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COMPTER LES INDIENS (Bolivie, Mexique, Etats-Unis) Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage P.U.F. | L'Année sociologique 2005/2 - Vol. 55 pages 487 à 517 ISSN 0066-2399 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2005-2-page-487.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lavaud Jean-Pierre et Lestage Françoise, « Compter les indiens » (Bolivie, Mexique, Etats-Unis), L'Année sociologique, 2005/2 Vol. 55, p. 487-517. DOI : 10.3917/anso.052.0487 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 140.254.87.103 - 10/05/2013 19h10. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 140.254.87.103 - 10/05/2013 19h10. © P.U.F.

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COMPTER LES INDIENS(Bolivie, Mexique, Etats-Unis)Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage P.U.F. | L'Année sociologique 2005/2 - Vol. 55pages 487 à 517

ISSN 0066-2399

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lavaud Jean-Pierre et Lestage Françoise, « Compter les indiens » (Bolivie, Mexique, Etats-Unis),

L'Année sociologique, 2005/2 Vol. 55, p. 487-517. DOI : 10.3917/anso.052.0487

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COMPTER LES INDIENS(BOLIVIE, MEXIQUE, ÉTATS-UNIS)*

Jean-Pierre LAVAUD et Françoise LESTAGE

RÉSUMÉ. — Au nom de quoi identifie-t-on et compte-t-on les « Indiens » dans lesAmériques ? Cet article se fonde sur les recensements effectués en 2000 et 2001 auxÉtats-Unis, au Mexique et en Bolivie. En décrivant quelques-unes des batailles provo-quées par le comptage des Indiens, les auteurs soulignent leurs liens indissolubles avec desenjeux politiques et suggèrent que des catégories comme l’ethnie et la culture – qui mar-quent apparemment un progrès dans la connaissance – ont transformé les recensementsen pièges introduisant des classifications abusives, renforçant les préjugés et provoquantéventuellement des conflits.

ABSTRACT. — In the name of what have been identified and counted the AmericanIndians ? This paper is based on census carried out in 2000 and 2001 in the United States,in Mexico and in Bolivia. Describing some of the battles induced by the Indians’ recko-ning, the authors emphasize their indissoluble links with politics and public policy. Basi-cally they suggest that categories such as ethnicity and culture – who seems to be greatscientific strides – have changed census into traps as they introduce wrong classifications,back up preconceived opinions and may give rise to conflicts.

Gérard Noiriel rappelle opportunément dans un livre récent1

ce constat d’Émile Durkheim dans son ouvrage Le suicide2 : « Lessociologues sont tellement habitués à employer les termes sans lesdéfinir... qu’il leur arrive sans cesse de laisser une même expressions’étendre, à leur insu, du concept qu’elle visait primitivement ouparaissait viser, à d’autres notions plus ou moins voisines. » Obser-vant que les notions « immigré », « deuxième génération », « assi-milation », « intégration » sont nées ou « ont été réactivées, en

* Cet article a été rédigé en 2001. Certaines données sont donc datées. C’estnotamment le cas pour la Bolivie au sujet de laquelle les résultats du recensement de2001 sont maintenant accessibles. Ils sont cependant sans surprise notable et tels qu’ilsn’invalident pas les hypothèses présentées dans l’article.

1. Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin,2001, p. 221.

2. Émile Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, 1960, p. 108.

L’Année sociologique, 2005, 55, n0 2, p. 487 à 520

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France, au moment de polémiques politiques très violentes »,Gérard Noiriel émet l’hypothèse que c’est peut-être pour cetteraison qu’ils ne sont « pratiquement jamais définis par ceux qui lesemploient » contrairement à la catégorie « jeune » qui « est passéeau feu de la critique ». La même hypothèse convient pour lacatégorie « Indien », utilisée dans les Amériques et ailleurs, aussibien par le commun que dans la littérature savante et dans lestaxinomies nationales et internationales. Le moins que l’on puissedire en effet est que sa définition pose problème. Pour autant, nousn’aborderons pas ici cette question de front. Notre propos consis-tera à exposer, à la fois, comment se déroulent les batailles ducomptage des Indiens qui visent à forger des images légitimes dela réalité sociale – socio-ethnique en l’occurrence –, les écartsconsidérables auxquels ces comptages aboutissent selon les critèresadoptés, et donc selon les définitions le plus souvent implicitesqu’ils révèlent, les simplifications, pour ne pas dire les caricatures etaussi les masquages ou brouillages de cette même réalité socialeauxquels ils conduisent. Enfin, on verra comment ces batailles sontindissolublement liées à des enjeux politiques, ou si l’on préfère,en quoi celles-ci sont effectivement des batailles politiques où letravail du « savant » oscille entre le rôle de simple technicien etcelui de conseiller ou d’inspirateur du prince pour la constructiondu label identitaire. En centrant plutôt notre réflexion sur lesrecensements, c’est donc à une amorce de réflexion sur le travailbureaucratique d’assignation identitaire et de fabrication de lareprésentation catégorielle légitime que nous convions notrelecteur3. Une amorce seulement, car si cette présentation permetbien de montrer, par comparaison – et de ce point de vue lerapprochement Bolivie, Mexique, États-Unis est particulièrementéclairant –, que la statistique officielle est, comme le soutientAlain Desrozières, « marquée par les formes de l’action publiquedominante dans un pays et à une époque donnés »4, elle nedébouche pas sur une réflexion épistémologique relative àl’imputation catégorielle.

488 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

3. De ce point de vue, les quelques données et réflexions qui vont suivre sont à rap-procher du débat français sur le comptage des immigrés et ses modalités : cf., entre autres,Hervé Le Bras, Le sol et le sang : théories de l’invasion au XXe siècle, Paris, L’Aube, 1993, Ledémon des origines, Paris, L’Aube, 1998 ; Michèle Tribalat, Faire France, Paris, La Décou-verte, 1995 ; Population, no 3, 1998, et le site www-user.ined.fr~blum/.

4. Alain Desrozières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique,Paris, La Découverte, 2000, p. 304.

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Le problème de la définition de l’Indienà travers les comptages

S’agissantdes Indiens, les dénombrements véhiculés, fruits d’extra-polations, de recensements ou d’estimations, ne tirent la plupart dutemps leur crédit que de la caution d’universitaires dont le titre suffitpour qu’on les croie, ou de celles d’institutions internationales(Unesco, Programme des Nations Unies pour le développement,Banque mondiale, etc.) dont la légitimité n’est pas mise non plus endoute. Ainsi, on se renvoie des comptabilisations sans fondementsexplicites, commedesballes deping-pong, accréditant l’idéed’ensem-bles Indiens, sans véritablement endonner depreuves convaincantes.

Selon Alexia Peyser et Juan Chackiel, membres du Centre lati-no-américain de démographie (CELADE), il y a entre les différentessources des écarts tels que les Indiens représentent entre 17 % et40 % de la population d’Amérique latine, les chiffres des recense-ments étant toujours inférieurs à ceux des estimations « savantes »5.

Amérique latine : population indienne totale (en millions)

Année EstimationsPopulationrecensée

1940 10,9a 29,3b

1960 12,4c

1970 12,5j

1978-1980 18,8d 20,6e 26,3f 34,2g 15,7j

1990 36,6h 39,9i 17,4j

a J. Stevard (1949), Handbook of South American Indians, vol. 5, y A. Marino (s/f),Handbook of Middle American Indians, vol. 6, en Mayer y Masferrer (1979).

b OIT (1953), Condiciones de vida y trabajo de las poblaciones indígenas de América Latina,in Mayer et Masferrer (1979).

c Instituto Interamericano Indigenista (1962), Anuario Indigenista, vol. 22, in Mayeret Masferrer (1979).

d H. Maletta (1981).e Rodriguez y Soubie (1978), « La población indígena actual en América Latina »,

Revista Nueva Antropología, vol. 3, no 9, in Mayer et Masferrer (1979).f Mayer et Masferrer (1979).g M. Gnerre (1990).h A. Thein Durning (1992).I R. Jordán Pando (1990).j Population estimée à partir de recensements sans correction (tableau 2). Certaines

valeurs ont été intrapolées et d’autres extrapolées. Pour l’Équateur, où il n’y a pas dedonnées, l’estimation a été faite à partir de Maletta (1978), en considérant que ses estima-tions sont en général les plus proches des chiffres des recensements.

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5. Alexia Peyser, Juan Chackiel, « La población indígena en los censos de AmericaLatina », Notas de población, año XXII, junio 1994, no 59, p. 94-119.

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Pourtant, même si ces deux auteurs pointent le fait que ces dissi-militudes sont dues à des définitions implicites variées qui entraî-nent l’usage d’indicateurs distincts – langue parlée, auto-identi-fication ou localisation géographique –, cela ne les amèneaucunement à s’interroger sur la légitimité de telles opérations. Leurpropos consiste en effet, d’une part, à interpréter la dynamiquedémographique de ces ensembles indiens (fécondité, mortalité...)sur la base des chiffres douteux dont ils disposent, et d’autre part, àargumenter l’hypothèse d’une sous-estimation de la populationindienne saisie dans les recensements ; une sous-estimation qui,pour eux, ne fait guère de doute.

Ils avancent comme preuve la mauvaise couverture des zonespériphériques par les recenseurs et ils ajoutent le fait que lorsqu’onutilise l’indicateur de la langue parlée, les enfants mineurs de moinsde 6 ans ne sont pas dénombrés. L’argument technique de la mau-vaise connaissance des confins est impeccable et sans doute celaconduit-il à une sous-estimation du nombre des Indiens, mais est-ilcertain que leur pourcentage relativement à la population globaleen est considérablement affecté ? Pour ce qui est de la population demoins de 6 ans, c’est un peu la même chose si l’on raisonne en chif-fres absolus et en pourcentages. Cependant ce ne sont là, encoreune fois, que des discussions techniques qui éludent totalement laquestion de fond : au nom de quoi identifier des enfants de moinsde 6 ans à un monde indien ou blanc ? Or cet article de synthèse,pour intéressant qu’il soit, ne fournit pas la moindre esquisse d’unedéfinition claire de l’Indien et n’incite à aucune réflexion argu-mentée sur la question.

Nous avons écrit ailleurs, après d’autres6, qu’il n’était pas pos-sible de donner une définition objective de l’Indien, quel que soit leou les critères que l’on prenne7. Nous ne referons pas ici cettedémonstration. Il reste que jusqu’à maintenant c’est bien, dans la

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6. Magnus Mörner, Le métissage dans l’histoire de l’Amérique latine, Paris, Fayard,1971.

7. Jean-Pierre Lavaud, « Essai sur la définition de l’indien : le cas des Indiens desAndes », in Gabriel Gosselin et Jean-Pierre Lavaud (éd.), Ethnicité et mobilisations sociales,Paris, L’Harmattan, 2001, p. 41-65. Sur ce sujet, voir aussi la mise au point éclairante deJacques Malengreau, « Identités ethniques, emblèmes culturels et situation sociale dans lesAndes », Label, no 4-2000, p. 57-66. « La désignation des habitants du monde andin,comme des groupes ou des divisions dans lesquels ils s’inscrivent reflètent une réalitésociologique et historique complexe et mouvante », écrit-il. Et il ajoute que « la termino-logie à connotation ethnique de portée nationale reflète [donc] un double critèred’origine et de statut social, ce dernier critère permettant contradictoirement de réviserl’origine, fixée par définition » (p. 58).

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plupart des cas, à partir de tels critères que le nombre d’Indiens a étéévalué. Depuis les années 1950, ils sont plutôt culturels. Faut-il rap-peler une fois de plus que cela n’a pas toujours été le cas ? Pendantla colonie, « la relation Indien/non-Indien ne se pose pas autrementqu’en termes pratiques d’exploitation ; jamais elle ne fut abordée...en termes autres que politico-administratifs »8. S’il importe alors dedécompter les Indiens, c’est parce qu’ils paient le tribut ou c’estpour imposer que des quotas de la population ainsi désignée se sou-mettent à des travaux forcés, notamment dans les mines (mita). Laprise en compte récente du critère linguistique et du costumerenvoie à l’idée selon laquelle l’indianité est avant tout (et même serésume et se manifeste par) une culture propre, ou spécifique :l’Indien est membre d’un sous-ensemble social isolable dont la cul-ture est le marqueur.

En fait, l’étiquetage culturel ne succède pas directement àl’étiquetage politico-administatif de l’époque coloniale. Entre-temps avait prédominé une labellisation raciale très en vogue autournant du siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Certainsanalystes utilisent aussi le terme d’ethnie pour connoter une distinc-tion culturelle plutôt que raciale. Mais, comme l’a très bien notéJulian Pitt-Rivers : « This device is not altogether satisfactory, for itmakes “race” a matter of culture, whereas it is really a matter ofsocial relation. »9 C’était aussi la thèse, plus ancienne encore, deCharles Wagley qui avait forgé le concept de « race sociale » poursignifier « un groupe ou une catégorie de personnes qui ne peut êtredéfini que de manière sociale et non biologique... même si les motsqui lui servent d’étiquette peuvent originellement avoir été référés àdes caractéristiques biologiques »10.

Le passage du terme de race à celui de culture ou d’ethnie nechange donc rien au fond. Car pour ces deux auteurs, l’Indien ne sau-rait être défini sans prendre en compte, au premier chef, sa positionsociale dans un ensemble plus vaste, et les rapports qu’il entretient avecles non-Indiens qui, au moins dans les Andes, ne sont pas seulementreprésentés par des membres d’un pôle blanc hispanique désignéscomme españoles, blancos, criollos, vecinos, mistis selon les lieux, mais

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8. Paul Reissner, Les penseurs d’Indiens. Attitudes indigénistes au Mexique après 1821,CREDAL : Document de travail de l’ERSIPAL, no 25, 1982, p. 33.

9. Julian Pitt-Rivers, « Race in latin America : The concept of raza », Archives euro-péennes de sociologie, XIV, 1971, p. 3-31.

10. Charles Wagley, « On the concept of social race in the Americas », Actas delXXXIII Congreso de americanistas, San José de Costa Rica, Lehman, tomo 1, 1959,p. 403-417.

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aussi par des intermédiaires qui sont les mestizos, cholos, indios refina-dos... Si bien que, comme l’exprime Fernando Fuenzalida, « il y a unegraduation phénotypique, sociale et culturelle qui correspond à uneéchelle de statuts. Cependant, le statut du Métis ou de l’Indien ne pro-vient pas d’une certaine configuration de traits dont le rôle de domi-nant ou de subordination serait la conséquence. C’est l’inverse quicorrespond à la réalité : c’est la position extrême ou moyenne dans lachaîne nationale de subordination qui détermine le statut et la sous-culture d’un groupe ou d’un individu. »11 Ce qui fait qu’il n’existe pasune « culture du Métis » ou une « culture de l’Indien » qui puisse êtreisolée et se définir indépendamment de ses contextes locaux12.

De la même façon, François Bourricaud insiste sur le fait que lesgroupes indiens ne sont pas autonomes. « Ils s’inscrivent dans unréseau de relations qui les unissent aux non-Indiens. Ils s’insèrentdans un système de rapports par lesquels ils participent à la sociétéglobale. Cependant, ces relations étant déséquilibrées et ces aspectsinégalitaires, leur union aux non-Indiens et leur participation à lasociété globale se réalise dans la dépendance. Et c’est à l’intérieurde cette situation de dépendance qu’ils se définissent en tantqu’Indiens. »13 Le souligner revient à dire que les définitions del’Indien ne sont constantes ni dans le temps ni dans l’espace. Ce quirend les dénombrements délicats et les comparaisons impossiblesd’une époque à l’autre, et d’un lieu à l’autre.

Julian Pitt-Rivers donne une excellente illustration de ces diffi-cultés dans le cas du Guatemala. En 1940, il y eut la tentatived’utiliser l’appréciation physique de la race pour séparer et chiffrerles Indiens, les Métis, les Noirs, les Blancs et les Orientaux. Ce fut

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11. Fernando Fuenzalida Vollmar, « Poder etnia y estratificación social en el Perúrural », in Perú hoy, Mexico, Siglo XXI, 1971, p. 79.

12. Ibid., p. 63. Marie-France Houdart-Morizot qui a enquêté dans les Andespéruviennes, à Cuenca, montre clairement, sur la base de la lecture des registres, que tellefamille « espagnole » à la fin du XVIIIe siècle est considérée aujourd’hui comme la plus« indienne », tandis que telle autre, indigène il y a deux siècles, fait partie aujourd’hui dela « gente decente », ce qui prouve qu’ « un blanc peut devenir indien si de dominant ildevient dominé ; il peut rester blanc malgré la miscégénation avec des éléments indienss’il réussit à maintenir sa position de domination », Marie-France Houdart-Morizot,Tradition et pouvoir à Cuenca, Communauté andine, Lima, IFEA, 1976, p. 149-153. Ce faitn’avait pas échappé aux observateurs sagaces, tel le politicien et essayiste bolivien TristanMarof qui écrivait en 1934 : « “Blancs” sont tous ceux qui ont de la fortune en Bolivie,ceux qui jouissent d’influences et occupent des postes élevés. Le métis ou l’indien enri-chis, bien qu’ayant le teint olivâtre, se considèrent comme blancs » (La tragedia del alti-plano, Buenos Aires, Editorial Claridad, 1934, p. 85 (notre traduction)).

13. François Bourricaud, Pouvoir et société dans le Pérou contemporain, Paris, A. Colin,Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 1967, p. 334-335.

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un échec reconnu. Si bien qu’avant le recensement de 1950, uneréflexion fut menée pour décider de la définition de l’Indien qu’ilconvenait d’adopter. On découvrit alors que les critères utiliséspour identifier un Indien variaient d’un village à l’autre. Dans l’un,c’étaient les vêtements, dans l’autre la langue, ailleurs le style devie... Reconnaissant cette difficulté, les promoteurs du recensementenjoignirent aux enquêteurs de fonder leur décision : « on the socialsystem in which the person was held in the place in which he wascounted. In the small communities there is a certain public opinionthat qualifies an individual as Indian or Ladino. For this reason, thetaking of the census was entrusted, whenever possible, to membersof the local community who know quite well how people are clas-sified there. »14

Ce recensement assume donc le fait que la qualification d’Indienest sociale, et qu’elle est distincte des caractéristiques culturelles. Ilfournit néanmoins toute une série de renseignements sur la langueparlée à la maison, l’habillement, les modes d’alimentation, la fré-quentation de l’école... qui peuvent être mis en regard avec la label-lisation d’Indien ainsi obtenue et confirment le fait qu’il n’y a pas denette corrélation (straightforward) entre cette labellisation et des traitsculturels supposés indiens.

Entendons-nous bien toutefois sur le social dont on parle.Celui-ci non plus n’est pas réductible à des caractéristiques simplesobservables et comptabilisables. Indien n’équivaut pas à paysan, àrural, ou à pauvre, par exemple. Certes, une majorité de ceux quisont ainsi labellisés habitent bien la campagne et sont des paysanspauvres. Mais le recensement guatémaltèque mentionné par JulianPitt-Rivers montre que 5 % des propriétaires terriens de 111 acresou plus sont considérés comme des Indiens. C’est dire qu’on nepeut pas non plus assimiler le groupe des Indiens à une classe ou àune strate sociale. C’est bien dans la relation sociale, ici et mainte-nant, que la catégorisation prend son sens.

Les comptages sur la base du critère linguistique

Que supposent les comptabilisations actuelles des Indiens sur labase du critère linguistique ? Tout d’abord une coupure entre descultures ou des ethnies différentes comprises dans un ensemble

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14. Julian Pitt-Rivers, op. cit.

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social plus large, sans que l’on sache véritablement ce qu’il fautentendre par ces concepts. Dans un livre classique, A. L. Kroeber etC. Kluckhon répertoriaient déjà plus d’une centaine de définitionsdu concept de culture au début des années 195015. De laquelles’inspire-t-on ? Et prend-on en compte des sous-cultures ? S’inter-roge-t-on sur les rapports d’un ensemble culturel à un autre, oud’un sous-ensemble à l’ensemble ? En bref, qu’est ce qui légitime detels découpages ? Ensuite, la langue est-elle l’expression synthétiqueet emblématique de la culture ? Ne faudrait-il pas envisager d’autrescritères ? Et lesquels ?

Admettons que l’on se soit véritablement interrogé, et que l’onait résolu tous ces problèmes épistémologiques. En d’autres termes,bien que ce ne soit pas la thèse ici défendue, admettons que l’on aitd’excellentes raisons de considérer la langue comme un bon, voire lemeilleur marqueur de l’indianité. De redoutables problèmes techni-ques subsistent. Il se trouve en effet que l’on peut connaître et parlerplusieurs langues. D’où les distinctions entre langue du foyer etlangue véhiculaire, langue maternelle et langue officielle, languepremière et langue seconde. De là les questions plus fines des recen-seurs pour distinguer divers paliers d’usage et de connaissance deslangues. Mais la résolution du problème technique, la connaissancedu bi- ou du multilinguisme, pose plus de problèmes qu’elle n’enrésout. En effet, on est placé devant le dilemme suivant : les bilinguesou les multilingues doivent-ils ou non être considérés comme desIndiens ? On peut adopter des partis divers qui aboutissent dans le casdu recensement bolivien de 1992 à une différence extrême de 1 à 5.

Savent seulement une langue vernaculaire 11,5 %Savent une langue vernaculaire 58,9 %Savent le castillan 87,4 %Savent seulement le castillan 41,7 %

Dans un cas, les Indiens constituent une population très mino-ritaire du pays (11,5 %), dans l’autre, ils deviennent majori-taires (58,9 %).

Nous disons différence extrême, car on peut raffiner en sedemandant quelle est la langue maternelle, ou parlée au foyer, et parexemple considérer comme Indiens à la fois ceux qui ne parlent

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15. A. L. Kroeber and Clyde Kluckhon, Culture : A Critical Review of Concepts andDefinitions, New York, Vintage books, 1952.

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qu’une langue native et ceux qui la parlent chez eux dans l’intimité.Le comptage enlèverait le caractère d’Indien à ceux qui pratiquentles langues natives sans les parler chez eux, pour commercer, parexemple, ce qui diminuerait l’écart des pourcentages.

Ces discussions techniques agitent les organismes recenseurs ;c’est le cas au Mexique où des efforts considérables, tant intellec-tuels que financiers, ont été déployés pour parfaire le décompte dela population indienne et répondre à l’insatisfaction des partisans desa sous-estimation. Depuis 1980, l’Institut national de statistiques,de géographie et d’informatique (INEGI) chargé de cette tâche amodifié les indicateurs utilisés à chaque recensement. À cetteépoque, étaient prises en compte les personnes de plus de 5 ans par-lant une langue indienne16. En 1990, l’INEGI ajoutait une deuxièmevariable en incluant les enfants de 0 à 4 ans vivant dans un foyerdont le chef de famille parlait une langue native, obtenant ainsi6 411 972 Indiens, soit environ 7,5 % de la population totale17. Là-dessus, avec l’aide d’un organisme international18, l’Institut nationalindigéniste (INI), organisme gouvernemental exclusivement con-sacré aux politiques sociales envers les Indiens et à l’étude anthropo-logique de ces populations jusqu’en 2003, tentait d’affiner le calculpermis par les données du recensement en tenant compte des locali-tés où résidait au moins un locuteur en langue « indienne ». Il lesclassait en trois catégories : les « localités éminemment indiennes » ;les « localités moyennement indiennes » ; les « localités à populationindienne dispersée » où respectivement 70 % au moins des habitantsparlent une langue native dans le premier cas, de 30 % à 69 % dansle second, et moins de 30 % dans le dernier. En ajoutant le nombretotal des habitants des localités des deux premières catégories aunombre des locuteurs en langue indienne des localités de la dernièrecatégorie, l’INI obtenait en 1993 un total de 8 701 688 Indiens, soit10,7 % de la population totale. Malgré tout, ces résultats ne faisaienttoujours pas l’unanimité. En 1994, l’INI tentait une dernière préci-sion à partir des données du recensement en considérant commeIndiens tous les occupants de logements particuliers dont le chef defamille ou son conjoint parlait une langue native et en comptabili-sant également les individus isolés parlant une langue indienne dansdes foyers où le chef de famille ou son conjoint ne la parlait pas. On

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 495

16. Le terme utilisé au Mexique pour désigner les Indiens est celui d’indigène.17. Soit 5 285 347 personnes et 1 129 635 jeunes enfants de 4 ans au plus.18. Le Programme des Nations Unies pour le développement, PNUD.

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atteignait ainsi 10,5 % de la population totale, soit un peu moinsque dans le calcul précédent. L’INI a alors considéré le débat closjusqu’au recensement de l’an 2000 où de nouvelles questions por-tant sur l’auto-identification ont été prévues19.

Cette cuisine, dont l’objectif est de répondre aux critiques desous-estimation en augmentant le total de la population indienne, seveut scientifique : elle est justifiée et argumentée. Chaque comp-tage ou chaque construction de nouveaux tableaux se fonde sur cequi est présenté comme des hypothèses, toutes basées sur la validitéde l’indicateur de la langue parlée, mais croisant ou comparantd’autres variables telles la localité ou le logement. Ses promoteurssoulignent les conditions particulièrement irréprochables de cesopérations : une pluridisciplinarité dont ils se félicitent ; un dialoguepermanent entre l’organisme recenseur, l’institution indigéniste etles chercheurs ; une caution internationale (le Programme desNations Unies pour le développement). Mais à aucun moment ilsne discutent ou ne mettent en doute l’utilisation du critère de lalangue parlée, considérée comme « seule source démographique deconfiance ». Une telle démonstration est représentative des effortsdes chercheurs pour arriver à des chiffres qu’accepteront la majoritédes personnes et des organismes intéressés par la question.

Certes, si l’on ne met pas en doute le postulat selon lequel lalangue est un critère valable, la démarche suit pas à pas les étapes duraisonnement des sciences sociales, elle construit des hypothèses,compare les points de vue de disciplines différentes en utilisant lesoutils du démographe et de l’anthropologue. Elle repose même surune définition de l’Indien qui apparaît en creux dans le texte quandles auteurs de l’article expliquent leur rejet de la nouvelle définition« culturelle » que l’on rencontre dans la Convention 169 del’Organisation internationale du travail (OIT), dans les accords deSan Andrés avec les zapatistes et dans le projet de la nouvelle Cons-titution mexicaine, à savoir « des populations qui habitaient le paysà l’époque de la conquête ou de la colonisation [...] et qui conser-vent leurs propres institutions sociales, économiques, culturelles etpolitiques, ou une partie d’entre elles »20 ; une définition « inadaptée

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19. A. Embriz Osorio et L. Ruiz Mondragón, « Los indicadores socioeconómicosde los pueblos indígenas y la planeación de la política social en México », communicationprésentée à l’atelier internacional Dinámica de la población indígena en México : problemáticascontemporáneas, México, DF, 16-18 mai 2000, CIESAS/IRD.

20. Embriz et Ruiz se réfèrent à : M. Gomez, Derechos indígenas. Lectura comentadadel Convenio 169 de la Organización Internacional del Trabajo, México, INI, 1995, p. 27 ;

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à une meilleure compréhension des conditions économiques etsociales [des Indiens] », du point de vue des auteurs.

On voit bien qu’en réalité, le problème qui se pose n’est en rientechnique. On se retrouve une fois de plus placé devant la questionépineuse, mais incontournable, de la définition de l’Indien. Si l’on nepeut en donner une définition objective et par conséquent effectuerun décompte selon des critères eux aussi objectifs, peut-on le faire enprenant comme point de départ une définition subjective de celui-ci ?

Les comptages sur la base de l’auto-identification

De ce point de vue, les recensements effectués aux États-Unisfournissent de précieuses indications puisque chacun y est invité à seclasser dans une catégorie raciale depuis 1960. Auparavant, lesenquêteurs affectaient les personnes interrogées à une catégorieraciale, selon leur propre jugement. En 1990, parmi les cinq catégo-ries de classement possibles, on trouve celle d’American Indian ; lesautres étant Blancs, Noirs, Asiatiques et Hispaniques. Selon les indi-cations du US Census Bureau, les quatre premières catégories sontclairement identifiées comme des « races » et définies comme suit :« They generally reflect the social definition of race recognized inthis country. They do not conform to any biological, anthropologi-cal or genetic criteria. »21 La cinquième, hispanique, ne désigne pasune « race », mais une « notion transculturelle »22 qui fut utiliséepour la première fois en 1970. Elle renvoie à l’origine sociogéogra-phique de la personne : « Heritage, nationality group, lineage orcountry of birth of the person or the person’s parents or ancestorsbefore their arrival in the United States. »23 Elle est présentée à part,dans une autre partie des formulaires24. Les personnes sont tenues dechoisir l’une des quatre « races » mentionnées en répondant à laquestion suivante : remplissez un cercle correspondant à la « race » àlaquelle vous pensez appartenir.

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Acuerdo de Concordia y Pacificación con Justicia y Dignidad, celebrado en San Andrès Larrainzar,Chiapas, México, INI, 14 janvier 1996, p. 38 ; Iniciativa de Reformas Constitucionales enMateria de Derechos y Cultura Indígena enviada a la Cámara de Senadores por el Ejecutivo Fede-ral, el 15 de marzo de 1998, p. 7.

21. Cf. http://www.census.gov/Press-Release/www/2001/raceqandas.html.22. Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine. Du melting pot au multiculturalisme,

p. 289.23. Cf. http://www.census.gov, op. cit.24. Denis Lacorne, op. cit., p. 228-289.

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En 2000, le recensement reprend la même distinction entregroupe « racial » et groupe « ethnique ». Mais au lieu de contraindrechaque individu à s’identifier à une des races prévues – « White,Black, American Indian and Native Alaskan, Asian, NativeHawaïan and Pacific Islander, Some other race » – il lui laisse touteliberté de déclarer son identification à plus d’une d’entre elles, étantenvisageable la possibilité extrême de se rattacher à toutes à la fois.Les formulations des combinaisons ainsi obtenues accolent les racestout en les séparant par un point-virgule : près de 800 000 individussont « White ; Black or African American », soit Blancs mais aussiNoirs. On pourrait le lire différemment : ils sont descendants deparents Blancs et Noirs, donc Métis, un terme que l’on ne rencontrecependant jamais dans le recensement. Pourtant, s’il y figuraitcomme race, il aurait probablement été plébiscité par les Mexicainsqui, depuis le début du XXe siècle, reconnaissent l’existence de troisraces : indigène, européenne et métisse, cette dernière représentantencore aujourd’hui dans le pays l’archétype du Mexicain. On peutdu reste se poser des questions sur la réticence des Hispaniques vis-à-vis des catégories proposées dans le recensement états-unien del’an 2000 : 42 % d’entre eux ne s’y sont pas reconnus et ont affirméêtre d’une autre race (Some other race). Pourquoi ce refus d’entrerdans les cadres prévus par le bureau du recensement états-unien ?Peut-on y voir une relation avec la forte présence de Mexicains quise sont trouvés dans l’impossibilité de cocher une case puisque leur« race » (métisse) n’y était pas prévue ?

Finalement, si 97,6 % des recensés ont choisi une seule race,2,3 % en ont choisi deux (c’est-à-dire plus de 6 millions de person-nes) et 0,2 % trois ou plus (environ 450 000 personnes)25, de toutesles régions et les classes d’âge : 5 % des Blacks, 6 % des Hispanics,14 % des Asians, 40 % des American Indians. Et surtout, souligneTamar Jacoby26, dans la ville de New York et dans les zones peu-plées de migrants, la proportion de choix combinés atteint unrecensé sur quatre ; de plus, elle double chez les moins de 18 ans parrapport aux plus âgés.

Pour ce qui est des Indiens, l’auto-affiliation aboutit presque àmultiplier leur nombre par cinq entre 1960 et 2000 : de 523 591,on passe à environ 2 millions et demi (0,9 % de la population

498 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

25. US Census Bureau, Census 2000, « Population by Race, Including All SpecificCombinations of Two Races, for the US : 2000 », http://www.census.gov.

26. Tamar Jacoby, « An end to counting by race ? », Manhattan Institute for PolicyResearch, 2001, http://www. manhattan-institute.org/.

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totale), l’augmentation la plus forte se produisant entre 1970et 1980. En 2000, avec les races combinées (Indien et une autre« race »), ils représentent plus de 4 millions de personnes (1,5 %),soit une augmentation de 65 % entre 1990 et 2000.

Ce mode de comptabilisation mérite évidemment discussion.Première remarque : si effectivement on se proposait une recherchesociologique sur l’auto-affiliation ou désignation ethnique – ici,nous employons volontairement le terme ethnique dans le sens trèslarge d’une appartenance à un groupe qui peut être aussi bien conçucomme racial, ethnique ou culturel –, il faudrait d’abords’interroger sur la volonté des sujets de s’inscrire dans une telle caté-gorisation, sur l’importance qu’ils y accordent (relativement, parexemple, à d’autres modes d’identification), sur la formulation qu’ilsen donnent (plutôt raciale, ethnique, culturelle, géographique), surle contexte et la situation d’interaction dans lesquels elle est pro-duite ; la dimension du [ou des] groupe[s] d’affiliation ; le [ou les]nom[s] qui lui est [sont] donné[s]... Or, ici, on demande aux recen-sés de se couler obligatoirement dans le moule étroit de cases préé-tablies en nombre très limité. Par conséquent, ce mode de compta-bilisation ne tient qu’apparemment compte de l’autodéfinition. Ilconduit, en quelque sorte, à une autodéfinition contrainte, ou toutau moins induite.

En second lieu, l’auto-affiliation, ici sur la base du remplissagede questionnaires adressés par la poste, donne lieu à des résultats quiinvitent à « la plus grande suspicion »27. D’une part, nombreux sontceux qui ne répondent pas à la question sur la race (presque 7 mil-lions en 2000). D’autre part, on peut voir l’importance extrême dulibellé des questions d’auto-affiliation – et du même coup la fragilitéet le faible crédit des résultats – en considérant les réponses à unlong questionnaire sur l’ascendance envoyé à un échantillon de17 % des foyers, aussi bien en 1980 qu’en 1990. Une des questionsétait formulée ainsi : « Quelle est l’ascendance de la personne ? »(recensement de 1980) ; puis « Quelle est l’ascendance ou l’origineethnique de la personne ? » (recensement de 1990). Suivaient desexemples de réponses possibles : Afro-American, Ecuatorian...

Le recensement de 1980 donnait comme exemple les originesallemande et anglaise : chacune a produit plus de 49 millions deréponses. Dans le recensement de 1990, l’origine allemande était

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 499

27. Michael S. Teitelbaum, Jay Winter, Une bombe à retardement ? Migrations, fécon-dité, identité nationale à l’aube du XXIe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 228.

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encore incluse, mais pas l’anglaise : le nombre de ceux qui se reven-diquaient d’ascendance allemande a augmenté de 18 % (58 mil-lions), tandis que le nombre de ceux qui se revendiquaient d’origineanglaise a diminué de 34 % (33 millions) «. L’origine française qui adisparu entre 1980 et 1990 fait que ceux qui s’en réclament ontdiminué de 20 %. Non listés en 1980, les Cajuns étaient moinsde 10 000 ; mentionnés en 1990, ils deviennent 668 00028.

De même, entre 1990 et 2000 une partie des Colombiens et desDominicains de New York ont disparu. On ignore s’il s’agit d’undéménagement massif ou des conséquences d’une modification duformulaire quant au choix de l’origine « ethnique », en réalité géo-graphique. En 1990 comme en 2000, ceux qui se voulaient Hispa-nics ou d’origine latine avaient le choix entre quatre catégories :Mexican American, Puerto Rican, Cuban, ou other Spanish-Hispanicgroup. Mais alors qu’en 1990, le document spécifiait quels pouvaientêtre les sous-groupes concernés par la dernière catégorie ( « Argen-tins, Colombiens, Dominicains, etc. » ), en 2000, cette précisionrelevait de l’esprit d’initiative de chaque recensé. Or beaucoupn’ont pas coché la case other Spanish-Hispanic group, pas plus qu’ilsn’ont mentionné leur sous-groupe d’appartenance.

L’ordre des questions a aussi son importance et peut biaiser lesrésultats. Toujours dans le recensement états-uniens de l’an 2000,un changement dans le formulaire par rapport à 1990 est soupçonnéêtre à l’origine de l’augmentation des American Indians, tout autantque la redéfinition de cette « race ». Ce biais est mis sur le compted’un déplacement de la question portant sur l’hispanicité29. Alorsqu’elle se trouvait après la question sur les races en 1990 – et doncaprès celle du rattachement aux American Indians –, elle a été placéeavant elle en l’an 2000. Les recensés ont d’abord précisé qu’ilsvenaient d’un pays latino-américain et satisfait ainsi à leur identifica-tion nationale avant d’arriver à la question de la « race » où ils sesentaient plus libres de choisir l’appartenance aux Indiens Améri-cains. Ainsi, en inversant l’ordre du choix des identifications

500 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

28. Ibid., p. 228. Des conclusions comparables peuvent être tirées de la lecture desrecensements canadiens entre 1971 et 1996, dans lesquels la question du groupe ethniqueou culturel d’origine varie d’un décompte à l’autre. Ce qui fait dire à A. Spire etD. Merllié : « Ainsi, après une évolution déjà importante des origines déclarées de 1971à 1991, les Canadiens ont massivement changé d’ancêtres, devenant majoritairement...d’origine canadienne » (Antoine Spire et Dominique Merllié, « La question des originesdans les statistiques en France », Le mouvement social, no 188, juillet-septembre 1999,p. 127).

29. Elle demande si la personne recensée estime être Hispanic ou Latino, c’est-à-direêtre née ou avoir des ascendants nés dans un pays où la langue parlée est l’espagnol.

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– en 2000, origine géographique et nationale en premier lieu,« race » dans la terminologie du recensement en second lieu – lesquestionnaires permettent l’apparition ou l’augmentation de certai-nes « races » ou « ethnies ».

Toutes ces observations nous ramènent à la remarque précé-dente. On ne saisit dans ces questionnaires que les caractéristiquesethniques et raciales que l’on introduit plutôt mal que bien.

À l’instar de Claude Dubar30, il convient de concevoirl’identification comme la résultante « d’actes d’attribution identitairepar des institutions ou des agents en interaction avec l’individu »d’une part et « d’actes d’appartenance qui expriment l’identité poursoi » d’autre part. Ici, c’est l’institution US Census Bureau qui pro-pose un mode de classement par ensembles raciaux. On a vu com-ment il définit cette expression. Le moins que l’on puisse dire, c’estque cette définition floue n’en est pas une. Et, comme le souligneDenis Lacorne, « les cinq catégories privilégiées ne sont au fondqu’une reprise à peine voilée des cinq races identifiées au XIXe sièclepar les tenants du darwinisme social : les Blancs, les Noirs, les Jaunes,les Bruns, les Rouges »31. En fait, l’ « usage social » admettant quecelui qui a la moindre goutte de sang noir est Noir, cette notion derace signifie clairement un fondement génétique ou biologique, quela typologie proposée reprend sinon explicitement – puisqu’elle s’endéfend – du moins implicitement. Quant à l’ethnicité qui s’appliqueici seulement à la dichotomie « hispanic or latino » ou « not hispanic orlatino », elle permet de comptabiliser les « Bruns » qui doiventcependant aussi se classer dans un des ensembles raciaux, mais quirépugnent à le faire, comme on l’a vu plus haut.

Au total donc, le choix de comptabiliser les individus suivantleur apparence extérieure, en l’occurrence leur couleur de peau– ou plutôt de les inviter à le faire selon ces critères –, n’obéit àaucune justification scientifique possible. Il s’agit très clairementd’un choix politique délibéré, couvert depuis les années 1970 parune bonne intention : mettre en place des dispositifs permettant defavoriser les minorités victimes de discrimination par le passé32 ; dis-positifs divers qui vont du redécoupage électoral aux politiqueséducatives et de l’emploi, en passant par des aides économiques.

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 501

30. Claude Dubar, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles,Paris, Armand Colin, 1991, p. 114.

31. Denis Lacorne, op. cit., p. 289. En 1990 : White, Black or Negro ; AmericanIndian, Aleut, Eskimo ; Asian or Pacific Islander ; Some other race.

32. Denis Lacorne, op. cit., p. 286.

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Il reste que même sous le couvert de politiques « affirmatives »,la labellisation qui est ici utilisée contribue à figer, perpétuer, etpopulariser une vision raciale du monde social. Non seulementcelle-ci est scientifiquement intenable, mais elle masque le constantmouvement de brassage, de mélange, de métissage biologique etculturel qui se produit aux États-Unis comme ailleurs. Et, pisencore, elle contribue à entretenir, durcir, voire à forger des fron-tières, des barrières idéelles (ou cognitives) fondées sur des critèresraciaux, avec tous les stéréotypes et les préjugés qui les accompa-gnent. Comme le dit très bien Gérard Noiriel, « le fait même dedésigner un groupe social à “intégrer” est une façon de le montrerdu doigt même quand on prétend l’aider [...] à cause de la stigmati-sation qu’implique cet étiquetage »33.

Les batailles pour « l’identité la plus vraie »

Ce que l’on observe sur le terrain, ce sont de véritables bataillesd’influence pour la paternité, l’authenticité, la conservation du labelethnique ou « racial ». Avant le recensement, les organisations poli-tiques des minorités ethniques ont tenté d’influencer leurs membres,notamment les plus puissantes tels la National Association for theAdvancement of Coloured People (noirs) ou le National Council ofLa Raza (Latinos) qui voyaient une menace réelle dans cet éclate-ment des « races ». Elles avaient conseillé à leurs membres de sedéclarer d’une seule race et donc de ne pas utiliser l’éventail offertpar le recensement, pour ne pas risquer ensuite de perdre les droits« chèrement acquis » qui leur sont accordés en tant que minorités(l’affirmative action surtout) ni le pouvoir politique que leur confèreleur poids numérique. À Hawaï, « une avalanche de courriers élec-troniques fut envoyée la veille du recensement priant les personnesde conserver comme identité raciale celle de natifs d’Hawaï »34. LesNative Americans étaient également préoccupés, comme l’affirme au

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33. Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris,Belin, 2001, p. 225. C’est aussi l’avis de Ruben G. Rumbaut, professeur de sociologie àl’Université d’État du Michigan : « Nous nous plaçons nous-mêmes dans une impasse.Pour combattre la discrimination, nous contrôlons l’appartenance raciale, ce qui, enretour, ne fait que figer et renforcer les catégories raciales » (Courrier International, TheEconomist Publications, Le Monde en 2002, décembre 2001 - février 2002, hors série no 20,p. 41).

34. Quotidien états-unien en espagnol La Opinión, du 23 avril 2001, « Identidadmultiracial podría perjudicar debates ».

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même journal la directrice du Centre indien du sud de la Californie,soucieuse que « ses gens ne soient pas placés dans une autre caté-gorie ». Les plus sereins étaient les défenseurs des Noirs, « un groupeminoritaire avec moins de probabilités que les autres de revendiquerplus d’une race », lisait-on35. Du reste c’est ce qui s’est passé puisque12,3 % (environ 35 millions de personnes) ont déclaré être seule-ment « Noirs » alors que 12,9 % (36 500 000 personnes) combi-naient avec une autre race.

À l’inverse, d’autres organisations y ont vu une aubaine, en par-ticulier celles des Indiens ou néo-Indiens venus de l’Amérique his-panique car le recensement a redéfini les American Indians comme« des descendants des peuples indigènes de toutes les Amériques »36,permettant l’émergence des Hispanic Indians. Qui sont-ils donc ?Des migrants venus du Mexique, du Guatemala ou du Pérou quipréfèrent s’identifier comme Indiens plutôt que Blancs ou d’uneautre race, mais aussi des néo-Indiens états-uniens tels les Porto-Ricains séduits par le Mouvement de Restauration de la « nationTaino », les premiers Indiens rencontrés par Christophe Colomb,disparus il y a longtemps, qui revivent pourtant à New York depuisles années 1980. Grâce à eux, les rangs des American Indians ont net-tement grossi par rapport au recensement de 1990 : au total 26 %(500 000 personnes). Mais, alors que les Native American augmen-taient de 15 %, les Hispanic Indians quasi absents du recensementprécédent augmentaient de 150 %37.

Néanmoins, toutes les organisations de migrants Indiens – dontles fondateurs du mouvement de restauration des Tainos – n’étaientpas d’accord pour se déclarer hispaniques, « un terme inhabituel quisuggère un rapport avec l’Espagne », selon un migrant originaire dusud du Mexique et vivant à Fresno en Californie, porte-paroled’une organisation indienne binationale, à la fois mexicaine et états-unienne ; un rapport qui déplaît aux héritiers des anciens colonisés.Et, ajoutait ce dirigeant en évoquant les migrants Indiens Mexi-cains, « ils vont rire quand on va leur dire qu’ils peuvent s’identifiercomme Mixtèque ou Zapotèque »38. Une consigne étrange en effetpour les migrants, habitués à être considérés comme des Mexicainsquand ils sont aux États-Unis, et non pas comme des groupes eth-

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35. Ibid.36. C’est nous qui soulignons.37. Revue Lexis-Nexis, 2 avril 2001, « Hispanic Fuel Increase in American Indian

Population », Jonathan Tilove.38. Ibid.

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niques. Une consigne qui s’est également heurtée à celles d’autresorganisations mexicaines ou latino-américaines soucieuses de voirémerger des Indiens hispaniques, rattachés aux groupes de pressionlatinos, plutôt que des Indiens qui renforceraient les Native Ameri-cans. Par ailleurs, comme on l’a souligné plus haut pour les Mexi-cains, les catégories des migrants ne correspondent pas toujours àcelles des recenseurs, d’où des quiproquos et des confusions de sensrendant encore plus discutables les résultats du décompte en« races » et en « ethnies ».

Qui plus est, cette soudaine augmentation des American Indiansn’est pas du goût des Native Americans. En 1990, dans l’ensemble dupays, les deux tiers des Indiens recensés étaient enrôlés dans l’unedes 300 tribus reconnues par le gouvernement fédéral et traitantavec le Bureau of Indian Affairs. En l’an 2000, pour la seule Cali-fornie, un des États où l’on trouve actuellement le plus grandnombre d’Indiens Mexicains, deux tiers des Indiens recensés étaienthispaniques. Depuis, les Native Americans craignent les incidences deces nouveaux pourcentages sur la distribution des financements.Pour les projets des réserves, c’est le rattachement à une tribu quicompte, plus que les chiffres des recensements. Mais pour les projetshors des réserves, les nouvelles données vont soit faciliterl’obtention de ressources supplémentaires, soit entraîner une distri-bution différente de celles qui existent déjà. Bien que 1 600 000 desnouveaux Indiens vivent hors des réserves et n’appartiennent pas àdes tribus, le gouvernement fédéral va-t-il devoir augmenter sesaides aux Native Americans de 65 %, taux de croissance de cetteminorité39 ? Quelle que soit sa décision, cela ne manquera pas deprovoquer des heurts entre les bénéficiaires, American Indians et His-panic Indians, donc de créer de nouvelles barrières40. Or les diri-geants Native Americans appréhendent la rivalité avec les organisa-tions latinos, bien plus puissantes et efficaces que les tribusindiennes.

Parallèlement on assiste à une série de débats sur l’identité « laplus vraie » (truest identity) et les « intérêts réels » des Hispanic Indians.Ceux-ci concernent d’abord les organisations de Native Americans etde migrants indiens qui vont avoir à se partager les financementsoctroyés par les gouvernements et les fondations et à décider de

504 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

39. Tamar Jacoby, « An end to counting by race ? », Manhattan Institute for PolicyResearch, 2001, http://www.manhattan-institute.org/.

40. Revue Lexis-Nexis, 2 avril 2001, « Hispanic Fuel Increase in American IndianPopulation », Jonathan Tilove.

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leurs orientations politiques, mais ils s’étendent également auxanthropologues qui les étudient. De nouvelles questions se posent àeux : doivent-ils désormais intégrer aux programmes d’AmericanIndian Studies les Hispanic Indians (ou les Mixtèques ou encore les« Aztèques ») apparus dans le dernier recensement, ou bien les lais-ser aux Latin American studies41 ?

On voit les conséquences d’un décompte de la population quimet fortement l’accent sur les caractéristiques raciales et géographi-ques des individus. Il n’en satisfait qu’une poignée, généralement lesplus extrémistes. Il bouleverse le panorama social et politique, enremettant en question les groupes de pouvoir et les privilèges dechacun. Il dresse les minorités les unes contre les autres, chacunetentant de conserver ou d’élargir sa zone d’influence. Il aiguille leschercheurs vers des questions oiseuses et contribue avant tout àfabriquer et à renforcer des différences qui se construisent déjà sansl’aide des recenseurs.

On voit également que les choix supposés individuels des recen-sés ne sont que l’expression ou le reflet de tractations et de luttesd’influence qui opposent des groupes de pression plus ou moinspuissants, des institutions étatiques, éventuellement des organismesinternationaux.

La catégorisation ethnique dans les recensements récentsen Amérique latine

C’est pourtant dans cette direction de l’affiliation subjective quel’on s’oriente de plus en plus en Amérique latine. Il en a été ainsi auMexique lors du recensement de l’année 2000 qui a vu prendre encompte ce nouveau critère : un changement de taille dans laconception de l’indianité, même si le questionnaire du recensementmexicain de 2000 fut à peine amélioré par rapport à celui de 1990.La question sur la langue indigène (indienne) parlée par chaquemembre du foyer de plus de 5 ans (question 12) qui existait déjàdans les précédents recensements a été posée dans les mêmes ter-mes : « Parlez-vous un dialecte ou une langue indigène ? Oui-Non.Quel dialecte ou quelle langue indigène parlez-vous ? Parlez-vousaussi espagnol ? Oui-Non. » Mais on lui a ajouté une nouvellequestion dénommée « appartenance ethnique » et libellée comme

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41. Ibid.

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suit : « Êtes-vous nahuatl, maya, zapoteco, mixteco ou d’un autregroupe indigène ? Oui ou non ? » (question 20). Celle-ci n’a volon-tairement pas été placée juste avant ou après la première, mais à lasuite d’interrogations portant sur la scolarité (13 à 18) puis sur lareligion (19), afin de ne pas influencer les réponses.

L’idée des concepteurs du questionnaire était de bien différen-cier le critère objectif (selon eux) de la langue de celui, subjectif, del’auto-identification42, de laisser place à l’autodétermination identi-taire puisque ceux qui ne parlent aucune langue native peuventmalgré tout se déclarer Indiens. Mais la question contraint à choisirparmi les indianités possibles sans proposer de critères particuliers.On peut s’interroger sur la façon dont les recensés ont déterminé legroupe indigène. N’ont-ils pas eu du mal à percevoir ce qui dis-tingue un « Nahuatl » d’un « Maya » et d’un « Zapoteco » si ce n’estleur capacité à s’exprimer dans une langue éponyme de leur« groupe indigène » ? D’autant plus que langue et groupe « eth-nique » ne coïncident pas toujours. Parfois une même langue peutêtre parlée par deux groupes distincts : les Yaqui et les Mayo del’État de Sonora parlent le cahita, mais se différencient nettement dupoint de vue de l’organisation sociale43. À l’inverse, des personnesappartenant à un même groupe sont locuteurs de variantes très éloi-gnées d’une langue qui la rendent inintelligible entre eux : c’est lecas des Chontales de l’État de Oaxaca « établis dans deux nichesécologiques très différenciées, montagne et côte » qui condition-nent leur mode d’exploitation des ressources44. Il est égalementconcevable de parler une langue et de se reconnaître comme appar-tenant à un autre groupe linguistique : les mêmes Chontales de lacôte, parlant une variante du chontal, « sont fortement influencés parla tradition zapotèque de l’isthme, au point de préférer se définircomme tels »45.

On le voit, l’autodétermination risque de plonger certainsrecensés dans un abîme de perplexité, et elle met les recenseursdevant une série de sous-catégories d’individus ou de groupes quidisent parler une langue et déclarent appartenir à un groupe autre

506 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

42. Le résultat du recensement a fait apparaître plus de 1 million de personnes qui seconsidèrent indiennes mais ne parlent pas une langue indienne, alors que les locuteurs delangues indiennes sont environ 7 500 000, soit au total 8 650 750, ce qui correspond à9 % de la population.

43. M. Bartolomé, Gente de costumbre y gente de razón. Las identidades étnicas enMéxico, México, INI-Siglo 21, 1997.

44. Ibid., p. 58.45. Ibid., p. 58.

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que celui habituellement lié à cette langue, sans que les raisons decette déclaration soit perceptibles dans les seuls chiffres.

La question qui se pose est plutôt : si l’on se veut Indien, quelIndien vaut-il mieux être ? Faut-il valoriser la langue ? ou le pres-tige régional ou national du groupe qui la parle ? Quels sont lesenjeux sociaux, économiques et politiques d’un tel choix ?

Au Mexique, deux types d’acteurs ont leur mot à dire dans ceschoix et ont intérêt à comptabiliser un grand nombre d’Indiens et àinciter les recensés à s’identifier à tel ou tel groupe : les organisa-tions politiques indiennes et les institutions étatiques, notammentindigénistes. Les premières souhaitent se renforcer numériquementafin de peser dans les revendications et les négociations avec lesgouvernements. L’objectif avoué des secondes est de mener despolitiques sociales adaptées à une population discriminée et/oumarginalisée46. Mais probablement est-il question aussi de contrôleret de « clientéliser » cette population. Enfin, on ne peut pas ignorerque ces calculs débouchent sur des applications tout à fait concrètes,pour les Indiens bien sûr (individus, communautés et organisationspolitiques), mais également pour les travailleurs sociaux et les fonc-tionnaires de l’institution indigéniste, présents dans chaque État47,pour qui les Indiens constituent un gagne-pain. Et comme le fontremarquer Arnulfo Embriz et Laura Ruiz à propos des résultats durecensement de 198048, les fonctionnaires indigénistes sont les plusvéhéments vis-à-vis de la « sous-estimation » des Indiens. L’ardeurqu’ils mettent à la critiquer semble en effet ambiguë : elle peutautant être inspirée par le souci de mieux défendre et représenter lapopulation avec laquelle ils travaillent que par celui de justifier leuremploi dans un pays où le chômage commence à apparaître et où lapauvreté touche plus de quatre personnes sur dix. Le choix final durecensé dépend donc de la configuration des pouvoirs et des grou-pes de pression locaux ainsi que des programmes d’aide écono-mique et sociale.

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 507

46. Cette action est souvent indirecte et consiste à conseiller les organisations et lescommunautés villageoises dans les projets et les demandes qu’ils soumettent aux adminis-trations ou aux organismes gouvernementaux

47. Avec l’arrivée au pouvoir du PAN qui a pris la direction du pays endécembre 2000, cela change : en 2001, les nouveaux responsables et fonctionnaires del’INI ont été choisis de préférence parmi les intellectuels indigènes.

48. « Les critiques provenaient de différents secteurs : Indiens, démographes,anthropologues, universitaires, et peut-être les plus virulentes furent-elles celles des indi-génistes eux-mêmes, en particulier celles des travailleurs résidant dans les communautéset les régions indiennes » (Embriz et Ruiz, 2000, op. cit.).

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En dehors des recensements officiels, l’incitation à réaliser descomptages « à la hausse » vient également des organismes internatio-naux qui réservent des aides exclusivement à la population indienneet travaillent de concert avec les États : on a vu que pour effectuerses calculs, l’Institut national indigéniste a bénéficié de l’aide de laBanque interaméricaine de développement (BID). Cette articulationentre les institutions étatiques et les organismes internationauxencourage le gonflement des chiffres et incite à bricoler les statisti-ques, ensuite reprises et citées par les chercheurs ou les organisationspolitiques. Prenons la Banque interaméricaine de développement(BID). Elle a signé un contrat avec le gouvernement mexicain il y aune dizaine d’années pour assurer le financement de projets éduca-tifs. Une demande dans ce sens lui a été faite récemment par unorganisme gouvernemental pour construire des garderies et assurerun suivi alimentaire, éducatif et de santé des enfants vivant dans leszones d’agriculture industrielle de Basse-Californie. Or la BID étaitd’accord pour s’engager économiquement vis-à-vis d’un « usager »spécifique : un enfant d’Indien journalier et migrant. Pourtant,parmi les enfants concernés par cette demande peu étaient Indiens.Finalement, devant la réalité du terrain (des enfants sans accès àl’éducation, risquant la dénutrition, la maladie), la mission de la BID

s’est laissée convaincre et a versé plusieurs millions de dollars auprojet49. Comment ont été comptabilisés les enfants bénéficiaires decette aide ? Ont-ils grossi les rangs des « Indiens » puisque c’est àeux que ce budget était affecté ? On peut se le demander. Dans ledoute, cela inciterait à se méfier des décomptes faits par les organis-mes internationaux sur la base des aides qu’ils distribuent suivant desprofils pas toujours respectés.

Dans le recensement de 2001 en Bolivie dont l’exploitation esten cours, deux questions sont censées rendre compte de la dimen-sion « ethnique et culturelle », comme cela s’est produit auMexique. L’une objective : « Quel est l’idiome ou la langue danslaquelle vous avez appris à parler dans votre enfance ? » ; l’autre sub-jective : « Considérez-vous que vous appartenez à l’un des peuplesoriginaires ou indigènes suivants ? Quechua, aymara, guarani, chiqui-tano, mojeño, autre natif ? » Ce dont il est question, clairement, c’estd’en terminer avec la « traditionnelle invisibilité ethnique dans lesstatistiques » pour « prendre vraiment à bras-le-corps les défis du

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49. Entretien avec le directeur du Programme d’aide au journalier agricole en basseCalifornie, juillet 2000.

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développement national »50. De tels décomptes permettraient, selonl’ex-vice-président, Victor Hugo Cardenas, une meilleure planifica-tion, tant nationale que régionale, et serviraient à mieux luttercontre la pauvreté. Cette relation de nécessité entre connaissance« ethnique » et développement est hâtivement déduite de la relationinverse, pointée par le « Rapport du développement humain 2000 »des Nations Unies selon lequel « les populations indigènes conti-nuent d’être les plus privées de droits économiques, sociaux et cul-turels tant dans les pays en développement comme l’Inde que dansles pays industrialisés tels l’Australie, le Canada et les États-Unis ».Évidemment, on comprend bien que le comptage n’a pas d’effetmécanique sur une possible réduction de la pauvreté. Ce dontil s’agit, même si cela n’est pas dit clairement, c’est de per-mettre l’élaboration de politiques d’ « affirmative action » pour les-quelles on pourrait drainer des crédits : l’intérêt de la coopérationinternationale pour de telles statistiques est d’ailleurs pointé dansl’article.

Ce genre d’opération ne va pas sans naïveté ou candeur – àmoins qu’il ne s’agisse de malignité – de la part de certains respon-sables de l’opération. C’est ainsi que pour María Isabel Rivera, lesquestions posées permettront de révéler le « véritable visage multi-ethnique et multiculturel du pays »51. Commentant le recensementexpérimental réalisé en juin 2000 dans la province Betanzos, cetauteur constate que les personnes interrogées tardaient beaucoup àrépondre à la question de l’auto-affiliation à un groupe ethno-culturel, si bien que les enquêteurs se laissaient aller à répondre àleur place en ajustant ethnie et langue parlée dans l’enfance. Selonelle, cette hésitation provient du fait que pendant des centainesd’années on ne s’est pas intéressé à l’identité ethno-culturelle, qu’onl’a même occultée. Seule une autovalorisation des racines permet-trait que les Boliviens répondent avec « orgueil » à cette question.Et c’est un défi pour le recensement 2001 que de sensibiliser lapopulation sur ce thème et que de « lui donner sa vraie dimension ».

Il ne vient pas un instant à l’esprit de cette responsable du ser-vice d’information de l’Institut national de la statistique (INE) pourle recensement 2001 que si les enquêtés ont du mal à répondre,c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas pour volonté ou pour habitude

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50. Victor Hugo Cárdenas Conde, « Democratizar la democracia. Censos e invisi-bilidad étnica », La Razón, 7 juillet 2000.

51. María Isabel Rivera, « Lo étnico en el censo 2001 », La Razon, 13 juillet 2000.

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de se situer de cette manière-là, ou qu’ils se situent autrement, nonpas forcément en tant que peuple, mais peut-être en tantqu’habitants d’un lieu ou membres d’une catégorie sociale, selonl’interlocuteur qu’ils ont en face d’eux. Elle n’imagine pas plus que« si l’identification à une origine peut être un processus actif impli-quant une appropriation, il y a des conditions sociales à cette identi-fication qui n’a pas la même probabilité ou le même sens, selon lesniveaux sociaux »52. Non ! s’ils éprouvent des difficultés à répondrec’est qu’ils ont été mal conditionnés. Il faut donc les reconditionner,les remettre dans le droit chemin de l’ « orgueil ethnique » ; et c’estune des vocations assignée au recensement.

Pour ce qui est de la langue de l’enfance, l’enquête était tenuede n’en mentionner qu’une seule. La formulation de la question nepermettait donc pas de prendre en compte les situations de bilin-guisme, majoritaires maintenant dans le pays, qui font que dansbeaucoup de foyers, urbains notamment, l’enfant baigne depuis saplus tendre enfance dans un double univers linguistique.

Les comptages et la notion de métissage

Cependant, il est notable qu’aux États-Unis se fait jour, timide-ment, une tendance opposée aux comptages raciaux et ethniques.Denis Lacorne signalait dans une note de son ouvrage, éditéen 1997, l’existence d’un lobby des « mixed-race Americans » quiréclamaient l’enseignement de cours consacrés à la mixité racialedans les universités et l’introduction d’une nouvelle catégorie mul-tiraciale dans le recensement de l’année 200053. En 1997, le cham-pion de golf Tiger Woods, victorieux du tournoi des masters, refusalors d’une émission de télévision d’être considéré comme le « pre-mier Noir » à avoir remporté ce titre. À cette occasion, pour rendrecompte de son identité, il forgea le néologisme « cablinasian », soitun mélange de caucasian, black, indian et asian. C’est en raison decette bataille que le Congrès des États-Unis résolut de revoir lamanière dont le gouvernement fédéral mesurait les questions derace et d’ethnicité54. Et le Census Bureau, en plus de créer une race

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52. Hannah Ayalon, Eliezer Ben-Rafael and Stephen Sharot, « The costs and bene-fits of ethnic identification », The British Journal of Sociology, vol. XXXVII, number 4.

53. Denis Lacorne, op. cit. p. 294.54. Jean-Philippe Zuñiga, « La voix du sang. Du métis à l’idée de métissage en

Amérique espagnole », Annales ESC, mars-avril 1999, no 2, p. 425-452.

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supplémentaire, celle de Native Hawaian or Pacific Islander, décida,pour ce nouveau recensement, de proposer l’identification dans63 « sous-catégories raciales », en réalité des catégories mixtes,comme on l’a vu plus haut, dans lesquelles se sont finalement rangésplus de 14 millions d’États-uniens55.

Pour autant, peut-on aller jusqu’à dire que cette inscriptionmultiraciale est « le début d’une révolution socioculturelle » ? Ceque semble indiquer Levonne Gaddy, présidente de l’Associationdes Américains multiethniques de Tucson (Arizona), qui affirme :« Aujourd’hui, les nouvelles générations nous disent qu’elles rejet-tent les étiquettes raciales, alors que ce fut durant longtemps unmoyen d’identifier les populations. »56 On peut en douter car l’oncontinue de proposer aux habitants des États-Unis de se situer, des’identifier, de se compter en tant que races ; les catégories mixtesne sont en fait que des sous-catégories de races principales, et doncle filtre racial demeure la catégorie officielle du classement. Néan-moins, est-il si loin le temps des années 1960 où « certains dirigeantsdes droits civils “entrevoyaient” le jour où ces catégories seraientobsolètes, quand une société aveugle à la race et à l’ethnicité surgi-rait des cendres du vieux système américain de ségrégation et dediscrimination » et où quelques-uns envisageaient même – audacesuprême – d’ « éliminer complètement des statistiques officielles desinformations relatives à la race et à l’ethnicité... »57 ?

Poursuivons notre raisonnement en nous interrogeant sur lacomposition de l’ensemble des personnes qui s’identifient en tantqu’Indiennes aux États-Unis. Dans un article très éclairant, JoaneNagel58 montre bien que le gonflement de ce groupe est dû à unaiguillage ethnique (ethnic switching) de personnes s’identifiantcomme non-Indiennes préalablement, qui, par la suite, se classent

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55. Pour une population totale de 281 421 906 de personnes, 274 595 678 ontchoisi une seule race, 14 168 760 une race combinée seulement (2 ou plus). Le total despersonnes ayant choisi une race seule ou combinée s’élève à 288 764 438 (source :US Census Bureau).

56. Libération, 19 mars 2001.57. Michael Teitelbaum, Jay Winter, op. cit., p. 229. Il y a cependant quelques rai-

sons de croire en un changement possible. Sur les 2,4 % d’États-uniens ayant retenul’option multiraciale, « la moitié a moins de 18 ans », et par ailleurs on annonce une ini-tiative californienne pour mars 2002 constituant « un premier pas pour interdirel’identification des Américains en fonction de leur “race” lancée par Ward Connerly »,cet homme d’affaires noir de Sacramento qui en 1996 avait déjà fait adopter avec succèsune mesure contre la discrimination positive. Courrier International, The economist publi-cations, le monde en 2002, décembre 2001 - février 2002, hors série no 20, p. 40.

58. Joane Nagel, « American indian ethnic reviewal : Politics and the resurgence ofidentity », American Sociological Review, 1995, vol. 60, p. 947-965.

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dans cette rubrique. Nous ne reprendrons pas ici en détail sonexplication de cet « aiguillage » qui mêle l’influence des politiquesfédérales du passé en direction des Indiens, amenant progressive-ment l’apparition d’une population urbaine biculturelle, la politiqueplus récente à l’égard des droits civiques et l’explosion des ressour-ces fédérales qui l’accompagnent créant une atmosphère favorable àla conscience et à la fierté ethnique, et enfin le rôle du mouvementactiviste du « pouvoir rouge ».

Il nous paraît intéressant, en revanche, de mentionner quelquesaspects sociaux de cette « nouvelle » population indienne. Sien 1960 elle était à 27,9 % urbaine, elle l’est à 56,2 % en 1990, soitune croissance trois fois plus rapide du nombre des Indiens à la villequ’à la campagne. Elle s’accroît six fois plus vite dans les États qui,historiquement, comptaient de faibles noyaux de populationsindiennes que dans ceux où ils étaient bien implantés (États danslesquels, en 1950, on comptait des ensembles indiens de 3 000 per-sonnes au moins).

Les nouveaux Indiens ont majoritairement contracté des maria-ges mixtes (15 % en 1960 ; 59 % en 1990 et de 72 à 82 % dans lesrégions non traditionnellement indiennes). Au sein de ces couplesmixtes, un peu moins de la moitié des enfants sont labellisés Indienspar leurs parents. Quant à l’usage d’une langue indienne, il a trèslargement diminué au fil du temps : en 1990, 77 % de ceux qui seconsidèrent Indiens ne parlent que l’anglais chez eux. Cet usagevarie largement selon les régions. Dans certaines réserves, l’usaged’une langue indienne est encore majoritaire.

En résumé, les néo-Indiens sont plus nettement mélangés (blen-ded) que leurs pairs « traditionnels ». Ils ont donc un spectre pluslarge d’options ethniques (raciales dans la terminologie du recense-ment) et sont portés à des conceptions d’eux-mêmes plus flexibles.Et c’est donc bien sur un fond de métissage (biologique, social, cul-turel) accéléré que se produit cette auto-identification indienne,dans des circonstances particulières qui la rendent désirable.

Voyons maintenant ce qu’il advient lorsqu’on inclut la catégorieMétis dans des enquêtes sur l’auto-identification, en prenant le casbolivien. En 1996, une enquête a été menée en Bolivie auprès d’unéchantillon de 4 250 personnes adultes de plus de 15 ans, représen-tatives de quatre départements abritant 78 % de la population dupays59. La question proposée était la suivante : « Quelle origine eth-

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59. La seguridad humana en Bolivia, La Paz, PRONAGOB/PNUD/ILDIS, 1996.

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nique pensez-vous avoir ? » (qué origen étnica considera que ud tiene ?).Et les catégories de classement étaient au nombre de trois : Blanc,Métis, Indigène. Le résultat est très net : la majorité des enquêtés seconsidèrent comme des Métis, 66,8 %.

Origine ethnique selon l’âge et le niveau d’études (%)

Niveau d’études* Âge

Bas Moyen Élevé 15-24 25-44 45 et +

Indigène 23,6 15,2 3,2 11,2 16,1 22,2Métis 68,1 65,6 67,3 70,3 67,5 61,1Blanc 7,9 18,9 28,9 18,1 15,9 16,7Autres, NS, NR 0,4 0,3 0,6 0,4 0,5

Total 100 100 100 100 100 100

* Bas niveau d’études : aucun, primaire incomplet. Niveau d’études moyen : pri-maire complet, secondaire incomplet, autres. Niveau d’études élevé : secondaire completou supérieur.

Dans deux enquêtes plus récentes (1998 et 2000) qui offrent descatégories de classement voisines (à Blanc, Métis, Indigène, ellesajoutent Cholo et Noir), la catégorie Métis est aussi le plus souventmentionnée : 61 % et 57,4 %60. Contrairement à l’idée reçue, aucliché « Bolivie pays d’Indiens » et aux interprétations maximalistes,ceux qui se voient comme des Indiens sont très minoritaires :16,1 %. Et 16,8 % se classent parmi les « Blancs ». En outre, plus onest jeune, moins on a tendance à se voir Indien et plus on incline àse classer Métis. Enfin, quel que soit le niveau d’instruction, et bienque l’on note une corrélation entre celui-ci et le positionnementethnique, le pourcentage de ceux qui se voient Métis ne varie pas.Autrement dit, le niveau d’études ne permet pas de tracer des fron-tières nettes entre les différentes affiliations.

Un tel résultat mérite commentaire. En premier lieu, il convientde s’interroger sur les catégories de classement proposées auxenquêtés. Blanc et Métis renvoient à la biologie, à la race – pure ou

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 513

60. Mitchell A. Seligson, La cultura de la democracia boliviana, La Paz, Encuestas yestudios, 1999, et Mitchell A. Seligson, La cultura política de la democracia en Bolivia : 2000,La Paz, UCB/USAID/Encuestas y estudios, 2001.

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mêlée – même si localement elles signifient assez bien ce que Char-les Wagley conceptualise en termes de « race sociale », c’est-à-direqu’elles évoquent plus une position sociale que, réellement, uneapparence physique et une couleur de peau ; si bien d’ailleurs que latraduction de blancos par Blancs et de mestizos par Métis est trom-peuse. Quant à la catégorie Indigène, il est clair qu’elle a été utiliséepour signifier Indien. Sans doute a-t-on voulu éviter une sous-estimation de ceux-ci ; les enquêteurs étant parfaitement conscientsdu fait que la catégorisation Indien fonctionne sur le mode péjora-tif : « Indien persiste notamment comme insulte ou mépris. »61 Indi-gène est un terme plus neutre qui, dans le contexte national, peutsignifier l’altérité sans l’infériorité ou la dégradation ; ou tout aumoins en les minorant. Notons aussi au passage qu’il est utilisé, offi-ciellement, pour désigner les populations indiennes des basses terresoccupant des « territoires indigènes » ou constituant des « peuplesindigènes », tandis que les termes de « communautés paysannes »,« agraires » ou « originaires », sont employés pour désigner lesensembles indiens d’altitude.

On voit très bien que les trois catégories utilisées ne sont pashomogènes. Selon un découpage purement racial, il eut fallu sérierentre blanc, métis et rouge ou brun. Une proposition de classementsocioculturel aurait pu être : criollo, cholo, indio. Mais l’enquêteur seheurte au problème de l’usage de ces termes dans le langage cou-rant. Race brune ou rouge n’est pratiquement jamais utilisé. Demême, criollo, dans l’usage actuel, « ne se réfère presque jamais à desindividus »62, mais s’utilise pour désigner certains traits culturels : lacuisine criolla par exemple.

On a dit que le terme indio était péjoratif. Il en va de même decelui de cholo, qui en fait est plutôt utilisé au féminin et s’applique àun groupe de femmes habitant les villes et les bourgs, qui se distin-guent par leur costume : la jupe bouffante ou pollera en étant letrait le plus distinctif en ce qu’il les oppose aux femmes de vestido,c’est-à-dire en jupe ou pantalon. Plus affectueusement, c’est lediminutif cholita qui est utilisé.

Au total, il est donc très difficile de fabriquer a priori des catégo-ries adaptées de désignations correspondant à l’usage courant. Unusage qui varie fortement en fonction du contexte et dans celui-ci,

514 Jean-Pierre Lavaud et Françoise Lestage

61. Alison Spedding, « Mestizaje : ilusiones y realidades », in Seminario : Mestizajeilusiones y realidades, La Paz, MUSEF, 1996, p. 30.

62. Ibid., p. 30.

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selon qu’il s’agit d’un autoclassement, d’une auto-identification oude celle des autres. On comprend donc aisément que suivant les ter-mes utilisés, même si l’on conserve une proposition de classementen trois ensembles, il y a de fortes chances pour que l’on obtiennedes chiffres différents, a fortiori si l’on proposait aux recensés la seulealternative Indiens-Blancs.

Le rapprochement avec les États-Unis est de ce fait très éclai-rant. On voit en effet comment, d’une part, des contextes sociopo-litiques différents et, d’autre part, des catégories de classement pro-posées, différentes elles aussi, induisent des affiliations subjectivesinversées. Dans un cas, l’idée ou la représentation du métissage sefraye péniblement un sentier au travers de catégories centrales quidemeurent racialisées. Dans l’autre, le métissage biologique et cul-turel est décrit, visible, pensé depuis longtemps, tout comme auMexique. Même si le plus souvent, pendant la colonie et la pre-mière moitié du siècle, le métis a été stigmatisé, son évidences’impose63. Et actuellement donc, il représente une forme accep-table d’autodésignation.

On voit aussi les limites d’une comptabilisation « ethnique »nationale fondée sur l’affiliation subjective. Elle est toujours trom-peuse puisqu’elle reflète, pour une grande part, les catégories declassement officielles d’une société donnée, à un moment donné,lesquelles sont instrumentalisées et schématisées à des fins politiques,telle l’ « affirmative action » aux États-Unis. Des catégories qui, desurcroît, pour les gérants étatiques de l’identité, tendent vers lamono-identification – une mono-identification qu’ils poussent àafficher sur les papiers d’identité : race, ethnie, confession64.

L’illusion de l’auto-identification

Bref ! C’est toujours le même problème. On tient absolument,pour des raisons politiques et économiques, à faire apparaître despeuples ou des cultures distincts. On convertit ainsi obstinément les

Compter les Indiens (Bolivie, Mexique, États-Unis) 515

63. À ce sujet, cf. deux études qui prennent pour objet le roman bolivien du débutdu XXe siècle : Salvador Romero Pittari, Las Claudinas. Libros y sensibilidades a principios desiglo en Bolivia, La Paz, Neftali Lorenzo E. Caraspas, Editores, 1998, et Marta IrurozquiVictoriano, « La amenaza chola. La participación popular en las elecciones bolivianas,1900-1930 », Revista andina, Año 13, no 2, décembre 1995.

64. Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte,« Repères », 1996, p. 90.

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positions sociales relatives en différences d’essence. On veut au con-traire ignorer les multiples passerelles, les identifications variées, lessyncrétismes, les métissages quotidiennement à l’œuvre, et on s’endonne officiellement les moyens. Nul doute que ces comptabilisa-tions vont aboutir à ce qu’elles cherchent : « visibiliser » et légitimerl’existence de marqueteries identitaires nationales, puis sans douteensuite en institutionnaliser la fragmentation.

Pour mesurer la part de manipulation qu’il y a derrière ces opé-rations, il faut garder à l’esprit les résultats des enquêtes boliviennesdans lesquelles étaient proposées les identifications blanc, métis ouindigène. L’écart entre leurs résultats et ceux du recensement del’année 2001 montrera certainement avec éclat qu’en cette matière,la grille de lecture identitaire imposée par l’enquêteur induit desrésultats complètement différents, voire opposés, permettant defonder des politiques, elles-mêmes distinctes, voire contraires.

En conclusion, il est donc pernicieux de demander aux habi-tants de se couler dans des mono-identifications pseudo-scien-tifiques (ethnie, race, culture...) : cela revient à leur faire intérioriserdes barrières et à susciter, ou même à encourager des oppositions. Sibien que finalement, ce qui apparaît au départ comme un progrèsdans la connaissance, à savoir l’auto-identification, se transforme enune régression et une tromperie, étant donné la manière dont oninduit les réponses des enquêtés. Autant les catégories de classementles plus habituellement usitées par les sociologues et les démogra-phes, reposant sur des données de fait (sexe, âge, lieu de naissance,de résidence, ressources économiques, niveau d’études, langue(s)connue(s) et usitée(s)...) relativement neutres et consensuellementadmises aussi bien dans la communauté scientifique que parmi lesinformateurs65 apparaissent légitimes et produisent des connaissancessur les sociétés locales et nationales, autant ces pseudo-classements,qui brouillent ou plutôt tranchent abusivement, encombrent depréjugés en réifiant les identifications sous la forme d’identitésuniques et exclusives.

Pour ce qui est des catégories objectives de classement, notam-ment fondées sur la langue, ce qui pose problème, nous l’avons déjàmontré, c’est le passage, le saut des données de fait à la labellisationethnique, en l’occurrence celle d’Indien. C’est la construction decatégories ethniques a posteriori par le recensement, à partir de ques-

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65. Même si les modalités de leur recueil ne sont pas simples à fixer pour certainesd’entre elles.

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tions portant sur le lieu de naissance, la langue parlée et éventuelle-ment des questions du même type portant sur les parents des enquê-tés. C’est l’impossible réduction de l’Indien à un ou plusieurs de cesindicateurs car sa catégorisation en tant que tel ne prend corps etsens que dans le rapport social Indien-non Indien dans des contex-tes sociaux singuliers. Répétons donc une fois de plus, aprèsMagnus Mörner66, qu’il ne peut y avoir de décompte scientifiqueofficiel sur la base de grilles préformées d’ensembles d’individusindiens ; il n’y en a que d’idéologiques et politiques. Voilà pourquoion peut obtenir des résultats si différents d’un comptage à l’autre,dans une même aire géographique, et voilà pourquoi aussi ces der-niers suscitent et continueront de susciter des « débats agressifs »67.

Jean-Pierre LAVAUD

CLERSÉ, Université de Lille 1

Françoise LESTAGE

CLERSÉ, Université de Lille 1

66. Magnus Mörner, « Proceso histórico del mestizaje y de la transculturación enAmérica Latina », Aportes, 14, octubre 1969, p. 28-38.

67. Michael S. Teitelbaum, Jay Winter, op. cit., p. 237.

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