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Communication Cinquante ans d’histoire des psychoses à la Société médico-psychologique (1852-1902) Half a century of psychosis’ history at the Société Médico-Psychologique (1852–1902) T. Haustgen a, *, M.-L. Bourgeois b a Psychiatre des hôpitaux, CMP, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, France b Professeur de psychiatrie, IPSO (Université de Bordeaux II), 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, France Résumé Pendant la seconde moitié du XIX e siècle, plusieurs discussions de la Société médico-psychologique ont permis le passage de l’aliénation mentale unitaire de Pinel et Esquirol aux maladies mentales multiples, ainsi que l’approfondissement clinique des pathologies qualifiées de psychotiques à partir des années 1880 : folie circulaire, démence précoce (Morel) et surtout délire chronique — lui-même démembré peu après 1900. Ces débats opposent les aliénistes de la Salpêtrière (Baillarger, J. Falret, Delasiauve, Charpentier, Séglas) aux philosophes spiritualistes (A. Garnier), puis à l’école de l’admission de Sainte-Anne (Magnan, P. Garnier). Ils donnent lieu à des critiques argumentées des théories (psychologie des facultés, dégénérescence) et à l’élaboration d’une méthodologie des classifications qui préfigure les DSM-III et IV. ©2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Between 1853 and 1889, discussions of the Société médico-psychologique in Paris lead to the description of several mental illnesses, instead of Pinel’s and Esquirol’s unitary madness. They allow clinical approach of pathological entities called “psychosis” in french nosology dating from 1880: “folie circulaire”, dementia praecox (Morel) and especially chronic delusional disorder — dismembered after 1900. These debates oppose Salpêtriere medical school (Baillarger, J. Falret, Delasiauve, Charpentier, Seglas) to « spiritualist » philosophers (A. Garnier) and later to Sainte-Anne hospital admission school (Magnan, P. Garnier). They lead to an argued criticism of the contemporary psychiatric theories (mental faculties psychology, hereditary degeneracy) and to a classification methodology foreshadowing DSM-III and DSM-IV. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Classification; Dégénérescence; Délire chronique; Folie héréditaire; Folie raisonnante; Hallucination; Monomanie Keywords: Chronic delusional disorder; Classification; Degeneracy; « Folie raisonnante »; Hallucination; Hereditary madness; Monomania Les historiques anglo-américains du concept de psychose [2] attribuent généralement aux publications germaniques un rôle fondamental, depuis le premier emploi du terme par le Viennois Feuchtersleben en 1845, dans le sens de trouble mental, jusqu’à la description des grandes entités cliniques de la nosographie contemporaine par Kraepelin, autour de 1899. Sept grandes discussions de la Société médico- psychologique, entre 1853 et 1889, ont pourtant notable- ment contribué à la substitution en pathologie mentale de maladies évolutives bien différenciées à la clinique d’une aliénation unitaire, telle qu’elle avait été développée par Pinel et Esquirol. Toutefois, si les différentes « espèces » morbides de ces derniers (manie/mélancolie ou lypémanie/monomanie/ démence/idiotisme) vont progressivement tomber en désué- * Auteur correspondant. Ann Méd Psychol 160 (2002) 730–738 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 6 1 - 5

Cinquante ans d'histoire des psychoses à la Société médico-psychologique (1852-1902)

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Communication

Cinquante ans d’histoire des psychosesà la Société médico-psychologique (1852-1902)

Half a century of psychosis’ history attheSociété Médico-Psychologique (1852–1902)

T. Haustgena,*, M.-L. Bourgeoisb

aPsychiatre des hôpitaux, CMP, 77, rue Victor-Hugo, 93100 Montreuil, FrancebProfesseur de psychiatrie, IPSO (Université de Bordeaux II), 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, France

Résumé

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, plusieurs discussions de la Société médico-psychologique ont permis le passage de l’aliénationmentale unitaire de Pinel et Esquirol aux maladies mentales multiples, ainsi que l’approfondissement clinique des pathologies qualifiées depsychotiques à partir des années 1880 : folie circulaire, démence précoce (Morel) et surtout délire chronique — lui-même démembré peuaprès 1900. Ces débats opposent les aliénistes de la Salpêtrière (Baillarger, J. Falret, Delasiauve, Charpentier, Séglas) aux philosophesspiritualistes (A. Garnier), puis à l’école de l’admission de Sainte-Anne (Magnan, P. Garnier). Ils donnent lieu à des critiques argumentéesdes théories (psychologie des facultés, dégénérescence) et à l’élaboration d’une méthodologie des classifications qui préfigure les DSM-IIIet IV. © 2002 Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Between 1853 and 1889, discussions of theSociété médico-psychologique in Paris lead to the description of several mental illnesses,instead of Pinel’s and Esquirol’s unitary madness. They allow clinical approach of pathological entities called “psychosis” in frenchnosology dating from 1880: “folie circulaire”,dementia praecox (Morel) and especially chronic delusional disorder — dismembered after1900. These debates oppose Salpêtriere medical school (Baillarger, J. Falret, Delasiauve, Charpentier, Seglas) to « spiritualist » philosophers(A. Garnier) and later to Sainte-Anne hospital admission school (Magnan, P. Garnier). They lead to an argued criticism of the contemporarypsychiatric theories (mental faculties psychology, hereditary degeneracy) and to a classification methodology foreshadowing DSM-III andDSM-IV. © 2002 Editions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved.

Mots clés: Classification; Dégénérescence; Délire chronique; Folie héréditaire; Folie raisonnante; Hallucination; Monomanie

Keywords: Chronic delusional disorder; Classification; Degeneracy; « Folie raisonnante »; Hallucination; Hereditary madness; Monomania

Les historiques anglo-américains du concept de psychose[2] attribuent généralement aux publications germaniquesun rôle fondamental, depuis le premier emploi du terme parle Viennois Feuchtersleben en 1845, dans le sens de troublemental, jusqu’à la description des grandes entités cliniquesde la nosographie contemporaine par Kraepelin, autour de1899.

Sept grandes discussions de la Société médico-psychologique, entre 1853 et 1889, ont pourtant notable-ment contribué à la substitution en pathologie mentale demaladies évolutives bien différenciées à la clinique d’unealiénation unitaire, telle qu’elle avait été développée parPinel et Esquirol.

Toutefois, si les différentes « espèces » morbides de cesderniers (manie/mélancolie ou lypémanie/monomanie/démence/idiotisme) vont progressivement tomber en désué-* Auteur correspondant.

Ann Méd Psychol 160 (2002) 730–738

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 6 1 - 5

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tude ou changer de signification, le terme psychose necommence à être couramment employé en France quedurant les années 1880, sous l’ influence de Magnan : dans ladiscussion de 1888, ce dernier oppose les psychoses ou« folies proprement dites » aux états mixtes, « tenant de lapathologie et de la psychiatrie ». Tandis que son élèveP. Garnier parlait déjà, dans la discussion de 1886, depsychose systématique. Il semble même que le premieremploi du terme dans le lexique psychiatrique françaisremonte à la recension par Renaudin, dans les AnnalesMédico-Psychologiques de 1850, d’une publication germa-nique [24]. Mais le vocable va ensuite tomber dans l’oublipendant une trentaine d’années.

Ainsi qu’on le verra, J.-P. Falret (1794–1870), le grandpromoteur du passage de l’aliénation aux maladies mentales[16] (G. Lantéri-Laura), n’est pas intervenu au cours desdébats, sans doute en raison de sa rivalité avec Baillarger àpropos de la folie circulaire (1854). Mais son fils, JulesFalret (1824–1902), dont le centenaire de la mort coïncideavec le cent cinquantenaire de notre société, va prendre unepart prépondérante aux discussions à partir de 1860.

1. La monomanie

C’est précisément dans les mois qui précédent la parutiondu célèbre article de Falret, « De la non-existence de lamonomanie », que la toute jeune Société médico-psychologique consacre la première de ses grandes discus-sions àcette espèce morbide, décrite par Esquirol entre 1819et 1838 [23]. Le sujet occupe une dizaine de séances entremai 1853 et mai 1854. Environ soixante-dix pages de larevue sont consacrées aux comptes rendus des débats [a].

Deux articles publiés dans les Annales en 1853 parDelasiauve [10] et Brierre de Boismont [5] ont, en quelquesorte, marqué le coup d’envoi des discussions. Trois typesd’ interventions peuvent schématiquement être décrits :

• les conservateurs (Belhomme, le philosophe spiritua-liste Adolphe Garnier, élève de Victor Cousin et surtoutCasimir Pinel (1800–1866), neveu du « grand » Phi-lippe Pinel) restent fidèles àEsquirol, veulent maintenirune classification purement psychologique des troublesmentaux, s’opposent à la solidarité des diverses fonc-tions psychiques et surtout des différents ordres defacultés entre elles : intelligence, sensibilité, volonté,perception. Ils critiquent leurs opposants en déplorant« l’affligeant spectacle de l’anarchie dans une sciencequi compte beaucoup d’adversaires » (C. Pinel)(F.L. Arnaud [1] intitulera encore soixante ans plus tard« L’anarchie psychiatrique » son discours d’ouvertureau congrès des aliénistes et neurologistes de languefrançaise de 1913…) ;

• les adversaires, au premier rang desquels AlexandreBrierre de Boismont (1797–1881), plaident pour« l’unité et la solidarité des facultés intellectuelles etmorales », dont « l’exercice est simultané », à l’étatnormal comme en pathologie. Ils insistent sur le rôle ducerveau et de l’hérédité. Ils rejettent une classificationpsychologique qui, dans une continuité entre le normalet le pathologique, ferait dériver les troubles mentauxdes passions : « En voyant la discussion s’engager surle terrain exclusivement philosophique, je prévoyaisd’avance l’opinion qu’on adopterait sur la monomanie.Assimiler les aliénés de cette catégorie à des êtrespassionnés, c’était dire que chaque homme de bon sensest aussi apte que le médecin à reconnaître la folie »(Brierre de Boismont) ;

• les conciliateurs, représentés par Louis Delasiauve(1804–1893), contestent le terme de monomanie, maisadmettent le concept. Ils ne seront guère écoutés. Ladescription, quelques années plus tard (1859), de lapseudomonomanie [11] ou folie partielle diffuse, carac-térisée par des « sensations insolites » et des « idéesbizarres » parfaitement critiquées, n’est pas sans évo-quer certains états névrotiques graves. Mais elle n’auraaucun succès.

Au total, ces discussions auront probablement décidéFalret à publier sa réfutation assez polémique. Commel’écrit J. Goldstein [21], « le débat dissipa l’aura qui avaitentouré le concept de monomanie pendant plusieurs décen-nies ». Certaines caractéristiques des discussions futures dela Société peuvent déjà y être relevées : les philosophesinterviennent au même titre que les médecins, les débatsportent autant sur l’étiopathogénie que sur la symptomato-logie, il n’y a pas de conclusion définitive dans un sens oudans l’autre, la question posée reste ouverte. Au-delà duthème de la monomanie, ces discussions marquent uncertain écho des débats entre « psychistes » et « somatis-tes » qui traversaient alors la psychiatrie germanique. Ellesont aussi abordé la question des rapports entre le normal etle pathologique.

2. Les hallucinations

Une dizaine d’années après ses travaux fondamentaux de1846, J. Baillarger (1809–1890) introduit en février 1855 undébat de onze séances sur les hallucinations, qui va seprolonger jusqu’en mai 1856 et occupe quatre-vingts pagesde la revue [b].

Le fondateur des Annales Médico-Psychologiques rap-pelle sa distinction entre hallucinations psychiques et hal-lucinations psycho-sensorielles. La discussion s’orientedonc sur l’origine psychique ou sensorielle des manifesta-tions hallucinatoires. Pour les tenants de l’origine psychique(Brierre de Boismont), il existe une analogie entre repré-sentations mentales et souvenirs, sensations et conceptions.

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Les hallucinations ont une origine centrale (rôle du cerveaudans leur genèse) et sont compatibles avec la raison ou lanormalité. Ce qui explique que des personnages historiqueset de grands mystiques aient pu en être atteints, commeBrierre de Boismont l’avait développé dans son ouvrage de1845.

À l’ inverse, pour les tenants de l’origine sensorielle(Michéa, Peisse), les hallucinations sont des phénomènesnettement perceptifs, ce qui explique leur caractère de fixitéet de précision. Elles ont une origine périphérique, faisantintervenir les organes des sens. Enfin, les tenants d’uneorigine mixte, psycho-sensorielle, voient dans les halluci-nations des manifestations intermédiaires entre sensations etconceptions (Baillarger) ou font intervenir le thème del’apport sensoriel remanié par les centres (A. Garnier).

D’autres intervenants discutent des rapports entre, d’unepart les hallucinations, d’autre part l’extase (Ferrus) et lerêve (Peisse, dix ans après le célèbre ouvrage de Moreau deTours). À propos des hallucinations compatibles avec laraison, Sandras apporte son témoignage personnel en évo-quant « une personnalité distincte de la mienne, malgré laparfaite conformité de nos volontés », induite par unehallucination auditive. Baillarger invoque aussi le témoi-gnage des hallucinés sains d’esprit pour voir en l’halluci-nation « un phénomène nouveau d’ordre spécial et tout à faitpathologique ». Parchappe plaide également pour le carac-tère toujours pathologique des hallucinations.

Dans l’ensemble, ces débats, d’une « extraordinaireconfusion » pour Henri Ey en 1973 [14, p. 83], souffrentd’avoir eu lieu avant la découverte des localisations céré-brales, à une époque où la connaissance que l’on a ducerveau reste des plus réduites. Ils n’apportent guère deprogrès par rapport aux travaux antérieurs : ni approfondis-sement sémiologique, ni ébauche de discrimination nosolo-gique. Il n’est à aucun moment question d’un commence-ment de description de ce qu’on appellera plus tardpsychose hallucinatoire. Il faudra attendre les années 1890et les travaux de J. Séglas pour que la description deshallucinations progresse véritablement [25].

L’ impression générale qui se dégage de cette descriptionest, au sein d’une persistance du paradigme de l’aliénation,une tentative de concilier matérialisme et spiritualismecontre le dualisme cartésien, comme l’exprimera en 1869E. Billod, en rappelant que le but de la société était de« former un trait d’union entre la philosophie et la méde-cine » [13].

3. Les classifications [1]

Ce premier débat capital sur le problème des classifica-tions en psychiatrie, voué à une riche postérité jusqu’àaujourd’hui, est déclenché par la parution du « Traité desmaladies mentales » [29] de B.A. Morel (1809–1873),marquant l’émergence des critères étiopathogéniques dans

la nosographie. Il va occuper neuf séances entre novembre1860 et mai 1861 [c]. Le saint-simonien P. Buchez résumeraexcellemment les termes de la discussion : « La folieest-elle une seule maladie à formes diverses ou y a-t-ilplusieurs folies ? »

Les travaux s’ouvrent sur un remarquable rapport deJules Falret, dont on retrouve la plupart des thèmes dansl’ introduction du traité de son père, Jean-Pierre Falret,rédigée en septembre 1863 et publiée en 1864. Sans négligercertains apports originaux du fils, on perçoit donc trèsnettement l’ influence du père dans le discours lu en 1860devant la Société.

Pour J. Falret, une classification vraiment « naturelle »devrait :

• reposer sur un ensemble de caractères communs etdifférentiels, subordonnés et hiérarchisés entre eux ;

• se baser sur une évolution déterminée et prévisible desfaits réunis dans une même classe.

Les « espèces » de Pinel et d’Esquirol ne satisfont pas àces critères : la manie réunit des délires aigus toxi-infectieuxàdes formes d’aliénation générale chronique ; la mélancolie(lypémanie) rassemble sous la même dénomination des états« avec prédominance d’ idées de ruine, de culpabilité ou depersécution », des « états de torpeur physique et morale quipeuvent aller jusqu’à la stupeur » et des « états d’anxiétévague et indéterminée qui se résument le plus souvent dansune simple hypocondrie morale » (respectivement les futu-res dépressions délirante, stuporeuse et anxieuse) ; la mono-manie a déjà fait l’objet d’une critique en règle deJ.-P. Falret ; la démence regroupe tous les états de « débilitédes facultés intellectuelles », survenant chez les maladesatteints d’affections cérébrales diverses, chez les paralyti-ques généraux, comme chez les aliénés affectés de délirepartiel « arrivés à la chronicité ». Enfin, les espèces peuventse succéder ou coexister chez un même malade : ainsi de ces« états mixtes si fréquents […] associant des idées prédo-minantes, souvent de nature triste, au milieu d’un étatd’excitation simulant la manie véritable […] pour lesquelson est obligé d’employer les expressions hybrides et contra-dictoires de mélancolies maniaques ou de manies mélanco-liques » (c’est semble-t-il la première fois que le terme et leconcept sont utilisés pour désigner certains aspects destroubles de l’humeur, 40 ans avant Kraepelin).

La classification de Morel représente un progrès dans lamesure où elle cherche à «remonter à l’origine première desmaladies ». En particulier, l’ intégration des névroses (épi-leptique, hystérique, hypocondriaque) est un « service réelrendu à la médecine mentale ». Mais la classe des folieshéréditaires « comprend des faits trop différents les uns desautres pour qu’ ils puissent être conservés dans la mêmecatégorie ». L’auteur « a plutôt ajouté un chapitre nouveauà l’histoire de l’hérédité dans la folie que créé une formeréellement distincte de maladie mentale ».

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Pour Falret, les seules formes « naturelles » connues en1860 sont donc : la paralysie générale ; la folie épileptique ;la folie alcoolique, tant dans sa forme aiguë (deliriumtremens) que dans sa forme chronique (alcoolisme chroni-que de Magnus Huss) ; la folie circulaire (décrite parJ.-P. Falret père en 1854) ; le délire de persécution deLasègue [26], « décrit d’une manière distincte, avec sespériodes, sa marche et ses terminaisons ». Les deux derniè-res formes sont les ébauches des futures psychoses thymi-ques et délirantes. Mais Jean-Pierre Falret n’admettra pas ledélire de persécution en 1863, qu’ il considérait comme unenouvelle monomanie.

Prenant lui-même la parole au cours de la discussion,Morel précise : « Trois éléments doivent concourir à créerun état d’aliénation mentale : la prédisposition, la causedéterminante qui met en jeu cette prédisposition, enfin lasuccession et la transformation des phénomènes pathologi-ques. » Il complète les cinq formes naturelles de son amiFalret par une nouvelle entitépromise àun bel avenir et déjàévoquée dans son traité : « J’ai fait ressortir qu’ il existaitdes variétés de maladies mentales où les individus netombaient jamais dans la démence […] et qu’ il y en avaitd’autres où les malades tombaient dans une démenceprécoce ; j’ai même opposé la démence juvénile à ladémence sénile. »

Le philosophe Adolphe Garnier tente vainement dedonner un nouveau souffle à la classification psychologiqueet spiritualiste de Delasiauve, en maintenant la subdivisionentre délire général et délire partiel et en s’appuyant pour cedernier sur les causes morales. Il est vivement combattu parParchappe, qui soutient Falret : baser une classification surla psychologie « serait transporter la médecine dans ledomaine de la philosophie pure ». Mais il faut s’entendresur le sens des mots, sur la terminologie, les dénominationsdes maladies. Une contre-offensive finale de Delasiauvecherche à réduire la tentative de Falret à une simple« espérance d’avenir ».

Même si Jules Falret ne sort pas manifestement victo-rieux de la discussion, les débats auront permis l’émergenced’une méthodologie rigoureuse, l’alignement des critères declassification en psychiatrie sur ceux de la médecine soma-tique (notamment par la prise en compte de l’évolution et dudiagnostic différentiel), enfin un début de reconnaissanceofficielle des grandes entités nosologiques dont la descrip-tion va occuper le demi-siècle qui suit, en Allemagnecomme en France.

4. La folie raisonnante

Quelques années plus tard, la discussion sur la folieraisonnante, qui occupe plusieurs séances de janvier àoctobre 1866, prolonge à la fois les débats sur la monomanie

et sur les classifications [d]. L’entité correspond à lamonomanie affective d’Esquirol [23] (décrite en 1838),mais englobe aussi la folie morale du Britannique J. Pri-chard et la monomanie instinctive (manie sans délire dePinel), dont faisait partie la fameuse monomanie homicide,enjeu de controverses médico-légales au début du siècle.C’est ici encore Jules Falret qui tient la vedette. Ens’appuyant sur les conceptions paternelles, il démontre lecaractère artificiel et l’absence d’unité clinique de la folieraisonnante, dans un long discours lu le 8 janvier.

Dans une première partie psychologique, il rappellequ’on ne peut isoler les facultés mentales, à l’état normalcomme à l’état maladif. Il énumère l’ensemble des critèrespsychologiques utilisés avant lui pour distinguer la raison dela folie, en concluant par leur faillite : perte du libre arbitre,conscience de l’état maladif, comparaison de l’ individumalade avec lui-même aux diverses époques de son exis-tence, contradiction entre les actes et les paroles, manque dediscernement du bien et du mal.

Seules l’étude clinique de la pathologie, l’observationmédicale, l’analyse de la symptomatologie, de l’évolution etde l’histoire de la maladie permettent en fait de classercorrectement les « catégories naturelles de faits confondussous le nom de folie raisonnante ». C’est l’objet de laseconde partie du discours, pathologique ou clinique, quiprécise la sémiologie d’une moisson de nouvelles entitéscorrespondant aux actuels troubles névrotiques et troublesde l’humeur atténués :

• l’exaltation maniaque (l’actuelle hypomanie), « surex-citation générale de toutes les facultés […] sans inco-hérence de langage » qui n’est que « l’une des phasesde la folie circulaire » (décrite par J.-P. Falret en 1854et correspondant à l’actuel trouble bipolaire) ;

• la période prodromique de la paralysie générale (d’unintérêt surtout historique aujourd’hui…) ;

• la folie hystérique, accentuation des troubles du carac-tère hystérique, mais sans délire général ;

• l’hypocondrie morale, « variété de la mélancolie […]avec conscience de son état » (les actuels états dépres-sifs) ;

• l’aliénation partielle « avec prédominance de la craintedu contact des objets extérieurs » : folie du toucher etfolie du doute — correspondant aux futurs troublesphobiques et obsessionnels, les sujets atteints présen-tant également une « conscience parfaite de leur état » ;

• certains délires de persécution « à évolution lente et àidées délirantes très concentrées et dissimulées par lesmalades », qui feront l’objet d’une nouvelle communi-cation de J. Falret [15] à la Société médico-psychologique en 1878 : « Du délire de persécutionchez les aliénés raisonnants » (il s’agit du futur délired’ interprétation de Sérieux et Capgras [33], qui intitu-

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leront précisément leur ouvrage célèbre de 1909 : LesFolies raisonnantes).

Comme lors du débat sur les classifications, c’est Dela-siauve qui va mener la contre-offensive, en rappelant lescritères de sa pseudo-monomanie (décrite sept ans plus tôt) :absence de simultanéité d’action des facultés mentales dansle délire partiel, persistance de la conscience du trouble,possibilité d’appliquer la psychologie normale à la patholo-gie mentale (application en psychiatrie du modèle del’ Introduction à la médecine expérimentale de ClaudeBernard, publiée l’année précédente), enfin responsabilitépartielle sur le plan légal.

Un second discours de Jules Falret, lu le 29 octobre,répond à ces objections en cherchant à bien distinguer laclinique mentale de la psychologie pathologique : « Autrechose est d’étudier cliniquement et médicalement les faitspsychiques tels qu’ ils se présentent chez les aliénés ou dechercher à les connaître et à les interpréter en se servant desprocédés usités par les psychologues pour l’analyse del’homme normal, que l’on se borne à importer purement etsimplement dans la pathologie mentale. » Vingt ans avantMagnan, Falret tente d’ intégrer dans la folie raisonnante lestroubles du caractère des dégénérés de Morel. Enfin, ilplaide pour l’ irresponsabilité absolue, sur le plan médico-légal, des fous raisonnants (en dehors des intervalles luci-des) : « Tout aliéné, quel qu’ il soit, doit être considérécomme absolument irresponsable légalement de tous lesactes civils ou criminels accomplis par lui pendant la duréede son état maladif. » Il est intéressant de remarquer queMorel adoptera une position tout aussi radicale au cours dela discussion de 1869 sur les aliénés avec conscience, lesmalades atteints de délire émotif devant pour lui êtreconsidérés comme irresponsables, quoique « conservantjusque dans leurs exacerbations extrêmes la conscience deleur état de folie et déplorant cette folie sans pouvoirs’empêcher de commettre les actes désordonnés qui chezeux sont la conséquence de leur maladie » [4].

Critères de classification, rôle de la conscience du trou-ble, rapports du normal et du pathologique, enjeux médico-légaux, description de nouvelles entités cliniques, début deprise en compte des troubles de la personnalité : telles sontquelques-unes des pistes ouvertes par cette fondamentalediscussion, qui dépasse de beaucoup le domaine des psy-choses.

5. La folie héréditaire

Vingt-cinq ans après le premier débat sur les classifica-tions, provoqué par la parution du traité de Morel, laquestion de la dégénérescence fait l’objet d’une série dediscussions entre mars 1885 et juillet 1886 [e]. C’est alors lanotion de folie héréditaire de Valentin Magnan (1835–1916)

qui — l’année même où ce dernier décrit la bouffée déli-rante aiguë avec son élève M. Legrain — fait l’objet devives critiques au sein de la société, preuve que le conceptn’avait pas acquis droit de cité auprès de l’ensemble ducorps des aliénistes [13,20].

Sans s’opposer catégoriquement à la folie héréditaire,Jules Falret développe les réserves qu’ il avait déjà formu-lées en 1860. Pour lui, toutes les formes d’aliénation peu-vent porter l’empreinte de l’hérédité : la paralysie généraleprésente quelques caractères spécifiques chez les héréditai-res (longue durée, rémissions) ; les alcooliques « sont ordi-nairement des héréditaires » (vision prémonitoire des re-cherches génétiques contemporaines sur l’alcoolisme ?…) ;les persécutés héréditaires sont des fous raisonnants nonhallucinés ; les hypocondriaques héréditaires ont des idéesabsurdes ou bizarres ; les épileptiques et les hystériqueshéréditaires présentent souvent des formes frustes ou lar-vées.

Par ailleurs, il n’existe pas une seule folie héréditaire,mais des formes mentales caractéristiques de l’hérédité : lespathologies dans lesquelles on note des troubles du sensmoral (contrastant avec la lucidité) et une tendance auxrémittences dans l’évolution. Ce sont : les folies raisonnan-tes et avec conscience, la folie du doute (troubles obses-sionnels actuels), les folies intermittentes, périodiques etcirculaires (bipolarité). Il s’agit de la plupart des « syndro-mes épisodiques ».

Enfin, il faut pour Falret réduire le trop vaste champ de lafolie héréditaire, faire une distinction entre les simplesprédisposés et les héréditaires proprement dits, discuter leschéma anatomo-physiologique de Magnan et l’applicationde la doctrine des localisations cérébrales à la psychiatrie.

D’autres intervenants se montrent encore plus critiques.J. Cotard met en cause l’hérédité de transformation enpathologie mentale, qui conduit à l’aggravation des tableauxcliniques d’une génération à la suivante (paradoxale auregard du reste de la médecine). E. Charpentier élève sixobjections méthodiques contre la folie héréditaire : dénomi-nation incertaine, absence de limites, synthèse de formesdisparates, flou du statut des formes démentielles (intégra-tion des démences précoces en contradiction avec la préten-due résistance à la démence), défaut de spécificité desstigmates physiques, absence d’utilité pratique. J. Christianpréconise de distinguer le point de vue clinique (accord surles « stigmates » physiques et psychiques) du point de vueétiologique : « Si nous avons l’ intuition de l’hérédité, nousn’en connaissons pas suffisamment les lois » (les lois deMendel de 1865 ne seront en effet guère connues avant1900). Cotard et Christian veulent donc isoler, à côté desdégénérescences héréditaires, des formes de dégénérescenceacquise, par affection fœtale, infantile ou juvénile (puberté).

Contrairement aux discussions des années 1860, cesdébats présentent presque uniquement aujourd’hui un inté-

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rêt historique. Les auteurs de la génération suivante parle-ront à leur propos de « discussion en queue de poisson »[20] ou de « discussions byzantines » [7]. Ils auront néan-moins permis à Magnan et à son école d’assouplir certainesde leurs positions et de dissocier le concept de dégénéres-cence de celui d’hérédité, d’admettre l’existence de dégé-nérescences non héréditaires. Peut-être une meilleure priseen compte des argumentations de Falret et Cotard aurait-elleépargné à la psychiatrie l’extension démesurée du rôledévolu à l’hérédité et son dévoiement dans l’eugénisme ?

6. Le délire chronique

Une autre création de Magnan, le délire chronique àévolution systématique (décrit en 1882), occupe quatorzeséances de la Société entre octobre 1886 et juin 1888 [f].C’est l’occasion de nouvelles interventions de Jules Falret etdu vieux Delasiauve. L’enjeu est le mode de classificationdes troubles délirants : thèmes ou évolution ? Les discus-sions vont donner lieu — plus d’une génération après lesdébats de 1853 et 1866 — à des « assauts désespérés despartisans des monomanies », pour reprendre la formulesarcastique de Magnan. Preuve, s’ il en était besoin, dusuccès durable de l’entité décrite par Esquirol en plein essordu paradigme des maladies mentales multiples, autonomeset bien différenciées [23]. Le dilemme n’est d’ailleurstoujours pas résolu au début du XXIe siècle, puisque leDSM-IV a repris la vieille subdivision par thèmes destroubles délirants…

Le 25 octobre 1886, Paul Garnier (l848–l905), médecin-chef de l’ Infirmerie spéciale et élève de Magnan, lit unrapport dans lequel il rappelle la filiation du délire chroni-que avec le délire de persécution de Lasègue (1852) et deLegrand du Saulle (1871) [28], comme avec le délire degrandeur de Dagonet (1862) et de Foville (1869) [17]. Maisil ne voit dans ces formes que les « phases déterminéesd’une maladie mentale à marche chronique » et en profitepour critiquer le terme de mégalomanie.

Il reprend la description de l’évolution du délire chroni-que en quatre périodes : incubation (interprétations déliran-tes) ; idées de persécution (hallucinations) ; systématisation,avec idées de grandeur ; « démence » vésanique terminale.Il trace le diagnostic différentiel avec le délire des dégénérés(faisant le lien avec les précédentes discussions de 1886) :fond d’ instabilité psychique, début brusque, présenced’ idées délirantes multiples, « se combinant et s’enchevê-trant dans le plus complet désordre, créant un aspect desplus protéiformes où les divagations peuvent être, tour àtour et d’un instant à l’autre, de nature dépressive, expan-sive, hypocondriaque, mystique », relative conscience dutrouble, évolution rapide, « subite disparition des troubles »,rémissions fréquentes, mais « pour laisser le sujet toujours

sous le coup d’une rechute, sous la menace d’un nouveauparoxysme » (c’est la transposition presque parfaite dutableau de la bouffée délirante polymorphe, décrite la mêmeannée par M. Legrain).

Jules Falret conteste l’évolution du délire chroniquetracée par Magnan. Pour lui, la transformation des idées depersécution en idées de grandeur est inconstante, lesthèmes de persécution peuvent coexister avec les thèmes degrandeur et les malades peuvent conserver une « véritableactivité intellectuelle ». On ne note donc pas de « dé-mence » caractérisée au cours de la période terminale. Enoutre, il existerait de nombreuses formes bien distinctes dedélires chroniques : outre le classique délire de persé-cution — auquel Falret souhaite conserver sa dénomi-nation — les mélancolies anxieuses passées à la chronicité(Cotard), les folies hystériques, mystiques et érotiques, qui« présentent dans (leur) chronicité des caractères particu-liers et une marche spéciale qui mériteraient d’être décritsscientifiquement » (ici, Falret entrevoit les futurs tableauxcliniques de la mythomanie délirante de Dupré et del’érotomanie de Clérambault).

Henri Dagonet (1823-1902) prend la parole après Falret.Il formule lui aussi de nombreuses critiques méthodologi-ques : difficultés d’établir le diagnostic au début d’uneaffection qui peut évoluer vingt à trente ans, absence decaractère pathognomonique des idées délirantes durables depersécution (Magnan lui-même classe les persécutés-persécuteurs parmi les héréditaires dégénérés et non dans ledélire chronique), fréquence des idées délirantes installéesn’évoluant pas vers la démence.

Par ailleurs, Dagonet met en lumière les rapports étroitsdes idées de grandeur avec la manie et la mélancoliedélirantes, l’excitation et la dépression générales — à lasuite de plusieurs auteurs allemands (Spielmann, 1855 ;Albert, 1855) et français [18]. Il préfigure ainsi les classesde troubles de l’humeur avec caractéristiques psychotiques(congruentes ou non) des DSM-III et DSM-IV.

Enfin, il souligne le caractère impropre du terme de délirechronique : « Le mot délire caractérise toutes sortes d’étatspathologiques […]. L’expression de chronique s’applique àun grand nombre de folies, car il est dans la nature mêmedes maladies mentales de présenter une marche de longuedurée. » Après la contre-attaque de Garnier, Dagonet reçoitl’appui d’un Delasiauve de 82 ans.

Au cours de la séance du 28 mars 1887, Marcel Briand,élève de Magnan, précise la nature de la démenceterminale — qu’ il convient de distinguer de la démenceorganique vraie : « Un affaiblissement se traduisant surtoutpar une certaine lenteur et une certaine incoordination dansles idées, de sorte que les malades […] ne peuvent plusguère soutenir de conversation sur des faits généraux. »J. Cotard intervient ensuite pour distinguer les délires degrandeur survenant chez les persécutés hallucinés (lésion de

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la sensibilité, forme psycho-sensorielle) de ceux se ratta-chant à la période d’excitation maniaque de la folie circu-laire (lésion de la volonté et de la personnalité, formepsycho-motrice). Il s’excuse d’appliquer le modèle de laclassification des monomanies et des localisations cérébra-les.

Les séances qui suivent (23 mai et 27 juin) sont marquéespar d’ intéressantes communications de Jules Christian(1840–1907). Il se demande s’ il est opportun de créer unenouvelle variété de démence « vésanique » et surtout metl’accent sur deux points importants : l’origine des idéesdélirantes et leurs relations avec les troubles sensoriels. Pourlui, les idées de grandeur ne résultent pas d’une déductionlogique, mais de l’ intervention des hallucinations de l’ouïe.À l’ inverse, les aliénés présentant exclusivement des trou-bles de la sensibilité génitale en resteraient au stade desidées de persécution. Pendant la séance du 25 juillet 1887,Benjamin Ball (1833–1893) propose d’appeler le délirechronique « maladie de Lasègue », afin de couper court auxdiscussions terminologiques.

Le 31 octobre suivant, E. Charpentier met en relief lavaleur symptomatique des idées de persécution et démem-bre ainsi l’entitémorbide décrite par Lasègue, anticipant surles travaux de Séglas. Des syndromes persécutifs peuventsurvenir dans le post-partum, à l’occasion d’ interventionschirurgicales, pendant et après les affections aiguës (pneu-monie, rhumatisme articulaire), chez les mélancoliquesanxieux (auto-persécuteurs, futurs persécutés auto-accusateurs), dans le cadre des délires systématisés (ilss’accompagnent alors d’hallucinations, ce qui permet dedistinguer les persécutés primitivement sensoriels, psychi-ques et mixtes), comme stade de la mégalomanie (persécu-tés par vanité chronique, non hallucinés). Certaines mani-festations persécutives peuvent se rencontrer chez des sujetsnormaux, d’autres simuler l’ ivresse ou emprunter leurthématique à des rêves (thèse de Chaslin).

Les premières séances de 1888 sont marquées par d’âprescontroverses entre Magnan et son cadet de vingt ans, JulesSéglas (1856–1939), élève de Falret. Le 30 janvier, cedernier dresse un réquisitoire implacable contre l’autonomiedu délire chronique, àpartir de huit observations de maladestransférées de l’admission de Sainte-Anne à la Salpêtrière« chez lesquelles on trouve à la fois hérédité, dégénéres-cence et délire chronique ». Il relève perfidement les passa-ges des thèses des élèves de Magnan (notamment celle deLegrain [27]) qui viennent contredire la doctrine du maître.

Le 27 février, Magnan, qui est retourné examiner atten-tivement sept des huit malades dans leurs services, contre-attaque : « Dans son argumentation, j’allais dire dans saplaidoirie, M. Séglas a fait, en véritable avocat adverse, toutson possible pour embrouiller la question. » Prompte répli-que de ce dernier : « L’enquête particulière à laquelleM. Magnan a soumis mes malades, le soin tout spécial avec

lequel il cherche à réfuter la plupart des faits que j’aiavancés me prouvent que mes arguments ont bien pu porterjuste. » Les débats se déplacent sur la question d’éventuelsstigmates physiques de dégénérescence chez les délirantschroniques, avec la publication de photographies d’une despatientes le 28 mai. Finalement, Ball clôt la discussion le25 juin, en proposant « d’attendre des observations nouvel-les et surtout une bonne statistique d’un jour nouveau ».

Ainsi, pas plus que celle sur la folie héréditaire, cettediscussion de deux années sur le délire chronique n’a abouti.À l’exception de Christian et Charpentier, aucun des inter-venants ne paraît avoir tenté de distinguer les délirantshallucinés des autres. « Il est permis de supposer que lesdivergences d’opinion eussent été moins profondes si l’oneût tenu compte davantage des interprétateurs », écrirontvingt ans plus tard Sérieux et Capgras, en évoquant cesdébats houleux [33, p. 296].

7. Les classifications [2]

Immédiatement à celle sur le délire chronique, fait suiteune nouvelle discussion sur les classifications, qui occupesept séances de juillet 1888 à juin 1889 [g]. « Plus ardenteencore que celle de 1861 » [12], elle va toutefois débouchersur une impasse, sans aboutir à la définition de nouvellesformes naturelles de maladies mentales, jadis appelée de sesvœux par Falret.

Les travaux s’ouvrent sur une belle déclaration de PaulGarnier, reprenant la distinction entre symptômes « defond » et symptômes « de surface », telle qu’exprimée parJ.-P. Falret (père) dans son introduction de 1863 et préfigu-rant la dichotomie symptômes fondamentaux/symptômesaccessoires, développée par E. Bleuler [3] vingt ans plustard (1911) : « L’École psychiatrique française, essentielle-ment clinique, s’est attachée à discerner, sous la formeextérieure accessoire, le fond morbide primordial et d’autrepart à étudier le processus psychopathique, à en marquer lesstades et les transformations. »

Plusieurs tendances s’affrontent, en lesquelles on peutdiscerner les grandes méthodes de classification des troublesmentaux jusqu’à nos jours.

P. Garnier, Magnan et J. Christian défendent les critèresévolutifs et étiopathogéniques. Ces derniers leur permettentde séparer les états mixtes, « tenant de la pathologie et de lapsychiatrie » (paralysie générale, démence sénile, épilepsieet alcoolisme, auxquels ils adjoignent toujours l’hystérie)des folies proprement dites ou psychoses. Celles-ci sont àleur tour subdivisées, d’après l’étiologie et l’évolution, endélire chronique, folie des dégénérés (objets respectivementdes deux précédents débats de la société) et folies intermit-tentes (troubles de l’humeur) [19,22]. Garnier rappelle quela classification de Magnan ne s’attache qu’aux typesmorbides principaux, en laissant de côté les variétés secon-daires.

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Une version plus radicale de cette approche étiologiqueest la classification d’E. Marandon de Montyel (1851–1908)qui reprend la vieille subdivision de Parchappe en foliessimples et folies composées (toxiques, convulsives, conges-tives, paralytiques, sympathiques, diathésiques). L’œuvrede Morel lui permet ensuite de différencier les folies simplesen formes à prédisposition minimum et formes dégénérati-ves. La plupart des folies composées ne doivent pas êtreconsidérées comme des maladies mentales : les déliresfébriles sont des pyrexies, les démences organiques deslésions du cerveau.

Pourtant, Auguste Voisin (1829–1898), puis Jules Luys(1828–1897) proposent encore une classification purementanatomique des troubles mentaux. Le premier se fonde surles résultats d’autopsies, le second sur l’étude del’encéphale et l’anatomie comparée. Pour Luys, les délirespartiels sont l’expression d’une hypertrophie localisée ducerveau, le délire chronique n’a pas d’autonomie diagnos-tique et n’est qu’un symptôme (au même titre que ladyspnée chronique). Par ailleurs, la démence étant l’étapefinale d’un processus ancien, le terme de démence simpleest un non-sens. Pour Voisin, toute maladie mentale estprécédée de modifications organiques.

Enfin, H. Dagonet suivi de B. Ball critiquent vivementles propositions de P. Garnier et préconisent d’en rester àune classification purement symptomatique, inspirée(affirment-ils) de Baillarger, puisqu’ il n’est pas possible des’entendre sur les causes et l’évolution : délire général(manie, mélancolie, folie à double forme), délire partiel,folies toxiques, démences (soit simples ou vésaniques, soitavec lésions organiques), arrêts de développement (idiotie).C’est un net recul par rapport aux critères des Falret dans lesannées 1860.

Finalement, aucun accord ne se dessine et la sociétéadopte par quinze voix contre huit l’ordre du jour deP. Garnier : « Dans l’état actuel de la science, toute tentativede classification des maladies mentales ne saurait s’appuyerque sur des données ou trop incomplètes ou trop contestéespour rallier la grande majorité des suffrages. » Prudence àlaquelle viendra faire écho à la génération suivante l’ intro-duction du manuel de P. Chaslin [6] : « Je crois préférablede proclamer ce qui est : l’ impossibilité d’une classificationsatisfaisante. Morel l’avait déjà dit il y a cinquante-huit ans,puisqu’ il voulait souvent se contenter de décrire. » C’étaitdéjà le rejet des théories, mais pas encore l’appel àl’empirisme des DSM…

8. Épilogue

Ces sept discussions de la Société médico-psychologique, ici réunies de manière un peu artificielle,nous montrent bien le passage progressif d’une conception

unitaire de l’aliénation, dont l’ influence reste sensible pen-dant la décennie 1850, dans les débats sur la monomanie etles hallucinations — encore très marqués par laphilosophie — à une approche véritablement clinique, mar-quée par la description de maladies mentales multiples quiémerge au cours de la première discussion sur les classifi-cations et de celle sur la folie raisonnante, puis s’affirmedurant les séances consacrées à la folie héréditaire et audélire chronique. Le paradigme de l’aliénation reste toute-fois présent au cours de la décennie 1880, comme l’ illus-trent les fréquentes références à la monomanie dans le débatsur le délire chronique, les incertitudes de la secondediscussion sur les classifications et la survivance des espè-ces morbides d’Esquirol dans bon nombre de propositionsnosographiques. Peut-être faut-il y déceler l’ influence dufondateur de la Société, J. Baillarger, qui disparaît en 1890,vingt ans après son rival Falret.

Mais ces discussions auront ouvert la voie aux grandstravaux de référence sur les pathologies psychotiques pu-bliés autour de 1900 dans les Annales Médico-Psychologiques. C’est en 1899 que paraît — l’année mêmede la 6e édition du manuel de Kraepelin — le mémoire encinq parties de J. Christian [8] sur la « Démence précoce desjeunes gens ». Il est suivi en 1900 de l’article fameux deJ. Séglas [30] sur la « Démence paranoïde ». À la séance dela société du 24 février 1902, P. Sérieux et J. Capgras [32]présentent leur travail sur « Les psychoses à base d’ inter-prétations délirantes », acte de naissance du délire d’ inter-prétation, il y a tout juste un siècle. En 1903–1904, c’est lapublication en français des trois parties du mémoire duRusse V. Serbski [31] (1858-1917), « Contribution à l’étudede la démence précoce », première critique argumentée del’entité kraepelinienne. Enfin, à la séance de la société du28 novembre 1908, le jeune Lucien Cotard [9] (1878–1910),interne de J. Séglas, présente « Deux cas de psychosehallucinatoire », trois ans avant Gilbert Ballet.

Ainsi, vers la fin de la période que nous envisageons, setrouvait réalisée, grâce aux travaux des membres de laSociété médico-psychologique, la séparation des futuresschizophrénies et des pathologies délirantes, classées nonplus selon leurs thèmes, mais d’après leurs mécanismes.

Références

Les discussions

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[f] Du délire chronique. Ann Méd Psychol 1887;XLV:1:121-134, 260-279, 426-443, 2:57-80, 292-303, 322-324, 407-418 ; 1888;XLVI:1:84-108, 279-305, 320-342, 441-463, 470-487, 2;109-139, 261-285.

[g] Classifications. Ann Méd Psychol 1888;XLVI:2:453-66 ; 1889;XLVII:1:109-130, 155-162, 264-274, 473-485, 2:112-118, 260-262.

(N.B. : la publication dans la revue a lieu plusieurs mois après les séancesde la société, ce qui explique le décalage possible d’une année sur lasuivante).

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