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De l’homme et son ADN § Humanity and human DNA J.-F. Mattei Espace e ´thique me ´diterrane ´en UMR 7268, ho ˆpital de la Timone, 13385 Marseille cedex 5, France Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com J e voudrais partager avec les lecteurs des Archives de pe ´diatrie quelques re ´flexions que m’inspirent une qua- rantaine d’anne ´es de ´die ´es a ` la ge ´ne ´tique me ´dicale sous ses nombreuses facettes. J’ai pu y consacrer autant de temps car, avec Marie-Genevie `ve Mattei, mon e ´pouse, nous e ´tions 2 sur le me ˆme chemin, l’un s’attachant pluto ˆt a ` l’aspect clinique et l’autre explorant le versant biologique. Sans e ˆtre encorde ´s comme pour l’ascension d’une paroi abrupte, nous e ´tions suffisamment attentifs l’un a ` l’autre pour mettre en commun nos questions et nos ide ´es, pre ´figurant le devenir de cette discipline mixte, issue en bonne partie de la pe ´diatrie. Si nous avons pu re ´aliser cela et apporter notre contribution, je veux dire encore que nous le devons a ` Francis Giraud qui avait perc ¸u l’avenir de la ge ´ne ´tique me ´dicale alors que bien peu existait dans ce champ, en dehors de l’œuvre des quel- ques pionniers qui furent nos maı ˆtres, Lamy et Fre ´zal, Turpin et Lejeune. Pour tout vous dire, je n’e ´tais qu’un litte ´raire et je n’avais jamais imagine ´ vivre une aventure aussi enthousiasmante. Chaque fois que la ge ´ne ´tique faisait un pas, l’horizon se reculait d’autant. Cela a sans nul doute contribue ´a ` nourrir nos re ˆves et stimuler nos imaginations. Une seule chose e ´tait certaine, nous allions trouver les secrets de la vie. D’ailleurs, les medias, tre `s friands de ces nouveaute ´s magiques, avaient baptise ´ les ge ´ne ´ticiens : « les sorciers de la vie ». La ge ´ne ´tique aura marque ´ la seconde moitie ´ du XX e sie `cle, contribuant a ` cette formidable re ´volution scientifique des temps modernes. Je ne vais, naturellement pas m’attarder sur les travaux ante ´rieurs de Mendel ou de Morgan qui trouve `rent leur conse ´cration avec la de ´couverte fondamentale de la double he ´lice d’ADN et du code ge ´ne ´tique par Watson et Crick en 1953. A ` peine 30 anne ´es plus tard, les ge ´ne ´ticiens nourris- saient le re ˆve de de ´chiffrer ce qu’on appelait, avec force me ´taphores, « le grand livre de la vie » ou « le programme ge ´ne ´tique », avalisant l’ide ´e que la vie e ´tait une histoire e ´crite par avance et pouvait se comparer a ` une sorte de programme informatique. Nous vivions avec les ide ´es bien ancre ´es d’une « logique du vivant », « du hasard et de la ne ´cessite ´ », et qu’a ` un ge `ne correspondait une prote ´ine. J’y ai cru de longues anne ´es, pensant que les questions trouve- raient leurs re ´ponses avec le temps. Peu a ` peu, nous avons aborde ´ des proble `mes aussi bouleversants que : l’identification et l’appre ´ciation de nos ge `nes ; leur intrication avec l’environnement ; et me ˆme leur utilisation a ` des fins the ´rapeutiques. C’est sur ces questions que je voudrais centrer mon propos. 1. Identifier et appre ´cier la qualite ´ des ge `nes Il aura fallu des mille ´naires pour que, patiemment, de l’algue bleue a ` Homo sapiens, la ge ´ne ´tique tende le fil d’ADN qui, par l’universalite ´ de son code, assure l’unite ´ du monde vivant. Cette premie `re observation conduit a ` poser diffe ´remment la question de la place de l’homme dans l’univers et plus encore celle de sa place dans l’ordre du vivant. Les the ´ories de Lamarck et Darwin sont revisite ´es, l’e ´volution des espe `ces s’e ´claire d’un jour nouveau. Teilhard de Chardin se serait trouve ´ bienheureux de pouvoir s’appuyer sur ces donne ´es scientifiques pour de ´montrer la re ´alite ´ de l’origine de l’homme et re ´concilier Foi chre ´tienne et modernite ´ comme il s’y efforc ¸ait. Pour autant, derrie `re l’identification des ge `nes, surgit avec une force renouvele ´e la question de la frontie `re entre l’humain et le non-humain puisque la similarite ´ des se ´quences ge ´ne ´tiques humaines et non humaines peut entre- tenir la confusion. En somme, un ge `ne humain est-il fonda- mentalement diffe ´rent d’un ge `ne non humain ? Nous savons bien que les structures codantes peuvent se correspondre parfaitement d’une espe `ce a ` l’autre, ouvrant des perspectives inattendues. La structure seule d’un ge `ne ne suffit pas a ` le § Texte tire ´ de la confe ´rence donne ´e par le Pr J.-F. Mattei lors des VI es Assises de ge ´ne ´tique humaine et me ´dicale Marseille, 2–4 fe ´vrier 2012. e-mail : [email protected]. Rec ¸u le : 21 de ´cembre 2012 Accepte ´ le : 21 de ´cembre 2012 Disponible en ligne 26 janvier 2013 Tribune 223 0929-693X/$ - see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.arcped.2012.12.024 Archives de Pe ´diatrie 2013;20:223-231

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J.-F. MatteiDisponible en ligne sur

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Espace ethique mediterraneen UMR 7268, hopital de la Timone, 13385 Marseille cedex 5, Francewww.sciencedirect.com

J e voudrais partager avec les lecteurs des Archives depediatrie quelques reflexions que m’inspirent une qua-rantaine d’annees dediees a la genetique medicale

sous ses nombreuses facettes. J’ai pu y consacrer autant detemps car, avec Marie-Genevieve Mattei, mon epouse, nousetions 2 sur le meme chemin, l’un s’attachant plutot a l’aspectclinique et l’autre explorant le versant biologique. Sans etreencordes comme pour l’ascension d’une paroi abrupte, nousetions suffisamment attentifs l’un a l’autre pour mettre encommun nos questions et nos idees, prefigurant le devenir decette discipline mixte, issue en bonne partie de la pediatrie.Si nous avons pu realiser cela et apporter notre contribution,je veux dire encore que nous le devons a Francis Giraud quiavait percu l’avenir de la genetique medicale alors que bienpeu existait dans ce champ, en dehors de l’œuvre des quel-ques pionniers qui furent nos maıtres, Lamy et Frezal, Turpinet Lejeune.Pour tout vous dire, je n’etais qu’un litteraire et je n’avaisjamais imagine vivre une aventure aussi enthousiasmante.Chaque fois que la genetique faisait un pas, l’horizon sereculait d’autant. Cela a sans nul doute contribue a nourrirnos reves et stimuler nos imaginations. Une seule chose etaitcertaine, nous allions trouver les secrets de la vie. D’ailleurs,les medias, tres friands de ces nouveautes magiques, avaientbaptise les geneticiens : « les sorciers de la vie ». La genetiqueaura marque la seconde moitie du XXe siecle, contribuant acette formidable revolution scientifique des temps modernes.Je ne vais, naturellement pas m’attarder sur les travauxanterieurs de Mendel ou de Morgan qui trouverent leurconsecration avec la decouverte fondamentale de la doublehelice d’ADN et du code genetique par Watson et Crick en1953. A peine 30 annees plus tard, les geneticiens nourris-saient le reve de dechiffrer ce qu’on appelait, avec forcemetaphores, « le grand livre de la vie » ou « le programme

§ Texte tire de la conference donnee par le Pr J.-F. Mattei lors des VIes Assisesde genetique humaine et medicale – Marseille, 2–4 fevrier 2012.e-mail : [email protected].

0929-693X/$ - see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.http://dx.doi.org/10.1016/j.arcped.2012.12.024 Archives de Pediatrie 2013;20:223-231

genetique », avalisant l’idee que la vie etait une histoireecrite par avance et pouvait se comparer a une sorte deprogramme informatique. Nous vivions avec les idees bienancrees d’une « logique du vivant », « du hasard et de lanecessite », et qu’a un gene correspondait une proteine. J’y aicru de longues annees, pensant que les questions trouve-raient leurs reponses avec le temps. Peu a peu, nous avonsaborde des problemes aussi bouleversants que :� l’identification et l’appreciation de nos genes ;� leur intrication avec l’environnement ;� et meme leur utilisation a des fins therapeutiques.C’est sur ces questions que je voudrais centrer mon propos.

1. Identifier et apprecier la qualite desgenes

Il aura fallu des millenaires pour que, patiemment, de l’alguebleue a Homo sapiens, la genetique tende le fil d’ADN qui, parl’universalite de son code, assure l’unite du monde vivant.Cette premiere observation conduit a poser differemment laquestion de la place de l’homme dans l’univers et plus encorecelle de sa place dans l’ordre du vivant. Les theories deLamarck et Darwin sont revisitees, l’evolution des especess’eclaire d’un jour nouveau. Teilhard de Chardin se seraittrouve bienheureux de pouvoir s’appuyer sur ces donneesscientifiques pour demontrer la realite de l’origine del’homme et reconcilier Foi chretienne et modernite commeil s’y efforcait. Pour autant, derriere l’identification des genes,surgit avec une force renouvelee la question de la frontiereentre l’humain et le non-humain puisque la similarite dessequences genetiques humaines et non humaines peut entre-tenir la confusion. En somme, un gene humain est-il fonda-mentalement different d’un gene non humain ? Nous savonsbien que les structures codantes peuvent se correspondreparfaitement d’une espece a l’autre, ouvrant des perspectivesinattendues. La structure seule d’un gene ne suffit pas a le

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reveler comme humain. Un gene humain transfere chez unanimal peut s’exprimer et l’inverse est aussi vrai. L’homme nepartage-t-il pas 99 % de son ADN avec le macaque ? Que s’est-il donc passe en Afrique, quelque part entre la Zambie etl’Ethiopie, voila 2 millions d’annees pour que l’on commence aparler d’humains ou de pre-humains ? Les paleogeneticienscommencent a peine a livrer l’ebauche de quelques reponses ace sujet.Cette question du passe est indissociable de celle concernantl’avenir de ce processus evolutif. Evidemment, l’echelle dutemps sur des millions d’annees est telle que nous pourrionsnous sentir peu concernes. Reste a savoir si nos manipulationsne pourraient pas bruler les etapes et creer des raccourcis, caril est desormais dans le pouvoir de l’homme de modifier levivant, donc de se modifier lui-meme. C’est cela qui conduit as’interroger sur l’avenir. Certains philosophes ont theorise cequ’ils considerent comme une evolution possible, voire ine-luctable. Selon eux, l’humanite serait a un tournant radical deson histoire. Francis Fukuyama a ebauche ce que seraitl’avenement du « post-humain ». Quant a l’ideologie trans-humaniste, courant de pensee tres a la mode, elle souhaite unnouvel homme agent de sa propre transformation. Grace a lapuissance des nanotechnologies, des biotechnologies, destechnologies de l’information et celles du cerveau, elle viseun depassement de l’espece humaine vers une cyberhuma-nite. Les utopies post-humaines nous obligent a affronter lesquestions concernant cet « autre », hier animal ou barbare,demain, tout ou partie machine.D’ailleurs, pourquoi la meme molecule dont l’evolution aconduit jusqu’a l’homme ne continuerait-elle pas d’evoluersans s’arreter a nous ? Le regard porte sur l’homme estdifferent selon qu’on le considere comme un aboutissementou comme une etape dans une evolution qui le depasseet dont on ne peut imaginer ou elle pourrait conduire. Apresles « Metamorphoses d’Ovide » et les « Golem », certainsevoquent l’avenement de ces fameux « cyborgs » et« androıdes », d’autres, reprenant le chemin de la theologiequi conduit de l’alpha a l’omega, penchent pour le processusde divinisation de l’homme qui s’arracherait a sa biologiepour rejoindre Dieu. D’autres enfin sont habites par le doutene sachant que penser. La grande question finalement pour-rait se resumer ainsi : « Qu’allons-nous faire de nous ? ». Je nepeux m’attarder sur ce theme passionnant touchant a lafiction, car je veux en rester a des preoccupations plusquotidiennes. En effet, identifier des genes revient a enapprecier la qualite permettant la selection des meilleurset l’elimination des moins bons. Tout le monde se rejouitdes nouvelles possibilites diagnostiques, des conseils plusprecis pour les familles, des prescriptions medicales amelio-rees, voire meme deja des possibilites therapeutiques tantattendues. Et aujourd’hui, en l’absence de traitement pour leplus grand nombre des maladies genetiques, se sont deve-loppe des techniques de plus en plus performantes de diag-nostic avant la naissance.

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Le diagnostic prenatal a un peu plus de 30 ans. La genetique apartage avec l’echographie le pouvoir de deceler nombred’anomalies embryonnaires et fœtales, d’en informer lescouples et de les accompagner dans leur decision de pour-suivre ou d’interrompre la grossesse concernee. A ce stade, lagenetique avait le desir de repondre a la demande singulierede couples confrontes a une situation specifique et le plussouvent deja frappes par le malheur. A defaut de pouvoirguerir, on acceptait la possibilite de supprimer le nouvelenfant atteint. L’intention etait bien de rassurer ces couplesen leur permettant de concevoir et mettre au monde lesenfants normaux qu’ils souhaitaient. Chemin faisant, surdes donnees statistiques et dans un souci d’egalite des chan-ces, la strategie initiale a evolue. Elle s’est adressee a despopulations dont les grossesses etaient considerees « arisques », fonction de l’age maternel, de donnees echogra-phiques ou du dosage de proteines seriques. Il s’agissaitmoins, cette fois, de repondre a une demande personnelleque de diminuer le plus possible le nombre de malades cibles.Chacun sait que l’affection d’abord concernee etait latrisomie 21. Du desir d’aider les couples en difficulte,n’etions-nous pas en train de basculer dans une attitudequi pouvait ressembler a de l’eugenisme ?Cette question m’a litteralement taraude des la fin des annees1980, car Francis Galton qui crea ce terme en 1883 avaitdeveloppe l’ideologie eugeniste a partir d’hypotheses biome-dicales. Un siecle apres, n’etions-nous pas en train de reveniraux sources medicales de l’eugenisme ? J’ai profite de mesfonctions electives pour partager ce souci avec legislateurs etgouvernants qui m’ont alors confie la conduite d’une reflexionsur le sujet pour indiquer s’il y avait lieu de legiferer. Mais jesentais, avant meme de debuter mon travail, une reticenceinstinctive chez mes interlocuteurs. Cette reticence, j’en ai peua peu cerne les tenants car l’histoire ouvre facilement seslivres. Il y aurait matiere a batir un enseignement sur lesliaisons dangereuses entre le champ de la politique et celui dela genetique. Je n’en retiendrai que 2 exemples. Le premierconcerne le geneticien Lyssenko avec sa theorie nouvelle dansles annees 1930, legitimant la politique de repression enUnion sovietique. Cette theorie genetique expliquait pour-quoi il etait indispensable de discrediter les intellectuels« bourgeois », souvent formes a l’etranger, pour les remplacerpar des « fils du peuple » qui devaient leur ascension a l’Etatsovietique et qui seraient donc plus malleables par le Parti. Lesecond exemple porte sur les lois nazies qui des le debut desannees 1930 visaient a prevenir la transmission des tareshereditaires. Les examens prenuptiaux etaient rendus obli-gatoires et la sterilisation prescrite dans un certain nombre demaladies supposees hereditaires (faiblesse mentale congeni-tale, schizophrenie, psychose maniaco-depressive, epilepsie,cecite, surdite, malformation physique et alcoolisme grave).Elle devait egalement s’appliquer aux criminels classes dang-ereux et irrecuperables, criteres bientot elargis a la notion« d’asocial » pour y inclure tout individu qui montrait par son

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comportement son refus de s’integrer dans la communaute.Cette notion fut encore etendue pendant les annees de guerrea des etres consideres comme inferieurs tels que les tsiganeset les homosexuels. Autre pilier de cette « politique depopulation », les lois promulguees en septembre 1935 visaienta assurer la purete raciale des Allemands en interdisant lemariage et les relations sexuelles avec les juifs. Tout le mondesait ensuite l’horreur des camps de concentration et de lashoah, periode que d’aucuns ont pu qualifier d’age d’or de labiologie raciale. Ne l’oublions jamais, c’est la seconde guerremondiale qui a fait prendre conscience a l’humanite que lamedecine pouvait egalement avilir la personne humaine.D’ailleurs, le texte fondateur de « l’Ethique biomedicale »n’est-il pas le code de Nuremberg ? Dans ces 2 exempleshistoriques, la genetique s’est trouvee instrumentalisee par lepouvoir. Mais plus significatif encore, derives du mot genese,genetique, gene et genome vont de pair avec genocide eteugenisme. Ces mots ont la meme racine, ils appartiennent ala meme famille. Le desir de chercher a faire naıtre des enfantsavec le plus d’atouts possibles peut se conjuguer avec lesouhait d’eliminer tous ceux qui ne correspondent pas auxcriteres retenus.A vrai dire, les hommes n’ont pas attendu l’identification desgenes pour tenter d’eliminer chaque fois que possible ceuxqui leur etaient etrangers. Notre histoire contemporainen’est pas exempte de tels errements comme l’attestentencore les massacres recents entre Hutus et Tutsies auBurundi et au Rwanda et plus recemment entre ethniesennemies au Soudan du sud. L’experience vecue avec laCroix-Rouge presente sur tous ces terrains d’horreur, m’aconfirme cette haine frequente de celui qui est different, decelui qui est etranger. Ce sentiment ne laisse pas de revolterle geneticien qui sait mieux que d’autres, justement grace anotre ADN, l’absence de fondement biologique au racisme.Pour autant, les mots « de genocide » et « d’eugenisme »collent a la peau des geneticiens, ce qui suscite une instinc-tive mefiance chez les responsables politiques. De genetique,il n’etait d’ailleurs pas question dans la version initiale de laloi de Bioethique presentee en premiere lecture en 1992, etj’assume de l’y avoir introduite dans le texte final de 1994, enlui accordant meme une importance majeure. Car si la gene-tique n’est pas le determinant premier de la xenophobie etdes massacres interethniques, elle pourrait aujourd’huiapporter les justifications et les moyens necessaires pourlegitimer et organiser, non plus les eugenismes barbares queje citais, mais une forme nouvelle d’eugenisme : un euge-nisme medical beaucoup plus insidieux, a visage humain etempreint de compassion.A la question de savoir si la qualite d’un homme dependrait dela qualite de ses genes, nos techniques, nos recherches et nospratiques pourraient etre comprises comme une reponse affir-mative. Alors, je repose la question fondamentale : « La qualited’une personne humaine depend-elle vraiment de la qualite deses genes ? ». C’est parce que j’ai l’intime conviction que les

geneticiens ne peuvent se preter a la moindre indulgencedans ces domaines, que j’ai souhaite faire un distinguo clairdans la loi entre ce qui releve du choix personnel d’une femmeou d’un couple et l’organisation systematique d’un depistagedestine a l’elimination d’enfants dits « non conformes » sousdes pretextes de sante publique, d’economie budgetaire ou dejustice sociale. Le choix individuel est une chose qu’il convientde respecter quand la discrimination collective en est une autrequ’on ne peut accepter. Tenant compte de l’evolution despratiques, il fallait les amenager et empecher leur derive.C’est ce que j’ai propose dans un article de la loi qui enonceque « Toute pratique eugenique tendant a l’organisation de laselection des personnes est interdite ». Cette disposition pro-hibant toute forme d’eugenisme a ete votee en 1994, puisconfirmee en 2004 et reconfirmee en 2011 lors des 2 revisions dela loi. Elle reflete donc un consensus indiscutable. Mais depuis1994, date de la premiere loi de Bioethique, le contexte abeaucoup change. Le diagnostic pre-implantatoire, voulu pourdes raisons exceptionnelles, a fait ses preuves au point qu’unepression pour etendre ses indications se manifeste avec insis-tance. En outre, le tri de cellules fœtales dans le sang maternelest desormais maıtrise, ouvrant avec les techniques de PCR etles puces a ADN de nouveaux horizons encore accrus par lamondialisation de l’Internet. Des lors, force est de reconnaıtreque les lois nationales les plus strictes, quels que soient les paysconcernes, ne pourront pas grand-chose contre cette evolution.Ce mouvement ne releve d’aucune ideologie politique mais dela recherche irrepressible des pretendues conditions du bon-heur et d’une qualite de vie meilleure, le tout nourri d’une visionindividualiste.Je constate, aujourd’hui, que ma distinction initiale entredemarche individuelle et strategie collective est devenuefragile. Car, en realite, lorsque plus de 95 % des couples fontle choix de l’interruption de la grossesse pour la trisomie 21,c’est l’addition de tous ces choix individuels qui dessine lescontours de notre societe dont force est de constater qu’elleest deja largement impregnee d’eugenisme. Nous vivonsune epoque ou la vie de l’etre humain ne vaudrait pasforcement en elle-meme. Comme si la science et le contexteculturel definissaient des degres rendant cette vie plus oumoins acceptable, voire franchement indesirable. C’est letriomphe de la sentence de Francis Crick, codecouvreur del’ADN, que je cite : « Aucun enfant ne devrait etre reconnuhumain avant d’avoir passe un certain nombre de testsportant sur sa dotation genetique. S’il ne reussit pas ces tests,il perd son droit a la vie ». Aujourd’hui, Crick defendrait lediagnostic prenatal le plus large et le plus precoce possiblepour satisfaire les memes fins de selection.En dehors de cette ideologie prometheenne, on peut invoquertoute une serie d’explications pour ce choix implicite de notresociete, telles que la vie difficile, les familles reduites, le regarddes autres, la perte du lien social, les couts de prise en charge,l’absence de solidarite suffisante pour accompagner les per-sonnes handicapees et la defaillance des Etats. Mais les faits

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sont la, qu’on l’admette ou qu’on le refuse, nous sommes biendans une societe eugenique ou regne un ideal de perfor-mance. J’ajoute qu’avec l’ADN fœtal du sang maternel, il serabientot possible de realiser des series de diagnostics geneti-ques avant la 10e semaine de gestation permettant ainsiaux femmes de choisir librement d’interrompre avant la12e semaine, peut-etre meme sans avoir jamais rencontreun geneticien voire sans aucun avis medical. Dans une tellesituation tout a fait vraisemblable par le truchement d’Inter-net, nos techniques biomedicales pourraient ainsi conduire ala demedicalisation du DPN, excepte, bien sur, lorsqu’il y a unsuivi genetique et des antecedents precis. Alors, que faire ? Ilfaut certainement eveiller les consciences mais la tache estimmense et le resultat incertain. Car nous sommes desormaisdevant le choix d’une societe toute entiere qui esquisse peu apeu le projet collectif de naissances sans handicap previsibleou predictible. Le consensus tacite semble ainsi etabli qu’unenfant porteur d’une trisomie 21 ou 18 n’a pas vocation anaıtre. Je n’exagere pas en ecrivant cela. Je rappelle simple-ment le celebre arret Perruche de la Cour de Cassation qui, en2000, legitimait la plainte d’un enfant d’etre ne malformequand il aurait du etre avorte. Cet arret reconnaissant « undroit a ne pas naıtre » a suscite un trouble reel chez lespraticiens en charge des grossesses, les associations de famil-les confrontees au handicap de leur enfant et meme l’opinionpublique. En clair, l’arret de la Cour posait comme regle que lehandicap de l’enfant Perruche aurait du etre detecte et lagrossesse interrompue. Il fallait donc indemniser cet enfantpuisqu’il etait ne porteur d’un handicap alors meme que sa viene valait pas la peine d’etre vecue. Cela m’est apparu inac-ceptable et j’ai tout fait pour contrecarrer cette dispositionjuridique par une proposition de loi qui a ete adoptee, carc’etait le seul moyen de faire en sorte que cet arret n’etablissepas une jurisprudence d’autorite. Mais quelques annees etquelques progres plus loin, je crains que cette tendance dudroit ne reprenne le dessus et finisse par s’imposer. L’equationest simple : par nos methodes nous pouvons eviter la nais-sance d’enfants porteurs de handicaps et donc anormaux, leurnaissance elle-meme deviendra vite anormale, puis sansdoute condamnable car un enfant, si l’on suit la philosophiede l’arret Perruche, serait fonde a poursuivre ses parents pourl’avoir laisse naıtre. Il n’y aurait donc plus pour eux le choixd’une eventuelle interruption de la grossesse, mais le devoird’y mettre un terme sauf a risquer la condamnation.Je sais que certains sont deja confrontes a ces techniquesrecentes de diagnostic sur cellules fœtales triees du sangmaternel. Je n’ai malheureusement aucune parade miraclea proposer dans l’immediat. Il faut, plus que jamais considererde telles demandes avec l’attention qu’elles exigent. Il faut yconsacrer du temps. La rencontre avec les couples est essen-tielle. Non pas pour les convaincre ou les culpabiliser, evi-demment, mais pour que leur decision soit prise apres qu’ilsaient ete completement eclaires et qu’ils aient saisi la naturedes enjeux. Je sais aussi que dans ce dialogue singulier il est

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difficile d’argumenter a partir du risque d’une derive collec-tive. Je voudrais, neanmoins, rappeler l’existence de la clausede conscience qui permet a chacun de ne pas s’engager dansdes actes qu’il n’approuve pas en son for interieur. Devant untel enjeu, personne, je crois, ne peut eviter de se poser laquestion : « Faut-il accompagner ces techniques pour tenterd’eviter les derives redoutees ou faut-il refuser pour ne pasetre caution d’un choix que l’on reprouve en conscience ? ». Lesociologue, Max Weber, resume fort bien le dilemme. Je lecite : « . . . La distinction entre l’ethique de conviction etl’ethique de responsabilite n’epuise pas le sujet. Il n’existeaucune ethique au monde qui puisse nous dire a quel momentet dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie lesconsequences et les moyens moralement dangereux. C’estdonc bien le probleme de la justification des moyens par la finqui voue a l’echec l’ethique de conviction. En fait, il ne restelogiquement d’autre possibilite que celle de repousser touteaction qui fait appel a des moyens moralement dangereux ».Et il ajoute : « Je me sens tres profondement bouleverse parl’attitude d’un homme – ou d’une femme – qui se sentreellement et de toute son ame responsable des consequen-ces de ses actes et qui, pratiquant l’ethique de responsabilite,en vient a un certain moment a declarer : ‘‘Je ne puis faireautrement. Je m’arrete la !’’ Une telle attitude est authenti-quement humaine et elle est emouvante. Chacun de nous, sison ame n’est pas entierement morte, peut se trouver un jourdans une situation pareille ». Renoncer a accompagner cetteevolution en invoquant la clause de conscience n’est donc pasune hypothese a balayer sans une profonde reflexion per-sonnelle. Il y a tant a faire en genetique en choisissantd’autres voies.Pour le diagnostic prenatal precoce, un encadrement regle-mentaire approprie s’imposera, bien sur, pour garantir laqualite des resultats et lutter contre les derives commercialestoujours a l’affut. Mais il faudrait surtout developper encoreet toujours l’accueil des personnes handicapees dans notresociete pour que les familles ne se sentent plus abandonneesdans l’adversite. Ces personnes handicapees ont toute leurplace parmi nous parce qu’elles detiennent une parcelle de lameme humanite que nous. Parlant de ces questions, je nepeux passer sous silence 2 autres applications du diagnosticprenatal qui laissent a penser que les valeurs humainesfondamentales ne sont pas, partout, unanimement parta-gees. La premiere application concerne la politique de selec-tion des sexes dont on sait les effets desastreux. Et la secondeporte sur le diagnostic prenatal de paternite. Ces derives nesont, helas, pas des utopies, notamment du fait des pressionscommerciales et des enjeux financiers. La realite de cesanalyses de paternite aurait d’ailleurs pu nous conduirejusque dans les cimetieres pour exhumer les morts afinque leur ADN livre enfin la preuve de leur progeniture illegi-time. Le proces d’Yves Montand est survenu a point nommelors de l’elaboration de la loi pour que le sujet soit traite avecsagesse et bon sens.

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De l’homme et son ADN

Je voudrais, enfin, toujours a propos de l’identification de nosgenes, dire quelques mots de la medecine predictive inventeepar Jean Dausset en lien avec le systeme HLA. Ce conceptnovateur a represente un apport decisif dans la comprehen-sion des facteurs genetiques de susceptibilite a telle ou telleaffection, surtout des affections plurifactorielles. Mais, l’ave-nement de la medecine predictive a surtout fait prendre a lamedecine un tournant nouveau puisque le medecin estdevenu une sorte de voyant des temps modernes. Grace acette connaissance, la voie est desormais ouverte vers unemedecine dont le role est de predire les risques de maladiesencourus par un etre bien portant afin d’eviter que cesdernieres se declarent. Le docteur Knock avait raison : « Toutetre bien portant est un malade qui s’ignore ». Mais ceconcept de medecine predictive ouvre aussi une autre inter-rogation, sur notre destin, cette fois ! En quelque sorte, toutserait-il decide par avance ? Notre avenir serait-il ecrit dansnos genes reduisant a bien peu la liberte revendiquee pourconduire nos vies, et par voie de consequence annulant notreresponsabilite ? Au fond, sommes-nous des etres responsa-bles ou predetermines ? Bien sur cette question prend toutson sens dans les affections dont on connaıt la penetrancecomplete et le caractere quasiment ineluctable. Ceux d’entrevous qui assurent des consultations pour les familles souf-frant de la choree de Huntington savent les difficultes incom-mensurables qu’il faut affronter. Savoir ou ne pas savoir, direou ne pas dire, quand et comment le dire et surtout quoifaire ? Quand la penetrance est complete comme dans ceparadigme, il reste a accompagner du mieux possible lespatients selon un protocole rigoureux qui ne laisse rien auhasard. C’est d’ailleurs cette demarche d’entretien, d’annonceet d’accompagnement que j’ai evoquee deja a differentesreprises qui permet, par son originalite, de definir la Gene-tique medicale comme une specialite a part entiere ou toutest rassemble pour un meilleur conseil genetique, quelle quesoit, par ailleurs, l’affection en cause. Envoyer un resultat parInternet ou par courrier sans un echange humain, sans larencontre des visages pour reprendre la pensee de Levinas, meparaıt aux antipodes de notre mission. Si, pour certains, ils’agit encore de medecine, elle serait proprement inhumaine.Le medecin doit etre la, y compris et surtout pour accompa-gner une mauvaise nouvelle et une issue dramatique. C’estl’humanite de la medecine que de ne pas laisser l’autre seul,fut-ce face a l’inexorable. C’est pour cela aussi qu’il m’estapparu si important de creer le metier de Conseiller engenetique aux cotes du medecin geneticien tant la tacheest immense et la disponibilite indispensable.Mais au-dela de ces cas, les plus rares, demeurent les situ-ations moins invalidantes ou meme simplement presompti-ves, de loin les plus frequentes. A ce point, je voudraism’attarder un instant. Car, les techniques d’analyse permet-tent desormais une approche globale du genome ou de sesdifferents niveaux d’expression. Globales et tres rapides,qualifiees de « haut-debit », ces analyses vont conduire a

une profonde revision des concepts medicaux. La realisationd’une carte genetique individuelle n’est donc plus une utopie,« exome ou genome complet ». Le sequencage a haut-debitoffre une puissance inegalee pour identifier les genes desmaladies hereditaires, mais aussi les facteurs genetiques depredisposition a de nombreuses maladies communes. Oncomprend l’interet considerable de ces eventuelles strategiespour la prise en charge precoce et la sante publique, pourautant qu’on soit capable d’interpreter correctement la signi-fication de toutes les mutations et de tous les polymorphis-mes. Si j’insiste sur ce point, c’est parce que voici unequinzaine d’annees j’ai eu des discussions assez rudes avecles assureurs qui ne voyaient pas pourquoi ils n’introduiraientpas la carte genetique des personnes dans leur bilan medicalavant la signature d’un contrat d’assurance. Ils avancaientque le prix de la police ne serait pas le meme pour lespersonnes possedant des genes de qualite et pour les per-sonnes moins bien nanties. Ils n’avaient pas imagine l’injus-tice flagrante de cette double peine : la maladie d’abord etensuite le surcout de leur assurance. Cette demarche etaitegalement envisagee par les employeurs et les banquiers pourdes motifs evidents. Autrement dit, rien de tel que d’identifierchez vous un gene predisposant a la survenue de telle ou telleaffection dans un avenir incertain pour vous faire entrer dansla maladie avant meme que vous soyez malade, en vousexcluant, en outre, du marche du travail, des assurances etde tout emprunt bancaire. La loi a, je crois, bien fait, d’interdirece genre de pratiques car on ne peut pas considerer unepersonne malade avant qu’elle ne le soit vraiment. Etencore faut-il bien faire la difference entre les tests predictifset le diagnostic presymptomatique dans le cas ou la maladieest due a un seul gene. Nonobstant l’interet majeur pour unemeilleure comprehension des facteurs de risques, de la phar-maco-genomique et des facteurs de l’environnement, ondevine les derives possibles de telles analyses genomiques.Deja le DPI, et tres vite l’ADN fœtal, permettront la recherchede genes de predisposition tels que le gene Brca1 mute pour lecancer du sein, avec a la cle l’elimination possible del’embryon ou du fœtus porteur. Il est clair que pour supprimerun risque et son cortege de souffrances, rien ne vaut lasuppression de celui qui porte ce risque. Toutes ces questionssont cruciales. Jusqu’ou ne pas aller trop loin ? Quelle estl’attitude du moindre mal ? Je veux rester modeste carbeaucoup sont plus savants que moi dans le domaine. Maisil me semble que tenter de supprimer le doute concernanttout danger a venir comporte des consequences graves aupoint qu’il devient urgent de poursuivre une reflexion collec-tive sur la notion de risque. A cet egard je ne peux m’empe-cher de penser que le principe de precaution est le dernieravatar d’une societe qui a perdu le sens des responsabilites etreve d’un monde depourvu de tout risque. C’est a mon sensune pure utopie porteuse d’immobilisme et probablementdangereuse. Avec un peu de recul, sur tout ce que je viensd’evoquer, il m’apparaıt que nous nous trouvons devant

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l’exemple caracterise de la « pente glissante ». Nous sommespartis, moi comme les autres, de criteres stricts pour lediagnostic prenatal : une particuliere gravite, une certitudediagnostique et une incurabilite. Et nous voila au diagnosticprecoce d’affections plus ou moins certaines, de gravitevariable et pouvant relever d’une strategie medicale adaptee.Etape apres etape, sans jamais avoir eprouve vraiment lesentiment de franchir un seuil decisif nous sommes parvenusaux situations cruciales qui nous retiennent aujourd’hui. Je nesuis pas certain qu’au debut, voulant aider des familles dans lasouffrance, nous imaginions etre un jour confrontes a de telsquestionnements. Nous sommes bien prisonniers de cettequete de la normalite que j’exprimais tout a l’heure.Outre qu’evidemment la meilleure facon de supprimer lesmaladies est bien de supprimer les malades eux-memes, jem’interroge sur notre avenir au travers du prisme d’uncertain « geneticisme ». Par nature, je me mefie des motsen « isme ». . . et je redoute qu’on veuille bientot toutexpliquer de nos vies par l’intervention ou la defaillance detel ou tel gene. Les exemples fourmillent dans la litteraturerecente portant sur des genes determinant, non plus desmaladies, mais certains de nos comportements. Encore,l’ete dernier, dans PNAS, etait rapportee la decouverte dugene de la paresse ! Vous souvenez-vous dans « le maladeimaginaire », de la diatribe de Diafoirus, fier de son diagnosticet donnant la lecon : « Le poumon, le poumon, vous dis-je ».La transposition est facile : « la genetique, c’est la genetique,vous dis-je, qui serait responsable de chacun de nos travers oude nos qualites ». Je m’en tiendrai la mais la tendance estconnue. Bien avant l’ere des genes n’avait-on pas deja parledu chromosome du crime a propos du chromosome Ylorsqu’il etait en double exemplaire ? Bientot chacun denos comportements et de nos aptitudes sera decortique pouretre explique grace a la genetique. En fait, plus j’avance dansma reflexion et plus je veux m’elever contre le « geneticisme »ambiant et contre la pretendue force des arguments biolo-giques auxquels on fait parfois dire plus qu’ils ne le peuvent. Ilfaut en etre conscient et ne pas se laisser deborder afin qued’eventuelles solutions therapeutiques n’arrivent trop tardquand la quete de l’enfant normal, encore exceptionnelleaujourd’hui, sera devenue un usage. Je vois, au moins, 2 bon-nes raisons de nous poser la question de savoir s’il nous fauttoujours suivre la pente dominante et si la discriminationgenetique est la solution d’avenir. Ce sont le role de l’envi-ronnement et les espoirs therapeutiques.

2. L’homme n’est pas reductible a sonseul ADN

Des decouvertes inattendues se sont multipliees au fur et amesure qu’on dechiffrait notre genome jusqu’a dejouer nom-bre des affirmations futuristes sur le role des genes. Nonseulement nous possedons 3 fois moins de genes que nous

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l’imaginions mais, surtout, ces genes ne s’expriment pastoujours comme on le pensait. Au point que la genomiques’est imposee pour etudier le fonctionnement des genes quise compliquait a l’envi. Sans entrer dans le detail, je veuxsimplement souligner que l’epigenetique represente unerupture conceptuelle majeure. L’etude de ses mecanismesconstitue un nouveau champ d’etude bouleversant notrecomprehension de l’heredite et de la variete biologique. Lapossibilite que des changements, induits par l’environne-ment, puissent avoir des effets a long terme, et etre transmisa travers plusieurs generations montre que l’informationgenetique portee par la sequence primaire de l’ADN n’estpas le seul support de l’heredite. En clair, l’ADN ne suffit pas arendre compte d’un phenotype, et des lors, resurgit l’eterneldebat sur l’importance relative de l’inne et de l’acquis, de lanature et de la culture pour accorder a l’ADN toute sa place,mais rien que sa place.Je dirai volontiers que la desacralisation de l’ADN commeseule voie permettant de comprendre la vie de l’homme meparaıt salutaire. D’abord pour l’ADN lui-meme dont on atten-dait peut-etre trop et qui, replace dans son veritable role, yretrouvera toute son authenticite et tout son interet.Ensuite pour l’homme qui ne pouvait se satisfaire d’etre enquelque sorte prisonnier de son ADN. Car si la moleculed’ADN releve de notre part d’inne, c’est seulement l’apparte-nance de l’homme a la nature qui s’exprime a travers sonpatrimoine genetique. De son cote, la culture nous permetde devenir autre chose que ce que nous sommes dans notrecondition purement biologique. En effet, tout ce qui s’ajoutea la nature, tout ce qui nous hisse au-dessus de notrecondition primitive et animale releve de la « culture ». Lamolecule d’ADN ne suffit donc pas pour definir notrecaractere d’humain et l’homme apparaıt, a la fois, commeun etre de nature et un etre de culture. C’est pourquoinotre condition est plus paradoxale que celle des plus grandssinges : nous naissons humains et pourtant nous avonsencore besoin de nous humaniser. L’histoire des quelquesenfants-loups ou enfants-sauvages dument authentifiespose un certain nombre de questions. Ces enfants avec ungenome « humain », mais abandonnes par les humains, n’ontacquis ni la parole, ni la marche, ni la pensee qui caracterisentl’homme. Ils n’ont pas acheve de s’humaniser.C’est bien le trait caracteristique de l’homme que d’etreinacheve lorsqu’il vient au monde. Il a encore besoinde devenir ce qu’il est, comme l’exprimait le poete Pindarelorsqu’il ecrivait voici tres longtemps : « Deviens ce que tues ». A l’etat de nature, nous ne sommes rien de plus quedes echantillons d’une espece biologique. Alors que lepatrimoine genetique de tous les animaux leur permetde survivre, ce n’est pas le cas de l’homme qui a besoinde la culture. Voltaire n’exprimait pas autre chose enecrivant qu’« il faut cultiver notre jardin ». Avant l’heurede la genetique, il voulait dire que nous avions a travaillersur nous-memes pour faire eclore toutes nos possibilites,

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parfois insoupconnees. Ainsi, c’est bien la culture qui sin-gularise l’homme au sein du regne animal et lui permet depoursuivre son aventure humaine. C’est un etre a partcapable de transcender sa condition immediate par lacreativite de son esprit. Mais c’est en outre un etre quine s’humanise pas seul. Nous sommes humanises parl’humanite des autres, ce qui nous permet de nous civiliser.Et la variete infinie de civilisations vient encore conforterl’idee selon laquelle l’homme est un animal irreductible ason genome.Dans ce registre, nous aurions pu aborder la discussiond’actualite qui, a partir d’une differenciation sexuelle gene-tique evoque la construction sociale du genre. On voit bienque le « concept du genre » lie a des phenomenes sociologi-ques s’inscrit pleinement dans le debat entre l’inne et l’acquispuisqu’il est l’outil intellectuel qui permet de penser la partvariable culturelle des identites sexuelles. Ce debat d’actualiteest en fait recurrent et deja Thomas d’Aquin ecrivait : « Onvient bien au monde physiquement male ou femelle, mais ondevient homme ou femme au sens social ». Nous sommes aucœur du probleme. Autre exemple, a l’etat de nature pre-dominent les inegalites determinees par les differences decapacite physique. Les forts s’imposent aux plus faibles parleur robustesse et leur resistance. Mais chez l’humain huma-nise par l’humanite des autres, par la transmission des valeursde la civilisation, la culture transcende la nature. Le mondeque l’homme tente de rendre habitable par ses techniques,toujours plus sophistiquees, fait emerger des forces autresque les forces physiques. La civilisation permet d’echapper audestin dicte par l’ADN ; elle permet que les malades puissentfaire valoir des forces en sommeil qui ne demandent qu’a etreeveillees : la sensibilite, la volonte, la memoire, l’imagination,l’habilete, la pensee. Derriere la fragilite des patients secachent des forces interieures, des forces morales et intellec-tuelles. La culture peut, alors, faire surgir la force la ou lanature avait decrete la faiblesse. Ces reflexions semblent nousrappeler qu’il ne faut donc pas reconnaıtre ou condamner unetre humain sur son seul capital genetique. Les exempleshistoriques sont nombreux, de Toulouse-Lautrec a Beethoven,de Petrucciani a Stephen Hawking. . . Il est vrai qu’aucun d’euxn’avait de handicap mental, or tout le raisonnement que jeviens de developper s’applique surtout aux affections gene-tiques sans handicap mental. Face a celui-ci, mon raisonne-ment vient butter contre des faits rebelles qu’il ne peutintegrer. Parler d’inventivite et de creativite s’agissant dedeficiences mentales pourrait meme sembler deplace.Dans ces cas, les maladies genetiques entraınent des situ-ations dramatiques. On est dans le tragique et le tragiquen’est pas soluble dans l’ethique. Il semble alors que la cultureglisse sans reussir a s’infiltrer dans la personne pour acheverson humanisation.En pareils cas, survivre est le plus souvent possible, maisensuite il reste a vivre. Que faire pour de tels patientssouffrant irremediablement d’un handicap mental ? On

reste? interdit, face a l’impensable, face a l’un des piresmalheurs qui puissent survenir. Ensuite, lorsque la reflexionse poursuit, on se dit qu’au-dela de la part d’humaniteirrefragable, ces enfants sont peut-etre la pour nous ques-tionner, pour nous desarmer en quelque sorte. Ils nous pous-sent a nous demander ce que nous voulons, ce que noussommes prets a faire pour aider parents, fratrie, famille.Quelqu’un qui, apparemment, n’a pas une place evidentedans la communaute des hommes, compte-t-il pour nous ?Peut-etre que si ces personnes handicapees n’etaient pas la,nous ne reflechirions que de facon superficielle au sens de lavie, a la vanite de l’agitation des passions humaines ? Nousramener a la vulnerabilite de notre condition, cela pourraitetre le sens de la presence de ces etres si differents de nous etpourtant humains comme nous. Leur solitude serait le miroirgrossissant de la notre. Cela rejoindrait l’idee d’un « projetd’humanite » car ces enfants nous mettent face a nous-memes. Peut-etre nous parlent-ils a leur maniere, memequand ils ne savent pas parler. Leur message serait : « Quevoulez-vous faire de l’extreme faiblesse ? Me donnez-vous lapossibilite d’etre malgre tout ? ». L’emotion qu’ils suscitentalors reveille en nous notre attachement a certaines valeursdont la societe a besoin pour rester fraternelle. Le non-sensn’est pas complet.Je reconnais bien volontiers que c’est une prise de risquemetaphysique de dire cela car, de fait, ces enfants posentdes questions metaphysiques. En ce sens, ils nous conduisenta nous questionner sur l’eventualite ou non d’une« transcendance ». On sait, presque depuis toujours, maissurtout depuis Kant que la question ne peut etre tranchee,mais on peut ressentir profondement que ces enfants nouscontraignent a nous la poser. Est-il alors permis d’imaginerque ce qui fait l’humanite de l’homme ne depend pas seule-ment de sa materialite ? C’est peut-etre ainsi que ces enfantsparticipent au projet de notre humanite. Ici, je voudrais vousciter la tranquille observation de Ryadh Sallem, triple cham-pion de basket en fauteuil roulant : « Tant qu’il y aura destrisomiques, on sera encore des etres humains ». Victime duthalidomide et sans membres inferieurs, il rappelle combientout handicap est contextuel. Vivant dans sa jeunesse dans unInstitut specialise, les enfants trisomiques etaient alors lesvalides du lieu capables d’attraper les objets qu’il ne pouvaitatteindre. Aujourd’hui, il les accueille dans son associationsportive pour personnes valides et invalides ou ils tiennenttoute leur place. L’homme n’est pas reductible a son ADN, et ila, en outre, une autre raison d’esperer.

3. Les perspectives therapeutiques nouspermettent d’esperer

En effet, que l’homme ne soit pas reductible a son seul ADN nesignifie pas qu’il faille renoncer a combattre les affectionsgenetiques. Bien au contraire ! Je suis convaincu que la

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genetique a, d’abord et avant tout, comme son appartenancea la medecine le souligne, la vocation de soigner et guerir. La,doivent se concentrer tous ses efforts et toutes ses forcesvives. La, doit s’exprimer son acharnement. Rien ne sauraitresister au genie humain, toute l’histoire de la medecine lemontre. Ce defi est fait pour etre gagne. Et il le sera.Ces 20 dernieres annees ont conduit a une progression ful-gurante dans la connaissance des mecanismes physiopatho-logiques des maladies monogeniques. Malheureusement,malgre des progres enormes dans l’identification des geneset les etudes fonctionnelles, peu de ressources therapeuti-ques sont disponibles a ce jour pour le traitement desmaladies genetiques. Et pourtant, a visee etiologique ousymptomatique, des voies sont desormais ouvertes. Leconcept novateur consistant a s’attaquer aux origines gene-tiques et cellulaires des maladies, regroupe parfois sous leterme de biotherapies, est particulierement seduisant. Cesbiotherapies feront sans aucun doute partie de l’arsenaltherapeutique contre les maladies genetiques dans les anneesa venir, a condition, bien sur, de leur donner la priorite. Deja,depuis quelques annees, les preuves experimentales se suc-cedent de meme que les succes therapeutiques cliniques.Recemment, sans perdre toute prudence, l’eventuel traite-ment de l’hemophilie B par therapie genique suscite l’espoiret constitue le premier pas vers la guerison de l’hemophilie.Des essais de therapie genique existent aussi pour la maladiede Parkinson, pour l’amaurose de Leber pour ne citer que despublications recentes, parmi bien d’autres.On pourra objecter que nous avons beaucoup cru en latherapie genique et que nous attendons depuis plus de25 ans confirmation de la validite d’une telle strategie !Dans cette premiere voie de recherche, nous avons rencon-tre de signales succes, mais combien d’echecs egalement !Au point que le doute s’est installe. Je vous demandesurtout de ne pas desesperer, mais au contraire de per-severer et de vous acharner. Souvenez-vous de la phrased’Henry Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge : « Seulsceux qui sont assez fous pour croire qu’ils peuvent changerle monde y parviennent » ! Nous sommes en chemin pourles maladies monogeniques et aussi pour la cancerologie. Lenombre d’essais cliniques annuels a pratiquement doubleentre 2005 et 2010 et des resultats recemment publiesattestent de progres reels qui pourraient etre determinants.Ajoutee a cet espoir encore incertain de la seule therapiegenique, la voie de la therapie cellulaire progresse a uneallure vertigineuse. J’ai bien suivi son evolution au traversdes 15 dernieres annees pendant lesquelles je me suisinvesti dans les lois de Bioethique. On ne parlait pas outres peu des cellules souches, quelle que soit leur nature, en1994. Dix ans apres, en 2004, le debat se focalisait sur lescellules embryonnaires et le clonage dit « therapeutique ».Les premieres cellules souches d’origine somatique balbu-tiaient. En 2011, la question du clonage « dit therapeutique »etait deja obsolete. Enfin, si les cellules souches

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embryonnaires ne peuvent, pour l’heure, etre delaissees,on peut penser qu’elles seront rapidement supplantees parles cellules souches pluripotentes induites ou cellules iPSd’origine somatique. Depuis les travaux de Yamanaka auJapon, en 2007, ces cellules sont apparues dans le champ dela therapie a la maniere d’un formidable espoir. Certes,l’efficacite devra etre confirmee, les obstacles pratiquesdevront etre leves et l’oncogenicite potentielle eliminee,mais les premiers succes sont la. S’ils sont valides, alors latherapie cellulaire associee a la therapie genique transfor-mera le pronostic de nombre de maladies incurables, d’ori-gine genetique et meme d’autres. . .

Enfin, la 3e voie pharmacologique qui s’ouvre est un retouraux sources de la therapeutique medicale. Elle a sans douteete delaissee, a tort, du fait du mirage des biotherapies et dela meconnaissance des mecanismes physiopathologiquesintimes. Il est vrai que nous raisonnions jusque-la surl’idee monolithique de l’expression invariable d’une memesequence codante. Nous savons desormais que ce n’est pastoujours la regle, que des proteines peuvent reguler l’expres-sion tout comme la modification post-traductionnelle deshistones et la methylation de l’ADN. La connaissance desmecanismes physiopathologiques et les possibilites de cri-blage pharmacologique a haut-debit sur des modeles cellu-laires ou vivants, conduisent aujourd’hui a un net regaind’interet pour des traitements plus conventionnels tousazimuts visant a agir tantot sur l’ADN lui-meme, tantotsur les proteines, tantot sur les recepteurs ou plus genera-lement sur le milieu interieur. On reconnaıt les voies d’unepharmacologie renouvelee. Nous avons tous en memoire leregime pauvre en phenylalanine qui permet d’eviter lestroubles neuropsychiatriques de la phenylcetonurie. Onconnaıt aussi certaines therapies enzymatiques substitutivesdans des maladies metaboliques de plus en plus nombreuses.Face a ces espoirs formidables de traitement, je ne peuxm’empecher de penser que decidement, la solution reste biendans l’avenement de solutions therapeutiques. C’est rassu-rant s’agissant de medecine.

4. Conclusion

Pour conclure, je voudrais rejoindre Montaigne lorsqu’il ecrit :« Tout homme porte en lui la forme entiere de l’humainecondition ». Cela ne signifie pas que tous les hommes sevalent, mais qu’ils sont tous humains et meritent par lanotre respect. Ils ne sont pas egaux en fait et en valeur, ceque l’experience suffit a demontrer, mais ils le sont en droit etdignite, si nous le voulons. Ce qui apparaıt clairement, mesemble-t-il, c’est qu’au vu des progres que nous avons evo-ques, nos societes, de meme qu’elles s’efforcent de luttercontre les inegalites sociales devront assumer les inegalitesgenetiques. Il n’est, en effet, pas acceptable, au nom del’elementaire solidarite, que des etres humains aient a

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supporter des discriminations sociales du fait de genesdefaillants qu’ils auraient recus en heritage. Vous l’avezcompris, je ne m’oppose aucunement au diagnostic prenatal,mais je pense qu’il change radicalement de nature en fonctionde l’intentionnalite :� soit une demarche personnalisee pour une femme enceinteou un couple dans la difficulte et j’en assume des lors, enconscience, toutes les consequences ;� soit une demarche systematique et anonyme visantl’eradication de maladies par la suppression des malades.Cela, toujours en conscience, je ne peux m’y resoudre.Je sais qu’il n’y a pas de choix ethiques sans tension morale,parfois aux limites meme de l’insupportable. Mais aumoment ou je m’en vais, je souhaite vous mettre en gardecontre toute demarche systematique et populationnelle.L’avenement de traitements est la seule solution, c’estelle qui est la plus humaine. Ce n’est pas au moment oules espoirs de guerison n’apparaissent plus comme uneutopie inatteignable qu’il faut presser le pas dans lestechniques de depistage prenatal. Nous ne pouvons pasprendre le risque que la therapeutique soit par avancedepassee par une habitude installee dont on voit se

dessiner les contours. La genetique y perdrait sa noblesseet la societe y perdrait beaucoup de son humanite.C’est pourquoi je demande instamment qu’on mette tous lesefforts au service des traitements destines aux maladiesgenetiques. C’est cela qui correspond a la vocation medicale.C’est cela preparer un avenir plus humain, plus fraternel etplus solidaire. Nous vivons ce que peu de personnes autour denous ont l’opportunite de connaıtre. Ensemble, nous tentonsde comprendre les mecanismes de la vie entre destin etvolonte. Nous ne cesserons jamais de nous poser les memesquestions. Nous aurons toujours besoin d’une grande humi-lite. Quels que soient les obstacles et les doutes, nous per-cevons les formidables defis qui se dressent.Mais qu’est-ce qu’une vie sans defi ?C’est parce que je crois profondement au sens de notre actionbien pensee que si c’etait a refaire, c’est encore la genetiqueque je choisirai.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

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