3
Med Pal 2005; 4: 77-79 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE Médecine palliative 77 N° 2 – Avril 2005 De la bonne mort au bon mort Isabelle Atmani, Psychologue clinicienne, EMSP Hôpital Delafontaine, Saint-Denis. Summary Dying well In routine palliative care practice, modelization of death is in- evitable. Such models develop from unstated desires : death is good in itself, better is to come after death, what is good is ac- cessible. These elected ideals issue from a mental process con- stituting the foundation of nursing care. These ideals have value because of the way we try (imperfectly) to fulfill them or com- prehend their representations. These individual and community ideals correspond to the declared desires of the terminally ill to “die well” and benefit from the specific form of interpersonal relation represented by palliative care. The dying person is en- joined more or less implicitly to respond to individual or social demands, and must, in order to escape total solitude in face of death, respond favorable. Key-words: modelization, peaceful death, life, thanatos, ideals, esthetics, extreme. Résumé Le recours à des modélisations d’une bonne mort est incontour- nable dans la pratique palliative. Celles-ci se déclinent à partir d’un fantasme d’un bien en soi, d’un meilleur à venir, voire même d’un beau accessible. Ces élections d’idéaux, processus sur lequel se repose la cohérence des équipes soignantes, valent pour la manière dont nous les réalisons imparfaitement, voire même dont nous attaquons ces représentations. À ces créations à la fois collectives et individuelles correspond une demande énoncée au sujet mourant : celle d’être « le mort qu’il faut » afin de pouvoir bénéficier de cette forme spécifique de lien que re- présente l’accompagnement palliatif. En effet des injonctions de plusieurs natures sont énoncées de manière plus ou moins im- plicite à l’endroit du sujet désigné mourant. Qu’il s’agisse de cri- tères sociaux ou d’exigences individuelles, le sujet doit répondre favorablement afin de ne pas demeurer dans une solitude totale face à la mort. Mots clés : modélisation, bon mort, agonie, pulsion de vie, tha- natos, idéaux, l’esthétique, l’extrême. Autour de l’idée d’un bon à soutenir Bien qu’on s’en défende, nous ne pouvons nier la per- sistance d’une représentation de la bonne mort au sein de notre pratique palliative. Celle-ci se décline sous la forme de représentations collectives et individuelles. Dans sa forme collective, nous la retrouvons comme facteur de co- hésion des équipes, de mise en sens et de légitimation de notre intervention. Cette reconnaissance d’un ensemble de représentations partageables assure la cohérence de nos pratiques respectives. Nous pouvons d’ailleurs nous de- mander de quelle manière l’éthique médicale, qui est de- venue une préoccupation forte, ne participe à l’émergence d’une nouvelle forme de modélisation de la bonne mort, prenant ainsi le relais des valeurs religieuses. Au niveau individuel, cette représentation prend la forme d’idéaux puisés au sein de diverses disciplines, autant de produits de la psyché issus de trajectoires inti- mes. Il est illusoire de penser pouvoir travailler avec l’ex- trême, sans représentations préexistantes. De fait, il semble que la problématique du bon émerge comme étayage de nos propositions, de nos options ou même de nos abstentions collectives et individuelles. Les soins palliatifs s’inscrivent dans un mouvement certes dynamique ; mais dont le point d’ancrage se situe en partie, dans une fantasmatique 1 d’un bien en soi, d’un mieux à venir et quelquefois d’un beau estimé, dans l’après-coup. La qualification de « bonne mort » ne tient qu’à l’interprétation que nous en faisons, ce produit d’une Atmani I. De la bonne mort au bon mort. Med Pal 2004 ; 4 : 77-79. Adresse pour la correspondance : Isabelle Atmani, 42, rue Galliéni, 93100 Montreuil. e-mail : [email protected] Communication issue du colloque « Des vivants et des morts ». Des construc- tions de la bonne mort. Brest, 21 au 21 novembre 2002. 1. au sens psychanalytique, c’est-à-dire dans le sens de « mise en relation d’un sujet à un objet sur le fonds d’un désir inconscient.

De la bonne mort au bon mort

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: De la bonne mort au bon mort

Med Pal 2005; 4: 77-79

© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

Médecine palliative

77

N° 2 – Avril 2005

De la bonne mort au bon mort

Isabelle Atmani, Psychologue clinicienne, EMSP Hôpital Delafontaine, Saint-Denis.

Summary

Dying well

In routine palliative care practice, modelization of death is in-evitable. Such models develop from unstated desires : death is good in itself, better is to come after death, what is good is ac-cessible. These elected ideals issue from a mental process con-stituting the foundation of nursing care. These ideals have value because of the way we try (imperfectly) to fulfill them or com-prehend their representations. These individual and community ideals correspond to the declared desires of the terminally ill to “die well” and benefit from the specific form of interpersonal relation represented by palliative care. The dying person is en-joined more or less implicitly to respond to individual or social demands, and must, in order to escape total solitude in face of death, respond favorable.

Key-words:

modelization, peaceful death, life, thanatos, ideals, esthetics, extreme.

Résumé

Le recours à des modélisations d’une bonne mort est incontour-nable dans la pratique palliative. Celles-ci se déclinent à partir d’un fantasme d’un bien en soi, d’un meilleur à venir, voire même d’un beau accessible. Ces élections d’idéaux, processus sur lequel se repose la cohérence des équipes soignantes, valent pour la manière dont nous les réalisons imparfaitement, voire même dont nous attaquons ces représentations. À ces créations à la fois collectives et individuelles correspond une demande énoncée au sujet mourant : celle d’être « le mort qu’il faut » afin de pouvoir bénéficier de cette forme spécifique de lien que re-présente l’accompagnement palliatif. En effet des injonctions de plusieurs natures sont énoncées de manière plus ou moins im-plicite à l’endroit du sujet désigné mourant. Qu’il s’agisse de cri-tères sociaux ou d’exigences individuelles, le sujet doit répondre favorablement afin de ne pas demeurer dans une solitude totale face à la mort.

Mots clés :

modélisation, bon mort, agonie, pulsion de vie, tha-natos, idéaux, l’esthétique, l’extrême.

Autour de l’idée d’un bon à soutenir

Bien qu’on s’en défende, nous ne pouvons nier la per-sistance d’une représentation de la bonne mort au sein denotre pratique palliative. Celle-ci se décline sous la formede représentations collectives et individuelles. Dans saforme collective, nous la retrouvons comme facteur de co-hésion des équipes, de mise en sens et de légitimation denotre intervention. Cette reconnaissance d’un ensemble dereprésentations partageables assure la cohérence de nospratiques respectives. Nous pouvons d’ailleurs nous de-mander de quelle manière l’éthique médicale, qui est de-venue une préoccupation forte, ne participe à l’émergenced’une nouvelle forme de modélisation de la bonne mort,prenant ainsi le relais des valeurs religieuses.

Au niveau individuel, cette représentation prend laforme d’idéaux puisés au sein de diverses disciplines,autant de produits de la psyché issus de trajectoires inti-mes.

Il est illusoire de penser pouvoir travailler avec l’ex-trême, sans représentations préexistantes.

De fait, il semble que la problématique du bon émergecomme étayage de nos propositions, de nos options oumême de nos abstentions collectives et individuelles.

Les soins palliatifs s’inscrivent dans un mouvementcertes dynamique ; mais dont le point d’ancrage se situeen partie, dans une fantasmatique

1

d’un bien en soi, d’unmieux à venir et quelquefois d’un beau estimé, dansl’après-coup. La qualification de « bonne mort » ne tientqu’à l’interprétation que nous en faisons, ce produit d’une

Atmani I. De la bonne mort au bon mort. Med Pal 2004 ; 4 : 77-79. Adresse pour la correspondance :

Isabelle Atmani, 42, rue Galliéni, 93100 Montreuil.

e-mail : [email protected]

Communication issue du colloque « Des vivants et des morts ». Des construc-tions de la bonne mort.Brest, 21 au 21 novembre 2002.

1. au sens psychanalytique, c’est-à-dire dans le sens de « mise en relation d’unsujet à un objet sur le fonds d’un désir inconscient.

Page 2: De la bonne mort au bon mort

Médecine palliative

78

N° 2 – Avril 2005

De la bonne mort au bon mort

SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

relecture individuelle de l’événement dont nous ne pou-vons nier la violence inhérente au processus même.

Mon propos n’est pas de présenter une modélisationsupplémentaire de la bonne mort mais de réfléchir sur

quelques-uns des concepts prin-ceps que nous retrouvons dans laclinique non seulement, maiségalement dans le cadre légal dessoins palliatifs. À ce propos, nouspouvons remarquer que l’exis-tence d’une loi spécifique surdé-

termine une certaine politique de la « bonne mort ». J’en-tends ici un rapport ordonné par le social juridique.

Une certaine représentation de la dignité

Parmi ces principes donc, nous trouvons le maintiende la dignité, la lutte contre la douleur, la prise en chargede la famille. La problématique de la dignité est intéres-sante, au-delà de sa valeur intrinsèque, car elle pose fon-damentalement le rapport du sujet à sa corporalité et lamanière dont le soma peut surdéterminer la réalité psy-chique dans ce moment extrême. La pratique des soinspalliatifs ne cesse de questionner cette conjugaison demanière plus acerbe encore lors des moments d’agonie.Elle nous demande systématiquement de réfléchir sur quoinous essayons d’agir, de quelle manière nous sommesconfrontés à des choix de priorité tout en sachant quenous ne cessons d’agir collatéralement. C’est au cours deces moments d’urgence, et donc de choix, que nos repré-sentations idéalisées s’actualisent de la manière la plusforte et qu’émergent les polémiques les plus fondatrices.

La dignité constitue le versant psychique de la bonnemort dont l’équivalent corporel serait une certaine recher-che d’esthétique de la mort. Le corps agonique me sembleêtre l’espace d’une quête : celle d’une pureté, d’une éven-tuelle beauté, d’une certaine extase. C’est oublier que ce-lui-ci, plongé au cœur d’un processus morbide, nousdonne à voir ce qui demeure énigmatique malgré notresavoir scientifique. Les interrogations d’ordre médicalsont éloquentes : faut-il nourrir, hydrater, toucher les pa-tients, autant de préoccupations légitimes qui ne cessentde questionner le non représentable de la mort.

Une autre pierre angulaire de la modélisation de labonne mort est l’absence de douleur, avec une primauté,malgré tout, pour la douleur somatique. Ce principe idéalet idéalisé fonctionne sur un mode économique qui tendà réduire toutes les excitations désagréables, autrementdit les symptômes sur lesquels seule une action restreintepeut être envisagée. Cette recherche d’un zéro de douleurme fait penser à un moment clé dans l’épistémologie psy-

chanalytique, celui où Freud va saisir le caractère fragileet précaire de l’organisation de la vie qui ne tient pas àla seule pulsion de vie [1]. Il trouva inspiration dans lemodèle du Nirvana proposé par B. Low, lequel lui permitde décrire le principe de plaisir, principe séduisant dontl’objectif principal est de réduire les tensions au maxi-mum. Cependant à trop vouloir réduire les excitations

2

émerge un danger : celui de laisser le champ totalementlibre à Thanatos dont le parachèvement est le zéro défi-nitivement atteint, en d’autres termes : la mort réelle. Fortheureusement, le principe de plaisir est inlassablement en-travé par le principe de réalité qui l’empêche de trop bienfonctionner, de fonctionner une fois pour toutes…

Ce détour théorique est à l’image de la pratiquepalliative : la réalité nous entrave perpétuellement – etfort heureusement, est-il vraiment utile de l’ajouter – dansl’application exhaustive d’une quelconque modélisationde la bonne mort. La persistance d’un modèle ne vaut quepour son caractère irréalisable.

Vers une nouvelle économie du morbide ?

La bonne mort induit une dialectique autour du biensous forme d’une promesse qui à mon sens est unilatérale.L’expression si investie par les soignants, si mortifère de« lâcher prise » mérite que nous nous attardions : de quoiet de qui est-il nécessaire de se désengager ? Mais avanttout qui est l’être acteur de ce désengagement ? Dans unecertaine littérature des soins palliatifs, le lâcher prise re-présente ce moment où le sujet accepterait, par un longtravail d’assimilation de la réalité, de ne plus s’accrocherà la vie. Ce faux concept vaut à mon sens pour ce qu’ilnous pointe des attitudes des autres à l’endroit du « sujeten fin de vie. »

De quelle manière ce renoncement n’est pas une at-tente plus ou moins consciente de cet environnement hu-main – j’y inclus les soignants et tous les proches – vis-à-vis du mourant ? J’irai un peu plus loin : dans certainscas, ce « lâcher prise » ne résonne-t-il pas comme une de-mande implicite et quelquefois clairement énoncée del’environnement à l’endroit du sujet mourant de se désen-gager lui-même de la vie, et de permettre ainsi aux autresde se désengager vis-à-vis de lui ? Sujet en fin de vieauquel une demande d’auto-adhésion et de pleine accep-tation de sa finitude serait donc adressée.

2. Du point de vue psychanalytique, il ne s’agit pas seulement d’excitationssexuelles mais de toute excitation qui vient ébranler le corps et/ ou le psy-chisme.

La dignité constitue le versant psychique de la bonne mort.

Page 3: De la bonne mort au bon mort

Med Pal 2005; 4: 77-79

© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

79

www.e2med.com/mp

SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

Isabelle Atmani

De toute évidence, des exigences variables émergent àl’égards de ces patients en fin de vie. Elles émanent de lafamille, des soignants et bien sûr de la société civile et po-litique. Une question primordiale surgit : celle d’une bonnemort pour qui, alors que dans le même temps nous voyonspointer l’idée d’un bon mort, du mort qu’il faut (pour re-prendre l’expression de J. Semprun [2]). Je distingue ici laconstruction d’une représentation du mort qui correspondaux attentes, aux idéaux des proches, à ceux des soignantset enfin à ceux de la société. Ici siège la raison essentiellepour laquelle les soins palliatifs ne cessent d’être traverséspar la réalité économique, sociale et politique.

Le champ légalisé de cette clinique nous soumet auxprises d’une double exigence. La bonne mort se situe dansune volonté d’adhérer au plus près du désir du mouranttout en essayant de répondre à l’exigence du groupe so-cial. Nous assistons alors à une confrontation entre plu-sieurs idéaux pour un même individu et à l’émergence deconflit emprunt d’une violence plus ou moins exprimée,le corps même du sujet mourant devenant souvent lechamp de bataille.

Pourquoi cette persistance alors de l’idée d’un bonpossible dans la mort, malgré tout ? Cette représentationqui nous habite tous à un moment donné, travaille àmaintenir cette articulation fragile et coûteuse, sur le planpsychique, dans ce moment extrême : faire du lien dansla déliaison définitive. Le mort qu’il faut est celui qui per-met un certain consensus au centre d’une triangulation.Le « bon mort » de la famille est celui qui réduit la peineet dédouane d’un certain sentiment de culpabilité, il estégalement celui qui permet l’économie du conflit. Le « bonmort » des soignants est celui qui reconnaît et assoit leurfonction, c’est-à-dire celui qui fait appel dans une justemesure et répond favorablement aux décisions et aux ges-tes proposés. Enfin, le bon mort pour la société est celuiqui d’une part correspond aux exigences de la politique– je pense aux problématiques de l’exil – et financières,et qui d’autre part, d’un point de vue anthropologique, nemet pas en danger l’unité du groupe.

Le bon mort serait donc celui qui aurait pu répondreà toutes ces exigences, alors que nous savons que certai-nes d’entre elles demeurent inconciliables. Dans lemeilleur des cas, le choix conscient ou inconscient d’une

réponse peut s’opérer pour lui : il s’agit peut-être là de laforme ultime de subjectivation. De fait, le sujet en fin devie est l’objet d’injonctions paradoxales, comme prix àpayer pour une mort accompagnée, promesse qui nous levoyons se contractualise. Cettedemande de réciprocité adresséeau mourant est le produit de no-tre condition humaine face à no-tre propre finitude.

Ne s’agirait-il pas d’un ultimetribut à payer afin de pouvoir de-meurer un sujet de la Cité ? Au-delà du caractère quelque peualiénant de cette demande, cemouvement d’attente n’inscrit-ilpas la reconnaissance de l’autre comme « encore » mem-bre du groupe ?

C’est pourquoi l’essentiel ne réside pas, selon moi, dansla persistance ou non de modélisation d’une bonne mort,mais dans la lecture que nous nous donnons de ce phéno-mène. En effet, si nous distinguons des mécanismes de dé-fenses intrapsychiques, il me semble qu’il coexiste des mé-canismes de défense mis à disposition par la culture. Cesconstructions idéales m’apparaissent comme relevant decet ordre. Une de leurs qualités réside dans le fait que nouspouvons les attaquer alors que leur bénéfice tient dans lemaintien plus ou moins efficient d’une illusion et par làmême d’un mouvement de tension, une recherche de nou-velles modalités.

Ces modélisations nous permettent par ailleurs, unemise à distance d’un phénomène dont le caractère anxio-gène et tragique demeure irréductible si ce n’est au prixd’une certaine perversion ou d’un désespoir sévère.

Au-delà de la clinique, l’intérêt de nos pratiques pal-liatives vaut pour notre capacité à soutenir notre positionde tiers qui nomme et interroge afin qu’aucun dogma-tisme ne puisse l’emporter totalement sur chaque mort in-dividuelle.

Références

1. Freud. S. Au-delà du principe de plaisir.

In

: Essais de psy-chanalyse. Paris, 1981 : PBP : 41-112.

2. Semprun J. Le mort qu’il faut. Paris : Gallimard.

Le « bon mort » des soignants est celui qui reconnaît et assoit leur fonction.