des ennuis ?

— C’est que nous sommes plusieurs ici à nous rendre à la côte de Guinée dans le plus grand secret pour nous y procurer de l’or et des esclaves. Enfin, de l’or surtout, car les esclaves se vendent mal. Ils ne trouvent pas preneur.

— Par Dieu, contre quoi les échangez-vous ? Cette terre est tellement ingrate qu’elle suffit à peine à nourrir ses habitants. Mon ami Rodrigo me le confirmera sans nul doute, je vois mal

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des négociants de Séville ou de Cadix fournir à crédit des marchandises à des gredins comme toi.

— Êtes-vous prêt à jurer sur les Écritures que vous n’êtes plus au service du Portugal ?

— Douterais-tu de ma parole ? — Non. Je vous sais fort honnête homme et vous m’avez plus

d’une fois épargné le fouet que je méritais amplement… Nous profitons de la bêtise des sauvages. Aux Canaries, nous nous procurons à bon compte de grands coquillages vermeils qui leur tiennent lieu de maravédis et de ducats. Cela durera ce que cela durera mais, tant qu’ils se contenteront de nos coquillages, nous sommes assurés de gagner de quoi vivre. Enfin, si les Portugais ne nous font pas prisonniers, vous savez comment ils en usent avec nous. Une corde leur suffit pour imposer leur loi scélérate. Mais ce ne sont pas nos seuls ennemis. Il nous faut aussi échapper à la rapacité des agents du fisc, les recibidores del quinto, ces maudits aigrefins qui prélèvent pour la couronne de Castille le cinquième de la cargaison. Ce sont de véritables sangsues que nous trouvons sur notre chemin, à l’aller comme au retour. Fort heureusement, ces rapaces se font plus rares ces derniers temps grâce à la protection que nous accorde le duc de Medina Sidonia. Moyennant finances certes, mais il est moins cupide que le Trésor royal et il sait qu’il a besoin de nous.

Cristobal avait pris congé du marin après l’avoir régalé de plusieurs pichets de vin. L’homme était peut-être un vaurien mais il lui avait fourni de précieuses informations. Rodrigo Enriquez de Harana avait écouté, les yeux mi-clos, leur conversation, souriant parfois aux affirmations de l’homme. Il fit remarquer à son compagnon :

— Je vous avais dit que vous ne seriez pas déçu de ce voyage. Admettez que je n’ai pas eu tort de vous presser de m’accompagner. Laissez-moi vaquer à mes occupations et puis, comme je vous l’ai promis, nous irons demain rendre visite aux moines de la Rabida. Vous paraissez très désireux de rencontrer certains d’entre eux.

Cristobal ne savait trop quelle attitude adopter envers Rodrigo. Celui-ci était un bon vivant et semblait l’avoir pris en affection. Néanmoins, il paraissait être au courant de bien des

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secrets, plus qu’il ne le laissait entendre. Il ne faisait rien toutefois pour le dissimuler, ce qui était un gage de sincérité ou de bonne foi plus que de duplicité. Il le vérifia lors de leur visite à la Rabida.

Le monastère se situait en bordure du delta, telle une citadelle étendant sur les flots son ombre protectrice. C’était une construction imposante à laquelle on parvenait par un mauvais chemin serpentant à travers des champs en friche. Là encore, la chance était de leur côté. Le frère portier leur confirma que le père Antonio de Marchena était arrivé la veille de Séville et qu’il se trouvait pour l’heure en grande conversation avec le nouveau prieur, frère Juan Perez. Tous deux seraient enchantés de recevoir les deux visiteurs si ceux-ci daignaient patienter. À l’accueil chaleureux qui leur était réservé, Cristobal avait compris que Rodrigo Enriquez de Harana était ici si ce n’est chez lui, du moins en pays connu. Sans doute devait-il contribuer généreusement à l’entretien du monastère car le portier avait ajouté qu’ils trouveraient plaisir à constater certains aménagements récents. En attendant, il les conduisit dans une pièce où un bon feu brûlait dans une vaste cheminée, et il leur fit porter des rafraîchissements.

Soudain, une porte s’ouvrit et deux moines firent leur entrée. Le premier, le plus âgé, était légèrement tassé sur lui-même mais il émanait de son visage un calme étonnant et une grande autorité. Le second, plus jeune, dont la robe de bure était coupée dans une étoffe de qualité, se tenait un peu en retrait. Il arborait un franc sourire et salua chaleureusement les visiteurs :

— Je vous présente le custode de notre province, le frère Antonio de Marchena, qui est venu me seconder de ses conseils et s’assurer qu’il n’a pas commis d’erreur en permettant que je sois élu prieur de la Rabida. Je le soupçonne même d’avoir poussé mes frères à me confier cette tâche dont je me sens indigne. Quand il le souhaitera, je l’entendrai volontiers en confession et je lui infligerai la pénitence que mérite cette mauvaise action.

Antonio de Marchena éclata de rire : — Le frère Perez, sous couvert d’une fausse humilité, vous

donne un aperçu de ses bien réels talents. J’ai bon espoir qu’il

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me succède un jour quand le Seigneur me rappellera auprès de Lui. Cela dit, il risque fort d’avoir à patienter car je suis en pleine forme et l’air de ce côté de la Niebla me fait le plus grand bien. Il a quelque chose de vivifiant et c’est pour cette raison que j’envoie ici nos meilleurs éléments. Cela vaut cent fois mieux que l’atmosphère empoisonnée qui règne dans nos villes.

Rodrigo Enriquez de Harana et Cristobal se présentèrent brièvement, affirmant que, pour rien au monde, ils se seraient dispensés de l’obligation de venir se recueillir dans la chapelle de la Rabida. Antonio de Marchena les interrompit :

— Vous aurez tout le temps de faire vos dévotions puisque vous êtes nos invités pour la nuit. Il se fait déjà tard et il ne serait pas prudent de vous aventurer à cette heure dans les parages. Les bons Chrétiens des environs n’aiment pas trop qu’on les surprenne lors de leurs menus trafics, et j’ai ouï dire que des navires s’apprêtaient à quitter Saltès. Ce sera l’occasion pour moi de vous remercier, Don Rodrigo, pour votre générosité. Grâce à vous, nous avons pu faire réparer le toit de la chapelle qui avait souffert de la forte tempête de l’an dernier. Vous verrez que votre argent a été bien employé. Quant à vous, messire Cristobal, je crois savoir qui vous êtes. L’une de mes connaissances, l’évêque de Ceuta, m’a écrit à propos d’un sien ami en me priant de lui venir en aide s’il sollicitait mes avis. Je suppose que c’est la raison de votre présence ici et je vous félicite d’avoir fait diligence. Il est vrai que vous avez pour mentor un bon Chrétien, quoiqu’il fasse tout pour donner le change.

— Je suppose, s’esclaffa Rodrigo, que vous faites allusion aux agapes que je partage avec quelques amis à Cordoue. Il est vrai que l’un est Juif et l’autre Maure, mais ce sont des personnes de qualité dont j’aime l’érudition et la bonne humeur. Ce n’est pas là un péché.

— Dieu me garde de vous en faire le reproche ! Je ne suis pas, vous le savez, de ceux qui traquent l’hérésie là où elle n’existe pas. Laissez-moi seulement vous mettre en garde. Nos frères dominicains n’ont pas la même conception de la charité que nous. Il se pourrait qu’ils s’émeuvent de vous voir mettre votre âme en danger en fréquentant des Infidèles.

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— Ne m’obligez pas à dire du mal d’autres religieux. Franciscains et dominicains, vous êtes comme chien et chat et vous ne vous ménagez guère. Je préfère ne pas prendre parti dans vos querelles même si vous savez vers qui je penche.

— Nous ne vous en demandons pas tant. C’est notre manière de vous démontrer que nous ne sommes pas aussi bons Chrétiens que vous car c’est offrir un triste spectacle que celui de nos rivalités. Pour l’heure, Don Rodrigo, j’ai à m’entretenir avec le frère Perez de certaines questions. Nous nous retrouverons après les Vêpres et aurons tout loisir de discuter.

Le portier les conduisit jusqu’à leurs chambres, deux pièces aux murs blanchis à la chaux et meublées de deux bons lits, d’une table, d’un tabouret et d’un mauvais coffre. Il alluma le feu dans les cheminées et laissa ses hôtes prendre un peu de repos, les avertissant qu’il viendrait les chercher pour le dîner.

Cristobal eut la surprise de constater que celui-ci leur était servi dans une petite pièce attenante au réfectoire où se trouvaient les autres moines. Antonio de Marchena crut bon de se justifier :

— Vous n’avez pas fait une aussi longue route pour avoir les oreilles rompues par la lecture monotone de la vie d’un saint. Prenez garde de ne pas me contrarier car je serais fort courroucé si vous vous avisiez de vouloir à tout prix subir cette épreuve. Je m’y soustrais autant que je peux. Je vénère nos saints mais je crois qu’il vaut mieux les imiter dans nos actes plutôt que d’écouter distraitement le récit de ceux-ci. J’ai donc préféré qu’on nous serve ici où nous serons plus tranquilles pour deviser en paix.

Ils expédièrent rapidement la nourriture, frugale mais roborative, qui leur fut servie, accompagnée d’un excellent vin. Cristobal sentait qu’Antonio de Marchena brûlait de s’entretenir avec lui. La prudence lui conseilla toutefois d’attendre ses questions et de ne pas les devancer. Dieu seul savait ce que l’évêque de Ceuta avait pu lui écrire. L’homme s’était montré successivement odieux et amical à son égard, il pouvait avoir à nouveau changé d’avis.

Antonio de Marchena, devinant sans doute ses pensées et ses hésitations, finit par lâcher :

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— Don Rodrigo m’a appris que vous avez eu bien des malheurs récemment, notamment celui de perdre votre épouse, laquelle appartenait à une illustre famille de Lisbonne.

— C’est exact tant en ce qui concerne la perte que son ascendance. L’un de ses aïeux a sacrifié sa vie pour rendre cette ville à ses légitimes propriétaires et en chasser les Maures.

— Aussi a-t-il acquis de nombreux mérites qui ont rejailli sur sa descendance. Votre épouse, soyez-en assuré, aura gagné le Ciel !

— Je lui souhaite pareil bonheur même si j’eusse préféré la conserver à mes côtés.

— Les desseins du Seigneur sont impénétrables. Sans doute a-t-Il choisi de vous mettre à l’épreuve pour mesurer la sincérité de votre foi. Je conviens que point n’en était besoin car vous me paraissez fort bon Chrétien. L’évêque m’écrit que vous avez voyagé ensemble à la côte d’Afrique et qu’il a pu alors apprécier vos talents de capitaine et votre érudition. Il me parle même du rêve que vous avez forgé de vous rendre à Cypango. Je sais ce que l’on dit de cette île. Moi aussi, dans ma jeunesse, j’ai lu, avec peut-être plus de passion qu’il n’en fallait, ce diable de Marco Polo. J’avoue que je l’aurais bien suivi jusqu’au bout du monde pour porter la parole de Notre-Seigneur aux païens encore plongés dans les ténèbres. Je suppose que tel n’est pas votre but.

— Je ne suis pas clerc et je n’ai pas l’autorité nécessaire pour convertir à la vraie foi ceux qui l’ignorent. Néanmoins je puis vous assurer que ma démarche n’est pas motivée par l’appât du gain. C’est un autre objet que je poursuis dont il est peut-être vain de parler maintenant. Sachez seulement que l’Église n’aurait qu’à s’en féliciter.

— Voilà bien des mystères qui attisent ma curiosité naturelle. Don Rodrigo ne vous l’a peut-être pas dit, mais je suis comme une fouine. C’est peut-être pour cela qu’il préfère ne pas se confesser à moi, de peur que je lui fasse avouer ses plus terribles secrets. Je ne désespère pas de le faire un jour. Pour le moment, je rends les armes devant votre mutisme. L’affaire doit être d’importance pour ne pas délier la langue d’un Génois. On dit

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en effet ceux de votre nation très bavards, pour ne pas dire menteurs.

— Dans ce cas, j’ai tout perdu de Gênes où j’ai vu le jour. — Vous le constaterez, nul n’oublie jamais véritablement sa

patrie. À tort peut-être mais c’est ainsi. Les épreuves de la vie ne nous apprennent que peu de choses que nous ne sachions déjà. Elles ne font que les confirmer. Revenons à Cypango. Avez-vous l’intention de vous y rendre ?

— Voilà qui est drôlement poser la question. Je m’attendais à ce que vous m’affirmiez que je poursuis une chimère et qu’il est impossible de naviguer jusqu’à cette terre lointaine.

— Cela, je suis bien incapable de le savoir. Je laisse ce soin à d’autres. Toutefois, si Diogo Ortiz de Vilhegas a pris soin de me parler de votre projet, c’est qu’il l’estime possible.

— J’en aurais été le premier heureux. Lui-même et ses amis en ont décidé autrement. Ils m’ont refusé les navires que j’avais sollicités de la bonté du roi Joao II. Dieu sait que je n’étais pas exigeant : deux ou trois navires, qu’est-ce pour un monarque aussi riche et aussi puissant que lui ? Il est vrai que je réclamais aussi d’être armé chevalier, comme je pouvais y prétendre compte tenu de l’ancienneté de ma famille.

— Seriez-vous noble ? — Par le cœur, sans nul doute. Par le sang,

vraisemblablement, si j’en crois ce que m’a raconté mon père et que j’ai toujours tenu secret. Même mon ami Leonardo de Esberraya, que j’ai connu à Gênes, l’ignore.

— C’est là un point qui pourrait jouer en votre faveur. — Et qui m’a surtout desservi. Car cette prétention

honorifique a fait reculer le roi du Portugal plus que mes prétentions financières.

— Vous semblez ignorer qu’on le dit pourtant très près de ses ducats. Il ne les dépense, assure-t-on, qu’avec la plus grande parcimonie et laisse à ses sujets le soin de financer ses expéditions. Or ceux-ci, à force de vouloir lui complaire, sont devenus aussi avares que lui. S’il y a bien un exploit au monde, c’est de se faire payer son dû par l’un de ces maudits Portugais. Nous en savons quelque chose. Notre monastère possède des biens, des champs et des maisons, à Castro Martim et à

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Odeleite, de l’autre côté de la frontière. C’est à peine si nous parvenons à nous faire payer les loyers dus. Encore faut-il tonner et tempêter, voire menacer nos débiteurs des flammes de l’enfer, un petit jeu auquel je n’aime guère me livrer.

— Sans doute avez-vous raison. Serais-je pour autant plus heureux ici que là-bas ? Qui voudra confier des navires à un inconnu ?

— C’est là où tu fais erreur. Les grands seigneurs de ce pays ne sont peut-être pas des modèles de vertu et de piété, ils ont toutefois l’esprit d’entreprise. En fait, ils y sont contraints car la reine et le roi ne se montrent guère généreux envers eux. Ils leur ont retiré les pensions qui leur étaient jusque-là versées et, à titre de consolation, ferment les yeux sur certaines de leurs opérations. Je suis plutôt en bons termes avec le très noble seigneur Enrique de Guzman, duc de Medina Sidonia. Si tu le permets, je lui parlerai de toi et nous verrons comment il peut t’aider. Peut-être serais-tu bien avisé de rester ici quelques jours. Le duc est sur ses terres et il pourrait exprimer le souhait de te rencontrer.

*

Cristobal se plut au monastère de la Rabida. Il découvrit qu’il

était pourvu d’une bonne bibliothèque et il se plongea avec passion dans la lecture de plusieurs manuscrits latins. Pendant ce temps, Antonio de Marchena s’activait en sa faveur. Avec succès. Car le duc de Medina Sidonia accepta de recevoir ce « lettré génois », ainsi qu’il le disait, pour entendre ses explications. Ce n’était pas une mince faveur et, conseillé par frère Juan Perez, Cristobal prépara soigneusement son exposé. Don Enrique de Guzman lui fit forte impression. Âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait déborder d’énergie et ne rien ignorer des entreprises maritimes du Portugal. En guise d’accueil, il lança joyeusement à son visiteur :

— Ainsi donc, mestre José Vinzinho n’a pas voulu donner suite à vos projets. Cela ne m’étonne pas de ce Juif. Il n’aime pas que l’on ait des idées à sa place. Il y voit comme une insulte dirigée intentionnellement contre lui. Fort heureusement, j’ai

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toujours eu de bons rapports avec lui, grâce à un curieux hasard de circonstances. Mon frère cadet, Don Luis de Guzman, s’était jadis rendu à Covilha, de l’autre côté de la frontière, pour y acheter des étoffes. Il y fit la connaissance d’un fameux coquin, un nommé Pero, qui passa à son service et y resta durant des années. Or ce Pero était originaire de la même ville que votre mestre José, et le connaissait fort bien. J’ai eu recours à ses bons offices quand les Portugais ont capturé un navire appartenant à de pauvres gens de Palos. Grâce à lui, j’ai obtenu leur grâce. Fort heureusement, car ces imbéciles s’étaient fait prendre avec une cargaison en provenance de la côte de Guinée et quelques lettres compromettantes écrites de ma main. J’ai discrètement fait savoir à ce Vizinho que, s’il arrivait malheur à mes administrés, je ne répondais pas de la sécurité de ses frères installés sur mes terres et pour lesquels je n’avais jusque-là que de bons sentiments. J’avoue que cette menace a été très efficace.

— Cela m’étonne de mestre José. — Mon ami, j’ai bien l’impression que certains de vos ennuis

sont dus à la trop haute idée que vous vous faites des hommes et de vos interlocuteurs. Je suis sûr que vous me prenez pour un grand seigneur et que vous vous faites des illusions sur nous. Vous nous considérez comme des chevaliers œuvrant pour la défense de la foi, de la veuve et de l’orphelin. Détrompez-vous. Je ne suis qu’un soudard et seul l’intérêt me guide. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai prêté l’oreille aux propos de ce bon Antonio de Marchena. D’après lui, vous vous proposez d’aller jusqu’à Cypango et vous avez besoin de navires.

— C’est effectivement ce que je réclame. — Me garantissez-vous en retour un large profit ? Cristobal en resta tout pantois. Il pensait qu’il lui faudrait

des semaines et des semaines pour formuler sa demande auprès du duc de Medina Sidonia. Et voilà que celui-ci lui mettait quasiment le marché en main. Il s’avança prudemment :

— Je vous promets gloire et renommée. — Elles ne nourrissent pas leur homme. — À ce qu’en dit Marco Polo, Cypango possède de fabuleuses

richesses.

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— J’ai effectivement pris soin de me faire lire les affirmations de votre Vénitien, et je voulais les entendre de votre bouche. Je suis las des médiocres trafics de mes gens à la côte de Guinée et de toutes ces histoires de coquillages dont ils font si grand cas. Il se trouve que plusieurs de mes navires sont actuellement à quai, dans l’impossibilité de se rendre à La Mine, depuis que ces maudits Portugais ont établi un véritable barrage autour des Canaries. Je puis en mettre deux à votre disposition si vous fournissez à mon intendant une estimation exacte de vos besoins et de vos dépenses. Vous avez un mois pour le faire. Nous nous reverrons après la Noël et l’Épiphanie que je passerai à Séville. C’est là que vous viendrez recevoir mes ordres.

Durant les semaines qui suivirent, Cristobal ne dormit plus

que quelques heures par nuit. De retour à Cordoue, il consacra ses journées et ses veilles à aligner chiffres sur chiffres et à refaire indéfiniment ses calculs, effaré par les résultats auxquels il parvenait. Jamais le duc de Medina Sidonia n’accepterait de délier les cordons de sa bourse, en dépit de sa fortune qui, selon Miguel Molyarte, était considérable. Toujours aussi bien disposé à son égard, Rodrigo Enriquez de Harana le mit en rapport avec quelques marchands de sa connaissance, susceptibles de lui vendre à bon prix les provisions dont il aurait besoin. Quant à Jacob de Torres, il l’aida à rédiger un projet de contrat dans lequel les obligations et les engagements des uns et des autres étaient soigneusement définis et exposés dans un horrible jargon juridique auquel il ne comprenait goutte.

Lorsqu’il se présenta, courant janvier 1486, au palais du duc de Medina Sidonia à Séville, il essuya une cruelle déconvenue. Le frère du duc, Don Luis de Guzman, le reçut froidement et lui expliqua que son aîné avait été prié de quitter la ville et de se retirer sur ses terres, avec interdiction absolue de paraître à la cour et d’entreprendre quoi que ce soit. La reine Isabelle de Castille l’avait disgracié pour avoir, lors des fêtes de la Noël, insulté en public, lors d’une beuverie, un autre courtisan, Ponce de Léon, le duc de Cadix, et l’avoir blessé en duel. Or ce Ponce de Léon était l’un des proches conseillers de la souveraine et les

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siens avaient exigé que son agresseur soit sévèrement puni. Luis de Guzman, en prenant congé de lui, lui dit cependant :

— Je sais que cela contrarie vos projets dont m’avait entretenu Don Enrique. Je crains fort que sa disgrâce ne soit durable, voire qu’elle s’étende à tous ses parents. Cet imbécile a tout gâché parce que le vin lui est monté à la tête. Ce bon Antonio de Marchena, qui vous a en grande estime, a plaidé auprès de moi en votre faveur. Je ne puis vous être d’aucun secours dans l’immédiat mais laissez-moi vous donner un bon conseil. Il n’est pas impossible que votre projet intéresse l’un de nos lointains parents, le comte de Medina Celi, Luis de La Cerda. C’est un homme intelligent et avisé, dont le crédit à la cour n’est pas mince. On murmure même qu’il sera sous peu fait duc. Il est infiniment plus riche que nous et il ne sait à quoi employer ses ducats. C’est à lui que vous devriez faire appel. En vous abstenant soigneusement de lui dire que l’idée vient de moi. Nous sommes en procès pour des droits de seigneurie sur le port de Moguer et nos juristes ont pris grand soin de nous dresser l’un contre l’autre, de telle manière que nous sommes désormais comme Abel et Caïn. Mais j’ai une profonde estime pour lui et j’incline à croire qu’il pourrait vous aider.

Antonio de Marchena ne parut pas autrement surpris de cette suggestion. Il confia à Cristobal :

— Ces grands seigneurs sont décidément incorrigibles. Ils font mine de se livrer des guerres inexpiables mais sont, pardonnez-moi de le dire, comme cul et chemise, toujours prêts à faire passer leurs propres intérêts avant ceux de la Couronne ou de l’Église. Voici comment sont ces hommes tellement fiers de la pureté de leur sang et du prestige de leur lignage. Ils rejettent impitoyablement tous ceux qui ont le malheur de ne pas avoir de parents nobles, quelles que soient leurs qualités morales. Cela dit, Luis de La Cerda possède de nombreux navires et pourrait vous être d’un grand secours. Le confesseur de sa femme est l’un de nos frères et je me fais fort de lui soumettre votre projet en personne. Laissez-moi agir, je vous informerai du succès de mes démarches.

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À son retour à Cordoue, Cristobal s’installa à nouveau dans l’auberge de Rodrigo Enriquez de Harana. Il eut la surprise de constater que, désormais, la cousine de son ami, Beatriz, y régnait en maître, partageant son temps entre la salle et les cuisines. Fine, la taille bien prise, les cheveux légèrement bouclés, les yeux brillants d’intelligence, elle avait tout pour plaire et il se demandait pourquoi, à trente ans, elle n’avait toujours point trouvé de mari. Elle le taquinait gentiment et l’avait pris en amitié, lui reprochant de négliger sa tenue et de s’épuiser dans ce qu’elle appelait ses « rêveries ». À plusieurs reprises, elle le tança parce qu’il avait oublié de tenir la promesse qu’il avait faite à Diego, son fils, de lui consacrer une ou deux heures de ses journées.

Un soir, elle le prit à part pour lui infliger une véritable remontrance. Quel genre de père était-il ? Il se souciait à peine de son enfant et ne lui permettait pas d’assister aux leçons qu’il donnait à l’autre Diego, le fils de Rodrigo Enriquez de Harana. Ce dernier estimait, lui confia-t-elle, que son propre rejeton progresserait plus vite s’il était mis en compétition avec un gamin de son âge. Elle insista tant et si bien qu’il finit par céder. Elle fit mine de n’en rien remarquer mais lui prouva, par diverses attentions, qu’elle lui savait gré d’avoir suivi ses conseils. Il trouva ainsi son linge lavé et soigneusement recousu. Lorsqu’il lui arrivait de veiller tard le soir, dans sa chambre, elle lui faisait monter des fruits et un pichet de vin. Une servante venait vérifier que le feu était bien allumé et qu’il y avait suffisamment de bûches pour l’entretenir jusqu’au petit matin.

Un soir, alors qu’il annotait une nouvelle fois l’Imago Mundi, il entendit un vacarme. Des hommes d’armes étaient entrés dans l’auberge, avaient commandé vin et victuailles qu’ils refusaient de payer, au motif qu’ils revenaient du siège de Malaga et que tout bon Chrétien se devait de leur offrir le gîte et le couvert pour les récompenser de se battre contre les Maures. Bientôt, ils se firent plus menaçants, jurant de tout briser si on ne leur donnait pas satisfaction.

Excédé, Cristobal était descendu dans la grande salle. Quand il vit l’un des ivrognes retenir par sa jupe Beatriz, il laissa éclater

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sa colère. D’un coup de poing, il jeta à terre le malotru, s’empara de son épée et la mit sous la gorge de l’un de ses complices :

— Jette sur cette table quelques maravédis et disparais, toi et les tiens, avant que je ne t’expédie chez saint Pierre. Ne reparaissez plus jamais ici, faute de quoi il risque de vous en cuire. Sache que je t’ai reconnu et que j’ai forte envie de signaler à l’inquisition que tu te trouves ici.

L’homme décampa, suivi de ses compagnons qui portaient leur camarade bien mal en point. Beatriz regarda avec stupéfaction Cristobal :

— Vous m’avez tiré d’une très mauvaise passe. L’une des servantes a été quérir les gens du guet mais le temps qu’ils arrivent, si elle les trouve, ces sacripants auraient mis à sac l’auberge. Vous faites un drôle de rêveur. Je ne vous savais pas capable d’assener pareils coups. Encore moins de faire détaler ces brigands en menaçant l’un d’entre eux de le dénoncer à l’inquisition. Comment saviez-vous qu’il était recherché ?

— Je n’en sais rien, j’ai tout inventé mais cela a eu son effet. Je suis moi-même le premier surpris du résultat.

— Pourquoi avoir pris tant de risques ? Ils pouvaient vous assommer.

Cristobal rougit : — Je ne tolère pas qu’un coquin vous manque de respect. Il

en sera toujours ainsi, ne vous en déplaise. Il la laissa là après ces mots, remontant dans sa chambre

pour reprendre sa lecture de l’Imago Mundi. Tard dans la soirée, il entendit la porte s’ouvrir très lentement. Ce devait être la servante, venue vérifier l’état du feu, et il n’y prêta guère attention, profondément absorbé par sa lecture. Quand il se décida enfin à gagner son lit, il s’aperçut que Beatriz y avait pris place. Les cheveux dénoués, les yeux rieurs, elle lui ouvrit ses bras.

Le lendemain matin, alors qu’il s’apprêtait à retrouver les

deux Diego, il eut la surprise de trouver Rodrigo Enriquez de Harana attablé dans la grande salle qui l’accueillit d’une rude bourrade dans les épaules :

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— Voilà donc un fameux guerrier. J’ai appris que tu as chassé de cette taverne quelques ivrognes qui en prenaient un peu trop à leur aise. Je t’en sais gré, je crois que ces imbéciles ne reviendront pas de sitôt. D’ailleurs, ils ont raconté leurs déboires à certains de leurs frères d’armes et le bruit court déjà en ville que j’ai embauché un géant pour chasser les mauvais clients. On dit même que c’est un Maure sorti d’Afrique. Il ne m’étonnerait pas que, sous peu, l’on prétende que je tiens en laisse dans ma cave des lions. Nos braves concitoyens ne savent pas quoi inventer. J’ai aussi appris que tu as remporté une autre victoire.

Cristobal esquissa un geste de dénégation. Rodrigo éclata de rire :

— Ne cherche pas à mentir. Beatriz m’a tout dit et j’en suis heureux pour elle comme pour toi. Il n’est pas bon que tu restes seul. C’est une excellente fille. Elle saura te rendre heureux et veiller sur toi. Elle ne s’est pas mariée jusqu’à présent parce qu’elle pensait que je ne l’autoriserais jamais à quitter mon service. C’est sa manière à elle de me remercier de l’avoir élevée et de m’être aussi occupé de son frère Pedro. En fait, je crois qu’elle n’avait trouvé personne qui ait été à son goût. Je vous ai observé tous deux et je me doutais bien que, tôt ou tard, vous finiriez par vous plaire.

— Certes, mais j’ai scrupule à te confier certaines choses. Je suis veuf.

— Rassure-toi, je n’exige pas que tu l’épouses maintenant. Tu as de grandes choses à accomplir et tu risques d’être absent de cette ville pendant de longs mois. Nous aurons donc tout le temps de penser à tes noces le moment venu.

— C’est que je ne pourrai sans doute jamais me remarier. J’ai déjà un fils et je sais qu’il m’en voudrait de me voir trahir la mémoire de sa mère.

— Cela l’honore. — Il y a plus, mes affaires m’appelleront sans doute à la cour. — Et tu crains qu’on ne te fasse reproche d’avoir pour épouse

une femme qui n’est pas de noble extraction, comme l’était, m’a-t-on dit, ton épouse. Je le comprends et Beatriz, je puis te l’assurer, le sait. Aussi ne fera-t-elle aucune difficulté à se

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contenter de ton simple amour. Il vaut cent fois mieux que le sang bleu qui fait tourner la tête à tant de gens. Mais, je te préviens, si j’apprends que tu lui es infidèle, foi de Rodrigo, je te briserai les os !

*

La brume s’était levée autour de la Rabida. Depuis plusieurs

jours, le monastère était envahi par les visiteurs. Parmi ces derniers, un personnage de marque : le comte de Medina Celi, venu avec une nombreuse suite assister à plusieurs fêtes votives dans la région. Le prieur avait eu fort à faire pour veiller à ce que tous soient traités selon leur rang. Il ne voulait surtout pas mécontenter Luis de La Cerda et Antonio de Marchena. C’était peut-être une nouvelle épreuve que lui imposait le custode et il espérait avoir devancé tous ses désirs.

Juan Perez avait retrouvé avec plaisir un autre visiteur, ce Génois qui lui avait fait si forte impression à leur première rencontre. Il l’aperçut au loin, vêtu d’un bon pourpoint et de chausses de laine, en pleine conversation avec Antonio de Marchena et le comte de Medina Celi. Ils avaient tous le sourire aux lèvres et paraissaient discuter comme s’ils étaient de vieux amis. Le prieur se signa. Ses oraisons avaient été exaucées. Cristobal ne quitterait pas la Castille et laisserait donc en pension à la Rabida son fils, Diego, ainsi qu’il en avait exprimé le projet. Le gamin était intelligent et le moine se faisait fort de le préparer à la vie religieuse. Elle lui procurerait infiniment plus de bonheur et de stabilité que l’existence d’errant dont son père semblait se contenter.

Quand Cristobal vint le voir en fin de journée, Juan Perez se

garda bien de l’interroger directement. Il le savait économe de ses paroles et très prudent, comme s’il possédait de lourds secrets. Cette fois, le Génois, qui donnait l’impression d’avoir forcé sur le vin, se montra plutôt loquace. Il expliqua à son interlocuteur que, grâce à l’intervention d’Antonio de Marchena, le comte de Medina Celi lui octroyait une pension mensuelle et s’était engagé à parler de son fameux projet aux

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souverains lorsqu’ils viendraient faire leurs pâques à Cordoue. Il ne doutait pas un seul instant que Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille lui ordonneraient de se mettre à leur service et de prendre le commandement de la flotte que le comte se proposait de réunir et d’envoyer à Cypango.

Juan Perez sourit : — Cypango, vous n’avez que ce mot à la bouche. On en

viendrait à penser qu’il s’agit d’une formule magique. Prenez-y garde, cela risque de vous coûter fort cher si l’on vous soupçonne de sorcellerie.

— Ce qu’à Dieu ne plaise. Bon Chrétien je suis, bon Chrétien je reste. La preuve en est que je vous confie ce que j’ai de plus précieux au monde, mon fils Diego. Faites en sorte de lui donner une solide éducation, celle que je n’ai pas eu le bonheur de recevoir.

— Nous en ferons un bon moine. — Tout doux, l’abbé, je vous vois venir. Si mon entreprise

réussit, l’homme que vous avez devant vous sera fait chevalier. À ce moment-là, j’aurai sans doute pour Diego d’autres projets. Il servira mieux l’Église à la cour que dans une cellule de ce monastère.

— Merci de ce compliment, je vous croyais moins ingrat. — Frère Perez, j’aurais mauvaise grâce à me moquer de vous

et à ne pas vous manifester par avance ma gratitude pour toutes vos bontés passées, présentes et à venir. Il est certaines choses toutefois dont je ne puis encore faire état qui risquent de changer du tout au tout la carrière de mon fils. Sachez que j’ai tant de raisons d’espérer que j’ai décidé de consacrer la modeste pension que me versera le comte de Medina Celi à payer les soins que vous prendrez d’un autre Diego, le fils de mon ami Don Rodrigo, afin qu’il soit éduqué en même temps que mon Diego. Ne dites rien de tout cela à son père, orgueilleux comme il est, il risquerait de prendre la mouche et de s’estimer offensé.

— Ne prenez aucun engagement que vous ne pourrez tenir. Mais j’en ferai ainsi que vous me le dites. Vous êtes, messire Cristobal, un diable d’homme. Vous obligez les gens et les choses à se plier à votre volonté. Espérons que vous y réussirez une fois de plus.

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*

Depuis plusieurs jours, Cristobal ne tenait littéralement plus

en place. Il arpentait la vaste pièce qui lui tenait lieu de salle de travail, de long en large. Tantôt, il se lançait dans une tirade, vérifiant que sa voix portait bien, tantôt, il s’exerçait à faire des courbettes et à marcher à reculons en prenant bien garde de ne pas choir. De temps à autre, il appelait Beatriz pour lui demander de faire une ultime retouche au pourpoint qu’il avait commandé au meilleur tailleur de la ville. Ce dernier, excédé par ses récriminations et ses incessantes requêtes, avait fini par lui interdire l’accès de sa boutique. Plus jamais il n’accepterait pareil client dans sa pratique, un étranger aussi capricieux et exigeant qu’une vieille femme et qui faisait l’important au motif qu’il allait être reçu à la cour. Abraham d’Avila s’en voulait d’avoir cédé à l’insistance de son cousin. Jacob de Torres lui avait présenté ce Génois bouffi d’orgueil avec lequel il paraissait être dans les meilleurs termes. C’était bien là l’un des tours pendables dont Jacob était coutumier. Il était si fier de fréquenter certains Chrétiens, appartenant à la meilleure société, qu’il ne manquait jamais de leur proposer les services de ses parents, plongeant ceux-ci dans le plus cruel des embarras. Il ne souhaitait pas en effet porter préjudice à Jacob mais constatait que ses prétendus amis en profitaient pour exiger des rabais inconsidérés ou des délais d’exécution impossibles à tenir. Cette fois-ci, il avait dépassé la mesure en amenant ce nommé Cristobal qui écorchait le castillan et qui s’était presque installé chez lui pour surveiller son travail.

Quand Jacob l’avait littéralement supplié de pardonner à son ami ses exigences et d’accepter de le recevoir à nouveau, il avait refusé tout net. Que ce gentilhomme aille au diable ou fasse appel à l’un des siens. Un client comme lui était digne d’être compté au nombre des plaies d’Égypte. S’il avait une femme, elle n’aurait qu’à tirer l’aiguille et à endurer sa mauvaise humeur. Lui, Abraham d’Avila, avait eu plus que sa part d’ennuis et tout cela pour quelques mauvais maravédis.

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Beatriz s’était donc mise à la couture, en riant sous cape du comportement de son compagnon. Elle avait vite compris qu’il fallait faire mine de lui céder puis de s’arranger, peu de temps après, pour que l’une des amies, mise dans la confidence, raconte devant lui que tel courtisan avait définitivement perdu tout crédit à la cour en se rendant coupable d’un ridicule achevé. Comme par hasard, il s’agissait de ce que Cristobal avait exigé et il ne tardait pas à supplier Beatriz de réparer ce qu’il avait eu l’imprudence de lui demander. Elle feignait de pousser un profond soupir et de gémir qu’il lui donnait un surcroît de travail. Il se faisait alors tout doux et tout penaud. Elle le chassait de leur maison, lui intimant l’ordre de retrouver à la taverne ses interlocuteurs habituels et de ne revenir que tard le soir. Elle aurait, du moins l’espérait-elle, achevé ses retouches. Il était si candidement naïf qu’il ne s’était douté de rien et qu’il avait vite cessé de pester contre ce maudit tailleur juif qui l’avait chassé de sa boutique. Il était cent fois moins habile que Beatriz, qu’il couvrait de baisers dès qu’ils se retrouvaient en tête à tête.

C’était le seul moment où il acceptait de reconnaître qu’il était effectivement invivable et qu’elle avait bien du mérite à le supporter. Elle riait aux éclats, affirmant que Violante Molyarte l’avait jadis mise en garde contre lui. Son beau-frère, lui avait-elle expliqué, était le meilleur des hommes mais exigeait trop de ceux et celles qu’il aimait. Il les épuisait littéralement, leur ôtant tout désir de vivre. Violante lui avait conseillé de ne jamais se laisser emprisonner par un tel geôlier. Elle lui avait rétorqué que telle était bien son intention. Elle était trop indépendante pour devenir une épouse soumise. Son père et sa mère avaient vécu heureux sans être passés devant un prêtre et elle comptait les imiter. Et ce d’autant plus, avait-elle murmuré en prenant soin de vérifier que nulle oreille indiscrète ne les écoutait, qu’elle n’avait jamais été baptisée. Son père, comme tous les Torquemada, du plus humble au plus grand – elle faisait allusion au Grand Inquisiteur –, appartenait à une lignée de conversos, de Nouveaux Chrétiens, convertis de force en 1391 lors des grandes émeutes contre les Juderias de Castille et d’Aragon. Certains s’étaient satisfaits de leur nouvelle condition. D’autres, moins nombreux, et c’était le cas de son père, avaient

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fait le choix de se tenir à l’écart aussi bien des églises que des synagogues, au prix d’incessants changements de domicile. C’est ainsi que, jusqu’à leur mort, ses parents avaient erré d’un village à l’autre, déménageant chaque fois que Pâques approchait. Son cousin, quand il l’avait recueillie, n’avait pas paru outre mesure scandalisé de sa totale ignorance des préceptes du christianisme. Il lui avait juré de ne jamais l’obliger à faire quelque chose contre sa conscience, à condition toutefois de ne rien laisser paraître de ses réels sentiments.

Elle s’était bien gardée de dire quoi que ce soit à Cristobal qu’elle aimait profondément. Quand il avait, une fois et une seule, évoqué la possibilité de faire bénir leur union par le frère Juan Perez, elle avait poussé de hauts cris. Ils se connaissaient depuis si peu de temps que cela lui semblait prématuré. Après quoi, il s’était abstenu de consulter le moine avant de la rejoindre dans son lit. Il avait paru si choqué de cette réponse qu’il en était resté muet. Elle l’avait amadoué en lui expliquant qu’il avait été jadis marié à une aristocrate, au Portugal, et que ses nouveaux protecteurs pourraient prendre ombrage de le voir épouser une fille du peuple. Depuis, il n’avait plus jamais évoqué ce sujet, trop occupé qu’il était par sa prochaine comparution devant Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon.

Luis de La Cerda et Antonio de Marchena l’avaient informé

de cette faveur exceptionnelle en lui disant que pareille occasion ne se présenterait pas deux fois. Il devait donc se montrer persuasif, sans dévoiler tout de ses intentions. À vrai dire, lui avaient-ils expliqué, ils étaient dans l’incapacité de savoir comment se déroulerait l’entretien. C’était aux souverains de parler et à lui de répondre, pas l’inverse. Tout dépendrait de l’humeur des monarques. Si l’un d’entre eux avait éprouvé une contrariété, il se montrerait hautain et distant. Au contraire, si la cour avait reçu de bonnes nouvelles du siège de Malaga, le roi et la reine auraient à cœur de se montrer généreux. Le custode s’était fait fort d’obtenir, quelques jours auparavant, une audience d’Isabelle qu’il mettrait à profit pour parler de son protégé. Il n’était pas assuré de l’obtenir. C’était donc à Cristobal de faire preuve d’initiative et d’agir au mieux de ses

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intérêts, « de leurs intérêts » s’était empressé d’ajouter Luis de La Cerda d’un ton mi-figue mi-raisin. Une manière d’indiquer que son crédit à la cour était en jeu et qu’il ferait payer cher toute faute à ses deux associés.

Curieusement, c’est auprès de Marwan Ibn Kurtubi que Cristobal avait trouvé un précieux allié. Sous ses dehors réservés, le Maure était fin observateur et bien introduit auprès de quelques courtisans. Pour lui, Ferdinand d’Aragon n’était qu’un grand enfant, tout entier occupé à satisfaire sa soif de plaisirs. Il n’avait que deux passions : la chasse et ses maîtresses qu’il laissait paraître à la cour, au grand scandale du confesseur de son épouse, Hernando de Talavera. Marwan avait mis en garde Cristobal. Il verrait assurément d’un très mauvais œil ses projets d’envoyer une flotte sur la mer Océane. Il s’était à plusieurs reprises opposé aux entreprises des Castillans en direction de la Guinée. Elles contrariaient fort les intérêts de ses sujets de Valence et de Barcelone qui commerçaient avec Alexandrie et le Levant et qui lui abandonnaient une partie de leurs bénéfices en échange de sa protection.

Isabelle, elle, était d’une tout autre nature que son époux. Montée presque par hasard sur le trône de Castille, elle avait surpris tous ceux qui espéraient se servir d’elle comme d’un instrument docile entre leurs mains. Elle prenait fort à cœur les intérêts de son royaume et passait de longues heures à surveiller la bonne marche des affaires courantes, dans le moindre détail. Elle s’intéressait beaucoup aux entreprises commerciales de ses sujets, non pour en tirer un bénéfice sur le plan personnel, mais pour financer l’interminable guerre contre Grenade. C’était sur la Castille et non sur l’Aragon que reposait le fardeau financier des opérations militaires constamment menacées par le manque de moyens. C’était elle que Cristobal devrait convaincre, et il n’aurait pas la partie facile. Sa seule chance était que le comte de Medina Celi s’était offert à prendre à sa charge les frais d’armement de la flotte, sollicitant seulement le patronage de sa souveraine. N’ayant rien à débourser, elle verrait peut-être d’un œil favorable ce projet, ou au moins ne s’y opposerait pas formellement.

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Le grand jour venu, Cristobal constata qu’Antonio de Marchena et Marwan Ibn Kurtubi l’avaient sagement conseillé. Quand il arriva à l’Alcazar de Cordoue, en face de la cathédrale, il aperçut une longue file de prisonniers, des Maures capturés lors d’un raid audacieux mené contre deux forteresses tenues par l’émir de Grenade à la frontière avec la Castille. Ronda et Loja avaient été investies par surprise et leurs garnisons expédiées à Cordoue où elles attendraient que rançon soit payée pour leur délivrance. Un providentiel hasard voulait que le principal artisan de ce succès soit le frère cadet de Luis de La Cerda, Don Jaime, que les autres barons venaient saluer, le complimentant pour son exploit. C’est à lui que le roi et la reine réservèrent la quasi-totalité de leur audience, se faisant expliquer la ruse qui lui avait permis de s’introduire nuitamment à Ronda et d’en désarmer les défenseurs avant d’envoyer l’un de ses espions, un Maure converti, demander à Loja de venir la délivrer du siège des Chrétiens. Le traître avait réussi à donner le change et à convaincre le wali, un cousin de l’émir de Grenade, d’envoyer la plus grande partie de ses hommes au secours de leurs coreligionnaires. Quand ils avaient pénétré dans la place qu’ils étaient censés délivrer, ils avaient réalisé mais trop tard qu’ils étaient tombés dans un traquenard. C’étaient des Chrétiens habillés en Maures qui se tenaient sur les remparts tandis qu’un fort groupe de Castillans accourait au galop pour leur couper la retraite. Isabelle avait beaucoup ri de l’habileté de ce stratagème et se l’était fait raconter plusieurs fois. Jaime de La Cerda s’était exécuté avec une certaine complaisance, prenant soin de souligner que la Castille, une fois de plus, donnait l’exemple.

Quand Isabelle lui avait demandé ce qu’il souhaitait comme récompense pour sa vaillance, il s’était respectueusement incliné et lui avait répondu que l’audience accordée à l’un des protégés de son frère le dédommageait largement de ses efforts. Luis de La Cerda s’était alors approché mais avait essuyé la rebuffade de Ferdinand, outré à l’idée qu’on ait évoqué l’absence de ses hommes lors de cette expédition. Il avait tonné :

— L’Aragon se réserve pour des entreprises plus conséquentes que ces jeux d’enfants. Que serait-il advenu si ce

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fameux Maure avait, une fois de plus, changé de camp et prévenu les siens de ce qui se tramait ? Nous aurions perdu des dizaines et des dizaines de braves chevaliers et nous aurions été la risée de nos voisins. Comte de La Cerda, vous êtes sans nul doute courageux et intrépide, il vous manque d’acquérir cette prudence qui est la véritable clef de la victoire. J’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Mes fauconniers m’attendent et je suis bien décidé à me montrer heureux à la chasse pour avoir droit aussi aux compliments de ma reine.

Il avait prononcé ces derniers mots avec un rien d’ironie dans la voix et, s’inclinant devant Isabelle, était sorti, suivi de ses courtisans, jetant un regard courroucé aux de La Cerda et à Antonio de Marchena. Ceux-ci étaient sur le point de se retirer quand la reine s’était retournée vers eux :

— Mon royal époux ne peut se soustraire à ses obligations, j’en suis la première consciente. Il ne sera pas dit que je ne suis pas son exemple. J’ai aussi les miennes. Frère Antonio, j’avais promis d’entendre votre protégé, je tiendrai cette promesse. Vous ne m’en voudrez pas si je donne à cet entretien un caractère moins formel qu’une audience. Je vous invite à me retrouver dans les jardins à l’issue de la sainte messe que je vais ouïr dans ma chapelle privée. Il fait particulièrement beau aujourd’hui et j’aurais grand plaisir à vous montrer certains des aménagements auxquels j’ai fait procéder.

Les deux hommes patientèrent sous l’œil faussement placide des courtisans dont aucun ne vint les saluer. La reine n’ayant pas encore statué à l’égard de leur demande, mieux valait sans doute ne pas s’afficher avec eux. Pour le moment du moins. Antonio de Marchena semblait visiblement trouver plaisir à observer les prudentes allées et venues des uns et des autres. Sans doute quelques-uns de ses pénitents devraient sous peu faire amende honorable et expier par des dons généreux leur feinte indifférence. Cristobal, lui, admirait le jardin où ils se trouvaient. L’endroit était planté d’orangers et de citronniers dont le fort parfum lui montait à la tête. Les arbustes étaient entourés par des massifs de fleurs disposés de manière à former un H ainsi qu’il l’avait remarqué du premier coup d’œil. Il était

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entièrement absorbé dans ses pensées quand un chambellan fit son entrée, précédant de peu la reine et ses suivantes.

Isabelle de Castille prit place sur une cathèdre agrémentée de coussins moelleux. Tandis qu’un page lui versait un peu de vin dans une coupe sertie de pierres précieuses, elle invita Antonio de Marchena et son ami à s’approcher. Un dais de fine toile la protégeait des rayons du soleil. Cristobal remarqua qu’elle avait le teint clair et les cheveux tirant sur le roux, des cheveux retenus sur le haut par un collier de perles mais tombant sur ses épaules. Il remarqua aussi que, depuis l’audience, elle s’était changée. Elle portait maintenant une robe de brocart vert rehaussée par une parure de dentelle finement ouvragée. Sur la table devant elle, une écritoire et quelques documents attendaient son paraphe. Elle les repoussa négligemment en disant au moine :

— Même jusqu’ici, mes conseillers s’évertuent à troubler les quelques moments de loisir dont ils me font l’aumône, en m’accablant de corvées qui ne souffrent selon eux aucun retard. Tenez, dit-elle en prenant un papier et en le signant, voici ma bonne ville de Puertollano pourvue d’un crieur public dont le salaire sera à la charge de la guilde locale des bouchers. Convenez que la Castille est désormais mieux protégée depuis que j’ai ratifié cette nomination… Le tout est à l’avenant. Un jour, je signerai sans rien remarquer ma propre condamnation à l’exil puisqu’on m’a transformée en une sorte d’écritoire ambulante. Votre visite, mon père, me permet d’obtenir de mes tortionnaires un bref instant de répit, soyez-en remercié. Ainsi donc, votre protégé ambitionne de franchir la mer Océane.

Cristobal s’inclina profondément : — Et d’offrir à la Castille les richesses de Cypango, des

richesses infinies. — N’oubliez pas dans ce cas l’Aragon, il me faut également

veiller aux intérêts de mon époux. Je suppose que votre Cypango est très peuplée et que j’aurai aussi à nommer ses crieurs de rue.

— Votre Majesté pourra déléguer à ses gouverneurs cette mission si Elle le souhaite. Elle aura largement de quoi pourvoir

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à leur entretien car ses futurs domaines regorgent d’or et d’épices.

— Voilà enfin une bonne nouvelle. Elle satisfera mon contrôleur des Finances, Alonso de Quintanilla, qui m’abrutit de ses récriminations parce que, d’après lui, je mets en péril mon royaume en entretenant une trop grande armée pour reconquérir Grenade.

— Ce n’est point la seule ville chère au cœur de Votre Majesté, fit Cristobal en riant.

La reine se tourna vers le moine : — Votre ami, frère Antonio, prétend connaître mes pensées

secrètes. Je vais croire qu’il est là pour espionner mes faits et gestes, et les rapporter à mon cousin Don Joao.

Le custode, redoutant que la conversation ne prenne un tour dangereux, tenta une diversion :

— Je me porte garant de la sincérité et du dévouement à Votre Majesté de Cristobal. Il s’est sans doute mal exprimé et je supplie de ne pas lui en tenir rigueur. Ses longs voyages ne l’ont guère familiarisé avec les habitudes de la cour.

— Soyez rassuré, je plaisantais et ne lui tiens pas rigueur de sa remarque. Je serai même enchantée qu’il m’explique ce à quoi il pensait.

Cristobal hésita un temps puis, montrant le parterre de fleurs, affirma :

— Il a la forme d’un « h » comme le « h » de Hiérosolyma, la Jérusalem des Écritures qui abrite le Tombeau de notre Sauveur. Votre Majesté manifeste de la sorte qu’Elle rêve de délivrer la sainte cité et qu’Elle y pense quotidiennement.

La reine le dévisagea longuement et sourit : — Voilà un homme très perspicace. Cela parle en votre

faveur plus que ne le feraient de savantes déclarations. Vous m’avez exposé votre projet, vous rendre à Cypango, avec notre royale permission et notre aide. Vous ignorez sans doute qu’une reine n’a que peu de pouvoirs. Elle se doit de recueillir l’avis de ses conseillers et de trancher ensuite, si possible en leur faveur, car ces diables-là adorent avoir raison. Vous seriez stupéfait d’apprendre comment ils ont réagi quand j’ai décidé de faire aménager cette partie de l’Alcazar. Ils étaient tous devenus

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architectes et se mêlaient du moindre détail comme s’ils allaient y habiter. Il m’a fallu leur rappeler que je ne serais point mécontente d’avoir un endroit où me retirer et prendre un peu de repos. Tout ce que je puis faire, c’est ordonner à Alonso de Quintanilla de pourvoir aux frais de votre logement et de constituer une commission chargée d’étudier vos propositions. Qu’elle soit composée des meilleurs spécialistes et qu’elle me rende son verdict lorsqu’elle estimera être en mesure de répondre aux éventuelles objections qu’on pourrait lui faire. Nous nous reverrons alors avec grand plaisir, messire Cristobal.

Antonio de Marchena et Cristobal se retirèrent. Alors qu’ils s’apprêtaient à quitter le palais, un page les prévint qu’Alonso de Quintanilla souhaitait s’entretenir avec eux. Le contrôleur des Finances les reçut dans ce qu’il appela son « antre ». À l’en croire, il était le plus malheureux des hommes, constamment occupé à faire rentrer de l’argent dans les caisses du royaume, de l’argent qui était aussitôt employé à couvrir les frais de la guerre contre Grenade. Il expliqua à Cristobal qu’il lui offrirait volontiers l’hospitalité dans sa demeure et parut soulagé d’apprendre qu’il avait déjà trouvé à se loger à Cordoue :

— Je veillerai à ce que votre hôte ait l’assurance de recevoir, quand les Cortès voudront bien faire preuve de générosité, un modeste défraiement. Quant à vous, vous devrez pourvoir à votre existence. J’ai ouï dire que le comte de Medina Celi s’était offert à vous verser une pension. Je veillerai à le lui rappeler car ces grands seigneurs oublient volontiers leurs promesses quand ils n’omettent pas de nous payer le quinto pour les flottes qu’ils envoient sur la mer Océane. Quant à la commission dont Sa Majesté vous a parlé, il me faut du temps pour la réunir. Le père de Marchena acceptera, je le pense volontiers, d’y siéger tout comme son ami le confesseur de la reine, le frère Hernando de Talavera. Je songe aussi à Sa Seigneurie l’archevêque de Tolède, Don Pedro Gonzales de Mendoza, il serait fort marri qu’on ne pense pas à lui car il a une haute opinion de ses compétences et de ses connaissances, comme vous le découvrirez peut-être à votre désavantage. Pour les autres membres, il me faudra quelque temps avant de fixer mon choix et en obtenir la

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ratification. À vous revoir donc, messire Cristobal, lorsque tout sera réglé.

Le contrôleur des Finances les congédia ainsi sans qu’ils aient pu deviner s’il était ou non favorable à leur projet. Le Génois ne fut cependant pas mécontent de constater que de nombreux courtisans, qui l’avaient auparavant observé avec dédain, s’empressaient de venir le saluer et le féliciter comme s’il était le héros du jour. L’un d’entre eux, Don Pedro de Castro, lui affirma même avoir entendu parler de lui en termes très flatteurs par l’un de ses partenaires en affaires, Paolo di Negri. Cristobal esquissa un sourire. Il doutait fort que ce fût le cas mais la mention du négociant n’était sans doute pas fortuite. C’était une manière de lui signifier que sa présence à Cordoue n’était pas passée inaperçue et qu’il devait se tenir sur ses gardes. Tôt ou tard, certains, jaloux de ses succès, ne manqueraient pas de colporter sur son compte calomnies et ragots.

*

Une neige épaisse recouvrait depuis plusieurs jours les rues

de Salamanque. Les habitants de la cité se terraient chez eux, bien au chaud, peu désireux de s’aventurer au-dehors sauf en cas de nécessité absolue. Un fort vent glacé balayait les artères de la cité. Enveloppé dans sa houppelande de bonne laine, Cristobal songeait avec regret à la douceur des hivers qu’il avait passés à Lisbonne et à Porto Santo. Ici, tout lui rappelait les rudes frimas de la montagne ligure. Tout comme à Mocònesi, il gelait à pierre fendre et le feu allumé dans la cheminée ne le réchauffait qu’à moitié. Depuis son arrivée, après un voyage épuisant à travers la Castille, il ne cessait de pester contre l’idée saugrenue qu’avait eue Don Pedro Gonzales de Mendoza de convoquer dans cette ville la deuxième session de la commission chargée d’étudier son projet au motif que l’université de Salamanque abritait d’illustres professeurs dont il serait peut-être nécessaire de prendre l’avis. Il s’était incliné de mauvaise grâce, conscient qu’un refus de sa part serait mal interprété.

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Lors de la première réunion, au mois d’août 1486 à Cordoue, il n’avait guère eu le loisir de s’expliquer. Ses « juges » avaient passé le plus clair de leur temps à définir leurs attributions et prérogatives et à décider du montant des indemnités qu’aurait à leur verser Alonso de Quintanilla. C’était alors que l’un d’entre eux, Diego Deza, recteur du collège Saint-Étienne de l’université de Salamanque, avait fait pression sur l’archevêque de Tolède pour exiger que la prochaine rencontre se déroule dans sa cité. À l’en croire, elle avait les faveurs d’Isabelle et de Ferdinand car elle avait été la première à prendre parti pour la jeune infante de Castille lors de la succession au trône. Ses nobles avaient joué un rôle déterminant lors de la bataille de Toro il y avait tout juste dix ans de cela, et ils se féliciteraient sans nul doute d’être associés à une décision d’importance pour la Couronne dont ils étaient de si ardents défenseurs. Don Pedro Gonzales de Mendoza avait acquiescé. Il ne lui déplaisait pas d’avoir à s’éloigner de Tolède où les querelles entre les membres de son clergé ne lui laissaient pas un seul instant de répit. Prêtres et moines l’assaillaient de leurs constantes récriminations, l’empêchant de rédiger son commentaire de la Cité de Dieu du bienheureux Augustin qui assurerait définitivement sa réputation et lui permettrait peut-être de monter un jour sur le trône de Saint-Pierre. À Salamanque, où il avait jadis étudié, il pourrait consulter quelques habiles théologiens et, surtout, peaufiner son traité dont il se délectait à relire les premières pages.

Cristobal avait donc fait contre mauvaise fortune bon cœur. La pension qu’il recevait de Don Luis de La Cerda lui avait permis de se rendre à Salamanque et de s’y loger à proximité de la vieille cathédrale aux pierres polies par le temps. Il avait eu le privilège de s’entretenir durant toute une après-midi avec le mathématicien et rabbin Abraham Zacuto, qui lui avait fait bon accueil et s’était beaucoup amusé du récit de ses démêlés avec José Vizinho. À l’entendre, son coreligionnaire et ancien élève était un intrigant et un ambitieux qui faisait passer ses intérêts avant ceux de la science, et qui ignorait tout de la cartographie. Rien d’étonnant dès lors qu’il ait fait obstacle à ses projets, sur lesquels Abraham Zacuto s’était toutefois refusé à se prononcer.

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Il se préoccupait uniquement d’établir la carte du ciel et de perfectionner l’astrolabe qu’il jugeait indispensable aux navigateurs. Peu lui importait ce qu’ils en feraient et si cela leur permettrait ou non de découvrir des terres nouvelles. Il ne retenait que la difficulté de son patient labeur et se comportait comme s’il aurait été fâché de voir ses recherches aboutir, le privant de sa seule raison de vivre.

Leur rencontre avait eu lieu l’avant-veille. Depuis, Cristobal se préparait à l’interrogatoire auquel entendaient le soumettre les membres de la commission. Ce jour-là était enfin arrivé et il se tenait face à eux dans la grande salle capitulaire du collège Saint-Étienne. Un bon feu flambait dans la cheminée et ses « juges » avaient pris place derrière une grande table. Sur la droite, quelques copistes taillaient les plumes qui leur serviraient à prendre en note leurs débats.

L’archevêque de Tolède ouvrit la séance : — Je me dois tout d’abord remercier le frère Diego Deza

pour son hospitalité et la peine qu’il a prise de veiller à notre confort. Je n’en attendais pas moins de lui, que je sais être un zélé serviteur de la Couronne et de l’Église. J’ose espérer qu’il en est de même de vous, messire Cristobal.

Surpris par la méchanceté de l’attaque, celui-ci contint sa colère :

— Si je suis venu en Castille, c’est parce que je souhaitais mettre mes modestes talents à son service. Quant à l’Église, j’en suis le fils dévoué et respectueux. Le père Antonio de Marchena peut le certifier puisqu’il est mon confesseur et directeur de conscience. Je suis bon Chrétien, fils et petit-fils de bons Chrétiens, et je crois en tout ce qu’enseigne l’Église.

— Cela reste à démontrer, grinça l’archevêque. Car, sur plusieurs points, vous paraissez contredire les Pères. Je ne sache pas qu’Isidore de Séville, Augustin ou Jérôme aient jamais parlé de Cypango.

— Ils n’ont pas non plus parlé de Madère et des Açores, qui n’avaient point encore été découvertes. Faut-il leur en faire reproche ? Cela diminue-t-il leur autorité ? Pas un seul instant. Les points sur lesquels nous devons les suivre, en leur faisant une aveugle confiance, ont trait aux articles de la foi, pas à la

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géographie. Leur pensée est si profonde et si complexe que nous devons parfois nous en rapporter à des commentateurs avisés, au nombre desquels, si j’en crois la rumeur, vous figurez en bonne place. Si ces explications sont nécessaires, c’est qu’ils n’ont pas tout dit et qu’il faut constamment mettre à jour leur enseignement.

Antonio de Marchena et Diego Deza pouffèrent de rire. Il ne leur déplaisait pas de voir leur collègue être remis en place. L’archevêque de Tolède essuya le coup :

— Je vous sais gré de rappeler les quelques lumières que je possède en la matière. Les écrits des Pères de l’Église doivent être sagement et précautionneusement étudiés, et il y faut de longues années. Sans doute est-ce votre cas ?

— Je mentirais en le disant. — Et vous avez raison de ne pas le faire. D’autres, à votre

place, se seraient vantés d’être allés à l’université… — J’ai eu jadis cette vanité et y ai vite renoncé en découvrant

l’étendue de mon ignorance. J’ai tenté d’y remédier par mes lectures et mes voyages.

L’archevêque poussa son avantage : — C’est bien la raison pour laquelle nous sommes réunis ici,

afin de confronter ce que vous affirmez avec ce que nous savons de manière certaine. Convenez que vous vous fondez sur des hypothèses et non sur des faits avérés.

— Tenez-vous le Livre d’Esdras pour une hypothèse ? C’est lui qui nous apprend que la plus grande partie du globe est faite de terres et non d’eau, au même titre qu’il annonce très clairement la venue de Notre-Seigneur. Lorsque Esdras l’a fait, le Créateur n’avait point encore envoyé Son Fils sur terre pour racheter nos péchés. L’erreur des Juifs a été de ne pas le percevoir et de tenir sa prophétie pour une hypothèse nulle et non avenue. C’est en cela qu’ils ont gravement péché, se privant ainsi de la possibilité de recevoir le Salut, et d’accueillir le Messie annoncé par les Écritures.

— Vous êtes en quelque sorte un nouvel Esdras et prétendez parler au nom de Dieu ! Cela sent l’hérésie à plein nez.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. J’ai simplement fait remarquer que la partie habitable du globe est plus vaste qu’on ne le pense

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d’ordinaire et que nous n’en connaissons point encore toute l’exacte étendue. Il a fallu attendre le temps présent pour que la Castille envoie ses navires jusqu’aux îles Canaries, dont nous ignorions tout jusque-là.

Diego Deza intervint : — À ceci près que ces terres sont situées au-dessus de la zone

torride, et qu’elles sont habitables. Il existe peut-être des terres au-delà de la zone équinoxiale mais, dans ce cas, elles sont inhabitables, comme nous l’enseigne le bienheureux Augustin. Si elles l’étaient, cela serait supposer l’existence d’« antipodes ». Or nous savons que ces êtres n’existent pas. Ne prétendez pas le contraire, ce serait aller contre nos enseignements. Songez à ce que dit Lactance :

Qui serait insensé pour croire qu’il puisse exister des hommes dont les pieds seraient au-dessus de la tête, ou des lieux où les choses puissent être suspendues de bas en haut, les arbres pousser à l’envers, ou la pluie tomber en remontant ? Où serait la merveille des jardins de Babylone s’il nous fallait admettre l’existence d’un monde suspendu aux antipodes ?

— Ai-je dit que les terres que j’entends atteindre se situent aux antipodes ?

— Certes non. — Je vous laisse en tirer la conclusion. — C’est aller un peu vite en matière. Vous négligez ce que dit

Orose dans sa Guerre contre les païens : Une bien plus grande quantité de terre demeure inculte et inexplorée en Afrique à cause de la chaleur du soleil, qu’en Europe à cause de l’intensité du froid, car il ne fait aucun doute que presque tous les animaux et presque toutes les plantes s’adaptent plus volontiers et plus aisément au grand froid qu’à la grande chaleur. Il est une raison évidente qui fait que l’Afrique, par ses contours comme par sa population, apparaît petite à tous égards (comparée à l’Europe et à l’Asie s’entend) : de par sa situation naturelle, ce continent dispose de moins d’espace, et de par son mauvais climat, il compte davantage de terres désertiques. Qu’opposez-vous à cela ?

— Je m’en voudrais de critiquer Orose même s’il ne compte pas au nombre des Pères de l’Église. Je sais qu’il est natif de ces

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régions et que vous en tirez légitimement fierté. Je dois même vous confier que le curé qui m’a éduqué en faisait grand cas. C’est vous dire quelle est sa renommée. Sur un point, Orose ne saurait être contredit. L’être humain s’habitue au grand froid et nous le prouvons aisément ces jours-ci à Salamanque.

Antonio de Marchena pouffa de rire : — Je commence à comprendre pourquoi Diego a insisté pour

nous réunir dans son collège. Cela faisait partie de sa démonstration.

Cristobal reprit : — Si Orose ne se trompe pas à propos des terres froides, il

fait erreur en ce qui concerne l’Afrique. Elle est comme une moitié d’Europe et, bien qu’elle soit composée, en son centre, de terres de sable, elle est habitée en quelques parties. Elle est peuplée d’hommes innombrables dans ses parties australe et septentrionale, et cela en dépit de la chaleur excessive qui y règne. Sous la ligne équatoriale, où le jour dure perpétuellement douze heures, se trouve la forteresse de La Mine à laquelle je me suis rendu et où j’ai vécu de longues semaines sans être rôti par le soleil. J’ajouterai une chose. Frère Diego, vous m’avez confié que votre collège abrite un calice fabriqué à partir de poudre d’or rapportée de la côte de Guinée. C’est la preuve que des hommes y vivent et y travaillent, ou dois-je conclure que ce vase sacré est une illusion ?

— C’est assurément une belle pièce qui honore celui qui nous l’a offerte et dont je préfère taire le nom.

— L’Afrique est donc peuplée, contrairement à ce que dit Orose. Il se pourrait même qu’elle soit plus étendue en longueur qu’on ne le croit. C’est ce dont les Portugais, vos rivaux, ont pris conscience à leur grande colère. Cela les empêche de trouver le fameux passage qu’ils recherchent pour gagner l’Inde. Il se peut qu’ils ne le trouvent jamais. La Castille a le moyen de les prendre de vitesse et de s’approprier, avant eux, les richesses de Cypango. C’est ce que je lui propose en demandant qu’on me laisse partir sur la mer Océane avec deux ou trois navires en direction de l’ouest. J’ajoute que le comte de Medina Sidonia s’offre à financer l’équipement de ces navires. Ce que nous

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sollicitons, c’est uniquement de pouvoir le faire au nom de la Couronne et pour l’avantage de celle-ci.

— Est-ce pour vous enrichir ? gronda l’archevêque de Tolède. Cristobal répliqua vivement : — Si tel avait été le cas, je n’aurais pas abandonné la position

que j’avais à Lisbonne. Je me serais contenté d’augmenter mon avoir en vendant fort cher, aux capitaines et pilotes, cartes et portulans. Les miens s’en seraient infiniment mieux portés. Il est sans doute encore prématuré de m’expliquer à ce sujet mais sachez que je suis prêt à renoncer à la plus grande part de ce qui me reviendra des richesses de Cypango pour un projet qui intéresse au plus haut point l’Église et qui lui permettra de rétablir son autorité sur l’ensemble du monde connu. Je n’ai pas de plus cher désir.

*

Le 5 janvier de l’an de grâce 1486 De Pero de Covilha, écuyer au service de Dom Joao II, illustre roi du Portugal, au très noble, très haut seigneur Luis de Guzman, comte de Medina Sidonia

J’ai bien reçu votre message et je confie cette réponse à l’un

de mes serviteurs qui se rend à Huelva pour mes affaires. Je me souviens encore de l’époque où je n’étais qu’un

modeste commis drapier auquel votre famille voulait bien confier le soin de la fournir en étoffes et laines d’excellente qualité.

Vous étiez alors un tout jeune homme et vous m’avez pris à votre service à Séville, devinant que j’étouffais dans la boutique de mon père. J’ai tiré largement profit des leçons que vous m’avez données, m’apprenant l’art des armes. J’y ai à ce point excellé que, devenu soldat, j’ai attiré sur moi l’attention de notre monarque. Pour récompenser mon dévouement à sa personne, il m’a fait chevalier et attaché à sa personne comme écuyer sans rien ignorer de mes modestes origines.

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J’ai interrogé mon compatriote, mestre José Vizinho, à propos de ce Génois que votre frère, le très noble et très estimé duc de Medina Sidonia, a croisé. C’est un hardi et habile marin qu’on dit très expert dans sa partie et qui a quitté Lisbonne à la suite de sa brouille avec son beau-frère, Bartolomeo Perestrello y Moniz, capitaine-donataire de l’île de Porto Santo. Vous n’aurez assurément qu’à vous féliciter de ses talents qui sont multiples. Le fait qu’il soit allié aux Perestrello y Moniz montre qu’il est de bonne famille et peut-être noble. C’est là un argument qui vaut d’être soigneusement pesé.

J’eusse aimé m’en entretenir avec vous. Le roi m’a toutefois confié une mission au Levant avec lequel nous souhaitons développer notre commerce, contrairement aux idées saugrenues de ce Génois.

Même si je ne suis pour rien dans son départ, vous fournir des informations à son sujet me permet de rembourser partie de la dette que j’ai envers vous.

Je suis votre loyal et dévoué serviteur,

Dom Pero de Covilha.

*

Le 3 mars de l’an de grâce 1486 De Miguel Molyarte, négociant à Palos, au très illustre et très puissant frère Tomas de Torquemada, Grand Inquisiteur

En fils dévoué de l’Église, j’ai le devoir de signaler à Votre

Grandeur les agissements de mon beau-frère qui séjourne actuellement à Cordoue. Alors que je l’ai toujours vu se comporter en bon Chrétien, l’état de désespoir où l’a plongé la disparition de son épouse, Dona Felippa, sœur de ma femme, le conduit à négliger ses devoirs religieux. Il a l’impudence d’amener chez nous un Maure et un Juif qu’il prétend être de ses amis et avec lesquels il partage repas et confidences. Jamais cela n’est arrivé dans notre famille, qui est de noble

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extraction, puisque le nom de Martim Moniz, l’aïeul de mon épouse, ne peut vous être inconnu.

C’est là plus que je n’en puis supporter et il m’est avis qu’il devrait être ramené dans le droit chemin par les moyens les plus appropriés afin que ses erreurs ne rejaillissent pas sur sa famille et, surtout, sur son fils dont j’avais jusque-là la charge.

Je me jette à vos pieds en implorant votre intervention et votre miséricorde.

Miguel Molyarte.

*

Le 15 avril de l’an de grâce 1486 De Tomas de Torquemada, Grand Inquisiteur, au frère Diego de Deza, dominicain, recteur du collège Saint-Étienne de l’université de Salamanque

Je te remercie de la diligence que tu as mise à te charger de

la délicate enquête que je t’avais confiée. J’ai été d’autant bien inspiré d’avoir recours à toi que j’ignorais tout de l’implication d’une de mes lointaines parentes, Beatriz Nunez de Harana. Je m’en porte tout naturellement garant par respect pour la mémoire de son grand-père, mon oncle, qui fut si généreux envers moi.

Ce Génois est assurément bon Chrétien pour avoir offert à ta chapelle un précieux vase sacré sans rien attendre en retour que tes prières pour le succès de ses entreprises. Je sais par l’un de ses parents qu’il est apparenté à une illustre famille de l’aristocratie lisboète, ce qui exclut qu’il soit un hérétique ou un Infidèle.

Ce que tu m’as dit de l’intérêt que lui portent le frère Antonio de Marchena et le comte de Medina Celi me fait sentir la prudence dont nous devons faire preuve, face aux dénonciations qui nous parviennent et qui dissimulent souvent de sordides calculs. Prendre au sérieux celle-ci eût été sans doute me placer en grande difficulté auprès de notre illustre

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reine, Dona Isabelle, alors qu’elle n’a jamais failli dans sa mission de reprendre Grenade au Maure.

Sauf s’il s’avérait que ses contacts avec les Maures et les Juifs nuisent réellement à sa foi, veille à ce que cet étranger ne soit en rien gêné dans ses activités. Il pourrait, sans le savoir, nous seconder dans des entreprises infiniment plus sérieuses que les siennes.

Reçois ma bénédiction et mes remerciements.

Tomas de Torquemada.

*

Le 27 Iyyar 5246 D’Abraham d’Avila à José Vizinho, ouvidor de la Judaria de Lisbonne

Sur toi la paix et la bénédiction. Je me fais un devoir de t’informer que mon neveu, Jacob de

Torres, s’est lié d’amitié avec un fils d’Edom qui a longtemps séjourné dans ton pays et qui affirme t’y avoir rencontré. Je ne sais trop s’il faut accorder le moindre crédit à ses dires. Jacob est un brave garçon mais je redoute pour lui le peu d’importance qu’il attache à nos saintes lois et à nos préceptes. Les anciens de notre communauté l’ont à maintes reprises mis en garde, en vain.

Pour une fois cependant, il a fait preuve de sagesse car le fils d’Edom dont je t’ai parlé semble être très en faveur à la cour où il a été reçu. La reine Isabelle lui aurait promis assistance et protection et aurait chargé ses conseillers d’étudier un projet dont je n’ai rien pu apprendre de précis.

Je tenais toutefois à t’en prévenir pour te remercier, une fois de plus, des bontés que tu as toujours eues pour tes frères en Israël, partout où notre Dieu nous permet de vivre et de prospérer.

Abraham d’Avila.

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*

Le 20 avril de l’an de grâce 1487 De Juan de Coloma, secrétaire de la chancellerie de la très haute et très puissante Dona Isabelle, reine de Castille, au frère Antonio de Marchena

Sa Majesté vous fait savoir qu’Elle a bien reçu le rapport

que lui adresse votre Commission et qu’Elle estime indispensable de poursuivre vos travaux pour vérifier le bien-fondé des affirmations faites par le nommé Cristobal. Certaines sont sujettes à caution, d’autres demandent à être analysées de plus près, sans qu’il en soit informé et tente d’influencer votre jugement.

Sa Majesté prend très à cœur cette question et, en signe de l’intérêt qu’Elle porte à ce que la Castille soit la première à tirer éventuellement profit de cette entreprise si elle se fait, Elle a ordonné à Don Alonso de Quintanilla de verser audit Cristobal, en trois échéances, la somme totale de quinze mille maravédis.

Ce dont il sera informé par vos soins. Je suis votre fidèle serviteur,

Juan de Coloma.

*

Le 15 mai de l’an de grâce 1487 De Paolo de Negri à Filippo Centurione

J’ai rencontré lors de mon séjour à Valence l’abbé de

Montserrat Garcia Jimenez de Cisneros, l’un des plus proches conseillers du roi Ferdinand d’Aragon.

Cela te surprendra sans doute mais il m’a beaucoup interrogé à propos de ton ancien commis et du sérieux qu’il fallait accorder à ses projets de se rendre à Cypango par la mer Océane.

Comprenant qu’il cherchait à me sonder et me rappelant les efforts que lui et les siens ont déployés pour nous chasser

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d’Alexandrie et de Beyrouth en payant aux Maures deux fois le prix que nous leur donnions pour leurs épices et leur poivre, j’ai pris sur moi de lui jouer un tour à ma manière.

J’ai feint, auprès d’un marchand aragonais de ma connaissance, d’être profondément contrarié par la présence à la cour de ton commis et de la perte que constituait, à nos yeux, ce que j’ai appelé sa trahison d’un de nos secrets les mieux gardés.

Je suppose que ces propos ont été rapportés à qui de droit et que, de la sorte, les Castillans et les Aragonais vont s’aventurer sur la mer Océane à poursuivre je ne sais trop quelles chimères.

Fais-moi savoir si j’ai sagement agi.

Paolo di Negri.

*

Le 20 août de l’an de grâce 1487 De Filippo Centurione à Paolo di Negri

Non seulement tu as sagement agi mais je vais avoir à

nouveau recours à tes talents. Il est de la plus haute importance que tu tournes désormais en dérision ce Cristoforo que j’ai eu grand tort de prendre pour un fieffé imbécile. Fais en sorte que tes interlocuteurs lui attachent un crédit qu’il est loin de mériter, tant ses lectures lui ont tourné la tête. Emploie à son égard les termes les plus crus et les plus moqueurs afin d’éveiller leurs soupçons et de leur faire croire que nous ne serions pas mécontents de son éventuelle disgrâce.

Je t’en dirai plus à ton retour.

Filippo Centurione.

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8

Un rêve en suspens

Les coups redoublaient d’intensité sur les lourds vantaux de la boutique. Bien au chaud dans son lit, Bartolomeo se demandait qui pouvait, à pareille heure de la nuit, faire un tel tapage. Des marins chassés de la taverne voisine pour avoir trop bu ou refusé de payer leur écot ? La chose était possible. Mieux valait dans ce cas ne point se montrer. Quand ils s’étaient enivrés, ces coquins avaient le vin mauvais et sortaient sans raison leurs couteaux. Ils finiraient bien par se lasser de tambouriner de la sorte.

Le tumulte continua. Cédant aux supplications de son épouse, le cartographe finit par se lever, allumer, en tâtonnant dans le noir, une chandelle aux braises de la cheminée, ouvrir l’huis, et étouffa un juron en découvrant la cause de ce vacarme. En bas se tenait son propre frère, ce damné Cristoforo, un modeste balluchon posé à ses pieds, les cheveux en bataille et l’air passablement furieux. En guise d’embrassades pour leurs retrouvailles, Bartolomeo eut droit à une accumulation de reproches :

— Pourquoi Dieu m’a-t-il infligé pareille punition ? À quoi me sert d’avoir un frère et d’avoir veillé sur lui avec soin pour ne pas être payé en retour ? Quel joli cartographe tu fais là, mon pauvre Bartolomeo ! Tu es prêt à trahir père ou mère pour mettre quelques ducats dans ta poche. Tu n’es qu’un Judas, et encore ! L’Iscariote, avant de Le trahir, a profondément aimé Notre-Seigneur. Toi, tu m’as toujours détesté et tu ne cherches qu’à me nuire par tous les moyens.

Bartolomeo, désarçonné par ce comportement, l’interrompit :

— Nous serons mieux à l’intérieur pour causer. Je ne comprends pas un mot à tes griefs. Et puis, que fais-tu ici, à Lisbonne ? Je te croyais installé à Cordoue et fort bien en cour,

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d’après ce que l’on m’a dit. J’en étais sincèrement heureux pour toi, après toutes les épreuves que tu as traversées et l’ingratitude dont on a payé tes services. Hélas, rien de tout cela n’est vrai. Ne me dis pas que tu es un fugitif et que tu es venu ici pour te soustraire à la justice de la Castille. Ne mens pas, tôt ou tard je l’apprendrai par l’un de mes clients. Je te préviens, je suis un honnête boutiquier, et ne compte pas sur moi pour payer tes dettes. Car, rien qu’à voir tes habits, je constate que tu ne lésines pas sur la dépense.

— Ni toi sur le mensonge et la fourberie. Notre mère, si elle était encore de ce monde, te battrait comme plâtre en apprenant ta méchanceté insigne.

— Mais enfin, explique-toi. Je n’entends que goutte à tes propos insensés.

— Fernao d’Ulimo t’a bien commandé des cartes et des portulans ?

Bartolomeo chancela. Comment son aîné avait-il été renseigné à ce sujet ? C’était à croire que, depuis deux ans, il ne vivait pas à Cordoue mais à Lisbonne, terré dans la Mouraria. Il savait donc. Lui aurait dû le prévoir et prendre ses précautions, renvoyer ce Flamand prétentieux qui s’était présenté un jour à la boutique et lui avait rebattu les oreilles de long en large avec ses exigences. Il ne pouvait rien lui refuser. L’homme avait présenté une cédule royale lui octroyant, en date du 24 juillet 1486, l’autorisation d’« aller chercher et trouver une grande île ou plusieurs îles ou un continent et en reconnaître les côtes, là où on pense être l’île des Sept Cités, et cela à ses frais et dépenses ».

Il était accompagné de Bartolomeo Perestrello y Moniz et les deux compères avaient plaisanté sur les difficultés de leur charge de capitaine-donataire, l’un de Porto Santo, l’autre de Terceira aux Açores. Ils avaient fouiné dans sa boutique, s’étaient fait présenter cartes et portulans, ainsi que les différents modèles de boussoles et d’astrolabes. Fernao d’Ulimo s’était montré généreux. Il avait acheté le tout, sans regarder à la dépense. Surtout, contrairement à bien des capitaines et des pilotes, il l’avait payé comptant, jetant négligemment sur la table deux sacs remplis de bonnes pièces d’or. Il n’avait même

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pas cherché à marchander le prix comme s’échinaient à le faire les autres, qui réclamaient en plus des délais de paiement et qui, à leur retour, tentaient par tous les moyens d’obtenir de nouveaux rabais. Un client comme Fernao d’Ulimo, il n’en avait pas deux par an et il semblait en plus bénéficier de la haute protection de messire José Vizinho. Ce vieux renard de médecin juif était venu, quelques jours plus tard, s’assurer que la transaction avait bel et bien eu lieu. Avec son sourire narquois, il s’était enquis de la bonne marche des affaires de Bartolomeo et lui avait insinué que toute indiscrétion à propos de l’expédition projetée aurait de fâcheuses conséquences pour lui et les siens. Pis, il l’avait comme poignardé en plein cœur en lui racontant qu’il avait fait venir de La Mine, pour son service personnel, une esclave nommée Maria au récit de laquelle il avait, tout naturellement, refusé de croire. Elle ne pouvait avoir épousé le cartographe, avait-il murmuré d’un air mauvais, enfin, c’est ce qui lui semblait. Il était prêt à fermer les yeux sur cette affaire ou à renvoyer la bougresse à son Afrique natale, pour autant qu’il ait la certitude et l’assurance que sa confiance ne serait pas trahie.

Quelques jours plus tard, en croisant le frère Juliao, Bartolomeo n’avait pu s’empêcher de lui reprocher d’avoir trahi leur pacte. Le moine avait baissé la tête, grommelant qu’il y avait été contraint et forcé par la faute de l’un de ses cadets. Cet idiot avait dérobé une grosse somme d’argent à un négociant florentin et aurait risqué de périr sous la hache du bourreau, place du Vieux Pilori, s’il n’avait pas accepté d’exécuter les ordres de José Vizinho. Bartolomeo lui avait fait remarquer que c’était la seconde fois qu’il lui servait pareille menterie. La première fois, cela avait été pour le contraindre à recopier une lettre et une carte destinées à son frère. Devrait-il vivre constamment sous la menace du chantage, tout cela parce qu’il n’avait pas su maîtriser ses sens dans sa jeunesse ? Si c’était le cas, il préférait encore que la vérité éclate. Juliao, visiblement ému par sa détresse, lui avait juré que plus jamais il n’aurait à craindre quoi que ce soit de sa part. Il avait feint de le croire.

Reste qu’il avait indéniablement commis une nouvelle faute en ne prévenant pas son aîné de cette expédition. À quoi bon

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d’ailleurs ? Elle s’était soldée par un échec retentissant. Fernao d’Ulimo s’était associé avec un négociant de Terceira, Joao Estreito. Ils avaient envoyé deux navires en direction de l’ouest. L’un d’entre eux avait sombré, l’autre avait rebroussé chemin non sans mal après s’être trouvé, des journées durant, immobilisé sur une mer aussi calme qu’un cimetière. Fernao d’Ulimo s’était bien gardé de reparaître à la cour. Il avait liquidé ses biens à Terceira et était reparti pour la Flandre où il avait repris son nom de Ferdinand van Olmen et sa place dans le château familial.

Cristoforo avait écouté les explications de son frère. Comme à l’habitude, celui-ci racontait par le menu tous les détails de l’affaire mais se gardait bien d’expliquer les véritables raisons de sa conduite. Surtout, même s’il avait été contraint d’agir de la sorte, ce qui se laissait concevoir, rien ne lui interdisait de le prévenir. Il aurait préféré l’apprendre par une lettre de sa part plutôt que d’en être informé par les confidences d’un marin pris de boisson dans une taverne de Séville. Cet imbécile s’était vanté auprès d’autres ivrognes d’avoir échappé à la mort lors d’un périple aventureux sur la mer Océane, et avait clamé que le capitaine du navire s’était laissé induire en erreur par les cartes que lui avait fournies un marchand génois de Lisbonne dont le frère avait fui le Portugal dans d’étranges circonstances.

Les agents de la Santa Hermandad lui avaient mis la main au collet et l’avaient longuement interrogé avant de prévenir Cristobal. Ce dernier savait que cette mystérieuse confrérie faisait régner l’ordre en Castille, tant dans les campagnes que dans les villes, et qu’elle disposait d’une véritable nuée d’espions et de délateurs. Elle avait recours à des tribunaux spéciaux habilités à rendre la justice et réputés plus sévères que les tribunaux royaux. Quand il avait évoqué cette histoire avec Antonio de Marchena, le custode avait souri :

— Je connais bien l’un de ses dignitaires, un nommé Luis de Santangel, un fils de Nouveaux Chrétiens attaché au service de la reine Isabelle. Vous ne l’avez jamais vu et vous ne le rencontrerez peut-être jamais. Il sait toutefois qui vous êtes et en quelle estime vous tient notre souveraine. Il ne me surprend donc guère qu’il vous en ait prévenu indirectement par l’un de

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ses commis. C’est en tous les cas une information de première importance. Passons sur la faute inexplicable commise par votre frère et que des membres de la commission, s’ils le savaient, pourraient interpréter comme la preuve que votre famille est à la solde du Portugal…

— … que j’ai dû quitter dans des conditions humiliantes. — Mon cher fils, cela ne se discute pas. La calomnie se

nourrit d’elle-même. Considérons que cet aspect-là de l’affaire ne mérite pas l’attention. Ce qui est plus préoccupant, c’est que Dom Joao et les siens paraissent vouloir vous prendre de vitesse et exécuter vos plans sans vous demander votre avis.

— Ils n’en ont pas le droit. — Les souverains ont tous les droits. Et c’est d’ailleurs pour

cette raison que vous êtes obligé d’attendre le verdict de la commission, et le leur. S’il ne tenait qu’à Luis de La Cerda, il aurait déjà fait armer deux ou trois navires. Le comte de Medina Celi est assez riche pour s’autoriser pareille dépense sans écorner sérieusement sa fortune. S’il ne l’a pas fait, c’est que l’entreprise est d’une telle importance qu’elle nécessite l’approbation préalable de la Couronne. Les enjeux sont considérables et multiples.

— Si considérables que, depuis neuf mois, la commission n’a pas cherché à m’entendre. Certes, j’ai reçu quinze mille maravédis par votre intermédiaire, mais je ne suis informé de rien. Je ne sais même pas si mes arguments ont porté ou non. Contrairement à mon attente, Diego Deza m’a méchamment mouché en m’opposant Lactance et Orose.

— Détrompez-vous, il est l’un de vos plus sincères partisans. Il n’a mentionné Orose et Lactance que pour vous donner l’opportunité de souligner qu’ils s’étaient trompés et que, par conséquent, d’autres avaient pu le faire aussi. Don Hernando de Talavera est plus fin et ouvert qu’il ne le paraît. Il a été ébranlé par vos dires et il a ordonné à ses clercs de poursuivre leurs investigations. On ne vous a pas dit non, c’est ce qui compte. Si votre projet était impossible ou irréalisable, il ne susciterait pas autant d’attention. Ces délais vous insupportent mais ils sont de bon augure. Tout comme l’est ce qui se passe au Portugal. On

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vous copie, on vous imite, on vous pille, quoi de plus satisfaisant ? C’est vous donner raison !

Cristobal esquissa un début de sourire. Antonio de Marchena était toujours de bon, de très bon conseil. Il ne lui mentait pas même s’il avait toujours une manière bien singulière de présenter les choses, n’en retenant que leur aspect le plus positif. Il lui faisait penser à un paysan qui se réjouirait des fortes pluies qui dévastent certes ses cultures mais suppriment tout risque d’incendie dans sa maison. Il s’était résolu toutefois à demander au moine s’il devait ou non se rendre à Lisbonne pour tenter de savoir si, après l’échec de Fernao d’Ulimo, d’autres expéditions sur la mer Océane étaient prévues.

Antonio de Marchena n’avait pas paru surpris de sa question. Il lui avait répondu que l’affaire méritait d’être soigneusement pesée et lui avait dit qu’il l’évoquerait avec les autres membres de la commission. Deux mois plus tard, il lui avait demandé de se rendre à la Rabida pour l’y rencontrer. Il lui avait expliqué que des avis divergents s’étaient fait entendre, les uns pour, les autres contre un éventuel voyage à Lisbonne. Les Portugais étaient gens fort cruels et n’hésitaient pas à faire passer de vie à trépas tous ceux qui contrariaient leurs entreprises maritimes. Ils pourraient fort bien ne pas s’embarrasser de précautions et retenir prisonnier Cristobal dès qu’il débarquerait à Lisbonne. Encore serait-il peut-être très heureux de s’en tirer à aussi bon compte. Ne passait-il pas en effet désormais pour un agent de la Castille, puisque la reine lui versait une pension et le considérait comme attaché à son service ? C’était un fait à ne pas négliger. La cour grouillait d’espions au service du Portugal, de la France ou de l’Angleterre. En riant, Antonio de Marchena avait expliqué qu’on pouvait même supposer que l’Aragon espionnait la Castille et réciproquement. Mieux valait dès lors prendre ses précautions. Voilà pourquoi Cristobal ne partirait qu’à la seule condition d’avoir reçu du roi Dom Joao II un sauf-conduit en bonne et due forme, spécifiant qu’il pourrait repartir aussi librement qu’il était venu. Il n’avait qu’à prétexter le désir de revoir son frère et laisser entendre qu’il craignait de faire l’objet de poursuites judiciaires injustifiées de la part des parents de sa

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défunte femme. Les Portugais ne seraient pas dupes des motifs invoqués et leur acceptation ou non de ses exigences serait un bon indice de leurs intentions.

Cristobal avait donc écrit à frère Juliao pour solliciter son intervention auprès de la chancellerie royale. Le moine lui avait fait parvenir le sauf-conduit demandé, portant le sceau de la Couronne. Il était donc parti précipitamment pour Lisbonne, assurant à Beatriz, visiblement très fatiguée, qu’il serait de retour dans quelques semaines tout au plus. À son arrivée à Lisbonne, il avait, comme à son habitude, fait le tour des tavernes pour prendre le pouls de l’atmosphère et n’avait pas vu le temps passer. C’est donc en plein milieu de la nuit qu’il s’était présenté chez Bartolomeo.

Il lui avait fallu quelques jours pour réapprendre que les gens dans cette ville le connaissaient sous le nom de Cristovao et non de Cristobal, et qu’il n’était pas toujours bien vu de s’exprimer en castillan. Quand il s’était présenté à la Maison de La Mine, un commis, à l’air revêche, l’avait purement et simplement éconduit, au motif que nul ne l’attendait. Le ton était monté entre les deux hommes et l’incident avait attiré l’attention d’un capitaine qui reconnut Cristovao et lui conseilla, s’il voulait rencontrer un interlocuteur de poids, de plutôt se rendre à deux pas de là, dans la nouvelle résidence de l’évêque de Ceuta, de moins en moins décidé à s’occuper de ses ouailles.

Diogo Ortiz de Vilhegas lui fit bon accueil, l’assurant qu’Antonio de Marchena lui avait écrit à plusieurs reprises à son sujet pour l’informer des démarches qu’il avait entreprises en faveur de ce « Génois très méritant ». L’évêque avait gloussé :

— C’est ainsi qu’il vous nomme et ce n’est pas un mince compliment sous sa plume. Il a beau être le plus excellent des hommes et le meilleur des amis, il a une très haute conception de ses devoirs et, m’en croyez, pour rien au monde je ne ferais de lui mon confesseur. Il est de ceux qui trouvent les flammes de l’enfer trop douces et caressantes. Je suis en tous les cas heureux d’avoir pu vous être utile en usant de mon crédit, du moins celui que j’avais jadis.

À ces mots, Cristovao comprit que son interlocuteur cherchait à le prévenir des dangers qui pouvaient le guetter. Le

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prélat, dont l’embonpoint n’avait guère rétréci, lui confia d’un ton las qu’il ne se faisait pas d’illusions. À de multiples signes, il constatait qu’il avait cessé de plaire au monarque et à ses conseillers. Bien entendu, sa disgrâce n’avait pas été, pas encore, rendue publique. Toutefois, il n’était plus convoqué aux réunions de la Junte des Mathématiciens et ses collègues lui tournaient ostensiblement le dos quand il lui arrivait de les croiser. Il avait fini par s’en amuser :

— Mestre Rodrigo et mestre José ont beau détaler comme des lièvres à mon approche, je prends ma revanche. Ils ne le voient pas mais je les bénis de loin et leur fait moult signes de croix. Qui sait ? Un jour peut-être changeront-ils de religion !

Pour l’évêque, il n’y avait qu’un responsable à tous ces malheurs, ce Martim Behaim arrivé à Lisbonne peu de temps après le départ de Cristovao. Il venait de Bohême et avait étudié auprès de Regiomontanus, l’un des plus grands savants du temps, à Bologne. À en croire Diogo Ortiz de Vilhegas, c’était le plus féroce et le plus habile intrigant que la terre eût jamais porté. Il s’était introduit dans les bonnes grâces de José Vizinho en le flattant sans vergogne et en l’assurant que Regiomontanus avait en grande estime ses calculs et capacités. Comme si l’illustre professeur de Bologne avait eu vent des travaux du médecin juif, qui n’avait jamais rien publié et qui prenait grand soin de maintenir une chape de plomb tout autour de ses travaux et activités. Le piège grossier avait pourtant fonctionné. José Vizinho avait introduit à la cour Martim Behaim, qui s’était une fois de plus répandu en viles flatteries à son propos tout en complimentant pour sa sagesse Don Joao qu’il n’avait pas craint de comparer à un nouveau Salomon. Le monarque l’avait gracieusement remercié d’un geste de la main et l’avait invité à rester à Lisbonne, l’assurant qu’il trouverait aisément des élèves désireux de s’instruire auprès de lui. En fait, ricana Diogo Ortiz de Vilhegas, il savait sans doute mieux mesurer le tissu que la distance entre deux points de la terre. Il avait obtenu en effet plusieurs exemptions de taxes sur les laines et étoffes qu’il faisait venir de Flandre. C’est par l’un de ses fournisseurs flamands qu’il avait fait la connaissance de José de Hurtera, le capitaine-donataire de l’île de Fayal aux Açores, jadis connu

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sous le nom de Joss van Hurten. Les deux coquins s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre et Martim avait finalement épousé la fille de son ami, Johanna de Macedo, qui lui amena une riche dot. Depuis, il partageait son temps entre les Açores et Lisbonne et c’était à ses manœuvres que l’évêque attribuait son éviction de la Junte des Mathématiciens. Martim Behaim avait insinué qu’il avait fait commettre à José Vizinho une grave erreur en soutenant que La Mine se trouvait sous la zone équinoxiale. Si l’affaire s’était ébruitée, elle aurait pu lui coûter sa réputation. José Vizinho en avait nourri une forte rancune contre son ami, oubliant un peu vite qu’il avait repoussé jadis d’un ton docte et méprisant ses objections. En fait, grinça le prélat, Martim Behaim était le digne héritier de son maître, Regiomontanus, qui avait été assassiné pour avoir calomnié et couvert à tort de ridicule Georges de Trébizonde, l’accusant d’une erreur qu’il n’avait jamais commise. En revanche, Behaim n’avait rien trouvé à redire aux calculs des deux barons. Il est vrai que ceux-ci lui avaient servi de parrains lors de son admission dans l’ordre du Christ.

En apprenant ce détail, Cristovao avait blêmi. Ce misérable, tout nouveau venu, avait obtenu ce qui ne lui avait même pas été proposé. Il avait été armé chevalier pour quelques phrases bien tournées. C’était là une offense qu’il lui ferait payer chèrement même s’il ignorait pour l’instant son existence. De fait, il se promit bien d’être désormais plus soucieux de ses intérêts et de ses mérites, ce qu’il avait fort négligé jusque-là.

*

Pendant des semaines, les portes s’étaient fermées devant

lui. José Vizinho lui avait fait savoir qu’il serait heureux de le revoir mais s’était bien gardé de donner suite à cette proposition. De plus en plus amer et déçu, Diogo Ortiz de Vilhegas s’était vu officiellement signifier d’avoir à quitter la cour et à regagner Ceuta pour y remplir les devoirs de sa charge. Cristovao lui avait rendu une ultime visite et l’avait trouvé plongé dans la lecture de Pline l’Ancien :

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— J’en découvre les richesses et les merveilles à chaque fois que je daigne lui consacrer un peu de mon temps. Peu importe que tout dans ce qu’il dit ne soit pas vrai. Il sait nous faire rêver et nous surprendre. Ses mensonges ou ses exagérations ont du charme, du génie, je n’en dirais pas autant de ces chiffres froids et précis dont Martim Behaim se satisfait. Savez-vous ce qu’est sa nouvelle lubie ? Il prétend être à même de réaliser une carte de la terre en la faisant tenir sur une boule de bois. Je ne sais pas s’il y parviendra mais j’ai cru comprendre que le roi avait pris ombrage de cette idée. Il ne souhaite pas que soient clairement représentées les routes découvertes par ses capitaines et pilotes.

L’un d’entre eux, Bartolomeu Dias, était précisément de retour à Lisbonne où il avait discrètement jeté l’ancre fin novembre 1488. À peine avait-il posé le pied à terre qu’il avait été discrètement conduit au monastère de Tous les Saints avec ordre de n’en point sortir et d’y attendre l’audience que lui accorderait Dom Joao dès son retour d’une partie de chasse dans l’Alentejo. C’est en rendant visite au frère Juliao que Cristovao avait découvert Diaz somnolant dans le jardin du cloître, là où avait eu lieu sa première entrevue avec Dona Felippa dont le visage lui était soudainement revenu en mémoire. Les deux hommes s’étaient naturellement salués. Ils avaient voyagé jadis de concert à La Mine en compagnie de Diogo Cao et avaient passé de longues heures à discuter à l’avant du navire, loin des savants qui les tenaient à distance et les considéraient indignes de participer à leurs débats érudits. Ils s’en étaient beaucoup amusés et avaient sympathisé, se trouvant de nombreux points communs.

Sa réclusion pesait à Bartolomeu Dias et il avait supplié le Génois de passer cet après-midi et les après-midi suivants en sa compagnie, lui jurant qu’il ne le regretterait pas. Il n’avait pas menti. Ce qu’il avait appris à son interlocuteur avait bouleversé celui-ci. Après des décennies et des décennies de patientes explorations et de tâtonnements, d’échecs et de demi-succès, lui, Bartolomeu, était enfin arrivé à la pointe du continent africain et avait trouvé le passage entre la mer Océane et celle qui conduisait vers l’Inde. Il avait longé la côte depuis la baie

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des Tigres, là où l’avait conduit son précédent voyage, puis s’était laissé dériver en direction de l’ouest avant de changer de cap et de se laisser pousser par un fort vent de nord-ouest jusqu’à une baie d’où il pouvait voir les terres s’étendre à l’infini en direction du nord. Il avait surnommé l’endroit le Cap de Bonne-Espérance et avait entrepris de remonter sur quelques dizaines de lieues ces nouveaux rivages. Il avait cependant jugé prudent de s’arrêter et, après fait provision d’eau et de viande auprès des naturels de l’endroit, il avait cinglé vers Lisbonne en faisant étape à La Mine et à Boa Vista.

Quand il eut terminé ce récit, il dévisagea le Génois qui tenait sa tête dans ses mains et soupirait de rage :

— J’ai beaucoup pensé à vous, Cristovao ! Pour une simple et évidente raison : mon navire était le Santo Cristovao, une belle caravelle qui a résisté du mieux qu’elle a pu aux coups de vent et aux formidables vagues qui manquèrent plus d’une fois de nous faire chavirer. J’ai songé à nos discussions et à votre rêve fou de parvenir jusqu’à Cypango. Je vous ai devancé. Si vous étiez resté au service du Portugal, je ne doute pas un seul instant que vous auriez été associé à cette expédition. Je l’aurais d’ailleurs demandé et j’aurais eu gain de cause. Mais votre obstination et votre impatience ont causé votre perte. Vous avez le grand tort de ne pas savoir attendre.

— Je ne puis que vous féliciter et ce du plus profond de mon cœur. Vous êtes un bon capitaine et un excellent navigateur ainsi qu’un cartographe expérimenté, comme le prouvent les portulans et cartes que vous venez de me montrer. Vous méritez les plus grands honneurs pour cet exploit. Ce ne serait que justice. Mais, au risque de vous chagriner, cela ne change rien à mes projets. Je suis persuadé que la route la plus courte pour Cypango passe par l’ouest et, ne vous en déplaise, j’en apporterai la preuve !

— Ne vous laissez pas à nouveau emporter par le dépit et la colère. Faisons la paix, enfin, c’est une façon de parler, puisque nous ne sommes pas en guerre. Je vous propose d’unir nos efforts. On m’a laissé entendre que je pourrais me voir confier de lourdes responsabilités. Vous savoir auprès de moi allégerait mon fardeau.

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Cristovao avait été ému par la sincérité de la proposition. Ce Dias était décidément un brave homme, en dépit de ses manières un peu rudes et de son caractère peu commode. Il n’avait dit ni oui ni non. La proposition méritait réflexion et ils s’étaient revus, observés de loin par le frère Juliao. Celui-ci avait vieilli et paraissait dévoré par le doute ou par le remords. Il avait perdu son bel enthousiasme et même sa passion pour les livres. C’est à peine s’il avait jeté un œil sur une édition de la Cosmographie de Ptolémée que Cristovao avait spécialement achetée à son attention. Il l’en avait certes remercié mais n’en avait plus parlé avec lui. Un soir, il s’était laissé aller à d’étranges confidences :

— Je me demande si je ne suis pas atteint du même mal que Dona Felippa. Je ne trouve plus goût à la vie. J’ai beau rechercher du réconfort dans la prière, et Dieu sait si je me rends fréquemment à la chapelle, je suis taraudé par le doute et une profonde lassitude me ronge.

— Tu trouveras en toi la force de surmonter cette épreuve. Pourquoi ne te rendrais-tu pas en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle ou à Rome ? Voyager est le plus sûr des remèdes, j’en sais quelque chose.

— À quoi bon ? Je me vois mal errer sur les routes et changer chaque jour de lieu de résidence, trembler à l’idée de ne pas trouver un gîte ou frémir en me demandant si des brigands ne m’attendent pas au sortir d’une forêt. En fait, j’ai la désagréable impression de ne plus être à ma place dans ce monde. Il change sous mes yeux, et ce que j’observe me terrifie. L’ambition et la cupidité exercent leurs ravages chez les grands et ils ne se soucient que d’augmenter leur avoir. Le peuple les imite, croyant que c’est là le secret de la réussite. Surtout, je sens monter de partout une sorte de révolte et de terrible colère qui me consterne. As-tu entendu ce qu’on dit maintenant haut et fort contre les Maures et les Juifs qu’il faudrait chasser de ce royaume ? Ils sont là pourtant depuis des siècles et n’ont pas ménagé leur peine pour nous faire partager leur savoir et leurs talents.

— J’ai pu constater en Castille que la populace gronde contre eux et lorgne sur leurs biens. Pire, il suffit de les fréquenter pour

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devenir soi-même suspect. Je n’en ai pas la certitude mais j’ai deviné que l’inquisition s’était intéressée à moi et à mes proches. D’étranges personnages, sous les prétextes les plus divers, se sont introduits dans notre entourage, espionnant nos faits et gestes et, surtout, nos conversations. Ils ont disparu aussi vite qu’ils étaient arrivés mais j’ai l’impression d’être en sursis. Un jour ou l’autre, ils me sommeront d’avoir à rendre des comptes. C’est là un point que je mets au crédit de Dom Joao. Jusqu’à présent, il s’est fermement refusé à permettre l’installation de l’inquisition dans ses domaines. En dépit des pressions dont il fait l’objet de la part de certains. J’ignore pourquoi il agit de la sorte mais je m’en félicite.

Quelques jours après cet entretien, Cristovao fut informé que, par un très rare privilège, il était admis à se rendre au château Saint-Georges pour y être reçu par le roi Dom Joao. C’est le cœur tremblant qu’il gravit la colline et pénétra dans la forteresse. Un page le conduisit dans une vaste salle où il eut la surprise de retrouver Bartolomeu Dias, José Vizinho, mestre Rodrigo et les deux barons ainsi qu’un inconnu qui se présenta à lui non sans l’avoir dévisagé de haut :

— Je suis Martim Behaim, chevalier dans le très puissant et très noble ordre du Christ. J’ai beaucoup entendu parler de vous et de vos curieuses idées. J’avoue ne guère accorder crédit aux récits de Marco Polo, même si je ne néglige pas certaines de ses informations. Peut-être un jour accepterez-vous de m’expliquer ce qui vous pousse ainsi à croire à l’existence de Cypango.

— Bien volontiers, mais je doute fort que mes arguments emportent votre conviction. Je ne crois pas à son existence. Ce n’est pas une matière d’opinion mais un fait. La nuance est d’importance et je crains qu’elle ne vous échappe.

Leur discussion fut interrompue par l’arrivée du souverain devant lequel tous s’inclinèrent profondément. Dom Joao prit place sur son trône et, l’air plutôt enjoué, apostropha José Vizinho :

— Ainsi donc, nos patients efforts ont été enfin récompensés et l’Afrique a fini par nous livrer tous ses secrets. Nous vous en savons naturellement gré, à vous comme aux autres membres de votre Junte des Mathématiciens, qui servez loyalement notre

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couronne. Bartolomeu Dias, nous vous en sommes particulièrement reconnaissant et avons décidé de vous confier la direction de la Maison de La Mine, sous la responsabilité directe de Dom Martim Behaim, auquel vous aurez à rendre un compte fidèle et exact de vos découvertes et projets. C’est à lui et lui seul que vous obéirez.

Le capitaine s’inclina, dissimulant mal son dépit, tandis que le roi poursuivait :

— Quant à vous, messer Cristovao, si nous avons souhaité votre présence, c’est pour vous faire comprendre que vous avez gravement fauté en nous affirmant qu’il était impossible de trouver le passage vers l’Inde en longeant la côte d’Afrique, et qu’il valait mieux vous fournir une flotte pour franchir la mer Océane. C’est tout le contraire qui s’est produit.

— N’en déplaise à Votre Majesté, mon idée n’était peut-être pas aussi insensée que l’ont prétendu vos conseillers. Elle l’était si peu qu’un de vos capitaines, Fernao d’Ulimo, a tenté de la réaliser avec votre autorisation.

— Et à ses propres frais, ce dont je ne suis pas mécontent. L’un de ses navires a sombré et l’autre n’a dû son salut qu’à un providentiel concours de circonstances.

— Il est parti des Açores, c’est-à-dire de là où il ne fallait pas prendre la mer en direction du ponant. Il est vrai qu’il l’ignorait. J’en sais beaucoup plus long que lui sur la matière.

— Insinuez-vous par là que vous persistez dans vos rêveries ? — Si Votre Majesté met à ma disposition les navires que je

lui avais demandés, je me fais fort de le lui prouver. — Je croyais que c’est à la Castille que vous aviez fait

désormais allégeance. Vos espoirs ont-ils été déçus ? — Certes non. J’attends toujours qu’une décision soit prise.

Ceci dit, je n’oublie pas ce que je dois au Portugal et suis à vos ordres.

— Je n’en ai qu’un à vous donner. Celui de repartir immédiatement pour Cordoue et d’emmener avec vous votre frère. Vous avez, tous deux, été depuis trop longtemps associés à nos entreprises pour que nous tolérions plus avant votre présence ou sa présence dans nos domaines. Désormais, encore plus qu’auparavant, tout ce qui a trait à nos expéditions doit

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être entouré du plus total secret. Je n’ai guère envie que vous disposiez ici, à Lisbonne, d’informateurs susceptibles de vous renseigner. Je vous sais assez rusé et retors pour chercher à nous tromper et à nous abuser. Vous chercherez à trouver le passage découvert par nos capitaines. Seuls la gratitude que nous avons pour vos précédents services et le sauf-conduit que nous vous avons accordé nous empêchent d’user d’autres moyens.

Cristovao se jeta aux pieds du roi : — Je vous supplie d’épargner à mon frère l’exil auquel vous

nous condamnez et auquel je me résigne pour ma part. Il n’est en rien coupable des erreurs ou des noirs desseins que vous me prêtez. C’est la ruine qui l’attend s’il est chassé de ce pays.

Dom Joao se leva, signifiant qu’il mettait ainsi fin à l’audience, non sans ajouter :

— Vous ignorez, messire Cristovao, ce dont nous sommes convenu avec nos conseillers ici présents. Nous n’avons nullement l’intention de vous nuire et encore moins d’être la cause de grands malheurs pour votre frère. Par une faveur exceptionnelle dont vous mesurerez sans nul doute l’importance, nous avons décidé de l’adouber comme chevalier dans l’ordre du Christ. Et c’est à ce titre qu’il partira porteur d’une lettre que j’adresse à ma cousine Isabelle reine de Castille, et à mon cousin Ferdinand d’Aragon, pour les avertir que la rivalité entre eux et moi a trop duré et que j’entends sceller notre réconciliation par l’union de mon fils Afonso avec leur fille Isabelle. Ce sont certes encore deux enfants mais de telles alliances prennent du temps à être conclues et, quand cela sera, ils auront déjà l’âge de consommer ce mariage. Ce n’est pas un moindre privilège que d’être le messager chargé de porter cette bonne nouvelle à la cour de Castille, le titre et la pension dont je gratifie votre frère pour le faire le dédommageront amplement des biens qu’il perd. Ainsi en ai-je décidé.

— C’est un titre que j’aurais pu porter si Votre Majesté m’avait laissé guider ses navires jusqu’à Cypango.

— Votre frère me sert plus en remplissant la mission que je lui confie que vous ne le feriez en tentant cette entreprise insensée pour mon compte. Telle est ma volonté.

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En sortant du château Saint-Georges, Cristovao était comme

accablé et soulagé à la fois. Accablé à l’idée qu’il avait d’une certaine manière causé la perte de Bartolomeo, soulagé en sachant que la pension versée à son cadet et la mission qui lui était confiée le mettaient à l’abri du besoin et garantissaient son existence pour au moins quelques années. Soulagé aussi d’avoir compris que les Portugais s’en tenaient à leur idée de gagner l’Inde en contournant l’Afrique. Il était entièrement absorbé par ses pensées quand Bartolomeu Dias le rattrapa pour prendre congé de lui. Le capitaine paraissait hors de lui :

— Soyez sûr, messire Cristovao, que j’ignorais tout des décisions qui ont été annoncées et qui sont un véritable camouflet pour votre personne. L’on vous fait là grande injustice en accordant à votre frère ce qui vous était dû.

— Je vous remercie de me le dire. Cela prouve que vous êtes un homme d’honneur.

— Sachez que vous n’êtes pas le seul à être aussi cavalièrement traité. Croyez-vous que cela me plaise beaucoup d’obtenir pour toute récompense de mes efforts la direction de la Maison de La Mine ?

— C’est une charge plus qu’honorable. — Cette charge, je vais devoir l’exercer sous la responsabilité

de Dom Martim Behaim, le plus fieffé coquin que je connaisse, qui ne songe qu’à une chose, s’approprier les exploits des autres. Pensez-vous qu’il me soit particulièrement agréable de constater que le roi n’a pas même daigné faire de vous, qui fûtes un loyal compagnon, un chevalier de l’ordre du Christ, alors que vous le méritiez mille fois plus que ce prétendu érudit, ou que votre frère ?

— N’ai-je pas droit, en effet, à la noblesse ? — Vos futurs exploits vous la procureront, j’en suis persuadé.

En tous les cas, je veux réparer, à ma manière, cette ingratitude, messire Cristovao, sans rien trahir de la fidélité que je dois à Dom Joao, envers et contre tout. Sachez-le, il se passera encore des années et des années avant que nous puissions véritablement emprunter la route que j’ai découverte. Il nous faut des navires beaucoup mieux équipés que nos caravelles et

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nos nefs pour affronter les terribles tempêtes du Cap de Bonne-Espérance. Il nous faudra aussi beaucoup de temps pour explorer ces côtes et les remonter jusqu’à l’Inde. C’est pour cela qu’on m’a confié la direction de la Maison de La Mine et non une nouvelle flotte. C’est une affaire de longue, très longue haleine. Martim Behaim le sait et il usera de tous les artifices et intrigues dont il est capable pour que cela dure le plus longtemps possible. En partant du cap des Tigres, je ne me suis pas dirigé par hasard vers l’ouest. J’ai songé à nos conversations de jadis et à ce que vous disiez de certains vents et courants. Tout comme vous, j’ai la conviction qu’une route existe en direction de Cypango et d’Antilia. J’ai tenté d’en convaincre, mais en vain, José Vizinho et Martim Behaim. Ce dernier ne veut pas en entendre parler et je le soupçonne d’avoir délibérément induit Dom Joao en erreur. Ce sacripant et son beau-père, le capitaine-donataire de Faïal, ont délibérément envoyé sur une fausse route ce pauvre Fernao d’Ulimo pour vous perdre dans l’esprit du roi et ne pas voir leurs stupides préjugés être démentis par les faits. De la sorte, ils ont porté un coup fatal à mes propres projets et me condamnent à des années d’inaction ici, à Lisbonne, à surveiller la Maison de La Mine et à n’être plus qu’une sorte de commis derrière des registres et des livres de comptes, loin de la mer qui est ma seule raison de vivre. Voilà pourquoi je vous ai fait ces confidences. Vous avez du temps devant vous, utilisez-le à bon escient pour réaliser votre propre rêve. Si vous le faites, vous me vengerez de José Vizinho et de Martim Behaim. À ceci près que vous devez vous en tenir à votre rêve et à la route que vous avez devinée. Car, si vous cherchiez à m’abuser et si j’apprenais que vous naviguiez dans les parages que j’ai découverts, je n’hésiterais pas un seul instant à vous poursuivre de baie en baie et de crique en crique pour vous pendre, vous et vos hommes, haut et court aux mâts de mes bateaux.

*

Antonio de Marchena l’avait prévenu, il serait surpris par le

logement qui lui serait réservé. Il n’avait pas menti. À son

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arrivée au camp royal, un page l’avait conduit dans ses appartements, une grotte creusée à même la craie, une cueva comme il en existait des dizaines tout autour. Elle était meublée avec soin, délicieusement fraîche pendant les heures les plus chaudes de la journée, fort agréable à vivre le soir quand les torches dessinaient d’étranges figures sur ses murs. Le custode l’y rejoignit et fit bon accueil à Cristobal :

— Comme vous le voyez, votre cause progresse. Vous voilà logé avec les plus proches conseillers de la reine et sur un pied d’égalité avec eux. C’est plutôt de bon augure.

— À ceci près qu’ils ont les moyens de tenir leur rang, ce qui n’est pas mon cas depuis que le comte de Medina Celi a cessé de me verser une pension au motif qu’il revenait à la Couronne de subvenir à mes besoins. Sans la générosité de Jacob de Torres et de Marwan Ibn Kurtubi, je n’aurais même pas pu louer une mule pour faire le chemin depuis Cordoue.

— Je sais combien est pénible et précaire votre situation, surtout depuis que Dona Beatriz vous a donné un fils.

— Quel bel idiot j’ai été de ne pas remarquer son état avant mon départ pour Lisbonne ! Je ne songeais qu’à moi et à mes projets.

— Idiot, vous ne l’êtes pas toujours. Prénommer votre fils Ferdinand pour rendre hommage au roi d’Aragon, vous commencez à vous faire aux usages de la cour. En tous les cas, ces efforts ne sont pas passés inaperçus. Ils vous ont valu cette convocation.

Rasséréné, Cristobal écouta attentivement les explications d’Antonio de Marchena. Depuis bientôt quatre mois, les Chrétiens assiégeaient Baza, tenue par l’émir Zagal, l’oncle du roi de Grenade, Boabdil. Disposant d’importantes réserves de vivres, l’émir se sentait à l’abri derrière les solides murailles de la cité. Mais l’artillerie de Castille avait commencé à ouvrir quelques brèches dans les remparts, là du moins où ils étaient à portée des canons manœuvrés par des mercenaires génois. Cristobal constata que la fine fleur de la noblesse castillane vouait à ses compatriotes une haine encore plus féroce que celle qu’ils avaient envers les Maures. Ils reprochaient aux artilleurs d’ôter à la guerre son charme et de remplacer les joutes entre

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chevaliers par des sièges sans intérêt. Antonio de Marchena se moquait ouvertement de leurs affirmations :

— Ces combats leur tenaient tant à cœur qu’ils en oubliaient la raison. Au point d’accepter de servir des princes maures et de se battre contre d’autres Chrétiens pourvu qu’ils aient la possibilité de guerroyer à leur manière. Ces imbéciles ont fait du Cid Campeador leur héros alors qu’il n’a en rien contribué à la Reconquista. Ils s’ennuient ici car on les oblige à rester en arrière et à suivre du regard les milices des paroisses qui, seules, peuvent monter à l’assaut des murailles. Ces beaux chevaliers sont réduits à l’inactivité. Enfin, ils pourront toujours contempler demain un beau spectacle. Un ambassadeur du Soudan de Babylone est arrivé au camp de Leurs Majestés qui lui donneront audience. Alonso de Quintanilla m’a fait savoir que la reine Isabelle te recevra ensuite. Nous serons donc bien placés pour savoir ce que veulent ces maudits païens.

La tente royale avait été dressée un peu en retrait du camp, au sommet d’une butte assez large pour permettre à des dizaines de courtisans d’observer de loin les mouvements des souverains. L’ambassadeur maure avait gravi à pied la pente, accompagné de sa suite, quelques guerriers au visage farouche et des esclaves noirs porteurs de coffrets richement ouvragés. Il avait jeté un regard dédaigneux en direction des prêtres et moines rassemblés autour du Grand Inquisiteur comme s’il était étonné de les trouver là. C’est en excellent castillan qu’il s’adressa aux monarques, soulignant qu’il était natif de Cordoue. Il avait quitté cette ville pour s’installer au Caire et y devenir l’un des principaux conseillers du sultan mamelouk. Celui-ci adressait mille grâces et bénédictions à Isabelle de Castille et à Ferdinand d’Aragon, ainsi que des présents que ses esclaves déposèrent à leurs pieds : des coffrets remplis de pierres précieuses et de perles et, posée sur un coussin richement brodé, une grosse clef. C’était, affirma l’ambassadeur, la reproduction de la clef ouvrant la porte principale du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Il ajouta d’un ton badin qu’il serait fort dommage que son maître fût contraint de raser cet édifice pour venger l’éventuelle prise de Grenade. Et il serait encore plus désolé d’avoir à traiter ses sujets chrétiens comme Ferdinand et

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Isabelle traiteraient les Maures passés sous leur domination. C’était, disait-il, un avertissement amical donné par le Soudan de Babylone aux deux monarques. Il en avait un autre à délivrer maintenant à Boabdil, l’émir nasride de Grenade, celui de faire preuve de bonne volonté en libérant les captifs chrétiens en sa possession. L’ambassadeur se faisait fort de revenir avec eux au camp royal, espérant qu’un tel geste permettrait la conclusion d’une trêve. Ayant délivré son message, il s’inclina cérémonieusement et se retira comme si la réponse des deux souverains lui importait peu.

Quand elle reçut en audience privée Antonio de Marchena et Cristobal, la reine Isabelle ne dissimula guère son agacement :

— Avez-vous entendu ce misérable formuler ses menaces ? Je frémis à l’idée que le Tombeau de Notre-Seigneur puisse être profané par ces abominables sacrilèges !

Cristobal éleva la voix : — C’est précisément pour cette raison que j’entends mettre à

la disposition de la Castille et de l’Aragon les richesses de Cypango. Je vous en fais à nouveau le serment, elles seront utilisées pour délivrer Jérusalem et les Lieux saints.

— Nous ne doutons pas un seul instant de votre intention de le faire, messire Cristobal. Encore faudrait-il avoir les moyens de financer votre expédition. Les caisses de notre Trésor sont malheureusement presque vides, comme me l’a encore confirmé hier Alonso de Quintanilla. Le peu qui me reste, j’entends le consacrer à la réussite de cette guerre contre Grenade. Il ne s’agit pas d’une nouvelle expédition, semblable en tout point aux précédentes. Elle ne prendra fin qu’avec la capitulation de la ville. Mon royal époux et moi-même en avons ainsi décidé. J’en ai fait le vœu solennel à la Très Sainte Vierge et je n’aurai pas de repos tant que l’Espagne ne sera pas redevenue entièrement chrétienne.

— Je ne puis donc espérer obtenir votre autorisation de partir pour Cypango.

— Ce n’est point ce que nous avons dit. La commission n’a pas encore fini de délibérer sur votre projet et c’est uniquement quand elle l’aura fait que notre réponse vous sera donnée. L’impatience est mauvaise conseillère, le père de Marchena le

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sait bien, lui qui a dû parfois tempérer ma fougue et mes emportements. Grenade requiert pour l’heure toute notre attention et nous avons bien d’autres sujets de préoccupation, à commencer par ce projet de mariage entre ma fille et l’infant Afonso de Portugal, projet qui a été apporté à notre connaissance par votre frère. J’ignorais qu’il était aussi bien en cour à Lisbonne, ni même qu’il était chevalier. C’est là un rang qui lui ouvre bien des portes. Que n’est-il le vôtre ! Vos affaires s’en porteraient infiniment mieux aux yeux de mes conseillers.

— Dom Joao en a fait son messager et lui a conféré ce titre pour des raisons que je ne m’explique pas clairement. Car, dans le même temps, il lui a intimé l’ordre, une fois sa mission remplie, de ne pas reparaître dans ses États.

— C’est peut-être préférable pour lui. Mes conseillers sont fort divisés sur l’opportunité de cette union. Elle a ses avantages comme ses inconvénients. Le roi du Portugal ne peut ignorer que notre fils, l’infant Don Juan, est atteint d’une maladie qui lui laisse peu de chances de nous succéder le moment venu. Chaque jour, je m’attends à ce qu’on m’annonce son trépas. En demandant ma fille pour son propre fils, il s’imagine qu’un jour le Portugal, l’Aragon et la Castille ne formeront plus qu’un seul royaume. Je vois clair dans son jeu et je n’entends pas lui rendre la partie aisée. Ainsi que vous pouvez le constater, mille sujets accaparent mes pensées et ne me laissent pas un instant de répit. Si vous songez réellement à me servir loyalement, donnez-m’en une preuve éclatante par votre patience et votre résignation. Elles seront un jour, je vous en donne ma parole, récompensées.

Ce fut sur cette assurance que prit fin l’entretien. Pour Cristobal, elle avait valeur d’engagement. C’est ce qu’il expliqua naïvement à Antonio de Marchena, ajoutant qu’après avoir tant patienté, il pouvait encore attendre quelques mois, quitte à vivre petitement et chichement à Cordoue auprès de Dona Beatriz et de son fils.

Il se garda bien toutefois de confier par la suite au moine l’étrange visite qu’il avait reçue peu de temps après cette audience. Un courtisan, Pablo de Santa Maria, l’avait fait venir dans la luxueuse tente qu’il occupait à l’entrée du camp. Elle

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était meublée avec un grand luxe et son interlocuteur ne se priva pas de lui expliquer qu’il appartenait à une illustre lignée de Nouveaux Chrétiens anoblis pour les bons et loyaux services qu’ils avaient rendus à la Castille depuis leur conversion. Contrairement aux autres Nouveaux Chrétiens qu’avait pu croiser Cristobal, il parlait librement de ses origines, comme si elles lui donnaient la préséance sur ses pairs.

Il avait dévisagé avec intérêt son interlocuteur et lui avait tenu de bien étranges propos :

— On vous dit très préoccupé à l’idée de délivrer Jérusalem. — C’est une obligation pour tout Chrétien. — J’entends bien, mais elle ne s’impose pas à tous avec une

même vigueur. N’auriez-vous pas d’autres raisons de poursuivre ce but ?

— Je ne m’en connais point d’autres que celle d’être agréable à Dieu.

— Voilà qui est bien curieux. J’avais imaginé que d’aucuns, parmi les vôtres, vous avaient transmis certaines choses.

— Un seul homme en est responsable, le vieux curé de Mocònesi, le village où j’ai passé mon enfance. C’est lui qui, le premier, m’a parlé du Prêtre Jean et de la sainte cité de David. C’est lui qui a fait mûrir dans mon esprit ce rêve et je regrette seulement de ne pas avoir pu le lui dire.

— Admettons. J’avais songé à d’autres choses qui semblent vous être totalement inconnues. C’est grand dommage car elles auraient pu jouer en votre faveur et vous valoir de solides appuis. N’en parlons plus.

Cristobal avait interrogé à ce sujet Jacob de Torres qui avait éclaté de rire :

— Pablo de Santa Maria est décidément bien imprudent ou t’a en très haute estime. Il te prend pour l’un des nôtres.

— Que veux-tu dire par là ? — Qu’il te croit converso comme lui et d’origine juive. — Si je l’étais, je n’en rougirais point. — J’en suis le premier convaincu. Sans doute la reine, dont il

est l’un des plus proches conseillers, lui a-t-elle parlé de l’attention que tu portes à Jérusalem. Il en a tiré certaines conclusions et a voulu t’éprouver. On murmure à la cour qu’il se

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conduit parfois de manière étrange et qu’il s’abstient soigneusement de consommer du porc en public. D’aucuns le soupçonnent de judaïser secrètement et de n’être entouré que de Nouveaux Chrétiens. C’est l’impression qu’il donne ou qu’il veut donner. Est-ce la vérité ? À vrai dire, j’en doute fort. Si tel avait été le cas, l’inquisition se serait déjà occupée de lui. Elle aurait instruit à son encontre un procès en bonne et due forme et aucune protection, pas même celle de la reine, ne lui aurait évité la prison et le bûcher. Je dois t’avouer que je ne l’aime guère et que je le sais assez roué pour avoir cherché à te piéger. Voilà qui est bon signe. D’aucuns s’irritent de la faveur dont tu jouis à la cour.

Les deux hommes avaient eu cette discussion au retour de Cristobal à Cordoue où il avait retrouvé Dona Beatriz et son fils, Ferdinand, dont il surveillait avec joie les premiers pas. Son aîné, Diego, vouait à son frère une véritable adoration. Il le retrouvait à chaque fois qu’il était autorisé à quitter la Rabida où le frère Juan Perez l’avait accueilli après que Miguel Molyarte l’eut pour ainsi dire chassé de sa maison, sans motif apparent. L’attitude de son beau-frère avait profondément déçu Cristobal. Les deux hommes avaient pourtant été jusque-là amis et étroitement associés. Miguel semblait avoir pris ombrage de le voir vivre en ménage avec Dona Beatriz, en dehors des liens du mariage. Il avait même poussé l’outrecuidance jusqu’à refuser de favoriser l’installation à Palos de Bartolomeo au motif que les marins du lieu n’avaient pas besoin d’un cartographe et qu’il serait vite ruiné. Un temps humilié par ce mauvais procédé, le cadet s’était vite consolé. Un matin, il avait annoncé qu’il partait avec sa femme pour l’Angleterre où plusieurs marchands, qu’il avait connus à Lisbonne, étaient prêts à lui avancer des fonds pour rouvrir sa boutique. Le pays, lui avaient-ils expliqué, manquait de bons cartographes et un homme aussi expérimenté que lui ferait rapidement fortune. Cristobal avait eu beau lui raconter, devant tous leurs amis, l’impression défavorable que lui avait faite son séjour à Londres, Bartolomeo s’était embarqué et n’avait plus donné de nouvelles depuis.

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Début 1490, de somptueuses réjouissances avaient eu lieu dans toutes les villes de Castille à l’annonce du mariage de l’infante Isabelle et de l’infant Afonso de Portugal, âgés respectivement de vingt et quinze ans. Trois mois plus tard, l’on apprenait la mort accidentelle, à la suite d’une mauvaise chute de cheval, de l’infant. Un soir qu’il se trouvait à la taverne, Cristobal avait surpris une conversation entre plusieurs négociants génois de sa connaissance qui n’avaient pas remarqué sa présence, dissimulé qu’il était par l’un des piliers de la salle. Pour eux, la mort du jeune marié n’était pas un malheureux accident.

Le jeune homme avait été purement et simplement victime d’un complot ourdi par les Castillans et les Aragonais qui ne souhaitaient pas le voir monter sur le trône d’Espagne. Une drogue avait été administrée à son cheval et la selle sabotée, il n’y avait pas d’autre explication à ce drame. Pour les Génois, l’affaire était particulièrement embarrassante. Elle avait provoqué une vague d’hostilité à l’égard des étrangers à Lisbonne où plusieurs boutiques avaient été pillées. Tout cela à cause de ces maudits Castillans, une sale engeance, dont les mères n’hésitaient pas à cohabiter avec des Maures et des Juifs.

À ces mots, Cristobal s’était levé et avait apostrophé en dialecte ligure ses compatriotes :

— Certains Génois le font et s’en portent fort bien, infiniment plus que des imbéciles comme vous. Honte à vous de tenir de tels propos en croyant que nul ne vous comprend.

Une rixe s’en était suivie. Les négociants se jetèrent sur Cristobal qui, en dépit de sa force, aurait succombé si un robuste gaillard n’était venu à sa rescousse et ne l’avait aidé à jeter hors de la taverne leurs adversaires. Il avait chaudement remercié l’homme qui avait éclaté de rire :

— Ces coquins-là méritaient une bonne leçon, et je vous dois mille remerciements de la leur avoir administrée. J’ai compris ce que vous vous disiez et, par ma foi, j’aime assez à ce qu’un honnête homme comme vous ait bonne opinion de nous autres Castillans, en tous les cas qu’il prenne notre défense quand nous sommes injustement attaqués et calomniés. Topez là, dit-il en lui tendant la main, je m’appelle Martin Pinzon et je suis

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armateur à Palos et Moguer. Je suis venu à Cordoue pour y prendre livraison d’une cargaison de peaux tannées destinées à la Guyenne. Buvons un pichet de vin, je vous raconterai monts et merveilles sur mes navigations. Vous qui vivez à l’intérieur des terres ignorez sans doute tout de la mer et de ses sortilèges.

Cristobal avait décliné l’invitation. Il avait comme honte de s’être laissé emporter et d’avoir compromis sans nul doute le peu de crédit dont il jouissait auprès de ses compatriotes installés à Cordoue.

*

Cette fois, c’en était bien fini. En sellant sa mule, Cristobal

songeait qu’il lui faudrait sous peu gagner la France, où Bartolomeo se trouvait et lui affirmait avoir réussi à intéresser à leur projet une partie de l’entourage de Charles VIII. C’en était terminé de l’Espagne et des fallacieux espoirs qu’il avait placés dans la reine Isabelle. Il lui en voulait plus qu’à son mari, l’inconsistant et versatile Ferdinand d’Aragon. Elle s’était montrée sensible à ses arguments et il savait qu’elle partageait son sincère désir de trouver les richesses nécessaires au financement de la croisade. Toutefois, au dernier moment, alors qu’il suffisait d’un mot de sa part, elle avait reculé. Elle lui avait fait savoir que, pour le moment, ni la Castille ni l’Aragon n’étaient disposés à favoriser, de quelque manière que ce soit, son entreprise.

C’était la fin d’une attente de deux ans. À son retour de Lisbonne, il avait patienté, priant pour que la commission présidée par Don Hernando de Talavera et mise sur pied en 1486 consente à rendre enfin son verdict. Elle l’avait fait début 1491, et il se souvenait comme si c’était hier de ce qui s’était alors passé.

Tout comme aujourd’hui, il avait littéralement perdu le sens commun. Antonio de Marchena lui avait raconté plus tard que jamais il ne l’avait vu dans un tel état de fureur quand il avait pris connaissance de la lettre écrite par Diego Deza. Celui-ci informait Cristobal de ce que la commission avait statué que ses « promesses et offres de services étaient impossibles, vaines et

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dignes d’être rejetées ». Elle affirmait aux deux monarques qu’il n’était pas « décent que leur autorité royale s’intéresse à une entreprise qui repos [ait] sur d’aussi faibles fondements et qui appara[issai]t comme hasardeuse et irréalisable à toute personne instruite ».

En lisant cette lettre, Cristobal s’était senti trahi, poignardé par ceux en qui il avait placé sa confiance :

— Ce sont tous des ânes bâtés qui ne savent rien des choses de la mer. Ils sont assez stupides pour s’imaginer que, la mer Océane étant peut-être infinie, mon voyage pourrait durer trois ans, c’est-à-dire beaucoup plus qu’il n’en faut pour gagner par terre les domaines du Grand Seigneur. En un mot, ils préfèrent payer de lourdes taxes aux Maures pour faire venir d’Asie la soie et les épices plutôt que d’armer deux ou trois navires. Voilà ce qui serait être instruit. Enfin, mon père, convenez-en, est-il réellement sage et avisé de considérer qu’il est peu probable qu’on découvre jamais de nouvelles terres ? Je n’ai pas prétendu vouloir trouver un monde inconnu, mais tout simplement parvenir le plus rapidement possible à Cypango dont l’existence est attestée par de nombreux auteurs.

Antonio de Marchena avait tenté de le calmer : — Tu n’aimes pas être contrarié et tu te montres aussi

intolérant et obtus que tes adversaires. Ils ne sont pas aussi sots que tu l’imagines. L’estimation que tu donnes des distances entre l’Espagne et Cypango n’est qu’une hypothèse fondée sur des calculs hasardeux. Tu le sais toi-même, Alfraganus n’est pas un auteur fiable. Enfin, ta colère te fait négliger le point le plus important et qui est très largement positif.

— Par Dieu, qu’y a-t-il dans la lettre de Diego Deza dont je puisse me réjouir ?

— Cette information essentielle, capitale, qu’en dépit de la recommandation négative de la commission Ferdinand et Isabelle n’ont pas rejeté ton projet.

— Ils n’ont pas, que je sache, désavoué le verdict de la commission.

— Diego Deza te le dit : ils ne l’ont pas non plus approuvé. Ils te demandent simplement d’attendre la fin de la guerre de Grenade pour le leur soumettre à nouveau. Es-tu toi-même trop

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ignare et trop insensé pour ne pas comprendre que tu conserves toutes tes chances d’obtenir une flotte ?

Une nouvelle fois, Cristobal avait donné raison au custode. Ils avaient convenu de se revoir six mois plus tard, au début de l’été, à la Rabida, afin de décider de la suite de leurs démarches.

À la date convenue, Cristobal s’était rendu au monastère, tout joyeux à l’idée de retrouver Diego, son fils, mais triste cependant à l’idée qu’il lui fallait annoncer aux frères Juan Perez et Antonio de Marchena que sa décision était prise et qu’elle était sans appel. Il se rendrait à la cour de France pour proposer son projet puisqu’il n’avait plus rien à espérer du côté de la Castille. Grenade n’était toujours pas prise et ne le serait peut-être jamais. Plus inquiétant, les lettres qu’il avait adressées à Diego Deza et à Don Hernando de Talavera étaient restées sans réponse.

Quand il était arrivé au monastère, c’était l’heure du dîner. Après avoir déposé son maigre bagage dans sa cellule, Cristobal s’était dirigé vers le réfectoire et avait eu la surprise de constater que Juan Perez et Diego de Marchena étaient attablés avec un homme qu’il reconnut immédiatement. C’était cet armateur de Palos qui était venu à sa rescousse lors de sa rixe avec les négociants génois. Celui-ci ne parut pas outre mesure surpris de le rencontrer.

— Le frère Perez me parlait de l’un de ses amis que j’aurais grand intérêt à rencontrer. Je ne savais pas qu’il s’agissait de vous. Martin Pinzon, pour vous servir, car vous devez avoir oublié mon nom et ma profession, armateur. Et je vous dois mille excuses d’avoir cru que vous ignoriez tout de la mer. Vous me paraissez au contraire très expert en ces questions, d’après ce que l’on m’a dit.

— Je fais un bien drôle de capitaine, perpétuellement privé de navire.

— Cela pourrait changer. — J’ai cessé de croire aux miracles. N’en déplaise aux frères

Juan et Antonio, je suis revenu pour leur reprendre mon fils. Il m’accompagnera en France où j’espère avoir plus de chance qu’ici.

Martin Pinzon sourit :

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— Vous estimez que ces maudits Français se montreront plus attentifs à vos requêtes.

— Je le crois en effet. — Alors, c’est que vous ne les connaissez pas. C’est un peuple

bien curieux. Ils disposent de côtes très étendues qui vont du golfe de Gascogne jusqu’à la mer du Nord. Ils ont quantité de ports et de bons marins, qui viennent parfois nous chercher noise. Pourtant, jamais leurs souverains ne se sont intéressés à la mer et aux expéditions maritimes. Ils ne songent qu’à agrandir leurs domaines terrestres et lorgnent comme vous le savez sur l’Italie. Ce n’est pas Gênes et son port qui attisent leur envie, c’est le Milanais et ses champs. Croyez-m’en, vous faites une erreur et réaliserez rapidement que vous avez frappé à la mauvaise porte. D’autres ici sont prêtes à s’ouvrir.

— Qu’entendez-vous par là ? — J’ai des navires et de bons équipages avec lesquels je

travaille depuis des années. Il ne me déplairait pas de vous voir venir travailler avec moi. J’ai l’argent, vous avez les projets, associons-nous, vous verrez que vous ne regretterez pas d’être resté en Castille.

— Je vous remercie de cette proposition. Mais l’on a dû vous dire que je n’étais pas le maître de mon destin. Je suis au service de votre reine ou, plus exactement, celle-ci m’interdit de lui prouver mon dévouement et ne m’autorise pas à m’employer auprès d’autres. Voilà pourquoi mieux vaut pour moi partir pour la France et rompre à tout jamais avec la Castille. Ne prenez pas mal ce que je vais vous dire. Je n’ai nulle intention de me contenter de menus trafics avec la côte de Guinée. Car c’est pour cela que vous souhaitez mon aide. La richesse ne m’intéresse pas.

Le frère Juan Perez avait baissé la tête. Sans doute se sentait-il responsable des malheurs de Cristobal, et impuissant à les réparer. Aussi est-ce en criant presque au miracle qu’il avait laissé éclater sa joie en recevant, deux semaines plus tard, une invitation de la reine Isabelle à paraître, avec son protégé, à la cour dès que celle-ci aurait achevé son transfert sous les murs de Grenade. La reine se souvenait, dit-il à Cristobal, qu’il avait été son confesseur et souhaitait sans doute leur annoncer une

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bonne nouvelle. Le frère Juan Perez avait ajouté qu’il y en avait déjà une. Émue de la situation matérielle de Cristobal privé de pension depuis bientôt deux ans, la souveraine lui avait octroyé une aide de vingt mille maravédis et fait parvenir les documents attestant que lui et le moine seraient logés et nourris, durant tout le temps de leur mission, aux frais de la Couronne, par les autorités des villes où ils séjourneraient.

C’est ainsi qu’ils étaient arrivés, fin septembre 1491, au camp de Santa Fé établi à proximité de Grenade. Loin d’être un simple camp de tentes, c’était une véritable ville organisée autour du croisement de deux rues principales bordées de maisons édifiées à la hâte. Une ville prévue pour durer. Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon avaient juré d’y résider jusqu’à la chute de Grenade. Il n’était pas question pour eux de repartir, à l’automne, vers leurs résidences de prédilection. Ils entendaient rester au milieu de leurs troupes, des troupes dont les bivouacs s’alignaient à perte de vue dans la plaine aux alentours. Pourtant, les combats entre Maures et Chrétiens avaient cessé. Les deux partis s’observaient de loin, se gardant de toute provocation inutile. À Cristobal qui s’en étonnait, le frère Juan Perez expliqua que de délicates tractations étaient en cours entre l’émir Boabdil et les souverains. Le monarque musulman était enclin à capituler après avoir fait mine de résister mais savait que toute précipitation pourrait entraîner sa mort lors d’une émeute déclenchée par les partisans de la résistance à outrance. Mieux valait attendre le moment propice où, à court de vivres et désespérant de l’arrivée de renforts, les défenseurs de la cité consentiraient à en ouvrir les portes aux Chrétiens.

La reine avait fait bon accueil à son ancien confesseur et à son protégé :

— Vous le voyez, messire Cristobal, Grenade est sur le point de tomber sans que le Soudan de Babylone ait mis à exécution sa menace de raser le Saint-Sépulcre.

— Grâces en soient rendues à Dieu ! Mais il nous faut toujours songer à la délivrance du Tombeau de Notre-Seigneur.

— J’entends bien et ne l’oublie pas mais je songe à d’autres moyens plus propices à hâter le triomphe définitif de la vraie

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foi. C’est mon secret et frère Perez est tenu de n’en rien dire. Sachez que mes conseillers me pressent fort de donner une réponse à leur rapport. Je leur ai dit que je ne le ferai pas avant que Grenade ne se rende. Restez ici pour assister à cet événement sans précédent puisqu’il nous plaît de pourvoir à votre entretien. J’ai chargé l’un des conseillers de mon époux, Luis de Santangel, de s’entretenir avec vous, en notre nom, de diverses questions. N’omettez surtout pas d’aller le voir.

Cristobal avait remarqué que le frère Juan Perez avait tressailli en entendant la reine évoquer certains moyens de nature à hâter le triomphe du christianisme. Visiblement, ceux-ci ne devaient pas être à son goût. Quand ils se retrouvèrent, le soir, dans le modeste baraquement qui leur avait été assigné pour résidence, le moine se garda bien d’évoquer de sujet. Il préféra lui dire qu’il avait croisé Luis de Santangel et que celui-ci les recevrait le surlendemain.

L’entrevue avait laissé à Cristobal un goût incertain.

Trésorier de la maison privée du roi Ferdinand, l’homme était d’un commerce agréable et semblait très au fait du projet d’expédition sur la mer Océane. Il souhaitait savoir ce que Cristobal exigeait pour récompense de ses bons et loyaux services s’il parvenait effectivement jusqu’à Cypango, ajoutant :

— Bien entendu, tout cela n’est que pure spéculation. Tant que ce voyage n’a pas été approuvé, il est hors de question que la Couronne s’engage en quoi que ce soit. Elle n’en a d’ailleurs pas les moyens ni la faculté. Voyez, dit-il en montrant deux hommes au loin, messires Abraham Senor et Isaac Abrabanel qui ont en charge le financement de la guerre contre les Maures. Pas un maravédis ne sort de leurs coffres sans que ces deux Juifs n’aient donné leur approbation, aussi difficile à obtenir qu’un titre de chevalier par un manant. La reine en a fait récemment l’expérience. Elle souhaitait acquérir un lot de bijoux qui auraient mis en valeur la pâleur de son teint. Ce maudit Senor lui a fait la leçon comme si elle était une gamine capricieuse et non sa souveraine. Autant vous dire qu’il ne lâchera ses ducats que s’il y est contraint et forcé. Votre expédition, à ses yeux, est une vaine entreprise. Toutefois, afin

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éventuellement de l’amadouer, j’ai besoin de savoir, sans entrer dans le détail, ce que vous réclamez. Jusque-là, à en croire certaines de mes sources, vous n’exigez que la fourniture de deux ou trois navires avec leurs équipages et cargaisons. Est-ce tout ?

— Cela aurait pu être le cas si l’on ne m’avait pas fait patienter pendant plus de cinq ans en abusant de ma naïveté et de ma bonne volonté, et en me consolant avec le versement, irrégulier, d’une faible pension. J’ai compromis ma carrière, mon nom et reçu plus de rebuffades que de récompenses. D’autres princes sauront mieux me traiter que ne l’ont fait ceux au service desquels j’ai été jusqu’ici. Aussi, pour vous répondre franchement, puisque c’est cela que vous exigez de moi, j’affirme que je ne me lancerai pas dans cette entreprise sans avoir la garantie qu’en cas de succès je serai anobli et transmettrai à mes descendants, légitimes ou naturels, le titre d’amiral de la mer Océane ainsi que le dixième au moins des richesses qui seront tirées des terres soumises par moi.

Luis de Santangel avait éclaté de rire : — Amiral, votre réponse me plaît. Vous voyez que je vous

donne le titre que vous réclamez. Vos prétentions sont inouïes mais attestent, en même temps, de votre sérieux. J’avoue que je doutais de vous jusqu’à présent. Vous me donniez l’impression d’être un gagne-petit avec vos modestes demandes de quelques navires, comme s’il s’agissait d’aller pêcher un peu plus de poissons pour le carême. Je vous préfère de la sorte, acrimonieux, âpre au gain, désireux surtout de vous élever au-dessus de votre condition. Cela plaide en votre faveur. À mes yeux du moins. Je vous dirai dans quelques semaines ce que d’autres en ont pensé.

Le ton badin de Luis de Santangel l’avait agacé. Il y devinait une forme de désinvolture confinant à l’indifférence ou au mépris. Ses affaires ne progressaient pas. Cristobal n’avait plus revu Santangel jusqu’à ce matin du 2 janvier 1492 quand, au milieu d’une foule enthousiaste, portant bien haut les bannières de la Castille et de l’Aragon, il avait pénétré dans la forteresse de Grenade que ses derniers défenseurs avaient abandonnée la veille au soir. Des centaines de captifs chrétiens, dont les

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chaînes venaient d’être brisées, parcouraient les rues en pente de la cité, dansant et gesticulant comme de beaux diables, sous les yeux effarés des quelques Maures qui ne s’étaient point terrés chez eux. Aux côtés du frère Juan Perez, Cristobal savourait l’événement. C’était un grand jour pour la Castille, l’Aragon et, surtout, la Chrétienté. C’est à ce moment-là qu’il aperçut dans la foule Abraham Senior, en grande conversation avec un inconnu. Sans se faire remarquer, il s’approcha et tendit l’oreille :

— L’heure est aux réjouissances, sauf pour nous qui servons la Couronne et sommes toujours sur la brèche. Tandis que ces drôles-là s’amusent, me voilà obligé de rentrer à Santa Fé et d’expédier à un Génois de ma connaissance une lettre dont chaque mot lui rentrera dans la gorge. Leurs Majestés ne veulent plus entendre parler de lui et de ses projets insensés et le lui diront dans trois jours lors d’une audience de congé.

— J’avais cru qu’il était plutôt très en cour puisqu’il séjourne ici depuis plusieurs semaines.

— Sans avoir appris l’art de survivre dans un tel milieu. C’est un rustre qui ne réfléchit à aucun de ses gestes. J’en ai largement abusé car son entreprise gêne considérablement l’exécution de contrats dont j’espère un bon bénéfice et, surtout, la possibilité pour nous deux de faire sortir d’Espagne une partie de notre fortune. À l’annonce de la signature de la reddition, j’ai donc suggéré à cet idiot, qui était venu m’assommer avec ses exigences, d’envoyer une lettre de félicitations à la reine Isabelle. Le résultat a dépassé mes espérances. Il l’a couverte de louanges, mais s’est abstenu d’en faire de même avec le roi Ferdinand auquel il n’a pas daigné faire l’aumône d’une lettre. En un mot, et c’est ce qu’il écrit textuellement, tout le mérite revient à la Castille et l’Aragon n’est pour rien dans la prise de Grenade. Je vous donne à penser si pareille affirmation a plu au roi quand j’ai pris la peine de la lui faire connaître.

— Pourquoi diable l’avez-vous fait ? Vous êtes au service de la Castille et non de l’Aragon.

— Je te l’ai dit. J’ai un triste pressentiment. Il se prépare ici des choses dont tu n’as point idée et qui me terrifient rien qu’à y

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songer. La reine, conseillée par ce damné Torquemada, rêve de nous chasser de ses États. Je le sais, enfin, je le pressens. Nous ne lui sommes plus d’aucune utilité maintenant que sa bannière flotte sur l’Alhambra. Voilà pourquoi je fais désormais ma cour à l’Aragon en espérant que cette division entre les deux monarques retardera le décret qui plane au-dessus de nos têtes et nous laissera le temps de mettre à l’abri nos avoirs. Pour cela, il nous faut des bateaux, beaucoup de bateaux. Je ne suis pas mécontent du résultat. Ferdinand a si bel et bien tempêté qu’il a obtenu de la reine, qui ne savait comment se faire pardonner, le bannissement de ce fâcheux. Nous voilà débarrassés de lui et de ces sottes idées de naviguer jusqu’à Cypango. Tenez la nouvelle secrète. Je veux qu’il tombe de haut quand il l’apprendra de la bouche même de sa protectrice sans en connaître l’exacte raison. L’évoquer publiquement serait ajouter à l’insulte déjà faite à Don Ferdinand.

*

Le 30 juin 1487 De Luis de Santangel à Luis de La Cerda, comte de Medina Celi

La Reine me charge de vous communiquer qu’Elle ne

souhaite pas vous associer aux entreprises maritimes qu’Elle projette. C’est donc à perte que vous continuez à fournir des subsides à ce Génois. J’ai voulu vous en prévenir par amitié envers Votre Grandeur.

Luis de Santangel.

*

Le 28 mai de l’an de grâce 1489 Du frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints, à Diogo Ortiz de Vilhegas, évêque de Ceuta

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Ta Grandeur aura plaisir à apprendre que ses ordres ont été exécutés. Je ne sais trop ce qui te pousse à faire encore confiance à messire José Vizinho, si ce n’est l’espoir de rentrer un jour en grâce auprès de Dom Joao. J’ai suivi tes recommandations et les siennes et demandé à Bartolomeu Dias de faire à notre Cristovao de fausses confidences sur les dangers et les difficultés de la route qu’il a découverte. Il m’a affirmé qu’il s’en était acquitté avec zèle, et ce d’autant plus qu’il ne lui déplaisait pas de pouvoir ainsi dire du mal de ce Martim Behaim qui est la cause de tous nos malheurs.

Je suis ton humble serviteur,

Frère Juliao.

*

Le 25 septembre de l’an de grâce 1489 De Pablo de Santa Maria à Don Abraham Senor, trésorier de la Maison de la reine Isabelle de Castille

Je te remercie de certaines choses que tu as bien voulu me

communiquer et qui me permettront de me mettre en règle avec ma conscience.

Il m’a été donné de rencontrer un navigateur génois qui prétend pouvoir naviguer jusqu’à Cypango et en rapporter de fabuleuses richesses.

J’avais fondé sur lui de grands espoirs, sur la foi de certaines informations que je tenais à propos de sa compagne, et ai été cruellement déçu par ses réponses.

Je ne puis t’en dire plus par écrit mais sache qu’il n’est pas de ceux auxquels nous puissions prêter notre concours.

Pablo de Santa Maria.

*

Le 2 janvier de l’an de grâce 1490

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Mon cher frère, Pour une fois, je ne puis que me féliciter de la prudence avec

laquelle tu agis et des précautions que tu prends pour que notre correspondance ne tombe pas en de mauvaises mains.

Tu as joué à la perfection devant nos amis la farce du cadet outragé par l’humiliation que lui a fait subir, une fois de trop, son aîné. Tout le monde ici croit à notre brouille et te plaint sincèrement d’avoir dû t’exiler en Angleterre dont je leur ai fait une description terrifiante.

Tu as eu parfaitement raison de te défier de ce Joao de Coïmbra qui prétend m’avoir connu à Thulé. Il est exact que nous nous sommes rencontrés et qu’il a joué un rôle important dans ma vie en me faisant découvrir les récits de Messer Millione.

J’incline à penser qu’il ne t’a point approché par hasard et qu’il cherche à se renseigner sur ce que t’a dit le roi Henri VII lors de l’audience qu’il t’a accordée. Je suis convaincu que les Portugais cherchent par tous les moyens à m’empêcher de réaliser ce voyage car ils espèrent parvenir à Cypango avant moi. J’ai de bonnes raisons de penser que leurs propres capitaines ne croient pas à l’existence d’une route qui contournerait l’Afrique.

Veille donc à ce qu’il en sache le moins possible mais qu’il ait l’impression que les choses traînent en longueur. Ici, elles progressent et je t’en donnerai de plus amples détails à une autre occasion.

Cristoforo.

*

Le 15 mai de l’an de grâce 1490 De Martin Pinzon à Luis de Santangel

Grâce à un stratagème auquel ont bien voulu se prêter

certains de mes amis génois, j’ai cherché à entrer en contact avec l’homme dont tu m’as parlé et qui se conduit comme s’il fuyait la société de ses semblables. Au lieu de me remercier de

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mon intervention et de m’offrir son amitié, il s’est tout bonnement contenté de me tourner le dos et de reprendre ses activités comme si de rien n’était.

J’essaierai toutefois d’en savoir plus sur son compte lors de ma prochaine visite à la Rabida dont le prieur est un ami.

Martin Pinzon, armateur à Palos.

*

Le 17 juillet de l’an de grâce 1491 De Don Luis de Santangel à Martin Pinzon, armateur à Palos

Je te sais gré des précieuses informations que tu m’as

adressées concernant les discussions entre frère Juan Perez et son protégé génois. Par l’un de mes agents à la cour de France, je sais que son frère, après avoir essuyé un véritable camouflet à Londres, s’efforce d’intéresser à son projet la régente Anne de Beaujeu. La même déconvenue l’attend.

Reste qu’il est préférable de prévenir son éventuel départ pour l’étranger et continuer à garder l’œil sur lui. Fais-en toi un ami. J’ai pour ma part donné des ordres afin qu’il soit invité à paraître sous peu à la cour. De la sorte, nous en saurons plus sur ses intentions et ses exigences.

Pour te récompenser de tes bons services, j’ai obtenu d’Abraham Senor qu’il annule les amendes qui t’ont été infligées pour avoir transporté de Palos à Bordeaux une cargaison de peaux tannées sur laquelle tu n’avais pas acquitté le quinto.

Je suis ton serviteur,

Luis de Santangel, trésorier de la Maison de Ferdinand, roi d’Aragon.

*

Le 23 septembre de l’an de grâce 1491

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De Martin Pinzon à Abraham Senor Je te remercie de la diligence dont tu as fait preuve pour

l’obtention de mes lettres de rémission. Je suis heureux d’avoir pu faire ta connaissance et discuter

avec toi des projets que tu nourris de donner à notre commerce avec la France et l’Italie un essor sans précédent. L’opération que tu médites est sans précédent et, ainsi que je te l’ai expliqué, elle nécessitera l’accord de tous les armateurs des différents ports. Les avances que tu veux bien leur consentir et dont je les ai informés t’assurent de pouvoir disposer de leurs navires à ta guise, au détriment d’autres expéditions.

Martin Pinzon.

*

Le 2 janvier de l’an de grâce 1492, jour de l’entrée des troupes d’Aragon et de Castille à Grenade enfin délivrée du joug des Maures À Luis de Santangel, trésorier de la Maison du roi d’Aragon

Noble seigneur, Tu ignores qui je suis et sans doute ne le sauras-tu jamais.

J’ai toutefois mille raisons de t’être reconnaissant. Sache donc que ta place est convoitée par le Juif Abraham Senor qui t’a joué un tour à sa façon en s’introduisant dans les bonnes grâces du roi et en obtenant la disgrâce de l’un de tes protégés, un certain marin génois.

Sache que celui-ci, informé de cette affaire, quittera demain, sans espoir de retour, le camp de Santa Fé.

Peut-être comprendras-tu le fin mot de l’affaire si je t’apprends qu’Abraham Senor s’est entendu avec plusieurs banquiers et négociants génois, vénitiens et florentins pour faire sortir du royaume d’importantes quantités de marchandises qui nécessitent la mise à sa disposition de la quasi-totalité de nos navires dans les mois à venir.

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J’ai tenu à ce que tu en sois informé.

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Amiral de la mer Océane

À Pinos Puente, l’arrivée des cavaliers avait fait forte impression. Ils étaient entrés au galop dans le village et avaient mis pied à terre devant l’église, flattant leurs montures épuisées par une longue course. Leur chef, un homme de belle prestance, avait fait venir l’alcade. Ce dernier n’en menait pas large. Deux jours auparavant, Rodrigo Romero avait refusé de céder du fourrage à des chevaliers qui se rendaient à Grenade et qui affirmaient être autorisés à réquisitionner tout ce dont ils avaient besoin. Depuis des mois, il ne se passait pas un jour sans qu’il eût à pourvoir à l’entretien des messagers qui faisaient la navette entre le camp royal de Santa Fé et Cordoue. Ceux-là au moins étaient munis d’ordres de réquisition dûment signés et apposaient leurs signatures au bas du registre ouvert par l’algazil. Ce n’était pas le cas de ces seigneurs qui, furieux de sa réponse, l’avaient insulté et lui avaient promis qu’ils reviendraient sous peu lui faire payer son insolence. Ces nobles étaient pires que les Maures qui avaient longtemps été les maîtres de Pinos Puente. Des maîtres durs, exigeants, capricieux, mais respectueux des usages et des lois. L’alcade regrettait amèrement son emportement. Ses offenseurs avaient tenu parole. Ils s’étaient plaints auprès de leurs protecteurs et avaient obtenu satisfaction. Ces soudards venaient mettre à sac son village.

Tête découverte, il s’apprêtait à se lancer dans une longue explication et à demander merci quand son interlocuteur l’interrompit en l’interrogeant sur un voyageur en provenance de Grenade et qui chevauchait sur une mauvaise mule. L’avait-il vu passer ? Rodrigo Romero acquiesça. Un homme était effectivement arrivé la veille au soir et s’était fait indiquer l’auberge située derrière l’église. Il avait l’air fourbu et comme désespéré, souffrant en outre d’un fort accès de fièvre. Il s’était

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enfermé dans sa chambre et avait sèchement renvoyé l’aubergiste quand celui-ci était monté le voir et lui avait proposé de venir dîner à sa table et de raconter à lui et aux clients l’événement dont tous parlaient : la chute de Grenade.

Assurément, c’était là un drôle de Chrétien ! Chrétien, il l’était car les enfants avaient remarqué qu’il s’était signé en passant devant l’église. Reste qu’il ne partageait pas la joie de ses frères, cette allégresse qui les submergeait à l’idée que toute l’Espagne était redevenue entièrement chrétienne. L’aubergiste avait rapporté le fait à l’alcade en le suppliant de communiquer le signalement de ce coquin au premier agent de l’inquisition qui viendrait à passer par leur village. Ce sacripant rôtirait bientôt sur le bûcher comme tous les hérétiques de son espèce. Si c’était là l’homme mentionné par son interlocuteur, celui-ci n’aurait aucun mal à s’emparer de lui. Sa mule était toujours à l’écurie et il avait réglé d’avance son couchage pour deux nuits.

Luis de Santangel sourit en écoutant ces explications désordonnées. Le Génois ne changerait jamais, brouillon, maladroit, impulsif, capricieux, capable, par ses maladresses, de s’aliéner définitivement les sympathies de ses amis et protecteurs. Il n’avait pas eu tort de penser qu’il lui suffirait de galoper à belle allure avec sa petite troupe pour rattraper cet imbécile. Il ne pourrait lui échapper et aurait à rendre compte de sa faute, avoir quitté sans autorisation la cour alors qu’il devait être reçu en audience par Leurs Majestés.

L’affaire était d’importance, plus que le Génois ne pouvait l’imaginer. Il s’était cru victime d’une disgrâce soudaine alors qu’il était en fait, sans le savoir, l’instrument d’un complot visant à monter l’Aragon contre la Castille et compromettre l’unification de ces deux royaumes à laquelle lui, Luis de Santangel, avait consacré tous ses efforts.

Dès qu’il avait eu communication d’un certain message anonyme, le trésorier du roi d’Aragon avait réalisé que la décision prise par ses maîtres de congédier définitivement ce Génois était pire qu’un simple caprice ou une volonté de lui faire payer un grave manquement à la bienséance. C’était une faute dont ne manqueraient pas de profiter tous leurs ennemis, à commencer par Dom Joao II de Portugal dont les entreprises

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maritimes semblaient être couronnées de succès. Il s’en était très rapidement convaincu en s’entretenant avec les membres de la fameuse commission présidée par Don Hernando de Talavera. Ils se trouvaient tous à Santa Fé et il n’avait eu aucun mal à les rencontrer. Il avait été stupéfait par leurs confidences. Chacun, en particulier, lui avait confié que, s’il n’avait tenu qu’à lui, on aurait bien volontiers accordé au Génois les trois navires qu’il réclamait. La dépense n’était pas énorme et, en cas de succès, les bénéfices seraient considérables. Mais ce malotru était tellement infatué de lui-même, tellement persuadé de détenir la vérité, qu’il n’avait pas supporté qu’on le contredise ou qu’on cherche à prendre certaines précautions. Il tenait Diego Deza pour le pire de ses ennemis et avait accablé de sarcasmes l’archevêque de Tolède alors que celui-ci tentait de lui venir en aide en évoquant le témoignage de Toscanelli. Pour prix de sa bonté, il s’était vu répliquer que ce savant valait mieux, cent fois mieux, que les esprits bornés que Cristobal avait devant lui. Résultat, il avait fait l’unanimité contre lui. Ce n’était pas son projet qui avait été condamné, mais son comportement. Tous avaient voté contre lui parce que l’approuver, c’eût été accepter l’insolence dont il avait fait preuve envers les autres membres de la commission. Or ceux-ci étaient suffisamment liés les uns aux autres pour ne pas commettre pareil impair.

Sa colère avait redoublé quand il avait rencontré son dernier interlocuteur, le prieur de la Rabida. Celui-ci était comme anéanti par la fuite de son protégé, supportant mal d’en avoir été prévenu uniquement par un court billet dans lequel le Génois lui expliquait qu’il partait pour Cordoue et qu’il gagnerait de là la France avec ses deux fils et sa compagne, Beatriz Enriquez de Harana, afin d’y trouver un emploi digne de ses capacités. Le moine en était tout bouleversé :

— Ce n’était pas simplement l’un de mes pénitents. C’était aussi un ami, presque un frère. Il n’avait aucun secret pour moi et je n’en avais aucun pour lui. S’il était venu me faire ses adieux, j’aurais tenté de le retenir. À tout le moins, je l’aurais supplié d’attendre d’être reçu par Leurs Majestés et j’aurais usé de mon crédit auprès de la reine pour qu’à la faveur de la prise

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de Grenade il lui soit octroyé un titre de chevalier. Il s’en serait contenté et cela aurait calmé sa colère. Il serait alors resté en Espagne et je suis sûr qu’il aurait mis ses immenses talents au service de la Couronne, d’une manière ou d’une autre.

— Vous en parlez à votre aise. Si je ne parviens pas à le rattraper, qui sait ce qui peut lui arriver ? Il a commis une faute impardonnable !

— Dont je suis prêt à prendre sur moi le poids. Je suis le seul responsable de son comportement. Je lui ai fait miroiter que, grâce à mon influence, il obtiendrait cette fameuse flotte. Je l’ai bercé de fausses promesses et de belles illusions. J’ai outrepassé mon rôle et je dois être le premier à en supporter les conséquences. Qu’on me punisse comme il se doit ! Perdre ma charge de prieur ne sera pas un très lourd châtiment.

Luis de Santangel avait alors tonné : — Vous dites avoir outrepassé votre rôle ! Ne vous en

déplaise, mon frère, c’est arranger la vérité à votre guise et vous fournir des excuses à bon compte. Il serait bien plus exact de dire que vous n’avez rien fait. Le reproche vaut aussi pour les autres membres de la commission. Tous, vous avez refusé de lui apporter votre aide au moment où il en avait le plus besoin. Aucun d’entre vous n’a eu le courage de se lever et d’affirmer à ses pairs que l’homme qui se trouvait devant eux disait la vérité et qu’il méritait d’être encouragé et soutenu. Ce que vous appelez l’amitié, c’est seulement le fait de l’avoir autorisé à s’exprimer. Il aurait été autrement plus décisif de parler en sa faveur, en oubliant les blessures d’amour-propre qu’il vous avait infligées à chacun en particulier. Depuis des semaines, j’étudie ce dossier et je me suis rendu compte qu’il aurait suffi de peu pour que ce malheureux obtienne justice et réparation.

— Qu’entendez-vous par là ? — Il aurait suffi que l’un d’entre vous abonde dans son sens

et affirme que ses dires n’étaient pas de simples hypothèses, qu’ils se fondaient sur certains faits dont le moindre matelot a connaissance.

Le moine dévisagea Luis de Santangel. — Êtes-vous sérieux ?

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— Croyez-vous que j’aie envie de m’amuser ? Cette affaire tourne à la farce de par votre faute et celle de vos collègues. Ce n’est pas à la reine que vous devez demander pardon mais à votre protégé. Dieu me préserve d’avoir des amis tels que vous ! Et puisse Dieu éviter à l’Espagne d’avoir à l’avenir pareils serviteurs ! Vous préférez la priver de fabuleuses richesses plutôt que de blesser la sensibilité de vos pairs. Leur susceptibilité vous tient plus à cœur que les intérêts de la Couronne.

Luis de Santangel était sur le point de prendre congé du prieur quand il vit que ce dernier avait le visage baigné de larmes. Il lui tendit un gobelet de vin que le moine but d’un trait avant de lui expliquer qu’il avait d’importantes choses à lui dire. Jusque-là, il n’avait pas voulu en parler car il était tenu par le secret de la confession. L’affaire était toutefois trop grave pour qu’il continuât à s’abriter derrière ce prétexte. Il était prêt à mettre en danger son propre salut plutôt que de laisser commettre une injustice sans nom si ce que disait Santangel était vrai. Peu importe ce qu’il adviendrait de lui, il était prêt à témoigner, sous serment, que Cristobal lui avait confié, en se confessant à lui, que deux matelots de sa connaissance lui avaient affirmé être parvenus jusqu’à une terre habitée, située à l’ouest des Açores, et en être revenus grâce aux vents et aux courants favorables qu’ils avaient trouvés sans mal à une certaine période de l’année. Les deux hommes étaient malheureusement morts.

Luis de Santangel le questionna brutalement : — Cristobal est-il le seul à avoir eu vent de leurs

déclarations ? — Il m’a affirmé, en pesant ses mots, que l’un de ces matelots

s’en était sans doute confessé à un prêtre de sa connaissance. — Qui est-il ? — Il m’en a dit le nom. — Et vous n’avez pas cherché à en savoir plus ? — J’ai écrit à l’un de mes amis, l’évêque de Ceuta, lui

demandant d’interroger ce prêtre. — L’a-t-il fait ?

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— J’attends encore sa réponse. Je le connais assez bien pour savoir que s’il n’entendait pas donner suite à ma pressante demande, il me l’aurait fait immédiatement savoir.

— Que se passerait-il s’il vous confirmait le fait ? — Je ne préfère pas l’imaginer. Je serais alors encore plus

coupable que je ne le suis actuellement. Luis de Santangel, en proie à une vive émotion, avait planté

là le moine, prétextant qu’une affaire urgente l’appelait. En se rendant à l’Alhambra, où vivaient désormais les souverains, il avait croisé l’un de ses pires ennemis, Pablo de Santa Maria. Les deux hommes se détestaient cordialement pour des raisons que l’un et l’autre ne pouvaient rendre publiques. Leurs parents étaient tous conversos et cet intrigant en avait tiré motif pour s’attirer ses bonnes grâces. Ce coquin était même venu le voir un jour pour lui proposer, en baissant le ton, de venir célébrer avec lui et quelques autres courtisans la sortie d’Égypte « à la manière de nos pères ». Il l’avait immédiatement chassé et ne lui avait plus jamais adressé la parole. Ce sacripant pouvait s’estimer heureux qu’il ne l’ait pas dénoncé à Tomas de Torquemada.

Pourquoi avait-il fallu que, nonobstant cette fâcheuse affaire, Pablo de Santa Maria, bouffi de prétention, l’ait grossièrement interpellé en lui demandant s’il était au courant de l’audience que Don Ferdinand avait accordée à Abraham Senor et de la proposition qu’il lui avait faite de s’occuper désormais des finances de l’Aragon ? Il avait même ajouté :

— Voilà qui ne devrait pas arranger votre position. Don Senor, à ce que je sais, ne vous aime guère et sera ravi de suivre l’avis que je lui ai donné de vérifier soigneusement vos comptes. Bien entendu, il s’agit d’une simple formalité, n’y voyez aucune malveillance de ma part. Mais, vous savez comment sont ces gens, ils aiment à se venger de ceux qu’ils tiennent pour des renégats.

Peut-être était-ce la Providence qui avait mis sur son chemin ce gredin. Son insinuation fielleuse avait eu raison de la prudence dont faisait montre jusque-là Luis de Santangel. Il avait sollicité une audience de la reine. Le soir même, celle-ci avait demandé au frère Juan Perez de venir la retrouver. Le

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prieur de la Rabida s’attendait au pire. Sans doute la souveraine entendait-elle lui demander des explications sur la conduite de son protégé et il subirait son courroux avec résignation. Il était temps pour lui d’expier la conduite imprudente qu’il avait eue et la griserie qu’il avait éprouvée en étant admis à la cour.

Il eut la surprise de trouver Isabelle en compagnie de son époux et de Luis de Santangel dont l’air réjoui le déconcerta. Le roi rompit le silence en l’apostrophant :

— Frère Perez, vous ne paraissez pas être à votre aise… — Mon cœur est tout au contraire empli de joie quand je

songe aux formidables événements dont nous avons été les témoins ces derniers jours. Dieu est venu au secours de Son peuple et vous a accordé la plus belle des victoires. L’Espagne est enfin libérée du joug maure. Reste qu’à force de parcourir les rues de Grenade pour apporter les secours de la religion à ceux qui en ont été trop longtemps privés, j’ai pris froid. Ma mauvaise robe de bure ne me protège pas du vent.

— Rassurez-vous, vous aurez tout le temps de vous réchauffer aux flammes de l’enfer ou du bûcher où vous monterez pour crime de haute trahison.

— Majesté ! — Moine, ne prenez pas la mouche, je plaisantais. Une fois

n’est pas coutume, je puis m’amuser un peu en votre compagnie plutôt que d’entendre vos reproches. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas le faire. Je sais assez les sages conseils que vous avez donnés à la reine quand celle-ci se confessait auprès de vous et se plaignait de la manière cavalière dont je l’ai parfois traitée. Si elle m’a toujours pardonné, c’est que vous l’incitiez à le faire.

— C’était mon devoir. — D’autres auraient abusé de cette position. Vous m’avez de

surcroît, tout récemment, sans le savoir, rendu un fieffé service. Luis de Santangel, qui mérite plus que notre confiance, a obtenu de vous des renseignements de la plus haute importance. Muni de ces précieuses informations, il a forcé notre porte et nous a mis en garde, la reine et moi, contre une erreur que nous étions sur le point de commettre. Je m’étais emporté contre votre protégé génois au point de vouloir lui signifier son congé de la cour pour l’offense qu’il m’avait faite. La reine avait été assez

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bonne pour me passer ce caprice et lui signifier qu’il n’aurait pas sa fameuse flotte. Nous savons désormais qu’il n’a en rien démérité et que, s’il a omis de me féliciter pour la chute de Grenade, c’est que certains l’ont incité à agir de la sorte pour lui nuire et surtout, ce qui est plus grave, pour nous nuire. Le moment venu, les coupables devront répondre de leurs actes. Sachez en tous les cas que nous avons changé d’avis et que, pour remercier Don Luis de ses loyaux et excellents services, nous lui avons confié le soin d’envoyer une flotte à Cypango sous les ordres de votre Génois. À condition, toutefois, que l’on retrouve celui-ci et qu’il vienne nous en dire plus sur cette affaire.

*

Par petits groupes, des hommes se faufilaient dans les

ruelles de l’aljama de Cordoue et s’engouffraient dans la grande synagogue où les attendaient les anciens de la communauté. Ils avaient l’air grave et préoccupé. Quelques-uns priaient en silence, les autres se tenaient serrés les uns contre les autres, observant à la dérobée leur chef, Abraham de Lucena, qui se tenait près de l’entrée et saluait d’un bref signe de tête les arrivants. La nouvelle avait été rendue publique le matin même par les crieurs de rue.

Par un décret en date du 31 mars 1492, signé à Grenade par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, tous les Juifs de leurs domaines se voyaient intimer l’ordre de les quitter dans un délai de trois mois, après liquidation de leurs biens et avoirs. Seuls ceux qui accepteraient le baptême seraient autorisés à demeurer sur place et à conserver leurs propriétés. Pour les autres, c’était l’exil et, pire, la mort s’ils étaient trouvés en Espagne après cette date.

Abraham de Lucena, la voix tremblante d’émotion, prit la parole, expliquant que cette mesure cruelle n’était pas définitive. D’après ce qu’il savait, les deux Juifs les plus considérables d’Aragon et de Castille, Isaac Abrabanel et Abraham Senor, déployaient d’intenses efforts pour amasser une somme considérable, plusieurs millions de maravédis, dont ils feraient don à la Couronne en échange de l’annulation du

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décret. Le Dieu d’Israël n’abandonnerait pas Ses enfants et leur permettrait de continuer à vivre sur cette terre où ils s’étaient installés depuis des temps immémoriaux. Nul ne devait céder à la panique. D’ailleurs, pressentant la catastrophe, Abraham Senor avait pris ses précautions et, sacrifiant une partie de sa fortune, avait affrété des dizaines de navires pour, le cas échéant, transporter ses coreligionnaires en Berbérie ou au Portugal si le pire arrivait. Pas un seul ne serait abandonné à son triste sort. Les plus riches paieraient pour les plus pauvres. Puisqu’ils ne pourraient sortir or et argent du royaume, ils emporteraient leurs avoirs sous forme de marchandises. Ces navires et ces cargaisons seraient leur sauf-conduit et leur gagne-pain dans les rudes épreuves qui les attendaient au cas où le Rocher d’Israël n’étendrait pas sur eux sa protection.

La foule s’était dispersée, silencieusement. Telle était la scène que Jacob de Torres venait de raconter à ses amis réunis dans la boutique de Leonardo de Esbarraya, ajoutant :

— Pour ma part, ma décision est prise, même si elle me coûte. J’ai toujours vécu à Cordoue et j’imagine mal mener l’existence d’un proscrit. J’accepterai donc le baptême. Ma seule consolation sera que je pourrai alors traiter d’infidèle ce bon Marwan, dont les méfaits ne sont pas assez grands pour qu’on le chasse d’ici.

— Cela arrivera peut-être un jour. Pour le moment, je remercie Allah le Tout-Puissant et le Miséricordieux de m’éviter d’avoir à faire un choix.

Cristobal les interrompit : — Le frère Juan Perez m’avait prévenu que tu serais bientôt

connu sous le nom de Luis de Torres et m’a demandé d’être ton parrain. J’ai accepté avec joie. Rien ne peut plus me satisfaire que l’idée de continuer à t’avoir à mes côtés. Tes compétences nous ont été fort utiles lors des négociations qu’il a menées pour moi avec la Couronne et son représentant, Juan de Coloma.

— C’est un homme de bonne composition. Il a beaucoup d’estime pour toi et je le crois sincère. Il s’est montré très conciliant. Voici les dernières propositions qu’il a faites et qui attendent ton approbation. Dès que tu me l’auras donnée, je partirai pour Grenade afin de les faire enregistrer.

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Cristobal se saisit des documents et, le visage empourpré, lut à haute voix :

— Ce que Don Cristobal Colon sollicite que Vos Altesses lui donnent et accordent en quelque rémunération de ce qu’il a découvert en les mers Océanes, et du voyage qu’à présent, avec l’aide de Dieu, il va entreprendre sur ces mers au service de Vos Altesses, est ce qui suit :

Premièrement : que Vos Altesses, comme seigneurs qu’Elles sont desdites mers Océanes, fassent dès à présent, dudit Don Cristobal Colon, leur amiral sur toutes les îles et terres fermes qui, par sa main et son industrie, seront découvertes et conquises sur lesdites mers Océanes ; duquel titre jouiront, lui, sa vie durant, puis, après sa mort, ses héritiers et successeurs, de l’un à l’autre perpétuellement, avec toutes les prééminences et prérogatives, que sont de tel office et telles que Don Alonso Henriquez, votre Grand Amiral de Castille, et ses prédécesseurs en jouissaient en leurs districts.

En outre : que Vos Altesses fassent dudit Don Cristobal leur vice-roi et gouverneur général de toutes les susdites îles et terres fermes qui, comme il est dit, seront découvertes et conquises sur lesdites mers, et que, pour le gouvernement de chacune et d’une quelconque d’entre elles, il lui appartienne de désigner pour chaque charge trois personnes parmi lesquelles Vos Altesses prendront et choisiront une, celle qui mieux conviendra à Leur service, afin qu’ainsi soient mieux gérées les terres que Notre-Seigneur permettra à Don Cristobal de trouver et de conquérir au service de Vos Altesses.

Leonardo de Esbarraya pouffa de rire : — Je vais aller quérir à la taverne quelques pichets de vin si,

du moins, l’amiral daigne boire en la compagnie de ses anciens amis. Quand je te bottais les fesses à Mocònesi, du temps de notre enfance, je ne savais point que je manquais de la sorte de respect au cul d’un vice-roi. Te souviens-tu que tu te faisais appeler le duc du Mont Thabor ? C’était un jeu. Te voilà désormais plus qu’un duc, vice-roi, ce n’est pas rien !

Jacob de Torres renchérit : — N’oublie pas de gonfler un peu les chiffres de la somme

que ce coquin te doit pour les onguents et baumes que tu lui

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fournis généreusement. Tu as en face de toi un fameux richard, à preuve ce qui est prévu sur le plan financier. Écoute un peu : Que pour toutes et n’importe quelles marchandises, que ce soient perles, pierres précieuses, or, argent, épices ou autres choses et marchandises ; quels que soient leur espèce, nombre et qualité, qui se puissent acheter, trouver, conquérir et procurer dans les limites de ladite amirauté, dès à présent Vos Altesses accordent la grâce audit Don Cristobal qu’Elles veuillent qu’il ait et prélève pour lui la dixième partie de tout cela, déduction faite de toute dépense afférente, en sorte que, du solde net et libre, il ait et touche la dixième partie pour lui-même et en fasse à sa volonté, les neuf autres parties restant à Vos Altesses.

L’apothicaire s’était assis pour mieux rire de tout son saoul. — Non seulement je vais gonfler ma note mais je vais confier

à ce bon Cristobal quelques-uns de mes pots pour qu’il les vende un bon prix à ce Grand Khan dont il nous a tant rebattu les oreilles.

Jacob de Torres lui répliqua : — Le futur Chrétien que je serai sous peu t’affirme que tu es

aussi cupide qu’un Juif. Tu n’as pas tort d’ailleurs. Notre ami peut commercer à sa guise. J’ai fait en sorte que cela soit bel et bien spécifié :

— Que tous navires qui seront armés aux fins de tels commerce et négoce, pour chacun d’eux, à chacune et autant de fois qu’ils seront armés, ledit Cristobal Colon puisse, s’il le veut, contribuer et payer la huitième partie de toute la dépense dudit armement et aussi qu’il puisse avoir et percevoir la huitième partie du bénéfice produit par de tels affrètements.

Dans l’échoppe de l’apothicaire régnait une atmosphère de

fête. Les rares clients à s’y aventurer se voyaient poliment éconduits. Leurs furoncles et boutons attendraient un peu. Tous trinquaient joyeusement, échangeant force plaisanteries et bourrades, esquissant des révérences et se décernant les titres les plus ronflants. Nul n’avait remarqué que le héros du jour se tenait dans un coin, la tête entre ses mains, pleurant de chaudes larmes. Il touchait enfin au but, après des années d’errance, de

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doutes, d’incertitudes et d’échecs. Entre deux sanglots, il murmurait : « Don Cristobal, amiral des mers Océanes, Don Cristobal, amiral des mers Océanes », comme s’il voulait d’ores et déjà s’habituer à ce qualificatif. Pour sûr, il n’hésiterait pas un seul instant quand, à l’avenir, l’un de ses interlocuteurs l’utiliserait. Il saurait d’emblée que c’était à lui et à lui seul qu’on s’adressait.

Jacob de Torres s’approcha de lui et le tira de ses rêveries : — Tu oublies qu’il te reste une chose à accomplir pour être

réellement amiral des mers Océanes. Il te faudra auparavant arriver à Cypango puis en revenir, chargé d’or et d’épices.

— En douterais-tu ? — Ne me demande pas de croire en quoi que ce soit ! Je ne

suis pas d’humeur à le faire. On exige de moi, pour pouvoir rester en Espagne, que je change de religion, sans se préoccuper de savoir si la grâce m’a touché et si je tiens pour une évidence aussi patente que l’air que je respire les mystères de la Trinité et de l’incarnation. Tu vois que le frère Perez se préoccupe fort de mon instruction religieuse.

— Tu ne réponds pas à ma question. — Comment pourrais-je savoir ce que tu ignores toi-même ?

Tu pars pour vérifier si tes hypothèses sont conformes à la réalité. Tu as des espérances, raisonnablement fondées, ce ne sont pas pour autant des certitudes. Tu n’as peut-être pas tort mais c’est là question de foi. C’est une matière en laquelle j’avoue mon ignorance et mon incompétence. C’est à toi de me prouver le contraire. À moi mais à d’autres aussi qui se réjouiraient de ton échec.

— Insinues-tu que Juan de Coloma s’est montré plus que généreux et conciliant uniquement parce qu’il sait qu’il n’aura jamais à tenir les engagements qu’il a pris au nom de Leurs Majestés ?

— C’est un homme prudent. Il n’aurait jamais été se mettre dans un guêpier. Mais ta réussite pourrait susciter bien des convoitises et des jalousies. Certains pourraient chercher à t’empêcher de recevoir le prix de tes efforts.

— À tort car ils pourraient être surpris de ce à quoi je veux employer ma fortune.

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— C’est un sujet sur lequel, en dépit de mes demandes, tu es resté toujours très discret. Cela m’a profondément embarrassé lors de ces négociations. J’aurais pu obtenir pour toi quelques avantages et privilèges supplémentaires si tu avais consenti à t’expliquer.

— Je n’ai pas voulu le faire car ce n’est pas à moi de disposer des biens qui reviennent à Dieu notre Sauveur.

— Je n’entends rien à tes fichus discours. Signe-moi plutôt ces papiers, que je puisse repartir dès demain pour Grenade et les transmettre à Juan de Coloma.

— Comment te remercier ? — En t’occupant de l’essentiel. — C’est ce que j’ai fait des années durant. — En oubliant une simple chose. — Laquelle ? — Celle d’avoir à changer de monture. Il ne sied plus à un

futur amiral de se servir d’une mule pour ses voyages. — Si tu y tiens tant, je ferai la dépense d’un bon cheval. — Veille à ce qu’il ait les pattes robustes pour nager jusqu’à

Cypango. Car, amiral, ce qui te manque le plus pour l’instant, ce sont des navires.

*

Alvaro Alonso Cosio et Diego Rodriguez Prieto piétinaient

sur le parvis de l’église Saint-Georges de Palos. Martin Pinzon, l’un des principaux armateurs de la ville, leur avait intimé l’ordre de l’attendre là, ce 23 mai 1492, avec leurs adjoints, pour une communication de la plus haute importance. Il s’était refusé à en dire plus, les prévenant toutefois que toute désobéissance de leur part leur vaudrait de sérieux ennuis. C’étaient bien là des manières dignes de ce maudit Pinzon, l’armateur le plus réputé du comté de la Niebla, vantard, roublard, fort en gueule, disposant de solides appuis à la cour et à l’Amirauté de Castille. Le port regorgeait de ses bâtards qu’il employait comme mousses sur ses navires et auxquels il infligeait le fouet à la moindre faute. Avec cela, il était adoré par la population qu’il secourait lors de la mauvaise saison quand la houle empêchait

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les navires de franchir la barre de Saltès. Ses frères et ses cousins le renseignaient sur tout ce qui se passait à Palos, Moguer et Huelva. Un marchand de Séville avait eu la mauvaise surprise de constater que plus aucun capitaine ne voulait travailler avec lui au motif qu’il était perclus de dettes et sur le point d’être condamné à une lourde amende. Le malheureux avait vite compris que ses ennuis avaient commencé quand il avait envoyé l’un de ses commis à Palos. Celui-ci, délaissant ses contacts habituels, avait signé un contrat avec un pilote renvoyé depuis peu par l’un des frères Pinzon et qui, pour trouver de nouveaux clients, leur offrait des conditions très avantageuses. L’affaire avait été réglée discrètement. Le marchand de Séville, qu’on disait pourtant fort procédurier, avait retiré ses plaintes et juré à ses collègues qu’il n’y avait pas de meilleurs armateurs que les Pinzon.

Les deux alcades se demandaient donc ce que pouvait bien leur vouloir ce fieffé coquin. Il leur avait joué un tour à sa manière à l’automne dernier en affrétant tous les navires à plus de cent lieues à la ronde, versant aux capitaines de fortes avances et immobilisant leurs bateaux à quai. Une véritable catastrophe pour les artisans et les boutiquiers de la région. Ceux-ci n’avaient plus eu pour clients, pendant quelques semaines, que trois armateurs, Cristobal Quintero, Juan Nino et Juan de la Cosa. Leurs navires, la Pinta, la Niña et la Gallega, ne sortaient que fort rarement en mer et se contentaient de se rendre à Cadiz. Ce n’étant pas avec de telles « expéditions » que les uns et les autres pouvaient vivre.

La révolte avait grondé et s’était éteinte presque aussi rapidement qu’elle était née quand avait été connu le décret portant expulsion des Juifs. Contrairement aux espérances nourries par certains, la mesure n’avait pas été reportée. Abraham Senor et Isaac Abrabanel avaient certes obtenu une audience des souverains et s’y étaient rendus, accompagnés d’une foule de domestiques portant de lourds coffres remplis de maravédis, de ducats et de cruzados. Il y en avait, disait-on, pour près de cent millions de maravédis, qu’ils avaient déposés aux pieds d’Isabelle et de Ferdinand en les assurant que c’était là une partie des revenus que leurs sujets juifs leur verseraient

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les années suivantes s’ils étaient autorisés à demeurer dans leurs domaines. Le Grand Inquisiteur Tomas de Torquemada avait alors jeté une bourse remplie de pièces d’or à terre, grinçant qu’il s’acquittait ainsi de la part due par Judas l’Iscariote. Son geste avait coupé court aux hésitations des deux souverains. Tout au plus avaient-ils concédé aux Juifs un délai supplémentaire de deux mois, leur laissant jusqu’au 2 août pour quitter l’Espagne.

Le cœur brisé, Abraham Senor et ses fils avaient préféré se convertir et ne voulaient plus avoir affaire à leurs anciens coreligionnaires, si ce n’est pour vendre à prix d’or une place à bord des navires dont ils étaient les propriétaires ou les armateurs. Par milliers, les Juifs affluaient dans les ports de la côte, en provenance de Cordoue, Grenade, Lucena, Jaen, Tolède, Alcala de Real ou Salamanque. Ils campaient sur les quais et dans les champs autour de la ville, se débarrassant de leur or et de leurs bijoux, les échangeant à vil prix contre des toiles, des jarres d’huile ou des barriques de vin. Quand ils avaient réussi à trouver un passage, ils montaient à bord des navires, en petits groupes, serrés autour de leurs anciens, quelques-uns portant dans leurs bras les lourds rouleaux de la Loi. Ils chantaient des chants tristes, étouffant difficilement leurs sanglots. À chaque fois, la même scène se reproduisait. Au moment où un portefaix resté sur le quai s’apprêtait à relever la passerelle, une dizaine de personnes la dévalaient, suppliant qu’on les conduise à l’église pour y recevoir le baptême et l’autorisation de demeurer en Espagne. Parfois, des familles se trouvaient ainsi brisées. Des hommes abandonnaient leurs épouses et leur progéniture, des adultes s’enfuyaient sans un regard pour leurs vieux parents, des mères, saisies de panique en voyant le bateau tanguer, jetaient leurs enfants en bas âge en direction des badauds, les suppliant de prendre soin d’eux.

Martin Pinzon était présent à chaque départ. Lui et ses commis avaient la liste de tous les navires en partance depuis Cadiz jusqu’à Valence. Ils utilisaient la Niña, la Pinta et la Gallega pour convoyer d’un port à l’autre les candidats au départ, les assurant qu’ils seraient bientôt en Berbérie ou, pour les plus heureux, au Portugal. Il empochait des bénéfices

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fabuleux, à la grande colère des autres armateurs qui se plaignaient d’avoir été écartés de cette manne.

Les alcades s’attendaient donc au pire, d’autant que ce fieffé coquin leur avait dit qu’il serait accompagné de l’amiral des mers Océanes. L’expression les avait fait sursauter. D’amiral, ils n’en connaissaient qu’un, Don Alonso Henriquez, lointain cousin du roi, qui s’était arrogé le monopole du trafic avec les Canaries, prélevant, en plus des taxes, une commission sur chaque cargaison. Il n’était guère aimé à Palos. Lors du mariage de sa petite-nièce, Isabelle d’Aragon, avec l’infant Afonso du Portugal, il avait laissé les capitaines de Lisbonne arraisonner des navires de Palos qui péchaient au large de La Gomera. Pour une fois, les équipages avaient été épargnés mais Palos avait été condamnée à payer une très lourde amende dont les alcades ne s’étaient toujours pas acquittés, faute de moyens. C’était peut-être cette somme que venait réclamer cet amiral des mers Océanes, sans doute l’une des créatures de Martin Pinzon.

Les alcades en discutaient encore entre eux quand des guetteurs, placés à l’entrée du village, les avertirent qu’un groupe de cavaliers arrivait du monastère de la Rabida. Ils firent halte devant l’église et descendirent de leurs montures, jetant un regard distrait à la foule qui s’était massée sur la grande place. Il y avait là Martin Pinzon, le prieur du monastère, le frère Perez, ravi d’avoir pu galoper comme il le faisait dans son enfance, plusieurs commis et un homme vêtu avec soin, au visage impénétrable. Tous entrèrent dans l’église, se signant machinalement en passant devant le maître-autel. À toutes fins utiles, Alvaro Alonso Cosio avait fait préparer quelques rafraîchissements dans la salle où se réunissaient les marguilliers.

Les visiteurs les dédaignèrent. L’air contrarié, Martin Pinzon se tourna vers l’alcade :

— Décidément, vous n’êtes bon à rien et il faut tout vous expliquer. Vous auriez dû comprendre qu’il vous fallait rassembler tous les hommes majeurs de ce port pour qu’ils entendent lecture des ordres de Leurs Majestés. Si j’avais voulu m’entretenir en privé avec vous, je l’aurais fait depuis longtemps. Peu importe. Faites entrer ceux qui se tiennent sur

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la grande place, ils raconteront à leurs compères ce que nous avons à leur dire.

Tandis que la foule pénétrait dans l’édifice, le frère Perez était grimpé en chaire et, ayant imposé le silence d’un simple geste de la main, entreprit de lire le parchemin qu’il tenait dans ses mains :

— Don Fernando et Dona Isabel, par la grâce de Dieu roi et reine de Castille, de Léon, d’Aragon, de Valence, de Galice, de Majorque, de Séville, de Sardaigne, de Cordoue, de Corse, de Murcie, de Jaen, des Algarves, d’Algésiras, de Gibraltar et des îles Canaries ; comtes de Barcelone, seigneurs de Biscaye et de Molina, ducs d’Athènes et de Néopatrie ; comtes de Roussillon et de Cerdagne ; marquis d’Oristan et de Gociano,

À vous, Diego Rodriguez Prieto, et à toutes les autres personnes, vos compagnons et autres bourgeois de la ville de Palos, et à chacun de vous, salut et grâce.

Comme bien vous savez, pour quelques choses faites et commises par vous en ce qui est de notre service, vous avez été condamnés par ceux de notre Conseil à l’obligation de nous servir douze mois avec deux caravelles armées à vos propres frais et dépens, chacune en temps et en lieu qui seraient par nous exigés, sous certaines peines, prévues plus au long en ladite sentence prononcée contre vous et notifiée. Et à présent que nous avons mandé à Cristobal Colon d’aller avec une flotte de trois caravelles, comme capitaine desdites trois caravelles, sur certaines parties de la mer Océane, pour y accomplir quelque mission qui convient à notre service, et que nous voulons qu’il emmène avec lui les susdites caravelles avec lesquelles vous deviez ainsi nous servir ; en conséquence, nous vous mandons que, du jour où par la présente lettre vous serez requis jusqu’au dixième jour suivant, sans plus nous requérir ni consulter, ni attendre, ni avoir autre lettre de nous à ce sujet, vous ayez à préparer et fréter lesdites deux caravelles armées, comme vous y êtes obligés en vertu de ladite sentence, pour partir avec ledit Cristobal Colon où nous lui mandons d’aller. Et vous partirez avec lui au susdit terme, alors et quand par lui cela vous sera dit et ordonné de notre part ; et nous lui mandons qu’il vous paie dès lors la solde de quatre

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mois pour tous les gens qui iront sur lesdites trois caravelles, au prix payé aux autres gens qui iront sur lesdites trois caravelles, y compris celle que nous lui avons donné ordre de fréter, prix que, communément, on est accoutumé de payer sur cette côte aux gens qui partent en mer sur une flotte. Et qu’une fois partis, vous suiviez la route que, de notre part, il vous ordonnera de suivre, et que vous obéissiez à ses ordres et gouvernement, en sorte que ni vous, ni ledit Cristobal Colon, ni aucun autre de ceux qui iront sur lesdites caravelles, n’aillent à La Mine, ni nulle part qui soit de son ressort qui appartient au sérénissime roi du Portugal, notre frère, parce que notre volonté est d’observer et qu’on observe ce qu’avec ledit roi du Portugal nous avons traité et établi à ce sujet. Et vous, portant ce qui fera foi, par seing de notre dit capitaine, de son contentement de votre service sur les deux dites caravelles affrétées, nous vous tiendrons absous de ladite peine qui par ceux de notre Conseil vous fut imposée. Et dès à présent jusqu’alors, et dès lors à présent, nous, nous nous estimons bien servis de vous avec lesdites caravelles, et selon et comme il vous fut ordonné par tous ceux de notre Conseil, avec l’avertissement que nous faisons pour le cas où vous n’obéiriez pas, ou nous opposiez excuse ou moyens dilatoires, nous donnerions ordre d’exécuter sur vous et sur chacun d’entre vous et vos biens les peines prévues par ladite sentence qui contre vous fut prononcée. En conséquence que ni les uns ni les autres d’entre vous n’agissiez d’autre sorte sous peine d’encourir notre défaveur et le paiement de chacun dix mille maravédis à notre Chambre…

Un cri monta de la foule rassemblée dans l’église. Elle n’avait rien compris à ce qu’avait lu le frère Perez. Il parlait dans la langue dont usaient les prêtres et les seigneurs, comme si les puissants prenaient un malin plaisir à affirmer leur supériorité sur les pauvres en les privant également de l’entendement. Mais les derniers mots étaient clairs. Chaque feu se voyait frapper d’une amende de dix mille maravédis. C’était trois fois plus que ne gagnait un bon matelot en une année quand il trouvait à s’employer douze mois sur douze. La ruine les menaçait tous. Une femme commença à hurler, vite imitée par ses commères

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qui poussaient leurs cris stridents en se signant et en brandissant le poing contre les alcades. Le frère Juan Perez eut bien du mal à rétablir l’ordre et à expliquer, en termes simples et clairs, que les dix mille maravédis ne seraient jamais exigés de quiconque si la ville de Palos fournissait effectivement les deux caravelles que réclamait la Couronne. Bien mieux, ajouta le moine, c’était une véritable aubaine pour les marins du lieu. Ils seraient recrutés en priorité par les capitaines, son ami l’amiral des mers Océanes s’y étant engagé auprès de lui. Il lui avait d’ailleurs remis une liste de ceux qu’il jugeait particulièrement méritants. Pour donner du poids à ses paroles, il contempla la foule et interpella joyeusement ceux qu’il reconnaissait : « Je t’ai désigné, Francisco Garcia Vallegas, et toi aussi, Juan de Merida, et toi aussi, Sancho de Ramza ! » Chacun des hommes ainsi nommé sortait du rang, le sourire aux lèvres, se dandinant maladroitement comme pour mieux faire admirer sa force et sa vigueur. Les femmes, qui avaient séché leurs larmes, se mirent à tenir des propos joyeux, avant que le moine ne les invite à se taire et ne convie l’assistance à entonner le Salve Regina.

Quand la foule se fut dispersée, Martin Pinzon se tourna vers les alcades et leur dit d’un air mauvais :

— À vous de vous procurer ces deux caravelles dans les plus brefs délais. Faites diligence car vos administrés, à ce qui m’en semble, ne vous pardonneraient pas un échec.

Diego Rodriguez Prieto protesta : — C’est nous assassiner froidement. Vous êtes le premier à

savoir que tous les navires disponibles ont pris la mer ou ont été affrétés par vous.

— Trouvez-en d’autres. — C’est impossible. Le départ des Juifs a fait monter à ce

point les prix qu’aucun armateur n’acceptera nos propositions. Il préférera faire fortune sur le dos des proscrits.

— Comme vous le faisiez jadis en trafiquant illégalement avec la côte de Guinée. Tout se paie un jour, messeigneurs. Néanmoins, par le souci que j’ai non de vous mais des habitants de cette cité, je veux bien me montrer compatissant. Juan Nino et Cristobal Quintero sont prêts à vous louer la Niña et la Pinta

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à certaines conditions qu’ils vous préciseront. Je me fais fort de trouver le troisième navire.

*

Les clients de la taverne s’étaient tus quand Pedro Vasques

de la Frontera avait fait son entrée. Les cheveux blancs, le visage barré de multiples balafres, l’ancien pilote était l’une des personnalités les plus respectées du comté de la Niebla. C’est à lui que les alcades de Palos, Moguer et Huelva avaient délégué leurs pouvoirs de justice pour tout ce qui avait trait aux litiges entre marins. Son autorité était acceptée de tous car il savait graduer les peines à sa manière. Il refusait d’infliger des amendes trop lourdes, qui contraignent les matelots à s’endetter ou à laisser sans argent leurs familles. Il préférait obliger les coupables à se racheter en travaillant pour ceux qu’ils avaient lésés ou offensés. En fait, il s’efforçait de toujours distinguer entre ce qu’il fallait attribuer à la méchanceté et ce qui était la conséquence de l’ivrognerie et de la fatigue.

Cette fois-ci, les alcades de Palos lui avaient demandé de juger Rodrigo de Triana, coupable d’avoir poignardé Juan Arias, un marin portugais, lequel n’avait été fort heureusement que très légèrement blessé. Pedro Vasques de la Frontera avait interrogé séparément les deux hommes et s’était aperçu que l’affaire n’était pas une simple rixe entre soiffards de la pire espèce. Certes, les deux hommes avaient bu plus que de raison. Ils étaient amis de longue date et avaient navigué à plusieurs reprises de concert, mangé à la même écuelle et partagé la couche des mêmes ribaudes. Ils avaient été comme deux frères jumeaux. Pourtant, il y avait de cela quelques jours, ils s’étaient battus comme de beaux diables à la taverne du Chien roux où Juan Arias fêtait son engagement à bord de la Niña.

Selon les témoins, il avait sorti de sa bourse cent maravédis, voulant rembourser à Rodrigo de Triana la somme qu’il avait perdue en jouant aux dés contre lui. L’autre, au lieu de le remercier, lui avait jeté au visage cet argent en hurlant qu’il ne voulait pas de l’« argent du diable » et des « pièces de la mort ». À l’en croire, tous ceux qui acceptaient de partir avec la flotte

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commandée par ce Cristobal de malheur avaient été ensorcelés et avaient passé un pacte avec le diable. Car nul bon Chrétien ne pouvait être assez sot pour accepter de partir volontairement vers la mort en s’embarquant à bord de ces navires qui jamais ne pourraient revenir à Palos. Juan Arias s’était alors moqué de son ami, lui rappelant que l’amiral avait bonne réputation et que le roi Dom Joao lui avait confié le soin d’accompagner des savants à La Mine, preuve s’il en était de son sérieux. Rien n’y avait fait. Rodrigo de Triana s’était emporté, qualifiant Juan Arias de « vilain Maure » avant de se jeter sur lui et de tenter de le poignarder. Fort heureusement, il était si saoul que la lame avait à peine déchiré la chemise de sa victime.

Les deux hommes étaient là devant leur juge. Juan Arias ne voulait pas en démordre. S’être fait traiter de « vilain Maure » lui restait en travers de la gorge. Il n’était pas Maure mais bon Chrétien. Certes, avait-il protesté, il connaissait des Maures et s’était rendu à plusieurs reprises dans la mouraria de Tavira, sa ville natale. Il n’était pas le seul dans ce cas et il se faisait fort, si on le cherchait un peu trop, de révéler ceux qui, ici, à Palos, entretenaient d’étranges rapports avec les hérétiques et les Infidèles. C’était simple. Rodrigo de Triana devait être puni de la manière la plus exemplaire qui soit. Ses amis venus le soutenir l’avaient approuvé bruyamment. Ce coquin de Rodrigo de Triana ne s’en sortirait pas comme à son habitude.

Pour Pedro Vasques de la Frontera, l’affaire était délicate. Juan Arias avait mille fois raison. Traiter quelqu’un de « vilain Maure » n’était pas innocent. Dans certains villages reculés, il n’en fallait pas plus pour que le suspect soit tué par ses voisins. Restait que Rodrigo de Triana était son lointain parent – il avait épousé sa petite-nièce – et que celle-ci était venue le supplier d’épargner à son mari la prison. Elle avait ajouté que, même condamné à une peine légère, il ne trouverait plus jamais à s’embarquer et qu’ils seraient tous deux condamnés à la misère.

Même s’il n’y avait pas eu mort d’homme, l’affaire était grave. Des dizaines de marins s’étaient rassemblés pour entendre le verdict, se demandant ce que ce damné Pedro allait leur réserver comme surprise. Ils ne furent pas déçus. Les amis

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de Rodrigo poussèrent des cris déchirants quand le juge, un mauvais sourire aux lèvres, déclara en désignant le coupable :

— Nul ne pourra me reprocher mon indulgence envers un parent. Je le condamne à la pire peine qui soit à ses yeux.

Cette phrase avait provoqué un véritable tumulte. Quoi ? Le malheureux serait roué ou écartelé pour ce qui n’était au fond qu’une peccadille ? Puis un gigantesque rire avait secoué la foule quand Pedro Vasques avait ajouté :

— Ceux qui sont amateurs de sang versé en seront pour leurs frais. Je condamne Rodrigo de Triana à partir avec la flotte de Don Cristobal et le dispense de toute autre peine. J’en ai le pouvoir de par le mandement de la reine et du roi.

Juan Arias l’interrompit : — C’est faux et tu le sais bien. — Gare à toi si tu persistes dans cette insolence. Elle pourrait

te coûter cher. Écoute plutôt ceci qui a été paraphé par Leurs Majestés : À ceux de notre Conseil et auditeurs de notre Audience, corregidors, assistants, alaces et alguazils, mérinos et autres magistrats, de quelques villes, bourgs et lieux que ce soit de nos royaumes et seigneuries, et à chacun quel qu’il soit parmi vous à qui notre lettre sera présentée, ou sa copie conforme à l’original, signée par un notaire, salut et grâce !

Sachez que nous envoyons Cristobal Colon sur la mer Océane pour y accomplir certaines choses de notre service et que, pour y mener les gens dont il a besoin sur les trois caravelles avec lesquelles il part, il dit qu’il est nécessaire de donner sécurité aux personnes qui partiront avec lui, sinon personne ne voudrait l’accompagner en ce voyage. Et, pour sa part, il nous a suppliés que nous donnions cet ordre, et nous l’avons trouvé bon. Ainsi, par la présente, nous accordons ladite sécurité à toutes et quelles que soient les personnes qui iront sur lesdites caravelles avec ledit Cristobal Colon dans ledit voyage qu’il accomplit sous notre commandement sur ladite mer Océane, comme il est dit, pour que ne leur soit fait aucun mal ni tort ni dommage aucun en leurs personnes et biens, ni aucune autre chose, en raison d’aucun délit encouru ou commis jusqu’au jour de la date de cette nôtre présente lettre, et durant le temps qu’elles seront parties, et y compris

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leur retour en leurs maisons et deux mois après. Et pour ce, nous vous ordonnons à tous et à chacun de vous en vos lieux et juridictions, de ne juger aucune cause criminelle touchant les personnes qui partiront avec ledit Cristobal Colon sur lesdites trois caravelles et pendant le temps susdit ; parce que notre désir et volonté est que tout cela soit ainsi suspendu. Et que ni les uns ni les autres ne fassiez ni ne fassent par conséquent aucune autre chose, sous peine d’encourir notre défaveur, et dix mille maravédis pour notre Chambre, de chacun qui le contraire ferait.

La foule se dispersa. Rodrogo de Triana paraissait déconfit.

Ainsi donc, il se voyait condamné à partir sur la mer Océane, ce à quoi il s’était refusé avec la plus grande force. Ses amis se moquaient de lui, l’accablant de leurs sarcasmes et lui faisant remarquer qu’il se trouvait en bien mauvaise compagnie.

Quatre autres personnes avaient bénéficié d’une mesure similaire, des criminels endurcis. L’un d’entre eux, Bartolomé de Torres, avait tué un marin et été condamné à mort. Il avait réussi à s’évader de sa prison grâce à trois de ses compagnons qui avaient assommé les gardes et laissé pour morts deux d’entre eux. Dans l’impossibilité de se cacher plus longtemps, ils avaient négocié avec l’alcade leur grâce et s’étaient engagés à partir sur la Pinta.

Deux semaines après l’audience, Rodrigo de Triana et son épouse avaient rendu visite à Pedro Vasques de la Frontera pour le remercier. Le vieil homme avait grommelé quelques mots incompréhensibles. Par contre, il s’était fâché tout court quand sa petite-nièce lui avait confié en secret qu’elle avait bien peur d’être veuve. Rien ne garantissait en effet que son Rodrigo reviendrait de son périple. Certes il avait échappé aux foudres de la justice mais son parent le condamnait de facto à mort en le faisant partir avec la flotte.

Il avait laissé éclater sa colère : — Tu es encore plus bête que lui. Crois-moi, si cela ne tenait

qu’à moi, je serais le premier à partir avec cette flotte. J’ai navigué au large des Açores et, à chaque fois, j’ai été déçu quand notre navire devait rebrousser chemin car sa progression était

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freinée par d’immenses champs d’herbes qu’il nous était impossible de contourner. Dommage, car je suis sûr qu’il existe une terre vers l’ouest.

— Que ne pars-tu à la place de mon Rodrigo ? — Il est jeune et je suis trop vieux. L’amiral n’a pas voulu de

moi, même s’il a écouté avec attention mes récits. Il me les a fait répéter hier devant tous les marins réunis à l’église Saint-Georges. D’après lui, mes propos ont convaincu ces coquins. Il n’a plus eu aucun mal à recruter les hommes dont il avait besoin : vingt-quatre pour la Niña, vingt-six pour la Pinta et quarante pour la Gallega qu’il a décidé de rebaptiser la Santa Maria et d’en faire son navire amiral. C’est à son bord que voyagera ton mari, je me suis arrangé avec le chirurgien du bord, un certain Juan Sanchez, pour qu’il le prenne à son service. Profite bien de ton époux pendant les quelques jours qui te restent. Leur départ est prévu au vendredi 3 août.

*

Le 15 février de l’an de grâce 1492 De Diogo Ortiz de Vilhagas, évêque de Ceuta, à Luis de Santangel, trésorier de la Maison d’Aragon

Mon cher fils, C’est avec plaisir que je te confirme ce que je t’ai dit lors de

ma visite à Grenade où j’étais venu, avec les ambassadeurs de mon maître, le roi Dom Joao II de Portugal, féliciter Leurs Majestés catholiques pour la prise de cette cité.

Voilà nos deux royaumes débarrassés à jamais de cette engeance maudite, les Maures. Je m’en réjouis d’autant plus que Grenade était comme une épée pointée contre ma bonne ville de Ceuta. Nous pouvons enfin respirer et ne plus craindre pour notre avenir grâce à l’exploit de l’Aragon et de la Castille.

S’agissant de ce que t’avait confié mon excellent ami, le prieur de la Rabida, l’illustre et très pieux frère Juan Perez, j’avais fait diligence dès réception de sa lettre, jugeant toutefois plus prudent de ne rien lui communiquer avant la fin de mon enquête.

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J’étais bien résolu à rechercher la vérité, y compris en levant exceptionnellement le secret de la confession auquel étaient astreints certains. Malheureusement, cela n’a pas été nécessaire. Les deux personnes que je comptais interroger ont péri de manière violente et inexpliquée. Le frère Juliao, portier du monastère de Tous les Saints à Lisbonne, a été retrouvé assassiné dans sa cellule, au retour d’un entretien qu’il avait eu à la Maison de La Mine et des affaires de Guinée. Le père Antao Pereira, curé de Porto Santo, a disparu lors d’un séjour qu’il avait effectué à Funchal. Son corps a été retrouvé dans une llevada au-dessus de la ville.

Ces deux morts ont suscité une intense émotion et la rumeur publique affirme que les victimes ont payé le fait d’avoir éventé certains secrets dont elles étaient détentrices. Si tel était réellement le cas, d’autres et non des moindres pourraient connaître le même sort.

Je confie cette lettre à un cousin de mon homme de confiance. C’est un matelot portugais, Juan Arias, qui se rend à Palos dans l’espoir d’y trouver un embarquement. C’est un joyeux luron, fort en gueule mais le plus excellent et le plus habile des hommes, que tu pourrais employer utilement à ton service.

Je suis ton obligé,

Diogo, évêque de Ceuta.

*

Le 1er mars de l’an de grâce 1492 De Luis de Santangel, trésorier de la Maison du roi d’Aragon, à Juan de Coloma, secrétaire de Leurs Majestés

La volonté de Leurs Altesses royales est d’accorder tout ce

que le nommé Cristobal requiert et exige pour prendre le commandement de trois caravelles qui doivent mener une certaine mission sur la mer Océane.

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Ces requêtes ont beau être extraordinaires et hors du sens commun, les renseignements dont je dispose me laissent à penser qu’elles sont peu de choses au regard de ce que nous pourrons obtenir.

Veille donc à ce qu’il obtienne les titres et privilèges qu’il réclame pour lui et les siens. Tu prendras soin de te faire prier et de refuser, tant que cela sera nécessaire, que lui soit octroyée la dignité d’amiral de la mer Océane. Plus il la verra s’éloigner, plus il brûlera de l’obtenir et sa vanité lui fera perdre de vue les autres dispositions de l’accord.

Je suis ton serviteur,

Luis de Santangel.

*

Le 19 mars de l’an de grâce 1492 De Martin Pinzon, armateur à Palos, à Francisco Pinello, trésorier de la Santa Hermandad

Je te remercie des lettres de recommandation que tu m’as

remises pour tes compatriotes génois établis en Castille et en Aragon.

Grâce à elles, mon protecteur, le comte Luis de La Cerda, comte de Medina Celi, a obtenu les 250 000 maravédis dont il avait besoin pour avancer ladite somme à Cristobal Colon qui se trouve désormais être notre obligé.

Toi et Luis de Santangel avez bien voulu faire l’avance, sur les réserves de votre confrérie, de 1 400 000 maravédis, un complément de 350 000 maravédis étant fourni à part égales par le roi Ferdinand et par l’un des vôtres, Juanoto Berardi.

Je te dois mille grâces de ces bons services et de la peine que tu as prise de me faire communiquer par les Centurione de Gênes un document se trouvant dans les archives du Vatican et relatant le voyage d’un navigateur à Cypango.

Je sais que tu es très proche de Federigo Centurione puisque vos familles ont acheté et partagent un même palais à Gênes. Il n’en demeure pas moins que ce document m’a été bien utile

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pour venir à bout de curieux scrupules de la part de Don Cristobal.

Alors que les Capitulations lui confiant cette mission ont été rendues publiques le 17 avril dernier, il n’a toujours pas daigné répondre à mes multiples demandes ni cherché à se procurer les navires dont nous avons besoin.

J’ai décidé d’avoir une explication avec lui et l’ai convoqué à Palos.

Je suis ton obligé,

Martin Alonso Pinzon.

*

Le 2 août de l’an de grâce 1492 De Cristoforo à son frère Bartolomeo

Le messager que je t’ai envoyé t’a appris que les Rois

Catholiques m’ont confié la mission de partir, avec trois caravelles, sur la mer Océane pour gagner Cypango et, de là, la cour du Grand Khan.

Ils m’ont accordé la charge d’amiral et de vice-roi des terres que je soumettrai. Notre fortune est enfin faite et je te demande de quitter, dès que tu le pourras, la France pour te rendre à Cordoue veiller à nos intérêts.

Dans quelques heures, avec mes vaillants marins, je me rendrai entendre la sainte messe et recevoir la communion à l’église Saint-Georges de Palos avant de m’embarquer.

Je t’écris pour te faire mes ultimes recommandations et te communiquer certaines choses d’importance.

Tout d’abord, je te demande de prendre soin de mes deux fils, tes neveux, Diego et Ferdinand, ainsi que de ma compagne, Dona Beatriz. Je n’ai pu l’épouser, du moins ne l’a-t-elle jamais voulu, mais je lui suis redevable de m’avoir toujours soutenu durant ces années d’épreuves et d’attente. Veille à ce qu’ils ne manquent de rien et qu’ils n’aient pas à rougir de leur nom.

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J’ai confié à Dona Beatriz, qui les a mis en lieu sûr, un récit de ma vie ainsi que différents documents qui pourront t’aider, si nécessaire, à faire valoir mes droits et ceux de mes héritiers.

Je te supplie d’en prendre connaissance dès ton arrivée à Cordoue et d’en faire un sage usage, sans précipitation ou imprudence.

Au moment où mon rêve est sur le point de se réaliser, je t’avoue être taraudé par un doute mortel et par la crainte d’être le jouet d’une mauvaise farce.

J’en viens à me demander s’il fut réellement sage d’accepter la proposition de Federigo Centurione de me rendre, avec toi, à Lisbonne pour y recueillir des informations sur les entreprises maritimes des Portugais.

Les Centurione se sont servis de nous avant de nous rejeter, nous condamnant à ne pouvoir retourner à Gênes.

Ils sont cependant mille fois moins coupables et cauteleux que José Vizinho et sa clique, ces hommes de Sagres qui nous faisaient jadis si peur et se révèlent n’être que de vils intrigants.

Je sais qu’ils sont toujours animés par la même idée, gagner l’Inde en contournant l’Afrique, et que la proximité d’un succès les pousse à induire en erreur ceux qui pourraient contrarier leurs projets ou les reprendre à leur compte.

Pour ce faire, ils ont forgé un abominable complot et m’ont fait croire à l’existence d’une autre route, abusant de ma faiblesse et de ma crédulité. Je le sais par un message que m’a fait passer, peu de temps avant sa mort cruelle, l’évêque de Ceuta, qui a sans doute rejoint au paradis mes amis, frère Juliao et le père Pereira, eux aussi disparus de manière tragique.

Ces soupçons que je nourrissais depuis longtemps, sans jamais avoir le courage de les exposer ouvertement, m’ont amené à retarder le plus longtemps possible mon départ. Au point d’éveiller la méfiance et la colère de l’un de mes associés, Martin Alonso Pinzon.

Je m’en suis ouvert en confession à mon directeur de conscience, le frère Juan Perez, que je sais être muet comme une carpe. Je l’ai supplié de me délivrer de ce poids

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insupportable à porter et d’obtenir de Leurs Majestés leur pardon.

Il n’a rien voulu savoir et m’a ordonné d’apposer ma signature en bas de tous les documents qui lui avaient été remis et de préparer ce voyage comme si Cypango n’attendait que moi. Selon lui, les rêves sont plus forts et plus vrais que les faits et ils se réalisent quand Dieu le juge nécessaire et indispensable à Sa gloire comme ce serait le cas maintenant.

Me voilà donc réduit à partir pour habiller mes mensonges d’un peu de vraisemblance, en laissant à Notre-Seigneur et à Sa Très Sainte Mère le soin de me guider le long de ma route et d’atténuer mon probable échec par la douleur que certains éprouveront à la perte de cette flotte. C’est la condition pour que le rêve reste intact et qu’aux yeux des générations à venir, je passe pour un précurseur malheureux et non pour le trop docile instrument d’intérêts qui me dépassaient.

C’est te dire combien il est urgent que tu te rendes à Cordoue pour prendre soin des miens.

Ton frère, Cristoforo.

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Des mirages sur les flots

Les bannières de Castille et d’Aragon avaient été hissées dans un grand concert d’acclamations sur les murailles de la ville. De partout, ses habitants se précipitaient en dehors de l’enceinte pour accueillir l’armée qui chevauchait à travers les collines arides. Ce n’étaient que cris de joie poussés dans toutes les langues par des milliers de poitrines. L’enthousiasme atteignit son paroxysme quand apparut le cortège des souverains vainqueurs. Le roi Ferdinand d’Aragon et la reine Isabelle de Castille chevauchaient aux côtés du Grand Khan et du Prêtre Jean, juchés sur de somptueux destriers.

Un homme se détacha de la foule pour les saluer. Il était revêtu de la robe des tertiaires de saint François. À sa grande surprise, il vit les quatre monarques mettre pied à terre à sa hauteur et s’incliner profondément devant lui comme s’il eût été leur suzerain et seigneur. C’est alors que tous purent entendre la reine Isabelle proclamer :

— Amiral, c’est à vous que la Chrétienté est redevable de ce miracle, notre entrée dans la sainte cité de Jérusalem délivrée de l’esclavage où la tenaient les Maures cruels. Tout cela grâce à l’or de Cypango et au concours de nos loyaux vassaux, le Grand Seigneur et le Prêtre Jean, auprès desquels nous vous avions envoyé. Désormais, la ville où notre Sauveur est mort appartient à nouveau à ses légitimes propriétaires. Sans vous, rien de tout cela n’aurait été possible. Prenez place à nos côtés afin que, tous ensemble, nous allions prier au Saint-Sépulcre, sur le Tombeau de Notre-Seigneur et Sauveur.

Au moment même où il s’apprêtait à franchir, en compagnie des souverains, la porte de Sion, Cristobal fut tiré de son sommeil par la prière du mousse de quart :

Bénie soit la lumière du jour.

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Et la Sainte Croix, disons-nous, Et le Seigneur de Vérité, Et la Sainte Trinité. Bénie soit l’âme immortelle Et le Seigneur qui l’a faite telle. Bénie soit la lumière du jour Et celui qui dissipe la nuit.

Le capitaine ne pouvait pas en vouloir au jeune garçon. Il

faisait son devoir et, s’il s’en était abstenu, aurait reçu au mieux quelques taloches, au pis quelques coups de fouet, afin de lui apprendre à vivre et à respecter les usages. C’était là le triste sort des mousses, des gamins à peine sortis de l’enfance, placés par leurs parents sur un navire pour y servir de souffre-douleur et de domestiques aux autres marins qui leur faisaient parfois subir de cruels outrages. C’était ainsi, de toute éternité. Ces mousses tenaient un rôle essentiel dans la vie du navire. C’est à celui de quart le matin que revenait, après avoir récité le Pater Noster et l’Ave Maria, le soin d’appeler au service l’équipe de jour :

— Sur le pont, messieurs les matelots de bâbord ; sur le pont, sans perdre de temps, tous les membres du quart de monsieur le pilote. C’est l’heure, debout, debout, debout.

Les hommes se levaient, encore perdus dans leurs pensées. Les uns s’étiraient nonchalamment et bayaient aux corneilles, les autres avalaient à la va-vite un morceau de biscuit ou un quart d’oignon, avant de se mettre aux ordres du maître d’équipage. En riant, ils donnaient une chiquenaude au mousse qui se rendait sur le gaillard d’arrière pour saluer le capitaine selon la formule rituelle :

— Dieu nous donne de bonnes journées, un bon voyage, bonne traversée pour le navire, sire commandant, maître et bonne compagnie. Amen.

Le gamin avait rempli sa mission. Il aurait été cruel de le lui reprocher. Pourtant, il avait rompu la magie du rêve. Cristobal en prenait douloureusement conscience.

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Ce matin du 12 octobre 1492, il ne se trouvait pas à Jérusalem, mais à bord de la Santa Maria, au milieu de la mer Océane. En plus, ce n’était pas une journée comme les autres. Demain, ainsi qu’il l’avait promis à l’équipage, si aucune terre n’était en vue, la flotte ferait demi-tour et reprendrait la route de la Castille, faute d’avoir pu atteindre Cypango après plus d’un mois de navigation en direction du couchant.

Trois jours de sursis, c’est tout ce qu’il avait pu obtenir des hommes quand ceux-ci s’étaient rassemblés sur le pont le 10 octobre au matin, une scène dont il se souvenait avec précision, tant elle lui avait paru défier les règles de la raison. Contrairement à ce que craignaient Juan Sanchez et Luis de Torres, il n’avait pas eu à affronter de mutinerie. Les hommes ne l’avaient pas menacé ou n’avaient pas essayé de le jeter à la mer comme cela aurait pu se passer.

Non, il n’y avait pas eu un cri, pas une huée, pas un mot de reproche, pas une insulte ou un juron, rien qu’un silence terrible, pesant, étouffant. Un silence que rien n’avait pu faire cesser. Quand Cristobal était passé dans les rangs de l’équipage, interpellant chaque matelot par son nom, évoquant telle ou telle anecdote, l’adjurant de parler, de lui dire ce qu’il voulait, aucun n’avait bougé ni esquissé le moindre geste. Deux sabliers s’étaient renversés sans que rien ne change. Quand Martin Alonso Pinzon et Juan de Cosa, les capitaines de la Pinta et de la Niña, l’avaient rejoint à bord, ils lui avaient expliqué que leurs propres équipages observaient le même mutisme. C’était clair : les hommes étaient à bout et ils n’iraient pas plus loin. C’était ainsi, mieux valait rentrer et ramener à bon port les trois navires, ce qui atténuerait la portée de l’échec.

Cristobal s’était résigné. Tout au plus avait-il exigé comme une faveur ce qui n’était au fond qu’une évidence, ce délai de trois jours. Martin Pinzon avait ricané. Ces trois jours, c’était peu ou prou le temps nécessaire pour permettre aux bateaux de changer de cap et de trouver les vents et les courants susceptibles de les porter vers l’Espagne. Cette distance, il aurait fallu de toute manière la parcourir. Les hommes n’avaient donc pas cédé grand-chose en acceptant ce délai. Mais ils avaient fait en sorte qu’il soit considéré comme une marque de respect

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envers Cristobal, leur capitaine, cet étranger dont ils avaient commencé par se méfier mais dont ils avaient vite remarqué qu’il était meilleur marin qu’il ne le laissait paraître, et fort soucieux de leur bien-être.

Il les avait menés dans des parages où nul Chrétien ne s’était jamais aventuré, il saurait les ramener jusqu’à Palos. D’ailleurs, il n’était pas exclu qu’au cours du voyage de retour ils puissent aborder à l’île d’Antilia ou à celle des Sept Cités, qu’ils avaient dédaignées à l’aller, comme tous s’en étaient persuadés à certains signes. L’échec ne serait peut-être pas aussi grand.

C’est à tout cela que Cristobal songeait en ce matin du 12 octobre 1492 en sortant de sa cabine. Il revoyait distinctement toutes les étapes de leur voyage, depuis leur départ le 3 août de Palos, un voyage ponctué de très rares incidents. Le plus notable avait été l’avarie du gouvernail de la Pinta, conséquence sans nul doute d’un sabotage. Martin Alonso Pinzon avait été le premier à soupçonner le propriétaire du navire, Cristobal Quintero, qui ne se consolait pas d’avoir vu son bâtiment réquisitionné pour une très longue expédition alors qu’il avait d’autres projets. C’est sans doute pour cette raison qu’avec l’aide de quelques complices il avait grossièrement saboté le gouvernail, prenant soin toutefois de ne pas trop l’endommager, afin de ne pas avoir à supporter le coût de réparations trop élevées. Pinzon n’avait pu réunir de preuves tangibles contre lui, tout au plus des soupçons fortement encouragés par l’attitude de Quintero qui gémissait sur ses prétendus malheurs et sur la perte de son navire, une perte à laquelle il semblait s’être résigné.

Cristobal n’avait pu que se féliciter de la loyauté dont avait alors fait preuve Martin Alonso Pinzon. L’armateur avait réparé, avec des cordages, le gouvernail et prévenu le commandant de la flotte que la Pinta parviendrait à rallier les Canaries. Là, il se faisait fort de trouver un bon forgeron pour remplacer les pièces de métal endommagées. Si ce n’était pas le cas, lui, Pinzon, savait que la veuve du gouverneur, Dona Inès Peraza, possédait une bonne nef galicienne qu’il serait possible de réquisitionner. Il n’y avait donc rien à craindre, l’expédition n’était pas réellement menacée.

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Voilà qui avait rassuré Cristobal, pour lequel l’escale aux Canaries était une décision risquée. Il savait que de nombreux capitaines hésitaient à s’arrêter dans cet archipel par crainte de voir les désertions se multiplier à bord de leurs navires, avec l’encouragement tacite des autorités locales. Ces rumeurs, il les avait souvent entendues à Lisbonne et à Cordoue, propagées par des hommes envers lesquels il avait toute confiance. Ils étaient unanimes à décrire sous les traits les plus noirs Dona Inès Peraza, une femme qui avait été jadis très puissante et qui rêvait de le redevenir. Elle avait été, un temps, la maîtresse du roi Ferdinand d’Aragon et c’est à grand-peine que la reine Isabelle avait obtenu son départ de la cour après qu’elle se fut rendue coupable d’insolence à son égard. Elle avait été exilée aux Canaries dont elle avait séduit et épousé le gouverneur. Devenue veuve, elle administrait ses biens avec intelligence et opiniâtreté, ne songeant qu’à ses intérêts.

Pour pallier le manque chronique de main-d’œuvre non servile – les esclaves ne manquaient guère, naturels de l’île, les Guanches, ou Noirs de Guinée –, elle accueillait tous les déserteurs, que ses intendants avaient ordre de cacher tant que leurs navires étaient à l’ancre dans le port. Employés comme contremaîtres sur ses domaines, ils étaient très dociles puisque sans cesse à la merci d’une dénonciation de la part de leur maîtresse.

Cristobal en fit l’expérience à ses dépens. Dona Inès n’appréciait guère l’envoi d’une flotte sur la mer Océane. Pour elle, Cypango risquait de supplanter les Canaries et c’était la pire chose qui pouvait lui arriver. Elle n’était donc pas le moins du monde disposée à l’aider. Dès que la Santa Maria, la Pinta et la Niña avaient été signalées, elle s’était empressée d’embarquer à bord de sa nef pour se rendre à Lanzarote, une île éloignée de La Gomera. Cristobal avait préféré ruser. Il avait envoyé un pêcheur porter un message à Dona Isabel, l’informant qu’il devait lui remettre un courrier royal. Croyant qu’il s’agissait de l’accord donné à sa demande de retour à la cour, elle avait fait voile vers La Gomera mais avait déchanté en constatant que ce fameux courrier était un sec rappel par Luis de Santangel des sommes qu’elle devait au Trésor d’Aragon.

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Cachant son dépit, elle avait offert à Cristobal et aux autres capitaines et pilotes un somptueux dîner, et de grossières et rustiques réjouissances aux marins. Elle avait espéré que certains d’entre eux succomberaient aux charmes des beautés locales. En vain. Aucune désertion n’avait été enregistrée, phénomène pour le moins exceptionnel, comme l’avait souligné Pieralonso Nino en rapportant le fait à l’amiral.

Dona Isabel avait sèchement refusé à Cristobal de lui louer sa nef. Elle prétendait en avoir besoin pour fuir, le cas échéant, une flotte portugaise qui, lui avait-on dit, faisait voile vers l’archipel avec des intentions menaçantes. Il n’en avait pas cru un mot. Il n’y avait pas de navires portugais dans les parages, du moins animés de mauvaises intentions à son égard. Il savait trop bien les raisons qui avaient poussé les hommes de Sagres à lui mettre dans la tête ce voyage à Cypango. Pourquoi aurait-il cherché à interrompre son périple sachant qu’il courait à sa perte ? Son échec probable offrait l’avantage de décourager pour longtemps les souverains espagnols de se lancer dans des expéditions maritimes.

Seule consolation pour lui : les forgerons avaient réussi à réparer le gouvernail de la Pinta. Il pouvait donc reprendre la mer. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il serait resté encore quelques jours aux Canaries, afin d’embarquer plus d’eau et de vivres frais. Mais ses capitaines et ses équipages l’avaient pressé de partir, inquiets de l’arrivée éventuelle d’une flotte portugaise. Décidément, les marins de Palos devaient avoir bien plus que quelques peccadilles à se reprocher s’agissant de leurs expéditions à la côte de Guinée. Ils ne croyaient qu’à demi au pardon qu’avaient obtenu pour eux Ferdinand et Isabelle en négociant avec Dom Joao et en leur infligeant, à titre de compensation, une amende. Ils redoutaient sans nul doute de tomber sur quelques capitaines portugais qui ne seraient pas mécontents de solder de vieux comptes et sordides affaires. Cristobal avait dû céder et reprendre la mer dès le 6 septembre.

Il ne manqua pas de le rappeler à ses hommes quand, le 9 septembre, ils virent la dernière terre connue, l’île de Hierro, disparaître à l’horizon. C’était peu de temps après le repas de la

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mi-journée que le mousse avait annoncé comme à son habitude :

— À table, à table, seigneur commandant, maître et bonne compagnie, la table est prête ; la viande est prête ; l’eau comme d’habitude pour le seigneur commandant, le maître et la compagnie. Vive la reine de Castille par mer et sur terre ! Que celui qui lui déclare la guerre perde la tête ; celui qui ne dira pas amen n’aura rien à boire ! La table est mise, celui qui ne viendra pas ne mangera pas.

Rares avaient été les hommes à venir manger. Ils étaient restés accoudés au bastingage, regardant la terre s’effacer progressivement. Désormais, ils n’avaient que le vide devant eux. Derrière eux les Canaries et la côte africaine dont ils s’éloignaient en cinglant vers l’ouest. Beaucoup avaient alors gémi, pleuré et soupiré. Il avait fallu que Cristobal leur rappelle leurs exigences d’un prompt retour pour qu’ils consentent à se calmer et à reprendre leur labeur. Le soir, après le Salve Regina, c’était la voix chargée d’une émotion particulière que les mousses avaient chanté leur refrain :

Bénie soit l’heure où Dieu est né, Sainte Marie qui l’a porté, Saint-Jean qui l’a baptisé, Le quart est appelé, Le sablier se vide, Nous ferons un bon voyage, Si Dieu le veut.

En regagnant sa cabine, Cristobal avait réfléchi à leur

inquiétude. Elle n’était pas feinte et risquait de grandir au fil des jours. Il se promit donc de noter quotidiennement, dans son journal de bord, une distance inférieure à celle qu’ils auraient réellement parcourue. De la sorte, quand l’équipage l’interrogerait sur le nombre de lieues restant à faire, il pourrait leur répliquer qu’ils étaient loin d’avoir franchi la totalité des sept cent cinquante lieues entre les Canaries et Cypango. Il était sûr de son pilote, Peralonso Nino, qu’il avait mis dans la confidence et qui l’avait approuvé. Quant aux pilotes de la Niña

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et de la Pinta, Sancho Ruiz de Gama et Cristobal Garcia Sarmiento, selon Peralonso Nino, ils ne savaient pas naviguer aux étoiles, et les marins ne faisaient aucune confiance à leurs estimations.

Cette précaution s’avéra dans un premier temps inutile. Les hommes avaient d’autres choses en tête. Le 11 septembre, la vigie de la Santa Maria aperçut au loin un morceau de bois dérivant sur l’eau vers lequel le navire amiral mit le cap. C’était tout ce qui restait d’un mât de hune. Un matelot s’effondra, secoué par d’inexplicables sanglots. La mine butée, il se tint ensuite dans son coin, refusant de répondre aux questions du maître d’équipage.

Il restait prostré, la tête entre les mains, marmonnant des mots incompréhensibles, puis se levait et allait cracher dans la mer comme pour mieux dissimuler son trouble.

Prévenu par Juan Sanchez et Luis de Torres, Cristobal fit venir l’homme dans sa cabine, loin des oreilles indiscrètes. Il le fit asseoir, lui tendit un gobelet de vin que le matelot avala d’un trait, puis lui jeta une bourse remplie de pièces. L’homme la saisit et demanda :

— Pourquoi ? — Tu le sais bien, une veuve et ses enfants auront bien

besoin de cet argent à ton retour. — Êtes-vous le diable pour savoir pareil secret ? — Non. On m’a raconté ce qui s’est passé. Je suis certain que

tu as vu sur le morceau de bois un signe tracé par l’un de tes parents. Tu as compris alors que tu ne le reverrais plus car il a fait naufrage, lui et son navire. Qui était-ce ?

L’homme expliqua qu’il avait reconnu un signe que seul son frère utilisait, une triple encoche horizontale barrée d’un trait vertical. Son frère, originaire de Palos, s’était embarqué à la fin mai à bord d’une caravelle affrétée par Martin Alonso Pinzon, dont on était sans nouvelles depuis. Pour beaucoup, elle était partie à la côte de Guinée pour y trafiquer clandestinement. Les choses étaient désormais claires. Elle ne reviendrait jamais à Palos. Quant à la direction dont provenait le seul vestige qui en restait, tout laissait supposer qu’elle avait coulé lors d’une

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tempête alors qu’elle naviguait vers le couchant, tout comme leur flotte.

Cristobal ordonna à Luis de Torres de prendre par écrit la déposition du témoin. Puis, par un signal, il communiqua à la Pinta son désir de voir Martin Alonso Pinzon le rejoindre pour un entretien.

L’armateur, en se hissant sur le pont de la Santa Maria, arborait un visage jovial. Il contempla d’un air dédaigneux la nef, la jugeant sans doute moins maniable et moins rapide que son navire. Une fois enfermé dans la cabine avec Cristobal, il poussa un profond soupir :

— Voilà ce que nous a coûté le retard inexplicable que vous avez mis à organiser les préparatifs du départ. Ce n’est pas faute de ma part de vous l’avoir répété. Je vous ai écrit à plusieurs reprises et, devant votre silence, j’ai dû exiger du frère Juan Perez qu’il vous somme d’être à la Rabida au plus tard le 22 mai, afin de nous concerter. Si nous l’avions fait plus tôt, nous aurions pu trouver de meilleurs navires que celui-là. Il est excellent pour transporter des marchandises de Palos à Gênes, mais pas pour affronter la mer Océane. Voyez ce à quoi nous a conduit votre insouciance, monsieur l’amiral.

Cristobal dévisagea d’un air mauvais l’armateur : — D’après ce que vous m’avez dit, il n’y avait plus aucune

caravelle disponible dans la région de Palos hors la Pinta et la Niña.

— Assurément. Les autres étaient déjà en mer depuis des semaines.

— Vous omettez sans doute celle qui est partie de Palos peu de temps avant le 23 mai et que vous avez envoyée dans ces parages.

— Vous mentez. — Au son de votre voix, Martin Pinzon, je suis sûr que vous

comprenez parfaitement ce à quoi je fais allusion. Ce navire existe, du moins existait bel et bien. Nous avons retrouvé un morceau de son mât de hune qui a été formellement identifié par l’un de mes marins. Voulez-vous que je vous dise son nom ? De la sorte, vous vous souviendrez sans nul doute de son frère

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qui était matelot à bord de ce navire que vous avez affrété. Pour quelle raison ?

— Je n’ai pas à vous le dire. — Je vais donc le faire à votre place. Vous avez eu, je ne sais

comment, communication de certains renseignements concernant la route de Cypango et vous avez jugé plus prudent de les garder pour vous. Dans l’espoir que vos hommes parviendraient à Cypango avant nous et que vous en récolteriez toute la gloire.

— C’eût été aller contre la volonté expresse de la reine ou du roi. C’est à vous qu’ils ont confié cette expédition.

— Je vous rassure. Le résultat seul leur importe. Vous ou moi, ils ne font pas la différence. Premier arrivé, premier servi, premier récompensé. C’est ce que vous avez pensé. Que savez-vous donc au juste de la route de Cypango ? Il serait temps de le dire, cela pourrait faciliter notre voyage.

— Je n’en sais guère plus que vous, si je ne m’abuse. Car vous paraissez bien soulagé d’avoir découvert les restes de mon navire. Cela doit vous rassurer de savoir que certains ont pris au sérieux vos racontars et qu’ils y ont ajouté plus de crédit que vous. Jusqu’ici, vous vous êtes bien gardé de dire ce que vous pensiez réellement. Vous vous êtes abrité derrière ce fameux Toscanelli dont vous avez tellement rebattu les oreilles des membres de la commission.

— Vous n’oseriez pas mettre en doute la parole de Toscanelli ?

— J’y crois autant que vous. Cristobal préféra rompre la discussion. Les propos de Martin

Alonso Pinzon montraient qu’il n’était pas dupe de ses incertitudes et de ses doutes. Mieux valait ne pas lui donner une raison supplémentaire de remettre en cause son autorité, et lui interdire de répandre son venin. C’était un risque inutile alors que le moral des hommes était au beau fixe. Cristobal avait beau expliquer aux plus enthousiastes que le voyage serait long, les marins se comportaient comme de grands enfants. Ils voulaient leur récompense immédiatement. La terre, ne cessaient-ils de répéter, était proche. Ils en voulaient pour preuve le passage, au-dessus de leurs navires, d’une hirondelle de mer et de paille-

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en-queue, des oiseaux dont on disait qu’ils ne s’éloignent pas à plus de vingt-cinq lieues des côtes.

Cela leur avait fait négliger les fameuses herbes évoquées par Pedro Vasquez de la Frontera, des herbes verdâtres, à l’odeur désagréable, qui commencèrent à se faire de plus en plus nombreuses et touffues à partir du 15 septembre. Un marin de la Pinta, un joyeux luron, toujours prêt à faire rire la compagnie, s’était jeté dans la mer. Quand on l’avait remonté, il avait affirmé que l’eau était moins salée qu’aux Canaries. C’était la preuve qu’on était près d’une terre. D’ailleurs, avait-il ajouté, le temps était doux comme au printemps en Andalousie, il ne manquait que le chant du rossignol pour que les hommes se sentent chez eux.

Quand on avait rapporté ses dires à Cristobal, celui-ci avait haussé les épaules. C’était encore l’un de ces ivrognes impénitents qui achetaient à leurs camarades leurs rations de vin et qu’on voyait tituber sur le pont, s’efforçant tant bien que mal d’effectuer leur labeur. Comme ils étaient le plus souvent de bonne composition, les autres hommes fermaient les yeux sur leurs excès et prenaient leur place quand ils s’écroulaient, assommés par le vin.

Cristobal s’était toutefois inquiété quand, le lendemain, il avait constaté que la Pinta avait disparu de l’horizon. Pourtant, depuis le départ de Palos, le 3 août, il avait mis au point un système de signaux de telle sorte que les navires ne se perdissent jamais de vue et conservent toujours le même cap. De jour, ce mode fonctionnait aisément. De nuit, une bonne lanterne suffisait. Là, Martin Alonso Pinzon avait désobéi à ses ordres.

Quand il reparut, le soir même, il se rendit à bord de la Santa Maria pour se justifier auprès de Cristobal. Il expliqua benoîtement qu’il avait aperçu une multitude d’oiseaux volant vers le couchant et qu’il avait voulu les suivre, pensant qu’ils se dirigeaient vers une île proche. Hélas, ses recherches s’étaient avérées vaines. À moitié convaincu, Cristobal ne put s’empêcher de grincer :

— Vous n’avez qu’une idée en tête, toucher la prime promise à celui qui verra le premier la terre.

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— Celle-ci vous est-elle réservée de droit divin ? Si les hommes l’apprennent, je ne suis pas sûr que cela améliore leur vue. À quoi bon scruter les flots si l’argent est réservé aux officiers ?

— Encore faut-il qu’il s’agisse de la bonne terre. Si j’en crois la distance que nous avons parcourue et qui doit être de quatre cents lieues, nous ne sommes pas près de Cypango mais d’Antilia et de l’île des Sept Cités. Ces terres sont sans intérêt.

— À vos yeux, pas aux miens. Elles peuvent receler des richesses que je ne veux pas voir m’échapper. Elles valent bien vos tuiles d’or.

— Mais, maintenant que nous avons la certitude que des terres se trouvent dans cette zone, nous pourrons y faire escale à notre retour. Ce qui compte pour le moment, c’est de poursuivre sans répit notre route et d’échapper à ces maudites herbes.

*

Un verre est passé, Un second s’écoule, D’autres se videront, Si Dieu le veut. Prions le Seigneur Qu’Il nous accorde un bon voyage ; Et grâce à Sa Sainte Mère, Qui nous défend auprès de Lui, Qu’Il nous protège des ouragans, Et ne nous envoie pas la tempête.

Le mousse, après avoir prononcé cette prière, s’apprêtait à

renverser le sablier, quand un groupe de marins, surgissant de la pénombre, avait grimpé sur le château arrière, exigeant de parler sur l’heure au capitaine. Le pilote, Peralonso Nino, avait tenté, mais en vain, de les calmer, et de leur faire entendre raison. Le maître d’équipage était venu à sa rescousse, menaçant les plus insolents de quelques bons coups de fouet. Rien n’y avait fait. Les hommes restaient sur place, serrant maladroitement dans leurs mains leurs bonnets rouges.

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Cristobal avait fini par sortir de sa cabine. Réveillé par le tumulte, il s’était habillé à la hâte, avait appelé Juan Sanchez et Luis de Torres, leur avait demandé de ceindre leurs épées et de ne pas hésiter à s’en servir quand il le leur ordonnerait.

Le chef des mécontents, un certain Bartolomé Bives, l’avait interpellé grossièrement :

— Dors-tu bien dans ta cabine, capitaine ? Il est vrai que tu ne dois pas être gêné par la houle. Voilà deux jours que nous avançons à grand-peine à travers ces maudites herbes. Elles sont pires que la glace qui, dit-on, prend la mer au large de Thulé et empêche toute navigation. Si nous ne rebroussons pas chemin, ces herbes vont nous enfermer et nous tirer vers les bas-fonds.

— Tu ne sais pas ce que tu dis. Moi au moins, dans ma jeunesse, j’ai été jusqu’à Thulé et j’en suis revenu, preuve que ce que l’on raconte de ces glaces est faux.

— Et ces herbes, sont-elles fausses ? — Assurément non, mais si elles ralentissent notre marche,

elles ne l’empêchent pas, tu as pu toi-même le constater. Elles sont loin de recouvrir toute la mer et, dès que nous leur aurons échappé, nous veillerons à éviter leurs sœurs.

— Tu aimes avoir réponse à tout et tu crois m’impressionner avec tes belles paroles. Il n’est pas difficile de se moquer de mon ignorance. Je n’ai pas été à l’école et ce que j’ai appris, mon maître d’équipage me l’a fait rentrer dans la tête à force de taloches. Mais, toi, qui es si savant, explique-moi pourquoi nous n’avons toujours pas atteint Antilia.

— Nous l’avons dépassée. — Tu mens. — Oh non. — Et pourquoi n’y avons-nous pas fait escale ? — Tiens-tu vraiment à le savoir ? — Je l’exige. Luis de Torres saisit son épée. Cristobal faisait preuve de

trop d’assurance et les choses allaient mal tourner. Mieux valait expédier dans l’autre monde ce maudit Bives. Ses complices, pris de panique, se jetteraient à genoux pour demander merci. Il

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s’apprêtait à dégainer sa lame quand il entendit Cristobal affirmer :

— Nous n’avons pas fait escale à Antilia parce que tu es interdit d’entrée dans ses tavernes tout comme tu l’es dans celle du Chien roux à Palos et dans les autres tavernes du comté de la Niebla.

Un formidable éclat de rire secoua les matelots. Le capitaine n’était pas n’importe qui. Rien ne lui échappait. Il savait que cet idiot de Bartolomé, criblé de dettes, n’avait le droit de se montrer nulle part. Il en était réduit à rester à l’extérieur des auberges et de demander à l’un de ses compagnons d’aller lui chercher un pichet de vin sans dire à qui il était destiné. Pas étonnant que les gens d’Antilia n’aient pas voulu d’un tel coquin !

Il n’y avait rien à dire, ce Cristobal était drôlement futé. Ce qu’il avait raconté sur Bartolomé était vrai, autant que ce qu’il avait dit d’Antilia.

Sentant la situation basculer en sa faveur, Cristobal avait fait preuve de magnanimité en s’adressant aux hommes :

— Rassurez-vous, je ne vous punirai pas pour avoir eu la stupide idée de suivre cet ivrogne. Lui-même ne mérite pas qu’on le punisse, ce serait lui donner trop d’importance. Bien entendu, si je le voulais, je pourrais vous faire fouetter jusqu’au sang. Mais j’ai besoin de vous et de vos bras. Maintenant plus que jamais. Car, Bartolomé Bives, toi qui prétends savoir tout, ne sens-tu pas cette brise qui commence à souffler et qui va nous tirer hors de ces maudites herbes si nous parvenons à hisser les voiles ? Allez, au travail !

Luis de Torres en était demeuré stupéfait. Effectivement, un

vent léger avait commencé à se faire sentir et, bientôt, l’équipage s’affaira en poussant des cris joyeux. À bord de la Pinta et de la Niña, une même agitation fébrile régnait. À la fin de la journée, quand Luis de Torres retrouva Cristobal, il ne put s’empêcher de lui flanquer une bourrade amicale dans le dos :

— Je ne te savais pas sorcier, je t’ai sous-estimé. Tu as fait surgir ce vent à point pour nous éviter de bien sérieux ennuis.

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— Détrompe-toi, ce n’est nullement magie de ma part. Je savais que le vent allait se lever, j’ignorais par contre dans quelle direction. Et j’aurais été bien embarrassé s’il n’avait pas soufflé nord-nord-ouest.

— Pourquoi ? L’important était qu’il fasse bouger le navire ! — Que nenni ! Ce qui comptait, c’était qu’il souffle dans cette

direction précise car cela a prouvé à ces imbéciles que nous trouverons les vents pour revenir en Espagne.

— À condition de parvenir à Cypango. Cristobal détourna la tête comme s’il ne voulait pas

répondre. Luis de Torres se rapprocha de lui : — Est-ce une impression ou me fais-tu comprendre qu’il

n’est pas certain que Cypango se trouve là devant nous ? Avons-nous pris la bonne route ?

— Peut-être pas cette fois-ci. Lors d’un prochain voyage, il nous faudra peut-être partir plus bas que les Canaries, quitte à nous aventurer sur les mers tenues par ces maudits Portugais. Je sais maintenant de manière sûre qu’on peut aller et venir sur la mer Océane, et qu’on y trouve toujours des vents et des courants favorables si on les cherche bien. Rien que cela justifie ce voyage.

Luis de Torres hocha la tête. Décidément, Cristobal demeurerait toujours une énigme pour lui. Nul ne parvenait à savoir quand il disait la vérité et quand il se contentait de développer ses rêveries, les habillant d’une apparence de vraisemblance. Il n’aurait pas été autrement surpris si son ami lui avait expliqué qu’ils se trouvaient pour l’instant sur une route poussiéreuse d’Andalousie. La réalité n’avait aucun sens pour lui, il s’en servait comme d’un instrument pour imposer sa volonté aux autres.

Ce n’était pas si mal vu. Car, le lendemain, 25 septembre, peu après le coucher du soleil, la Pinta tira un coup de canon pour ordonner à la flotte de stopper. À sa proue, Martin Alonso Pinzon n’en finissait pas de faire de grands gestes tandis que ses matelots dansaient une gigue endiablée, lançant frénétiquement en l’air leurs bonnets rouges. Bientôt, on entendit s’élever du navire, repris par l’équipe de la Niña, le Gloria. À bord de la Santa Maria, les marins hésitaient sur la conduite à tenir.

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Certains, ne se contenant plus, tombèrent à genoux et commencèrent eux aussi à chanter, sous l’œil sceptique des autres qui tentaient, mais en vain, de dissimuler leur agacement. Finalement, Cristobal, prudent, ordonna qu’on mette le cap sur la terre que Martin Alonso Pinzon avait aperçue. Les navires avancèrent lentement dans la nuit, les hommes agrippés au bastingage et scrutant l’obscurité.

Au petit matin, il fallut se rendre à l’évidence. Le ciel était dégagé et l’on ne voyait nulle terre à l’horizon.

Durant les jours suivants, les alertes furent à ce point

fréquentes que Cristobal, après avoir réuni ses capitaines et pilotes, prit une décision sans appel. Tout homme qui signalerait par erreur la proximité de la terre devrait laisser passer trois jours et trois nuits avant de pouvoir être à nouveau autorisé à faire le guet. Les marins demeurèrent dès lors plus prudents. Ils se contentaient désormais de noter les quelques traces de vie qu’ils apercevaient, le passage de paille-en-queue, d’albatros et de frégates. Ils échangeaient entre marins quelques regards, contemplaient l’horizon, puis, perclus de fatigue, finissaient par aller se coucher avant de reprendre leur quart. Aucun ne s’aventurait plus à annoncer la proximité de la terre.

La tension et la fatigue accumulées avaient eu raison des nerfs des plus endurcis. À bord de la Santa Maria, l’atmosphère était devenue soudain particulièrement oppressante.

Ainsi, incapable d’affronter à nouveau le regard chargé de reproche de ses hommes, Cristobal ne sortait pratiquement plus de sa cabine. Il passait ses jours et ses nuits à recopier et à mettre au point son journal de bord, l’enrichissant sans cesse de notes et de références érudites, mais aussi d’allusions aux manquements à la discipline commis par Martin Alonso Pinzon ou Juan de la Cosa. Un peu comme s’il préparait sa défense en vue d’une éventuelle comparution devant les conseillers des souverains pour expliquer les raisons de son échec.

Inquiet de ne pas le voir paraître lors des repas, Luis de Torres avait forcé sa porte. Il l’avait trouvé alité sur sa couchette, entouré de livres et de cartes, noircissant fiévreusement des pages et des pages, marmonnant d’étranges

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imprécations en dialecte génois, tantôt riant aux éclats, tantôt brandissant le poing en direction d’un interlocuteur invisible. Il avait chassé son visiteur, prétextant vouloir prendre un peu de repos. Nul ne l’avait revu depuis. Cristobal attendait la nuit pour se faufiler hors de sa tanière et se rendre à la nacelle installée à l’arrière du navire qui tenait lieu de latrines publiques, un simple siège suspendu au-dessus des flots. Le cul battu par les vagues si la mer était forte, c’est là que les marins se soulageaient, s’essuyant au moyen d’une corde enduite de poix. Par dérision, ils avaient surnommé l’endroit « le jardin », allusion à son emplacement dans leurs logis. L’amiral était un homme comme les autres, il lui fallait bien soulager ses besoins naturels. Il le faisait à la dérobée, attendant que tous, à l’exception des hommes de veille, soient endormis.

Depuis qu’il ne se montrait plus, l’humeur de l’équipage avait changé. Dans la journée, les marins ne chantaient plus en effectuant les mêmes tâches répétitives : laver le pont à grande eau, vérifier l’état des voiles, faire fonctionner les pompes pour évacuer l’eau de la cale, entretenir les cordages, attraper un thon ou des daurades pour améliorer l’ordinaire. Tout cela, ils l’accomplissaient en silence, se surveillant les uns les autres. Quand ils n’étaient pas de quart, ils restaient près du bastingage, contemplant l’océan qui s’étendait à perte de vue devant eux. Ils ne jouaient plus aux dés et avaient cessé de sculpter des morceaux de bois. Plus aucun d’entre eux ne se lançait dans le récit de ses aventures passées. Ils n’en avaient pas envie car une sorte de peur diffuse leur tenaillait le ventre.

Une peur bien particulière. Depuis qu’ils avaient échappé aux herbes, ils ne craignaient plus que leurs navires soient engloutis par cette masse verdâtre. La mer était d’huile. Pendant deux jours, elle avait même été si calme que les hommes s’étaient longuement baignés, nageant d’un navire à l’autre, plongeant et replongeant du haut de la dunette. En tous les cas, jusqu’à présent, ils n’avaient essuyé aucune tempête, aucun grain de vent, et rien n’indiquait qu’ils auraient à le faire dans les jours à venir. La mer n’était pas démontée et ils avaient assez d’eau, de vin et de provisions pour poursuivre pendant encore un ou deux mois leur navigation et, le cas échéant,

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reprendre la route du retour, en limitant peut-être les rations quotidiennes. Or c’était cela qui les inquiétait, l’idée que ce voyage pouvait ne jamais se terminer. La terre, s’il y en avait une, se dérobait constamment à leur vue, déployant devant elle une masse d’eau inépuisable.

Mais la mer Océane n’avait peut-être pas de fin ! Cette perspective, qu’aucun d’entre eux n’osait évoquer, les terrifiait.

Ils étaient pourtant tous de vieux loups de mer, à l’exception, peut-être, des mousses. Ils avaient bourlingué en Méditerranée, dans le golfe de Gascogne, le long de la côte d’Afrique, passé des journées et des journées entières sur l’eau, affronté de fortes tempêtes, vu leurs navires manquer d’être renversés par de gigantesques lames. Ils en venaient maintenant à regretter ces épisodes fastes. Car, alors, ils n’étaient au plus qu’à un jour ou deux, peut-être trois, d’une côte. Cette proximité d’un rivage avait quelque chose de rassurant. Là, ce n’était pas le cas. Dans le meilleur des cas, s’ils rebroussaient chemin en direction de la Castille, il leur faudrait au minimum trois semaines pour apercevoir les rivages de Hierro, la plus éloignée des îles Canaries. S’ils poursuivaient droit devant eux, il leur faudrait peut-être des semaines et des semaines avant d’apercevoir une île.

La terre était devenue l’obsession des hommes. Elle occupait leurs pensées jour et nuit. Ils se moquaient pas mal de savoir s’ils aborderaient à Cypango, à Cathay ou peut-être même en Afrique. Peu leur importait. Ce qu’ils voulaient, ce n’était point tant débarquer que d’avoir l’assurance qu’ils pouvaient le faire. S’ils n’avaient aperçu qu’une île minuscule, ils n’auraient pas nécessairement songé à fouler son sol. Simplement, ils se seraient sentis mieux.

Sur la Santa Maria, un petit groupe de marins s’était

constitué autour de Juan Reinal, un matelot de Huelva. Celui-ci était une forte tête, cent fois plus que cet imbécile de Bartolomé Bives qui s’était laissé rouler dans la farine par le capitaine. Lui, c’était promis, ne s’en laisserait pas conter aussi aisément. Depuis deux jours, il paradait fièrement sur le pont et faisait rire ses compagnons en donnant aux différentes parties du

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navire les noms de certains endroits de leur ville. Il y avait la grande place, l’église, la fontaine, l’auberge. Quand un marin se déplaçait, les autres, au repos, s’interrogeaient : où allait-il ? à l’auberge ? à l’église ?

Les remontrances que leur avait adressées le maître d’équipage n’avaient pas mis un terme à leur insolence. Elle avait même redoublé quand, le 6 octobre, Martin Alonso Pinzon et le capitaine de la Niña étaient montés à bord de la Santa Maria pour converser avec Cristobal. Juan Reinal avait exigé qu’ils viennent ensuite leur faire un rapport de ce qui s’était dit. À la grande colère de Luis de Torres et de Peralonso Nino, ce sacripant de Martin Pinzon avait accepté, comme s’il avait été à l’origine de cette proposition.

L’explication entre les capitaines avait été plutôt rude. Pinzon avait carrément accusé Cristobal d’avoir dépassé non pas seulement Antilia et l’île des Sept Cités, mais aussi Cypango, pour cingler directement vers Cathay et les terres du Grand Seigneur. Au mépris de toutes les règles de sécurité et en mettant en péril la vie de ses équipages, en les privant surtout d’une escale qui aurait été la bienvenue et leur aurait permis de reprendre des forces.

Pire, pour éviter que lui, Martin Pinzon, qui s’y connaissait pourtant en matière de navigation, ne risque de découvrir Cypango, il condamnait la Pinta et la Niña, plus maniables et plus rapides que sa lourde nef, à naviguer dans le sillage de la Santa Maria, tels des chiots suivant leur mère. Désormais, et c’est ce que Pinzon avait annoncé aux marins à l’issue de la conférence, ce serait chacun pour soi. Il avait tenu parole. Le soir même, il avait faussé compagnie aux autres navires. Le 7 au matin, une fois de plus, il avait fait tonner le canon pour annoncer que la terre était en vue. Les autres navires l’avaient rejoint et, pendant deux jours, avaient navigué de concert, jusqu’à ce que l’évidence s’impose : aucune terre n’était apparue à leurs yeux.

C’est alors que les hommes s’étaient rassemblés et avaient imposé, le 10 octobre, aux capitaines leur volonté. Ils avaient trois jours, pas un de plus, pour trouver Cypango, Cathay ou

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l’enfer, peu importe. Passé ce délai, ce serait le retour vers l’Espagne.

En cette journée du 12 octobre 1492, Cristobal regardait les

sabliers s’écouler. À la tombée de la nuit, il poussa un profond soupir. Dieu l’avait voulu, il ne serait jamais le maître de Cypango. Il avait fait jeter l’ancre pour la nuit et s’apprêtait à rejoindre ses compagnons pour enfin manger avec eux pour la première fois depuis le 1er octobre quand, soudain, en regardant au loin, il avait vu clignoter comme une lumière, un feu allumé par une main humaine. De cela, il en avait la totale certitude, au point qu’il avait appelé Peralonso Nino et qu’il lui avait demandé d’être témoin de ce fait et de le consigner sur le journal du bord, lui promettant qu’ils partageraient tous deux la prime de dix mille maravédis, mais lui faisant jurer de conserver le silence pour l’instant.

La nuit durant, il était resté à l’avant du navire, dissimulé soigneusement à la vue des marins. Il attendait les premières lueurs de l’aube pour découvrir Cypango et ses toits de tuiles d’or. L’obscurité s’était dissipée progressivement. Face à lui, il y avait une plage, mais pas un seul bâtiment, rien, si ce n’est un rideau d’arbres. Soudain, son cœur manqua de défaillir. Il l’avait vu distinctement, une ombre, puis deux ombres avaient bougé derrière ces arbres. Sans doute étaient-ce les messagers du seigneur de l’île qui s’apprêtaient à monter à bord d’une chaloupe pour venir le saluer. Il voulut s’en assurer et se pencha pour mieux voir. C’est alors qu’il entendit, venant de la Pinta, le cri lancé par Rodrigo de Triana dont il avait reconnu la voix : « Terre ! Terre4 ! » Pourquoi donc cet idiot était-il sorti de sa torpeur ? Plus rien n’importait maintenant. Cypango était là, devait être là, ne pouvait être que là…

*

4 La terre aperçue par Rodrigo de Triana était l’île de Guanahani, dans les Bahamas, baptisée par Colomb île de San Salvador, aujourd’hui Wathings Island.

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Le 29 septembre de l’an de grâce 1501 De Don Cristobal Colon, amiral de la mer Océane, à Dona Isabelle, reine de Castille

Reine Très-Chrétienne, Ce qui a été la pensée de ma vie, je l’ai dit à plusieurs

reprises à Votre Altesse royale, et ce dès la première audience qu’Elle a bien voulu m’accorder.

Je La supplie de croire qu’en dépit de ce qui lui a été dit et rapporté, c’est à peine si j’ai pu commencer à remplir la mission qui est la mienne.

Votre Majesté sait que, malgré mes multiples voyages sur la mer Océane, je n’ai pas encore atteint Cypango ni pu me rendre à la cour du Grand Seigneur pour lui remettre les lettres dont Vous m’aviez chargé.

Les îles que j’ai découvertes et soumises sont encore loin de Cypango et de Cathay, dont leurs naturels ont cependant entendu parler comme ils me l’ont dit. Ils parlent d’une terre ferme située à l’ouest de leurs îles qui obéissent à un souverain riche et redouté. Il ne peut s’agir que du Grand Khan.

C’est pourquoi je supplie Votre Altesse royale de ne pas accorder foi à ceux de mes ennemis qui affirment que les terres que j’ai découvertes pour le compte de Vos Majestés sont un monde nouveau dont nos ancêtres n’avaient jamais eu connaissance.

C’est là grande menterie forgée par les Portugais et leurs alliés afin de nous détourner de la route la plus courte vers l’Inde.

Le fait est patent car ces maudits entendent conserver l’avantage qu’ils ont depuis que l’un de leurs capitaines, Vasco de Gama, est arrivé à Calicut en passant par le Cap de Bonne-Espérance, s’approchant de Cathay sans toutefois y parvenir.

Je reste persuadé que nous y arriverons avant eux et j’augure même – je ne puis en dire plus pour l’instant – qu’il existe au sud des terres que j’ai reconnues un passage permettant de gagner Cathay en voguant vers l’ouest.

La seconde chose qui me pousse à supplier Votre Majesté de m’autoriser à continuer de rechercher la route vers Cypango

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est l’affaire de Jérusalem, dont je supplie Votre Altesse de ne pas la prendre à la légère et de ne pas croire que j’en parle par artifice.

Ce n’est pas pour découvrir de nouvelles terres que je suis parti mais pour mettre à Votre disposition les richesses de Cypango afin qu’elles servent à la délivrance du Tombeau du Christ.

J’ai bien peur que cette idée ne se perde si nous croyons à l’existence d’un Nouveau Monde dont il conviendrait de baptiser les habitants avant de se lancer à la reconquête de la Terre sainte.

C’est l’idée pernicieuse que l’ennemi de l’humanité, Satan, cherche à instiller dans le cœur des mauvais Chrétiens pour leur faire oublier d’où ils viennent et vers quoi ils tendent.

Ce serait donner là une revanche éclatante aux Maures qui, après la prise de Grenade, craignaient que les Chrétiens ne leur reprennent toutes les autres terres qu’ils avaient injustement usurpées.

C’est la raison pour laquelle, délaissant l’exploitation des îles, je n’ai d’autre souci que de repartir et de me diriger vers la fameuse Terre ferme. Je Vous informerai dès que j’aurais touché Cypango.

S – S. A. S.

XMY XproFerens.

FIN