E. Spenlé - Novalis - Essai sur L`Idéalisme Romantique en Allegmane

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  • A MA MRE

    A MON MAITRE M. HENRI LICHTENBERGER

    ^ommaitc bc ma ^ccouuai^^aucc

  • Avant-Propos

    Novalis est la cl du romantisme allemand. D'autres cri-vains de la mme gnration, les frres Schlegel parexemple, ou Tieck. ont couvert une plus vaste surface

    dans le champ de la littrature romantique. Assimilateursgniaux, explorateurs infatigables, ils ont travaill surtout tendre au loin leur empire, porter leurs conqutesjusque dans les poques et les civilisations les plus loin-taines. Mais aucun n'a pntr en profondeur aussi loin queNovalis. C'est ce qui fait l'extraordinaire valeur

  • 2 NOVALIS

    Eblouis \ydv les clarts trop vives d"une inspiration fivreuse,

    ils ignorent toujours ilu gnie cette autre et essentielle qua-lit : la longue patience. Dans toute activit borne ilssentent une limitation pnible et comme une alxlication. 11

    s'agit moins pour eux d'achever une seule chose, que d'enindiquer, d'un geste rapide, toute une infinit. Ils exigent,pour tre compris, un contact direct et prolong avec leurpropre personnalit et un continuel effort de divination, delecture intrieure .

    Pour les interprter, on est ainsi peu peu conduit pen-ser leur uvre entirement nouveau, car elle est rdigedans une sorte d'criture chiffre, dont le sens ne s'clairevraiment que si on a pntr jusqu'au centre intime de l'es-prit qui l'a conue. C'est un travail d'interprtation et dereconstitution de ce genre que nous avons entrepris danscette tude.

    Les grands

  • AVANT-PROPOS 3

    cours de cette tude, avec des tendances similaires qui sefaisaient jour en Allemagne dans d'autres groupements,plus ou moins occultes, particulirement dans certainessectes mystiques de la Franc-Maonnerie. Alors mme que,dans l'absence de documents prcis, un certain nombre deces rapprochements paratraient trop conjecturaux, ils sejustifieront pourtant, croyons-nous, par le jour tout nouveauqu'ils projettent sur le mouvement gnral des ides pendantcette priode.

    La critique allemande est, pour tout ce qui touche l'his-toire du romantisme, encore encombre de partis-pris. Lespassions religieuses sont loin d'tre teintes en Allemagne et,mme en littrature, elles ont souvent fauss le jugement desmeilleurs historiens. Particulirement l'uvre de Novalis asoulev les controverses les plus passionnes et il est rarequ'en traitant de cet auteur les critiques ne se soient cruobligs de prendre parti sur un certain nombre de questionsreligieuses. Selon leurs postulats individuels ils ont de pr-frence mis en valeur quelques aspects particuliers del'uvre, l'exclusion des autres. Ainsi les critiques catho-liques, s'appuyant sur une publication incomplte, inten-tionnellement tronque, du pamphlet religieux Europaou la chrtient , se sont attachs surtout faire dujeune pote un prcurseur du romantisme catholique en.\llemagne. Ils ont t ainsi amens glisser souvent dansle texte des intentions que l'auteur n'y avait certaine-

    ment pas mises. Non moins exclusif et intolrant at le zle de la plupart des critiques protestants. S'autori-sant des procds tout --fait arbitiaires dont avait us Tieck,dans la publication des uvres de Novahs, et s'appuyantsur quelques assertions inexactes par lesquelles cet diteur

    l)(jsthume s'efforait de justifier son exclusivisme capricieux,ils ont jet le discrdit sur toute une partie de l'uvre dupote romantique, sur celle qui peut-tre refltait quel-(jues-uns des symptmes les plus originaux de l'poque. De pareils procds, qui sans doute simplifient le travail

  • 4 NOVALIS

    (riiiteri)i'tatioii, uc sauraient eu bonue conscieuce se justi-fier. Outre que ce proslytisme rtrospectif n'intresse qu'unj)ublie spcial, nous sommes persuads (pie la tche du criti-(jue littraire est moins de juger un homme ou une doctrine,que de retracer avec impartialit l'histoire d'un esprit oud'un mouvement d'ides, par une interprtation correcte destextes, et que ni le ton ni les procds ne doivent changerlorsqu'il se trouve en prsence d'ides ou d'aspirations qu'ilne partage pas. Il commencera donc par faire, dans la me-sure du possible, table rase de tous les partis-pris, qu'ilssoient d'ordre religieux, philosophique ou moral.

    La seule dition des uvres de Novahs qui fasse autoritdsormais, parce que seule elle apporte le texte authentiqueet complet des manuscrits est celle de M. Heilborn, parue en1901. C'est celle laquelle nous renvoyons dans nos notes,en l'indiquant sous les initiales N. S. (^)

    (1) Xovalis Schrlften. Kritische Xeuausgalje auf Grund des ha ndschrift li-chen Xachlasses, von Ernst Heilborn, Berlin 1901.

  • NOVALISESSAI

    SUR riDALISME ROMANTIQUE EN ALLEMAGNE

    CHAPITRE I"

    DUCATION

    UN IMEHIELR l'IETISTE

  • 6 NOVALIS

    pnniiise ' . Son naturel violent autant (jue son inflexible co-

    nomie le firent reilcniter bientt, de tous ses gens. C'est lqu'il se maria. Mais ajM's quelques mois de bonheur il per-dit sa femme, tendrement aime, dans une pidmie de petitevrole. Ce deuil, o il crut reconnatre la main de Dieu, al-tra profondment son humeur. Aprs s'tre prodigu au-prs des malades, tant que dura l'pidmie, il rsolutd'expier force d'austrits les folies de sa jeunesse. Sansdoute son naturel ardent regimbait parfois encore sous l'ai-

    guillon ; mais une tristesse profonde habitait dans son curet ramenait obstinment dans son esprit les mmes penses.

    Dans ses pratiques dvotieuses il apporta bientt la mmefougue et la mme svrit scrupuleuse qui le rendaient siredoutable son entourage. Il avait pris l'engagementsolennel de changer de vie et le renouvelait chaquefois avant de communier. Un jour qu'un ami de son fils, envisite dans la famille, entendait tonner la voix du matredans une pice voisine et s'informait du motif qui avait pro-voqu un pareil clat, il lui fut rpondu qu'ainsi le baron deHardenberg disait chaque jour l'oifice ses gens. Au scru-pule religieux s'ajoutait chez lui la haine des nouveauts.Il y mettait une de ces froides obstinations, qui touchent l'ide-fixe. Le jour oii il lut dans la gazette la mort de LouisXVI, il repoussa la feuille avec horreur : Puisqu'il m'afallu lire cette infamie , s'cria-t-il, plus jamais je neveux toucher une gazette , et il tint parole. Sous desapparences calmes et froides couvaient parfois des oriages in-trieurs, pniblement contenus.

  • EDUCATION 7

    caractre commande sans doute le respect ceux qui viventl)ar le cur [)rs de toi. mais non une confiance franche etspontane. Je parle moins de ton emportement que du sen-timent profond et tioulilant qui s'empare de toi, alors que tu

    parais au delKjrs calme et froid. (')

    En dpit de ses austrits le baron von Hardeuljerg ne re-trouvait pas la paix du cur ou plutt ses austrits aussiIjien que ses scrupules religieux n'taient que les manifesta-

    tionfi d'un trouble moral plus profond, de cette hypocondriepersistante que le deuil avait enracine en lui. Il y a dansHenri d'Ofterdingen une description de la maison paternelle,avec des dtails trop significatifs et trop intimes, pour queNovalis ne les ait pas observs dans son entourage immdiat.'. On les sentait du reste encoretoujours l, tout prs. Surtout on voquait l'image du Cru-cifi. L'homme intrieur disait Zinzendorf, (( voit, iltouche, il tourne et retourne ses mains dans le flanc sacr .Ce n'taient du reste point l des manires de parler. Toutcela est trop vrai disait-il encore, (( trop rel, trop palpablepour l'esprit ; il y a trop de ralit concrte l-dedans. (^)

    Quel effet sur une imagination jeune et ardente devait pro-duire une pareille ducation religieuse, les traces profondesqu'elle devait imprimer dans les cerveaux dociles et mal-lables, on le devine aisment. Cependant certains dtailspassent mme tout ce qu'on pourrait imaginer. S'il faut encroire Spangenberg, le biographe intime et l'ami du comte, ^'ge (Vun an une des filles de ce dernier chantait par curtles hymnes spirituelles o il s'agissait du grand et dernierjour . Cette jeune personne, qui avait si peu de choses ap-prendre encore de la \ie, mourut l'ge de deux ans, di-fiant jeunes et vieux par ses derniers entretiens. La plupart

    (I) Becker. Zinzendorf ini Voilupltniss zu Pliilosdpluo und Kirclunithumselner Zeit. Leipzig. 1886. p. 13.

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    (les enfants du comte mouraient ainsi en bas ge, aprs uneprcocit inlellectuelle et religieuse effrayante. Consquentsavec leurs croyances, les parents les prsentaient joyeu-sement Dieu et s'interdisaient de les pleurer. (^) Dans la.

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    avait institu un jeu hiz-dviv, couthiu pendant des annes, ochacun devait reprsenter un gnie, l'un celui du ciel,l'autre celui de l'eau ou de la terre ; le dimanche lui-mmeracontait tous les choses les plus extraordinaires sur cesmystrieuses rgions. Ainsi, ds l'enfance, une vie Imagi-native se superpose chez lui la vie ordinaire, une vie depur rve, sans doute, mais d'un rve singulirement pro-long et intense, qui tend s'organiser la manire d'uneseconde existence ferique, o l'enfant peut se transporterrgulirement et se retrouver comme une personnalit nou-velle. Il y a l certainement un symptme significatif pourla psychologie du futur pote mystique.

    Cependant le pre pensa assurer du mme coup l'avenirterrestre et le salut ternel de son fils en le faisant instruire

    la colonie morave de Neudietendorf, pour le prparer auministre vanglique. Si autoritaire que ft le baron, il avait

    cependant, d'aprs le tmoignage mme de Novalie, ungrand respect pour la vocation de ses enfants et n'et cer-tainement pas impos au jeune Frdric le choix d'une car-rire i)articulirement austre, si celui-ci n'avait montr derelles dispositions. Ce fut la volont d'un oncle paternel (juien dcida autrement, du

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    gures pas (\y\c\ l'ainassis de valclaillc rsl la luilice franaise,

    des gens sac et cotdc (sicj. ('j

    La socit qui frayait chez le (iiauK Croix , libre en

    ses propos et en ses gestes, tait d'un exemple dangereuxpour un esprit vif, pour une imagination ardente et prompte rimitation. La riche bibliothque du vieux clibataire con-tenait sans doute plus d'un livre que djeunes mains ne de-vaient pas atteindre. On jugea prudent d'loigner l'ado-lescent, g de quinze ans prsent, et de lui faire donnerau gynmase d'Eisleben une ducation mieux contrle.

    C'est l (ju'il vit se lever l'astre de la Rvcjlution. et, commetous les jeunes Allemands du temps il eui sa crise rvolution-naire. Elle ne dpassa vraisemblablement pas en tragiquevhmence celle des frres Stolberg, si spirituellement con-te par Gthe. Comme ces jeunes seigneurs taient en visite Francfort dans la maison du pote et faisaient grand ta-lage de leurs propos tyrannicides, la mre de Gthe, qui desa vie n'avait vu de tyran, si ce n'est dans de vieilles chro-niques, et pensait que ce devait tre une bien vilaine chose.

    alla qurir derrire les fagots quelques bouteilles du meilleurvin : (( Voici du sang de tyran )), fit-elle en leur servant lebreuvage vermeil, et dtourna du coup leurs ardeurs versd'autres objets.

    ANNES ACADEMIQUES

    En automne 1790 le jeune Frdric von Hardenberg se pr-sentait l'Universit d'Ina pour y faire ses tudes juridi-ques, honntement dot par son pre. Celui-ci pour subveniraux- charges d'une famille qui n'avait pas cess de s'ac-

    crotre, revenant sa vocation premire, s'tait tabli depuis

    quelques annes Weissenfels, dans les fonctions de direc-teur des salines. Le jeune tudiant, la tte ])leine d'ambi-

    (1) ^acllle^e. p. .8 et 59.

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    tieux projets, o l'entretenait complaisamnient l'orgueil fa-milial du " Grand'Croix , ne songeait qu' faire bonne fi-gure dans le monde, profiter largement de sa jeunesse, enattendant le riche mariage, qui devait lui faciliter l'accs des

    hautes charges. A ce moment fleurissaient encore aux uni-versits, dans tout leur pittoresque, les associations appe-

    les Landmannschaften . Avec leurs bottes immenses etleurs casques orns de plumes multicolores, les tudiantsressemblaient, selon Brne, ((par le bas des postillons al-lemands, par le haut des guerriers antiques . Des murs

    trs tapageuses et trs mdiocrement intellectuelles accom-pagnaient cet accoutremenf extravagant . Novalis vcut-il deleur existence quelque peu l)rutale? Ses biographes parlent de

    duels : ce n'tait l du reste qu'une crmonie d'admission.On le verra plus tard compromis dans une affaire de detteset les chastes muses de l'tude n'taient pas seules, de sonl>i'opre aveu, se partager son cur. En tout cas il partageaaussi l'enthousiasme de ses compagnons pour les deux il-lustres professeurs d'Ina : Reinhold, le vulgarisateur deKant. et le professeur d'histoire Schiller. D'instinct la jeu-nesse universitaire avait acclam en celui-ci le grand potenational de l'Allemagne. Le seul nom de Schiller faisaitbattre patriotiquement le cur du jeune tudiant. (( Moncur bat i)kis lier dans ma poitrine , disait-il, (( car cethomme est un Allemand. Ce fut bien autre chose encorelorsqu'il le connut personnellement et fut reu sa table. Je le connus, dit-il, et il m'aima .

    Qu'on lise le rcit de la premire entrevue :(( Combien est vivace en moi le souvenir de ces heures o

    je le \is. suitout de celle o je le vis pour la premire fois,lui, l'idole rve aux heures les plus belles de mon enfance,alors que la puissance souveraine des Muses et des Grcesfaisait sur mon me juvnile la premire impression ra-

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    la poussire et puis me redressa de nouveau. Je lui donnaima confiance la plus entire, la plus illimite, ds les pre-miers insianls, et je n*ai jamais eu le moindre soupon quema confiance ft prcipite. (^j On pourrait rapprocher cercit de celui de Mme de Stal ou encore du jeune Schelling.Le Schiller qui nous est dcrit l n'est rien moins (|ue fou-dioyant.

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    (le l'art, o se rsument leurs aspirations morales et leurscroyances philosophiques, il a aussi suggr Novalis bonnombre de motifs poticiues. Et cependant on le verra, dansla suite, systmatiquement ignor ou ddaign de la part i!esjeunes auteurs. Novalis lui-mme ne lui tmoigne plus qu'uneindiffrence respectueuse. Deux fois peine Schiller est

    nomm dans ses Fragments, et encore pour tre humili de-vant la nouvelle idole, devant Gthe.

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    et sociales ilniil ii s'lail fait, au ludius dans sa jeunesse,r loquent interprte. Mais il ne faudrait pas exagrer chez

    Novalis la porte d'un enthousiasme de jeunesse o, commeon l'a vu. rimagination jouait un si grand rle. Et puis

    c'tait un de ces esprits qui subissent moins des influencesque des fascinations. La fennne qu'ils aiment, Tami nouveauqu'ils rencontrent, le livre qu'ils lisent, l'uvre qu'ils pro-

    jettent les captivent momentanment tout entiers, sus-pendent en eiLx toute rflexion, toute critique. A chaque

    impression ils se donnent sans rserve, avec l'illusion derecommencer leur vie entire. Leur esprit la fois instableet passionn cristallise tout contact excitant. AinsiXovalis fera honnnage de son gnie potique successivement sa mre, sa sur, Schiller, sa premire fiance, Tieck, sa seconde fiance, bien d'autres encore. Il n'estpas jusqu' un certain bailli d'Eisleben. homme honorablemais obscur, qui en une dclaration enflamme il n'aitfait hommage de son meilleur moi .

  • DUCATION 19

    geii et dont le seul titre trahissait dj les tendances sub-versives. Or le baron flairait en chaque littrateur un oisifet un libre-penseur, c'est--dire un homme de peu de choseou de rien. Il fit part de ses inquitudes un de ses amisd'Ina, le conseiller Schmid. qui s'entremit auprs deSchiller, afin iiue l'auteur involontaire du mal y portt lui-mme remde. Le grand pote appela son jeune admira-teur, et avec de paternelles remontrances, fit valoir la nces-sit, surtout pour l'an d'une nombreuse famille, d'une car-rire rgulire, montrant que mme l'tude du droit compor-tait quelque intrt et qu'avant d'instruire l'humanit ilserait sage peut-tre d'avoir soi-mme appris quelque chose.Malgr l'excellence des conseils et le rel srieux des enga-gements pris, une transplantation parut indispensable et dsoctobre 1791 Cj le jeune Frdric, bientt rejoint par sonfrre cadet Erasme, migra l'univi^rsit de Leipzig, pour ysuivre des cours de droit, de mathmatiques, et de philoso-phie. Une main austre avait ray les belles-lettres du pro-gramme. Mais le baron comptait sans les artifices du Malinqui, dans la personne de Frdric Schlegel, apparut de nou-veau sur le chemin de son fils.

    Frdric Schlegel accomplissait Leipzig ce qu'il appe-lait '( les annes d'apprentis,sage de la virilit . Petit,mais bien fait, ni beau ni gracieux du reste, le teint mat,la physionomie vive, les cheveux coups ras autour du front,sans poudre ni perruque, avec dans le costume une certainenonchalance recherche, il avait quelque chose de trs mo-

    derne et, selon le mot de Schleiermacher, de tout--fait

    "gentleman . II compltait ses tudes hellniques, commen-ces Gttingen sous les auspices du philologue Heyne, pardes recherches plus spciales sur les caractres fminins et.

    II) C'est la date donne par Ilaym. alors que TiecU et Diltliey retardentil'un an l'arrive Leipzig du jeuue tudiant. La question a t irancnepar Raich (Novalis Briefwechsel. op. cit. p. is. note 2) qui a contrl surles registres de 1 universit les dates d'inscription de Frdric von 'l.iriljn-berg. Son frre Erasme le rejoignit en mai 1792.

  • 20 NOVALIS

    pour la partie sentiuu'iitale, se iliKuiiienlait coimue il pou-vait, un peu partout. Son existence dcousue l'avait rduit un complet dlabrement financier, en sorte qu'il vivait de lagnrosit de son frre an, (iuillaume, prcepteur en Hol-lande. Son esprit tait atteint d'une sorte de (( spleen quitarissait sa source toute activit rgulire. Parmi la jeu-nesse acadmique du temps svissait une vritai)Ie i)i(lmiemorale, une ((Wetlieromanie)) suraige, faite d'analyse pes-simiste et de scepticisme moral, dont les lettres et les confes-sions de Frdric Schlegel dans la " Lucinde ainsi que lespremiers romans de Tieck fournissent le texte psycholo-gique.

    Les causes de ce mal taient sociales autant que morales.In contraste douloureux s'accentuait entre les aspiration'snouvelles, encore imprcises, dveloppes par la culture iii-lellectuelle du XVIIF sicle et les ralits politiques et cono-miques du monde environnant. Des nergies nouvelles netrouvaient aucun emploi appropri et se dissolvaient dansune inaction pnible autant que strile. Beaucoup de jeunesgens, vous la thologie, ijar leur pauvret, s'usaient en-suite dans la tche ingrate et dprimante des prceptorats.D'autres, mieux partags, ne trouvaient cependant dans l'-tude du droit ou de la mdecine que des mthodes surannes,une nomenclature aride ou un empirisme routinier, que n'a-vait point pntrs l'esprit philosophique nouveau. Ainsi

    entre la facult qu'ils choisissaient et les aspirations qui

    se faisaient jour pai'uii eux aucun lieu n'apparaissait : ils nerecevaient de leur tude spciale ni discipline intellectuellepour l'esprit, ni direction morale pour la vie. et ce sera plus

    tard une des ides les plus belles et les plus fcondes deFichte, professeur lna, que d'exposer aux tudiants detoutes les facults runies l'indissoluljle unit et la haute mo-ralit du travail scientifique. Pour lieaucoup n'existait mmepas l'aiguillon de la position comiu^ir, le favoritisme et

    le npotisme tant, dans presque toutes les carrires, le seulmode de redrutement. Ils passaient !e plus souvent les an-

  • DUCATION 21

    lies acadiiiiiiucs da is un dvcrgoiidage grossier ou toutau moins dans un lal de cDiitinuelle flnerie romanesque.

    Les plus dlicats se rejetaient sur les plaisirs d'imagi-nation. A quel point svit parmi la jeunesse la thtroma-nie , le roman d'Anloii Reiser et le Wilhelm Meister deGthe nous l'apprennent. L'engoment pour la littratureprit un caractre non moins pidmiiiue et excessif. Ce quecette gnration y cherchait, surtout, comme au thtre, c'-tait une ide exalte d'elle-mme. Elle voulait ^vivre , aumoins par l'imagination, tous ses rves et ainsi faussa peu peu en elle le ressort de toute sincre et vraie activit.Car son pessimisme et son scepticisme sont des mala-dies essentiellement littraires. (( Tout chez ces jeuneshonmies n'est qu'attitude flit un rcent biographe de Nova-lis. '< Leurs sentiments sont des riiiiiiiscences, leurs pen-ses des citations. Leur caractre est un rle qu'ils jouentet dont ils s'applaudissent eux-mmes au 5*"* acte. C'estpar le plus thtral des suicides de thtre et mme avecle dcor extrieur d'une pice de thtre, que finit Ro-quairol. Lovell jongle avec l'ide du suicide. Toute leur ma-nie du suicide, n'est qu'attitude thtrale, connue aussi leurlibertinage, leur scepticisme, les orgies de leur imagination,leur pessimisme, leur analy.se dissolvante d'eux-mmes :tout n'est que thtre. (')

    Tel nous apparat Frdric Schlegel Leipzig. 11 s'tudiait jouer dans la vie le personnage de Hamlet et se flattait d'yrussir. Comme William Lovell il jonglait avec l'ide du sui-cide. Absolument incapable au demeurant d'excuter unepareille rsolution, il prenait plaisir envenimer son malimaginaire par une ironie sans cesse retourne sur elle-mme,qui tait comme la eonscience aigiie d'un grand orgueilimpuissant. Vu mpris factice des femmes le jeta avec unefougue passionne dans les amitis masculines. Dans cettepassion singulire entrait pour un(> lionne part le dsir,

    (I) Ileillioni. Novalis der RomaiiiiKor. isioi, p 3-2.

  • 22 NOVALIS

    assez frquent eliez les oaraclres faibles, de jouer Tdu-cateur, au tlirieteur de eouseienee, ou plus exactement d'-tre un peu le desi)ote de quelqu'un. Dans la foule des tu-diants il avait distingu le jeune Hardenberg. Il crut avoirdcouvert une me docile, virginale en dpit de quelquesexpriences prcoces, qu'il pourrait ptrir sa guise. < Lesort m'a mis entre les mains un jeune homme qui |>eut toutdevenir annonce-t-il son frre;

  • DUCATION 23

    reuil de Lauiv , gnicieiix cl vif petit aiiiiiial, qui sa ma-tresse permet toutes sortes de privauts, envies |)ar le pote.Ah ! si celui-ci pouvait quelques instants seulement se m-tamorphoser en ce gracieux favori, comme il saurait tirerparti de la situation ! De gr ou de force il faudrait que samatresse se rsignt , nous dit-il, subir le sort de Lda !Ailleurs ce sont deux belles, point trs cruelles, semble-t-il,qui se partagent le cur du jeune homme. La premire,brune, ardente, coquette, rieuse, (< lit la Pucelle de Voltaire,aime la toilette, la danse, la comdie ; Taulre, blonde auxyeux bleus, adore la campagne et ne rve que Biiiger. La-quelle choisir? L'heureux Adonis est perplexe. Soudain ils'avise d'une rsolution trs simple : il les choisiia toutesdeux.

    . Ce sont encore de petites pices sur le vin, sur laiiinur.des posies de circonstance, composes l'occasion de quel-que anniversaire familial, avec toujours la mme notemivre, la mme frivolit conventionnelle, simple jeu d'ima-gination, arrangement |)lus ou moins ingnieux de formulescourantes et de rminiscences mythologiques.

    Parmi ces enfantillages cependant, outiv deux posiesadresses Brger, se trouvaient quelques sonnets d-dis Guillaume Schlegel, qui trahissaient une inspirationplus personnelle, o le jeune homme aflflrmait avec foi savocation i)oti(iue et, non sans quehiitc dsinvolture, offrait

    son an alliance et amiti.

  • 24 NOVALIS

    (lame ((iiilfuo d'imagos (Icmi dgrossies... ne m'empchentpas de pressentir en lui rctonV (Tun hou, peut-tre mmed'un grand pole lyrique, une manire originale et esth-tique de sentir, une aptitude prendre toutes les notes dusentiment. 0)

    Cependant, le premier enthousiasme pass, l'ducateurne tarde pas sentir l'me fluide de son disciple lui chap-pr.

  • DUCATION 25

    annres plus tard. < Je ne puis me rappeler mon ducation

    historique sans y associer ton souvenir. Enfin l'annonce de

    la |)ublication de tes

  • 26 NOVALIS

    Tnul ;ui moins cul-il riiicoiiU'slaltk' mrite avec son frre,(le prsente!' au |)uljlie et ses collaborateurs deux hommesqui eurent sur la nouvelle gnration littraire une actionprofonde : Gthe et Fichte. Si le Gthe de Werther et deGoetz von Berlichingen avait du premier coup touch les fi-bres les i)lus intimes de l'me allemande, il n'en tait plus demme du Gthe classique, dont la pense s'tait mrie sousle ciel d'Italie, dont l'art s'tait satur de beaut hellnique,l.e ])lus pur chef-d'uvre du matre, o se mariaient har-monieusement ses deux mes, germanique et hellnique,Herrmann et Dorothe fut accueilli avec une inditfi'encegnrale. Les premiers romantiques, particulirement lesfrres Schlegel (( dcouvrirent Gthe nouveau. Puis cefut Fichte que Frdric Schlegel tenta d'acclimater sur leParnasse allemand. Pour ce qui est de Fichte lui crivaitiXovalis, (( tu as raison sans conteste. Je pntre toujoursplus dans ta manire de comprendre la Doctrine de laScience , et il se fait communiquer les cahiers philoso-phiques de son initiateur. (( Je te renvoie avec tous mes re-mercments tes philosophica. Ils me sont devenus trs pr-cieux. Je les ai assez bien dans la tte et ils y ont consti'uitdes nids trs solides , ou encore : u je suis avec le plus

    grand intrt tes projets philosophiques... Tes cahiers mehantent l'esprit et, quoique je ne puisse venir bout des pen-ses fragmentaires, je communie pourtant trs intimementavec la pense de l'ensemble . (')

    Ainsi s'tait tablie une liaison toute littraire et intellec-

    tuelle entre les deux amis. Frdric Schlegel avait rv uneintimit sentimentale surtout : mais il subsistait malgr toutun fond de mfiance dans le cur de Novalis. Il n'annon-cera ses premires fianailles son ancien camarade d'uni-versit que deux ans aprs l'vnement. Une page du Jour-nal intime de Novalis porte cette j^hrase laconique ' Soissur tes gardes dans tes rapports avec Schlegel. C'est

    (1) Voir Itaicli, o)). cit. pp. 3S, 22 et 37.

  • DUCATION 27

    qu'aussi ils reprsentaient tous deux des types sentimentauxassez difrents, l'un, temprament sensuel, combatif,jaloux, caractre la fois dsuni et autoritaire, le type dudsquilibr robuste ; l'autre, au contraire, nature frle,

    sensitive, uiais d'une sensibilit tout intrieure, d'une ner-vosit maladive, transmise par l'hrdit maternelle. afiRnepar l'anmie et comme spiritualise par l'atmosphre reli-gieuse qu'il avait respire dans son enfance.

    Les annes acadmiques avaient t pour Novalis unepriode de ttonnements. Son esprit versatile et passionnn'avait pu s'attacher rien d'une manire durable. Frd-ric Schlegel se dsesprait de (( cette mobilit effrne , di-sait-il,

  • 28 NOVALIS

    C'tait mit' me l'ii ([luMc de (liscipline, en mal (run carac-tre. La crise qui l'avait tire de son enfance somnolente, et

    d'o ses activits intellectuelles et morales taient sorties sisubitement accrues, semble avoir laiss ces nergies nou-velles dsunies, sans orientation, sans organisation stable.T.a vie sentimentale du jeune homme tait traverse de crisescourtes mais frquentes. Son frre Erasme l'appelait :

  • DUCATIOxX 29

    demandent et que ta liont m'a prodigus ; dnne-nioi dessoucis, de la misre, de l'angoisse, mais trempe aussimon caractre et donne-lui de l'nergie. (' i Un vnement,peu important en apparence, vint tout--coup clairer d'unjour prophtique ces symptmes encore confus.

    Vers la fin de 1792, au moment des premires campagnescontre les armes rvolutionnaires franaises, une uKttionl)atriotique s'tait empare de la jeunesse allemande. Prci-sment aprs les congs de Nol, Novalis tait rest quelquesjours malade, de mauvaise humeur, mcontent de lui-mme. M Alors, dit-il.

  • 30 NOVALIS

    ci, chez le jeune inysticiue. procde de suggestions moralesau moins autant que de causes physiques. Il y a dans cettelongue ptre un passage, cet gard, particulirement si-gniticatif. " .le ne puis , dit-il, re

  • EDUCATION 31

    ment extraordinaire de ({ucllrs profondeurs nous tirons unepremire pense cl quctics combinaisons fortuites notreesprit remploie parfois. (',)

    Qu'une suggestion littraire se soit mle cette vocationsoudaine du jeune tudiant et peut-i.re mme l'ait en partieprovoque, cela paratra de plus en plus vraisemblable, mesure qu'on pntrera davantage dans la iisychologie dupote. Il y a l en [nul cas un vnement instructif pour sa viemorale et intellectuelle. On se trouve en prsence d'un en-thousiaste, d'un passionn, d'un mystique. Les caractresfondamentaux de sa personnalit s'y dessinent dj nette-ment : une sorte d'hyperesthsie morale du moi se traduit-saut i)ar des crises ducatives, des boulevei;sements pro-fonds de la personnalit, des > ! Et le tle--tte

    (I) Naclilese. op. cil. i>. 283.

  • 32 NOVALI s

    contiiuu'l avec la mort ne doniu'-t-il pas une valeur toutenouvelle la vie? Cette pense l'exalte, et dans une sorte dedlire prophtique il s'crie :

  • EDUCATION 33

    currespondant, qui n'vu pouvait mais, une bellt* semoncesur le calme philosophique, dveloppant victorieusementles bonnes et solides raisons qu'il et t fort empch d'en-tendre quelques semaines auparavant.

    Ainsi se rvle dj en partie la destine intrieure dujeune idaliste : son unie d'artiste tait capable assurmentde vibrera l'unisson des i)lus nobles enthousiasmes, de s'exal-ter et de se passionner jusqu' l'ide-fixe. Mais la passionchez lui brle pour ainsi dire son objet dans ses propresflanmies. Il manque cet esprit rceptif, trop passif dans sesrapports avec les volonts trangres, cette nergie

  • 34 NOVA LIS

    circonstances attnuantes, accusant de tout le mal ce qu'ilappelait >> la lubricit de son tt'ni|)rauient . Il concluaitavec plus de ])hilosophie que (Ta -pr())t)s

  • DUCATION 35

    Aprs un court sjour de vacances dans sa famille Weis-senfels, tout entier ces louables dispositions, Frdric! vonHardenberg s'en alla faire un stage riiez le bailli Just, Tennstedt. Il devait s'initier l l'expdition couiante desaffaires, en attendant qu'en Saxe ou en Prusse, dans l'ad-ministration suprieure, un poste se ft vacant, proportionn son rang et ses ambitions. Dans ce milieu paisible, f)armiles occupations monotones du greffe, se prparait en lui unecrise ducative plus profonde que les prcdentes, bieiiqu'analogue plus d'un ganl. Il faut que je sois encoreduqu , avait-il dit son pre ; peut-tre faudra-t-ilm'duquer jusqu' la fin. Mon caractre subit trop peu dechocs ; ceux-l seuls peuvent le former et le fixer. Esprit

    la fois versatile et passionn, me voluptueuse et dvored'idal, il ne sentait encore en lui aucune tendance penna-

    nente, rien de ce qui fait un caractre nergique, une vie

    forte etunie. Il s'alarmait le premier de cette imagination d-rgle, qui courait capricieusement d'objet en objet, sans sejKJser nulle part, de cette mobilit inquite de la pense,

    toujours fascine par quelque mirage nouveau, de cette ex-traordinaire motivit passionnelle, qui enfivrait sa vie de

    crises subites et de vocations imaginaires. Ainsi travers les

    diversits et les mtamorplioses de cette me chrysalide s'af-firmait, de plus en plus intense, le besoin de s'unifier, de se

    retrouver enfin identique de quelque faon, par la pense

    peut-tre, par l'amour d'abord.

  • CHAPITRE H

    AMOUR MYSTIQUE

    UNE IDYLLE

    De Tennstedt Grningen le chemin traversait la cam-pagne saxonne, verdoyante et calme, failjlement accidente.Pendant la belle saison et avec une bonne monture, un cava-lier faisait aisment l'tape en une petite heure et dj mi-chemin ses yeux distinguaient, sur l'autre rive d'un coursd'eau, Grningen avec son vieux manoir, tout jauni parl'ge. En une page de son journal, Novalis raconte comment,par une belle matine de fvrier ou de mars 1795, s'aban-donnant au trot de son cheval, il suivait ngligemment cetteroute, porteur d'un message pour les haliitants du chteau.Il fallait que son esprit ft bien absorb, car arriv au car-refour de deux routes, il prit |)ar mgarde la fausse directionet ne dut qu'aux indications d'un passant de se retrouver,aprs un petit dtour, sur le bon chenun. Lorsqu'il eut enfintravers le gu et attach son cheval au carcan de la placepublique, il s'aperut seulement avec une sorte de stupeur,qu'il tait arriv, ou plutt, il lui sembla, dit-il, que soncorps venait de rejoindre son esprit , car celui-ci avait debeaucoup pris les devants sur son indolent compagnon.

    Les gens du pays avaient dj remaniu les assi(hiils dujeune cavalier et, avec un sourire mal dguis, une jeune

  • 38 NOVALIS

    paysanne prit de ses majus le message ci'i, aeeompagii demille ((impliuients j)(uir les dames du ehteaii. (( (^est sansdoute un seeret , tit-elle malicieusement en s'en allant. Lejeune hounne tait alors dans sa vingt-troisime anne,grand, frle, d'appai^nce un peu maladive, avec de longscheveux chtains, lgrement boucls, qu' l'ancienne modeil portait nous en tresse sur le dos ; le haut du visageavait un dveloppement extraordinaire ; dans le regards'allumait parfois un clat singulier, un peu fivreux

    une flamme thre , (ht un contemporain ; sur ses lvresflottait un sourire distrait. Un vtement peu lecherch, desmains sans finesse ne trahissaient pas premire vue unsang noble, et seulement rol)servateur attentif arrivait dmler une certaine beaut expressive dans le visage, quifaisait songer une image de Saint Jean l'Evangliste deDiirer. Pour l'instant ce visage rayonnait de joie et de jeu-nesse, d'une joie peut-tre trop intense pour tre durable, de cette joie toujours remuante et inquite dont parlaitFrdric Schlegel, et d'une jeunesse presque alarmante cause du front diaphane, des paules frles et surtout de ceregard tourn vers le dedans, coimne attir par des abmescachs, et puis si subitement brillant. D'ailleurs cette mati-ne de printemps prcoce ne donnait-elle pas aussi une im-pression de bonheur radieux mais instable, trop htif pourque sa pleine closion part dj possible ?

    Le message accompli, le jeune cavalier avait lentementrepris le chemin de Tennstedi, se retournant, des inter-valles presque rguliers, vers le village et son vieux manoir.Tout en cheminant il se remmorait sans doute cette affec-tation juvnile, ces enthousiasmes fivreux suivis de dcou-ragements (lispro])ortionn,s, cette curiosit nave d'objetsmal dfinis ou chimriques, ces fortes rsolutions balayesd'un coup de vent, alors que tout prs, porte de bras^

    la nature avait prpar un bonheur prcis et facile. Il s'ton-nait de se retrouver si simple : la vie prenait un sens l-mentaire trs rassurant. Puis, il repassait dans son esprit

  • AMOUR MYSTIQUE 3&

    les dtails de la nave aventuic Au eours d'un voyage d'af-faires qu'il avait fait, au mois fie novembre prcdent, encompagnie de son nouvel instructeur, le Kreisamtmann Just tous deux taient tombs au chteau de Grmingen, aumilieu d'une fte de famille sans doute, comme les voyageursde Henri d'Ofterdingen dans la maison du vieux Schwaning.Un quart, d'heure avait sufh pour fixer ce cur instalile. Lescharmes de Sophie, la petite

  • 40 NOVALIS

    gner sur le clavecin une pliiase de romance commence augrenier et acheve la cave.

    Sophie tait la troisime des filles. Sa petite tte houcleparaissait tlotter sur une taille de poupe ; ses yeux noirs,intenses, tonnaient par leur profondeur. Il ne faut videm-ment pas voir celte figure travers tout le travail d'idalisa-tion que lui ont fait subir plus tard Novalis et, aprs. lui, cer-tains biographes. Il se trouve dans le Journal du pote une es-quisse rapide, crite sous l'impression mme, et qui est bienautrement vivante. Ce n'tait encore qu'une enfant. Expan-sive jusqu' la brusquerie, elle avait des accs de dissimu-lation profonde et restait des journes entires indiffrente,froide comme glace. Avec un cur compatissant elle poss-dait tout un arsenal de petites perfidies prcoces.. Elle taitprise de belles manires, soucieuse de l'opinion des autres;elle ne pardonnait pas son ami, d'avoir parl de ses pro-jets ses parents, avant de s'tre dclar elle. Pour lereste elle manquait d'gards son pre et adorait de fumer.Trs observatrice elle tudiait son entourage et s'ignoraitnavement elle-mme. A Sophie enfin venait se suspendretoute une grappe de visages joufflus, garons tapageurs etcaracolants, petites filles minaudires, et tout ce petitmonde se trouvait sous la haute surveillance d'une institu-trice franaise. M"" Jeannette Danscours, la Ma chre , qui ses origines franaises et ses sympathies rvolution-naires avaient valu, un soir de punch, le sobriquet irrvren-

    cieux de Mlle Sans-jupon . Les invits entraient et sor-taient, et du matin au soir rires et chansons retentissaientdans la vieille alle de tilleuls aux ombrages parfums.

    Ces impressions, journellement renouveles, pntraientprofondment, en ce printemps de l'anne 1795, dans l'es-prit de Novalis et s'y organisaient silencieusement. Prci-

    sment son dpart de Wittenberg il s'tait trouv dans untat d'extraordinaire rceptivit pour de telles influences. Ce sont les fianailles de l'esprit crivait-il avant de ve-nir Tennstedt, " un tat encore libre de toute chane et ce-

  • AMOUR MYSTIQUE 41

    IK'iKlniit dj (ltt'i'iiiin par un libre choix. En moi tressailleun dsir impatient d'hymne, d'union et de postrit... (')Dans cet tat de suggestibilit la moindre couse incidenteagit avec un retentissement profond. Assurment il restaitquelque chose de singulier dans le choix de celte liaison. Onen pouvait attribuer une bonne part au temprament mme(le Novalis. Les honmies se peignent, ou du moins s'expri-ment un peu dans le chiji.x de la femme -cju'ils aiment. A Fr-dric Schlegel il fallait une femme mre de corps et d'esprit,capable d'organiser avec une sollicitude quasi-maternellesa vie un peu brouillonne, mais aussi dispose se plier tous ses caprices, s'effacer devant ses instincts despo-tiques. C'est ce que fut pour lui Dorothe Veit. Au contraireune figure tout acheve, un caractre dj form et mur, parleur prcison mme et leur

  • 42 NOVALIS

    lierai ta iiiaiiii de ranioiiracluM' dv ci'tu' jt'uiu' tille nir d-

    plat ", crivait Erasmt\ le t'rie cadet de Novalis, son con-fident intime et ci>iupngnon d'nniversit; ^ lu es irop tragique,

    mon ami, et mme si tu songes au mai'iage lu dviais i)ren-dre les choses plus lgrement... Ce qui me dplat dans talettre c'est i'psprit froidrmpnt rsolu qui y domine ; il t-moigne d'une fixit de principes que je ne te souhaite paspour l'instant. (M C'tait, semble-t-il, moins encore un at-tachement rel qu'une vocation mystique pour l'amourqui s'atfirmait chez le jeune fianc, la manire d'une ide-fixe passionnelle, exaltant et enfivrant son imagination.

    Bientt en etet se dessinent des symptmes tout oppossd'inquitude, de dcouragement, d'irrsolution.

  • AMOUK MYSTIQUE 43

    certaine. Sans doute cela tait dissimul en sorte que tusemblais vouloir t'en cacher toi-mme ; mais un ami qui depuis de longues annes ton amour, ta confiance ontconfr le privilge de voir plus profondment dans les se-crets de ton cur, devait fatalement percer jour ce mys-tre et dcouvrir je ne sais quoi iVanoimal, l o un tiersn'et peut-tre rien chercli du tout... Dans ta dernirelettre, malgr ! "affectation tout en surface de fermet et decalme, je ne vois que le dcouragement et l'inertie d'un es-prit qui n'a pas assez confiance en lui-mme pour triompherdes obstacles qu'il rencontre sur son chemin... Une telle

    rsignation n'est pas naturelle, elle doit t'tre impose pardes souffrances, quelle qu'en soit la nature. (^)

    De quels obstacles, de quelles souffrances s'agissait-il ?

    Sans doute l'me capricieuse et enfantine de Sophie taitpour quelque chose dans ces incertitudes. Novalis dsesprade produire une impression profonde et durable sur ce jeunecur qui ne s'ouvrait que lentement l'amour. Un instantil se cmt mme su})plant. De son ct, il semble avoir chei^-ch et trouv des consolations ailleurs, et men de frontplusieurs liaisons sentimentales, diversement nuances. Unecause plus profonde de refroidissement aurait t, d'aprsun rcent biographe, la dsillusion. On vivait librement auchteau de Griiningen, et la gat y manquait souvent detenue et de style. Les murs taient du resie encore singu-lirement grossires la fin du IS"*" sicle, parmi cette partiede la petite noblesse rurale qui ne s'tait pas adonne auxpratiques pitistes. On sait combien la (( belle me )>, dans leroman de Gthe, se sentait froisse de la grossiret des pro-

    pos qu'il lui fallait entendre dans son entourage. Pareille-ment le seigneur de Rockenthieii ne paraissait gure difficiledans le choix de ses plaisanteries, n Dans les archives de lafamille Hardenlierg , observe ce propos M. Heilborn, at conserve une lettre i\\\ seigneur Rockenthien (|ui ne |)eut

    (1) Naclilcse. i 103 loi.

  • 44 NOVALIS

    tre publie. Cotle lettiv. dont le texte se trouve illustr dedessins, est remplie des obscnits les plus ordurires. Orcette lettre est adresse Novalis, celui qui, au su du sei-gneur de Rockenthien, briguait la main de sa fille adop-tive ! (') On comprend que Xovalis ait pu crire sonfrre : Il ne faut pas te faire une ide-fixe de Griiningen...J'ai de l'atection pour ces gens, autant que pour toi et pourmoi, mais ce sont des hommes et, aprs un si long sjour(lue le mien, le revers malpropre de la mdaille ne Rchap-perait pas. ("}

    Et Sophie elle-mme, quelle me arrire encore et in-culte ! Son instruction semble avoir t compltement ngli-ge. A peine savait-elle crire, et avec quelle orthographe,dans quel style! Pour s'en faire une ide, il faudrait lire cespauvres petits billets, si insignifiants, si vides mme desentiment, qu'elle griffonnait son fianc, et sur lesquelselle dessinait des pattes d'oie. Voici comme elle notait, dansson calendrier, les vnements de sa vie quotidienne (en-core est-il impossible une traduction de rendre l'ortho-graphe invraisemblable de ces quelques extraits) : ((7. Cematin Hardenberg est reparti cheval et il ne s'est rienpass d'autre. 8. Aujourd'hui nous tions de nouveauseuls et il ne s'est encore rien pass d'autre. 9. Aujour-d'hui encore nous tions seuls et il ne s'est de nouveau rien

    pass... Et pourtant cette enfant si arrire, exerait sur

    ceux qui l'approchaient un charme irrsistible. Le pre deNovalis, aussi bien que les deux frres cadets, Erasme etCharles, subirent cette sduction qui rayonnait de sa petitepersonne inconsciente. Lorsqu'une grave maladie l'obligeraplus tard se remettre entre les mains des chirurgiensd'Ina, c'est dans l'intrieur si austre, si ferm de Weis-senfels qu'elle ira passer le tenq)s de sa convalescence, surla demande expresse du vieux baron, qui dj l'aimait ten-drement comme une fille. Comment expliquer du reste le

    (1) Heilhorn. op. cit p. 58.(2) Nachle.se. p. 99.

  • AMOUR MYSTIQUE 45

    culte religieux dont Novaiis ciiloura son souvenir, s'il avait

    t vritablement et compltement dsabus ?

    Sans doute les soulrances cruelles que dut supporter cette

    enfant de quinze ans avec une anglique douceur et qui com-

    muniqurent subitement son me une prcoce maturit etsurtout Tombre solennelle de la mort qui planaii sur cettefragile, sur cette gracieuse figure, ont ml son souvenirune trange et funbre posie. Cependant, c'est, croyons-

    nous, surtout dans les dispositions personnelles de Novalis,

    dans la qualit trs i)articulire de son amour qu'il faut cher-

    cher, ds le dbut, l'explication des fluctuations sentimen-

    tales qu'il traversait. Ine lecture attentive des quelques

    lettres changes ce sujet entre Novalis et son frre Erasmervle que cette passion avait ds l'origine un caractre inso-

    lite, qu'il y entrait des proccupations autres que la posses-sion plus ou moins loigne de l'objet aim. Ainsi seulementpeut s'interprter la lettre bizarre o le jeune pote annonceses fianailles son ancien compagon d'universit, FrdricSchlegel. ((Mon tude favorite crivait-il, (( s'appelle aufond comme ma fiance : Sophie est le ntjm de celle-ci. Philo-sophie est l'me de ma vie, la cl de mon moi le plus intime.Depuis que j'ai fait la connaissance de la premire, je suistout--fait amalgam avec l'tude de cette dernire... Jesens toujours plus les membres augustes d'un Tout mer-veilleux, dans lequel il faut me fondre, qui doit devenir lapleine substance de mon moi, et ne puis-je pas tout suppor-ter, puisque j'aime d'un amour, qui dpasse en ampleurles quelques coudes le sa forme terrestre et en dure la vi-bration de la fibre de vie ? Spinoza et Zinzendorf l'ont explo-re, cette ide infinie de l'amour et ils ont pressenti la m-thode de nous prparer pour elle et de la raliser pour nous,sur cette tamine terrestre. (V)On pourrait, plus d'un gard, rapprocher encore cette

    lettre de celle o le jeune tudiant de Leipzig amionait

    (I) Raich. op. cit. p. i\.

  • 46 NOVALIS

    son pre sa soudaine vocation militaire. Si l'vnement estdiffrent, le ton est. rest le mme, ainsi que les dispositionsprofondes du caractre, qui s'y refltent. Car ici encore, ils'agit moins d'un amour vritable, dans le sens habituel dumot, que d'une

  • AMOUR MYSTIQUE 47

    tre avpit-il prsent l'esprit le souvenir de la lettre cite

    plus haut et de cette courte entrevue, lorsqu'en juillet de la

    mme anne il composait sa critique du Woldemar de Ja-cobi, tant elle s'applique bien cette disposition moiale.

    Quant lui, Schlegel, il augure mal d'une philosophie quiprocde d'un besoin du cur plus que d'une recherche

    calme et dsintresse de la vrit. Cette confusion, entre les

    besoins affectifs et la pense philosophique, ne peut tre

    avantageuse ni pour la nettet de l'esprit, ni pour la sinc-

    rit du sentiment, ni en gnral pour la sant et l'quilibre

    de la vie intellectuelle. A Novalis, qui lui annonait l'trange

    (( amalgame qui dans sa pense s'oprait entre Sophieet Philosophie , il aurait pu prdire que ni l'une ni l'autre

    ne pouvaient gagner grand'chos cette alliance, mais quechacune risquait d'y perdre tout et que celui qui demande la philosophie de lui faire une Juliette en sera rduit tt

    ou tard cette hroque formule du Romo de Shakespeare :Hang up, jjhilosophy !

    Unless philosophy can make a Juliet.

    Le jeune fianc avait crit , le bonheur a sa mthode Mais quand on est jeune et amoureux est-il bien opportun(le demander Spinoza et Zinzendorf le secret de cettemthode et n'est-ce pas dj un signe inquitant que d'treamen l'y chercher ?

    LA DESAPPROPRIATIO.N

    Il y a plus qu'un rapprochement fortuit, croyons-nous,entre les lettres du jeune Novalis et le Woldemar de Jacobi.Ce que Frdric Schlegel. dans la critique de ce roman, vou-lait atteindre, c'tait un type intellectuel et sentimental trs

    rpandu dans la littrature et la socit allemandes. Ce typese rencontrait surtout dans une certaine classe de la socit,assez indpendante des ncessits de l'existence pour don-ner de longs loisirs l'analyse intrieure et aux jouissances

  • 4S NOVALIS

    intellectuelles. La personne mme de Jacobi en reproduisaitassez fidlement les traits les plus caractristiques. Di-lettante trs courtis, secrtement vaniteux de la fine qua-lit de ses motions, esprit curieux plutt qu'original, avecdes facults brillantes d'assimilation philosophique, maissans prcision, sans nergie virile dans la pense, il repr-sentait le mystique de salon, affable, spirituel, choy par lesfemmes, aptre souriant d'une foi indcise. Il tait, enmme temps que Hamann, un des promoteurs de cette tho-logie, ou plus exactement de cette philosophie religieusenouvelle, issue d'un scepticisme raffin, qui fait assezbon march de la certitude historique et de la prci-sion philosophique, pour chercher dans la vie trouble etobscure du sentiment des appuis cachs aux croyances chan-celantes. Ses romans, Woldemar et Allwill, donnent le ta-bleau de la socit cultive du temps, oisive et sentimentale

    ;

    on y respire l'atmosphre tide et factice de mysticit o s'-panouissaient les belles mes >. La pratique pitiste del'examen de conscience avait donn naissance tout unsurmenage sentimental, un idalisme romanesque, quisemble bien tre une des formes germaniques et protestantesdu bel esprit et de la prciosit. Notre me , disait Wol-demar, (( parvient dans la contemplation d'elle-mme dessentiments ineffables. Elle-mme, sa nature intime, son moimerveilleux deviennent et restent, dans chaque personne,pour elle-mme l'objet d'une contemplation et d'un jugementintrieur, et elle se transforme par ce jugement en un objetcle plaisir ou de dplaisir, d'agrment ou d'aversion, qui deplus est l'objet le plus proche, le plus immdiat, le plus rel,le plus fcond et le plus intressant de tous.

    C'tait surtout par une conception mystique de l'amouret des relations sexuelles que se formulait cette culture esth-

    tique du sentiment. Des relations trs problmatiques s'tablissaient entre les belles mes des deux sexes, sous pr-texte d'ducation ou d'dification mutuelles. Le roman de

    Jacobi en fournit un exemple frappant. Sitt que les mes

  • AMOUR MYSTIQUE 49

    surs, Woldemar et Henriette, se rencontrent, elles recon-naissent que (le toute ternit elles ont t prdestines l'une l'autre, que leurs natures se compltent et se fondent har-monieusement. Mais du mme coup les deux amantsprennent conscience, selon le mot de Schlegel, de leur in-comptabilit matrimoniale . Ils analysent voluiuueu-sement les motions exquises que leur procure cette har-monie mystique des mes. ce quelque chose, dit Henriette,qui fait ressentir si vivement la prsence de IWmi, qui faitqu'on l'enlace avec un attendrissement que nul autre objetne saurait provoquer >>. Mais qu'on parle cette ingnue dumoyen le plus naturel et le plus lgitime, semble-t-il, desceller l'union des mes, aussitt son imagination se rvolte.C'est que Woldemar et Henriette appartiennent la famillede ceux qui jouissent de leur jjropre cur mieux que d'aucu.iattachement rel, qui s'adorent eux-mmes dans l'objet ado-r, qui dans l'amour recherchent surtout leur manire d'ai-mer, c'est--dire une ide raffine et exalte d'eux-mmes.

    Il n'est pas jusqu'au thologien et prdicateur berlinoisSchleiermacher. auteur d'un catchisme pour les belles da-mes, et ami de cur de la belle Henriette Herz, qui n'ait con-descendu tracer cette carte du Tendre mystique, cou-vrant de son autorit, avec une ironie indulgenteetonctueuse,les problmatiques liaisons de ses amis et amies romanti-ques. En amour aussi, disait-il. il faut qu'il y ait des essaisprliminaires, d'o ne rsultera rien de durable, mais o cha-cun travaille pour sa part rendre plus prcis le sentiment,

    plus va.stes et plus magnifiques les horizons de l'amour.

    Dans ces essais l'attachement un oijjet dtermin [leutn tre que i)urement fortuit, souvent mme et au dbut pure-ment imaginaire, et en tout cas il reste toujours quelquechose de trs passager, aussi passager que le sentiment lui-

    mme, qui bientt cdera la place un autre sentimentplus prcis et plus profond. ('i Dtourner vers un objet

    (1) Briefe nber die Lucinde. p .-S.

  • 50 NOVALIS

    plus digne raiguillon de la passion, et non pas le briser ; tel

    est le principe de cette ducation mystique du sentiment.(i Ennoblir la passion . lisons-nous dans un fragment deXovalis. M en l'utilisant connue un moyen, en la conservant

    volontairement pour en faire le vhicule d'une belle Ide, par

    exemple d'une alliance iroite avec un Moi aim (^j voille moyen.

    Tout n'est pas rejeter dans une pareille conception mo-rale, si toutefois on admet qu'en cultivant sa sensibilitl'homme puisse et doive apprendre dsirer plus noblement.Mais ici apparat bientt un nouveau pril, le got exclu-sif des plaisirs d'imagination et des volupts mystiques.

    Woldemar et Henriette ne sont au fond que des gostesraffins, des jouisseurs intellectuels et pervertis. Ce qu'ilsddaignent dans les plaisirs terrestres c'est la grossi-ret de l'organe et son insuffisance, non la jouissance elle-mme qu'ils voudraient au contraire plus raffine, plus sub-tile et plus prolonge. Bien au-dessus des plaisirs physiques,

    ils prisent les volupts dlicates que leur procurent leur ima-gination passiomie et l'analyse complaisante d'eux-mmes.Pareillement Schleiermacher se consolait de son isolementsentimental en recourant ce qu'il appelait la puissancedivine de l'imagination . Elle lui donnait ce que semblait

    lui refuser le monde rel : la bien-aime selon son cur,vt Aussi certainement que nous nous appartenons, l'imagi-

    nation nous porte dans notre beau paradis... Ainsi je Laconnais, mme inconnue, et dans la belle vie qui seraitla ntre je suis dj un hte familier . Non sans unepointe de mlancolie il ajoutait cependant : Il ne nousmanque que la manifestation extrieure . (^) Quant Frdric Schlegel, il voyait dans un pareil attachement ex-clusif et passionn au monde intrieur l'indice d'une se-crte maladie ou perversion morale, tout au moins d'une

    (1 X. s. II. 1 p. 759.

    (2) .Schleiermacher. ^^onologen. Edit. Reclam. pp. 60 et 61.

  • AMOUR MYSTIQUE 51

    impuissance agir fortement au dehors, o, disait-il, il

    faut gagner chaque pas en avant au prix d'un etort et d'une

    lutte . 11 avait lui-mme connu ces dispositions morbideset s'y tait complu, mais il se flicitait prsent d'en treguri et clbrait sur tous les tons, y compris le ton cynique,les effets bienfaisants de l'objectivit , en philosophie, en

    littrature, en amour surtout.

    O apparaissait nettement le caractre maladif de cet ida-lisme sentimental c'est lorsqu'il entrait en conflit avec les

    instincts lmentaires et naturels de la vie. Les (( Confessionsd'une belle me de Gthe en fournissent un exemple remar-quable. Prcoce en amour, avec une imagination exalte etpassionne, l'hrone de Gthe traverse d'abord, commeiNf)valis, une priode d'instabihf morale, d'inquitude lafois et de frivolit. Tout coup une passion plus durable

    vient organiser et unifier ses facults de dsir jusque-l dis-perses. Mais cette exprience ne tarde pas veiller en elleune ide suprieure et exalte de l'amour. Elle s'inquite dela mdiocrit terrestre de son affection, elle se scandalise desprivauts bien innocentes que se permet son fianc. A forced'analyser et de rflchir ses sentiments au-dedans d'elle-mme, elle en arrive trouver un attrai: mille fois suprieur ces incessantes revues de conscience, m Narcisse (c'tait

    le nom de son fianc tait la seule image, dit-elle, qui seprsentait mon imagination et qui se rapportaii monamour, mais Vauirp sentiment ne se rapportait aucun ob-jet et tait d'une indicible douceur . Une coniradiction sedessine entre les nouvelles facults de dsir et les anciennes.Alors commence une vritable dsappropriation mystiquede l'amour. Les puissances affectives se trouvent reportessur un objet tout idal et intrieur. Il me fallait renoncer,dit-elle, soit aux attraits du plaisir, soit aux iuqiressions in-trieures et rconfortantes. ^

    A une complication sentimentale et une dsappropria-tion du mme genre semblait aboutir l'idylle de Gruningen.C'tait un voluptueux que Xovalis, mais un voluptueux i)ar

  • 52 NOVALIS

    riniagination plus encore que par les sens. Il y avait en lui

    beaucoup du jouisseur intellectuel, du sensuel mystique la manire de Woldemar. Certaines pages de ses crits por-tent les traces d'une vritable lascivit amoureuse plutt qued'une sensualit ardente. La nature surtout semble avoir agisur lui la manire d'un excitant aphrodisiaque. (( Qui nesent son cur tressaillir et exulter de joie dit un person-nage tlu Disciple Sais, lorsque la vie profonde de la Na-

    ture, dans toute sa plnitude, pntre dans son me, lors-que ce sentiment exalt pour le(iuel le langage n'a que lesnoms d'amour et de volupt, le gagne et l'envahit lentementcomme une brume intense et dissolvante, lorsque tout fris-sonnant d'un doux etfroi il se plonge dans les flots presssde la volupt et qu'il ne surnage que comme un point de vieau milieu de cette immense activit gnsique, comme untourbillon avide et bant au sein du goutre sans limites. Ailleurs il note les sensations voluptueuses que lui procure

    le contact de l'eau. (') Il a longuement analys cette impres-sion et les rveries erotiques qui l'accompagnent dans unpassage de Henri d'Ofterdingen. Le hros se trouve trans-port en songe, dans une caverne dont les parois ruisselantessont claires par la p(jussire lumineuse d'un jet d'eau,qui retombe en paillettes de feu au fond 'd'une immense cu-vette. Une envie irrsistible le prit de se baigner. Il se dv-tit et entra dans la cuvette. Il lui semblait qu'une nue decrpuscule l'enveloppait. Une sensation cleste se rpandit flots dans son cur ; avec une volupt pntrante des pen-ses sans nombre qui cherchaient se confondre en lui ; desimages neuves, non encore contemples, surgissaient et s'en-trelaaient entre elles, se mtamorphosaient en formes vi-sibles, et chaque ondulation de l'lment charmeur venaitl'etfleurer comme une gorge dlicate. Le courant paraissait

    tenir en suspens des formes suaves de jeunes filles qui ins-tanlanment prenaient corps au contact

  • AMOUR MYSTIQUE 53

    Ivre (Je volupt et pourtant coiLscient de chaque contact, il selaissa doucement attirer par le torrent tincelant qui s'en-gloutissait dans le rocher.

    Une teinture subtile d'rotisme se mle ainsi sans cesse la pense. Des objets primitivement inditterents, des im-pressions neutres ont une rsonance de volupt ou excitent,par un chemin dtourn, les motions sexuelles. " Qu'est-ce(jue la tiamme ? Un embrassement troit dont le fruit s'-goutte en une rose voluptueuse . On voit se produire de v-ritables confusions dans la vie de l'instinct. Souvent Novalisrevient sur cette ide que le dsir sexuel n'est peut-tre

    qu'un apptit dguis de chair humaine . (^) Aimer, dit-il,c'est dvorer l'objet aim, s'en nourrir, se l'assimiler. Del la secrte connexit entre l'amour et la cruaut. Plusrsiste ce qu'on dvore, plus est vif l'clat de la jouissance.Le viol est la jouissance la plus intense. (^) Et inverse-ment manger, se nourrir n'est-ce pas une manifestation l-mentaire, grossire de l'amour ? (>ette singulire ide lui ainspir un long hymne o il interprte sa manire le mys-tre chrtien de la Cne.

  • 54 NOVALIS

    tendons iKirtoiit que les doux uiunnures des secrtes con-voitises , ainsi chantent les Dsincarns,

  • AMOUR MYSTIQUK 55

    relit la transition entre les organes visibles et les invisibles

    et Novalis rve d'organes spirituels, invisibles, de mem-bres mystiques de l'homme, dont la seule pense fait djnatre des sensations de volupt. >< ('-

    Tout peut et doit se transformer en volupt : telle est la mo-rale secrte du jouisseur intellectuel, du sensuel mystique.Penser, philosopher, c'est, pour lui, assimiler des probl-

    mes, comme on s'assimile des aliments, pour le plaisir de vi-vre et de jouir de la vie, ou plutt, c'est poursuivre la vritd'un amoureux dsir, comme une amante inconnue, dont leschannes pasionnent d'autant plus qu'ils sont plus ignors,plus voils, plus mystiques. Novalis croit dcouvrir dans Spi-noza l'ide d'un savoir qui se satisfait entirement lui-m-me, qui annihile tout autre savoir et supprime agrablementl'instinct scientitique, bref d'un saroir roluptueux, une pen-se qui se trouve au fond de tout mysticisme . (2) L'asc-tisme mme et la moi aie pour autant qu'ils consistent combattre les penchants physiques, ne sont-ils pas volup-tueux, un vritable eudmonisme ? Il y a enfin une sourceplus secrte encore et. si on veut, plus penerse de jouis-sance : la souffrance, la maladie, la mort.

    La souffrance et la volupt, par comjjien de racinescommunes elles plongent dans la chair de l'homme, commeelles cheminent cte cte, toujours prtes dvier l'unedans l'autre, se susciter mutuellement! Jusque dans leurexpression, dans les gestes, les regards, les larmes, les sou-pirs, quelles frappantes similitudes parfois ! Sans compterqu'il est, dans beaucoup de cas, bien difticile de prciser le-quel des deux tons, de l'agrable ou du pnible, du ton ma-jeur ou du mineur , domine dans nos affections. Toutn'est pas douloureux dans certaines douleurs. Que d'allia-ges imprvus nous prsentent l'amour, le dsir, l'esprance,la piti ! Une grande douleur ennoblie est prs d'tre unegrande joie : n'est-ce pas tout le secret des motions tragi-

    (1) N. s. II, 2. p. 507 et II, 1. p. 182.

    (2)N. S. II, 1. p. 182. Conf. encore II, l. p. 9U-2:.

  • 56 NOVALIS

    ques ? Ceux-l icsk-i'oiit assuivuient de mdiocres artistesqui n'ont pas explor les nuituelles attinits du plaisir et dela siMJtranee. qui ne savent pas frapj)er des accords sur lesdeux claviers la fois, pour en tirer des harmonies plus ri-ches, plus complexes. Peut-tre faut-il mme proclameravec Schopenhauer le

  • AMOUR MYSTIQUE 57

    le vouloir-vivre individuel. Mais certaines maladies viennentprcisment affaiblir cet lment de rsistance, de ractionbiologique et ainsi peuvent devenir, pour le jouisseur mys-tique, une source inpuisable d'intuitions et de volupts ;elles lui procurent une ((sensation sublimf do la vie .

    Tel est aussi le sens profond que prend l'amour chez de pa-reils tempraments. Il ne faut jamais s'avouer qu'on s'aimesoi-mme lisons-nous dans un fragment de Novalis. Lesecret de cet aveu est le principe vivifiant du seul amourvrai et durable. Le premier baiser dans ce rapport intimeest le point de dpart de la philosophie, le dbul d'un mondenouveau, le commencement d'une re absolue, d'uiir al-

    liance avec soi-mme, qui ne fait que crotre indfini-

    ment. (*) Alors nat la convoitise des volupts d'me, decelles que la rflexion aiguise, que l'analyse complique, que

    la souffrance mme avive d'un aiguillon subtil et dlourn.Mais le moi ne peut se connatre directement lui-mme : il abesoin d'autre chose, d'une image, d'une ide passionnante,

    d'un (( non-moi idal pour s'y rflchir, pour s'exalter et

    s'adorer en eux. Le rle de l'amour terrestre c'est prcis-

    ment d'organiser et d'intensifier ces facults Imaginatives et"

    morales. Le ton de la vie se trouve par lui rehauss ; les im-

    pressions les plus fugitives, les plus neutres, rveillent des r-

    sonances imprvues et le monde, vu travers l'allgorisation

    spontane et la transfiguration qu'opre en lui l'illusion

    amoureuse, se rvle extraordinairement riche et expressif.

    En mme temps l'individu a conscience que cette source deposie est au-dedans de lui, qu'il provoque lui-mme cette

    prestigieuse feri(\ Le monde lui renvoie sa propre image,reflte l'infini. Les tres et les choses n'existent qu'en vue

    des analogies secrtes qu'il y pressent avec son propre rve

    et qui captivent tout son intrt, toute son attention. Et cet

    tat de monodisme affectif, cette exaltation lyrique de lapersonnalit, est dsormais le but, non la possession de

    l'objet aim, qui tout au contraire risquerai! de lai'ir les

    fl) N. S. H. 1. p. 299.

  • 58 NOVALIS

    sources du ilcsii . d'alauguir l'essor passionn de rimagina-tion.

    Ainsi, par un travail secret de rflexion intrieure etd'allgorisation Tinstinct se transforme. En s'intellectuali-sant. il se dtache de son objet, pour vivre d'une vie diff-rente et nouvelle. Telle tait, ds le dbut, chez Novalis laijualit |)articulire de son amour pour Sophie que, morte,il devait l'aimer mieux qu'il ne l'et jamais aime vivante.Il pourra alors s'abandonner sans rserve la contempla-tion passionne de l'idole qu'il s'tait forge et o il s'ado-rait lui-mme, l' analyse voluptueuse de son propre moi,sans que la prsence trop concrte de l'objet terrestre vienneentraver encore sa rverie. Dj il pressentait la ncessitd'un dtachement complet : de l ses inquitudes, son irr-solution, l'heure o il semblait le plus prs de toucher aubut de ses dsirs. Comment expliquer autrement les lignesqu'il crivait Frdric Schlegel peu aprs la mort de safiance : Je puis te l'assurer sur ce que j'ai de plus sacrau monde, je vois maintenant clairement quelle cleste con-joncture a t sa mort, une cl qui ouvre tout, une tape mi-raculeusement ncessaire. Ainsi seulement bien des compli-cations pouvaient recevoir une solution dcisive, ainsi seu-lerftent maint germe prcoce pouvait parvenir sa matu-rit.

    Cette crise sentimentale s'annonce donc par les mmessymptmes qui taient apparus jadis lors de la vocationnlitaire du jeune tudiant de Leipzig. La passion s'exaltejusqu' l'ide-fixe ; elle met en branle tout l'tre moral etintellectuel. Mais en s'exaltant elle s'idalise sans cesse.Par une sorte de dsappropriation profonde de l'instinct,elle se replie sur elle-mme, se dsintresse de plus en jilusde son objet, ou plutt elle brle cet objet, elle le con-sume dans les flammes intrieures du dsir et finit par trou-ver dans cette immolation mme la suprme volupt. Telest le sens cach de l'idalisme mystique chez iNovalis.'( Crois-le moi , crivait-il Leipzig, nous pouvons tirer

  • AMOUR MYSTIQUE 59

    tout de nous-mmes . C'est le mme langage que tiendrale Disciple Sais, dans le fragment philosophique qui portele mme nom. Je me rjouis , dit-il,

  • 60 NOVALIS

    It'S Annes d'apprentissage de Willu^lni Meisler , qui ve-naient de paratre. Mais, en novembre de la mme anne,Sophie une premire fois tomba malade : une inflammationaigu du foie accompagne de fivre et de dlire fit craindrepour ses j(Uirs. Ce nuage sombre se dissipa du reste rapide-ment. Aprs quelques semaines, le pre adoptif de la jeuneconvalescente rdigeait un bulletin en ces termes optimistes :

  • AMOUR MYSTIQUE 61

    prdicateur visionnaire de Zurich, l'incorrigible dupe detous les mystificateurs de son temps. Il n'tait merveille

    que celui-ci ne racontt des extraordinaires facults corpo-

    relles et spirituelles de l'homme rgnr : le pouvoir de par-ler toutes les langues, de restaurer des membres perdus, lui|)araissaient des faits vulgaires et d'usage courant ; il pro-voyait le temps o i)ar un simple acte de volont Thounneorganiserait des plantes, appellerait la vie des animaux etdes tres humains. (^)

    Malheureusement la mditation de Fichte, continue en

    un temps si inopportun, loin de calmer cette agitation fi-

    vreuse lui fournit encore une sorte de justification thorique.Avec l'idalisme intgral du ])hilosophe allemand Novalis seconstruisait un idalisme magique, son usage personnel,

    o les croyances pitistes au miracle et au surnaturel secombinaient avec la conception du Moi absolu, crateur detoute ralit. Pour lui s'accomplissait ce qu'avait prdit

    Frdric Schlegel dans sa critique de Woldemar : sa vie in-tellectuelle et sa vie sentimentale se trouvaient trop inextri-

    cablement confondues ; saurait-il encore l'heure fatale

    oprer un juste dpart entre les deux et, dans rcroulementde l'une, sauvegarder l'intgrit de l'autre? Il se comparait un joueur dsesjir qui voit, impuissant, se drouler unepartie, o se joue ce qu'il a de ])lus cher au monde, unjoueur " dont toutes les chances sont suspendues ce faitunique, (ju'un i)tale tomljera dans ce monde-ci ou dansl'autre .

    Le ptale tomba dans l'autre monde. Le 19 mars 1797,Sophie von Khn luouiut au milieu d'atroces souffrances, peine ge de quinze ans. (( Il tait au-dessus de mes for-

    ces , crit-il, d'assister impuissant aux luttes elfroyables

    de cette jeunesse moissonne dans sa fleur, aux angoissespouvantables de la cleste crature... Le soir s'est fait au-

    tour de moi et il me semble que je vais bientt partir, c'est

    11) Vnir ; Lavaier. Aussicliten in die Ewigkeit. 1770. H. p. QOh et ^uiv.

  • 62 NOVALIS

    pourquoi je voudrais devenir tranquille et ne voir autour demoi que des visages pleins de bont. Dans une autre lettreil ajoute quelques dtails : La dernire nuit elle dlirait ;tout coup elle secoua la tte, sourit et dit : Je le sens, jesuis folle, je ne suis plus bonne rien sur terre ; il faut queje m'en aille. Cher ami, moi aussi je draisonne. Ce qu'ily a de meilleur en moi se resserre ; le reste s'croule en unemisrable poussire.

  • CHAPITRE III

    UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE

    LES SYMPTOMES

    Par un concours fatal de circonstances, Tlieure mmeo Sophie von Khn s'teignait, Erasme von Hardenberg,le frre et le confident du pote, rentrait au foyer paternelmortellement atteint. On voulut pargner Novalis le spec-tacle de cette nouvelle dtresse ; il s'en retourna donc Tennstedt, dans l'intrieur hospitalier o il avait vcu sa})remire anne de Ijonheur. Sans doute une chaude etpieuse affection l'attendait l ; mais son imagination, si trou-ble dj, n'allait-elle pas s'exalter encore dans la contem-plation quotidienne d'un irrparable pass ? Au bout de peude temps on le voit en effet reprendre journellement le che-min de Grningen et passer de longues heures au pays si-lencieux, devant la

  • 64 NOVALIS

    plus forte. (') Dans cluuiiie spaialiou doulouivuse, re-marque Gthe, il y a comuie un genuc de dmence. On serappelle le trouble profond qui, en des circonstances sem-blables, avait altr le caractre du baron de Hardenberg,le pre du pote. Or Novalis se trouvait cette priode par-ticulirement difficile de son dveloppement moral o lesgrands problmes de la vie, de l'amour et de la pense, seposent la fois et communiquent l'esprit une activit fi-vreuse, sans y rencontrer la rsistance pour ainsi dire orga-nique et prsenatrice des habitudes prises, et des expriencesfaites. Particulirement pour les natures passionnes et exal-tes il peut arriver que certaines dispositions maladives ethrditaires, en germe jusqu'alors, mais qui ne se manifes-taient que par des crises superficielles ou passagres, sous lecoup d'une motion forte et persistante, d'un grand choc moral, reoivent subitement une organisation durable.

    Incontestablement Novalis traversa une de ces maladiesmorales, qui offrait beaucouj) d'analogie avec la mlan-colie hystrique. Il y tait du reste organiquement ])rdis-pos. Parmi les antcdents gnralement reconnus de cetteaffection on retrouve chez lui la dgnrescence physique,une prdisposition native la tuberculose, jointe une ex-traordinaire prcocit, une faiblesse irritable du systmenerveux se manifestant par une grande excitabilit et insta-bilit morales. L'instinct sexuel, observe le mdecin ali-niste Krafft-Ebing, est chez ces individus trs prcoce. Il se

    dveloppe un degr extraordinaire et tend son empiresur toutes les activits intellectuelles et sensitives. ("^) Il prendun caractre particulirement romanesque, idal, souvent

    anormal et entirement disproportionn son objet rel,aboutissant une sorte d'idoltrie mystique ou de mgaloma-nie sentimentale, c'est--dire une exaltation imaginative

    de la personnalit, provoque et entretenue par la connais-

    M) Novalis Schriften. Edit. Tieck. III. p. -21. 22, 23-24. Just Insiste diffrentes reprises sur ce point, et cette insistance est significative.

    (2) Krafft-Ebing. Lelirbuch der Psychiatrie. Stuttgart 1874. I. p. 70-7t.

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 65

    sance des rapports sexuels, (^hez Xovalis la vie senliineiitale,trs prcoce, on se le rappelle, traverse en outre de crisescourtes, mais frquentes et fivreuses, s'tait, dans les der-niers temps, hausse un ton singulirement lev et la pas-sion, encore qu'essentiellement idale, n'en absorbait pasmoins toutes les activits de son esprit et risquait d'en u^erou d'en distendre les ressorts.

    u Chez de pareils malades observe encore Kial'ft-Ebing,'( la vie morale oscille sans cesse entre l'exaltation et la d-pression, en sorte que jamais un tat de stal)ilit nn^rale,neutre ou nomial, c'est--dire exempt d'motion, ne peuttre atteint. Dans les phases d'exaltation apparat une pous-se inquite d'activit, accompagne de dsirs, de penchants,d'impulsions insolites, parfois mme r|)rhensil)les ; dansles phases dpressives le malade soutre d'une irrsolutionpnible, d'une incapacit complte d'agir, surtout de l'obses-sion du suicide et d'une apprhension angoissante de lafolie... La mlancolie hystrique se manifeste particulire-ment par une continuelle angoisse prcordiale, par de fr-quents accs de

  • 63 NOVALIS

    ragemeiit sans faiblesse nerveuse ni lypocondiie ni au-cune sollicitation apparente . Les mots de tranquillit et d' (( inquitude , avons-nous vu, reviennent sans cessesous sa plume. La longue maladie de sa fiance, avec ses p-^riodes de dcouragement et ses retours d'espoir, n'avait faitqu'accrotre le dsarroi moral. (( Vous ne m'avez pas connubien portant crivait-il un correspondant d'Ina, dont ilavait fait la connaissance cette poque orageuse,

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 67

    momentanes. Quelques-uns sont i)urement physiques etd'une application facile.

  • 68 NOVALIS

    visible repose sur un fond invisible, ce qui s'enlend sur unfond qui ne peut s'entendre, ce qui est tangible sur un fondiinpalpai)le. (') Une transpositi(^n s'opre dans Tordre descertitudes, affectant d'un caractre de

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUK 69

    apparence de peqilLR'lIc magie, et les rapports du nieulal etdu physique cliaj)pent toute norme rgulatrice.

  • 70 NOVALIS

    Ce n'est pas tout. Avec ces perceptions nouvelles s'veil-lent aussi des facults inexplores, des facults vraimentmagiques de raction volontaire. Ici se manifeste le pouvoirmiraculeux de la foi ; car qu'est-ce que la foi si cen'est une causalit insolite, imprvue, du mental sur le phy-sique, de la vie volontaire et imaginative sur lesfonctions organiques, nous dirions aujourd'hui, une (( auto-suggestion plus ou moins consciente, doue d'une effica-cit biologique ? La foi , disait Novalis, est une activtimiraculeuse indirecte. Par elle n(^us pouvons tout instantfaire des miracles i)our nous et parfois pour les autres, s'ilsont confiance en nous. Et. anticipant la dfinition qu'ontpropose des psychologues contemporains de l'hystrie, dela maladie miracles par excellence, il crivait encore : Il faut traiter partiellement les maladies comme un dlireorganique,' ou plus exactement comnip des ides fixes. (')

    La foi, pour le mystique, est l'origine de tout. Elle seconfond chez lui avec la sensation mme de la vie, elle estun mode affectif fondamental de sa cnesthsie instable,sujette aux illusions fivreuses et aux ractions extrmes. Ceque nous appelons communment le sens du rel procdepeut-tre moins de nos activits intellectuelles que de nos ac-tivits volontaires ou de nos habitudes instinctives. La ra-lit c'est l'obstacle auquel nous nous heurtons, le choc contrelequel nous ragissons, l'objet qui sollicite notre dsir ou lamatire sur laquelle s'exerce notre activit. C'est sans doutece qui fait que certaines maladies morales peuvent atteindreplus ou moins profondment le sens du rel, tout en laissantintactes les facults de raisonnement ou de perception. De laussi certaines formes maladives d'idalisme, certains d-lires spculatifs, certaines folies mystiques, vritables mala-dies suprieures de l'esprit, qui ne sont en dernire analyseque l'expression rflchie de la dsappropriation ou de l'al-tration de la vie instinctive.

    (I)N. s. II. I. p 3/.2.

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 71

    A un illusionnisme moral de ce genre on verra aboutir chezNovalis toutes les prdispositions organiques que nous ve-nons d'analyser. L'illusion >. disait-il, est aussi indispen-

    sable la vrit que le corps l'me... Avec de Tiliusion jefais de la vrit... Comme je prends une chose, ainsi est-ellepour moi... Si un homme croyait rellement qu'il est moral,,il le serait en efet... Toute synthse, tout progrs, tout mou-vement commence par l'illusion... La foi est l'opration il-

    lusoire, le principe de l'illusion... . (*) Dans une lettre adres-se son frre Erasme il exposait dj ce qu'il appelait sonnouveau systme de philosophie. Ne faiblis pas dans la foi l'universalit de ton Moi , crivait-il au jeune phtisique,en manire de consolation. "Imagine-toi que tu es un hros,bless au champ d'honneur. Autour de t(ji se pressent tescompagnons, les preux de tous les temps et dj apparat lamain qui crit ton nom en caractres stellaires. Chaque pleurne se changerait-il pas en un cri d'allgresse ? Oh ! qu'unepareille souffrance serait facile supporter !... Rfiuds-toi tasituation intressante ; imagine tout autour de toi en rap-port arec la dure infinie. >> f-^. Pendant la maladie de sa fian-ce il avait expriment lui-mme le pouvoir merveilleiLx dese construire un monde imaginaire, de se trouver l et d'yvivre comme une personnalit nouvelle et complte. " Monimagination s'exalte , crivait-il, mesure que dimi-nue mon esprance. Lorsque celle-ci sera entirementanantie, rduite une pierre tombale sur la limite de deuxmondes, mon imagination aura pris .son vol assez haut pourm'emporter en des rgions, o je retrouverai ce qu'ici-i^asj'ai perdu. (^)

    Si vraiment l'empire de la foi est illimit, si, scrute dansses profondeurs, la vie est rellement une , nes'ensuit-il pas que l'homme doit pouvoir se faire lui-

    il) N. s. II. -2. pp. 4G'. et 405.

    (2) Nachlese. op. cit. p. lis et II9.

    3) Naclile-^e. op. cit. p. I3

  • 72 NOVALIS

    uiiiie la vie qu'il \('iil ? Les puissau-es (jiii doniUMit la vie ou

    la mort sont donc en son pouvoir, |)onr ixni (jue sa foi soitpersvrante, ([ue son attention et sa volont ne fai!)lissentpas, que son imagination se passionne et s'exalte. L est lesecret, de la magie vritable, de la morale mystique et g-niale. Mais (|u"arrivera-t-il si son dsir a pris une envo-le tellement haute que les ralits normales de la vie nepuissent plus le satisfaire? Ou encore, ce qui revient aumme, si l'objet plus ou moins imaginaire de son dsir lui at ravi et ne peut plus se rencontrer parmi les ralits dumonde terrestre ? Alors, obissant son impulsion fonda-mentale, il peut, il doit abolir en lui la vie terrestre, dans sesmanifestations corporelles ; il entreprendra sur lui-mmeune sorte de

  • UN SUICIDK PHILOSOPHIQUE 73^^

    la plus ardente et la plus subtile des volupts.

  • 74 NOVALIS

    en a la foi indracinable, le 24 jnin de l'anne suivante, au soir du j)Ius long jour de l'anne . Par un simi)le actede volont il acconi|)lira Ini-ninie le dtaehenient suprme.Ses paroles ne sont dIus qu'un long hymne la dissolution :(( Souffle sur moi des flots plus intenses, brise matinale ! En-trane-moi dans tes vagues infinies, qui flottent sur nos prai-ries et sur nos forts, emnorte-moi sous un dme fleuri, pardel les jardins brlants et les fleurs clatantes, et dans levertige d'une ivresse, parmi les fleurs et les papillons ails,laisse-moi, les bras grands ouverts, tourns vers le soleil,doucement me dissoudre et mourir en frlant le sol. Cetteonscience de la mort prochaine et cette lvation au-dessusde toutes les ralits terrestres ont fait clore en lui une sa-gesse sublime et surhumaine. Dans une le lointaine et fan-tastique, o nul bruit discordant ne peut troubler ses se-reines mditations, quelques (( fidles viennent, proster-ns dans une pieuse adoration, recueillir de ses lvres lesoracles sibyllins. Et parmi les agitations de la vie ses pa-roles les accompagnent comme de prcieux talismans, sesmessages leur dcouvrent les plus intimes profondeursd'eux-mmes, son image toujours prsente les pntre d'unereligieuse ferveur.

    Le type de

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 75

    une maladie du sens religieux, se traduisant par un besoi[ifivreux de volupts spirituelles, de sensations morales exal-tes, de surnaturel et de merveilleux psychologique. Le phy-sicien rom

  • 76 NOVALI S

    ses, [UH'liiHilii'ciiient avec mon pre, mv raiiieuri^ut l)i(.Mitl

    mon tat normal. Je regrettais en secret d'avoir ainsi perdutout coup ce sentiment personnel de libration spirituelle,le sentiment d'tre dgag de l'treinte corporelle et de pou-voir ein|)loyer mon gr les forces intrieures, et je m(i con-solai la pt'use cpie je recouvrerais cet tat un jour, peut-tre seulement dans la vieillesse, et que je le conserveraisalors dfinitivement. (')

    Des expriences analogues avaient donn lieu toute unediscipline mthodique d'abstraction mystique, laquelledes mes d'lite s'entranaient mutuellement dans certainesassociations de mystiques. Jean Paul fait diverses re-prises allusion certaines Unions secrtes et dsorganisa-trices {(jcheime desorgamsirende Unionen). De nos.j(Hus , dit-il, toute me de qualit doit tre dsorganiseet dsincarne, [desorganisirt wul entkrpert)... Il fautque peu peu l'me use, en les rongeant, tous les liens quila rattachent la glbe terrestre , et, dans la prface de laseconde dition de la Loge invisible, il reconnat avoir conudans son roman le plan d'une pareille socit. {^) Dansun roman bizarre, o il retrace les agitations occultistes del'poque, les croisades en zigzag du Chevalier de A Z (Krcuz w)d Querzge des Ritters A bis Z), Hippel parlede mme de ces ordres mystiques o on pratiquait mthodi-quement la dsorganisation et la dsincarnation >). Lemagntisme animal, rcemment mis la mode par le c-lbre Mesmer, constituait gnralement le premier degr del'initiation. Ainsi pralablement dsorganise , l'me se|)rparait des formes d'abstraction plus audacieuses, quine tendaient rien moins qu' Talfranchir compltement del'organe corporel et l'introduire dans un univers purementspirituel. " Dans la mesure o nous nous dsincarnons, les

    (1) Schubert. Uiid. p. 3-22-323.(2) Jean Paul Richter. Werke. dit. Reimer. Berlin 18G0. La loge invisible.

    p. 16-17. " A vrai dire je m'y prends un peu tard, apr.s 28 ans, pour dire ceque signifient, ces deux titres (Loge invi.iible et Momies). L'un, la Loge in-visible, signifie quelque chose qui a rapiiort une socit secrte... etc.

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 77

    choses spirituelles deviennent j)()Ui' nous sensibles... dansla mesure o l'homme extrieur meurt, l'homme intrieurrenat. (') Arrivs au dernier degr de l'initiation les no-phytes pouvaient coumuniiquer par la pense avec les om-bres des dfunts, avec les Esprits qui les renseignaient sur

    le monde avenir, sur leurs destines terrestres et d'outre-tombe. {^)

    Ces ambiances exiiliiiuent en partie le succs des pre-miers romans de Jean Paul, aujourd'hui pres(u'indchitra-bles. Sur Novalis la lecture de la Loge invisible avaitproduit une impression profonde. La psychologie de l'homme haut rpondait ses plus secrtes aspirations,entretenues et renforces dj par l'ducation pitisle. Ilvoudrait voir, dit-il, son frre Charles lev par principe une hauteur inconnue et, en pleines fianailles, rve des'affranchir du monde temporel . Erasme, qui admiraitlui aussi la ;< Loge invisible et la psychologie de 1* H.mimehaut, crut cependant devoir faire quelques rserves pru-dentes. J'ai lu la Loge invisible, crit-il, et je l'ai trouve enson genre aussi extraordinaire que tu disais, mais, ajoute-t-il sagement, c'est plutt un livre pour phtisiques et pour

    malades que pour hommes robustes et actifs. Ne me le prendspas en mal, mais le ton de ta lettre tait tel qu'on l'aurait cruadresse un (< homme haut )> tu te rappelles la dfini-tion, dans la Loge invisible ; et nous autres mortels chez(jui nul artifice n"a jni o))rer la dflogistication. haltitus

    que nous sommes n!)tre grossire alimentation terrestre,nous ne digrons pas cette nourriture raffine et risquonsde nous y gter l'estomac. (^) Non seulement Novalis avaithi et admir les jremiers romans de Jean Paul, mais, s'ilfaut en croire son biographe et ami Just, il avait engag cepropos une correspondance suivie avec l'auteur, i ' On a

    (1) Uii)iH'l. Kreuz uud (^ui-r Ziig-e des Ritters A bis Z. Berlin. 1793. Tome I.p. S'i.

    (2) Ibid p. C7(3) Nachlese. op. cit. p .>-.>'-S9.Cl) Novalis Scliriften. Ediiioii TiecU IH. p. 1-2.

  • 78 NdVALIS

    dj vu avec quelle ^xiraordinaire fixit une rminiscencelittraire pouvait s'implanter dans ce cerveau suggestion-nable : il est fort vraisemjjlahle que le souvenir de Thommehaut , particulirement l'image d'Emmanuel Dehore, con-tinuant agir la manire d'un suggestion littr^iire, aientpour ainsi dire pris corj)s dans son es))! it et contribu pourune large part modifier la crise morale, laquelle nous faitassister son Journal intime.

    Ce journal, commenc quelques semaines aprs la mortde Sophie, le 18 avril 1797, s'arrte brusquement dans lespremiers jours de juillet de la mme anne. Les vnementssont dats en partant du j(HU' funbre : c'tait l une habi-tude frquente chez certains pitistes, que de faire recom-

    mencer leur vie partir d'un jour dtermin, gnralementcelui de leur conversion, de leur nouvelle naissance . Toutd'abord Novalis traverse une priode de stupeur, d'anxitindfinie, de froid glacial . Il assiste, trs clairvoyant, ce bouleversement intrieur. > sur lui, parce qu'elle

    fortifie encore le dsir naissant d'un dtachement complet.

    Mais cette. courte priode de stupeur succdent bientt

    des symptmes tout opposs d'exaltation fivreuse et d'ima-gination dlirante. Il faut reconnatre l, avons-nous vu, le

    rythme normal des tempraments mystiques. Journelle-

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 79

    ment le calme et la force renaissent en moi , crit-il quelquessemaines plus tard.

  • 80 NOVALIS

    tif. depuis l(tngteiiii)S c-oniui, et quand elle se tiendra de-vant moi : je rvais de toi, je rvais que sur la U'rre je l'ai-mais ; ton image corporelle tait ta resseml)lance ; tumourus ; une courte miiuite d'angoisse se passa, et je te

    suivis. (')

    Mais ride-fixe, chez le mystique, n'est pas purement

    passive. Elle se confond avec la foi, c'est--dire qu'elle pro-

    voque un travail de continuelle auto-suggestion. De l tout

    une dramatisation de l'ide passionnelle laquelle nous fait

    assister le Journal intime de Novalis. Il mourra, il le sait, il

    en a, comme Emmanuel, la foi indracinable, au commen-cement de l'automne. J'attends l'automne avec une im-

    patience joyeuse... Je veux mourir joyeux, comme un jeunepote. A la date du 29 juin il crit encore : Garde toujoursSophie devant tes yeux, n'oublie pas le court intervalle detrois mois. (^j Telle est la foi qui le soutient, la pense quipassionne son imagination, dont il fait le point de dpart detoute sa nouvelle philosophie. Avec une volupt non dissimu-le il analyse les progrs quotidiens qu'il croit accomplirdans le lent dtachement, dans la dsincarnation intgrale t eson meilleur Moi. Comme prsent il domine de haut la vie,avec ses joies mesquines et ses occupations triviales ! Leshommes se paraissent les uns aux autres plus indispensablesqu'ils ne sont. En somme je nourris dans mon cur l'es-poir joyeux de me dgager plus aisment que je ne croyais.Ma mre jouit peu de moi, mon pre pareillement. Mes fr-res et surs, surtout les ans, apprendront se passer demoi. Bref, ma disparition ne fera pas l'impression profonde

    que je redoutais. Nous voici l)ieii loin de cette

  • UN SUICIDE PHILOSOPHIQUE 81

    Cependant il ne suffit pas que l'ide passionnelle soit do-minante, il faut qu'elle devienne unique, exclusive, qu'elleconcentre sur elle toute l'attention, tout rintrt du pote. Mon amour , crivait-il, est devenu une flamme qui con-sume peu peu toute impuret terrestre . Telle est aussiIn discipline morale qu'il doit systmatiquement s'imposer. Il faut que je ne vive plus que pour Elle, que je n'existequ'cause d'Elle, non pour moi ni pour personne d'autre. Elleest ce qu'il y a de plus haut, la Chose unique. Mon occupa-tion principale doit tre de mettre tout en rapport avec cetteide. Avec quelle inquitude il surveille chaque regain devie, se reproche d'apporter trop de chaleur, trop d'intrt

    une discussion, se fait honte des veils de sa sensualit,qu'il ne russit pas toujours matriser !

    Ce sont l des faiblesses coupables, presque des trahisons

    l'gard de sa vocation suprieure . Faut-il donc que jene puisse toujours pas m'habituer mon projet ! Si fermequ'il me paraisse, j'prouve cependant de la mfiance levoir devant moi, dans un lointain si inaccessible, avec unaspect si trange. Il se fait honte de son incrdulit,

    comme d'une lchet, d'une intidlit.

  • 82 NOVALIS

    poser qu'elles puissent tre froidement raisonnes, veulenttre pronipteuient excutes. Trop de thorie empche lapratique. )et passe avec la rapidit d'un clair. Toute perfection su-prieure aide au progrs du monde et doit en sortirprmaturment. (^j Mais ce n'est pas tout. En frappantd'ostracisme la partie essentielle de lui-mme, par une con-centration nergique de tout son tre l'homme finit par d-couvrir un point de vue nouveau, transcendant, de Vautre

    ct de la vie. Il sent s'oprer une adaptation nouvelle;

    des facults inexplores de vision et. de spculation se d-veloppent en lui. L est le secret de la mthode d'abstrac-tion mystique, qui est l'origine de toute initiation