4
Communication Douleur morale, douleur physique : me ´ canismes neurobiologiques et traitement Emotional pain, physical pain: Neurobiological mechanisms and treatment Adeline Gaillard a, * ,b a Service hospitalo-universitaire de sante ´ mentale et de the ´rapeutique, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014 Paris, France b Faculte ´ de me ´decine, universite ´ Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cite ´, Paris, France 1. Introduction « Le petit chagrin gris de l’horreur qu’induit la de ´pression peut s’assimiler a ` la douleur physique » Face aux te ´ne `bres, William Styron Selon l’Association internationale pour l’e ´ tude de la douleur, la douleur se de ´ finit comme une « expe ´ rience sensorielle et e ´ motionnelle de ´ sagre ´ able associe ´e a ` un dommage tissulaire pre ´ sent ou potentiel, ou de ´ crite en termes d’un tel dommage ». Chez le patient de ´ prime ´ , la douleur morale ressentie s’apparente souvent a ` la douleur physique. Blessure, meurtrissure, torture, de ´chirement, supplice, tourment... sont autant de mots relevant du champ se ´ mantique de la le ´ sion physique et utilise ´ s par nos patients pour de ´crire une douleur psychique tout aussi insupportable. Pourtant, cette douleur reste souvent difficile a ` soulager par les traitements symptomatiques prescrits durant la phase aigue ¨ de l’e ´pisode, elle est parfois me ˆme ne ´ glige ´e. Mieux comprendre la physiopathologie de cette douleur morale et ses liens avec la douleur physique pourrait amener a ` d’autres pistes the ´ rapeutiques, dont certaines, comme la ke ´ tamine, s’ave `rent prometteuses. Au-dela ` de l’intuition, les recouvrements entre douleur morale et physique reposent sur plusieurs constats laissant supposer des me ´ canismes physiopathologiques communs : Annales Me ´ dico-Psychologiques 172 (2014) 104–107 INFO ARTICLE Historique de l’article : Disponible sur Internet le 22 fe ´ vrier 2014 Mots cle ´s : Antide ´ presseurs De ´ pression Douleur Neurobiologie Souffrance psychique Syste ` me nerveux central Keywords: Antidepressant Emotional pain Central nervous system Depression Neurobiology Pain RE ´ SUME ´ Chez le patient de ´ prime ´ , la douleur morale ressentie s’apparente souvent a ` la douleur physique. Les recouvrements entre douleur morale et physique reposent sur plusieurs constats laissant supposer des me ´ canismes physiopathologiques communs : la mise en e ´ vidence en neuroimagerie de re ´ seaux neuraux communs a ` la douleur morale et a ` la douleur physique, chez les sujets sains ; la fre ´ quence de survenue d’e ´ pisodes de ´ pressifs chez les patients souffrant de douleurs chroniques et, re ´ ciproquement, la fre ´ quence de survenue de manifestations douloureuses chez les patients de ´ prime ´ s ; l’efficacite ´ des antide ´ presseurs, notamment les antide ´ presseurs tricycliques et les inhibiteurs de la recapture de la se ´ rotonine et de la noradre ´ naline (IRSNA), dans le traitement de la douleur chronique, et inversement, l’utilite ´ de certaines mole ´ cules antalgiques dans le soulagement de la douleur morale. Mieux comprendre la physiopathologie de la douleur morale et ses liens avec la douleur physique pourrait amener a ` d’autres pistes the ´ rapeutiques, dont certaines, comme la ke ´ tamine, s’ave ` rent prometteuses. ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´ s. ABSTRACT Emotional pain endured by depressed patients often resembles to physical pain. Overlaps between pain and suffering are based on several observations and suggest common pathophysiological mechanisms: Neuroimaging studies have highlighted neural networks common to emotional pain and physical pain in healthy subjects; major depressive disorders often occur in patients with chronic pain, and conversely, painful events often occur in depressed patients; antidepressants, including tricyclic antidepressants and serotonin and norepinephrine reuptake inhibitors (SNRIs), are efficient in the treatment of chronic pain, and conversely, certain analgesics are useful in relieving grief. Better understanding of the pathophysiology of emotional pain and its relationship with physical pain could lead to other therapeutic approaches, some of which, such as ketamine, are promising. ß 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. * Correspondance. Adresse e-mail : [email protected]. Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com 0003-4487/$ – see front matter ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.01.015

Douleur morale, douleur physique : mécanismes neurobiologiques et traitement

  • Upload
    adeline

  • View
    221

  • Download
    8

Embed Size (px)

Citation preview

Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 104–107

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

Communication

Douleur morale, douleur physique : me

canismes neurobiologiques et traitement

Emotional pain, physical pain: Neurobiological mechanisms and treatment

Adeline Gaillard a,*,b

a Service hospitalo-universitaire de sante mentale et de therapeutique, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis, 75014 Paris, Franceb Faculte de medecine, universite Paris Descartes, Sorbonne Paris-Cite, Paris, France

I N F O A R T I C L E

Historique de l’article :

Disponible sur Internet le 22 fevrier 2014

Mots cles :

Antidepresseurs

Depression

Douleur

Neurobiologie

Souffrance psychique

Systeme nerveux central

Keywords:

Antidepressant

Emotional pain

Central nervous system

Depression

Neurobiology

Pain

R E S U M E

Chez le patient deprime, la douleur morale ressentie s’apparente souvent a la douleur physique. Les

recouvrements entre douleur morale et physique reposent sur plusieurs constats laissant supposer des

mecanismes physiopathologiques communs : la mise en evidence en neuroimagerie de reseaux neuraux

communs a la douleur morale et a la douleur physique, chez les sujets sains ; la frequence de survenue

d’episodes depressifs chez les patients souffrant de douleurs chroniques et, reciproquement, la

frequence de survenue de manifestations douloureuses chez les patients deprimes ; l’efficacite des

antidepresseurs, notamment les antidepresseurs tricycliques et les inhibiteurs de la recapture de la

serotonine et de la noradrenaline (IRSNA), dans le traitement de la douleur chronique, et inversement,

l’utilite de certaines molecules antalgiques dans le soulagement de la douleur morale. Mieux

comprendre la physiopathologie de la douleur morale et ses liens avec la douleur physique pourrait

amener a d’autres pistes therapeutiques, dont certaines, comme la ketamine, s’averent prometteuses.

� 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

Emotional pain endured by depressed patients often resembles to physical pain. Overlaps between pain

and suffering are based on several observations and suggest common pathophysiological mechanisms:

Neuroimaging studies have highlighted neural networks common to emotional pain and physical pain in

healthy subjects; major depressive disorders often occur in patients with chronic pain, and conversely,

painful events often occur in depressed patients; antidepressants, including tricyclic antidepressants

and serotonin and norepinephrine reuptake inhibitors (SNRIs), are efficient in the treatment of chronic

pain, and conversely, certain analgesics are useful in relieving grief. Better understanding of the

pathophysiology of emotional pain and its relationship with physical pain could lead to other

therapeutic approaches, some of which, such as ketamine, are promising.

� 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

1. Introduction

« Le petit chagrin gris de l’horreur

qu’induit la depression

peut s’assimiler a la douleur physique »Face aux tenebres, William Styron

Selon l’Association internationale pour l’etude de la douleur, ladouleur se definit comme une « experience sensorielle etemotionnelle desagreable associee a un dommage tissulairepresent ou potentiel, ou decrite en termes d’un tel dommage ».

* Correspondance.

Adresse e-mail : [email protected].

0003-4487/$ – see front matter � 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.01.015

Chez le patient deprime, la douleur morale ressentie s’apparentesouvent a la douleur physique. Blessure, meurtrissure, torture,dechirement, supplice, tourment. . . sont autant de mots relevant duchamp semantique de la lesion physique et utilises par nos patientspour decrire une douleur psychique tout aussi insupportable.Pourtant, cette douleur reste souvent difficile a soulager par lestraitements symptomatiques prescrits durant la phase aigue del’episode, elle est parfois meme negligee. Mieux comprendre laphysiopathologie de cette douleur morale et ses liens avec la douleurphysique pourrait amener a d’autres pistes therapeutiques, dontcertaines, comme la ketamine, s’averent prometteuses.

Au-dela de l’intuition, les recouvrements entre douleur moraleet physique reposent sur plusieurs constats laissant supposer desmecanismes physiopathologiques communs :

A. Gaillard / Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 104–107 105

� l

a mise en evidence en neuroimagerie de reseaux neurauxcommuns a la douleur morale et a la douleur physique, chez lessujets sains ; � l a frequence de survenue d’episodes depressifs chez les patients

souffrant de douleurs chroniques et, reciproquement, la fre-quence de survenue de manifestations douloureuses chez lespatients deprimes ;

� l ’efficacite des antidepresseurs, notamment les antidepresseurs

tricycliques et les inhibiteurs de la recapture de la serotonine etde la noradrenaline (IRSNA), dans le traitement de la douleurchronique, et inversement, l’utilite de certaines moleculesantalgiques dans le soulagement de la douleur morale

2. Douleur physique et douleur psychique : des reseauxcerebraux communs

Il est maintenant bien connu que les reseaux neuronaux sous-tendant une experience psychique douloureuse et une experiencephysique douloureuse se recouvrent en grande partie. Le reseauneural de la douleur physique comprend notamment le cortexsomatosensoriel, l’insula, le cortex cingulaire anterieur, le gyrusfrontal inferieur, la substance periaqueducale et le thalamus. Cesmemes regions sont sollicitees lors d’une experience psychique-ment douloureuse. Plusieurs paradigmes de psychologie experi-mentale elabores chez les volontaires sains en attestent. Cesparadigmes reposent sur trois modeles de douleur morale : ladouleur par exclusion sociale, la douleur par empathie et la douleurpar perte (le deuil).

Dans une experience menee par Eisenberger et al. [4], la douleurpar exclusion sociale est generee en faisant croire a un sujet placedans une IRM qu’il est invite a jouer au ballon de facon virtuelle(« cyberball ») avec deux autres personnes. Au milieu de la partie, lesujet est exclu du jeu, il pense alors que les deux autres participantsl’ont mis a l’ecart sans explication. Le sentiment d’inconfort etd’injustice ressenti est alors sous-tendu par l’activation du cortexcingulaire anterieur dorsal, de l’insula, du cortex prefrontal ventraldroit, et de la substance grise periaqueducale dans le tronccerebral.

La douleur par empathie concerne l’etat d’inconfort voire desouffrance psychique ressenti lorsqu’on est temoin de la douleursubie par autrui, suscite un etat d’inconfort voire de souffrancepsychique objectivables en imagerie. Ainsi, lorsque l’on montre ades sujets des photos de situations physiquement douloureuses(par exemple, un coup de marteau sur un doigt), on observe chezces personnes la mise en jeu du meme reseau cerebral que s’ilsavaient personnellement ressenti cette douleur physique, enparticulier le cortex cingulaire anterieur et l’insula anterieurequi sous-tendent la composante affective de l’experience physi-quement douloureuse [13]. Ces resultats s’observent egalementquand on montre uniquement les visages grimacants de personnesressentant une souffrance physique sans montrer directement lalesion qui leur est infligee [1].

Enfin et plus criants encore sont les resultats des travaux meneschez les personnes atteintes d’une insensibilite congenitale a ladouleur. Les etudes en IRMf confirment que ces personnes, dont laparticularite est de ne ressentir aucune douleur physique, ontneanmoins la possibilite de ressentir la douleur d’autrui etd’eprouver de l’empathie [3].

3. La douleur par perte : le deuil

Enfin, la situation de souffrance psychique non pathologique laplus paradigmatique reste sans doute le deuil. Kersting et al. [6] ontcompare des femmes deux mois apres une interruption medicalede grossesse a des femmes ayant accouche d’un bebe en bonnesante. La visualisation de photos de bebes entraınait chez les

premieres une reactivation aigue du sentiment de deuil associee aune hyperactivation des zones cerebrales citees plus haut (cortexcingulaire moyen et posterieur, gyrus frontal inferieur, lobetemporal moyen, thalamus et tronc cerebral). Dans les deuxgroupes, on observait par ailleurs une hyperconnectivite thalamo-cingulaire, connue pour sous-tendre les processus d’attachement.

4. Un exemple de douleur morale chronique : le deuilpathologique

Il existe une situation particuliere, le deuil pathologique, ou ladouleur secondaire a la perte ne s’attenue pas avec le tempscomme elle le devrait, mais se trouve reactivee de facon chronique.O’Connor et al. [9] ont compare des femmes souffrant de deuilpathologique a des femmes en deuil non pathologique. Ces deuxgroupes de femmes avaient perdu une sœur ou une mere d’uncancer du sein et l’on provoquait une reactivation douloureuse enleur montrant des photos de la personne defunte associees a desmots emotionnellement connotes (exemple, « morte »). Dans lesdeux groupes, comme attendu, la reactivation douloureuses’accompagnait d’une hyperactivation des structures impliqueesdans la douleur physique et morale (cortex cingulaire anterieurdorsal, insula, substance periacqueducale). En revanche, on notaitchez les femmes en deuil pathologique une hyperactivation dunucleus accubens, structure cle du circuit de la recompense. Cettehyperactivation du nucleus accubens etait correlee avec l’intensitedu manque.

Les resultats de cette etude rappellent les conceptions du deuilde Bowlby [2]. Ce dernier distingue en effet deux modeles du deuil :le modele de detachement et le modele de reunion. Dans le modelede detachement, la douleur liee a la perte permet de se separer dela personne defunte et aide a accepter la realite. Les indicesrappelant l’etre disparu deviennent alors de moins en moinssaillants et douloureux, l’activation du circuit de la recompense etnotamment du nucleus accubens s’attenue. Au contraire, dans lemodele de reunion, la douleur a pour finalite de « retrouver » lapersonne disparue. Les indices deviennent alors de plus en plusdouloureux, l’hyperactivation du nucleus accubens ne s’attenuepas mais se renforce. On se retrouve dans un processus proche decelui de l’addiction, ou l’on ne peut reprimer le besoin de penser audefunt.

D’une facon plus generale, la mise en jeu du circuit de larecompense et du nucleus accubens a ete constatee en cas dereactivation douloureuse aigue (physique ou psychique) chez lespersonnes souffrant deja de douleur chronique (physique oupsychique). Il se pourrait que ces reactivations douloureusesaigues aient en quelque sorte un role de renforcateur et viennententretenir la douleur de facon chronique.

5. Phylogenetique du lien social

Comment expliquer que douleur physique et psychique soientainsi sous-tendues par des structures cerebrales semblables ?

La survie de l’espece repose sur des comportements essentielstels que fuir face au danger, se nourrir, se reproduire. Ressentir ladouleur est egalement determinant pour la perennite de l’individu etde l’espece. Cela permet d’identifier un danger, de s’en ecarter, maisegalement de porter son attention sur un organe ou un membremalade. La douleur passe par le circuit de la recompense, impliquedans la selection des comportements necessaires a la survie del’espece. Moles et al. [8] ont montre que les souris depourvues d’unrecepteur morphinique Mu presentaient un deficit de compor-tement d’attachement. Chez les mammiferes, le circuit de la douleurest ainsi recycle pour proteger des risques d’une separation precoceet favoriser les comportements d’attachement tout aussi indis-pensables et vitaux.

A. Gaillard / Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 104–107106

6. Douleur physique et depression : une physiopathologiecommune

6.1. Douleur et depression : une etrange coıncidence

Les patients atteints de douleurs chroniques souffrent davan-tage de troubles psychiatriques. Reciproquement, les patientssouffrant de troubles psychiatriques sont plus a risque de douleurschroniques. Dans une etude menee par Ohayon et Schatzberg [10]sur un echantillon de la population californienne (n = 3243), 49 %des patients rapportaient des douleurs chroniques et 6,3 % avaientun episode depressif majeur. Parmi les patients deprimes, 66 %rapportaient des douleurs chroniques, et dans 57 % des cas, ladouleur precedait l’episode depressif majeur. Par ailleurs, lesdouleurs chroniques aggravent la depression. Ainsi, l’intensite de ladouleur serait correlee a l’intensite de la depression (r = 0,25 ;p < 0,001). On retrouve egalement une association significativeavec certains symptomes depressifs, notamment l’insomnie, leralentissement psychomoteur, le sentiment de desespoir et deculpabilite et les difficultes de concentration.

Dans une autre etude [11] menee sur un echantillon de lapopulation allemande (n = 3786), les patients deprimes ont troisfois plus de risque de ressentir des douleurs non neuropathiques(OR = 3,2 [2,0–> 5,0] ; p < 0,001) et presque six fois plus de risqued’eprouver des douleurs neuropathiques (OR = 5,8 [3,4–10,0] ;p < 0,001).

Strigo et al. [14] se sont interesses a la « vulnerabilite » despatients deprimes a la douleur physique aigue. Ainsi, a intensiteegale, la perception d’un stimulus douloureux chez les patientsdeprimes s’accompagne d’une activation plus importante del’amygdale et d’une activation plus faible du cortex prefrontaldorsolateral, du cortex cingulaire anterieur rostral, et de la substancegrise periacqueducale. Par ailleurs, l’anticipation du stimulusdouloureux s’accompagne egalement d’une activation plus intensedu cortex cingulaire anterieur dorsal, de l’insula anterieure et del’amygdale droite par rapport aux sujets non deprimes.

6.2. Interet des psychotropes sur les douleurs neuropathiques

Les liens physiopathologiques entre la depression et la douleursont suggeres par l’efficacite de certains psychotropes (antide-presseurs tricycliques, IRSNA, ligand alpha 2, anticonvulsivants)sur les douleurs chroniques d’origine centrale (sclerose en plaques,lesion medullaire, douleur post-AVC, fibromyalgie. . .) ou mixte(neuropathie diabetique, nevralgie du trijumeau, douleurs post-zoosleriennes, syndrome de l’intestin irritable, cephalees. . .).

Ces douleurs dites neuropathiques seraient liees a desalterations ou dysfonctionnements du systeme nerveux periphe-rique ou central a l’origine du maintien de processus centraux maladaptatifs qui eux-memes entretiendraient la douleur.

Les douleurs neuropathiques peuvent survenir en l’absence delesion organique et incluent par exemple les plaintes physiquesfrequemment retrouvees dans des troubles psychiatriques (troublede l’humeur, troubles anxieux) et les syndromes somatiquesfonctionnels (fibromyalgie, intestin irritable. . .).

La transmission du message nociceptif peut etre modulee pardes phenomenes d’amplification ou d’inhibition, au niveaumedullaire (corne dorsale) ou au niveau cerebral. La comprehen-sion de ces mecanismes permet d’entrevoir les modalites d’actiondes psychotropes dans le soulagement de la douleur. En voiciquelques exemples.

6.3. Au niveau medullaire

Lors de la transmission du message nociceptif au niveau de lacorne dorsale, les neurones afferents primaires liberent dans la

fente synaptique differents neurotransmetteurs (substance P, VIP,CGRP glutamate. . .). Chaque liberation depend de la depolarisationpresynaptique elle-meme sous le controle de canaux calcium

voltage dependants. Le blocage des canaux calcium voltagedependant par les ligands alpha 2 delta (pregabaline, gabapentine)

inhibe la liberation de neurotransmetteurs dans la corne dorsale etbloque donc la transmission de l’influx nociceptif du neuroneafferent vers la corne dorsale puis vers le cerveau.

6.4. Les voies descendantes inhibitrices

Les voies descendantes inhibitrices comptent parmi elles :

� la

voie des endorphines qui prend son origine dans la substanceperiacqueducale ; � la voie noradrenergique qui prend son origine dans le locus

cœruleus ;

� la voie serotoninergique qui prend son origine dans le noyau du

raphe.

Ces voies inhibitrices permettent d’ignorer des stimuli internespotentiellement nociceptifs d’origine notamment digestive oumusculo-squelettique. Elles permettent egalement d’inhiber tran-sitoirement un message douloureux en cas de danger imminentnecessitant la mobilisation des capacites physiques (faible percep-tion douloureuse au combat) et sont impliquees dans l’effet placebo.Leur dysfonctionnement peut egalement participer au maintien dedouleurs chroniques neuropathiques et expliquer les symptomesphysiques douloureux rapportes durant les episodes depressifs.

6.4.1. La voie des endorphines

Les fibres descendantes inhibitrices prennent leur origine dansla substance grise periacqueducale et se projettent sur la cornedorsale. Pour memoire, la substance periacqueducale est aussi lelieu d’integration de fibres afferentes nociceptives, recoit desprojections du cortex limbique et de l’amygdale et envoie des fibresvers le tronc cerebral et la moelle.

Certaines fibres descendantes inhibitrices vont liberer desendorphines qui agissent sur les recepteurs opioıdes Mu medullaires,ce qui va inhiber la transmission nociceptive du neurone afferentde la corne dorsale.

Ces recepteurs Mu medullaires sont aussi la cible desanalgesiques opioıdes comme la morphine par ailleurs longtempsutilisee en psychiatrie sous la forme du laudanum de Sydenhampour soulager la douleur morale des patients melancoliques.

6.4.2. La voie noradrenergique

La voie descendante noradrenergique inhibe l’influx nociceptifvia l’activation des recepteurs alpha 2 adrenergiques inhibiteurs

presynaptiques (inhibe l’influx nerveux du neurone afferentprovenant du tractus digestif, des muscles ou des articulationsvers la corne dorsale) et postsynaptiques (inhibe le neurone de lacorne dorsale). Cela explique l’effet antalgique des agonistes alpha

2 comme la clonidine.Si la voie descendante noradrenergique est defectueuse, ce qui

est le cas dans la depression, la fibromyalgie ou le syndrome del’intestin irritable, des stimuli nociceptifs non pertinents vont etrepercus (douleurs articulaires, musculaires, digestives). Les medica-ments comme les IRSNA et les antidepresseurs tricycliques peuventaugmenter la transmission de la voie descendante noradrenergiqueet inhiber les afferences corporelles douloureuses.

6.4.3. La voie serotoninergique

L’effet modulateur de la serotonine est plus complexe. En effet lesfibres serotoninergiques constituent, d’une part, une voie descen-dante inhibitrice via l’activation des recepteurs serotoninergiques

A. Gaillard / Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 104–107 107

1B/D et, d’autre part, une voie descendante facilitatrice vial’activation des recepteurs serotoninergiques 5HT3. L’equilibre aurepos de ces deux voies permet d’equilibrer le rapport signal surbruit pour moduler plus finement les messages nociceptifscorporels. Cela explique l’interet limite des IRS purs par rapportaux IRSNA et aux tricycliques dans le traitement des symptomesdouloureux physiques.

7. Une nouvelle piste dans le traitement de la depression : laketamine

Le chlorhydrate de ketamine constitue une piste serieuse dansle traitement des depressions resistantes melancoliformes. Cettesubstance, utilisee depuis longtemps en anesthesie, est unantagoniste des recepteurs glutamatergiques NMDA. Elle aug-mente de facon rapide le relargage de glutamate dans la fentesynaptique en agissant sur les recepteurs NMDA presynaptiques etsur les interneurones GABAergiques (desinhibition) [7]. Elle auraitpar ailleurs une forte affinite pour les recepteurs dopaminergiquesD2 avec lesquels elle se comporterait comme antagoniste/agonistepartiel, et se fixerait egalement sur les transporteurs monoami-nergiques, les recepteurs GABA, opioıdes, cholinergiques, 5HT2C, lasubstance P et les canaux sodium et calcium voltages dependants[5]. Son effet antidepresseur rapide, notamment sur les ideessuicidaires, sa relativement bonne tolerance somatique et psychi-que en font une molecule particulierement interessante pour uncertain sous-type de patients hautement suicidaires [12,15]. Laduree variable de l’effet, le risque discute de dependance, lesconditions d’administration (perfusions intraveineuses) et lanecessite d’une surveillance rapprochee compliquent son usagequi reste encore experimental.

8. Conclusion

Les patients deprimes sont plus souvent exposes aux douleursphysiques chroniques et la depression reste une complicationfrequente en cas de douleurs chroniques. Les antidepresseurs sontconnus pour soulager certaines douleurs physiques, et certainsanesthesiants s’averent avoir de puissants effets antidepresseurs.Enfin, l’imagerie fonctionnelle cerebrale nous encourage aconsiderer la souffrance psychique comme une experience doulou-reuse a part entiere, au meme titre que la douleur physique.

Ces constats assortis d’une connaissance plus approfondie de laneurotransmission cerebrale ouvrent la voie a de nouvelles pistes

DOI de l’article original :http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.01.015

0003-4487/$ – see front matter

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.01.016

therapeutiques et nous incitent egalement a une meilleure prise encharge en aigu de la douleur psychique, avant que les traitementsantidepresseurs ne fassent effet, tout comme le soulagement de ladouleur physique constitue une priorite en medecine somatique.

Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

References

[1] Botvinick M, Jha AP, Bylsma LM, Fabian SA, Solomon PE, Prkachin KM. Viewingfacial expressions of pain engages cortical areas involved in the direct experi-ence of pain. Neuroimage 2005;25:312–9.

[2] Bowlby J. Attachment and loss. Loss, sadness and depression. New York: BasicBooks; 1980.

[3] Danziger N, Faillenot I, Peyron R. Can we share a pain we never felt? Neuralcorrelates of empathy in patients with congenital insensitivity to pain. Neuron2009;61:203–12.

[4] Eisenberger N. Identifying the neural correlates underlying social pain: impli-cations for developmental processes. Hum Dev 2006;49:273–93.

[5] Engin E, Treit D, Dickson CT. Anxiolytic- and antidepressant-like properties ofketamine in behavioral and neurophysiological animal models. Neuroscience2009;161:359–69.

[6] Kersting A, Ohrmann P, Pedersen A, Kroker K, Samberg D, Bauer J, et al. Neuralactivation underlying acute grief in women after the loss of an unborn child.Am J Psychiatry 2009;166:1402–10.

[7] Maeng S, Zarate Jr CA, Du J, Schloesser RJ, McCammon J, Chen G, et al. Cellularmechanisms underlying the antidepressant effects of ketamine: role of alpha-amino-3-hydroxy-5-methylisoxazole-4-propionic acid receptors. Biol Psychi-atry 2008;63:349–52.

[8] Moles A, Kieffer BL, D’Amato FR. Deficit in attachment behavior in mice lackingthe mu-opioid receptor gene. Science 2004;304:1983–6.

[9] O’Connor MF, Wellisch DK, Stanton AL, Eisenberger NI, Irwin MR, LiebermanMD. Craving love? Enduring grief activates brain’s reward center. Neuroimage2008;42:969–72.

[10] Ohayon MM, Schatzberg AF. Chronic pain and major depressive disorder in thegeneral population. J Psychiatr Res 2010;44:454–61.

[11] Ohayon MM, Stingl JC. Prevalence and comorbidity of chronic pain in theGerman general population. J Psychiatr Res 2012;46:444–50.

[12] Price RB, Nock MK, Charney DS, Mathew SJ. Effects of intravenous ketamine onexplicit and implicit measures of suicidality in treatment-resistant depression.Biol Psychiatry 2009;66:522–6.

[13] Singer T, Seymour B, O’Doherty J, Kaube H, Dolan RJ, Frith CD. Empathy forpain involves the affective but not sensory components of pain. Science2004;303:1157–62.

[14] Strigo IA, Simmons AN, Matthews SC, Craig ADB, Paulus MP. Association of majordepressive disorder with altered functional brain response during anticipationand processing of heat pain. Arch Gen Psychiatry 2008;65:1275–84.

[15] Zarate Jr CA, Singh JB, Carlson PJ, Brutsche NE, Ameli R, Luckenbaugh DA, et al.A randomized trial of an N-methyl-D-aspartate antagonist in treatment-resistant major depression. Arch Gen Psychiatry 2006;63:856–64.

Discussion

Dr Moutin.– Dans le bel expose du Dr Adeline Gaillard, celle-cievoque une circonstance particuliere (les tortures) de survenue deblessures physiques ayant des consequences psychologiques. Jepense qu’il est en effet tres important, pour une bonne comprehen-sion et un traitement adapte, d’evaluer les donnees sociologiquesconcernant l’origine des douleurs physiques : maladie somatique,accident, violence physique individuelle ou de groupe, blessuressurvenant en situation de guerre – guerre conforme aux regles dudroit de la guerre et du droit international humanitaire ; dans ce cas,les personnels militaires sont formes a ces regles et a la prevention

des situations dangereuses, mais en temps de guerre le risque zeron’existe pas (j’interviens ici en tant qu’ancien psychiatre militaire).En revanche, beaucoup plus graves sont les guerres ou ces regles nesont pas respectees, comme en Syrie depuis deux ans (non-protection des populations civiles, actes de torture, actes de natureterroriste). Il ne faut pas oublier non plus les conditions extremessubies par les deportes dans les camps d’extermination nazis. Oncomprend que ces situations sont importantes a connaıtre pour letraitement des troubles psychiques et des douleurs chroniques,compte tenu aussi de la vulnerabilite des personnes et de leurinsertion sociale.

Je signale que dans deux articles recents (avril et juin 2013)publies dans la revue americaine Military Medicine, on insiste surl’importance, dans le traitement de ces douleurs chroniques, d’untraitement interdisciplinaire associant des traitements d’originebiologique a des explorations et prises en charge psychologiques.