Daniel Quinn Au Dela de La Civilisation

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AU-DELA DE LA CIVILISATION La prochaine grande aventure de l'humanit

De Daniel Quinn, traduit par G00P1L

Rermerciements : Kamaraimo et Nicollas pour les conseils de traduction et les corrections les lecteurs du blog anticivilisation.hautetfort.com pour les encouragements

PREMIERE PARTIE Approche du problmeJe le tiens, bien sr, de mon grand-pre, qui le tenait de son grand-pre, qui le tenait de son grand-pre lui, et ainsi de suite, durant des centaines d'annes. Cela signifie que cette histoire est trs ancienne. Mais elle ne disparatra pas, parce que je l'offre mes enfants, et mes enfants la diront leurs enfants, et ainsi de suite.LAZAROS HARISIADIS, CONTEUR GITAN. EXTRAIT DE GIPSY FOLK TALES DE DIANE TONG.

3 - Une fable pour dbuterIl tait une fois la vie qui volua sur une certaine plante, produisant diffrentes formes d'organisation sociale: meute, troupeaux, troupes, groupes, etc. Une espce dont les membres taient particulirement intelligents inventa une forme d'organisation sociale unique: la tribu. Le tribalisme fonctionna trs bien pour eux durant des millions d'annes, puis un jour ils dcidrent d'exprimenter une nouvelle organisation sociale (appele civilisation) qui tait hirarchique plutt que tribale. En peu de temps, ceux au sommet de la hirarchie vcurent dans un grand luxe, jouissant des plaisirs de la vie et ayant le meilleur de chaque chose. Une classe plus importante au-dessous d'eux vivait trs bien et n'avait pas de quoi se plaindre. Mais les masses vivant au bas de la hirarchie ne l'apprcirent pas du tout. Ils travaillaient et vivaient comme des btes, luttant pour survivre. - Cela ne fonctionne pas, disaient les masses, la vie tribale tait meilleure. Nous devrions y retourner. Mais le dirigeant de la hirarchie leur dit: Nous avons laiss cette vie primitive derrire nous, nous ne pouvons faire marche arrire. - Si nous ne pouvons faire marche arrire, dirent les masses, alors allons en avant, vers quelque chose d'autre. - Cela ne se peut, dit le dirigeant, parce que rien d'autre n'est possible. Rien ne se trouve audel de la civilisation. La civilisation est l'invention finale, insurpassable. - Mais aucune invention n'est insurpassable. La machine vapeur a t dpasse par le moteur explosion. Le boulier a t dpass par l'ordinateur. Pourquoi en serait-il autrement avec la civilisation ? - Je ne sais pas pourquoi c'est diffrent, rpliqua le dirigeant, c'est ainsi. Mais les masses ne le crurent pas, ni moi d'ailleurs.

4 - Un guide du changementMa premire conception de ce livre tait reflte par le titre original: Le guide du changement. J'ai pens a car il n'y a rien que les gens de notre culture ont plus envie que le changement. Ils veulent dsesprment se changer ainsi que le monde autour d'eux. La

raison n'est pas dure dcouvrir. Ils savent que quelque chose ne va pas, avec eux et avec le monde. Dans Ishmael et mes autres livres, j'ai donn aux gens une nouvelle faon de comprendre ce qui ne va pas. Je pensais navement que a serait suffisant. Gnralement c'est suffisant. Si vous savez ce qui ne va pas avec quelque chose, votre ordinateur, votre voiture, votre frigo ou votre TV, alors le reste est relativement ais. J'ai pens qu'il en irait de mme ici, mais bien sr a ne l'est pas. A chaque fois, littralement des milliers de fois, les gens m'ont dit ou crit "Je comprends ce que vous voulez dire, vous avez modifi la faon dont je vois le monde et notre place, mais que sommes-nous supposs FAIRE ?" J'aurais pu rtorquer : "n'est-ce pas vident ?". Mais videmment a n'est pas vident, ni proche de l'vidence. Dans ce livre j'espre le rendre vident. Le futur de l'humanit est l'enjeu.

5 - Qui sont les gens de "notre culture" ?Il est facile de reconnatre les gens qui appartiennent "notre" culture. Si vous allez n'importe o, n'importe o sur la plante, et que la nourriture est sous cl, alors vous saurez que vous tes parmi les gens de notre culture. Ils peuvent tre trs diffrents sur bien des aspects relativement superficiels, dans leur faon de s'habiller, leurs coutumes de mariage, dans les jours sacrs, etc. Mais quand on en vient la chose la plus fondamentale de toutes, obtenir la nourriture ncessaire la survie, ils sont tous les mmes. Dans ces endroits, la nourriture est entirement possde par quelqu'un, et si vous en voulez, il faudra l'acheter. C'est classique en ces lieux, les gens de notre culture ne connaissent pas d'autre faon de faire. Faire de la nourriture une marchandise qu'on puisse possder fut une des grandes innovations de notre culture. Aucune autre culture dans l'histoire n'a mis la nourriture sous cl, en en faisant ainsi la pierre angulaire de notre conomie, car si la nourriture n'tait pas sous cl, qui travaillerait ?

6 Que signifie sauver le monde ?Lorsque nous parlons de sauver le monde, de quel monde parlons-nous ? Certainement pas la plante elle-mme. Ni le monde biologique, le monde de la vie. Ce monde-l nest pas en danger (mme si des milliers voire des millions despces le sont). Mme notre pire niveau de destruction, nous serions incapables de rendre la plante impropre la vie. Actuellement on estime que deux cents espces par jour disparaissent, cause de nous. Si nous continuons tuer nos voisins ce rythme, il y aura fatalement un jour o une de ces deux cents espces sera la notre. Sauver le monde ne signifie pas non plus le prserver dans son tat actuel. Cela pourrait sembler tre une bonne ide, mais cest galement impossible. Mme si lespce humaine disparaissait demain, le monde ne resterait pas tel quil lest aujourdhui. Nous ne pourrons jamais, quelles que soient les circonstances, arrter les changements sur la plante.

Alors si sauver le monde ne signifie pas la sauvegarde du vivant ou sa prservation dans son tat actuel, de quoi parlons-nous ? Sauver le monde ne peut signifier quune seule chose : sauver le monde en tant quhabitat pour les humains. En laccomplissant, cela signifie (doit signifier) galement sauver le monde en tant quhabitat pour autant despces que possible. Nous ne pouvons sauver le monde en tant quhabitat pour les humains que si nous arrtons le massacre catastrophique de la communaut de la vie, car nous dpendons de cette communaut pour nos propre vies.

7 Vieilles ttes et nouveaux programmesDans ma nouvelle, The Story of B, le deuxime volume de la trilogie qui a dbut avec Ishmael et sest termin avec My Ishmael, jcrivis : Si le monde est sauv, ce ne sera pas par des vieilles ttes avec des nouveaux programmes mais par des nouvelles ttes sans programme du tout . Jai bien peur que cest un cas o les mots sont simples mais le concept est dlicat. Je vais le reformuler. Si nous continuons ainsi, nous ne serons pas l encore trs longtemps, quelques dcades, un sicle au plus. Si nous sommes toujours l dans mille ans cest parce que nous aurons cess dagir ainsi que nous le faisons. Comment cela se fera-t-il ? Comment cesserons-nous dagir ainsi ? Voici comment les vieilles ttes pensent nous arrter. Elles pensent nous arrter comme elles ont supprim la pauvret, comme elles ont rsolu le problme de la drogue, comme elles ont fait disparatre le crime. Avec des programmes. Les programmes sont des btons plants dans le lit dun fleuve pour entraver son cours. Les btons entravent le flot, un peu. Mais jamais ils narrtent ou dtournent son cours. Cest pour cette raison que je peux prdire en toute confiance que si le monde est sauv, il ne le sera pas par des vieilles ttes avec des nouveaux programmes. Les programmes narrtent jamais les choses quils sont lancs pour arrter. Aucun programme na stopp la pauvret, labus de drogue ou le crime, et aucun programme ne le fera jamais. Et aucun programme ne pourra nous empcher de dvaster le monde.

8 Nouvelles ttes sans programmesSi le monde est sauv, il ne le sera pas par des vieilles ttes avec des nouveaux programmes mais par des nouvelles ttes sans programme du tout. Pourquoi pas des nouvelles ttes avec des nouveaux programmes ? Parce que o vous trouvez des gens travaillant sur des programmes, vous ne trouvez pas des nouvelles ttes, vous en trouvez des anciennes. Les programmes et les vieilles ttes vont de pair, comme fouets de cochers et cochers. Le fleuve que jai mentionn plus tt est le fleuve de la vision. Le fleuve de la vision de notre culture nous mne la catastrophe. Des btons plants dans son lit peuvent entraver son flux, mais nous navons pas besoin dentraver son flux, nous avons besoin de dtourner compltement son cours. Si le fleuve de notre vision culturelle commence nous loigner de la catastrophe et nous diriger vers un futur soutenable, alors les programmes seront

superflus. Lorsque le fleuve coule dans la direction que vous voulez, vous ny mettez pas des btons pour lentraver. Les vieilles ttes pensent : Comment faisons-nous pour faire cesser ces mauvaises choses ? Les nouvelles ttes pensent : Comment faisons-nous pour faire des choses qui soient comme nous voulons quelles soient ?

9 Pas de programme du tout ?Les programmes donnent la possibilit davoir lair occup et motiv tout en chouant. Si les programmes faisaient les choses que les gens attendent deux, alors la socit humaine serait paradisiaque : nos gouvernements fonctionneraient, nos coles fonctionneraient, notre systme judiciaire fonctionnerait, notre systme lgal fonctionnerait, notre systme pnal fonctionnerait, etc. Lorsque les programmes chouent (comme ils le font invariablement), on blme la mauvaise conception, le manque de fonds ou de personnel, la mauvaise gestion ou une formation inadquate. Lorsque les programmes chouent, on cherche les remplacer par des nouveaux, avec une conception amliore, des fonds et une quipe augments, une meilleure direction et une meilleure formation. Lorsque ces nouveaux programmes chouent (comme ils le font invariablement), on blme la mauvaise conception, le manque de fonds ou de personnel, la mauvaise gestion ou une formation inadquate. Cest pourquoi nous dpensons de plus en plus sur nos checs chaque anne. La plupart des gens acceptent cela assez volontairement, car ils savent quils recevront plus chaque anne : budgets plus gros, plus de lois, plus de policiers, plus de prisons, plus de toutes les choses qui nont pas fonctionn lanne dernire, ou lanne avant-dernire, ou avant-avant-dernire. Les vieilles ttes pensent : Si a na pas fonctionn lanne passe, faisons-le en plus gros cette anne. Les nouvelles ttes pensent : Si a na pas fonctionn lanne passe, faisons quelque chose dautre cette anne.

10 Pas de programmes, alors quoi ?Un homme, au milieu du dsert, tait assis dans un engin fait de rochers, morceaux de bois et vieilles roues dgonfles et tait occup conduire comme sil sagissait dun vrai vhicule en mouvement. Lorsquon lui demandait ce quil faisait, il disait : je rentre chez moi . Lorsquon lui disait quil ny arriverait jamais dans cet engin, il rpondait : Si ce nest pas avec celui-ci, alors avec lequel ? Nous sommes comme cet homme, occups essayer de se diriger dans le futur avec un assemblage de programmes dignes de Rube Goldberg(1) qui ne nous ont jamais mens plus loin que son bricolage. Malgr tout, il semble toujours naturel de demander si on na pas de programme, alors quoi ?

Jaimerais reformuler la question ainsi : Si les programmes ne fonctionnent pas, alors quest-ce qui fonctionne ? En fait, jai encore une meilleure faon de poser la question : Quest-ce qui fonctionne si bien que les programmes en deviennent superflus ? Quest-ce qui fonctionne si bien quil ne viendrait lide de personne de crer des programmes pour le faire fonctionner ?. La rponse toutes ces questions est : une vision.

1 : Rube Goldberg est un dessinateur US connu pour ses diagrammes compliqus et ses assemblages incroyables qui naccomplissent quasiment rien. www.rube-goldberg.com (Ndt)

11 De linvisibilit du succsLorsque les choses fonctionnent, les forces qui les font fonctionner sont invisibles. Lunivers dans son ensemble en est un bon exemple. Il a fallu un vrai gnie pour dcouvrir les lois du mouvement et de la gravitation universelle qui nous paraissent maintenant ennuyeusement videntes. Le gnie de Newton tait justement le gnie de voir ce qui tait si vident et si invisible. Chaque avance scientifique rend manifeste un fonctionnement qui est cach par son succs rel. La rgle du danseur est de ne jamais laisser voir quon transpire. Au sujet des lois de lunivers, la rgle devient ne jamais se laisser voir : laisser dduire de son existence. Et effectivement, les lois universelles ne sont jamais directement observables, nous navons pas dautre possibilit que de les dcouvrir par dduction. Ce qui fonctionne dans la communaut du vivant est cach de la mme manire par son succs. Les rgles cologiques de base ont la beaut et la simplicit dun conte de fe, mais leur existence na t suppute que depuis un sicle.

12 Linvisibilit du succs tribalLes gens sont fascins dapprendre pourquoi une meute de lions fonctionne, pourquoi une meute de babouins fonctionne, pourquoi une vole doies fonctionne mais ils rechignent apprendre pourquoi une tribu dhumains fonctionne. Les humains vivant en tribus ont eu du succs sur cette plante durant trois millions dannes avant notre rvolution agricole, et ils nont pas moins de succs actuellement lorsquils parviennent survivre sans ingrences extrieures, mais beaucoup de gens de notre culture ne veulent pas en entendre parler. En fait ils vont mme le nier vigoureusement. Si vous leur expliquez pourquoi une troupe dlphants ou un essaim dabeille fonctionne, ils nont aucune objection. Mais si vous essayez de leur expliquer pourquoi une tribu dhumains fonctionne, ils vous accusent de les idaliser. Malgr tout, du point de vue de lthologie ou de la biologie volutionnaire, le succs de la tribu humaine nest pas plus une idalisation que le succs dune troupe de bisons ou dun groupe de baleines. Notre excuse culturelle pour nos checs est que les humains sont tout simplement naturellement imparfaits, avides, gostes, courte vue, violents et ainsi de suite. Cela signifie que quoi quon fasse avec eux va chouer. Dans le but de valider cette excuse, les gens veulent que le tribalisme soit un chec. Cest pourquoi pour les personnes qui veulent

maintenir notre mythologie culturelle, toute suggestion montrant le succs du tribalisme est perue comme une menace. Rendre visible le succs tribal est lobjectif de mes autres livres, je ne vais donc pas le rpter ici.

13 Succs vident, source invisibleNotre culture a eu un succs vident, dans le sens quelle a envahi le monde. Durant la plupart de notre histoire, ce succs a t peru comme invitable, le dveloppement de la destine humaine. Les gens ne sen sont pas plus soucis quils se souciaient de la gravit. Lorsque les europens dcouvrirent le Nouveau Monde, ils considrrent son contrle comme une tche sacre. Les gens qui y vivaient dj taient simplement sur le chemin, comme des arbres, des rochers ou des btes sauvages. Ils navaient, contrairement nous, aucune relle raison dtre l. Pour nous, prendre le contrle de cet hmisphre ntait quune partie dun plan plus grand (srement le plan de Dieu) pour que nous prenions contrle de la terre entire. Que nous soyons capables denvahir cet hmisphre (et donc le monde entier) ntait une surprise pour personne. Ctait simplement ce qui devait tre, et qui naturellement fut. Personne nest tonn lorsque les nuages amnent la pluie. Avant Newton, personne ne se demandait pourquoi les objets lchs tombent invariablement au sol. Ils se figuraient simplement que lobjet ne pouvait rien faire dautre, quil devait tomber et que ctait ainsi. Nos historiens ont toujours t dans des conditions similaires lorsquil sagissait de notre formidable succs culturel. Ils ne se demandent pas nous tions forcs de prendre le dessus sur le monde. Ils se disent simplement que nous ne pouvions rien faire dautre, nous devions prendre le contrle du monde et ctait ainsi.

14 La vision est comme la gravitLa vision est la culture ce que la gravit est la matire. Lorsque vous voyez une boule rouler sur la table et tomber sur le sol, vous devriez vous dire que la gravit est en action. Lorsque vous voyez une culture faire son apparition et se rpandre dans toutes les directions jusqu ce quelle contrle le monde, vous devriez vous dire quune vision est en action. Lorsque vous voyez un petit groupe de gens qui commence se comporter dune manire spciale qui se rpand ensuite travers tout le continent, vous devriez vous dire quune vision est en action. Si je vous dis que ce petit groupe que jai voqu taient les partisans dun prcheur du premier sicle nomm Paul et que ce continent tait lEurope, alors vous saurez que cette vision tait le christianisme. Des douzaines, peut-tre mme des centaines de livres ont tudi les raisons du succs du christianisme, mais aucun deux na t crit avant le dix-neuvime sicle. Avant le dixneuvime sicle il semblait tout le monde que le christianisme navait pas plus de raisons de russir que la gravit. Ca devait russir. Son succs tait sponsoris par le destin.

Pour exactement la mme raison, personne na jamais crit un livre tudiant les raisons du succs de la rvolution industrielle. Il est parfaitement vident pour nous que la rvolution industrielle devait fatalement russir. Elle naurait pas plus pu chouer que la boule roulant sur la table pouvait monter au plafond. Cest cela, la puissance de la vision.

15 La propagation de la visionChaque vision sauto-propage, mais toutes les visions ne se propagent pas de la mme manire. Dune certaine manire, le mcanisme de propagation est la vision. Le mcanisme de propagation de notre culture tait lexpansion de la population : crotre, obtenir plus de terre, augmenter la production de nourriture et crotre encore plus. Le mcanisme de propagation du christianisme tait la conversion : accepter Jsus, le faire accepter des autres. Le mcanisme de propagation de la rvolution industrielle tait lamlioration : amliorer quelque chose, le diffuser pour que dautres lamliorent. Trs clairement, les mcanismes de propagation ont quelque chose en commun : ils donnent un bnfice aux propagateurs. Ceux qui obtiennent plus de terre, augmentent la production de nourriture et croissent sont rcompenss par la richesse et le pouvoir. Ceux qui acceptent Jsus et convertissent les autres sont rcompenss par le paradis. Ceux qui amliorent quelque chose et le diffusent pour tre amlior sont rcompenss par le respect, la clbrit et la fortune. Les bnfices octroys ne doivent nanmoins pas tre confondus avec le mcanisme lui-mme. Notre culture na pas t propage par des gens qui sont devenus riches et puissants, le christianisme na pas t propag par des gens qui sont alls au paradis, et la rvolution industrielle na pas t propage par des gens qui ont gagn le respect, la clbrit et la fortune.

16 La vision : un succs sans programmeLorsquun chimiste met de leau dans une prouvette et ajoute des sels, un ange vient et dissous les sels et les transforme en particules charges appeles ions. Comme nous concevons un univers auto-organis suivant des principes internes cohrents et comprhensibles, dans cette histoire lange nous apparat comme compltement superflu. Nous le coupons donc avec le rasoir dOccam. Bien que les historiens recherchent actuellement les raisons du succs du christianisme, ils ne recherchent pas des programmes. Le christianisme sest dvelopp dans le monde romain car les gens de cette poque taient prts pour a, et les historiens ne sattendent pas plus des programmes de promotion du christianisme que les chimistes sattendent des anges en action dans leurs tubes essais. (On pourrait argumenter que ldit de Constantin autorisant aux chrtiens la libert de culte tait un programme, mais en fait cela simplement permis ce que deux sicles et demi de perscutions navaient pu empcher, comme le vingt-et-unime amendement de la constitution des tats-Unis na fait que permettre ce que quatorze annes de prohibition navaient pu empcher.)

De la mme manire, la propagation de notre culture na jamais t supporte par un programme. Elle na pas faibli un seul instant et on peut dire de mme de la rvolution industrielle.

17 Lorsque la vision devient hideuseLorsque le fleuve de la vision commence mener les gens dans une direction quils napprcient pas, ils commencent planter des btons pour entraver son flux. Ce sont ces btons que jappelle programmes. La plupart des programmes prennent cette forme : Mettre hors-la-loi la chose qui vous drange, attraper les gens qui le font et les mettre en prison. Les vieilles ttes pensent : Nous devons crire des lois plus dures et plus compltes. Les nouvelles ttes pensent : Aucun comportement indsirable na t limin en passant des lois son encontre. Le fait que ce genre de programme choue immanquablement na jamais boulevers la plupart des gens. Les vieilles ttes pensent : Si cela na pas fonctionn lan pass, faisons-en plus cette anne. Les nouvelles ttes pensent : Si cela na pas fonctionn lan pass, faisons quelque chose dautre cette anne. Chaque anne, sans faute, nous mettons hors la loi plus de choses, attrapons plus de gens qui les transgressent, et en mettons plus en prison. Le comportement illgal ne disparat jamais, car directement ou indirectement il est support par une force invisible et implacable nomme vision. Cela explique pourquoi un policier commettra plus facilement un crime quun criminel deviendra un dfenseur de la loi. On appelle cela suivre le courant .

18 Les programmes ne sont pas mauvais, simplement inadaptsLorsque, suite un accident de voiture, quelquun a des blessures mettant sa vie en danger, les infirmiers dans lambulance font tout ce quils peuvent pour le maintenir en vie jusqu lhpital. Ces premiers secours sont essentiels mais inadapts, comme chacun le sait. Sil ny a pas dhpital la fin de la route, le patient mourra, car lambulance ne dispose pas des moyens dun hpital. Il en va de mme des programmes. Il y a plein de programmes actuellement en place qui nous vitent la mort, les programmes qui protgent lenvironnement et lui vitent dtre encore plus dgrads. Comme les premiers secours dans lambulance, ces programmes sont essentiels mais finalement inadapts. Ils sont ultimement inadapts car ils sont essentiellement ractifs. Comme les infirmiers dans lambulance, ils ne peuvent provoquer des bonnes choses, ils ne peuvent quattnuer des mauvaises choses, ils ne peuvent que retarder les mauvaises choses.

Sil ny a pas dhpital la fin de la route, le patient mourra, car les premiers secours, aussi utiles quils soient, nont pas la capacit de le tenir en vie indfiniment. Sil ny a pas de nouvelle vision pour nous la fin de la route, nous mourrons aussi, car les programmes, aussi utiles quils soient, nont pas la capacit de nous tenir indfiniment en vie.

19 Mais comment sen sortir sans programmes ?Un jour, dans le pays des jambes casses, les habitants entendirent des rumeurs sur un autre pays lointain o les gens se dplaaient librement, car personne ny avait les jambes casses. Ils se moqurent des ces histoires, disant comment peuvent-ils se dplacer sans bquilles ? Dire que la rvolution industrielle est un super exemple de ce que les gens peuvent faire sans programme est en-dessous de la vrit. Cest un exemple poustouflant. De lpoque, il y a quatre cent ans, o Giambattista della Porta rva de la premire machine vapeur moderne aujourdhui, ce vaste mouvement de transformation du monde a t port uniquement par une vision : amliorer quelque chose, le mettre disposition des autres pour quils lamliorent. Aucun programme na t ncessaire pour faire avancer la rvolution industrielle. Elle a plutt t porte par la ralisation dans des millions desprits que mme une petite nouvelle ide, mme une modeste innovation ou amlioration dune invention prcdente pouvait amliorer leurs vies presque au-del de limagination. Durant quelques brefs sicles, des millions de citoyens ordinaires, agissant presque tous de manire intresse, ont transform le monde humain en diffusant des ides et des dcouvertes et ont perptu ces ides et ces dcouvertes et les ont menes, pas pas, vers des nouvelles ides et des nouvelles dcouvertes. Reconnatre tout cela nest pas de faire de la rvolution industrielle un vnement bni, ni de la condamner comme une catastrophe nempche que ctait le plus grand panchement de crativit de lhistoire humaine.

20 Alors comment vivrons-nous ?Aucun paradigme nest capable dimaginer le suivant. Il est presque impossible pour un paradigme dimaginer quil puisse mme en avoir un qui suive. Les gens du Moyen-ge se concevaient pas tre au milieu de quoi que ce soit. Pour autant quils taient concerns, leur faon de vivre tait la faon dont les gens vivraient jusqu la fin des temps. Mme si vous aviez pu les persuader quune nouvelle re tait imminente, ils auraient t incapables de vous en dire la moindre des choses, et en particulier ils auraient t incapables de vous dire ce quelle aurait eu de nouveau. Sils avaient pu dcrire la Renaissance au quatorzime sicle, a aurait t la Renaissance. Nous ne sommes pas diffrents. Malgr toutes nos discussions sur des nouveaux paradigmes et paradigmes mergents, cest chez nous une supposition irrfutable que nos descendants lointains seront exactement comme nous. Leurs gadgets, modes, musiques, etc. seront certainement diffrents, mais nous sommes srs que leur tat desprit sera identique, car nous ne pouvons imaginer aucun autre tat desprit. Mais en fait si nous parvenons survivre jusque l, ce sera parce que nous serons entrs dans une nouvelle re, aussi diffrente de la notre que la Renaissance ltait du Moyen-ge, et aussi inimaginable pour nous que ltait la Renaissance pour le Moyen-ge.

21 Comment peut-on accomplir une vision quon ne peut imaginer ?Nous pouvons le faire de la faon habituelle : un mme la fois. Je suis conscient que cette formulation demande des explications. Le mieux serait que vous lisiez Le gne goste de Richard Dawkins, mais au cas o vous nen nauriez pas le temps linstant, je vais faire un court rsum : les mmes sont la culture ceux que les gnes sont aux corps. Votre corps est un ensemble de cellules. Chaque cellule de votre corps contient une srie complte de vos gnes, que Dawkins compare une srie de plans de fabrication pour un corps humain, et votre corps en particulier. A la conception, vous tiez une unique cellule, une unique srie de plan de fabrication pour votre corps, la moiti reue de votre mre et lautre moiti reue de votre pre. Cette cellule unique sest ensuite divise en deux cellules, chacune contenant la srie complte des plans de construction pour votre corps. Ces deux se sont ensuite divises en quatre, les quatre en huit, les huit en seize et ainsi de suite, chacune contenant la srie complte des plans de construction pour votre corps. Une culture est galement un ensemble de cellules, qui sont les humains individuels. Vous (et chacun de vos parents et toute votre famille et vos amis) contenez une srie complte de mmes, qui sont les plans de fabrication conceptuels pour notre culture. Dawkins a forg le mot mme qui sapplique ce quil percevait comme lquivalent culturel du gne.

22 Gnes et mmes sauteursDawkins suggre que les mmes se rpliquent dans un pool mmtique (la chose que jappelle culture) dune faon analogue la faon dont les gnes se rpliquent dans le pool gntique. C'est--dire quils sautent dun esprit lautre comme les gnes sautent dun corps lautre. Les gnes sautent dun corps lautre au moyen de la reproduction sexue. Les mmes sautent dun esprit lautre au moyen de la communication : berceuses entendues au berceau, contes de fes, conversations des parents table, histoires drles, dessins anims la TV, comdies, sermons lglise, ragots, confrences, livres dcole, films, romans, journaux, chansons, publicit, et ainsi de suite. Une grande quantit dencre (relle et virtuelle) a coul au sujet des mmes de Dawkins. Quelques autorits les ont carts car inexistants ou insenss. Dautres ont t jusqu se demander si les mmes ont une existence physique dans le cerveau, dans les dendrites ou les cellules gliales. Je leur laisse cela. Chaque culture est un ensemble dindividus, et chaque individu a dans sa tte une srie complte de valeurs, concepts, rgles et prfrences qui, pris tous ensembles, constituent les plans de construction pour une culture particulire. Que vous les appeliez mmes ou marglefarbs na aucune importance. Leur existence ne fait aucun doute.

23 Petits pourcentages, grosses diffrencesA moins que vous ne soyez gnticien, vous serez probablement surpris dapprendre que nous diffrons des chimpanzs que par un trs petit pourcentage de gnes. Nous nous attendons linverse. Nous sommes si manifestement diffrents des chimpanzs que nous nous attendons tre spars dun gouffre gntique. Manifestement, les gnes que nous ne partageons pas doivent en quelque sorte faire toute la diffrence . Mais ce serait une

erreur de penser que sans ces gnes, les humains seraient des chimpanzs ou, quavec ces gnes les chimpanzs seraient humains. Les humains ne sont pas simplement des chimpanzs avec des gnes supplmentaires, ni les chimpanzs des humains avec des gnes en moins. Rien dans le monde de la gntique (et dans nimporte quel domaine dailleurs) nest vraiment si simple. Seulement un petit pourcentage de mmes diffrencie la Renaissance du Moyen-ge, mais manifestement ces nouveaux ont fait toute la diffrence . Lautorit de lglise se dissipant, des nouvelles ides humanistes ont merg, le dveloppement de la presse imprimer donna aux gens des nouvelles ides sur ce quils pourraient savoir et penser, et ainsi de suite. Pour produire la Renaissance, il ntait pas ncessaire de remplacer nonante pour cent ds mmes du Moyen-ge, ni huitante, ni soixante, trente ou mme vingt pour cent. Et les nouveaux mmes nont pas du entrer dans le jeu en mme temps. En fait ils ne pouvaient pas entrer en jeu tous en mme temps. La Renaissance tait effective pour Andrea del Verrocchio* longtemps avant quelle ne soit effective pour Martin Luther**.* Artiste italien (1435-1488) (Ndt) ** Pre de la Rforme (1483-1546) (Ndt)

24 Quels mmes devons-nous changer ?Il est plus facile de rpondre cette question quon pourrait limaginer. Les mmes que nous devons changer sont ceux qui sont ltaux. Richard Dawkins lexprime de manire on ne peut plus simple : un gne ltal est un gne qui tue son hte . Il peut vous paratre injuste, voire draisonnable que des choses telles que des gnes ltaux puissent exister. Vous pouvez aussi vous demander comment des gnes ltaux peuvent mme rester dans le pool gntique. Sils tuent leur hte, comment se fait-il quils ne sont pas limins ? La rponse est que les gnes ne sexpriment pas tous au mme moment. La plupart, manifestement, sexpriment durant le stade ftal, lorsque le corps est en train dtre construit. Certains, tout aussi manifestement, sont dormants jusqu ladolescence. Les gnes ltaux qui sexpriment avant ladolescence sont bien sr rapidement limins du pool gntique, car leur propritaire est incapable de les passer plus loin par la reproduction. Les gnes ltaux qui sexpriment au dbut de ladolescence ont galement tendance tre limins, mais ceux qui sexpriment lge adulte ou plus tard restent dans le pool gntique car leurs propritaires sont presque toujours capables de les passer par la reproduction avant de succomber leurs effets ltaux.

25 Mmes ltauxUn mme ltal en est un qui tue son hte. Par exemple, les adeptes de la secte Heavens Gate* possdaient un mme ltal qui faisait quils taient trs attirs par le suicide, mais je ne suis pas trs intresss par les mmes qui sont ltaux pour les individus. Je suis intress par les mmes qui sont ltaux pour les cultures (et pour notre culture en particulier). Les gnes ltaux ne sexpriment pas dabord de manire bnigne puis ensuite de manire ltale. Ils sexpriment dabord de manire neutre, ou avec un autre effet, puis deviennent ltaux par la suite. Il en va pareillement des mmes ltaux. Les premiers tmoins smitiques de nos dbuts culturels virent que leurs voisins avaient cueillis quelques mmes de larbre de

la sagesse rserv aux dieux. Ils se dirent, Nos voisins du nord se sont mis dans la tte quils devraient diriger le monde. Ce mme est bnin pour les dieux mais mortel pour les humains. Leur prdiction tait exacte mais elle ne se ralisa pas immdiatement. Les mmes qui nous ont fait les matres du monde sont ltaux, mais ils nont pas eu un effet ltal il y a dix mille ans, ou cinq mille ou deux mille. Ils taient actifs, nous transformant en matres du monde, mais leur caractre mortel ne devint pas vident avant ce sicle, lorsquils commencrent faire de nous les dvastateurs du monde. Se dbarrasser de ces mmes est une question de vie ou de mort, mais cest faisable. Je le sais car a a t fait, par dautres. Plusieurs fois.* Secte dont les adeptes se sont suicids lors de lapparition de la comte Hale-Bopp en 1997 (Ndt).

DEUXIEME PARTIE Approche du processusfut dgrade et abandonne leffondrement final de la cit Quoiquil advint la cit fut dtruite Leffondrement a pu tre caus par les sites furent abandonns les villes furent abandonnesPAST WORLDS : THE TIMES ATLAS OF ARCHAEOLOGY* * Mondes du pass: Atlas archologique du Times (Ndt)

29 Machines de survie pour gnesChacun de nous est un mlange de gnes reus de notre mre et de notre pre, et bien sr eux sont un mlange de gnes reus de leurs pres et mres. Sachant cela, nous sommes enclins penser que nos gnes sont des choses qui nous maintiennent de gnration en gnration. Mais il y a une faon de voir plus proche de la ralit : si les gnes pouvaient penser, ils nous verraient comme les choses qui les maintiennent de gnration en gnration. Je dis que cest plus proche de la ralit parce quen fait nous ne survivons pas en tant quindividus, mais nos gnes le font. Vous et moi, comme toutes les cratures vivantes, sommes des maisons mobiles temporaires pour les gnes que nous avons reus de nos parents, et notre tche, du point de vue des gnes, est de fournir une maison pour la prochaine gnration, nos enfants bien sr. Pour autant que nos gnes soient concerns, lorsquun habitat individuel temporaire na plus de valeur reproductrice, il est bon pour le recyclage. Cela devrait vous montrer clairement ce qui se passe rellement. Nous nous concevons comme les VIP de la terre, les chefs et les grosses pointures, mais en fait nous ne sommes que des vhicules jetables que nos gnes utilisent pour atteindre limmortalit. Machines de survie pour gnes est le nom que Richard Dawkins a donn ces vhicules jetables.

30 Machines de survie pour mmesDe la mme manire, nous sommes les vhicules jetables dans lesquels nos mmes circulent vers limmortalit. Ces mmes viennent nous par tous ceux quon entend parler lorsque nous grandissons : parents, famille, amis, voisins, matres, prtres, patrons, collgues et tous ceux participant la production de livres, romans, BD, films, missions TV, journaux, magazines, sites Internet et ainsi de suite. Tous ces gens se rptent en permanence (et bien sr leurs enfants, leurs tudiants, leurs employs, etc.) tous les mmes quils ont reus durant leur vie. Toutes ces voix prises ensemble constituent la voix de notre Mre Culture.

Au cas o il faudrait le prciser, limmortalit dont je parle nest pas absolue. Nos gnes ne survivront pas la mort de notre plante, dans quelques milliards dannes, et nos mmes ont encore une esprance de vie plus courte que a.

31 La fidlit de la copieImaginons que vous avez cr un document dune page sur votre ordinateur et lavez imprime. Si vous en faites une copie sur une bonne photocopieuse, vous aurez de la peine la distinguer de loriginal, que nous appellerons A. Mais si vous utilisez A pour faire une nouvelle copie, B, et utilisez B pour faire C, puis C pour faire D, et enfin D pour faire E, cette dernire copie sera facilement distinguable de loriginal. Cela met en vidence quun petit peu de loriginal est perdu lors de chaque gnration de copie. Entre une gnration et la suivante, aucune perte nest visible lil nu, mais une accumulation de pertes est clairement visible entre loriginal et la copie E. Cela se produit car nous utilisons un copieur analogique. Mais si vous reprenez votre document original sur lordinateur et copiez ce quil y a sur lcran dans le fichier A, puis copiez le fichier A dans le fichier B, puis B dans C et ainsi de suite, vous pourriez faire des copies toute la journe, et la fin de la journe il est clair quil ny aura aucune diffrence entre loriginal et la dernire copie. Cela se produit car vous avez utilis un copieur digital plutt quun copieur analogique. Cette fidlit de la copie est la base de la rvolution digitale.

32 Rplication gntique et mmtiqueLes gnes se rpliquent avec cette mme stupfiante fidlit, mais on ne peut pas en dire autant des mmes, moins quon ajoute quelques qualificatifs. Parmi les peuples tribaux laisss tranquilles (comme par exemple dans le Nouveau Monde avant les incursions europennes), la transmission de mmes dune gnration lautre se produit gnralement avec une fidlit parfaite. Cest pour cette raison quils ont limpression davoir vcu ainsi depuis laube des temps . Par consquent, la culture tribale nous parat statique (un mot qui pour nous une charge pjorative) compare notre propre culture, qui semble dynamique (un mot qui pour nous a une charge admirable). Notre culture est dynamique (telle que nous la percevons) car nos mmes sont souvent trs volatiles : nouveaux une gnration, plastronnant la suivante, puis branlants et compltement dmods dans les suivantes. Il y a nanmoins un noyau de mmes culturellement fondamentaux que nous avons transmis avec une fidlit totale depuis la fondation de notre culture il y a dix mille ans, jusquau prsent. Il nest pas trs difficile didentifier ce noyau de mmes fondamentaux, et cela aurait t fait depuis longtemps si quelquun y avait pens.

33 La meilleure faon de vivreUn de ces mmes fondamentaux est cultiver toute sa nourriture est la meilleure manire de vivre. A part quelques anthropologues (qui savent parfaitement bien que cest une question dopinion), ce mme est incontest dans notre culture. Et lorsque je dis que quelques anthropologues savent que cest une question de point de vue, je veux dire quils le savent surtout par obligation professionnelle. En tant quanthropologues, ils savent que les bushmen africains ne seraient pas daccord que cultiver sa nourriture est la meilleure

manire de vivre, ni les Yanomami du Brsil ou les Alawa dAustralie ou les Gebusi de Nouvelle Guine. Mais en tant quindividus, ces anthropologues considreraient presque tous que cest la meilleure faon de vivre et choisiraient sans hsitation ce mode de vie parmi tous les autres. En dehors de cette profession, il devient difficile de trouver quiconque dans notre culture qui ne souscrive pas la conviction quobtenir toute sa nourriture de lagriculture est la meilleure faon de vivre. Il est impossible de douter que ce mme est entr dans notre culture ds sa naissance. Nous ne serions pas devenus des fermiers temps plein si nous navions pas la conviction que ctait la meilleure faon de vivre. Au contraire, cest vident que nous avons commenc cultiver notre nourriture pour prcisment les mmes raisons que nous en sommes toujours cultiver toute notre nourriture, car nous tions convaincus que ctait la meilleure faon de vivre. A moins que

34 Peut-tre sy sont-ils mis par hasard ?Il est tentant dimaginer que lagriculture reprsente la voie de la moindre rsistance pour des gens tchant de gagner leur vie, mais rien nest aussi loign de la vrit. Cultiver sa nourriture reprsente la voie de rsistance maximale, et plus vous en cultivez, plus la rsistance est grande. Il a t tabli, sans lombre dun doute, quil y a une corrlation exacte entre la grandeur de votre effort pour rester en vie et la grandeur de votre dpendance lagriculture. Ceux qui cultivent le moins sont ceux qui travaillent le moins, et ceux qui cultivent le plus travaillent le plus. La quantit dnergie ncessaire pour mettre 80 grammes de mas dans une bote avec un peu deau dans les rayons de votre supermarch est presque incroyable, ainsi que la quantit de temps que vous devez travailler pour possder ces 80 grammes de mas. Non, les fondateurs de notre culture ne sont pas tombs par hasard dans un style de vie totalement dpendant de lagriculture, ils ont du se fouetter pour y entrer, et le fouet quils utilisrent tait ce mme : cultiver toute sa nourriture est la meilleure faon de vivre. Rien dautre quon puisse imaginer naurait pu faire cette chose tonnante.

35 Peut-tre avaient-ils simplement faim ?Un chasseur-cueilleur qui a besoin de 2000 calories quotidiennes pour vivre doit dpenser seulement 400 calories pour les obtenir, car cest le rendement de la chasse et de la cueillette, une calorie de travail rapporte 5 calories de nourriture. A loppos, un fermier qui a besoin de 2000 calories quotidiennes doit en dpenser 1000 pour les obtenir, car cest le rendement de lagriculture, une calorie de travail rapporte 2 calories de nourriture. Une personne affame qui changerait la cueillette contre lagriculture serait comme un affam qui changerait un job payant cinq dollars de lheure contre un job nen payant que deux. Cela ne fait absolument aucun sens, et plus vous avez faim, moins cela en a. Lagriculture est moins efficace pour loigner la faim que la chasse et la cueillette mais elle amne indubitablement dautres avantages (et particulirement elle fournit une base pour

la colonisation et ventuellement la civilisation), et cest pour sassurer ces avantages que les fondateurs de notre culture ont finalement adopt un style de vie totalement dpendant de lagriculture. A partir de ce moment, le fait de cultiver toute sa nourriture est devenu compltement indiscutable parmi nous. Nous avions investi dans ce mme et le protgerions dans le futur, nimporte quel prix.

36 Les adopteurs du mme au Nouveau-MondeNous ntions pas le seul peuple des temps anciens reconnatre les avantages cultiver toute notre nourriture. Au Nouveau-Monde, les adopteurs du mme furent notablement les Mayas, les Olmques, le peuple de Teotihuacan, les Hohokams, les Anasazis, les Aztques et les Incas. Ce qui est remarquable pour notre tude de ce mme fondamental, cest que lorsque les europens arrivrent au Nouveau-Monde la fin du quinzime sicle, seules les plus rcentes de ces civilisations y adhraient toujours.

37 Les MayasLes Mayas sont probablement devenus agriculteurs temps plein pas longtemps aprs nous, mais (comme nous) nont pas commenc ressembler des btisseurs de civilisation avant plusieurs milliers dannes. Leurs premires grandes cits, dans le Yucatan, ont commenc merger aux environs de 2000 av. J.-C., la mme poque que la fondation du Moyen Empire en Egypte et quelques deux sicles avant la fondation de Babylone. Les Mayas spanouirent pendant presque trois mille ans. Puis au dbut du neuvime sicle de notre re, les cits du sud commencrent soudainement tre abandonnes et se vidrent. Les cits du nord continurent spanouir un moment sous la domination des toltques mais seffondrrent lorsque les toltques eux-mmes seffondrrent au treizime sicle. Puis louest, Mayapn mergea comme la dernire place forte de la civilisation maya, mais cette rminiscence ntait elle-mme pas loigne de leffondrement deux sicles plus tard. Cest, volontairement, le genre de compte-rendu quon trouverait dans un atlas historique ou une encyclopdie. Bien quil commence parler de gens, il devient rapidement une autre histoire, comme celle dun grand paquebot naviguant travers le temps. Il transporte des passagers bien sr, mais ils ne sont que du ballast, seulement utiles dans le sens o sans eux le navire chavirerait et coulerait.

38 Les Olmques et TeotihuacnLes agricultures Olmques des ctes du Veracruz et du Tabasco construisirent de grands centres de crmonies, principalement San Lorenzo et La Venta. Le plus ancien, celui de San Lorenzo, sest panoui de 1200 900 av. J.-C., lorsque (comme il est dit), il a t dgrad et abandonn . La mme chose se produisit La Venta cinq sicles plus tard. Des sites mineurs continurent tre occups quelques temps, mais la destruction de La Venta marqua la fin de la domination olmque sur la rgion. Quelques deux centaines dannes plus tard, une des grandes cits de lancien temps fut construite au centre du Mexique. Teotihuacn fut destine devenir une des six plus

grandes cits aux alentours de lan 500 de notre re. Elle spanouit pendant deux cent cinquante ans au centre de son propre empire puis, de faon abrupte, la chose habituelle se produisit. Elle fut dtruite , brle et peut-tre mme rituellement efface. Les ruines furent occupes quelques temps, puis la cit mourut.

39 Les Hohokams et les AnasazisLes peuples qui occupaient les terres dsertiques du sud de lArizona lpoque du Christ nous impressionnent plus comme des durs la tche que comme btisseurs de civilisation. Leur ralisations mmorables, qui commencrent vers lan 700, ntaient pas des villes mais de vastes rseaux de fosss dirrigation qui leurs permettaient de cultiver leur nourriture. Un seul foss de 8m de large et 5 de profond pouvait sallonger sur 10km, et un rseau le long de la rivire Salt connectait 100km de fosss. Le travail commena tre abandonn au dbut du quinzime sicle, et en quelques dcennies, les travailleurs devinrent les Hohokams, ceux qui ont disparu dans la langue des pimas, les indiens de la rgion. Les Anasazis occupaient la rgion des quatre coins, au point de rencontre des tats modernes de lArizona, du Nouveau Mexique, de lUtah et du Colorado. Ils prosprrent brivement, vers lan 900, et ne construisirent pas de grande cits mais atteignirent un mode de vie tonnant dans des petites villes et des habitations dans des hautes falaises. Tout fut abandonn aprs lan 1300.

40 A la recherche des acteursEn crivant ces petites histoires rsumes, jai suivi le modle populaire pour ce genre de compte-rendu, dbutant la voix active, avec des gens faisant des choses, et terminant la voix passive, avec des choses faites au site , aux cits ou aux civilisations . La fin survient toujours quand les sites sont abandonns , dtruits , dgrads , brls ou dsacraliss , on napprend jamais par qui. On reste sur une vague impression de mystre, comme si ces choses staient produites dans le triangle des Bermudes ou dans la quatrime dimension. Les auteurs de ces comptes-rendus sont nettement mal laise avec la vrit, qui est que ces civilisations ont toutes t dtruites et abandonnes par le mme peuple qui les a bties. Les Mayas quittrent leurs cits de leur propre chef, ils nont pas t emports par des ovnis. Les Olmques eux-mmes ont dgrad et abandonn San Lorenzo et La Venta, et Teotihuacn fut brle par ses citoyens. Un jour les travailleurs des fosss du sud de lArizona laissrent tomber leurs outils et partirent, et un autre jour, les villageois et habitants des falaises du Chaco Canyon et de Mesa Verde firent la mme chose. Tous ces gens ont fait quelque chose de plus scandaleux encore qui nest pratiquement jamais report dans ce genre de compte-rendu. Ctait dj assez mal quils abandonnent leurs civilisations, mais ce quils firent est presque inimaginable : ils arrtrent lagriculture. Ils cessrent de cultiver leur nourriture. Ils abandonnrent la meilleure faon de vivre qui soit.

41 Ceux qui ont disparu Dans le fond, ils mritent tous dtre appels Hohokams, ces peuples tranges qui ont quitt leurs magnifiques habits, laiss tomb les outils quils avaient utiliss pour cr des uvres dart immortelles, jet leurs plans de temples et de pyramides, rejet la littrature, les mathmatiques et les calendriers les plus avancs du monde, oubli leurs trs labors religions dtat et systmes politiqueset se sont fondus dans le paysage environnant, jungles tropicales, plaines luxuriantes ou dserts daltitude. Bien sr, aucun deux na vraiment disparu. Ils ont juste adopt un mode de vie moins remarquable, que ce soit comme cueilleurs ou un mlange de cueillette et dagriculture. Mais cela ne change pas quils ont dlibrment rejet ce que nous pensons tre la meilleure faon de vivre au monde pour quelque chose dinfrieur. Ils savaient ce quils faisaient et ils lont quand-mme fait, et encore, et encore. Bien sr, il y a des explications. On ne peut tolrer quun comportement inexplicable le reste longtemps. Lanthropologue Jeremy A. Sabloff note quune douzaine dhypothses ont t avances pour expliquer leffondrement des Mayas, y-compris la surexploitation du sol, les tremblements de terre, les ouragans, les changements climatiques, les maladies, les insectes ravageurs, les rvoltes paysannes et les invasions. Et les Mayas ne sont pas une exception. Ces hypothses, et dautres, ont t avances pour expliquer tous les autres effondrements. Elles ont toutes quelque chose en commun, comme conclu habilement le professeur Sabloff : aucune de ces explications ne sest avre totalement satisfaisante .

42 Pourquoi aucune ne sera satisfaisante ?Aucune explication de cette sorte ne sera jamais satisfaisante car nous savons tous que : Le sol peut tre puis mais il nest pas puis partout Les tremblements de terre et les ouragans ne durent pas ternellement Les changements climatiques peuvent tre surmonts Les maladies suivent leur cours Les insectes ravageurs viennent puis repartent Les rvoltes paysannes peuvent tre mates, ou survcues Les envahisseurs peuvent tre repousss, ou absorbs Cela ne peut tre des choses de ce genre qui ont pouss ces gens partir, car regardonsnous. Ces choses ne sont que des inconvnients mineurs compares ce que nous avons affront, toutes ces choses, et bien pires : famines, guerres de toute sortes, inquisitions, gouvernement par la torture et lassassinat, crime en hausse continue, corruption, tyrannie, folie, rvolution, gnocide, racisme, injustice sociale, pauvret de masse, eaux empoisonnes, air pollu, deux guerres mondiales dvastatrices, perspective dholocauste nuclaire, armement biologique et extinction. Nous faisons face toutes ces chose et encore plus, et nous navons jamais une seule fois t tents dabandonner notre civilisation. Il devait y avoir quelque chose chez ces gens, ou quelque chose de manquant. En tout cas, il y avait quelque chose de diffrent.

43 Toute la diffrence quun _____ fait !Deux gars dans un avion. Lun saute et un moment aprs le deuxime le suit. Le premier scrase au sol comme une tomate bien mure. Le second atterrit sur ses pieds et sen va tranquillement. Il est vident que le second avait quelque chose que le premier navait pas, et ce quil avait est vident : un parachute. Deux gars sont face un tireur. Le premier prend une balle dans la poitrine et tombe raide mort. Lautre prend une balle dans la poitrine, puis riposte tranquillement, et abat le tireur. A nouveau, il est vident que le second avait quelque chose que le premier navait pas, et ce quil avait est aussi vident : un gilet pare-balle. Deux civilisations. Une fait son chemin durant une priode, puis peut-tre que quelque chose de ngatif se produit (ou peut-tre pas) et soudain tout le monde sen carte. La deuxime fait son chemin encore plus longtemps, souffrant constamment de toutes les catastrophes imaginables, mais personne ne songe une seconde sen carter. A nouveau, il est vident que la seconde civilisation avait quelque chose que la premire navait pas, mais ce nest pas si vident de savoir quoi elle avait exactement. Elle avait un mme.

44 Faute dun mme, une civilisation tait perdueOn peut imaginer que les pontifes, potentats, dynastes, princes, chefs de guerre, principicules, rajahs, hirophantes, prtres, prtresses et gardes des palaces de toutes ces civilisations chancelantes ont du dsesprment vouloir implanter dans lesprit de leurs sujets vacillants ce concept tout simple : la civilisation doit continuer NIMPORTE quel prix et ne doit JAMAIS tre abandonne, quelles que soient les circonstances. Cependant, il va sans dire que seulement implanter nest pas suffisant. Pour devenir effectif, un mme doit tre accept sans conditions. Vous ne pouvez faire accepter aux gens une ide absurde de ce genre sur un coup de tte. Ils doivent lentendre ds la naissance. Elle doit leur parvenir de toutes les directions et tre intgre dans toutes les communications, comme a se passe pour nous. Tous ces gens ont commenc par croire que la meilleure faon de vivre tait de produire sa propre nourriture. Pourquoi seraient-ils devenus fermier plein temps autrement ? Ils commencrent agir ainsi et le firent pendant longtemps. Puis des choses trs prvisibles commencrent se produire. Par exemple, les Mayas, les Olmques et le peuple de Teotihuacn se stratifirent en lites riches et toute puissantes, et des masses pauvres et sans force, qui, naturellement, effectuaient tous le travail abrutissant qui fit la magnificence de ces civilisations. Les masses tolrent cette vie misrable, nous le savons, mais elles commencent invitablement devenir agites, nous le savons aussi.

45 Lorsque la sous-classe devient agiteNotre histoire est jonche dinsurrections, de rvoltes, de rebellions, dmeutes et de rvolutions, mais aucune ne sest jamais termine avec des gens qui ne feraient que de partir. Cest parce que nos citoyens savent que la civilisation doit continuer nimporte quel prix et ne doit jamais tre abandonne, quelles que soient les circonstances. Donc ils

deviendront fous furieux, dtruiront tout ce qui se trouve autour deux, massacreront toutes les lites sur lesquelles ils pourront mettre la main, brleront, violeront, pilleront mais ne sen iront pas tout simplement. Cest pour cette raison que le comportement des Mayas, des Olmques et des autres est un mystre insondable pour nos historiens. Pour eux, il est vident que la civilisation doit continuer nimporte quel prix et ne doit jamais tre abandonne, quelles que soient les circonstances. Comment alors, les Mayas, les Olmques et les autres ne lauraient-ils pas su ? Mais cest exactement ce qui manquait dans lesprit de ces gens. Lorsquils nont plus aim ce quils taient en train de construire, ils pouvaient sen loigner, parce quils navaient pas lide que a devait continuer nimporte quel prix et ne jamais tre abandonn, quelles que soient les circonstances. Ce mme fait la mme diffrence entre eux et nous que le parachute fait entre les deux types qui tombent de lavion ou que le gilet pare-balles fait entre les deux gars faisant face au tireur.

46 Et tous les autres ?Il ny a pas de preuves que les Hohokams et les Anasazis aient t diviss en classe suprieure toute puissante et sous-classe impuissante. Mais il y a quelques indices que les Hohokams taient en train de pencher dans cette direction. Plateformes dans le style msoamricain (construites par qui si ce nest une sous-classe mergente ?) commenaient apparatre ici et l, ainsi que des terrains pour jeux de balle (construits pour qui si ce nest pour une classe suprieure mergente ?). Lexprience anasazie tait la plus brve de toutes celles que jai examines et la moins dveloppe en tant que civilisation (pour autant quelle mrite ce nom). Mais cest quand-mme la mme chose pour toutes. Lorsque, pour une raison quelconque, ils nont plus aim ce quils construisaient, ils taient capables de sen loigner, car ils navaient pas lide que a devait continuer nimporte quel prix et ne jamais tre abandonn, quelles que soient les circonstances. Jai mentionn (mais pas discut) les deux autres grandes civilisations du Nouveau Monde, les Incas et les Aztques. Leur dveloppement initial et moyen a suivi les lignes poses par les Mayas et les Olmques, mais leur fin ne fut pas entre leurs mains, vu quils ont t dtruits par lenvahisseur espagnol au seizime sicle. Il est manifestement impossible de savoir comment ils auraient continu laisss eux-mmes, mais je parie que (manquant ce mme critique) ils auraient finalement suivi lexemple de tous les autres.

47 Lerreur culturellePour nous, le mme la civilisation doit continuer nimporte quel prix et ne jamais tre abandonne, quelles que soient les circonstances nous semble intrinsque lesprit humain, vident, comme la distance la plus courte entre deux points est la ligne droite. Nous imaginons que lhumanit est ne avec ce mme en tte. LHomo habilis savait quil devait tre civilis mais navait pas le cerveau adquat. LHomo erectus savait quil devait tre civilis mais il nen navait pas les talents. Home sapiens savait quil devait tre civilis

mais il ne savait comment. Homo sapiens sapiens savait quil devait tre civilis, possdait le cerveau et les talents, et il sy mit ds quil comprit que lagriculture en tait le moyen. Naturellement, il savait que a devait continuer nimporte quel prix et ne jamais tre abandonn, quelles que soient les circonstances. Alors, quest-ce qui nallait pas avec ces btisseurs de civilisation du Nouveau Monde ? Il est difficile de s'empcher de penser qu'ils avaient quelque chose de trs mystrieux. Ils savaient, parce que cest vident, que la civilisation ne doit jamais tre abandonne, mais ils lont tout de mme abandonne. Cest un exemple de lerreur culturelle, qui est : les mmes de notre culture proviennent de la structure mme de lesprit humain, et si vous ne les avez pas, il y a quelque chose qui cloche chez vous. Naturellement, a aussi cest un mme.

48 Lautre mystre des civilisations disparues Le premier mystre concernant les civilisations du Nouveau Monde est facile discerner car il se manifeste par quelque chose quils ont fait : ils ont dtruit ce quils avaient btis. Le second mystre est moins facile discerner car il se manifeste seulement par quelque chose quils nont pas fait : ils nont pas conquis le monde. Au sommet de leur dveloppement, les Mayas occupaient une zone pas plus grande que lArizona. Au moment o nous avions atteint le mme niveau de dveloppement, nous occupions le Moyen-Orient, lEurope, presque toute lInde et lAsie du sud-est. Il ny avait personne pour sopposer lavance des Mayas au nord ou au sud de leur rgion dorigine du Yucatn et du Guatemala, sils lavaient voulu. Les Olmques se sont satisfaits dune patrie plus petite que le Connecticut, et si la mtropole de Teotihuacn avait t construite au centre de Los Angeles, linfluence de son pouvoir imprial se serait arrte avant les limites de la ville. Quel tait le problme avec ces gens ? Que leur manquait-il que nous navions pas ? Allez-y, devinez.

49 Le mme manquantContrairement aux soldats qui les ont prcds, les colons du Nouveau Monde ne sont pas venus en tendant leurs frontires nationales. Ils ont plutt tendu une frontire culturelle commune. Derrire cette frontire, les gens dEurope, du Proche-Orient et de lExtrmeOrient pouvaient sinstaller confortablement cte--cte car ils taient culturellement de la mme famille. Quils venaient dAngleterre, de Chine, de Turquie, de Russie, dIrlande, dEgypte, de Thalande ou du Danemark, ils taient bien plus proches quils ne pouvaient ltre des sauvages de lautre ct de la frontire. (Et bien sr, ils nallaient la chasse aux esclaves que de lautre ct de la frontire.)

Ce ntait pas particulier au Nouveau Monde. Ctait ainsi depuis le commencement. La frontire qui sest tendue dans toutes les directions depuis le Croissant Fertile ntait pas une frontire nationale, ctait une frontire culturelle. Ce ntaient pas des soldats qui ont conquis le Nouveau Monde, ctaient des fermiers, qui ont enseigns leurs voisins, qui ont enseign leurs voisins, qui ont enseigns leurs voisins, propageant le message, dans un cercle sagrandissant constamment jusqu ce quil englobe tout, sauf le Nouveau Monde pas encore dcouvert de lautre ct de la plante. Le mme que nous avons amen avec nous au Nouveau Monde ntait pas nouveau. Nous le rpandons depuis le dbut : nous vivons de la BONNE manire et tout le monde devrait vivre ainsi. En possdant ce mme, nous sommes devenus les missionnaires culturel du monde, chose que ne sont pas devenus les Mayas et les Olmques qui ne le possdaient pas.

50 Sainte tcheLorsque Colomb est parti en direction de louest, travers lAtlantique, il ne cherchait pas un continent vide coloniser, il cherchait une route commerciale vers lOrient. Et sil tait tomb sur lAsie plutt que sur lAmrique, les gens en Europe se seraient dit Allons faire des affaires avec ces orientaux . Personne naurait pens dire Allons-y, dbarrassons-nous des orientaux et gardons lAsie pour nous . Mais Colomb nest pas tomb sur lAsie, il est tomb sur lAmrique, qui, comme il la constat, tait inoccupe (mis part quelques sauvages). Lorsque les peuples europens entendirent cela, ils ne se sont pas dit Allons faire des affaires avec ces sauvages . Ils se sont dit Allons-y, dbarrassons-nous de ces sauvages et prenons lAmrique pour nous . Ce ntait pas de la rapacit mais plutt une tche sainte. Lorsquun fermier dfriche un champ et y passe la charrue, il ne pense pas prendre ce champ toute la vie sauvage qui y habite. Il nest pas en train de le voler, il lutilise ainsi que Dieu la voulu depuis le dbut. Avant dtre cultive, cette terre ntait que de la friche. Et cest ainsi que les colons perurent le Nouveau Monde. Les natifs le laissaient en friche, et en le leur retirant et en y passant la charrue, ils effectuaient une tche divine. Le Nouveau Monde na pas t conquis par lpe, mais par un mme.

51 Les btisseurs de pyramideLes hordes douvriers qui ont bti les pyramides dAmrique centrale ntaient pas plus malheureux que ceux qui ont construit les pyramides dEgypte. Les ouvriers dAmrique centrale sentaient simplement quil y avait une alternative la misre, quils ont finalement adopte (en partant). Nous ne lavons pas fait, nous nous sommes obstins, construisant un ziggourat par ici, une grande muraille par l, une Bastille, une Ligne Maginot, et ainsi de suite, jusqu ce jour, o nos pyramides ne sont plus construites Gizeh ou Saqqarah mais plutt pour Exxon, ou Du Pont, ou Coca Cola, ou Proctor & Gamble ou McDonalds. Jai visit plusieurs salles de classe, et les tudiants me mnent toujours, dune manire ou dune autre, un point o je leur demande combien dentre eux rongent leur frein en attendant de sortir de l et commencer travailler sur les pyramides sur lesquelles leurs parents et leurs grands-parents ont travaill. La question les met mal laise, car ils savent quils devraient tre compltement transports de joie lide daller griller des

hamburgers, faire le plein ou ranger des rayonnages dans la vraie vie. Tout leur monde leur dit quils sont les enfants les plus chanceux sur terre - parents, enseignants, livres - et ils se sentent dloyaux de ne pas lever la main. Mais ils ne le font pas.

52 Les pharaonsIl a fallu vingt-trois ans Khops pour construire sa grande pyramide Gizeh, o quelque onze cent blocs de pierre, chacun pesant environ deux tonnes et demi, devaient tre taills et poss en place chaque jour de la saison de construction qui durait quatre mois. Peu de commentateurs de ces faits peuvent viter de remarquer quil sagit dun tmoignage impressionnant de contrle absolu du pharaon sur ses travailleurs gyptiens. Je suggre, au contraire, que le pharaon Khops ne devait pas exercer plus de contrle sur ses ouvriers Gizeh que le pharaon Bill Gates en exerce sur ses ouvriers chez Microsoft. Je suggre que les travailleurs gyptiens obtenaient autant, relativement parlant, en construisant la pyramide de Khops que les employs Microsoft obtiennent en construisant la pyramide de Bill Gates (qui ferait facilement cent fois celle de Khops, mais ne serait bien sr pas faite en pierre). Il ne faut pas exercer un pouvoir particulier pour faire des gens des btisseurs de pyramides, sils pensent navoir pas dautre choix que den construire. Ils construiront tout ce quon leur demande, que ce soit des pyramides, des parkings ou des logiciels pour ordinateurs. Karl Marx considrait que des travailleurs sans choix sont des travailleurs enchans. Mais sa conception tait que pour se librer des chaines, il faut dtrner les pharaons et ensuite construire des pyramides pour nous-mmes, comme si construire des pyramides tait quelque chose quon ne peut arrter, car on aime trop a.

53 La solution des MayasLe mme est aussi fort aujourdhui quil ltait chez les pousseurs de pierre de lEgypte ancienne : la civilisation doit continuer nimporte quel prix et ne jamais tre abandonne, quelles que soient les circonstances. Nous rendons le monde inhabitable pour notre espce et nous nous prcipitons vers notre extinction, mais la civilisation doit continuer nimporte quel prix et ne pas tre abandonne, quelles que soient les circonstances. Ce mme ntait pas ltal lEgypte pharaonique ou la Chine des Han ou lEurope mdivale, mais il est ltal pour nous. Cest littralement nous ou ce mme. Un de nous doit disparatre, et sans tarder. Mais Mais Maismais enfin, M. Quinn, vous ntes pas en train de suggrer que nous retournions vivre dans des cavernes et attrapions notre repas au bout dune lance ? Je nai jamais suggr pareille chose, ou t proche de le faire. Compte tenu des ralits de notre situation, retourner une vie de chasseurs-cueilleurs est une ide aussi stupide que se faire pousser des ailes et voler au paradis. Nous pouvons nous loigner de la pyramide mais ne pouvons nous fondre dans la jungle. La solution des Mayas nous est totalement

inaccessible, pour la raison simple que la jungle nest plus l et nous sommes plus de six milliards. Oubliez tout retour en arrire. Il ny a pas de retour. Le retour est parti. Mais nous pouvons toujours nous loigner de la pyramide.

54 Au-del de la pyramideMais si, stant loign de la pyramide, nous ne pouvons nous fondre dans la jungle, alors que pouvons-nous donc faire ? Voici comment le sage gorille dIshmael rpondit cette question : vous tes fiers de votre inventivit, nest-ce pas ? Alors inventez. Ses lves, et ce nest pas surprenant, ne lont pas relev et lont pris comme une non-rponse, et je suis sr que la plupart des lecteurs ont fait de mme. Ils lont fait car dans notre mme sur la civilisation il y en a un autre qui est implicite : la civilisation est linvention ULTIME de lhumanit et ne peut tre jamais surpasse. Cest prcisment pour a quelle doit tre perptue nimporte quel prix, car il est impossible quil y ait dinvention aprs elle. Si nous devions abandonner la civilisation (gloups !), alors nous serions fichus ! Si nous voulons avoir un futur, alors notre premire invention doit tre un tueur de mme : nous devons dtruire, en nous et dans les peuples autour de nous, le mme qui proclame que la civilisation est une invention insurpassable. Ce nest, aprs tout, quun mme, une simple notion propre notre culture. Ce nest pas une loi de la physique, cest seulement quelque chose quon nous a appris croire, que nos parents ont appris croire, ainsi que leurs parents et leurs grands-parents, en remontant ainsi jusqu Gizeh, Ur, Mohenjo-Daro, Cnossos et au-del. Vu quil ny a pas mieux pour tuer un mme quun autre mme, voyons ce que donne celuil : Quelque chose de MIEUX que la civilisation nous attend. Quelque chose de bien mieux, moins que vous soyez un de ces rares individus qui aiment tracter des pierres.

TROISIEME PARTIE Quitter la pyramideJe suis all acheter quelque chose de transcendant et suis revenu avec un tlphone.ANTHONY WEIR

Jai vingt-deux ans et je ne vais pas attendre plus longtemps.SCOTT VALENTINE

57 Organisations sociales et slection naturellePersonne nest surpris dapprendre que les abeilles sont organises dune faon optimale pour elles ou que les loups sont organiss dune faon optimale pour eux ou que les baleines sont organises dune faon optimale pour elles. La plupart des gens comprennent gnralement que lorganisation sociale dune espce volue de la mme manire que les autres attributs de lespce. Les organisations dysfonctionnelles sont limines de la mme manire que les traits physiques dysfonctionnels sont limins, par le processus connu sous le nom de slection naturelle. Mais il y a un prjug trange et infond contre lide que le mme processus a model lorganisation de lHomo durant les trois ou quatre millions dannes de son volution. Personne nest surpris dapprendre que la forme dune griffe ou un schma de couleur est arriv jusqu cette poque parce quil fonctionne pour le propritaire de cette griffe ou de cette coloration, mais la plupart sont rticents envisager lide quune organisation sociale humaine puisse atteindre le prsent pour la mme raison.

58 Dfinitions et exemplesStyle de vie (ou manire de vivre) : Faon de subsister pour un groupe dindividus. La chasse et la cueillette sont des styles de vie. Cultiver sa nourriture est un style de vie. Manger des charognes ou des restes est un style de vie (par exemple chez les vautours). Fourrager ou fouiller est un style de vie (par exemple chez les gorilles). Organisation sociale : structure cooprative qui aide un groupe mettre en uvre son style de vie. Les colonies de termites sont organises en une hirarchie de trois castes qui sont les reproducteurs (reine et roi), ouvriers et soldats. Les chasseurs-cueilleurs humains sont organiss en tribus. Culture : la totalit de ce qui est pass dune gnration lautre dindividus par le langage et lexemple. Les Yanonami du Brsil et les Bushmen dAfrique ont un style de vie commun (chasse et cueillette) et une organisation sociale commune (le tribalisme) mais nont pas une culture commune (sauf dans un sens trs gnral).

59 La mystrieuse persistanceNotre vision culturelle a t modele par des gens qui taient compltement satisfaits avec la notion que lunivers quils voyaient tait dans sa forme finale, et tait parvenu cette

forme, comme qui dirait dun seul coup. Lhistoire de la cration dans la Gense nest pas lorigine de cette notion, tout au plus elle laffirme : Dieu a fait son travail, vit que a ne ncessitait pas damlioration, et voil. Il ne nous a pas t facile de sloigner de cette notion, et en fait beaucoup de gens sy accrochent inconsciemment, mme lorsquelles parlent dvolution. Cest pour cette raison que la disparition des civilisations du Nouveau Monde semble mystrieuse pour nos historiens. Si leur vision du monde tait fondamentalement darwinienne plutt que fondamentalement aristotlicienne, ils raliseraient que ce quil faut voir dans ces disparitions, cest simplement la slection naturelle en action, cela dissiperait cet aura de mystre. Durant nos trois ou quatre millions dannes sur cette plante, il est hors de doute que des milliers dexpriences culturelles ont t menes parmi les humains. Les succs ont survcu et les checs ont disparu, pour la simple raison quil ny avait probablement plus personne qui voulait les perptuer. Les gens vont (gnralement) accepter de vivre dans la misre jusqu un certain point. Ce nest pas ceux qui ont quitt qui sont extraordinaires et mystrieux, cest nous, nous qui nous sommes dune certaine faon persuads que nous devons persister dans notre misre, quel que soit le cot et ne jamais labandonner, mme en face dune calamit.

60 Certains veulent vraiment plus que ncessaireAvant de devenir cultivateurs temps plein, les Mayas, Olmques et tous les autres pratiquaient la chasse et la cueillette, ou une combinaison de cueillette et dagriculture. Estce que le fait quils sont devenus cultivateurs temps plein nindique pas quils ntaient pas compltement satisfaits de leur style de vie ? Cest exactement ce que a indique. A un moment donn, lide dassurer son existence avec lagriculture semblait plus attrayante que la manire traditionnelle. Cela ne signifie pas ncessairement quils dtestaient leur vie prcdente, mais cela signifie certainement quils ont jug la vie agricole plus prometteuse. Trs certainement, ils ne voyaient du tout leur aventure dans la vie agricole comme une exprience mais comme un choix permanent et irrvocable. Si cest ainsi, cela ninvalide pas le rle de la slection naturelle mais plutt cela le souligne. Tous ces peuples ont commenc par abandonner un style de vie traditionnel pour une innovation qui semblait promettre plus de ce quils voulaient. Lorsque linnovation savra donner moins de ce quils voulaient, ils lont abandonne pour retourner leur style de vie prcdent. Cette innovation a dans chaque cas rat lexamen. Mais cela nindique-t-il pas que leur style de vie traditionnel tait loin dtre parfait ? Bien sr. La slection naturelle est un processus qui spare ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas, et non le parfait de limparfait. Rien de ce que lvolution produise nest parfait, cest juste sacrment difficile de lamliorer.

61 Le tribalisme a fonctionneComme je lai dit, si vous faites remarquer que la vie en essaim fonctionne bien pour les abeilles, que la vie en troupe fonctionne bien pour les babouins, ou que la vie en meute fonctionne bien pour les loups, vous ne serez pas contredit, mais si vous faites remarquer

que la vie en tribu fonctionne bien pour les humains, ne soyez pas surpris si vous tes attaqu avec une frocit presque hystrique. Vos attaquants ne vont jamais vous admonester pour ce que vous avez dit mais plutt pour des paroles quils vous ont inventes, par exemple que la vie tribale est parfaite ou idyllique ou noble ou simplement merveilleuse . Il importe peu que vous nayez dit ces choses, ils seront aussi indigns que si vous laviez fait. La vie tribale nest en fait pas parfaite, idyllique, noble ou merveilleuse, mais partout o on la trouve intacte, on constate quelle fonctionne bien, aussi bien que la vie des lzards, des ratons-laveurs, des oies ou des scarabes, avec le rsultat que les membres de la tribu ne sont gnralement pas des cas limites psychotiques enrags, rebelles, dsesprs et stresss dchirs par le crime, la haine et la violence. Ce que les anthropologues constatent cest que les peuples tribaux, loin dtre nobles, doux ou plus sages que nous, sont aussi capables que nous dtre mesquins, mchants, stupides, gostes, insensibles, ttus et colriques. La vie tribale ne transforme pas les gens en saints, elle permet des gens ordinaires dassurer leur existence ensembles avec un minimum de stress, anne aprs anne, gnration aprs gnration.

62 Vous vous attendiez quoi ?Aprs trois ou quatre millions dannes dvolution humaine, vous vous attendiez quoi dautre quune organisation sociale qui fonctionne ? Comment sinon Homo habilis aurait-il survcu sans une organisation sociale fonctionnelle ? Comment sinon Homo erectus aurait-il survcu sans une organisation sociale fonctionnelle ? Et si la slection naturelle a dot Homo habilis et Homo erectus dorganisation sociales fonctionnelles, pourquoi aurait-elle manqu den doter Homo sapiens ? Les humains peuvent avoir essay plusieurs autres types dorganisation sociale durant ces trois quatre millions dannes, mais alors aucun deux na survcu. En fait, nous savons que les humains ont essay dautres organisations sociales. Les Mayas en ont essay une, et trouv aprs trois mille ans que cela navait pas fonctionn (en tout cas pas aussi bien que le tribalisme). Ils sont retourns la vie tribale. Les Olmques en ont essay une, et trouv aprs trois cent ans que cela navait pas fonctionn (en tout cas pas aussi bien que le tribalisme). Ils sont retourns la vie tribale. Le peuple de Totihuacn en a essay une, et trouv aprs cinq cent ans que cela navait pas fonctionn (en tout cas pas aussi bien que le tribalisme). Ils sont retourns la vie tribale. Les Hohokams en ont essay une, et trouv aprs trois cent ans que cela navait pas fonctionn (en tout cas pas aussi bien que le tribalisme). Ils sont retourns la vie tribale. Les anasazi en ont essay une, et trouv aprs trois cent ans que cela navait pas fonctionn (en tout cas pas aussi bien que le tribalisme). Ils sont retourns la vie tribale. Aucune de leurs exprimentations na survcu, mais le tribalisme oui. Et cest a la slection naturelle.

63 Si vous laimez tantLes gens qui naiment pas ce que je suis en train de dire me contrent de cette manire : Si vous aimez tant la vie tribale, alors pourquoi nallez vous pas vous munir dune lance et vivre dans une caverne ? La vie tribale na rien voir avec les lances, les cavernes ou avec la chasse et la cueillette. Chasseur-cueilleur est un style de vie, une occupation, une faon dassurer sa vie. Une tribu nest pas une occupation particulire; cest une organisation sociale qui aide assurer sa vie. Aux endroits o ils sont encore accepts, les gitans vivent en tribu, mais ils ne sont manifestement pas chasseurs-cueilleurs. De faon similaire, les gens du cirque vivent en tribu, mais nouveau, mais ils ne sont manifestement pas chasseurs-cueilleurs. Jusqu rcemment il y avait plusieurs formes de spectacles ambulants qui avaient une organisation tribale : groupes thtrales, carnavals, etc.

64 Ce que les gens aiment dans les socits tribalesLes tribus existent pour leurs membres, et pour tous leurs membres, parce que tous sont perus comme impliqus dans le succs de la tribu. Lorsque la tente est monte, personne dans le cirque nest plus important que lquipe de construction. Lorsque les mats sont dresss, personne nest plus important que les monteurs de mats. Lorsque le spectacle commence, personne nest plus important que les artistes, humains et animaux. Et ainsi de suite, pour toutes les phases de la vie du cirque. Parmi les chasseurs-cueilleurs, le succs navait videmment rien voir avec largent. Au cirque, bien sr, tout le monde sait que le spectacle doit faire de largent pour pouvoir continuer, mais cest le cirque, et non largent qui fourni le moyen dexistence. Je veux dire quils ne maintiennent pas le cirque pour faire de largent, ils gagnent de largent pour pouvoir continuer faire tourner le cirque. (Un artiste le voit un peu de la mme manire : il y a une diffrence entre peindre pour de largent ou gagner de largent pour pouvoir continuer peindre.) La tribu est ce qui leur fournit ce dont ils ont besoin, et si la tribu disparat, ils sont dans le malheur. Tout le monde veut que le directeur du cirque gagne de largent, car sil cesse de gagner de largent, le spectacle sera termin. Lintrt de chacun se trouve dans le succs de lensemble. Ce qui est bon pour la tribu est bon pour tout le monde, du propritaire au tourneur de barbe--papa. Je me penche sur lexemple du cirque pour bien marquer le fait que la vie tribale nest pas seulement quelque chose qui a fonctionn dans lancien temps ou seulement pour les chasseurs-cueilleurs.

65 Le cirque existe-t-il vraiment ?Sil existe des choses comme le thtre , lopra et le cinma , alors pourquoi ny aurait-il pas le cirque ? Mais est-il vraiment tribal ?

Cest parce que le cirque est tribal que nous remarquons le moment o un cirque particulier cesse dtre tribal. Lhistoire du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus est sans aucun doute une histoire de tribus du cirque, mais actuellement ce cirque nest quune grosse affaire commerciale, aussi hirarchis que General Motors ou United Airlines. Personne ne confond un spectacle comme le Ice Capades* avec une affaire tribale, a a commenc comme une grosse affaire commerciale et il nen na jamais t autrement. Beaucoup de petites affaires commencent de manire tribale, avec quelques partenaires y investissant toutes leurs ressources et ne prenant que ce dont ils ont besoin pour survivre, mais ce caractre tribal disparat vite si la compagnie devient une hirarchie conventionnelle. Et mme si elle se dveloppe de manire tribale, avec des nouveaux membres qui tendent ses ressources pour sy intgrer, elle risque de perdre son caractre tribal si elle devient trop grande. A partir dune certaine taille, elle doit soit cesser de grandir, soit commencer sorganiser en une tribu de tribus, ce qui est probablement la meilleures faon de comprendre les types de cirques que vous risquez de voir dans nimporte quelle grande ville aujourdhui. Une tribu est une coalition de gens travaillant ensembles et gaux pour assurer leur vie. Une tribu de tribus est une coalition de tribus qui travaillent ensembles et gales pour sassurer leurs vies ; chaque tribu a son chef, ainsi que la coalition dans son ensemble.* Dans le style que Holiday on ice (NdT)

66 Les gens du cirque sont tribauxLes gens vivant de manire tribale transmettent la gnration suivante non pas une fortune toute faite mais plutt une faon fiable dassurer sa vie. Pour cette raison la famille des brasseurs Busch est un clan et non une tribu. Ce que la gnration actuelle des Busch a reu de la prcdente nest pas une faon dassurer sa vie mais une fortune toute faite qui sera passe la gnration suivante. Par contraste, les artistes de cirque mondialement connus que sont les Flying Wallendas nont pas un milliard transmettre la prochaine gnration. Ce quils ont transmettre, cest une faon dassurer sa vie. Leur vie nest pas de facto assure (comme elle ltait pour August Busch III qui naurait pas eu besoin de travailler un seul jour de sa vie sil lavait dsir). De la mme manire que chaque gnration successive de chasseurs-cueilleurs reoit de la prcdente les connaissances et techniques de la chasse et de la cueillette (mais doit tout de mme chasser et cueillir elle-mme pour rester en vie), chaque gnration de Wallendas reoit de la prcdente des connaissances et des pratiques de cirque (mais doit tout de mme prsenter son spectacle elle-mme pour rester en vie). Dans une tribu ethnique, il nest pas rare de voir trois ou mme quatre gnrations qui travaillent cte--cte. On peut voir la mme chose dans les cirques tribaux comme les Wallendas o personne ne stonne lorsque Aurelia Wallendas, douze ans, fait un numro de voltige avec son oncle Alexandre Sacha Pavlata, quarante-sept ans, artiste de sixime gnration.

67 Je me permets de vous contredire ! Il y en a autant qui verront la pertinence quil y a considrer le cirque comme une tribu que ceux qui se lveront pour dnoncer une ide fausse et absurde. On me fera remarquer, par exemple, que les cirques embauchent rgulirement des travailleurs temporaires qui travaillent un jour, une semaine, et sen vont. Ces travailleurs occasionnels sont rarement membres de la tribu et deviennent rarement des membres de la tribu. Tout cela est trs vrai (bien que a ne change pas le fait que certains deviennent des membres de la tribu). Dans les petits cirques, tout le travail est effectu par le mme groupe de gens, qui installent les quipements, occupent les caisses, excutent des numros et travaillent avec les animaux. Dans les cirques plus grand par contre, les propritaires, les artistes et les manutentionnaires semblent faire partie de classes sociales diffrentes, qui en thorie (en tout cas dans certains cirques) ne fraternisent pas. Je me pose tout de mme des questions sur la validit de ces classes sociales . Il est possible, dans une organisation sociale ordinaire, dimaginer une classe ouvrire rvant de renverser la classe dirigeante . Mais cela na aucun sens dans le contexte du cirque. Quel bien cela amnerait-il si les manutentionnaires du cirque renversaient les artistes ? Plutt que dencombrer le cirque avec des classes sociales qui ne fonctionnent pas, je pense quil est mieux de considrer le cirque comme une tribu de tribus, un peu comme les Sioux qui taient une tribu de tribus.

68 Histoires tribalesUn jour de juillet en 1986, le journaliste Ron Grossman du Chicago Tribune a voyag avec le plus petit [mud show] dAmrique qui partait de New Windsor dans lIllinois et sarrtait Wataga, quarante-cinq kilomtres plus loin. Ctait la compagnie du Culpepper and Merriweather Great Combined Circus qui tait compose de six artistes, un dbardeur, trois chvres, six chiens, autant de poney shetland et deux jeunes trainards dans la tradition de Toby Tyler*. Tout en aidant monter la tente de cinq par vingt mtres dans la cour des pompiers de Wataga, Red Johnson, le propritaire et prsentateur, racontait sa propre histoire dans le cirque qui avait dbut lge de neuf ans. - Ma mre ma rveill vraiment tt un matin et nous sommes alls assister au spectacle du Cole Bros Circus. Je me rappelle mtre passionn pour latelier du marchal-ferrant. Disaitil en alternant des coups de son maillet de dix kilos avec le clown B.J. Herbert et le funambule Jim Zajack. - Aprs elle ma achet un livre souvenir sur le cirque et lintrieur de la couverture avait crit : ne timagine pas des choses. - Ce qui est drle cest que ma famille ma dit la mme chose lorsquils mont offert un livre sur le cirque pour nol. Ajouta Zajack. Mais lge de dix-sept ans il les a suffisamment harcels pour quils le laissent partir, pour ce qui tait supposment un job dt, au Franzen Bros Circus. Depuis, il nest jamais rentr la maison, sauf lorsquun spectacle sarrtait. - Le cirque, dit-il Grossman, est comme une petite tribu de nomades. Une fois que vous vous tes lancs, vous ne vous arrtez plus.

Ndt : Film de Walt Disney (1960) mettant en scene un enfant et un singe dans un cirque.

69 Ici vous faites partie de quelque choseTerrel Jacobs, spcialiste du fouet au cirque Culpepper et Merriweather critique la nature hirarchique des grands cirques et note quon y trouve le mme ordre hirarchique que la socit en gnral. Au Ringlings, les artistes pensent quil est indigne de parler avec les manuvres. Chacun a son travail effectuer, et, aprs le spectacle, tout le monde se retire dans son monde priv. Ici, nous sommes une famille. Nous travaillons ensembles, sommes sur scne ensembles, mangeons ensembles, et oui, nous nous querellons. Nous ne sommes pas assez pour que certains jouent aux chefs. Ca ne peut tre quune dmocratie. Mais ce nest pas que les petits cirques qui exprimentent cette dmocratie tribale. En 1992, David Leblanc, chef de tente (puis directeur oprationnel) pour le Big Apple Circus dit : Il y a une communication totale ici. Jai grandi dans les banlieues et je ne pouvais vous dire le nom des gens qui habitaient ct de chez mes parents, et jy ai vcu pendant quinze annes. Ici vous ne vivez pas seulement avec votre voisinage, vous travaillez galement avec dans une but commun. Vous faites partie de quelque chose. Aprs avoir aid une des membres de lquipe draciner un piquet de tente, Leblanc rajouta : Cest le style du cirque. Elle le fait de bon cur. Et vous savez quoi ? Ca ne fait pas partie de son travail. Elle tait juste l pour aider. Ici les gens sont prts faire nimporte quoi. Dans le monde rel, les gens rclament dix minutes de pause aprs trois heures de travail, mais les gens ici sont simplement ddis ce quils font.

70 Lloignement du tribalismeLes gens ne cultivent pas parce que a demande moins de travail, ils cultivent parce quils veulent sinstaller et vivre dans un seul endroit. Une zone qui est fourrage ne fournit pas assez de nourriture humaine pour supporter un tablissement permanent. Pour construire un village il faut cultiver quelque chose, et cest ce que font la plupart des villages aborignes : ils cultivent un peu. Ils ne cultivent pas toute leur nourriture, ils nen nont pas besoin. A partir du moment o vous transformez tout le terrain autour de vous en terre agricole, vous commencez gnrer dnormes surplus de nourriture, qui doivent tre protgs des lments et des autres cratures, y-compris dautres humains. A la fin ils doivent tre mis sous cl. Bien que a nait pas t peru ainsi ce moment, la mise sous cl de la nourriture a sonn le glas du tribalisme et le dbut de la vie hirarchique que nous nommons civilisation. Ds que le grenier apparat, quelquun doit venir le protger, et ce gardien a besoin dassistants qui lui deviennent totalement dpendants, vu quils ne peuvent plus assurer leur vie comme fermiers. Dun seul coup, une figure de pouvoir apparat sur la scne pour contrler la richesse de la communaut, entoure par une quipe de vassaux loyaux, prts voluer en une classe dirigeante de nobles et de princes. Cela ne se produit pas parmi les fermiers occasionnels ou parmi les chasseurs-cueilleurs (qui nont pas de surplus mettre sous cl). Cela se produit uniquement parmi les gens qui tirent toute leur subsistance de lagriculture, les gens comme les Mayas, les Olmques, les Hohokams, etc.

71 Du tribalisme la hirarchisationChaque civilisation qui entre dans lhistoire ex nihilo (cest--dire, ne provenant pas dune civilisation antrieure), entre ayant bien en place la mme organisation sociale hirarchique de base, quelle merge en Msopotamie, en Egypte, en Inde, en Chine ou dans le Nouveau Monde. Il serait intressant dtudier les raisons pour lesquelles ce rsultat remarquable se produit (sans doute un processus de slection naturelle), mais ce nest pas le sujet de mon tude. Je laisse la question du pourquoi aux autres. Mais le fait que a se produit ainsi est indiscutable. Tout le monde est familier avec les grandes lignes de cette organisation grce au modle gyptien. Il y a une organisation tatique centralise qui dtient les pouvoirs conomiques, militaires, politiques et religieux. La caste dirigeante mene par un dieu vivant tel Pharaon, Inca ou autre monarque divin, est seconde par une bureaucratie de prtres qui contrlent et supervisent la force de travail conscrite pour (entre autres) la construction de palais, complexes pour les crmonies, temples et pyramides. La tribu a bien sr, ce moment, disparu depuis des sicles, voir des millnaires.

72 Ce que les gens naiment pas dans la hirarchiePour tre honnte, je devrais faire la distinction entre ce que les dirigeants aiment dans les socits hirarchiques et ce que tous les autres ny aiment pas, mais je doute avoir vraiment besoin dexpliquer le premier cas. Ce que les gens (sauf les dirigeants) naiment pas dans les socits hirarchiques cest quelles ne se matrialisent pas de la mme manire pour tous leurs membres. Elles donnent une vie daisance et de luxe incroyable aux dirigeants et une vie de pauvret et de labeur pour tous les autres. La faon dont les dirigeants bnficient du succs dune socit est compltement diffrente de la faon dont les masses en bnficient, et les pyramides et tous les temples tmoignent de limportance des dirigeants, pas de celle de