13
HANA JECHOVA DU VOYAGE AU JOURNAL DE VOYAGE Quelques remarques sur la prose de la fin clu XVIII e siOcle Avant de parler du voyage et du journal de voyage en tant que genre ou type de repr6sentation litt6raire et de leurs modi- fications/t la fin du XVIIF si6cle, il faut d61imiter la mati6re &udi6e. Toutefois, la classification des ph6nombnes litt6raires est toujours difficile; les jugements arbitraires p6n~trent dans presque toutes les 6tudes qui cherchent ~t d6couvrir un syst6me dans la cr6ation artistique. A la fin des Lumi6res, ce probl~me semble encore plus compliqu6 qu'aux 6poques pr6c6dentes. Les genres litt6raires traditionnels se d6composent, de nouveaux types de repr6sentation apparaissent dans tousles domaines et en particulier dans les divers genres en prose. Et pourtant, les 6crivains n'abandonnent qu'avec des h6sitations les formes traditionnelles, et ils essaient parfois de m61anger et de com- biner, plut6t que de changer, d'anciens types d'expression litt~raire. L'impossibilit6 de fixer les fronti~res du genre 6tudi6 et d'6tablir des critbres indiscutables pour le d6finir complique aussi, et tout particuli~rement, les 6tudes consacr6es aux de- scriptions de voyage qui, tr~s en faveur ~t toutes les 6poques, entrent facilement dans les oeuvres les plus diff6rentes et remplissent les fonctions les plus diverses Pour celui qui s'occupe de la litt6rature des Lumi~res, et m~me de la fin du XVII e si&cle, il n'y a pas une diff6rence essen- tielle entre les m6moires, les confessions ou les journaux intimes et les diverses relations de voyage. C'est en voyageant, en se trouvant en face d'un milieu inconnu que l'on d6couvre son propre ~tre, comme Robert Chasles; quelquefois le journal de voyage est h la fois un journal intime, comme par exemple

Du voyage au journal de voyage

Embed Size (px)

Citation preview

HANA JECHOVA

DU VOYAGE AU JOURNAL DE VOYAGE

Quelques remarques sur la prose de la fin clu X V I I I e siOcle

Avant de parler du voyage et du journal de voyage en tant que genre ou type de repr6sentation litt6raire et de leurs modi- fications/t la fin du XVIIF si6cle, il faut d61imiter la mati6re &udi6e. Toutefois, la classification des ph6nombnes litt6raires est toujours difficile; les jugements arbitraires p6n~trent dans presque toutes les 6tudes qui cherchent ~t d6couvrir un syst6me dans la cr6ation artistique. A la fin des Lumi6res, ce probl~me semble encore plus compliqu6 qu'aux 6poques pr6c6dentes. Les genres litt6raires traditionnels se d6composent, de nouveaux types de repr6sentation apparaissent dans tousles domaines et en particulier dans les divers genres en prose. Et pourtant, les 6crivains n'abandonnent qu'avec des h6sitations les formes traditionnelles, et ils essaient parfois de m61anger et de com- biner, plut6t que de changer, d'anciens types d'expression litt~raire. L'impossibilit6 de fixer les fronti~res du genre 6tudi6 et d'6tablir des critbres indiscutables pour le d6finir complique aussi, et tout particuli~rement, les 6tudes consacr6es aux de- scriptions de voyage qui, tr~s en faveur ~t toutes les 6poques, entrent facilement dans les oeuvres les plus diff6rentes et remplissent les fonctions les plus diverses

Pour celui qui s'occupe de la litt6rature des Lumi~res, et m~me de la fin du XVII e si&cle, il n'y a pas une diff6rence essen- tielle entre les m6moires, les confessions ou les journaux intimes et les diverses relations de voyage. C'est en voyageant, en se trouvant en face d'un milieu inconnu que l'on d6couvre son propre ~tre, comme Robert Chasles; quelquefois le journal de voyage est h la fois un journal intime, comme par exemple

360 A U T O U R N A N T DES XVIII e ET XIX e SII~CLES

Obermann. Les fronti~res entre ces deux genres, ou plut6t entre ces deux groupes de genres, sont souvent presque imperceptibles,

Mais peut-on consid6rer le voyage et le journal de voyage comme des genres autonomes ? I1 est vrai que certaines des- criptions de voyage se groupent et cr6ent un ensemble distinct des 6crits qui se comportent selon les r~gles d 'un genre litt6- raire. (I1 s'agit surtout du Voyage sentimental de Sterne et de ses imitations, innombrables et infid~les.) Toutefois souvent, les descriptions de voyage ne remplissent pas une oeuvre tout enti6re. Elles constituent une partie des 6crits autobiographiques ou des oeuvres de fiction, des romans d'aventures, des romans d'6ducation, des r6cits fantastiques etc. Dans ce cas, on pour- rait parler des motifs ou des th~mes plut6t que d'un genre litt6raire.

D'un c6t6, les commentaires de voyage s'associent facilement aux autres types d'expression litt6raire et p6n6trent presque dans tous les genres en prose, et quelquefois m~me dans cer- tains genres en vers; de l'autre, m~me les oeuvres pr6sent6es comme des relations de voyage et publi6es sous le titre ~ voyage ~), ~ p~lerinage ~), ~ itin6raire ~), ~ lettres d'un voyageur ~) etc., contiennent souvent des 616ments qui les 61oignent de la pure description de voyage: r6flexions philosophiques, comme par exemple dans l'oeuvre de Radichtchev, petites sc~nes, r6cits ou dialogues intercal6s dans la structure de la description d 'un itin6raire etc. Beaucoup de journaux de voyage sont pr6sent~s comme des lettres et m~me si la forme 6pistolaire n'est que rarement respect6e d'une fa~on cons6quente, la pr6sence d 'un destinataire qui apparalt ~t plusieurs reprises dans le texte cr6e l'illusion d'une confession ou d'un dialogue dont un des parte- naires reste invisible.

Les descriptions de voyage se manifestent sous des formes et dans des contextes si vari6s qu'il semble impossible de saisir les tendances qui d6cident de leur place et de leur fonction dans l'ensemble de la cr6ation litt6raire. Et pourtant, les motifs du voyage qui ont jou6 un r61e important aux 6poques pr~cfdentes ainsi qu'aux 6poques suivantes se sont trouv6s tout particuli6re-

A U T O U R N A N T DES x v n I e ET XIX e SU~CLES 361

ment au centre de l'int6r& h la fin du XVIII ~ et au commence- ment du XIX e si6cles. Ce type hybride et flou de repr6sentation litt6raire semble refl6ter fid61ement la fermentation de l'6poque qui abandonne d'anciennes traditions sans pourtant ~tre capable de s'en s6parer compl~tement. L'6tude des descriptions de voyage peut donc contribuer non seulement ~ d6couvrir certains proc6d6s esth&iques caract6ristiques de ce type d'ex- pression qui se situe entre le genre, le motif et le th~me, mais aussi ~ mieux comprendre le caract~re de l'6poque off les voyages et leurs descriptions ont pris une nouvelle signification.

Avant le si~cle des Lumi~res, la litt6rature connaissait deux types de voyages clairement distincts: le voyage r~el des p~le- fins, des diplomates ou des aventuriers qui ont d~crit leurs propres exp6riences et qui, quoiqu'incapables quelquefois de distinguer la r~alit6 et la fantaisie, ont pr6sent~ leurs 6crits comme des ouvrages documentaires. A c6t6 de ces oeuvres, fond6es sur l'observation et sur l'6rudition, un autre voyage attirait l 'attention des pontes et des lecteurs: la vie humaine tout enti~re consid6r6e comme un voyage, les 6garements de l 'homme dans un monde incertain et corrompu pr6sent6s sous la forme d'un voyage spirituel off les aspects ext6rieurs de la r~alit6 sont remplac6s par des all6gories des vices, des vertus et des tentations, comme par exemple dans Le labyrinthe du monde et le paradis du cceur de J. A. Komensk~, dans l'0euvre de Bunyan etc. A partir de la deuxi~me moiti~ du XVIII e si6cle, les fronti~res entre le voyage r6el, effectu6 dans le monde ext~rieur, ind~pendant de la conscience de l'homme, et le voyage spirituel menant uniquement vers une meilleure con- naissance de l'~me humaine s'effacent. Le voyage darts l'espace ne sert plus seulement h mieux comprendre le monde existant h c6t~ de nous; on voyage pour se connaitre mieux soi-m~me. Dans une certaine mesure, le journal de voyage dont les germes apparaissent aux 6poques pr6c6dentes, mais dont l'6closion tombe ~t la fin du XVIII ~ si~cle, unit ce qui existait auparavant sous la forme de deux types distincts de repr6sentation litt~- raire: voyage documentaire et voyage spirituel. Sous cet

362 AU TORUNANT DES xvnI e ET XlX e SI1~CLES

aspect, les descriptions de voyage refl&ent clairement une des tendances de la fin des Lumi~res: unir dans une seule oeuvre les 616ments qui existaient, aux 6poques prrcrdentes, srparr- ment et dans des genres distincts. ~ Cependant la fusion de ces deux types littrraires ne signifie pas un appauvrissement des belles-lettres. Au contraire, les divers aspects du voyage docu- mentaire et du voyage spirituel se combinent sous les formes les plus diffrrentes, ils se modifient et se mr tamorphosent souvent et ce sont quelquefois m~me leurs diverses manifesta- tions et combinaisons qui contribuent ~t crrer la richesse multi- forme et changeante de la fin des Lumi~res.

Cependant le drveloppement des formes littrraires n 'est pas fond6 seulement sur le changement, mais aussi sur la con- tinuitr, et cette r~gle grnrrale est valable m~me pour les des- criptions de voyage. I1 est vrai que le voyage spirituel sub- ordonn6 aux buts de la rrflexion religieuse disparait ~ la fin du XVII I e si~cle, cependant les autres types de relation de voyage fictif ou r~el ne se mrtamorphosent que 16g~rement et lente- ment. Le voyage utopique et le voyage documentaire restent en faveur m~me h la fin du XVII I e si~ele et conformrment aux nouvelles exigences scientifiques et politiques, leurs fonctions s'61argissent encore. Les voyages utopiques s'associent ~t la satire politique, les voyages documentaires, plus sp~cialisrs qu'autrefois, font partie intrgrante de la recherche scientifique.

C'est surtout en tant que type sprcifique de la narration h la premirre personne que les descriptions de voyage jouent un rr le important dans le d~veloppement de la vision et de l'ex-

x I1 s'agit d'une des tendances, et non de la tendance grnrrale. A la m~me 6poque, on peut trouver aussi une tendance opposre: s~parer les ~lrments qui existaient auparavant dans un seul genre littrraire. Par exemple la critique impitoyable des chroniques, qui unissent la docu- mentation et la fiction, a donn6 naissance d'un crt6 aux genres historiques scientifiques, de l'autre aux romans et rrcits historiques. En rralitr, la fin des Lumi~res, comme presque toutes les ~poques littrraires, introduit dans les belles-lettres un nouveau regroupement dee 616merits de composition.

AU TOURNANT DES xvIn e ET XIX e SII~CLES 363

pression litt6raires ~t l '6poque en question: elles traduisent une nouvelle sensibilit6 de l 'homme, et elles t6moignent en m~me temps de l'influence que les conditions sociales et culturelles exercent sur l 'expression litt6raire.

La multiplicit6 et la multiformit6 des descriptions de voyage se manifestent clairement aussi dans les litt6ratures slaves, quoique celles-ci ne soient pas, h l '6poque en question, aussi riches que les litt6ratures occidentales et n 'emploient pas tous les proc~d6s esth6tiques connus des autres pays. C'est pr~cis6- ment dans le champ restreint des manifestations litt6raires que les descriptions de voyages slaves refl&ent avec une assez grande nettet6 le croisement des diverses tendances esth6tiques et sociales qui d6cident de la forme et du contenu d'une oeuvre d'art.

En refl6chissant sur l'utilit6 des voyages, Karamzine 6crit: <~ Voyagez donc, vous qui ~tes obs6d6s d'hypocondrie, afin que vous soyez d61ivr6s de vos humeurs noires. Misanthropes, voyagez aussi pour apprendre h aimer vos semblables. Voyagez enfin vous tous qui en avez le loisir et les moyens! ~>2

La derni~re phrase de cette citation mentionne l 'aspect socio- logique des voyages et de leurs descriptions ~t la fin du XVI IP si~cle. I1 est vrai qu'h n ' importe quelle 6poque, pour pouvoir voyager, on a dfi en avoir <~ le loisir et les moyens ~>. Cependant, entre la fin du XV e et le commencement du XVII e si~cles, les p~lerins cherchant l 'aitirmation de leur foi en Terre Sainte 3 ne r6fl6chissaient pas de la m~me fa~on que le gentilhomme russe de la fin du XVII I e si~cle. Ils consid6raient leur p~lerinage comme un devoir spirituel accompli non seulement pour leur salut personnel, mais surtout pour le salut de leurs descendants

Karamzine, Let t res d 'un voya#eur russe en France, en Al lema#ne et en Suisse (1789- -1790) (Paris, 1867 [1866]), p. 49.

On peut citer par exemple les descriptions de voyage en Terre Sainte de Martin Kabfitnik, de Voldi'ich Preffit z Vlkanova, de Kri~tof Harant z Pol~ic etc.

364 A U T O U K N A N T D E S X V I I I e E T X I X e SII~CLES

et de leur patrie. 4 A la fin du XVIII * si~cle, le voyage devient un voyage d'agr6ment et seuls les membres de certaines classes sociales trouvent les moyens et la justification morale pour quitter leurs occupations quotidiennes et pour se rendre en voyage. Les 6crivains des divers pays n 'ont pas tous eu, ~t cette 6poque, les mSmes moyens de voyager, et il en r6sulte qu'~t la fin du XVIII ~ sibcle, le journal de voyage en tant que genre sp6cifique n'a pu se d6velopper que dans les litt6ratures dont les 6crivains appartenaient aux classes ais6es. Dans les litt6ra- tures slaves, le journal de voyage existe surtout chez les Russes et chez les Polonais dont la noblesse avait les moyens de visiter des pays &rangers. Dans la litt6rature tch6que, si riche en des- criptions de voyage entre les XV ~ et XVII ~ si~cles, le journal de voyage ne se trouve gu~re. A la fin du XVIII * si~cle, il n 'y avait plus de p~lerins d6sireux de visiter la Terre Sainte pour raffermir leur foi. Les artisans voyageaient moins qu'aux 6poques pr6c6dentes et suivantes ou, du moins, ils ne d6cri- vaient gu~re leurs voyages. Les paysans, li6s ~t la terre, ne pou- vaient voyager, de m~me que les pr~tres dirigeant la con- science des croyants, qui passaient toute leur vie dans un seul village. Et la noblesse d'expression tch6que n'existait pas. I1 est vrai que Milota Zdirad Pol~ik a d6crit, en 1818, son voyage en Italie (r6alis6 de 1815 ~t 1818); cependant il est difficile de con- sid6rer son Geuvre comme un (~ vrai ~) journal de voyage. Cet officier autrichien remplissait certaines des conditions ex- t6rieures pour devenir un voyageur sentimental, mais en m~me temps, il avait la conscience d'&re un 6crivain tch~que dont le but 6tait d'61ever le niveau de sa culture nationale. Sa relation de voyage n'est pas cr66e pour exprimer ses 6motions et ses sentiments intimes 6veill6s dans un milieu inconnu. En d6- crivant, dans une langue po6tique et quelquefois m~me avec un pathos d6clamatoire, la beaut6 des r6gions visit6es, leur histoire ainsi que leur vie actuelle, le porte a voulu enrichir la litt6rature

4 Voir Krigtof Harant z Pol~ic, Cesta do Zem~ Svat~ a do Egypta, I, H (Praha, 1854, 1855), p. XXIII et XXIV.

AU TORLINANT DES XVIlI e ET XIX e SI/~CLES 365

tch~que, contribuer /t 61argir les fonctions esth6tiques de sa langue maternelle. L'aspect << linguistique }> et la tendance ~t continuer la tradition litt6raire tch&que ont teint6 cet ouvrage, dans lequel les efforts stylistiques l'emportent quelquefois sur l'objectivit6 ou la subjectivit6 de la vision litt6raire. M~me marqu6 par la sensibilit6 sentimentale, Pol~ik n'appara~t pas dans cette oeuvre comme un individu unique, mais comme un patriote tch~que caract6ristique de son 6poque. I1 est vrai qu'il parle quelquefois de ses exp6riences personnelles, qu'il repro- duit de petites scbnes uniques qui se sont pass6es pendant son voyage etc., toutefois, il ne respecte que rarement les change- ments dus au temps: il repr~sente la r6alit6 comme 6ternelle et immuable. Son oeuvre off les passages en vers sont intercal6s dans les descriptions en prose, unit une documentation histo- rique et g6ographique et des r6flexions 6conomiques et cultu- relies avec un 6panchement lyrique, n6 de l'admiration de la nature. Sous l'aspect stylistique, cette description de voyage se d6compose done en deux parties dont l'une exprime le gofit du lecteur d'Ossian, l'autre, plus 6tendue, trahit l'esprit critique et les tendances didactiques d'un repr6sentant des Lumi~res. C'est surtout par rapport au didactisme et au criticisme de l 'auteur que le premir 6diteur de ce livre, Josef L. Ziegler, associe M. Z. Poldk aux voyageurs tch6ques de la Renaissance. n

Dans les litt6ratures russe et polonaise, les descriptions de voyage sont plus nombreuses, plus vari6es et elles se mani- festent dans plurieurs genres litt6raires, unissant quelquefois la v~rit~ d6duite de l'exp6rience personnelle et des &udes th6o- riques avec une fiction po&ique. Souvent, elles sont fond~es sur un croisement des diverses formes de l'objectivit6 documentaire et didactique et de la subjectivit6 sentimentale et elles trahissent, d'une fa9on plus claire et plus convaincante encore qu'un seul itin6raire teh~que, le golat de la fin des Lumi~res.

5 Voir Miloty Zdirada Pol~ika Cesta do ltalie, Josef Brad~iS, 6d. (Praha, 1907), p. XI.

366 A U T O R U N A N T D E S X V I U e E T X l X e S I E C L E S

Les m6moires ainsi que les descriptions de voyage peuvent 8tre 6crits pour des lecteurs inconnus, pour n'importe quel lecteur qui cherche un renseignement, et avec lequel l 'auteur n'essaie de lier aucune amiti6 personnelle. Dans ce type de descriptions de voyage dont l'ceuvre de Pol~tk est un des exemples, m~me la personnalit6 de l 'auteur reste cach6e: la mati6re d6crite est consid6r6e comme plus importante que le legard de celui qui l'observe. L'auteur ne trouve pas n6cessaire de d6voiler devant le lecteur ses propres sentiments et go0ts. En tant qu'6crivain, il ne s'int6resse pas aux sensations apparte- nant h sa propre vie int6rieure. I1 n'est qu'un interm6diaire entre la r6alit6 ext6rieure, objectivement compr6hensible, et le lecteur, intelligent, curieux, mais impersonnel.

M~me dans les relations de voyage, 6crites sous la forme de lettres adress6es aux parents ou aux amis de l'6crivain, la des- cription des pays 6trangers et de ce que l 'auteur y a v6cu peut ~tre impersonnelle. Tel est par exemple le caract~re des lettres de Fonvizin adress6es/t sa seeur et h ses amis, off l 'auteur parle des ses voyages h l'&ranger. Dans ce cas, on pourrait parler de m6moires de voyage plut6t que d 'un journal de voyage. 6

Ce type de relation de voyage est tr6s r6pandu non seulement chez les repr6sentants du classicisme auxquels appartient Fonvizin, mais aussi chez les 6crivains marqu6s d6j/t par une nouvelle sensibilit6, et capables d'analyser les vibrations de leur ~tre intime. Dar~s la pr6face de Ia premi6re 6dition de son ltin~raire de Par& ?l JOrusalem, Chateaubriand 6crit: ~< Je prie donc le lecteur de regarder cet Itin6raire moins comme un voyage que comme des M6moires d'une ann6e de ma vie. 7> 7 Chateaubriand parle de m6moires, il n'emploie pas le terme de journal. Le trait caract6ristique des m6m0ires est de repr6senter la r6alit~ d'une fagon globale, en respectant une certaine dis-

+ . 6 I1 s'agit des relations de voyages dans les ann6es 1777--1778, 1782--

1785 et 1787. Voir D.I. Fonvizine, Sobranie sotehinenij, H (Moskva-- Leningrad, 1959), p. 412 ss.

7 Voir Chateaubriand, Itin~raire de Paris ~ Y~rusalem et de J~rusalem Paris (Paris: Garnier Fr~res Editeurs, s. a.), p. 3 .

A U T O R U N A N T DES XVIII e ET XIX e S I~CLES 367

tance entre le moment v6cu et le temps de l'6criture, distance qui permet de juger et d'interpr6ter les 6v6nements v6cus d'une fagon plus ou moins objective. Les 6crivains du XVIIP si6cle ont employ6 en g6n6ral le terme de m6moires dans cette accep- tion, et en l'utilisant, Chateaubriand a bien saisi le caract~re de son teuvre. I1 y a, bien stir, une diff6rence entre les voyages du dramaturge russe cherchant des m6decins pour sa femme, et le voyage de Chateaubriand attir6 par des pays qui pourraient lui fournir une inspiration po&ique. Les observations et les r6ttexions de l'6crivain fran~ais sont beaucoup plus subjectives que les relations presque impersonnelles de Fonvizin, informant sa famille et ses amis de ce qu'il avait fait et de ce qu'il avait vu. Tout de m~me, ces deux descriptions de voyage ont certains traits communs. Chez les deux auteurs, la relation de voyage est 6crite ex post et la distance entre le moment de l'exp6rience v6cue et le moment de l'~criture d~cide du caract~re de la re- pr6sentation littdraire. L'auteur ne cherche pas ~t saisir l'unicit6 d'une sensation passag6re, 6veill6e par la rencontre d'un milieu 6tranger; il ne ddcrit pas ce qui appara~t, sous un 6clairage trompeur d'une ~motion fugitive, et qui ne tarde pas h dis- paraltre ~t jamais. I1 montre un monde solide qui existe r6elle- ment, il repr6sente sa propre existence comme une existence coh6rente et logique. I1 volt ce qu'il pretend voir; son regard est guid6 par son 6rudition et par son gofit esth6tique. II n'est pas pr6par6 aux surprises et il ne permet pas que quelque chose d'inattendu trouble l'image qu'il s'est faite du monde et de sort propre ~tre.

Maintes descriptions de voyage ~t la fin du XVIII e et au com- mencement du XIX ~ si6cles peuvent atre caract6ris6es comme ~ m6moires de voyage~) p lu t f t que comme (~journaux de voyage ~). Cependant, de m~me que les ~ vrais ~) m6moires, les m6moires de voyage peuvent &re orient6s de pr6fdrence soit vers le monde ext6rieur, soit vers les exp6riences personnelles de celui qui voyage, soit vers ce qui existe objectivement, sans ~tre soumis aux changement du temps, soit vers ce qui appara~t comme une image momentande, dans le champ de perceptior~

368 A U T O R U N A N T DES XVIII e ET XIX e SII~CLES

du narrateur. La transition entre les m6moires et le journal intime est lente et successive; de m8me la transition entre le voyage (les m6moires de voyage) et le journal de voyage est quelquefois incertaine ou presque imperceptible.

Les m6moires de Beniowski sont ~t la fois des m6moires de voyage et un roman d'aventures. Ils sont 6crits ex post et montrent les aventures du h6ros d'une fa~on globale, en d6- voilant les aspects ext6rieurs de son sort, plut6t que ses senti- ments et ses 6motions. I1 est difficile de distinguer la v6rit6, la vantardise et la pure fiction dans cette narration pleine de mouvement et d'6v6nements extraordinaires. La r6alit6 ex- t6rieure, le milieu o3 les 6v6nements sont plac6s, ne sont pas au centre de l'int6r& de ce narrateur aventurier. II veut raconter son propre sort, et c'est un peu par hasard que sa vie s'est form6e dans des d6placements perp6tuels. En s'int6ressant surtout ~t l 'homme et moins aux aspects ext6rieurs du milieu 6tranger os il se trouve, Beniowski s'approche, semble-t-il, des intimistes de la fin des Lumi~res. Cependant ce rapprochement n'est qu'apparent. I1 ne se d6crit pas comme il se voit, mais comme il veut se voir, s'interpr6ter, se raconter. Les 6v6ne- ments ext6rieurs, dramatiques et exceptionnels, ne lui permet- tent pas de se plonger dans des r6gions incertaines de son propre ~tre. Ou mieux encore, cet aventurier a voulu s'emparer du monde ext6rieur plut6t que de sa propre ~me.

Les exp6riences de Karamzine d6crites dans les Lettres d'un voyageur russes sont plus discr&es, et ~t premi6re vue, cet auteur r~veur et enthousiaste semble &re pr6par6 h saisir le sentiment 6veill6 par le moment qui passe. Et pourtant sa rela- tion de voyage cherche h pr6senter des 6v6nements ext6rieurs qui se d6rou lent d a n s u n m o n d e coh6rent et logique plutGt que des 6garements et des h6sitations d 'un individu qui veut mieux conna i tre s o n propre eceur. I1 est vrai que dans les Lettres d'un voyageur russe, la distance entre le moment v6cu et le temps de

s N. M. Karamzine a visit~ l'Europe occidentale de 1789 ~ 1790; il a publi~ son journal de voyage on 1791/1792.

A U T O R U N A N T DES XVIII e ET XIX e SII~CLES 369

l '6cr i ture diminue. Ces Let tres , 6crites assez r6guli6rement et qui ind iquen t quelquefois non seulement le jour , mais m~me l 'heure of 1 l ' au t eu r les a compos6es, ne pr6sentent p lus la r6alit6 c o m m e un encha inement des 6v6nements cont inus. Les ob- servat ions tracges d ' u n j o u r / t l ' au t r e d o n n e n t / l l '0euvre l ' a spec t d ' u n ka l6 idoscope caract6r is t ique de beaucoup de j o u r n a u x de voyage. Et pou r t an t , K a r a m z i n n ' a p p a r i e n t pas aux int imistes de la fin du X V I I I r si6cle. I1 veut cr6er l ' i l lus ion d '6cr i re h ses amis int imes, il i n t e r rompt quelquefois mSme sa na r r a t i on p o u r s ' adresser d i r e c t e m e n t / t eux, mais en r6alit6, il 6crit p o u r un lecteur en g6n6ral. I1 ne saisi t pas ses impress ions p o u r mieux conna~tre son p r o p r e ~tre ou p o u r se confesser / t un ami int ime. En l isant ses Let tres , on pou r r a i t c roi re que l ' au t eu r 6tait per- suad6 de se conna i t re suf l isamment ou qu ' i l ne s ' occupa i t gu~re des probl6mes de sa vie int6rieure. Dans sa re la t ion de voyage, on d6couvre la mental i t6 des d i t e s russes marqu6es p a r une nouvel le sensibilit6 p lu t6 t que les 6mot ions passag6res d ' u n ind iv idu un ique?

g Les Lettres de Karamzine ont certains traits communs avec Italieni- sehe Reise de Goethe. I1 est vrai que l'auteur allemand, plus mftr, est tm meilleur observateur et plus ind6pendant dans ses jugements que le voya- geur russe. Toutefois m6me ses descriptions et ses r6flexions expriment l'attitude personnelle devant la r6alit6 plut6t que l'analyse de ses sensa- tions intimes n6es dans un milieu inhabituel. Dans l'interpr6tation des m6moires et des journaux de voyage, il ne faut pas confondre la descrip- ~ tion des exp6riences personnelles, quelquefois exceptionnelles et uniques, avec l'expression des sentiments intimes. Apr6s les Confessions de Rousseau, les aspects intimes out p6n6tr6 darts la litt6rature et dans l'oeuvre de Sterne, ils ont trouv6 un accueil favorable m~me dans la description de voyage. Cependant le plus souvent, les auteurs des Lumi6res parlent de leurs exp6riences personnelles sans d6voiler la multiplicit6 insaisissable de leur etre intime. En m6me temps, ils se voient et ils se repr6sentent, eux-m6mes, comme des membres d'une certaine communaut6, caract6ristiques de leur 6poque et de leurs con- ditions eulturelles et sociales plut6t que comme des individus uniques, solitaires, bizarres, incompris etc. Sous cet aspect, Karamzin est proche non seulement de Goethe, mais de la plupart des 6crivains de son si6cle.

24

3 7 0 AU T O R U N A N T DES XVIII e ET XlX e SIECLES

Au contraire, les relations de voyage de Jan Potocki ne res- pectent pas la structure et n 'ont pas le caract~re ext6rieur d 'un journal de voyage. A premiere vue, il s'agit des descriptions objectives et sommaires d 'un milieu exotique que l 'auteur a visit& Cependant Potocki, homme consid6r6 comme extra- vagant, incapable de s'incorporer dans la soci&6 ~ laquelle il appartenait par sa naissance, trouve dans des pays exotiques un reflet de son propre &re. Entre les lignes d'une relation ob- jective de voyage, on peut trouver chez lui des germes d 'un journal intime, trahissant la conscience de l 'auteur d'etre seul et diff6rent, conscience ~veill6e par la rencontre d 'un milieu 6tranger qui, pourtant, lui a ~t6 proche sous l'aspect 6motif.

C'est surtout le Voyage de P~tersbourg ?t Moscou de Radich- tchev qui est consid6r6, dans les litt6ratures slaves, comme un ex- emple du journal de voyage. L'6tranget6 du milieu ext6rieur n'ab- sorbe pas l'int6r& de l'auteur. I1 voyage dans des r6gions bien connues et monotones ~t la lois, il a assez de temps pour pouvoir r~fl6chir sur son propre sort et sur son propre caract~re. I1 en profite m~me au commencement~ de son oeuvre. Apr~s avoir quitt6 ses amis, il ne pense pas aux contours ext6rieurs du milieu qu'il parcourt; il analyse ses sentiments. I1 ne d6crit pas seulement ce qu'il a vu r6ellement, mais il parle de ce qu'il a vu en r~ve etc. Le lecteur n'a pas l'impression de lire une relation de ce qui s'est pass6 auparavant, mais d'assister, ~t c6t~ de l 'auteur,/ t tout ce qu'il 6prouve et pense. Malgr6 tout, l'iUusion de la pr6sence imm6diate de l 'auteur et de ce qu'il vit et sent ne marque que le d6but de cet ouvrage. L'auteur cesse vite de penser ~ ses propres 6motions et sentiments. I1 s'aper~oit de la mis~re, de l'absurdit6 et de l'injustice de la vie qu 'on m~ne en Russie, et il se r6volte. Son ouvrage devient une accusation du tsarisme. Pour exprimer sa pens6e, il donne la parole ~t ses amis et fi divers voyageurs qu'il rencontre (~ par hasard r~, il (~ transmet ~ au leeteur des 6crits qu'il a trouv6s (( accidentelle- ment )~ darts des auberges oh il s'est arr~t6, il exprime directe- ment ses opinions politiques et philosophiques. Apr~s s'~tre approeh6 de certains aspects du journal de voyage, il utilise

A U T O U R N A N T DES x v n I e ET XIX e sn~CLES 371

donc des procrdrs traditionnels de la reprrsentation littrraire, et cherche h donner une image globale de la rralitr, vue avec l'indignation d'un intellectuel rrvoltr. Son oeuvre se distingue par l'audace de la pensre plut6t que par l'audace des proc~drs esth~tiques.

On pourrait citer encore beaucoup d'autres descriptions de voyage, rrelles ou fictives. Quelques remarques que je me suis permis de prrsenter n 'ont pas l'ambition de donner une image exhaustive des voyages et des journaux de voyage h la fin du XVIII e si~cle chez les Slaves. J'ai voulu seulement attirer l'at- tention sur quelques aspects caractrristiques des descriptions de voyage, aspects reflrtant une des tendances grnrrales de l'~poqt;e: hrsitation entre l'objectivit6 et la subjectivit6 de la vision et de l'expression littrraires.

En conclusion, on pourrait dire que la transition du voyage au journal de voyage, caractrristique de la fin des Lumi~res, se manifeste m~me dans les littrratures slaves. La subjectivit6 du regard commence quelquefois h effacer les contours stables d'une rralit6 objective. Tout de mrme, dans les voyages fictifs ou r~els, on ne trouve pas chez les Slaves une analogie fid~le des ~euvres de Smollett, de Sterne ou de Diderot. Les germes d'une subjectivit6 sentimentale ou moqueuse y sont vite &ouffrs par un geste 61oquent de piti6 ou d'indignation. On cesse d'analyser son propre univers psychique et on commence h exprimer ses sentiments envers une collectivitr, ou envers l'humanit6 tout enti~re. Le didactisme sentimental qui marque l'oeuvre de Radichtchev est quelquefois considrr6 comme caractrristique des littrratures slaves. Et m~me s'il ne faut pas grn~raliser darts ce cas, on peut constater que les descriptions de voyage, quoiqu'el- les refl&ent les m~mes tendances que l 'on trouve darts les autres littrratures de l'rpoque, ont chez les Slaves certains traits spr- cifiques: un didactisme au service des sentiments patriotiques et la critique soeiale l 'emportent sur les confessions d 'un individu unique et aussi sur les rfflexions d 'un homme, citoyen du monde en g~n~ra].

24*