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Débarqués n’importe comment, tels deux olibrius qui n’avaient cure du lendemain, Andrew VanWyngarden et Ben Goldwasser ont mis tout le monde à l’amende en transformant leur burn out né du succès en épopée poétique et lysergique. Ils reviennent aujourd’hui, seuls two, avec un troisième album pas psyché des vers, blindé de synthés et de modulations, largement tortueux, tantôt erratique, tantôt transcendant. Une œuvre qui pourrait bien ne contenter personne. Pas le disque-de-la-maturité, plutôt celui d’une intranquillité assumée et d’une émancipation rampante. On résume en douze pages de papier hallu. ARTICLE & INTERVIEW JEAN-FRANÇOIS LE PUIL PHOTOGRAPHIES RICHARD DUMAS 24 MGMT.qxp:grille 18/05/16 15:11 Page 24

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Dossier MGMT (sept. 2013)

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Débarqués n’importe comment, tels deux olibrius qui n’avaient cure dulendemain, Andrew VanWyngarden et Ben Goldwasser ont mis tout le mondeà l’amende en transformant leur burn out né du succès en épopée poétiqueet lysergique. Ils reviennent aujourd’hui, seuls two, avec un troisième albumpas psyché des vers, blindé de synthés et de modulations, largement tortueux,tantôt erratique, tantôt transcendant. Une œuvre qui pourrait bien ne contenterpersonne. Pas le disque-de-la-maturité, plutôt celui d’une intranquillité assuméeet d’une émancipation rampante. On résume en douze pages de papier hallu.

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quoi bon triper sous acides quand la dimension prophé-tique que revêtait cette expérience dans les années 60 s’estenvolée ? Du psychédélisme comme arme de libérationmassive des consciences ne reste-t-il plus qu’une inoffen-sive boîte à outils artistique prête à l’emploi ? Le théori-cien du LSD et futurologue Timothy Leary aurait-il pousséson goût précoce pour la cyberculture jusqu’à s’inscriresur Facebook ? À toutes ces questions aux incidences aussifractales et colorées que la pochette de The Parable Of Ara-ble Land (1967) de The Red Crayola, on ne répondra pas(sauf à la dernière, stay tuned), mais on se les pose quandmême au sortir de nos discussions avec Andrew VanWyn-garden et Ben Goldwasser. Andrew le mystique, beatnik2.0 à la gueule d’ange, surfeur bohème qui s’épanouit dansla péninsule hipster de Rockaway à Long Island (NewYork) et écrit des textes qui évitent remarquablement lesentimentalisme ou le nombrilisme usuels pour préférerun joli surréalisme référencé ; Ben le rationnel, geek àgrosses binocles, programmateur informatique autodi-dacte qui trafique des synthés vintage dans sa piaule deBoerum Hill à Brooklyn (New York). Réunis sous le vrai-faux acronyme de MGMT, les deux bonshommes ont com-mencé par incarner un nouvel archétype qui buzze, les hitsexubérants Kids et Time To Pretend et la pochette post-apo-calyptico-fendarde de leur premier album Oracular Specta-cular (2007) forgeant le cliché. Animal Collective symbo-lisa un temps le néo-hippie gentiment space, proche de lanature et rechignant à sortir de l’enfance ; Bon Iver figurale stéréotype du folkeux authentique, le poil hirsute, enproie à l’introspection dans sa cabane perdue au milieu desbosquets ; MGMT fut ce groupe de jeunes branleurs incon-séquents qui braillent des tubes hédonistes quand deséclairs de génie traversent comme dans une hallucinationhébétée leurs cervelles défoncées. Mais patatras. L’écoutehors tubes d’Oracular Spectacular, le single tourneboulantMetanoia (2008) – avec sa pochette caricaturant le psychia-tre suisse Carl Jung –, le deuxième album Congratulations(2010) et la compilation presque parfaite LateNightTales(2011) – où sont inclus des titres de Television Personali-ties, Disco Inferno, The Durutti Column, Felt, Julian Cope,The Wake, The Chills, ainsi qu’une reprise de Bauhaus –mettent à mal les jugements définitifs. En sus, la trajec-toire du groupe est balisée (tant bien que mal) par les busi-ness plans d’une major, Columbia, ce qui ajoute une varia-ble aux analyses de tous bords. Pignoufs de passage ou

maîtres arty ? Simples faiseurs aux oreilles affûtées ou bril-lants musiciens postmodernes ? Les chapelles sont sensdessus dessous. L’interview de Ben Goldwasser menée parle précieux site aux goûts sûrs The Quietus à la sortie deCongratulations est révélatrice du dilemme, où le musicienessaie laborieusement de justifier ses visées artistiques etleurs incidences face à un journaliste transformé pourl’occasion en vain tombeur de masques, obligé d’userd’une légère condescendance pour donner de la vigueur àsa démarche. L’heure du troisième LP arrivée, ces considé-rations périphériques devraient avoir vécu. Et même sil’intérêt médiatique ne se démentira pas au démarrage, àl’aune de cet album éponyme qui est un sacré chantier,MGMT pourrait finir par rentrer dans le rang. De cet éton-nant cursus à rebrousse-poil se dégagent trois constantes :une légèreté revendiquée dans le geste, une naïveté tou-chante dans l’approche, et une intense impression de fuiteen avant dans le résultat. Cette dernière ayant peut-être àvoir avec les questionnements du début.

Il y a trois ans, Andrew m’avait confié son désir de composerle prochain album de MGMT en amont de l’enregistrementpuis d’investir un studio rutilant, accompagné seulementd’un ingénieur du son, à l’instar de ce qu’il avait pu apprécierdans le documentaire One + One (1968) de Jean-Luc Godardavec les Rolling Stones en vedettes. Qu’en a-t-il été ?Ben Goldwasser : Nous avons fait exactement l’inverse !Quand nous en avions discuté à l’époque, et lorsque nous noussommes mis à bosser sur ce qui allait devenir MGMT, nouszonions dans notre studio à Brooklyn. Quelques idées ontgermé là-bas, notamment celles qui ont abouti au titre AlienDays, mais nous avons rapidement décidé de rejoindre DaveFridmann dans son antre, Tarbox Road Studios, afin de voircomment la mayonnaise pouvait prendre. Et nous avons pristellement de plaisir à Tarbox, en improvisant pendant desheures et des heures, que nous avons continué de la sorte etfini par y composer la majorité de ce que l’on entend sur ledisque. Comparativement à nos premières expériences en stu-dio, Andrew et moi sommes plus à l’aise avec l’idée de laisserfaire les événements, de ne rien brusquer et de ne pas être tropanalytiques. Nous nous laissons plus facilement guider parnos idées naissantes, et par la chance aussi. Nous avons apprisà nous laisser gagner par la liberté.Andrew VanWyngarden : Au tout départ, nous avons essayéd’écrire nos nouvelles chansons de manière traditionnelle,

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avec des couplets structurés, le refrain qui va bien, etc. Maisnous avons vite réalisé que ce qui nous excitait le plus, et cequi se révélait le plus constructif, était de se fier àl’improvisation par le biais de l’électronique et des synthés.Cette façon de faire nous ramenait à la période où nous com-posions à l’université, sans pression extérieure ni obligation,sans objectif précis si ce n’est celui de s’épanouir, que le résul-tat soit bon ou mauvais, exploitable ou non.

Vous décrivez un état d’esprit qui vous ramenait au senti-ment d’insouciance qui accompagne les débuts. Aviez-vousperdu quelque chose en route après vos succès initiaux ?AV : À certains égards, notre relation était devenue comme…contrainte. Tout ce qui se passait autour de nous exerçait unepression sur ce qui fait notre force et nous unit. En tant quegroupe, initialement, nous n’avons par exemple jamais eucomme ambition de signer sur un gros label. Tous ces événe-ments ont constitué d’heureuses surprises, mais nous n’étionspas prêts à traiter avec les à-côtés et les jugements négatifs quivont avec. Nous sommes des gars plutôt sensibles, tu sais…Nous avions du mal à saisir pourquoi nous devions sans cessenous défendre en tant qu’artistes et justifier nos moindresfaits et gestes. Nous n’avions jamais réfléchi à notre statut demusicien et d’artiste auparavant, parce que jusque-là, nous

n’avions encore jamais été poussés dans nos retranchementscomme nous l’avons été alors.BG : Nous étions devenus préoccupés par trop de penséesparasites qui n’avaient rien à voir avec notre musique, maisavec le business, l’image, etc. Nous avons été dépassés parl’attention qui nous a été portée. Nous resterons toujoursreconnaissants et conscients de la chance que nous avons,mais il a fallu apprendre à faire face et à ignorer l’opinion desautres afin de créer pour nous-mêmes. Nous ne voulions plusnous sentir épiés en permanence par des censeurs invisibles.Et c’est vrai qu’au fur et à mesure de notre travail sur MGMT,nous avons eu l’impression d’un retour aux sources,d’approcher la musique et la composition comme nous avionsl’habitude de le faire à l’origine.

Cette attention du public et des médias a dû vous paraîtred’autant plus incongrue que beaucoup d’artistes que vousrespectez ne l’ont jamais connue. Quand on prend letracklisting de votre compilation LateNightTales, on ytrouve essentiellement des héros underground.BG : Le plus cocasse étant qu’en discutant avec quelques-unsde ces artistes que nous tenons en haute estime, ils révèlentsans faux-semblants qu’ils auraient aimé rencontrer le succès.Les fans basent parfois leur admiration et donnent du crédit àdes musiciens en prenant comme postulat que rester under-ground est la preuve d’un grand courage artistique et d’unrefus de se fourvoyer. Or, la plupart de ces mêmes musiciensauraient en réalité adoré être célèbres et n’ont jamais œuvréintentionnellement dans le but de rester dans l’obscurité.AV : Nous avons pu ressentir un complexe face à cela, mais aufinal, chaque artiste a sa propre trajectoire. Nous n’avons pasemprunté le même chemin que ces formations que nousadmirons et nous n’y pouvons rien. À moins de passer pourdes buses, nous ne pouvons pas nous comporter comme sinous étions un groupe issu du milieu underground, même siune partie de la musique avec laquelle nous nous sentons enharmonie vient de là.

CONSPIRATIONNISMEVous évoquez les improvisations et la liberté qui ont

permis d’aboutir à MGMT. Pour autant, il s’agit de votreLP le plus cohérent. Quel a été le fil conducteur de vosexpérimentations ?BG : Cette liberté nous a justement permis de faire ressortir leplus naturellement du monde ce qu’il y avait en nous. MGMTest le reflet fidèle de ce que nous ressentions au moment oùnous jouions et composions, et c’est cette humeur transposéeen musique qui donne sa cohérence au disque.

Comment la définirais-tu ?BG : C’est un mariage de plusieurs sentiments… D’un côté, nousnous sentions en confiance, nous étions heureux dans nos viespersonnelles et tout se passait bien. D’un autre côté, une bonnepartie de notre musique envisage le monde actuel comme unendroit devenu effrayant. Je ne dis pas cela de manière folklo-rique ou dans un accès de paranoïa débile, hein, je suis réelle-ment persuadé que nous vivons une époque qui a de quoi faireflipper. Les États-Unis ont tendance à se laisser gagner par des

“MGMT” ET L’ÉLECTRONIQUE!Experimental audio researchDe la même manière que le single Metanoia (2008) annonçales dérives psychédéliques de Congratulations (2010), unévénement a été précurseur du processus qui allait aboutirà MGMT. En novembre 2011, le groupe compose ainsi la bande-son d’un événement new-yorkais sis au musée Guggenheim,organisé autour d’une exposition de l’artiste italien MaurizioCattelan. Sans œillères ni influences pesantes, MGMT prend alorsgoût aux textures sonores de longue haleine et aux atmosphèresdenses. Parallèlement à cela, comme il l’a confié au magazineRelix cet été, Andrew VanWyngarden développe une aversionpour le paradigme rock’n’roll et se laisse complètement(ré)embobiner par la musique électronique. Une sélectionde morceaux réalisée par l’apprenti DJ en début d’année(trouvable sur le ouaibe sous le nom de Cite Your MajorInfluenzas/Birthday Yams!) témoigne de cet amour. S’y côtoientdes saillies disco, house, deep house, electro, synth-pop, dark-wave, hantologique, dub et plus encore (citons pêle-mêle GinoSoccio, NAD, The Orb, Two Of A Kind, The Big Supreme, TonesOn Tail, Omar S, Autechre, Pye Corner Audio…). Pluslogiquement, on y entend aussi Connan Mockasin, The Fugs,Throbbing Gristle (avec le titre Weeping, dont l’ambiancemortifère et vaudoue rappelle celle d’I Love You Too, Death),Alan Watts, William S. Burroughs, ou encore… Spectrum, l’un desnombreux projets de Peter “Sonic Boom” Kember. Ce derniera participé à l’enregistrement du deuxième album de MGMT,mais son influence est prégnante sur… le troisième album duduo. Comme si le goût pour l’expérimentation de Sonic Boomavait lentement infusé les encéphales de Ben et Andrew. Si onenvisageait Congratulations comme un temple musical érigéà la gloire du pionnier rétromaniaque Julian Cope, les dixchansons de MGMT pourraient être vues comme autant de mini-trips pop extraits des grands trips instrumentaux générés parExperimental Audio Research, un autre projet de Sonic Boom.À la fois extatique et claustrophobe. JFLP

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influences proches du fascisme, ce qui, personnellement, mefout les chocottes. Nous ne sommes pas un groupe politique, cen’est pas notre domaine, mais beaucoup d’Américains ne sepréoccupent pas de ce qui se passe autour d’eux, ignorant le faitque nous sommes en train de perdre certains de nos droits lesplus élémentaires. Ils s’en contentent tant que leurs trois centschaînes de télé continuent d’émettre à longueur de journée.

Concernant la société de contrôle, le programme de sur-veillance PRISM a récemment fait grand bruit.BG : (Sourire.) Oui… Pour autant, je ne veux pas verser dans leconspirationnisme. Mais je suis persuadé qu’il y a du vrai dansces théories. Pour en revenir à notre musique, je trouve queCongratulations est bien plus sombre que le nouvel album, euégard à notre état d’esprit au moment où nous avons conçu cedeuxième effort et aux thèmes que l’on y aborde. Ce disque aeu valeur de thérapie. Le sentiment de paranoïa y est plus pré-gnant à mes yeux. Alors que sur MGMT, même si le sujet debeaucoup de morceaux reste dark, dans notre for intérieur,nous nous sentons beaucoup plus optimistes. Nous voulonscroire que notre musique peut donner de la force à ceux quil’écoutent et pourquoi pas permettre à certains de se réveilleret de se rendre compte de ce qui se trame autour d’eux. YourLife Is A Lie exprime bien cette idée.AV : Le titre de ce morceau est à envisager dans un sens posi-tif. Ce n’est pas du tout un jugement ou une attaque péremp-toire. Il exprime plutôt un sentiment qui doit parler à beau-coup d’humains à travers le monde : sentir qu’une partie de savie est déterminée ou manipulée par des personnes invisiblesou des entités intouchables avec lesquelles on n’est pas forcé-ment en accord. Alors, pourquoi pas, quelqu’un pourrait écou-ter Your Life Is A Lie et se servir de cette chanson comme d’unearme légère pour s’émanciper. Musicalement, c’est sûrementla composition la plus réminiscente du passé, du genre “hip-pie agressif”, à la manière du poète Ed Sanders, le leader deThe Fugs (ndlr. groupe psychédélique et satirique qui rayonnadans les années 60).

Parlant de poète, des livres ou des films vous ont-ils parti-culièrement marqué pendant la réalisation de MGMT ?BG : J’ai été passionné par Angle D’Équilibre (1971) de WallaceStegner et Les Anneaux De Saturne (1995) de W. G. Sebald. Cesdeux livres partagent un goût de la narration lente et des détails,avec des descriptions très précises, que j’ai appris à apprécieravec le temps. Ils installent le lecteur dans un monde où riend’extrêmement choquant ne se passe, mais qui finit par révélerses secrets et envoûter. Spécialement Angle D’Équilibre, quiraconte l’histoire d’une famille à travers les âges. Auparavant,lorsque je lisais, je voulais de l’action, je détestais quand il ne sepassait rien. J’ai aussi été à fond dans le film Conversation Secrète

(1974) de Francis Ford Coppola. Je l’ai vu comme un long-métrage sur le son, où tout se joue en arrière-plan, les bruits defond contribuant à dresser le décor du film. Ces procédéssonores m’ont interpellé. C’est aussi un film sur la surveillance,qui est un sujet d’actualité.AV : De mon côté, ce sont des livres dont je ne pensais pas qu’ilspourraient me toucher à ce point. Des passages très précis m’ontmarqué. Il y a Le Fil Du Rasoir (1944) de William Somerset Mau-gham, avec ce personnage américain qui souhaite aller àl’encontre des conventions mais ne sait pas comment s’y pren-dre. Il se met à étudier la philosophie orientale et le mysticisme.J’ai lu cet ouvrage au tout début de l’enregistrement. Un autrelivre qui aborde – dans une certaine mesure – la même idée,c’est Après Toi Le Déluge (1952) de Paul Bowles. Je me suis inté-ressé à Paul Bowles parce qu’il était considéré comme un hérospar William S. Burroughs et d’autres pontes de la Beat Genera-tion. Paul Bowles s’était installé très tôt au Maroc, il fumait duhash là-bas, et racontait (notamment) cela dans ses écrits. DansAprès Toi Le Déluge, les descriptions des expériences que vit lepersonnage avec les drogues sont extrêmement précises. Rienne sonne faux, c’est du vécu, du viscéral.

Tu cites la Beat Generation, Paul Bowles, Ed Sanders… Surle nouvel effort, il y a d’autres références à cette ère liber-taire : la reprise d’une chanson psychédélique de FaineJade qui date de 1968 et un poème de l’écrivain PhilipLamantia qui donne son titre au morceau Astro-Mancy.AV : C’est contradictoire car, musicalement, MGMT est notredisque le moins passéiste à ce jour. On a essayé d’y intégrer dessons nouveaux et modernes. Mais d’un autre côté, c’est vrai quebeaucoup des thèmes de l’album sont le résultat de mon intérêtpour les années 60, le mouvement beat et les modes de penséesradicaux qui avaient cours à ce moment-là. En ce qui concerne lestextes, notre premier LP avait sans doute plutôt à voir avec unecertaine exubérance glam des années 70, le deuxième avec le côtécramé et anglais des années 80, et celui-ci avec les années 60.

L’imagerie hippie a très tôt fait partie de votre univers, aupoint de nourrir la caricature. Pourquoi ce troisièmealbum serait-il plus ancré que les autres dans cette époque ?AV : Je ne sais pas, ça s’est fait naturellement… Par exemple,Paul Bowles et Philip Lamantia m’ont été recommandé pardes amis. Et comme je te l’expliquais, ce sont des passages trèsprécis qui m’ont renversé. Pour ce qui est de Lamantia, je mesuis retrouvé dans ce qu’il a écrit à la fin des années 50 et audébut des années 60 – des visions apocalyptiques imaginaires,des trucs surréalistes. Je trouvais ça cool que, cinquante ansplus tôt, quelqu’un ait pu éprouver les mêmes émotions quemoi. Ressentir des connivences avec d’autres univers

BEN GOLDWASSER : NOUS VIVONS UNE ÉPOQUEQUI A DE QUOI FAIRE FLIPPER. LES ÉTATS-UNIS ONT TENDANCE À SE LAISSER GAGNERPAR DES INFLUENCES PROCHES DU FASCISME,CE QUI, PERSONNELLEMENT, ME FOUT LES CHOCOTTES.

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n’arrivent pas si souvent, alors quand c’est le cas, quand jem’identifie vraiment, je me fie à ces déclics et j’essaie de lesexplorer à fond. C’est pareil lorsque j’écoute de la musique.

Ton père, Bruce VanWyngarden, qui est journaliste à Mem-phis, a cosigné un livre sur les auteurs de la Beat Generation,Aquarius Revisited: Seven Who Created The Sixties Countercul-ture That Changed America, paru en 1987. As-tu beaucoup dis-cuté avec lui de la façon dont il a vécu cette période?AV : Oui, ce livre évoque les œuvres de Timothy Leary, Wil-liam S. Burroughs, Hunter S. Thompson, Allen Ginsberg, etc.J’en ai parlé un peu avec lui, mais il était encore assez jeune àl’époque. Il a dû déménager à San Francisco vers 1970 ou 1971,c’était déjà l’après-Altamont, l’après-Woodstock, et les jeunescommençaient à perdre leurs illusions. Mon père a effective-ment épousé un style de vie bohème, mais il n’était pas pré-sent au tout début, quand le mouvement était en plein essor.

Quels parallèles fais-tu entre sa génération et la tienne ?AV : Je crois que nous restons avant tout des êtres humains,avec les mêmes préoccupations et les mêmes questionnements.Mais dans les années 60, le pouvoir de la communauté étaitplus prégnant, les gens se rassemblaient physiquement et

s’organisaient entre eux pour changer les choses, ou au moinstenter de le faire. Aujourd’hui, la notion de communauté relèveplutôt de l’illusion. Sur des réseaux sociaux comme Facebookou Instagram, une grande quantité d’individus sont connectés,mais dans la réalité, au quotidien, ces activités ont au contrairetendance à nous confiner dans un certain isolement. Il y a évi-demment des côtés positifs à ces évolutions, mais, par exemple,je ne pense pas que Timothy Leary se serait inscrit sur Face-book… Scruter sa timeline ne permet pas exactement de se déta-cher et de se connecter à d’autres niveaux de conscience (ndlr.Andrew utilise alors dans sa langue maternelle la phrase pro-grammatique de Timothy Leary, “Turn on, tune in, drop out”, queMGMT a déjà fait varier dans les paroles de la chanson FlashDelirium : “So turn it on/Tune it in/And stay inert”). Une chansoncomme Good Sadness aborde en partie la question des nouvellestechnologies. Le texte fait référence à des expériences que nousavons vécues ces dernières années, et à la manière dont ces expé-riences, à force de voyager tout le temps notamment, sont fil-trées par les nouvelles technologies et réduites à l’état d’agrégatd’emails et de données digitales. La technologie peut confinerles êtres, restreindre leur rayonnement. C’est sans doute aussil’une des raisons pour lesquelles j’aime autant me référer auxannées 60 : une grande partie de la fantaisie que j’associe à cetteépoque est liée à l’idée d’une existence prétechnologique.

La drogue fait-elle aussi partie de cette fantaisie ?AV : D’un point de vue personnel, les expériences que j’aivécues sous l’emprise de la drogue influencent les perspec-tives que j’essaie de tracer dans mes textes. Ce n’est pasquelque chose dont j’abuse dans le but d’écrire ou de faire dela musique – ce n’est pas du tout mon approche –, mais ce quej’en ai appris a largement façonné ma vision des choses de lavie. Au fond, je crois que ces aventures avec les drogues tradui-sent avant tout un fort désir de se libérer, le dilemme étantqu’on ne se sent jamais vraiment totalement libéré. Il y a unsentiment d’insatisfaction qui naît du fait de ne pas pouvoiraller aussi loin qu’on le voudrait…

GOURBIPlus que sur vos précédentes œuvres, MGMT dégage

justement une sensation de transe.AV : Oui, c’est comme si nous avions tenté d’en appeler à unealchimie. Quand nous improvisions, parfois pendant près detrois heures sans discontinuer, les affaires sérieuses commen-çaient quand nous parvenions à entrer dans un état d’esprit dif-férent, comme si on se retrouvait sur une autre planète. Onoubliait même comment fonctionnait le gourbi électronique quenous utilisions et d’où sortaient les sons que nous produisions.Le défi était ensuite d’intégrer le résultat de ces expérimentationsdans un schéma de chanson plus traditionnel – nous n’avionsjamais procédé ainsi auparavant. Mystery Disease, Cool Song #2 etévidemment I Love You Too, Death sont de bons exemples, avecune construction à la fois stagnante et progressive.

Ce côté incantatoire se ressent aussi dans les paroles, avecdes tournures assez ésotériques – la mort, l’astromancie,des maux inconnus…AV : Pour moi, la première partie de MGMT est bien plus sinis-tre que la seconde. La deuxième partie aborde le thème de lamort, mais plutôt dans l’idée de l’accepter et de la célébrer.D’autres cultures que la nôtre sont fondées sur un voisinagepositif avec la mort.

Te rappelles-tu d’expériences particulières qui t’ont mar-qué dans le domaine du mysticisme ?AV : Le titre I Love You Too, Death tourne en partie autour decela. Je ne suis pas anthropologue pour un sou, mais c’estquelque chose que je ressens à travers mes lectures – unapprentissage à ma petite échelle… Par exemple, il y a ce livrede William S. Burroughs, Lettres Du Yage (1963), où il raconteson périple de plusieurs mois à travers l’Amérique du Sud, àla recherche de l’ayahuasca (ndlr. breuvage curatif et halluci-nogène utilisé par les tribus indiennes d’Amazonie et “popu-larisé” en France par le réalisateur Jan Kounen en 2004 via sonfilm rocambolesque Blueberry, L’Expérience Secrète). Je m’y suis

ANDREW VANWYNGARDEN : JE CROIS QUE CESAVENTURES AVEC LES DROGUES TRADUISENTAVANT TOUT UN FORT DÉSIR DE SE LIBÉRER,LE DILEMME ÉTANT QU’ON NE SE SENT JAMAISVRAIMENT TOTALEMENT LIBÉRÉ.

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Malgré les rééditions, on trouve peu d’infosvous concernant. Pouvez-vous nous dire cequi vous a amené à sortir ce disque solo dansles années 60 ?Depuis tout petit, quand je grandissais à NewYork, j’avais la musique dans le sang. Et les années60 furent la fenêtre de tir idéale. J’étais au bonendroit, au bon moment, au bon âge. J’avais qua-torze ans quand j’ai fait partie de mon premiergroupe, The Cavaliers, en 1961, avec mon amiNick Manzi (qui forma plus tard Bohemian Ven-detta). Puis il y a eu The Renditions, The Down-beats, et The Rustics, qui restera mon groupe, oùl’on retrouve mon frère, Jeff Jade. Quand je mesuis lancé, la perception de la musique était entrain de changer. Il y avait de plus en plus de for-mations qui passaient à la radio et à la télévision,et une nouvelle musique très différente de ce quise faisait dans les années 50 émergeait. On passaitdu trois temps sur la mesure à quatre temps. Jesentais que j’étais fait pour cela et j’ai voulu réali-ser mon propre disque.

Avez-vous toujours vécu à New York ?Oui. J’ai d’abord habité dans le quartier de Broo-klyn, puis à douze ans, j’ai déménagé à LongIsland. Mine de rien, Long Island était un centrenévralgique de la musique dans les années 60, etc’est toujours le cas aujourd’hui, avec un paquetde salles, des clubs, des studios, etc. Je vous le discomme je le pense, c’est aussi là-bas que le garagerock est né, même si on n’appelait pas encore çadu garage rock. C’était un son plutôt qu’un style,nourri des influences de la période que nousétions en train de vivre.

Votre univers était garage et psychédélique.Encore aujourd’hui, ce mouvement resteinfluent et ne cesse d’être mis en avant. Com-prenez-vous ce retour en grâce permanent ?Si tu remontes aux années 50, il y avait lerock’n’roll. Trois temps sur la mesure avec desgars comme Buddy Holly, Jerry Lee Lewis, RitchieValens, The Big Bopper ; toute cette musiquedont le message était avant tout rythmique, uneligne à la fois. Il n’y avait rien de progressif danstout cela. Et tout a changé dans les années 60. Le

monde entier a changé. Il y avait la guerre, lesassassinats, les manifestations. Tellement dechoses se passaient. Les jeunes ont pris la parole,ils étaient soudain en mesure de se faire enten-dre. Ils pouvaient écrire des textes et chanter cequ’ils ressentaient. L’ère psychédélique cristallisetout ce qui se passait alors, cette liberté nouvelleque nous étions en train d’expérimenter.

VIETNAMDes musiciens sixties ont été redécouverts,

d’autres oubliés. Quels étaient ceux qui comp-taient pour vous à l’époque ?Il y avait les classiques, The Beatles, ProcolHarum, The Byrds, Bob Dylan, The Beau Brum-mels, The Rolling Stones, etc. Je me tenais au cou-rant des nouveaux artistes qui émergeaient auxÉtats-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne. Onavait une super station de radio locale, WNEW-FM, qui diffusait ce qui se faisait de neuf.J’écoutais pas mal de trucs, mais attention, cen’était pas des influences. C’était plutôt une édu-cation. Nous nous tenions au courant des artistesqui, de New York à la Californie jusqu’à Londres,pratiquaient la même musique que nous.D’ailleurs, avant que les Beatles ne se mettent àvirer de bord, nous étions bien plus psychédé-liques qu’eux au moment où ils faisaient leurspremiers trucs. Syd Barrett ? On nous a comparéspar la suite, et je comprends l’analogie, c’est trèsflatteur, mais je n’étais pas au courant de ces pre-miers trucs au moment où ils sont sortis.

Quelle est l’histoire de l’album Introspection: AFaine Jade Recital ?Le disque a été enregistré à Ultra Sonic Studios, àHempstead (New York), où Vanilla Fudge, Cactuset Billy Joel sont passés. J’y évoque mes réflexionssur l’époque, mes expériences personnelles, cellesde mes potes… J’avais des amis qui partaient à laguerre sans que je sache si je les reverrais un jour.Les mœurs changeaient tellement vite que notregénération ne trouvait pas sa place dans la société.Ce décalage était l’essence de nos textes et de notremusique. Je crois que c’est aussi pour cela que cettemusique fait encore sens aujourd’hui. Parce que,finalement, à chaque nouvelle génération, c’est la

même histoire. Une chanson comme Don’t HassleMe est toujours d’actualité. Elle parle de l’anciennegénération, des mecs en costards, du business quifait son entrée dans l’industrie de la musique…Après ce disque, j’ai enregistré la chanson USANow, en 1969, qui évoque la turbulente année quel’on venait de vivre – les émeutes, le Viet-nam… Mon pote musicien Bruce Bradt venait derevenir de la guerre sain et sauf. J’ai ensuite démé-nagé en Floride pour travailler avec The SecondComing, qui deviendra plus tard The Allman Bro-thers. J’ai aussi produit un LP du chanteur JohnPaul. Puis je suis retourné à New York pour assis-ter au festival de Woodstock et j’y suis resté. Par lasuite, j’ai fait un autre disque, dans une veine pluscountry rock, avec un groupe appelé Dust BowlClementine, dans lequel je retrouvais mes amisBruce et Nick. J’ai ouvert un studio (IndependentProduction), travaillé pour Buddah Records… À lafin des années 70, je me suis marié avec Sandi. J’aieu un fils et une fille. On s’est installés pas loin deBethel Farm, là où le festival de Woodstock a eulieu. J’habite toujours là aujourd’hui.---------------------------------------------

Sur son nouvel album, MGMT reprend Introspection, un titre du musicienFaine Jade, extrait de son seul et génial album solo paru en 1968(Introspection: A Faine Jade Recital). En résulte une bombe psyché quiouvre une faille spatio-temporelle… d’où l’on a réussi à extirper le principalintéressé ! Ravi que MGMT ait su “capturer le feeling” de sa chanson,le vétéran sexagénaire Faine Jade farfouille pour nous dans sa mémoire. INTERVIEW JEAN-FRANÇOIS LE PUIL – PHOTOGRAPHIE DR

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d’abord identifié car j’ai participé à l’une de ces cérémonies oùdes chamans et des guérisseurs initient le patient àl’ayahuasca. Pendant cette expérience se dégage une sensa-tion funeste très particulière qui, à mes yeux, ne peut pas êtreencaissée véritablement par un Occidental. C’est une percep-tion intrinsèquement trop effrayante et déprimante. On peuten tirer des bénéfices, mais cela prouve aussi qu’essayer des’immerger ainsi dans une culture qui n’est pas la nôtre peutgénérer de la frustration. L’ayahuasca t’organise un tête-à-têteavec la mort, qu’il convient d’accueillir – c’est sans doute lié àla DMT, une autre substance qui entre dans la composition dubreuvage. Cela revient à faire un pas dans une autre dimen-sion, et je crois que la plupart de ceux qui ont un jour expéri-menté ce genre de trips ne peuvent plus envisager la réalité detous les jours de la même manière par la suite. Le cerveau estmarqué irrémédiablement. Le fossé qui peut alors existerentre la connaissance de cet autre monde et le quotidien terre-

à-terre provoque parfois des frictions très étranges… Certainsbouquins de Timothy Leary abordent ces sensations-là, maisplutôt en rapport avec le LSD. Et dans Lettres Du Yage, Bur-roughs se sent comme un alien dans ces contrées exotiques. Ildonne l’impression de ne souhaiter qu’une chose : se tirer delà. Ce sentiment d’évoluer comme un extraterrestre en terresinconnues et cette idée d’étrangeté au quotidien traversentpas mal le nouvel album.

MGMT traduit-il aussi une nouvelle manière d’explorer lepsychédélisme en musique, comme vous essayez de lefaire en images, sur scène, avec votre ami vidéaste Alejan-dro Crawford ?AV : Oui, peut-être que nous essayons de creuser et d’étendredoucement ce que peut être le psychédélisme en musique, lesdifférentes façons de produire des effets psychédéliques surl’auditeur sans forcément utiliser des drones ou un solo qui fusede l’oreille gauche à l’oreille droite. Nous avons pris beaucoupde décisions lors des phases de production et de mixage qui sontdestinées à ceux qui écoutent la musique en tentant d’y trouverles éclairs sonores qui ne surviennent qu’une fois, commeautant de mini-régalades psychédéliques.

Ben, le côté mystique de MGMT semble assigné à Andrew…BG : Oui, je ne suis pas trop là-dedans. Considère-moi plutôtcomme le scientifique de la bande. (Sourire.) J’essaie d’apprendreau quotidien sur la science de l’acoustique, les langages de pro-grammation, les logiciels sonores, etc. En fait, c’est ce que je pré-fère faire pendant mon temps libre. J’ai commencé à m’y mettreen tournée. C’était d’abord un loisir, puis c’est devenu une obses-sion. Je me suis mis à dévorer les manuels techniques sur le sujet– l’électronique, les mathématiques, etc.

Cette formation sur le tas a-t-elle eu une influence sur leson de MGMT ?BG : Je ne sais pas… Des connaissances en termes de program-mation peuvent aider à résoudre facilement des problèmestrès précis, comme les manipulations sur les voix par exem-ple. Elles m’aident aussi à perfectionner mes propres effets. J’aifini par beaucoup utiliser des outils comme MAX/MSP, Super-Collider, et d’autres langages de programmation. À vrai dire,cette passion pour le son et la production a surtout une grandeinfluence sur ma santé mentale. C’est synonyme de distrac-tion pour moi quand je dois bosser sur de la musique. Monesprit s’en trouve aéré. J’ai récemment produit Kuroma, legroupe de notre ami Hank Sullivant, qui fut notre guitaristelive. Ça devrait sortir début 2014 (ndlr. le premier single,20+Centuries, a été dévoilé avant l’été, et l’album à venirs’intitule Kuromaroma). Produire d’autres artistes est quelquechose que je souhaite faire de plus en plus. L’idée fait naturel-lement son bonhomme de chemin parce que j’aime être en

“CONGRATULATIONS”!VU PAR OLIVIER LAMM!

Le journaliste (The Drone, Chronic’Art) et musicien(Egyptology) nous donne sa vision du deuxième album.“Congratulations fut plus qu’une bonne surprise pour moi. Pourle premier album, je m’étais arrêté aux dix premières secondesde Time To Pretend parce que ce qui suivait le copier-collerd’Aphex Twin dans l’intro ne me plaisait pas. Congratulationsm’est arrivé de deux façons : il faisait ricaner les fans de rockkitsunéen, et des amis mélomanes m’ont conseillé d’y jeter uneoreille bienveillante. La première fois que j’ai entendu SiberianBreaks, j’en croyais à peine mes oreilles. Et je n’attends que ça,ne pas en croire mes oreilles. Au-delà du tissu de référenceschics, j’ai été soufflé par l’ambition plastique et onirique qui s’ydéploie. Les groupes indie des années 2000 ont dû beaucoupgesticuler avec les doigts et les formes pour tenter de faireévoluer la chanson rock, allant voir du côté du flou ou de laboue d’un côté, du collage hyperactif de l’autre. Je pense auxFiery Furnaces, que j’adore et qui ont fait des choses immensesavec le labyrinthe. Mais là, ce n’est clairement plus le sujet. Leschansons de Congratulations n’ont rien à voir ni avec de laboue, ni avec des sessions protools ou du prog japonais. Ni avecdes labyrinthes d’ailleurs. On serait plutôt dans un grand jeu depoupées russes où les lois de la physique fonctionnentdifféremment. Tout s’emboîte parfaitement, mais dans tous lessens… Les comparaisons sont difficiles à faire, il y a eu beaucoupde grandes œuvres dérivatives dans le passé – je pense à cellestombées du psychédélisme anglais, comme Ogdens’ Nut GoneFlake des Small Faces (1968) ou S.F. Sorrow (1968) des PrettyThings. Si Congratulations nous était arrivé des années 60, il seraitconsidéré comme un chef-d’œuvre. Je ne crois pas à la notionde progrès, surtout en art ; mais si une dialectique est à l’œuvredans l’histoire de la pop, ce disque en est la preuveincontestable. Pour ce qui est des références à la BeatGeneration que tu évoques, c’est une question que je n’ai pasdu tout approfondie : les raisons oniriques derrière les merveillessonores. Mais sans creuser très loin, on sent le bordel qui sourd.MGMT est une formation postmoderne à l’ancienne, etpuisqu’on associe désormais le postmodernisme critique en artà un faisceau de clichés datés, j’imagine qu’on peut facilementles confondre avec des hippies prétentieux qui sortent d’écoled’art. Personnellement, je trouve cela très touchant. TimothyLeary, Thomas Pynchon, William S. Burroughs ou Robert AntonWilson ont écrit tellement de choses ultimement éclairantessur ce qui nous arrive en 2013…” PROPOS RECUEILLIS PAR JFLP

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studio, c’est mon élément, bien plus que le live. Quand je suisen studio, j’apprécie la sensation de savoir ce que je fais, demaîtriser. Et puis, je suis un sédentaire, je n’aime pasm’éloigner de chez moi. À l’avenir, je pense que partir en tour-née ne correspondra plus à mes attentes. J’aurais envie dem’installer, avoir des enfants, fonder une famille…

Votre coproducteur Dave Fridmann a connu ce parcoursen arrêtant de tourner avec Mercury Rev pour se consa-crer à l’enregistrement.BG : Oui, après avoir tout essayé, il a réalisé que le mieux pourlui était de se fixer à long terme en studio. Quand on travailleensemble, j’essaie de pénétrer son cerveau pour qu’il me révèleses secrets. (Sourire.) Si, par bonheur, je suis assez bon dans cedomaine, me tourner vers la production sera donc une excel-lente alternative pour moi aussi.

Dans un futur proche ?BG : Non, non, pas de sitôt… Je suis persuadé que MGMT vatourner pendant encore un bon bout de temps.

Parles-tu de production avec l’ami et spécialiste du genreJorge Elbrecht, le leader de Violens ?BG : Bien sûr. À chaque fois qu’on se retrouve, on finit par neparler que de ça. On confronte nos idées. Lui a une approchetotalement différente de la mienne. Il est très méticuleux ettente d’optimiser sans cesse ses méthodes alors que j’ai ten-dance à préférer emprunter sciemment la mauvaise directionet faire en sorte que ça sonne bien malgré tout.

Enfin, quid de l’humour ? Est-il toujours important dansvotre façon d’envisager la musique ?AV : Au tout départ, nous adorions être sarcastiques. C’étaitpresque vital pour nous, surtout quand nous tournions vers2008. Cela nous permettait d’illuminer un peu notre quoti-dien chaotique. C’était aussi une façon de montrer que nousne nous prenions pas au sérieux. Mais au moment dudeuxième album, cette dérision s’est retournée contre nous,assez durement. Nous avons beaucoup appris de cela. Nous nesommes pas des je-m’en-foutistes. Nous avons toujours su quenous voulions construire une vraie carrière, durer, expérimen-ter, prendre des risques.BG : Nous avons appris que l’ironie n’était pas forcément reçuecomme elle devait l’être. (Sourire.) Nous faisons plus attentionà ce que nous racontons aujourd’hui, même si c’est indispen-sable de conserver une part d’humour et de rester irrévéren-cieux. Quand on commence à envisager le rock’n’roll commeun totem immaculé, une affaire très sérieuse, avec son lotd’analyses et de sur-analyses, on tombe dans la stupidité pourmoi. On en arrive au même stade que le jazz, qui a commencécomme une activité underground et révolutionnaire, et quel’on ne considère quasiment plus aujourd’hui que comme unsujet d’étude dans les universités. Cette institutionnalisationest tellement éloignée des racines de la musique. Ça me flinguevraiment quand j’en vois certains qui prennent la pop telle-ment au sérieux. Notre musique à nous reste carénée parl’humour. Quand nous composons, ce qui nous plaît est aussisouvent ce qui nous fait rire un minimum.AV : Une chanson qui s’appelle Plenty Of Girls In The Sea estquand même difficile à prendre au sérieux… Nous l’avons jus-tement écrite parce que le titre était vraiment trop stupide etrigolo pour faire l’impasse. (Sourire.) Même un morceaucomme Your Life Is A Lie : le texte est tellement extravagant etrépétitif que ça en devient ridicule, absurde – personne n’iraitbalancer des trucs pareils à quelqu’un. Notre humour est peut-être moins débile aujourd’hui, plus noir. Ça me rappelled’ailleurs pourquoi The Fugs a été une grosse influence. Ilsont fait des trucs bien chiants, mais un titre comme Morning,Morning, c’est très simple, très beau, presque méditatif, alorsque les paroles sont dépressives au possible. Sans avoir l’air d’ytoucher, ils instillent de l’agressivité, quelque chose de sinis-tre aussi. J’apprécie ce contraste. Ce psychédélisme vicié, c’estce vers quoi nous tendons aujourd’hui.---------------------------------------------

BEN GOLDWASSER : CETTE PASSIONPOUR LE SON ET LA PRODUCTIONA SURTOUT UNE GRANDE INFLUENCESUR MA SANTÉ MENTALE.

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OH QUE OUI, il faut le portraiturer, car celui quel’on a qualifié de Phil Spector de sa génération resteassez discret. Tout juste documente-t-il de manièrelapidaire ses sessions sur le site ouaibe archaïquede son fameux outil de travail situé à Cassadaga(New York), Tarbox Road Studios. “Je me rappelle,vers 1998, lorsque son nom a commencé à circuler, on leprésentait comme le cinquième membre de The FlamingLips, le type qui avait lâché les tournées de Mercury Revpour se terrer en studio, dans les bois. Tout était réunipour en faire un sorcier glamour, un génie rocambo-lesque à la Brian Wilson… Son univers est certes décalé: il s’intéresse à l’astronomie, aux programmes de détec-tion d’intelligence extraterrestre, avoue son goût pour leprog rock, et raconte que son expérience acoustique pré-férée est d’écouter les sons sous l’eau… Mais Dave Frid-mann est surtout quelqu’un d’extrêmement humble – cequi n’empêche pas une grande détermination –, très bos-seur, qui minimise son influence en studio pour mettre enavant l’artiste en tant que seul créateur. En dehors, il seconsacre à 100% à sa famille et donne des cours àl’Université. Cette personnalité singulière explique pour-quoi il arrive à développer des longues et fructueusesrelations avec les artistes.” Le portrait est dressé parHervé Bouley, spécialiste des questions de réalisa-tion artistique à la discothèque de Radio France etcollaborateur de l’émission Label Pop sur FranceMusique, mordu du monde des studios qu’il ana-lyse sous toutes les coutures. À l’autre bout du fil,on ne l’arrête plus. “Le producteur – ou réalisateurartistique plutôt – peut être un architecte (Rick Rubin),un paysagiste (Brian Eno), un sculpteur (Martin Han-

nett), un peintre (John Congleton), un photographe(Steve Albini)… Selon moi, Dave Fridmann est un chi-miste du son (Albini pourrait être considéré comme sonantithèse d’ailleurs). Plutôt que psyché, je qualifieraissa patte d’onirique. Le psychédélisme, c’est un son élec-trocuté, garage agressif ou délirant vers le prog. Le sonFridmann est beaucoup moins frimeur, les modificationssont plus profondes ; c’est un son qui est brûlé del’intérieur, irradié, atomique plutôt que psychédélique.Il investit une esthétique du détournement permanent etn’est prisonnier d’aucune technologie – il a un matosanalogique colossal mais fixe le son en numérique, c’estun gars très réaliste. Évidemment, la saturation est l’unede ses signatures, sur la rythmique notamment. Maisc’est une saturation inventive, qui rend les sons mécon-naissables, et qu’il peut faire évoluer d’un disque àl’autre. Une batterie (au début de The Soft Bulletindes Flaming Lips, par exemple) ou une basse (tout aulong de Yoshimi Battles The Pink Robots des Fla-ming Lips) détournés par ses soins donnent presquel’impression d’être des instruments de synthèse sonore,parce que l’effet est intelligemment conçu et durable. Ilapplique ce genre de traitements à l’ensemble des instru-ments et voix qu’il agence. Mais le tout reste cohérent,grâce notamment à une spatialisation remarquable. Leson est sale, riche, perturbé, mais il respire toujours.C’est l’inverse d’un son compressé comme celui… d’Oasisdans les années 90 par exemple. Fridmann fait aussipartie de ceux qui ont réussi à réinjecter des sonoritésorchestrales dans un univers rock. Pour moi, un disquecomme Embryonic (2009) des Flaming Lips fait mon-tre de toute sa palette et de son art du détournement. Etla chanson Lincoln’s Eyes de Mercury Rev reste l’undes sommets de sa production.”

SOUNDWRITERSCoproducteur de leur premier album, mixeur du

deuxième et coproducteur du troisième, Dave Frid-mann connaît une relation privilégiée avec les deuxzozos de MGMT, qui sont d’ailleurs loin d’être desmanches dans le domaine technique (parlez-leurde types de réverb’, ils sont intarissables). Prenonsmaintenant congé de l’ami Hervé pour inviter à lafête… Dave Fridmann ! En personne. Eh oui, ce der-nier a accepté de répondre (par mail) à quelques-unes de nos questions sur la réalisation de MGMT.Voilà ce qu’il nous en dit : “Tout a été inhabituel dans

la réalisation de ce disque, de l’écriture à l’enregistrement.Particulièrement l’écriture. Ils étaient là, à jouer encoreet encore, créant tous ces sons tarés et ces beats. Je devaisfaire attention aux moments où ils se mettaient à rire, carc’était toujours le meilleur indicateur pour savoir quenous étions sur la bonne voie ou qu’un moment spécialvenait d’arriver et devait être développé. La chansonYour Life Is A Lie est un bon exemple, à la fois telle-ment dure à concevoir et tellement drôle aussi. Le pos-tulat de continuer à travailler jusqu’à obtenir ce quel’on voulait sans avoir de deadline fut inestimable. Enparallèle de notre activité en studio, qui se faisait aurythme d’une session de travail de quelques jours sui-vie d’une pause, Ben et Andrew pouvaient continuer àdonner des concerts, vivre leur vie, et avoir des retourssur ce qu’ils faisaient. Le processus d’enregistrement adonc fait partie de leur quotidien plus qu’il ne le faithabituellement. Mon rôle a été comme d’habitude dedistinguer le bon grain de l’ivraie, et de les aider à seconcentrer sur une chanson pour la faire entrer dansla délicate phase de sa finalisation plutôt que de conti-nuer à expérimenter sans cesse. En fait, c’est leur capa-cité à croire que cette musique pouvait exister qui adicté ses atours soniques. MGMT est de loin leur disquele plus dense. À tout moment, une chanson peut se révé-ler polytonale et/ou polyrythmique. Les structuresd’accords traditionnelles sont défenestrées et la toniquen’est plus un problème. Les mélodies et les paroles sontles guides.” On propose alors à Dave Fridmannd’officialiser la filiation entre ses compagnons detoujours The Flaming Lips, ses nouveaux meil-leurs copains MGMT, et Tame Impala, Austra-liens über psychés pour lesquels il joue le rôle demixeur. “Oui, je vois une connexion directe entre cestrois groupes. Ce sont à la fois des maîtres soniques etdes explorateurs musicaux. Beaucoup d’artistes sontde très bons « soundwriters », et beaucoup d’autressont de très bons « songwriters », mais très peu par-viennent à être les deux à la fois. Ces trois formationsy arrivent. J’apprends toujours des musiciens avec les-quels je travaille, et si j’ai appris une chose grâce àMGMT, c’est que les différentes manières de créer unechanson sont infinies.”---------------------------------------------

Deserter’s Songs (1998) de MercuryRev, The Soft Bulletin (1999) de TheFlaming Lips, Rock Action (2001) deMogwai, It’s A Wonderful Life (2001)de Sparklehorse, Hate (2002) de TheDelgados, Romantica (2002) deLuna, The Woods (2005) de Sleater-Kinney, Era Extraña (2011) de NeonIndian… Faut-il encore présenterle producteur Dave Fridmann ?ARTICLE JEAN-FRANÇOIS LE PUILPHOTOGRAPHIE DANNY CLINCH

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