Cournot Considerations Sur La Marche Des

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  • Considrations sur lamarche des ides et

    des vnements dansles temps modernes,

    par M. Cournot,...

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Cournot, Antoine-Augustin (1801-1877). Considrations sur la marche des ides et des vnements dans les temps modernes, par M. Cournot,.... 1872.

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  • CONSIDERATIONS

    SUR

    LA MARCHE DES IDESDANS LES TEMPS MODERNES

  • OUVRAGES DE L'AUTEUR

    ODI SE TROUVENT A. LA MME LIBRAIRIE.

    RECHERCHES SUR LES PRINCIPES MATHMATIQUES DE LA THORIE DESRICHESSES. 1838.

    TRAIT LMENTAIRE DE LA THORIE DES FONCTIONS ET DU CALCULINFINITSIMAL, 2e LDIT. 1857. 2 VOL.

    EXPOSITION DE LA THORIE DES CHANCES ET DES PROBABILITS. 1843.DE L'ORIGINE ET DES LIMITES DE LA CORRESPONDANCE ENTRE L'ALGBRE

    ET LA GOMTRIE. 1847.

    ESSAI SUR LES FONDEMENTS DE NOS CONNAISSANCES ET SUR LES CARACT-RES DE LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE. 1851. 2 VOL.

    TRAIT DE L'ENCHAINEMENT DES IDES FONDAMENTALES DANS LES SCIENCESET DANS L'HISTOIRE. 1861. 2 VOL.

    PRINCIPES DE LA THORIE DES RICHESSES. 1863.DES INSTITUTIONS D'INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE. 1864.

  • CONSIDERATIONSSUR

    LA MARCHEDESIDEESET DES EVENEMENTS

    DANS LES TEMPS MODERNES

    PAR M. COURNOTAncien inspecteur gnral des tudes

    Fata viam invemunt.VIRG. AEn. III, 395.

    TOME PREMIER

    PARISLIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

    79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

    1872

  • PREFACE.

    Discurrere per negotiorum celsitudines,non humihum minutras indagarecausarum.

    AMM : MARCELL. XXVI, 1

    Dans la plupart des grandes histoires que l'on crit ou qu'onrcrit de nos jours, au rcit dtaill des vnements politiques etmilitaires que l'on continue de regarder comme le fond de l'his-

    toire, il est d'usage de joindre, par forme de complment oud'appendice, une esquisse des progrs de l'esprit humain dans les

    sciences, les arts, l'industrie, durant la mme priode de temps.

    Pourquoi ne pas suivre quelquefois une marche inverse, en pre-nant pour le fond de son sujet le travail de l'esprit humain, etpour accessoire ou appendice, comme dans un loge acadmique,ce qui n'est en quelque sorte que de la biographie sur une plusgrande chelle, la biographie d'un peuple ou celle du genrehumain? On ne manque pas non plus d'exemples qui dj autori-sent ce renversement d'ordre, et l'on peut dire qu'il est prescrit,ds que l'on s'lve de la considration des choses qui passent celle de leur raison immuable. Si l'homme n'est qu'une bien pe-tite partie du grand tout, et si ce point de vue spculatif la con-

  • II PRFACE.

    naissance de l'conomie gnrale du monde doit primer celle de

    l'conomie de nos socits, pourquoi ne pas tenir compte, dans le

    tableau des progrs de la connaissance humaine, de l'ordre qui

    subsiste effectivement entre les objets de nos connaissances? Se-

    rait-ce pour se rgler sur l'utilit pratique? Mais ce compte il

    faudrait donc, dans une revue historique des progrs de l'esprit

    humain, faire passer la mdecine avant l'astronomie et la physi-

    que, car les progrs de la mdecine nous intressent plus sensi-

    blement que la connaissance des mouvements des corps clestes

    ou des lois de la physique. C'est pourtant l ce qu'on ne s'est

    jamais avis de faire dans les revues dont nous parlons; et pareil-lement, de ce que les dogmes religieux et les institutions politi-

    ques ont en pratique bien plus d'importance directe pour les

    individus et les peuples, que les sciences et la philosophie n'en

    peuvent avoir, ce n'est pas, dans l'ordre de la pure spculationsun motif suffisant de leur donner le pas sur la science et la phi-losophie.

    L'histoire mme se charge de manifester la longue la subor-dination thorique du particulier au gnral. Nous ne sommes pasencore une trs-grande distance du dix-septime sicle!; et djGalile, Descartes, Pascal, Newton, Leibnitz intressent la grandefamille humaine bien plus que toutes les querelles religieuses oupolitiques du mme temps. Deux nations seulement, l'Angleterreet la France, pourraient encore hsiter souscrire cette dci-sion du sens commun des nations, en songeant, celle-l sa r-volution politique, si fconde en grandes consquences, celle-ci l'clat qui a rejailli et qui, aprs tant de calamits, rejaillitencore sur elle de la splendeur du grand rgne. Mais, plus onavance, plus la trace lumineuse du grand sicle semble apparte-nir un autre monde que le ntre, plus l'tablissement politi-

  • PREFACE. III

    que de l'Angleterre perd de son originalit, alors que Galile,Descartes, Pascal, Newton, Leibnitz ne font que grandir dansl'histoire de l'esprit humain. Ds prsent donc, l'on conoitque, dans un tableau d'ensemble, ces savants, ces philosophesaient sur les guerriers, les politiques, l'es controversistes, lesorateurs de la chaire et de la tribune, une prminence que lemonde de leur temps tait bien loin de leur attribuer. Et si noussommes conduits adopter un tel ordre quand il s'agit du dix-

    septime sicle, l'analogie ne veut-elle pas que nous nous y con-formions pour des sicles tout voisins? Quoi qu'il en soit, c'estl'ordre que nous avons eu en vue ; c'est pour le faire ressortir,au risque d'encourir le reproche de bizarrerie, que nous avons

    pris la plume; et il convenait d'en avertir le lecteur que cetordre pourrait choquer, au point de le dispenser de la peined'instruire plus fond le procs de l'auteur.

    Cespremires rflexions, aussi bien que le titre de notre livre,annoncent assezqu'il appartient, non au genre de la compositionhistorique, mais ce que l'on est convenu d'appeler " la philoso-phie de l'histoire. Or, cela nous oblige, pour ne pas affronter

    trop de prventions a la fois, de dire en quoi notre philosophiede l'histoire diffre essentiellement de celle de beaucoup d'au-

    tres, qui ont eu la prtention de dcouvrir des lois dans l'histoire.

    Qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas des lois dans l'histoire, il suffit qu'il

    y ait des faits, et que ces faits soient, tantt subordonns les uns

    aux autres, tantt indpendants les uns des autres, pour qu'il yait lieu a une critique dont le but est de dmler, ici la subordi-

    nation, l l'indpendance. Et comme cette critique ne peut pas

    prtendre des dmonstrations irrsistibles, de la nature de

    celles qui donnent la certitude scientifique, mais que son rle

    se borne faire valoir des analogies, des inductions, du genre de

  • IV PRrACE.colles dont il faut que la philosophie se contente (sans quoi ceserait une science, comme tant de gens l'ont rv, mais toujoursvainement, cl ce ne sciait plus la philosophie), il s'ensuit quel'on est parfaitement en droit de donner la critique dont il

    s'agit, si attrayante malgr ses incertitudes, le nom de philo-

    sophie de l'histoire. Il en est cet gard de l'histoire des peu-

    ples comme de l'histoire de la Nature, qu'il ne faut pas confondre

    avec la science de la Nature, parce qu'elles ont principalement

    pour objet, l'une des lois, l'autre des faits, mais des faits qui peu-vent acqurir une si grande proportion, avoir des consquencessi vastes et si durables, qu'ils nous paraissent avoir et qu'ils ont

    effectivement la mme importance que des lois. La raison n'en

    conoit pas moins la diffrence radicale des lois et des faits :

    les unes valables en tout temps, en fout lieu, par une ncessit

    qui tient l'essence permanente des choses; les autres amens

    par un concours de faits antrieurs, et dterminant leur tourles faits qui doivent suivre. Il y a dans l'histoire d'un peuple,comme dans la biographie du plus humble individu, indpen-damment de ce qui tient leurs dispositions natives et aux loisconstantes de la Nature, des faits, des accidents qui influent surtout le cours de leurs destines. La critique philosophique n'anuls motifs de s'occuper de pareils faits, de pareils accidents, propos d'un homme ordinaire : elle s'y applique avec granderaison quand il s'agit de la vie d'un peuple, et surtout d'un peu-ple dont la vie a influ sur les destines de l'humanit tout entire.On peut donc se mfier beaucoup des lois, des formules en his-toire, qui ont occup et souvent gar tant d'esprits, sans quecela doive, notre sens, nuire ce qui constitue effectivement laphilosophie de l'histoire.

    Impossible de s'adonner au genre de critique dont nous par-

  • PRFACE. V

    Ions, sans tre chaque instant conduit se demander commentles choses auraient vraisemblablement tourn, sans l'accident ou

    l'incident qui a imprim un autre cours aux vnements. L'his-

    torien s'abstient tant qu'il peut de poursuivre de pareilles hypo-thses, de mme qu'il s'abstient de prdictions pour l'avenir, et il

    a bien raison, car tel n'est point le but de l'histoire proprementdite. C'est dj pour lui une assez grande tche que d'trepartout vridique et clair, en joignant quand il le faut au-talent de raconter celui d'mouvoir. Mais, pour un genre de cri-

    tique qui ne peut reposer que sur des inductions, l'hypothsen'est vaine que l o l'induction fait dfaut; et tant que l'induc-tion soutient suffisamment l'hypothse, celle-ci, qui n'est qu'unmoyen de mettre l'induction dans son jour, se trouve suffisam-ment justifie. C'est assezdire que la difficult et le mrite de lacritique se trouvent dans la juste et sobre mesure de l'induc-tion et de l'hypothse.

    Pour l'histoire des temps modernes laquelle s'applique notreessai de critique, nous n'avons ici qu'une remarque faire. Cha-

    que sicle de l'histoire moderne tant l'objet d'un tableau oud'un livre part, que faire de la Rvolution franaise? Appar-tiendra-t-elle au dix-huitime ou au dix-neuvime sicle? Se

    partagera-t-elle ou s'intercalera-t-elle entre les deux? Nous

    n'avons pris ni l'un de ces partis, ni l'autre, et nous avons affect

    la Rvolution franaise un sixime et dernier livre, aprs le

    dix-huitime et aprs le dix-neuvime sicle. C'est--dire qu'entchant de faire sur une grande chelle l'application des princi-

    pes indiqus ci-dessus, nous avons prfr l'ordre qui nous sem-

    blait le plus propre dmler autant que possible, dans les faits

    qui attirent depuis plus de trois quarts de sicle l'attention du

    monde, ce qui tient des causes gnrales dont l'action se serait

  • VI PRFACE.

    fait sentir, quand mme on aurait pu prvenir ou rprimer en

    France la Rvolution, et ce qui tient aux causes locales ou sp-

    ciales qui ont dtermin en France une crise rvolutionnaire. Au

    point de vue de l'histoire pragmatique, comme disent les Alle-

    mands, ou, en d'autres termes, au point de vue de l'historien de

    profession, cette distinction peut sembler trop subtile, ou trop

    incertaine, ou trop dnue d'utilit pratique. Elle nous parat ca-

    pitale au point de vue de la philosophie de l'histoire, et nous

    regretterions qu'on s'empresst de la condamner sur un essai

    trop imparfait.Maintenant, nous demanderons la permission d'entrer dans

    quelques explications plus personnelles l'auteur : car, s'il con-

    vient toujours que l'auteur se cache dans son livre, il ne lui estpas interdit de se montrer un instant dans la prface. Nous rap-pellerons donc que l'auteur du prsent livre n'est pas, tant s'en

    faut, un dbutant; qu'il a au contraire depuis longtemps soumisau public sesides sur divers sujets de grande importance: idesqui procdent toutes d'une certaine manire de philosopher a la-

    quelle il doit naturellement tenir, comme tous les hommes tien-nent ce qui lsa attirs, fixs, amuss, consols pendant tout lecours d'une longue vie. Il faut donc s'attendre retrouver ici lesmmes ides reprises un nouveau point de vue, justifies par denouveaux aperus, quelquefois exprimes dans les mmes termes,'quand on n'a pas cru pouvoir en rencontrer de plus clairs et de

    plus prcis. Et par la mme raison, il ne faut pas que l'auteurs'attende a plus de vogue que n'en ont eu ses premiers essais.Dj, dans la RevuedesDeux-Mondes et dans le Journal desDbats,deux philosophes de grand renom, MM. VACHEROTet TAINE, ontbien voulu dire qu'on ne nous avait pas assez lu. C'est ce quetout auteur pense de ses oeuvres et ce qu'on ne lui dit pas tou-

  • PRFACE. VII

    jours. Nous sommes d'autant plus flatt de ce jugement, que nousn'adoptons pas sans rserves les opinions des hommes distingusqui n'ont pas craint d'engager ce point leur responsabilit.Convenons donc de bonne grce qu'au bonheur d'obtenir quel-ques suffrages d'lite, nous joignons le malheur d'avoir t peulu. Pour qui a pass sa vie se rendre compte de la thorie du

    jugement inductif, l'induction est trop claire. Aussi, aprs avoircrit ces dernires rflexions sans nous hter, pas mme lente-

    ment, n'prouvons-nous nul empressement les mettre en circu-

    lation, dispos plutt prendre la lettre le conseil du pote :

    nonumque prematur in annum.

    Paris, janvier 1868

    P. S. Nous laissons subsister cette date qui est vraiment celle dulivre et qui en claircirait au besoin quelques passages, si nos Centuries,comme celles de Nostradamus, devaient jamais trouver des commenta-teurs. Depuis le mois de janvie 1868, l'auteura eu comme tant d'autressa part des malheurs publies, sans compter les afflictions domestiques ;et quand il est rentr Paris aprs une longue absence, le coeur pleindu souvenir de l'hospitalit suisse, il lui a pris envie de relire sonmanuscrit, chapp aux obus et au ptrole qui en ont dtruit de plusprcieux. Il s'attendait le trouver bien arrir, et pourtant cette lec-ture ne lui a fait sentir la ncessit d'aucun changement notable, saufdes retranchements jugs ncessaires, pour ne point grossir par tropdeux volumes que peut-tre le lecteur trouvera encore trop gros.Puisse-t-il nous absoudre de ce dernier pch et nous permettre,malgr la duret des temps, d'inscrire au terme de notre carrired'auteur, ce que mettaient les typographes du quinzime sicle aubout de leurs ditions, explicit feliciter!

    Paris, mars 1872.

  • CONSIDRATIONSSUR

    LA MARCHE DES IDESET DES VNEMENTS

    DANS LES TEMPS MODERNES

    LIVRE PREMIER.

    (PROLGOMNES.

    CHAPITRE PREMIER.

    DE L'TIOLOGIE HISTORIQUE ET DE LA PHILOSOPHIEDE L'HISTOIRE.

    Nous croyons avoir clairci dans d'autres ouvrages etdfini, plus exactement que ne l'avaient fait nos devan-ciers, l'ide du hasard, en montrant que ce n'est point,comme on l'a tant rpt, un fantme cr pour nous d-

    guiser nous-mmes notre ignorance, ni une ide relative l'tat variable et toujours imparfait de nos connaissan-ces, mais bien au contraire la notion d'un fait vrai enlui-mme, et dont la vrit peut tre dans certains castablie par le raisonnement, ou plus ordinairementconstate par l'observation, comme celle de tout autrefait naturel. Le fait naturel ainsi tabli ou constat con-siste dans l'indpendance mutuelle de plusieurs sries decauses et d'effets qui concourent accidentellement pro-duire tel phnomne, amener telle rencontre, dter-

    T. 1 4

  • 2 LIVRE I. CHAPITRE I.

    miner tel vnement, lequel pour cette raison est qualifide fortuit; et cette indpendance entre des chanons par-ticuliers n'exclut nullement l'ide d'une suspension com-mune de tous les chanons un mme anneau primordial,par-del les limites, ou mme en de des limites o nosraisonnements et nos observations peuvent atteindre. Dece que la Nature agite sans cesse et partout le cornet du

    hasard, et de ce que le croisement continuel des chanesde conditions et de causes secondes, indpendantes lesunes des autres, donne perptuellement lieu ce quenous nommons des chances ou des combinaisons fortuites,il ne s'ensuit pas que Dieu ne tienne point dans sa mainles unes et les autres, et qu'il n'ait pu les faire sortirtoutes d'un mme dcret initial. On ne manque pas plusde respect Dieu en tudiant les lois du hasard (car lehasard mme a ses lois que met en vidence la multipli-cit des preuves), qu'en tudiant les lois de l'astronomieou de la physique. La raison mme nous impose l'ide duhasard ; et le tort imputable notre ignorance consiste,non nous forger cette ide, mais la mal appliquer, cedont il n'y a que trop d'exemples, mme chez les plus ha-biles. Elle est le principe de toute espce de critique, soitqu'il s'agisse des plus hautes spculations de la philoso-phie, ou des recherches de l'rudition, ou de la pratiquela plus ordinaire de la vie. Elle est la clef de la statisti-que, et donne un sens incontestable ce que l'on a ap-pel la philosophie de l'histoire, ce que nous aimerronsmieux appeler l'tiologie historique, en entendant par ll'analyse et la discussion des causes ou des enchanementsde causes qui ont concouru amener les vnements dontl'histoire offre le tableau; causes qu'il s'agit surtout d'-tudier au point de vue de leur indpendance ou de leursolidarit. Pour donner quelque valeur aux nombreuxsystmes dont la philosophie de l'histoire a t l'objet, il

  • DE L'TIOLOGIE HISTORIQUE. 3faut toujours revenir aux principes de la critique ou del'tiologie historique.

    Dans les faits de dtail qui sont l'objet habituel dela statistique, et o les preuves du mme hasard se comp-tent par milliers, par millions, l'effet de l'accumulationdes preuves est d'oprer la compensation de toutes lesparticularits fortuites, accidentelles, et de mettre en vi-dence l'action des causes, quelque faibles qu'elles soient,dont l'influence permanente tient aux conditions essen-tielles de la production du phnomne, et prvaut lalongue sur l'action de causes plus nergiques, mais for-tuites et irrgulires. Cependant, la distinction de l'es-sentiel et de l'accidentel ne tient pas foncirement larptition des preuves ; elle subsiste aussi bien pour unepreuve unique que pour un grand nombre d'preuves dumme hasard, quoique nous n'ayons plus le critre exp-rimental de la statistique pour faire la part de l'un et del'autre. A dfaut de ce critre la raison en a d'autres,notamment celui qui est tir de l'ide qu'elle se fait etqu'elle doit se faire, de la rgularit de la loi, et de l'ir-rgularit du fait ou de l'accident.

    Partout dans l'univers, et sur toutes les chelles de

    grandeur, la nature nous offre le contraste de la loi et dufait, de l'essentiel et de l'accidentel. Une nbuleuse que le

    tlescope rsout dans un amas d'toiles irrgulirement ,groupes, est ainsi constitue fortuitement, accidentelle-ment, par un accident dont les proportions dpassent,pour les dimensions et pour la dure, tout ce qu'il est pos-sible notre imagination de saisir : au lieu que la consti-tution du soleil et des plantes en sphrodes aplatis tient une loi ou une ncessit de nature. En mme tempsque la gologie nous renseigne sur une suite rgulire deformations et d'poques partout reconnaissables, elle nous

    apprend que partout aussi, toutes les poques , l'-

  • 4 LIVRE I. CHAPITRE I.

    corce de notre globe a t soumise des causes localeset accidentelles de dislocation, de soulvement, d'affais-

    sement, qui finalement ont abouti donner aux continentsactuels leurs reliefs et leurs contours, et semer dans nos

    mers actuelles les les et les archipels, comme les toileset les amas d'toiles sont sems dans les espaces c-lestes. Quelquefois la secousse n'a eu qu'une action trs-borne ; d'autres fois elle s'est fait ressentir au loin, dansdes cercles de grands rayons ou sur d'immenses aligne-ments : elle aurait donc pu s'tendre au globe entier etlaisser des traces qui ne s'effaceront jamais, sans dpouillerpour cela le caractre accidentel, et sans cesser de con-traster par l avec la loi des formations rgulires. L'es-pce humaine prirait dans un cataclysme universel,qu'il n'en serait pas moins vrai qu'elle a pri par acci-dent, comme l'individu qui se noie dans un dbordementde rivire ; et ce jugement port par la raison n'auraitrien d'inconciliable avec la croyance qui fait regarderl'accident comme un chtiment inflig, soit l'individu,soit l'espce. Au contraire, les espces qui se sontteintes sans qu'aucune convulsion gologique vnt acci-dentellement changer les conditions du milieu, ont pripar une ncessit de nature, tout comme l'individu quimeurt de vieillesse.

    Remarquons bien que l'ide d'un fait accidentel n'im-plique pas l'hypothse absurde d'un effet sans cause, nil'ide d'un fait que la sagesse des hommes aurait pu em-pcher ou du moins prvoir, ni par contre celle d'un faitqui chappe toute prvision. Admettez que la chaleursolaire et la chaleur propre de la terre se dissipent gra-duellement, de manire qu'il doive venir un temps, lavrit fort loign, o la terre cesserait de pouvoir nourrirdes tres vivants, et vous aurez l'ide d'un phnomnedtermin en vertu de causes normales, rgulires, essen-

  • DE L'ETIOLOGIE HISTORIQUE. 5

    tiellement lies la constitution du systme qu'elles rgis-sent. Supposez au contraire, comme on se l'est quelque-fois figur, que, dans l'espace sans bornes et par-del lesystme solaire, circule actuellement une comte destine rencontrer un jour la terre et y dtruire les espcesvivantes par sa maligne influence : ce sera l'exemple d'unecause accidentelle, et qui ne perdrait pas le caractre decause accidentelle, quand mme les astronomes seraientds prsent en mesure de calculer l'poque de la ren-contre. On aura un autre exemple du mme contraste, sil'on oppose au phnomne rgulier des mares, dont lescalculs se trouvent dans les phmrides, l'accident de ladbcle d'un glacier ou d'un lac de montagnes; et ce der-nier phnomne n'en devrait pas moins tre rput acci-dentel, parce que les progrs de la mtorologie et de lagognosie permettraient d'en assigner la date l'avance,ou parce que les hommes pourraient se prmunir contreles dsastres de l'inondation au moyen d'paulements, de

    barrages ou de reboisements. Les mmes considrations sont applicables dans

    l'ordre des faits historiques, sauf les difficults de l'appli-cation effective. Les conditions de la socit changent len-tement dans le cours des sicles, en vertu de causes in-times et gnrales dont on dmle l'action travers tousles incidents de l'histoire ; et en mme temps de brusquessecousses auxquelles on donne le nom de rvolutions,dtermines par des causes locales et accidentelles, exer-cent et l des actions dont la sphre varie d'tendue.Souvent ces mouvements commencent et finissent sansqu'il y ait de modifications sensibles dans les conditionsde l'tat social; et depuis l'tablissement de l'islamisme,l'Asie musulmane offre mille exemples de rvolutions dece genre. D'autres fois, et lorsque les rvolutions remuentles socits de suffisantes profondeurs, la physionomie

  • 6 LIVRE I. CHAPITRE I.

    et les rsultats des rvolutions portent la marque d'une

    poque, accusent les phases o la civilisation et l'tat so-

    cial sont arrivs dans leur marche lente et sculaire, sous

    l'empire de causes que nous qualifions de rgulires, parce

    qu'elles sont simples, et dont la simplicit mme dnote

    qu'elles tiennent de plus prs aux principes ou l'es-

    sence des choses. Il peut arriver que, par suite des pro-

    grs mme de la civilisation, et par le resserrement dulien de solidarit entre les peuples, la secousse rvolution-naire ait son contre-coup dans le monde civilis tout en-tier : ce ne sera pourtant encore l qu'un fait, la vritde premier ordre, un colossal accident, qui pourra mmelaisser des traces indlbiles, mais que l'homme qui rai-sonne ne confondra pas avec les effets qui dcoulent descauses gnrales et sculaires, en vertu d'une ncessitde nature.

    Sans la distinction du ncessaire et du fortuit, del'essentiel et de l'accidentel, on n'aurait mme pas l'idede la vraie nature de l'histoire. Reprsentons-nous unregistre comme ceux que tenaient les prtres de la hauteantiquit ou les moines des temps barbares, o l'on inscri-vait leurs dates tous les faits rputs merveilleux ousinguliers, les prodiges, les naissances de monstres, lesapparitions de comtes, les chutes de la foudre, les tremble-ments de terre, les inondations, les pidmies : ce ne serapoint l une histoire ; pourquoi? Parce que les faits succes-sivement rapports sont indpendants les uns des autres,n'offrent aucune liaison de cause effet; en d'autres ter-mes, parce que leur succession est purement fortuite ou lepur rsultat du hasard.

    Que s'il s'agissait d'un registre d'observations d'clip-ses, d'oppositions ou de conjonctions de plantes, de re-tours de comtes priodiques ou d'autres phnomnesastronomiques du mme genre, soumis des lois rgu-

  • DE LTIOLOGIE HISTORIQUE. 7

    lires, on n'aurait pas non plus d'histoire, mais par uneraison inverse : savoir parce que le hasard n'entre pourrien dans la disposition de la srie-, et parce qu'en vertudes lois qui rgissent cet ordre de phnomnes, chaquephase dtermine compltement toutes celles qui doiventsuivre.

    A un jeu de pur hasard, comme le trente-et-quarante,l'accumulation des coups dont chacun est indpendant deceux qui le prcdent et reste sans influence sur ceux quile suivent, peut bien donner lieu une statistique, non une histoire. Au contraire, dans une partie de trictrac oud'checs o les coups s'enchanent, o chaque coup a del'influence sur les coups suivants, selon leur degr deproximit, sans pourtant les dterminer absolument, soit cause du d qui continue d'intervenir aux coups subs-quents, soit cause de la part laisse la libre dcision dechaque joueur, on trouve, la futilit prs des intrts oudes amours-propres mis en jeu, toutes les conditions d'unevritable histoire, ayant ses instants critiques, ses prip-ties et son dnouement.

    Si les dcouvertes dans les sciences pouvaient in-diffremment se succder dans un ordre quelconque,lessciences auraient des annales sans avoir d'histoire : car, la

    prminence de l'histoire sur les simples annales consiste offrir un fil conducteur, la faveur duquel on saisit cer-taines tendances gnrales, qui n'excluent pas les capricesdu hasard dans les accidents de dtail, mais qui prvalent la longue, parce qu'elles rsultent de la nature des chosesen ce qu'elle a de permanent et d'essentiel: Dans l'autre

    hypothse extrme, o une dcouverte devrait ncessai-rement en amener une autre et celle-ci une troisime,suivant un ordre logiquement dtermin, il n'y aurait pasnon plus, proprement parler, d'histoire des sciences,mais seulement une table chronologique des dcouvertes :

  • 8 LIVRE I. CHAPITRE I.

    toute la part du hasard se rduisant agrandir ou res-serrer les intervalles d'une dcouverte l'autre. Heureu-sement pour l'intrt historique, ni l'une ni l'autre hypo-thse extrme ne sauraient tre admises ; et pourtant, mesure que le travail scientifique s'organise, que lenombre des travailleurs augmente et que les moyens decommunication entre les travailleurs se perfectionnent,il est clair que l'on se rapproche davantage de la dernire

    hypothse o, par l'limination peu prs complte du

    basard, les sciences seraient effectivement sorties de ce

    que l'on peut appeler la phase historique.Il y a de bonnes raisons pour que la part du hasard

    reste toujouis bien plus grande dans l'histoire politiqueque dans celle des sciences : et pourtant l'on conoit quecette part doit se rduire quand l'importance des grandspersonnages s'efface devant les lumires et le concoursde tous ; quand les forces qui comportent le nombre et lamesure tendent partout prvaloir sur l'exaltation bienplus accidentelle, bien moins durable, des sentiments etdes passions. Aux poques recules, avant l'apparition deshommes suprieurs qui fondent la civilisation des peuples,ceux-ci n'ont pas encore d'histoire, non-seulement parceque les historiens manquent, mais parce que, sous l'em-pire des forces instinctives auxquelles les masses obissent,les conditions de l'histoire telle que nous l'entendons man-quent absolument. Si rien n'arrte la civilisation gnraledans sa marche progressive, il doit aussi venir un tempso les nations auront plutt des gazettes que des histoires ;o le monde civilis sera pour ainsi dire sorti de la phasehistorique ; o, moins de revenir sans cesse sur un passlointain, il n'y aura plus de matire mettre en oeuvre pardes Hume et des Macaulay, non plus que par des Tite-Live ou des Tacite.

    L'histoire politique (et il en faudrait dire autant de l'his-

  • DE L'TIOLOGlE HISTORIQUE. 9toire des langues, des religions, des arts et des institutionsciviles) diffre encore de l'histoire des sciences en un pointimportant. On peut dire que dans les sciences dont l'objetsubsiste, en tout ce qu'il a d'essentiel, indpendammentde la constitution et des inventions de l'esprit humain,rien de ce qui tient au caprice ou aux gots particuliersde l'inventeur, aux hasards de la dcouverte ou de l'ordredans la succession des dcouvertes, ne saurait indfiniment subsister. Le mieux, fond sur la nature des choses,doit toujours finir par tre aperu, et bientt mis dans unevidence irrsistible. Au contraire, dans l'ordre des faitspolitiques et sociaux, comme dans l'ordre des faits natu-rels, ce qui a d son origine des circonstances fortuitespeut laisser des traces toujours subsistantes ou mme,comme dans la partie du joueur de trictrac ou d'checs,matriser toute la suite des vnements, aussi bien que s'ils'agissait de quelque donne naturelle, immuable paressence et tout fait soustraite au pouvoir de l'homme.Pourquoi Jupiter a-t-il sept lunes plutt que six? Pour-quoi notre hmisphre boral offre-t-il beaucoup plus deterres merges que l'hmisphre austral? Pourquoi letype dentaire des quadrumanes amricains comporte-t-ilquatre dents de plus que le type des quadrumanes de l'an-cien continent? Vraisemblablement par accident : mais lessuites de pareils accidents pourraient bien subsister au-tant que le monde. Il en est de mme pour les institutionshumaines; et de l, dans l'histoire politique surtout, cesinstants critiques, dcisifs comme on les appelle, qui nesont pas toujours ceux sur lesquels se concentre l'intrtpique ou dramatique, ni qui piquent le plus la curiositdu chercheur d'anecdotes, mais qui doivent attirer de pr-frence l'attention du philosophe, quand il veut faire del'tiologie historique.

    En effet, d'une part le philosophe est vou par tat

  • 10 LIVRE I. CHAPITRE I.

    la recherche de la raison des choses ; d'autre part (commel'indique le mot cczux, cause, raison), l'tiologie historiqueconsiste dans la recherche et la discussion des causes dont

    l'enchanement compose la trame historique. Mais il faut

    bien s'entendre sur le genre de causes. Qu'un gnral d'ar-me ait faibli un jour de bataille par suite de quelque in-disposition dont son valet de chambre a le secret, ou qu'uneimportante rsolution de cabinet ait t prise la suitede quelque intrigue de boudoir, ce sont l des causes dontse montre friand le chercheur d'anecdotes, qui peuventmme fournir au moraliste une occasion de revenir sur lethme des faiblesses et des misres de l'homme, mais quisont peu dignes de l'tiologie historique ou de la philo-sophie de l'histoire, comme nous l'entendons. En tellescirconstances il suffisait d'un caprice du hasard pour inter-

    vertir, modifier, supprimer une longue chane d'vne-ments ; en telles autres il y avait un rsultat ncessaire,invitable, o les donnes essentielles de la situation de-vaient finalement prvaloir sur tous les accidents fortuits :voil ce qui intresse, nous ne dirons pas la science his-torique, car la dmonstration scientifique n'est pas demise ici, mais la philosophie de l'histoire qui est bien obli-ge, comme toute philosophie, de se contenter d'analogies,d'inductions, c'est--dire de probabilits, sauf en useravec la circonspection et la sobrit que commande la gra-vit du sujet. On discute un traitement mdical et danscertains cas l'on n'hsite point lui imputer la gurisonou la mort du malade, quoiqu'on ne puisse jamais avoir lapreuve dmonstrative que le malade serait mort ou qu'ilaurait guri, soit en suivant un autre traitement, soit enl'absence de tout traitement. Pour l'tiologie historique quine fait que de natre, c'est dj beaucoup que de prtendre quelque comparaison avec l'tiologie mdicale dont ons'occupe depuis si longtemps.

  • DE L'TIOLOGIE HISTORIQUE. 11Si l'on tient une parfaite exactitude de langage, il

    faudra dire que l'tiologie ou la philosophie de l'histoires'enquiert de la raison des vnements plutt que de lacause des vnements. Car, l'ide de cause implique celled'une action, d'une force doue de son nergie propre ; etce que la critique historique doit mettre en vidence, cesont le plus souvent des resistances passives, des condi-tions de structure et de forme qui prvalent la longue etdans l'ensemble des vnements sur les causes propre-ment dites, sur celles qui interviennent avec le moded'activit qui leur est propre, dans la production de cha-que vnement en particulier. Si l'on projette un d ungrand nombre de fois, et que l'as reparaisse beaucoupplus souvent que les autres points, ce sera l'indice de quel-que irrgularit de structure ou de distribution de lamasse, qui seule peut rendre raison de la frquence obser-ve, mais qui n'intervient que passivement, par suite del'inertie de la matire du d, et qui ds lors n'est point unecause, selon la rigueur du terme. Si l'on emploie, mmedans ce cas, le mot de cause, et si l'on dit que l'irrgula-rit de structure agit dans un sens favorable l'appari-tion de l'as, ce ne peut tre que par une de ces mtaphoresou de ces transitions qu'on chercherait vainement pros-crire du langage. En ralit l'on aura limin commeaccidentel et fortuit, et comme tranger l'objet qu'on aen vue, tout ce qui tient l'action des causes propre-ment dites, c'est--dire des forces impulsives qui, cha-que coup, varient irrgulirement en intensit et en direc-tion.

    De mme,Si magna licet componere parvis,

    les personnages appels figurer sur la scne de l'histoire

    (de l'histoire comme on l'entend d'ordinaire et comme ondoit le plus souvent l'entendre), monarques, tribuns, lgis-

  • 12 LIVRE I. CHAPITRE I.

    lateurs, guerriers, diplomates, ont bien le rle actif, inter-

    viennent bien titre de causes efficientes dans la dter-

    mination de chaque vnement pris part. Ils gagnentou perdent les batailles, ils fomentent ou rpriment les

    rvoltes, ils rdigent les lois et les traits, ils fabriquentet votent les constitutions. Et comme ils arrivent eux-

    mmes sur la scne la suite des combinaisons de la politi-

    que, il semble d'abord que la politique engendre et mne

    tout le reste. Cependant l'histoire politique est de toutesles parties de l'histoire celle o il entre visiblement le plusde fortuit, d'accidentel et d'imprvu : de sorte que pour le

    philosophe qui mprise le fait , qui ne se soucie gurede l'accidentel et du fortuit, si brillant que soit le m-

    tore, si retentissante que soit l'explosion, l'histoire toutentire courrait risque d'tre frappe du mme ddain queles caprices de la politique, s'il n'y avait plus d'apparenceque de ralit dans cette conduite de l'histoire par la poli-tique, comme par une roue matresse, et s'il ne fallait

    distinguer entre le caprice humain, cause des vnements,et la raison des vnements qui finit par prvaloir sur lescaprices de la fortune et des hommes. Il en est d'unprince faible, jouet d'une matresse ou d'un favori, commede notre d qu'un souffle drange dans ses agitations ;mais s'il s'appelle Louis XV ou Charles IV, l'arrt de sadynastie est crit, en quelque sens que la fantaisie de lamatresse ou du favori incline pour le moment sa volontdbile.

    C'est cause de la part plus grande du hasard dans latrame des vnements politiques, que la politique vien-dra toujours en dernier lieu et comme accessoirementdans la prsente esquisse de critique ou d'tiologie histo-rique : tandis qu'elle vient toujours au premier rang etcomme l'objet principal de l'histoire, dans l'histoire crite la manire ordinaire.

  • DE L'ETIOLOGIE HISTORIQUE. 13 Quiconque aura saisi le sens de ces rflexions, recon-

    natra combien sont peu fondes les ternelles rclama-tions de ceux que nous appellerions volontiers les moli-nistes en histoire, contre toute philosophie de l'histoire,en tant qu'elle conduirait un prtendu fatalisme histo-rique, rput incompatible avec l'ide qu'on doit avoir dulibre arbitre de l'homme comme agent moral. Pas plusque la statistique, l'histoire et la philosophie de l'histoirene militent contre la libert de l'homme et ne le dchargentde la responsabilit de ses actes. Parce que la statistiquejudiciaire a montr comment le penchant au crime varieselon les sexes, les ges, les conditions, et combien peuvarie, dans de nombreuses populations, le chiffre de lacriminalit, quand les conditions du milieu social restentles mmes, cessera-t-on de hair et de punir le criminel ?Autant vaudrait l'inverse, comme le font les peuples en-fants, attribuer des caprices, une fantaisie dans le sens

    propre du mot, un bon ou un malin vouloir la force m-

    canique qui projette le d, au souffle qui meut la girouette.La thorie du concours des forces est une thorie-logiqueet abstraite, indpendante de la nature concrte de chaqueforce en particulier. Quand il s'agit d'une force dont lastatistique, la faveur de la multiplicit des preuves,limine les effets irrgulirement variables, qu'importeque la force limine rentre dans la catgorie des forces

    mcaniques, ou des forces vitales et instinctives, ou desforces morales? Dans chaque cas particulier o elle figurecomme la vritable cause, comme la force oprative, sanature importe beaucoup ou mme est tout ce qui importe.Le jur veut savoir s'il a devant lui un idiot, un maniaqueou un homme moralement responsable de ses actes; il n'a

    que faire de la statistique judiciaire pour rendre son ver-dict : tandis que le lgislateur consulte la statistique pourjuger du mrite d'une institution, sans gard aux anoma-

  • 14 LIVRE 1. CHAPITRE I.

    lies monstrueuses, et sans se proccuper du cas particu-lier dont la charge incombe au jur. A la vrit, l'histoirene dispose pas, comme la statistique, de milliers et de

    millions de cas particuliers, indpendants les uns des au-

    tres; ce qui fait que la statistique est une science qualifie bon droit de positive, et que la philosophie de l'histoire

    n'est qu'une philosophie ; mais, si celle-ci n'obtient pasde la mme manire et au mme degr l'limination des

    causes demeures accidentelles, nonobstant leur qualitde causes efficientes ou opratives, on peut y appliquerles mmes remarques concernant le jugement porter surla nature intrinsque des causes agissantes. La philosophiede l'histoire n'est pas plus jansniste que moliniste, pasplus indulgente que svre; elle n'est charge ni de con-

    damner, ni d'absoudre, ni d'amnistier, ni de proscrire. Ellefait sa manire, autant qu'elle le peut, le dpart descauses accidentelles et des causes constantes, la part duhasard et celle de la ncessit, tche dj bien assez ardue ;et elle laisse l'histoire proprement dite le soin de rendreson verdict sur les hommes que leur destin a appels comparatre devant son redoutable tribunal.

    On ne doit pas confondre l'tiologie historique, quiest pour nous la philosophie de l'histoire, avec l'histoirede la civilisation, ni avec une sorte d'histoire gnrale dugenre humain ou, comme on dit maintenant, de l'huma-nit. La civilisation comporte une histoire et une tiologiehistorique, comme les religions, comme les institutionsciviles, comme la philosophie et les arts, comme les scien-ces, comme le commerce et l'industrie ; car la civilisationcomprend tout cela. L'histoire de la civilisation offre plusspcialement des ressemblances avec l'histoire des sciencesen ce que, si la civilisation propre tel peuple peut dcli-ner, il y a un fond commun de civilisation qui progressetoujours la manire des sciences ou de l'industrie. Et

  • DE L'ETIOLOGIE HISTORIQUE. 45d'un autre ct, de mme que l'histoire des sciences a sesdserts, comme on les appelle, de mme l'histoire de lacivilisation a les siens. Il y a des temps o les dtails dela trame historique sont si embrouills, et o les peupless'agitent en avanant si peu dans un sens ou dans l'autre,qu'il semble qu'on pourrait vouer tous ces dtails l'oubli,sans que l'intelligence de l'ensemble y perdt rien, commeon y voue volontiers tant d'aventures de peuplades qui ont

    disparu ou qui disparatront de la terre sans tre sortiesde la vie sauvage, sans avoir vcu de la vie historique. Cesera donc, si l'on veut, l'oeuvre d'un philosophe que d'isoleret de mettre en relief l'histoire de la civilisation traverstant de dtails d'une moindre importance, mais ce ne sera

    pas prcisment la philosophie de l'histoire, et il ne fau-drait pas absolument confondre l'intrt qui s'attache lamarche d'une civilisation progressive avec celui que faitnatre l'histoire de tout peuple effectivement parvenu laphase historique de son existence.

    Quant aux ides qu'il nous plat de nous faire des des-tines du genre humain, du but final de la civilisation, durle de quelques peuples privilgis en vue de la poursuitede ce but final, toutes ces ides qui ont dj occup tantd'esprits et sur lesquelles les esprits sont si peu d'accord,appartiennent bien, si l'on veut, la philosophie de l'his-

    toire, mais une philosophie transcendante, ambitieuse,hypothtique, qui n'est point la critique dont nous enten-dons parler et dont nous voudrions offrir, autant que le

    permet une esquisse rapide, quelques modestes essais.Si l'on nous permet de recourir au vocabulaire de Kant,nous dirons qu'autre chose est l'tiologie, autre chose la

    tlologie historique.Une comparaison claircira ce langage abstrait. Que le

    genre humain vaille bien la peine que son histoire se d-roule en conformit d'un plan connu ou dcrt d'en-

  • 16 LIVRE I. CHAPITRE I.

    semble, et que la philosophie de l'histoire aurait pourtche de dmler, nous nous gardons de le contester :mais le monde des tres vivants, pris dans son ensemble,dans son tonnante varit et dans la succession de ses

    phases, est bien aussi un objet de quelque importance,digne d'tre soumis des lois gnrales et de manifesterune pense fondamentale. L aussi l'on a mis en avant,souvent avec grande apparence de raison, les ides d'unitde plan et de composition organique, l'ide d'un progrsou d'un perfectionnement graduel d'organisme, soit dansle dveloppement de l'individu, soit dans la srie des es-pces simultanment existantes, soit dans l'apparitionsuccessive des espces et dans le remplacement desunes par les autres. Mais, de toutes ces ides dont au-cune n'est mpriser ni rejeter absolument, aucunen'est l'expression adquate et complte des faits, aucunene peut servir de base un systme inattaquable, aucunene donne la clef universelle, la vraie et souveraine for-mule du divin ouvrier, laquelle surpasse vraisemblable-ment l'ordre de nos ides, de nos observations et de nosraisonnements. Ici l'on en fait un emploi heureux, l ellesparaissent en dfaut; elles servent de fil conducteur pourcertaines portions du systme plus que pour le systmemme ; la liaison est dans les chapitres plutt que dansl'ensemble du livre, autant que nous pouvons le dchif-frer. A ct de marques nombreuses et irrfragables deprogrs, il y a des symptmes de rgressions locales etpartielles. S'il faut reconnatre des lois saisissables oumystrieuses, il y aussi le chapitre des accidents; et cen'est point un chapitre part, mais un chapitre intime-ment ml l'histoire tout entire. En tout cas, il n'y apas de naturaliste qui ne regarde comme vaine et chim-rique la prtention de construire d'emble une philosophiede la nature, par la vertu de certains principes logiques, de

  • DE L'TIOLOGIE HISTORIQUE. 17soi-disant donnes immdiates de la raison, de manire faire jaillir toute science d'une science suprme, appelela philosophie, au lieu de s'lever patiemment la phi-losophie d'aprs les inductions que fournissent les don-nes de la science. On n'oserait pas pousser si loinl'oubli d'autres principes auxquels sont dus depuis troissicles les progrs rels de l'esprit humain (1).

    Or, n'en doit-il pas tre de mme au sujet de la tlo-logie de l'histoire ou de la philosophie de l'histoire, commeon l'entend d'ordinaire? Faut-il avec Hegel " partir de la

    supposition que, dans l'histoire du monde, l'esprit, danssa ralit, se manifeste sous une srie de formes dontchacune nous montre un peuple rellement existant ? Mais, pourquoi cette supposition ? Et si elle exprime autrechose que cette vrit banale, que les traits dominantsde l'esprit d'un peuple se montrent dans son histoire,qu'exprime-t-elle? Aura-t-on jet beaucoup de lumiresur l'histoire, parce qu'on aura dit avec ce grand philo-sophe que ce chez les Perses, l'indtermin devient in-

    telligible dans la lumire? " Ou bien aimerait-on mieuxavec M. Cousin amnistier l'histoire tous les points desa dure ; dire que dans l'Orient tout est sacrifi l'in-fini; que dans l'antiquit grco-latine, l'infini provoquel'antithse du fini; et que, maintenant le fini et l'infinisont en prsence ? Grce au prestige de l'action, de pa-reilles dcouvertes ont pu provoquer des battements de

    (1) Voyez, dans les Lettres d'Alex. de Eumboldt Varnaghen (dit.franaise de 4860), la lettre du 28 avril 1841. o le caustique vieillardraille ces gaies saturnales, le bal masqu des plus extravagants phi-losophes de la nature, cette triste poque o l'Allemagne tait des-cendue bien au-dessous de l'Angleterre et de la France, et o l'on fai-sait de la chimie sans se mouiller les mains... On sait que depuislongtemps l'Allemagne n'en est plus l; et il ne faudrait pas que laFrance reprt pour son compte les ides dont l'Allemagne ne veut plus.

    T. I. 2

  • 18 LIVRE I. CHAPITRE I.

    mains autour d'une chaire, mais elles sont sans valeur de-vant la critique, c'est--dire devant la bonne philosophie.

    Que si, au lieu de voir dans l'histoire de l'humanit et dela civilisation une sorte d'pope o quelques peuples d'liteont chacun leurs rles distincts, titre de reprsentantsd'une ide, on suppose avec Vico des lois constantes, ap-plicables l'histoire de chaque peuple, de chaque poqueen particulier, et qui y dterminent la rptition des mmesphases suivant un ordre invariable, peu prs comme lesclipses reviennent dans un cycle luni-solaire, on s'loi-gnera bien plus encore de l'ide qu'on doit se faire de laphilosophie de l'histoire. Car, dans cette supposition, le motmme de philosophie serait impropre. On aurait dcouvertune thorie, une science, une physiologie de l'histoire.L'histoire, serait parvenue liminer le fortuit, l'accidentel,le fait proprement dit, pour n'avoir plus considrer quedes lois permanentes et immuables. Or, tout cela est encomplet dsaccord avec ce que nous apprend l'tude del'histoire, aborde sans proccupations systmatiques,ainsi que nous tcherons de le montrer dans le chapitresuivant.

  • CHAPITRE II.

    CONSIDRATIONS GNRALES SUR L'EPOQUE MODERNEET SUR LE MOYEN AGE QUI L'A PRPARE.

    Nous ne poussons pas l'audace jusqu' oser passer enrevue l'histoire tout entire. Nous ne comptons parlerque des temps modernes ou, s'il nous arrive de revenir enarrire, ce ne sera qu'autant que ce coup d'oeil rtro-

    spectif paratra ncessaire pour l'intelligence des tempsmodernes. Le sujet ainsi restreint excde encore de beau-coup la comptence du plus habile: mais, c'est justementl'impossibilit reconnue de le traiter magistralement, quipeut servir d'excuse qui risque une bauche, mme trs-

    imparfaite.Avant tout, il convient de prciser l'ide ou les ides qui

    s'attachent, selon les cas, aux mots d'ancien et de moderne.Souvent ces mots n'ont qu'un sens relatif. Un tableau deRaphal est un tableau moderne, compar une peintured'Herculanum, et un tableau ancien si on l'oppose unetoile de David ou d'Ingres. Supposez au contraire que nousconsidrions, sans gard la chronologie, d'une part des

    peintures de Giotto et du Prugin, des sculptures gin-tiques, les fragments du pote Ennius ou notre Chansonde Roland, et d'autre part des tableaux de l'Albane, des

    groupes de l'cole de Lysippe, les pomes de Stace ouceux de Delille, n'est-il pas clair que les oeuvres comprises

  • 20 LIVRE I. CHAPITRE II.

    dans la premire numration, quoique appartenant des

    sicles si distants les uns des autres, auront de commun

    certain cachet d'anciennet ou d'archasme, tandis que les

    oeuvres cites les dernires accuseront toutes un style ou

    une manire moderne? C'est que Vico a raison pour ce quiconcerne l'histoire de l'art en particulier; c'est qu'il y a

    dans la succession des oeuvres d'art une loi suprieure quitient l'essence de l'art et qui ramne, n'importe dans

    quels sicles et quels intervalles, la srie des mmes

    phases ou de phases dcidment analogues. En ce sens

    l'oeuvre d'art est ancienne ou moderne, prise en elle-mmeet d'une manire absolue, comme l'enfant est enfant, etcomme le vieillard est vieillard. On peut dire de deuxhommes dans la force de l'ge, dont l'un compte quelquesannes de plus que l'autre, qu'ils ne sont vieux ou jeunesque relativement : mais on ne persuadera pas celui quisent le poids des annes, que la vieillesse n'est qu'unequalit relative.

    Si l'histoire de l'art et des coles qui se succdent dansla culture du domaine de l'art justifie l'ide d'un type depriodicit historique, il y a au contraire des phnomnesdont nous ne pouvons embrasser ni le commencement, ni

    la fin, et qui offrent pourtant d'une autre manire, dansun sens pareillement absolu, le contraste de l'ancien etdu moderne. La gologie en fournit l'exemple le plus re-marquable. L'poque gologique que dans la nomenclatureactuelle on appelle quaternaire, mais qu'on dsigne aussiet qu'on est plus sr de bien dsigner par la dnominationd'poque moderne, quoiqu'elle remonte bien plus haut quetoute histoire humaine, n'est pas seulement pour les go-logues la dernire poque, celle qui se prolonge encore denos jours : elle se distingue encore des poques antrieurespar des caractres d'ge qu'on ne peut mconnatre. Nosrcifs coraux, nos tufs en voie de formation, bien qu'ils

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 21

    tmoignent d'un travail prolong pendant un grand nombrede sicles, n'approchent ni pour la puissance, ni pourl'tendue, des bancs gigantesques de craie et de calcaire

    jurassique dont les affleurements dessinent les grands bas-sins du sol merg. Que sont les djections des volcans br-lants ou teints, en comparaison des immenses nappes deporphyre, de trachyte, de basalte, qu'ont vomies les entraillesdu globe aux anciennes poques? Tout tmoigne d'une r-duction d'chelle, d'un amoindrissement graduel dans lescauses physiques de destruction et d'dification, en mmetemps que cesse, ou que du moins se drobe nos regardsune autre puissance, bien autrement incomprhensible, qui,aux anciens ges gologiques, diversifiait profondment lestypes organiques, pour les mettre en rapport avec de nou-velles conditions d'existence. Une foule d'inductions am-nent donc les physiciens, les naturalistes, les philosophes, admettre que la priode gologique moderne n'est passeulement moderne par rapport nous, tres phmres,ni mme par rapport l'espce humaine, ses conditionsd'existence et la dure que la nature lui assigne, mais

    qu'elle est effectivement le dernier terme d'une srie or-donne suivant une loi de progrs ; ce qui se rapprochedes spculations de la philosophie hglienne, et ce quiexclut l'ide indienne, reprise par Vico, d'un cycle de p-riodes indfiniment renaissantes.

    Remarquons au reste que cet tat final gologique neserait pas la privation de mouvement et de vie, telle qu'onl'observe eu qu'on la conclut des conditions physiques ose trouve plac le satellite de notre plante. Les saisons,les tempratures auraient leurs vicissitudes et leurs pertur-bations sculaires, mais dont le laps du temps amnerait la longue la compensation. Les mouvements de l'air et deseaux produiraient toujours des rosions et des dpts,mais qui seraient devenus trop insignifiants pour troubler

  • 22 LIVRE I. CHAPITRE II.

    l'quilibre gnral. Un quilibre d'une autre sorte s'ta-

    blirait entre les espces vivantes qui peupleraient la sur-

    face du globe, soit que la main de l'homme continut d'in-

    tervenir pour constituer et perptuer cet quilibr dansles conditions qui lui sont le plus avantageuses, soit quel'espce humaine ft destine s'teindre aprs avoir

    consomm ses ressources, et qu'en disparaissant elle laisstla nature matresse 1 de reconstituer sa guise, avec les

    espces que l'homme n'aurait pu supprimer, un quilibrenouveau, susceptible d'une dure indfinie.

    Il faut bien se rappeler aussi que nous ne saurions jugerdes choses que relativement, et qu'un tat final ou stable

    peut ne mriter ces qualifications qu'autant qu'on se rfre une certaine chelle du temps ou de l'espace. Il se peutpar exemple que la chaleur solaire, pour diminuer sensi-

    blement, exige un temps immense en comparaison ds

    temps, pourtant si considrables, qu'embrassent les grandespriodes gologiques; et alors ce qu'on est autoris considrer comme l'tat final, quand on n'a gard qu'auxforces d'origine terrestre, cessera de l'tre si l'on doit tenircompte du dcroissement excessivement lent de la chaleursolaire. Il se peut aussi qu'un accident, tel que la rencontred'un corps tranger au systme solaire, brise la plante oula rende jamais impropre l'habitation des tres vivants.Nous avons dj vu que de tels accidents n'ont rien decommun avec les lois que nous rvle l'tude de la con-stitution d'un systme.

    L'histoire proprement dite, l'histoire des socitshumaines, est un sujet d'observations analogues, quoiquesur une chelle bien plus rduite et aussi avec une com-plication bien plus grande. Il y a en effet sur le thtre del'histoire des drames qui se succdent sans cesse, ayantleur commencement et leur fin, leur intrigue et leur d-nouement. Les races, les langues, les religions, les dynas-

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 23

    ties, les nations, les empires ont leur jeunesse et leurvieillesse, leurs phases de croissance et de dclin, quinous porteraient croire que le monde tourne, comme ondit, dans un cercle. Telle institution est vieille sans quepour cela le monde soit vieux ; tel pisode historique prendune physionomie raffine et moderne, comme d'autres ontune physionomie rude, archaque, naive, primitive, sansque l'on puisse dire, autrement que dans un sens chrono-

    logique et relatif, que le corps de l'histoire appartient une

    poque ancienne ou une poque moderne. Mais lorsquenous fixons d'un commun accord, vers la fin du quinzimesicle de notre re, le point de dpart d'une nouvelle

    priode historique que nous appelons moderne, nous en-tendons exprimer quelque chose de plus', et ce qui tend le prouver, c'est que nos ides cet gard, ne diffrent pasde celles qu'on avait au dix-septime et au dix-huitimesicle. La priode s'est allonge : le point de dpart n'a

    pas chang pour cela, quoique douze gnrations virilesaient pu se placer bout bout dans l'intervalle, et que,sur une foule de points, les ides et mme les conditions,

    de la vie sociale aient subi plus de modifications en troissicles qu'elles n'en subissaient d'autres poques et dansd'autres contres en un temps dcuple. Il faut donc qu'unconcours extraordinaire d'accidents ou une maturit g-nrale aient amen chez tous les peuples qui participent notre civilisation europenne une sorte de crise, parsuite de laquelle la marche des vnements et des ides a

    pris une certaine allure gnrale, encore subsistante.Il n'est pas d'ailleurs bien difficile de dmler ce qui

    caractrise principalement l'poque historique moderne,par contraste avec les poques antrieures. Dans la civili-sation qualifie de moderne, les sciences, l'industrie, toutce qui comporte par sa nature propre un accroissement,un progrs, un perfectionnement indfini, jouent un rle

  • 24 LIVRE I CHAPITRE II.

    de plus en plus indpendant et prpondrant; tandis

    qu'auparavant ces mmes lments de civilisation ne se

    dveloppaient, ne se conservaient qu' l'ombre pour ainsi

    dire, sous la tutelle et la sauvegarde des institutions, des

    lois, des coutumes religieuses, civiles, politiques, mili-taires : de sorte que, celles-ci venant se corrompre,

    s'user, dprir, les autres lments de civilisation queleur nature propre ne condamnait pas au dprisse-ment, bien au contraire, disparaissaient ou s'clipsaientavec elles.

    Et comme il n'y a pas de raison intrinsque pour qu'uncaractre aussi formel disparaisse, une fois qu'il s'est pro-nonc, il s'ensuit que, dans l'ordre historique, notre poquemoderne peut bon droit passer pour une poque finale,sauf le chapitre des accidents dont nous parlions tout l'heure, et toutes rserves faites au sujet de l'puisementdes ressources que la civilisation consomme avec d'autantplus de rapidit qu'elle est plus active. Tel ne saurait trepourtant l'avis de ceux qui regardent l'avnement de lacivilisation moderne, comme un mal dont il faut toujoursesprer que le monde se gurira. D'un autre ct, toutesles sectes de millnaires et d'utopistes attendent l'avne-ment d'un autre tat final qui se distinguerait de la phasehistorique actuelle aussi nettement, sinon plus nettementque celle-ci ne se distingue des phases antrieures ; c'est--dire qu'ils voudraient replacer, comme aux anciens ges,sous la tutelle d'un systme ce qui a acquis la force desubsister et de grandir indpendamment de tout appuitranger. Du reste, rien ne nous oblige d'aborder ici ladiscussion de ces hypothses sur lesquelles, comme sur lesmondes de Jupiter et de Saturne, l'imagination a plus deprise que la raison. Pour juger d'une poque historiquequi a dj quatre sicles de dure, il n'est pas ncessairede s'abandonner des conjectures sur un avenir que nous

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 25ne connatrons jamais; et en revanche, la discussion de faitssi avrs, si voisins de nous, ou qui mme se sont passssous nos yeux, est ce qu'il y a de plus propre nous donnersur l'ensemble de l'histoire, non une thorie en l'air, maisune doctrine fonde sur l'observation et l'tude des faits.

    Tout ce que nous avons dit sur les termes d'ancien et

    de moderne, on peut l'appliquer la dnomination de moyenge, qui n'a t employe d'abord que dans un sens relatif,et comme une pure tiquette chronologique, pour dsignerin globo l'intervalle qui spare les temps modernes de cequ'on est convenu d'appeler l'antiquit, c'est--dire destemps de la culture grecque et romaine, objet prfr destudes de la classe savante et lettre. Le moyen ge n'ap-paraissait alors que comme une poque de barbarie, d'i-gnorance et de trouble, ou comme un long sommeil de lacivilisation. Or, il faut aller plus au fond des choses pourse rendre compte des caractres, non plus privatifs, maispositifs, de notre moyen ge; pour comprendre ce qui enfait un phnomne unique en son genre, de mme que lacivilisation moderne qu'il a enfante.

    Essayons d'y arriver par voie de comparaison ou de rap-prochement. L'antique civilisation gyptienne a dur cer-tainement bien des sicles, avec des alternatives de splen-deur et d'clipse. Dans l'ensemble elle offre vers l'poquede la dix-huitime dynastie un point culminant, suivi d'unedcadence devenue irrmdiable aprs le mlange des

    trangers et la perte dfinitive de l'indpendance nationale.Cependant elle se conserve encore par la force des habi-tudes religieuses, et ne disparat tout fait que lorsque lavieille religion succombe elle-mme, battue en ruine parle proslytisme des nouvelles religions monothistes. L'ino-culation des sves trangres tue le vieil organisme, et nele rgnre ni ne le transforme pas : il n'y a rien l quirappelle la phase historique de notre moyen ge.

  • 26 LIVRE I. CHAPITRE II.

    Sur un terrain bien plus vaste et comparable pourl'tendue l'Europe occidentale, l'antique civilisation de

    l'Inde rsiste mieux que celle de l'Egypte aux invasions de

    la domination trangre ; le polythisme hindou se sou-

    tient, mme en face de matres musulmans et chrtiens. En

    un point important la dcadence de l'Inde rappelle celle de

    l'Europe latine : la langue de la belle poque, de l'poque

    classique aprs laquelle toute littrature dgnre, devient

    une langue rituelle, une langue savante ; et d'autres idiomes

    d'un organisme infrieur sortent de ses ruines, comme les

    patois romans sont sortis, des ruines du latin. La parentoriginelle explique sur ce point la ressemblance des phasesultrieures. Mais du reste il n'y a pas de vraie renaissance,

    parce qu'il n'y a pas eu fusion, mariage, croisement pluttqu'hybridit, pntration d'une sve trangre, fcondantebu rparatrice. On comparerait l'tat de l'Inde dans sa d-cadence prolonge l'tat des Grecs sous l'oppressionturque plutt qu'au moyen ge de notre Europe occiden-tale. Si l'Inde, comme la Grce, comme l'Egypte, vient tre saisie par le courant de la civilisation moderne, ce serasans transition, sans travail proprement organique, et parceque les forces dont cette civilisation dispose sont de celles

    auxquelles il faut cder ou prir.Un troisime terme de comparaison et des plus saillants,

    nous est fourni par l'histoire de la civilisation chinoise. Lefond de celle-ci persiste toujours malgr la succession desdynasties et des conqutes; elle s'impose par sa suprio-rit ou par la densit des populations indignes tous lesconqurants trangers. Elle peut mme admettre un pro-slytisme religieux, venu du dehors, sans prouver dechangement essentiel dans sa constitution. En se fondantsur le culte de l'antiquit pour tout ce qui appartient ladoctrine et aux ides, elle se prte aux perfectionnementsde dtail pour ce qui est de l'industrie, aux altrations et

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 27aux compromis pour ce qui concerne la vie pratique.Comme l'Europe, la Chine a eu ses mouvements de dcom-position et de recompositionpolitiques, mais qui n'ont pasatteint l'organisme social dans sa structure intime et, pourainsi dire, dans sa dynamique molculaire, au point d'y pro-voquer une fermentation comme celle dont notre moyenge offre l'exemple.

    On avu, depuis l'avnement des religions proslyti-ques, des peuples entiers se convertir, c'est--dire embrasserpresque en masse et soudainement une religion d'originetrangre : secousse qui entranait la rupture du faisceaude leurs traditions indignes, et les portait dater leursannales de l're de leur conversion. Mais alors la force re-lative du nouveau lien religieux et la faiblesse relative desautres institutions tires du fond indigne, taient causeque la religion tendait absorber la civilisation tout entire.L'Europe occidentale a en effet ctoy cet cueil, si c'est uncueil, mais elle y a chapp; et quoiqu'il faille tenir grandcompte, dans l'explication de ce rsultat, d'une influencede climat et de terroir, on ne peut douter que les Chosesn'eussent tourn bien diffremment, si les autres lmentsdes civilisations latine et barbare ne s'taient allis et for-tifis mutuellement. Au dbut, l'glise avait d rechercheret jusqu' un certain point acheter l'appui du barbareconverti qui prtait par instinct politique son bras

    l'glise : plus tard, le lgiste, le lettr, le thologien ht-rodoxe servaient les passions du noble et du guerrier etsavaient s'en servir dans une commune rsistance ladomination sacerdotale.

    D'autres fois on a vu des chefs de nations,' pris de lacivilisation, des arts, des sciences ou de la littrature d'unenation beaucoup plus avance, procder par voie d'autorit la transplantation, l'acclimatation de toutes ces plantesexotiques, ce qu'ils ont obtenu plutt qu'une vraie natura-

  • 28 LIVRE I. CHAPITRE II.

    lisation, aprs laquelle la plante peut continuer de vivre etde se propager sans secours artificiel, comme dans sa patried'origine. Toutes ces civilisations artificielles, empruntes,se distinguent trs-bien de celles qui se sont enracineset dveloppes graduellement, par suite de fusion orga-nique entre des lments d'origine diverse, ainsi qu'il estarriv chez les nations de l'Europe occidentale au moyenge. Et de mme celles-ci ne pourront se confondre avecdes civilisations franchement indignes, dont le gnie desraces a fait, pour ainsi dire, tous les frais, telles par exempleque les civilisations de l'Egypte, de l'Inde et de la Grceantiques.

    La fcondit et la vigueur de la civilisation mtissedu moyen ge doivent tenir sans doute au degr de pa-rent des races qui se sont croises et fondues les unesdans les autres. Trop de proximit est une cause de d-gnration; trop d'loignement est une cause de rpu-gnance et de strilit. Une invasion de hordes turques oumongoles dans l'empire romain n'aurait pu avoir les mmesrsultats qu'une invasion de hordes teutoniques ; et au-jourd'hui encore, aprs quatre sicles, les Turcs Osmanlisne sont, comme on a coutume de le dire, que camps enEurope. Mais il faut galement tenir compte des causesqui, fort avant l'poque o l'on fait commencer le moyenge, avant l'invasion des barbares, prparaient la d-composition de l'ancienne socit et la disposaient ad-mettre l'inoculation de ferments trangers. Dans toutesles rgions occidentales de l'Empire, la civilisation ro-maine tait dj une civilisation factice et d'emprunt; etla langue polie, artificielle du monde des administrateurs etdes lettrs n'avait pu parvenir y supplanter les idiomesindignes sans entrer dans une phase de dcompositionqui aurait suivi son cours, quand mme les barbares nes'en seraient pas mls. Rome elle-mme avait emprunt

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 29 la Grce ses arts, sa littrature, sa philosophie, la faibledose de science dont elle se contentait, et la copie ne pou-vait avoir les mrites du modle. L'originalit romainese rencontrait dans les institutions militaires, politiques,juridiques, administratives, bien moins durables de leurnature que les langues et que les religions ; et dj ladcadence des institutions militaires tait atteste parl'enrlement des mercenaires barbares, celle des institu-tions politiques par les insurrections et les usurpationsfrquentes, celle des institutions juridiques par le rema-niement continuel du droit civil, celle des institutions ad-ministratives par l'oppression finale et la dpopulation desprovinces. On ne pouvait plus parler de l'originalit oude la nationalit des institutions religieuses, depuis qu'unereligion venue de l'Orient l'avait emport de haute luttesur le polythisme romain, en branlant l'Etat du mmecoup. Or, il est facile de voir comment toutes ces causesde dcomposition favorisaient la fusion qui tait la condi-tion indispensable d'un organisme nouveau. Corpora nonagunt, nisi soluta : cet adage des vieux chimistes s'ap-plique surtout l'conomie des tres vivants. Il faut quela dcomposition des matriaux de l'organisme soit poussejusqu' la dissolution ou la dsagrgation molculaire,pour que la force plastique, toujours prte faire sortir lavie des dpouilles de la mort, puisse les saisir et les em-

    ployer dans la formation d'un nouvel organisme. Selonle cours habituel des choses, les dpouilles de l'tre quioccupait un rang lev dans l'chelle organique, ne ren-treront pas immdiatement dans un organisme de mmeordre ; elles serviront plutt la nourriture et au dvelop-pement d'tres infrieurs, destins leur tour fournir des tres d'ordre plus lev les matriaux que leur organisa-tion requiert ; et ainsi se dcrira le cycle des transforma-tions incessantes. L'a vie despeuples n'est point affranchie

  • 30 LIVRE I. CHAPITRE II.

    de cette loi gnrale : il faut qu'une civilisation vieillie soitlivre la dcomposition, pour rendre possible l'volutiondes germes d'une civilisation nouvelle, riche de jeunesseet d'avenir.

    On objectera, j'en conviens, que nous parlons ici unlangage mtaphorique et que des mtaphores ne sont pasdes explications. Nous discuterons plus tard cette objec-tion avec tout le soin qu'elle mrite, quand nous auronsruni assez d'inductions pour prouver, autant que la preuveest possible en pareil cas, jusqu' quel point ces mtapho-res prtendues dont font usage ceux mmes qui en con-testent la porte, sont effectivement fondes en nature eten raison. Ds prsent nous avons pour leur donnercrdit une observation capitale. Car le monde grec quin'est point arriv l'tat de dcomposition du monde la-tin, qui a tran pendant mille ans sa dcrpitude, a prisans transmettre un monde nouveau la vie qui lequittait; tandis que, dans l'Europe occidentale, le pre-mier dveloppement des germes d'une civilisation re-naissante, aux neuvime et dixime sicles, concidevidemment avec l'poque de la ruine la plus compltede la vieille civilisation romaine. En effet, sans la dca-dence extrme des lettres et de la philosophie dans toutl'Occident latin, comment des moines irlandais et plus tarddes moines anglo-saxons auraient-ils pu se poser en res-taurateurs des tudes dans le vieux monde latin ? En con-servant plus d'rudition on aurait, comme Byzance,conserv plus de vanit ; on aurait mpris ces barbares,plus aptes cependant, par leur rudesse mme, reprendreen sous-oeuvre les ruines d'une civilisation vieillie et fonder une civilisation nouvelle. Le zle qui les animaitprovenait de la vivacit de leur foi ; et pour chaque bandede barbares qu'il fallait convertir, la foi religieuse qui atoujours besoin de se retremper, se retrempait dans les

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 31

    preuves d'un apostolat nouveau chez ces chrtiens defrache date.

    Lorsque l'on considre l'histoire de la civilisation dumoyen ge ou mme, dans son ensemble, l'histoire dela civilisation de l'Occident, on voit combien il faut rabattrede certaines thories sur un ordre prtendu fatal, quirglerait l'apparition successive des doctrines religieuses,philosophiques, scientifiques. Que l'homme manifeste lesinstincts religieux qui sont dans sa nature avant que desonger philosopher ; qu'il ait le got des spculations phi-losophiques et qu'il s'y livre, bien avant que d'avoir purunir pniblement, surtout en ce qui concerne les scien-ces d'observation, les matriaux de constructions vraimentscientifiques, on doit l'accorder sans difficult. Il enrsulte qu' titre mme d'institutions sociales et de produitsde la civilisation d'un peuple, les religions, les systmesphilosophiques, les sciences se succderont dans l'ordreindiqu, partout o l'accumulation des incidents histori-ques, les rvolutions et les importations trangres netroubleront pas cet ordre rgulier. Mais l'nonc mme desconditions montre que l'exception peut tre aussi frquenteou plus frquente que la rgle ; et dans les cas qui nous in-tressent le plus, c'est bien l'exception qui prvaut. Ainsile judasme fait alliance avec l'hellnisme, quand depuislongtemps les sciences et la philosophie ont acquis toutleur lustre dans le monde hellnique ; la religion de Moseet du Christ est qualifie de philosophie, reue et dfendue ce titre par les Pres grecs des premiers sicles; le

    dogme chrtien se propage et se dfinit au sein d'une so-cit sature de mtaphysique, et dans ses formules aumoins il en subit l' influence, bien avant que de prsider son tour l'enfantement de nouveaux systmes de philoso-phie. L'influence d'une culture scientifique prexistantesur l'laboration des systmes philosophiques dans notre

  • 32 LIVRE I. CHAPITRE II.

    monde occidental, pour tre moins apparente, n'en est pasmoins relle. L'cole de philosophes, de sages ou de sa-

    vants, qu'on appelle maintenant l'cole ionienne, est unecole de physiciens qui, dans leur empressement malheu-

    reux, veulent faire de la physique avant que la gomtrien'ait pris une forme. Pythagore et Platon sont de vrais go-mtres, tenant cole ou ayant suivi les coles de gomtrie ;et, pour qui sait lire Platon, la doctrine d gomtre perce travers toutes les subtilits du mtaphysicien et toutesles charmantes fictions du pote et du thosophe. Aristoteest un savant encyclopdiste, plus particulirement fort surl'histoire naturelle descriptive, plus particulirement faibleen mathmatiques et en physique, d'o le fort et le faiblede sa philosophie. Aprs ces grands hommes la philoso-phie grecque s'amincit et dgnre dans les coles o le di-vorce avec les sciences tait consomm. Le moyen ge,comme nous tcherons de le montrer tout l'heure, dbuteaussi par une sorte d'encyclopdie scientifique, la vritbien courte, bien rduite, mais o ce qui reste de lascience des Grecs a ses cases, et o la philosophie nefigure que comme une science entre plusieurs autres, re-prsente qu'elle est par ce qu'il y a effectivement de po-sitif et de scientifique dans la philosophie grecque, c'est--dire par la logique. Tous les mrites, tous les services dela philosophie scolastique du moyen ge tiennent ce d-but sur le terrain scientifique ; et toutes ses divagationsstriles tiennent la fausse science, l'ontologie pripat-ticienne et alexandrine qui n'a pas tard l'envahir.

    Mais l'interversion dans ce que l'on pourrait nommerl'ordre gnalogique, l'ordre de formation des lmentsdivers dont une civilisation se compose, va encore bienplus loin. Quoi de plus ancien, dans l'ordre naturel, que laformation de la langue, instrument ou plutt organe detoutes les crations qui doivent suivre, sorte de tissu orga-

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 33

    nique o la vie est diffuse et au fond duquel tous les autresgermes closent et se dveloppent. Chez les Grecs, parexemple, n'est-ce pas une langue dj merveilleusementtissue qui produit les pomes homriques, et toute la ci-vilisation hellnique ne sort-elle pas d'Homre? Mais aumoyen ge il y a des savants, des philosophes, des tholo-giens, des annalistes, des versificateurs dans une languemorte et d'emprunt, des artistes mme et des architectesqui btissent de magnifiques cathdrales, quand les languespopulaires et vraiment vivantes se dbrouillent peine, ensont leurs premiers bgayements. Plus tard, le premiergrand pote qui se rvle est un Dante, c'est--dire unthologien philosophe qui revt de l'clat de la posie unsystme de mtaphysique. Il en rsulte, d'une part que l'-rudition et la scolastique ont jusqu' un certain point gou-vern la construction des idiomes nouveaux, en les assou-

    plissant l'expressioa d'un mme fond d'ides ; d'autre

    part que la diversit des idiomes nouveaux n'a au moyenge qu'une faible valeur diffrentielle ou caractristique,tandis que gnralement la langue passe avec raison pourle caractre dont l'ethnographie et l'histoire doivent avanttout tenir compte. Il a fallu traverser, non-seulement toutle moyen ge, mais les temps modernes, et arriver jus-qu'au moment actuel, pour que le caractre tir de la

    langue reprt parmi les nations de l'occident de l'Europesa primaut normale.

    D'aprs-toutes ces remarques l'on doit voir, ce nous

    semble, en quoi notre moyen ge diffre foncirementdes autres poques historiques qu'on pourrait de primeabord tre tent de lui comparer. Le caractre distinctifest double. D'un ct, pour ce qui tient principalement,comme la langue, une sorte de formation spontane, detravail instinctif et organique, le moyen ge est une basse

    poque que le souffle divin n'anime plus, o la nature rac-T. I. 3

  • 34 LIVRE I. CHAPITRE II.

    commode et rajuste plutt qu'elle ne cre, sans pouvoirdonner ses oeuvres ce cachet d'originalit, cette puretde type qu'on rencontre dans les produits de crationsantrieures. D'un autre ct, l'ordre gnalogique habi-tuel dans ce qu'on pourrait appeler les facults diversesde la civilisation s'y trouve interverti. Le souffle d'unecivilisation mourante provoque d'abord celles qui natu-rellement devraient s'veiller les dernires. Le moyenge est un enfant lev par un vieillard, et dont les des-tines, celles mmes de sa postrit, se ressentent de cetteducation premire. De l une supriorit prcoce et, sil'on veut, contre nature, de la raison sur l'imagination, dela mthode sur l'inspiration, du mcanisme sur l'orga-nisme, des facults, des puissances capables de grandirsans cesse par le cours du temps, sur celles qui fatale-ment dclinent et s'puisent. De l un fond de civilisa-tion transmis par le moyen ge au monde moderne, etqui ne peut prir, dgag qu'il est ou qu'il sera de tousles lments prissables ; qui doit mme toujours s'ac-crotre, sauf laisser jamais pendante la question desavoir si ces acquisitions valent pour le genre humain cequ'il perd en richesses prissables. En saisissant les ca-ractres essentiels du moyen ge, on saisit mieux ceux dela civilisation moderne qui en est sortie. Les deux notionss'claircissent et se compltent l'une l'autre.

    Elles fixent notamment l'ordre que nous devonssuivre dans le prsent travail, soit que nous nous occu-pions, comme dans ce premier livre, d'une revue rapidedu moyen ge; soit qu'aprs cette sorte d'introductionnous passions ce qui fait notre objet principal, la marchedes temps modernes, sicle par sicle. S'il s'agissait dequelque civilisation antique ou lointaine, il conviendrait demettre en premire ligne les donnes ethnographiques,principalement fournies par l'tude des langues ; puis l'on

  • DE L'POQUE MODERNE ET DU MOYEN AGE. 35

    s'occuperait des donnes gographiques, des conditions duclimat et du sol; et, le milieu ou le thtre de la civilisationainsi dfini, l'on passerait successivement en revue leslments divers de cette civilisation, la religion, les moeurs,les coutumes, les institutions politiques, la posie, la phi-losophie, l'art, l'industrie, les sciences, par ordre d'an-ciennet et d'originalit, tel que la nature le rgle, quandil n'y a pas de causes anormales d'un dveloppement htif outardif, ou mme d'une atrophie complte. Mais, pour notre

    objet, soit que nous tenions compte des singularits d'ori-gine, soit que nous ayons en vue le terme final, il y a lieude suivre un ordre peu prs inverse. Il faut mettre surle premier plan ce qui constitue vraiment le fond communde la civilisation europenne, ce qui a t le moins altrou gn dans son progrs par des lments de nature plusvariable, ce qui aura pour les gnrations futures l'intrtle plus persistant. Nous ferons donc passer les sciences

    positives avant les systmes' philosophiques, et mme lessystmes philosophiques, qui pourtant se succdent si ra-pidement, quoique dans un cercle dtermin par la consti-tution immuable de l'esprit humain, avant les doctrines

    religieuses qui, les envisager humainement, dpendentbien plus des conjonctures historiques, ce qui ne les em-pche pas d'avoir une action bien plus pntrante, bien

    plus gnrale et de bien plus longue dure. Enfin, nous

    rejetterons sur le dernier plan tout ce qui accuse plus di-rectement les diversits d'origine, de gnie et de coutumeschez les nations qui participent notre civilisation euro-

    penne; en terminant par des aperus sur les grandsvnements historiques o certainement les accidents ont

    plus de part que tout le reste, mais non cependant au pointqu'il faille dsesprer d'y reconnatre quelques traces

    d'ordre et d'enchanement rgulier.

  • CHAPITRE III.

    DES SCIENCES AU MOYEN AGE.

    On sait que la recherche des archasmes est un des

    symptmes de dcadence. Lorsque les tnbres s'paissis-saient dj dans l'Occident latin, et lorsqu'on songeait rduire autant que possible le bagage qu'il s'agissait desauver du naufrage, il se fit un retour vers les ides pytha-goriciennes. Martianus Capella, Boce, et leur exempleles premiers instituteurs des coles claustrales adoptrentune table des sept arts libraux, distribus en deux grou-pes, le trivium et le quadrivium, savoir :

    TRIMUM. La Grammaire, la Rhtonque, la Logique.

    QCADRIVIUM.L'Arithmtique, la Gomtrie, l'Astronomie, la Musique.

    Le quadrivium tait l'encyclopdie mathmatique, telle

    qu'un disciple de Pythagore pouvait la concevoir : c'tait lecorps de la science ou des sciences par excellence, desseules qui dussent, jusqu' l'avnement des temps modernes,mriter vraiment le nom de science. Mais il ne suffit pasd'un cadre, d'une mthode, ni mme d'une aptitude ladiscipline, et la construction scientifiques : il faut, pourque la culture des sciences soit vraiment fconde, unsouffle vivifiant, un gnie d'invention, un instinct qui tient

  • DES SCIENCES AU MOYEN AGE. 37

    de celui de l'artiste et du pote. Voil ce que les Grecsavaient possd, ce que les temps modernes ont retrouv,et ce que la tradition romaine ne pouvait pas infuser aumoyen ge.

    Cicron nous l'a dit avec sa justesse habituelle : " LesGrecs n'ont rien mis au-dessus de la gomtrie, ce qui faitque la clbrit de leurs mathmaticiens ne le cde point d'autres ; nous avons au contraire born cet art ce qu'il ad'utile pour fournir des exemples de raisonnements etpour prendre des mesures (1). " Dans la Rome impriale,le nom de mathmaticien ne servait dj plus gure qu'dsigner les adeptes d'une science obscure, d'un art pro-blmatique, l'aide duquel on faisait des prdictions etl'on tirait des horoscopes. Il en rsulta que, nonobstantl'espce de renaissance pythagoricienne qui avait prcdl'clipse totale des tudes, la tradition romaine, devennela tradition monastique ou clricale, ne permit pas auxmathmatiques de prendre, dans, l'ducation de la jeunesse,la place qu'elle y aurait vraisemblablement prise, si la civi-sation grecque s'tait communique l'Occident sansintermdiaire. Rduite trs-peu de chose dans les coles,la culture mathmatique ne put plus compter que surquelques rares adeptes, pars et comme perdus dans lasolitude des clotres. L'esprit manqua de cette disciplineplus ferme et pour ainsi dire plus virile, de cette scolas-

    tique non moins subtile et pntrante, mais plus substan-tielle et plus sre, qui aurait pu rprimer l'abus ou lescarts d'une autre scolastique. Pour reprendre les voies

    que les Grecs avaient suivies leur dbut dans la carriredes sciences et de la philosophie, il fallut attendre que les

    (1) In summo honore apud Graecos geometria fuit, Itaque mhil ma-thematicis illustrius. At nos ratiocinandi metiendique ulilitate, hujusartis terminavimus modum. Tusc., I, 2.

  • 38 LIVRE 1. CHAPITRE III.

    ressources d'une civilisation perfectionne eussent faci-

    lit le travail scientifique en dehors des coles; de manire

    que la tradition romaine et clricale, encore rgnante au

    sein des coles, ne mt plus d'entraves au mouvement

    scientifique.Le moyen ge n'avana donc nullement la gomtrie,

    telle que les Grecs des temps classiques l'avaient conue; peine en conserva-t-il les premiers lments : mais la

    grande loi du progrs n'est jamais compltement sus-pendue, et par compensation il recueillit quelques inven-tions capitales, d'une origine obscure, selon toute appa-rence trangre au monde hellnique, et que l'Europelatine n'a connues nettement que par son commerce avec les

    Arabes, savoir l'arithmtique de position et une algbrefort diffrente de la ntre, quoique la ntre en dt sortir.Des moines, des mdecins, des marchands furent les

    dpositaires ou les propagateurs de ces secrets, sortis d'uninonde mcrant et rests trangers l'enseignement descoles publiques jusqu' une poque tout fait moderne.Il s'agit ici d'un fait de premier ordre, du plus remar-quable exemple de la puissance et de la fcondit d'uneide vraiment originale, venant se greffer sur un autrefond d'ides ; il convient donc que nous y insistions assezpour rendre la chose claire, tout en nous abstenant desdtails techniques qui rebuteraient, on doit le craindre, laplupart des lecteurs.

    La curiosit ingnieuse des Grecs n'avait pas man-qu de s'attaquer en mme temps, et de prime abord, auxproprits des nombres et celles des figures o ilsvoyaient tout la fois un objet de dmonstration et d'in-ventions subtiles, susceptibles d'applications dans lesusages de la vie, et pouvant servir expliquer beaucoup dephnomnes naturels. A cet gard mme ils s'exagrrentau dbut la vertu des nombres et tombrent dans la supers-

  • DES SCIENCES AU MOYEN AGE. 39

    tition commune, qui fait croire l'efficacit de certainsnombres mystrieux. Mais la science, avec ses procdsrigoureux, ne pouvait longtemps s'accommoder de cettesuperstition; et une fois les chimres cartes, il se trou-vait que l'arithmtique et la gomtrie, la doctrine desnombres et celle des figures, avaient intrinsquement desdiffrences de constitution qui s'opposaient ce qu'ellespussent marcher du mme pas. Les difficults ne se gra-duent point en arithmtique comme en gomtrie. L'arith-mtique usuelle est plutt une recette qu'une science; elleconsiste en procds dont le choix des notations fait lemrite. Que si l'on veut passer cette arithmtique sup-rieure qui traite des proprits essentielles des nombres,indpendamment de tout systme artificiel de numration,on rencontre promptentent des difficults qui arrtent lesesprits les plus sagaces. En gomtrie au contraire,des combinaisons bien plus varies aident au progrscontinu de la science, en proportionnant toujours lesdifficults vaincre aux forces acquises et en fournis-

    sant, pour ainsi dire, chaque esprit sa pture. De plus,le signe qui doit, comme toujours, venir en aide l'espritclans son travail, est tout trouv : car ce signe, c'est letrac grossier de la figure mme. La gomtrie est, commeon l'a dit, " l'art de raisonner juste sur des figures malfaites . L'esprit grec se plaisait infiniment dans cette

    poursuite de l'ide pure, de la vrit intelligible, traversla grossiret du signe ou de l'image sensible. Au fondl'utilit pratique, du genre de celle d'une arithmtiquelmentaire ou usuelle, n'tait pas ce dont les Grecs sesouciaient beaucoup : ils tenaient bien plus la rigueur,mme pointilleuse, de la dmonstration, l'lgance idaled'une construction dont un peu de sable faisait tous les

    frais matriels, et qui presque jamais n'tait destine devenir ce que nous appelons une pure. Jusque dans

  • 40 LIVRE I. CHAPITRE III.

    leur gomtrie, les Grecs de l'cole classique portaient les

    qualits et les dfauts d'esprit qui ont fait d'eux des artis-

    tes et des sophistes. L'arithmtique ne se serait point

    prte tre traite par eux dans le mme got.En tant que les nombres peuvent s'appliquer la me-

    sure de toute espce de grandeurs, l'arithmtique noussemble primer la gomtrie dans l'ordre des abstractionset des gnralits, mais les Grecs ne l'entendaient pas ainsi.Ils trouvaient au contraire que les lignes, les surfaces, dontla continuit tombe sous nos sens, sont la reprsentationnaturelle de toutes les grandeurs soumises la mme loide continuit. La gomtrie leur enseignait qu'il y ades grandeurs incommensurables, ou qu'on ne peut expri-mer en nombres. En consquence, laissant aux praticiensleurs procds de mesure ou de dtermination numriqueapproximative, bien loin d'appliquer dans leurs spcula-tions l'arithmtique la gomtrie, ils cherchaient ap-pliquer la gomtrie l'arithmtique ; ils imaginaient desconstructions gomtriques moyennant lesquelles on auraitrsolu des questions d'arithmtique avec la rgle et lecompas. Au point de vue de la pratique effective, rien deplus contraire au droit sens ; puisque les erreurs des me-sures primitives affectent la solution graphique comme lasolution arithmtique, et que de