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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE FOREST ERES | L'en-je lacanien 2011/1 - n° 16 pages 181 à 198 ISSN 1761-2861 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2011-1-page-181.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Entretien avec Philippe Forest », L'en-je lacanien, 2011/1 n° 16, p. 181-198. DOI : 10.3917/enje.016.0181 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.249.50 - 01/05/2013 17h42. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - University of Western Ontario - - 129.100.249.50 - 01/05/2013 17h42. © ERES

Entretien avec Philippe Forest

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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE FOREST ERES | L'en-je lacanien 2011/1 - n° 16pages 181 à 198

ISSN 1761-2861

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Entretien avec Philippe Forest »,

L'en-je lacanien, 2011/1 n° 16, p. 181-198. DOI : 10.3917/enje.016.0181

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Marie-José Latour est psychanalyste à Tarbes, membre de l’EPFCL.1. P. Forest, Le roman infanticide, Allaphbed, tome V, Nantes, Cécile Defaut, 2010.

Marie-José Latour : Voilà quelques années que nous prenons régulière-ment langue pour parler de vos livres. L’en-je lacanien souhaite prendreacte du souhait que vous énoncez dans votre essai sur Dostoïevski :« Poser en des termes différents la question du rapport entre psychanalyseet littérature 1 », et vous remercie chaleureusement de cette occasion.

Cette invitation, récurrente dans vos livres, me donne l’occasion de lapremière question. Après Freud, Lacan a distingué l’importance de l’artistepour la psychanalyse, qui, ainsi le disait-il de Marguerite Duras, s’avèresavoir sans lui ce qu’il enseigne. Nous avons déjà eu l’occasion de dire, etnous le ferons encore, en quoi vos livres apprennent quelque chose au psy-chanalyste, mais pour vous, artiste donc, pourquoi et en quoi cette discus-sion avec la psychanalyse, avec les psychanalystes, vous importe-t-elle ?

Philippe Forest : L’artiste sait sans le psychanalyste ce que celui-ci ensei-gne ? Sans doute. Mais il n’y a pas de raison pour qu’il ne puisse pas lesavoir aussi avec lui. Et, parfois, cela signifie également : contre lui. Carla psychanalyse n’a pas davantage d’unité, je crois, que l’art ou la lit-térature. Ceux qui se revendiquent de l’une ou l’autre de ces pratiques

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peuvent être en désaccord – voire en guerre – les uns avec les autres. Etc’est pourquoi il est souvent plus naturel de trouver des interlocuteurs, desalliés dans un autre camp que le sien. C’est le sentiment que j’ai eu : celuide m’entendre avec certains psychanalystes mieux qu’avec certains écri-vains et autres professionnels de la chose littéraire. Si la réciproque a étévraie – comme tendrait à le montrer, par exemple, le dialogue que nouspoursuivons ici –, je m’en réjouis.

Je suis depuis toujours un lecteur de psychanalyse, même si je n’aijamais réussi à acquérir une vraie culture assez solide en ce domainepour m’y retrouver vraiment : chaque fois que je lis Lacan, j’ai l’impres-sion de tout devoir réapprendre depuis le début. Comme je ne me senspas tenu de posséder un savoir solide sur ces questions, je me contentede m’approprier un certain nombre de formules, d’images, d’idées, dontje fais un usage assez anarchique et certainement pas très sérieux – maisqui m’aide à avancer dans ma propre réflexion. Depuis la parution demon premier roman, L’enfant éternel, sur tout ce qui touche au deuil, j’aiécrit pour donner à entendre quelque chose qui était strictement inaudi-ble du point de vue de la doxa littéraire, accrochée à une conception trèsbornée de la catharsis et pour laquelle il devait aller de soi que l’exercicede la littérature permettait de triompher « poétiquement » de l’épreuve dela mort. Au même moment, des psychanalystes en venaient à mettre encause une certaine idée convenue du « travail du deuil ». J’ai essayé deformuler ma propre pensée sur ce point dans Tous les enfants sauf un. Ilme semble que dans la « société de consolation » qui est la nôtre, ladimension tragique de l’existence devenait l’objet d’une dénégation una-nime, contre laquelle, en butte exactement à la même réprobation, à lamême censure, pouvaient s’élever certains romanciers, certains psycha-nalystes, entre lesquels se nouait dès lors une alliance de fait.

*

M.-J. Latour : Vous avez publié en 2010, selon un rythme qui est le vôtredepuis quelques années, deux ouvrages, le tome V d’Allaphbed intitulé Leroman infanticide, et un roman, Le siècle des nuages 2. Chacun de ces

2. P. Forest, Le siècle des nuages, Paris, Gallimard, 2010.

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titres indique, me semble-t-il, la marge dans laquelle vous écrivez, chacunpointe l’écart entre les mots et le réel, entre la fiction et l’impossible, décli-nant ce lieu invraisemblable : « la lame d’une intenable pensée tragique 3 ».Ce lieu, vous le hantez, livre après livre, quelque forme qu’il prenne, assuréde son « inhabitabilité » et donc d’avoir à y revenir. Ce que j’aime bienappeler l’exigence topologique de votre écriture vous amène à tresser l’in-compatible, ne faisant pas tant coexister deux côtés qu’ex-sister un bord,un bord intranquille, où comme vous l’écrivez « c’est ce “à la fois” quicompte ». « À la fois » le siècle magnifique dont Icare avait rêvé et « lepauvre siècle abasourdi » (Mandelstam) où l’humanité s’est brûlé lesailes, « à la fois » l’histoire de quelqu’un et l’histoire de tous, « à la fois »le deuil et le désir, « à la fois » le « désir en forme de nuage » et « l’im-mobile nuage du néant ».

Serait-ce également à cet « à la fois » que nous devons la publica-tion simultanée d’un roman et de cet ouvrage qui réunit plusieurs essaissur la littérature et le deuil ? N’est-ce pas votre façon d’essayer d’honorerà la fois la dette de l’expérience et la dette à l’égard de ceux qui en onttémoigné ?

P. Forest : Chaque livre nouveau naît pour moi de l’insatisfaction où m’alaissé le livre précédent. Si j’avais le sentiment d’avoir dit juste, je me tai-rais pour de bon, je crois. Il aurait fallu ne pas commencer à écrire.Maintenant qu’il est trop tard, j’en suis réduit à devoir perpétuellementcorriger le tir. Ou bien : le cap. Après tout, pour autant que je le sache,c’est un principe de base de la navigation. On se fixe une destination.Mais pour l’atteindre, soumis aux vents et aux courants, on doit sanscesse renégocier sa trajectoire afin de conserver sa direction. Je n’ai pasdu tout le pied marin et j’évite autant que possible le pont des bateaux,mais il me semble, pour reprendre un de vos mots, que c’est ce que l’onappelle « tirer des bords », n’est-ce pas ? Donc, passer perpétuellementdu roman à l’essai est, j’imagine, ma manière à moi de « louvoyer » afinde « remonter le vent ». J’avance selon un tel itinéraire en zig-zag, où lescaps pris peuvent momentanément paraître contradictoires, même si le

3. Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites des deux ouvrages de PhilippeForest précédemment référencés.

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pilote, sans forcément savoir où il va, a très clairement conscience deleurs nécessités successives.

M.-J. Latour : Il y a quelques années, lors de la parution de Tous les enfantssauf un et du Nouvel amour, vous nous disiez déjà 4 qu’il vous semblaitnécessaire de « corriger la capacité hypnotique du roman » par la publi-cation d’un autre type d’ouvrage. Est-ce encore le propos de cette publi-cation simultanée d’un roman et d’un recueil d’essais ? N’y a-t-il pas éga-lement dans cet insolite appariement d’un roman, dont la figure majeureest le père, avec ces essais regroupés autour de « ce scandale qui ruine laprétention de la parole », « cette mesure sans mesure », « cette charade chi-mérique », « ce point d’aporie » qu’est la mort d’un enfant, une part de pro-vocation à penser autrement la question du parricide ?

P. Forest : Le roman corrige le cap suivi par l’essai. Puis l’essai corrige lecap du roman. En ce qui concerne mes deux derniers livres, ils relèventde ce dispositif d’ensemble que j’ai mis en place en développant enparallèle, depuis quelques années, la série de mes fictions romanesqueset celle de mes fictions critiques. Leur parution quasi simultanée était àmes yeux essentielle. Bien sûr, la moindre visibilité éditoriale de l’essai faitque celui-ci échoue sans doute à contrebalancer autant que je le souhai-terais le poids du roman – auquel va spontanément le suffrage social deslecteurs. En un sens, chaque livre se suffit à lui-même dans la mesure où ilinclut sa propre contradiction : le roman comprend l’essai et vice versa.Mais, dans mon esprit, l’un ne va pas sans l’autre. Ici, il s’agissait de faireen sorte qu’il soit impossible de lire le récit que je consacrais à mon pèreen ne prenant pas en compte la façon dont celui-ci s’insérait dans la série– toujours en cours et insusceptible de se terminer jamais – des ouvragesconsacrés à la disparition de ma fille.

En tentant de montrer – contre l’évidence peut-être – que Les frèresKaramazov demandaient à être lus moins comme le roman du parricideque comme celui de l’infanticide, je voulais rappeler comment Le siècle desnuages constituait pour moi comme l’un des chapitres de ce roman uni-que que j’ai commencé avec L’enfant éternel. D’où une dispute possible

4. « Entretien avec Philippe Forest », L’en-je lacanien, n° 11, Toulouse, érès, 2007.

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avec une certaine orthodoxie freudienne sur la question, disons, du « pri-mat paternel ». Je ne dis pas qu’un tel primat n’existe pas. D’ailleurs, jen’ai pas les moyens d’argumenter jusqu’au bout ma conviction et je seraisbien embarrassé si on me demandait de le faire. J’accepte même l’idéequ’une telle conviction pourrait faire l’objet d’une interprétation qui la ver-serait au compte même de ce à quoi elle prétend se soustraire. Disonsque, dans mon existence – et la seule autorité dont je puisse me préva-loir vient de ma propre expérience –, la mort du père m’est apparuecomme une question secondaire, dérivée par rapport au vertige plus radi-cal de la mort de l’enfant.

*

M.-J. Latour : Si vous me permettez de réduire outrancièrement le proposde vos livres, pourrait-on dire que Le siècle des nuages raconte l’histoired’un enfant du « vieux vingtième siècle », votre père, alors que Le romaninfanticide rend compte de votre filiation littéraire ?

De ces hommes de ligne que sont l’aviateur et l’écrivain, vous faitesvaloir la dimension de passeur. Mais encore ici vous n’omettez pas ce queJean-Christophe Bailly appelle « la double vocation de la ligne », « vec-teur de séparation et matrice des enclos et des frontières ». En mêmetemps donc, pour ne pas dire à la fois, vous mettez au cœur de votre écri-ture la seule autorité qui vaille, l’expérience, soit proprement ce qui ne setransmet pas. J’entendais récemment à la radio un auteur dramatique àsuccès s’émerveiller de ce qu’Emily Brontë ait pu écrire Les hauts deHurlevent à 28 ans, « vierge et dans une inexpérimentation totale de lavie » (sic) et situer là le miracle de la littérature. J’ai dans l’idée que vousn’êtes pas tout à fait d’accord avec cette vision de la littérature, pas plusd’ailleurs qu’avec cette façon de confondre l’expérience avec l’exercice.Me tromperais-je ?

P. Forest : En effet, je ne crois pas beaucoup aux miracles – surtout lors-que l’on veut que ce soit la littérature qui les accomplisse. Je comprendsque la remarque que vous citez concernant Emily Brontë ait de quoi fairedresser l’oreille d’un psychanalyste. Au fond, l’idéalisme littéraire tientassez à la croyance en une possible conception virginale. Comme si

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l’œuvre littéraire naissait par la pure opération du Saint-Esprit, préservéede tout commerce sexuel et, au-delà, détachée de tout rapport à la réa-lité. Ce qui arrange bien les auteurs et les lecteurs lorsque ceux-ci sontprécisément soucieux de s’épargner l’épreuve du réel. Avez-vous remar-qué à quel point les écrivains, les écrivaines ont souvent l’allure, commeon disait autrefois, de « vieux garçons », de « vieilles filles » ? S’extasiersur la faculté miraculeuse qu’aurait eue une vierge, Emily Brontë, d’en-fanter par la seule grâce de son imagination revient à suggérer que l’écri-vain, « sentimentalement » – au sens de la « sentimentalerie » dont j’avaisparlé avec vous à partir de Joyce –, puisse jouir du réel sans en passerpar l’expérience de celui-ci. Or, l’expérience est indispensable. Le textese trouve gagé sur elle. Et c’est le cas aussi, bien sûr, pour un chef-d’œuvre comme Les hauts de Hurlevent. Il faut avoir une vision assez bor-née de la vie pour se figurer que l’absence de rapport sexuel – pourautant que cela signifie quelque chose – signifie l’absence d’expériencesexuelle. A contrario, il suffirait d’avoir « couché » pour accéder à unsavoir. Si l’orgasme permettait de parvenir à la vérité, cela se saurait !

L’évidente « mauvaise foi » avec laquelle je conçois le roman– incluant dans sa définition ce qui m’arrange, excluant ce qui medérange – tient à une revendication réaliste destinée à contrecarrer uncertain idéalisme littéraire qu’avec une même « mauvaise foi » je qualifiede « poétique » et qui vise à l’éviction de l’expérience, affirmant commo-dément que celle-ci n’aurait pas de vrai rôle à jouer dans le processus del’écriture.

M.-J. Latour : Emily Brontë, immense lectrice, me conduit à aborder cettequestion de la lecture. Vous écrivez avec ceux que vous avez lus : Dante,Hugo, Faulkner, Joyce, Bataille, Freud, pour ne citer que ceux qui revien-nent sans manquer dans chacun de vos livres. Dans Le roman infanticide,vous relisez Dostoïevski avec Freud, Shakespeare avec Joyce, Faulkneravec Lacan, etc. Cette lecture intelligente, au sens étymologique, n’est paspour autant iconoclaste. Elle dit, à la fois, votre fidélité, votre assujettisse-ment au texte lu (réglant son compte à la prétention absurde qu’il y auraità se croire l’auteur de ses dits) et votre latitude à faire surgir de ces tressa-ges des pans inaperçus jusque-là de tel ou tel texte. Pour le dire avec les

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termes savants que Lacan emploie dans le séminaire Les quatre conceptsfondamentaux de la psychanalyse 5, votre lecture produit l’heureux clina-men d’une tuché « d’où se déduit le fait que plutôt que rien, quelquechose a été créé ». Ces écarts de lecture renouvellent ainsi la critique habi-tuellement reçue et arrachent certaines de ces œuvres au contresens dontelles sont l’objet. J’en profite pour inviter tous mes collègues à lire votrecritique pertinente du texte de Freud sur Dostoïevski. Bien sûr la lecture estpartie intégrante de votre travail de professeur à l’Université, mais, au-delà de cet exercice universitaire que vous pratiquez avec autant d’ai-sance que d’élégance, n’y a-t-il pas dans votre façon de lire une dimen-sion d’expérience, c’est-à-dire la prise en compte de ce qui restedécidément illisible, qui vous permet en revenant encore sur tel ou tel texted’en faire surgir l’inouï ? La lecture n’est-elle pas alors un abri exigeantpour peu qu’elle mette en jeu le manque à lire ?

On ne trouve dans vos livres aucune apologie du livre, aucunesacralisation de « la matière inutile » de « cette pauvre petite chose depapier usé qu’on nomme un roman ». Cela ne vous empêche pas de saluerce que vous devez au geste d’écrire. Comment situeriez-vous la lecture àcet égard ?

P. Forest : J’ai toujours été très spontanément réfractaire à l’égard detoutes les formes de sacralisation de la création artistique. C’est pourquoiil me semble indispensable que tout livre mette en cause la superstitionqui l’entoure et qu’il suscite aussi – même malgré lui. Maintenant, cela nesignifie pas que la littérature soit une entreprise totalement vaine. Sinon,il y aurait une contradiction assez énorme à y consacrer tant d’énergieobstinée et un tel travail plutôt têtu. Aussi bien du point de vue de l’auteurque de celui du lecteur – qui sont si solidaires l’un de l’autre que l’on peutles considérer comme indissociables, voire les confondre. Écrire, c’est lire.Lire, c’est écrire. L’idée est déjà exprimée chez les romantiques, les sym-bolistes et chez Proust, leur plus grand héritier. Barthes est sans doutecelui qui l’a le mieux pensée, notamment au temps de Critique et vérité,afin de justifier sa propre pratique. Et c’est une telle conception qui

5. J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,Paris, Seuil, 1973, p. 61.

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oriente tous les essais que je consacre à d’autres écrivains – particulière-ment dans la série des Allaphbeds.

Je ne dirais pas qu’il s’agit pour moi de revendiquer une « filiation lit-téraire », car cela reviendrait à me placer sous l’autorité d’un autre– quand le propre de l’expérience concernée consiste à faire au contrairel’épreuve d’une sorte de « désapparentement ». L’entreprise vise à réécrirel’œuvre d’un autre – Dostoïevski, Faulkner, Joyce, etc. – en respectant lescontraintes liées à ce type d’exercice – et qui supposent une certaine fidé-lité au « modèle », comme disent les peintres –, mais en assumant surtoutla liberté qui donne sens à cet exercice et qui conduit, en effet, à affronter,à son tour et en son nom, cette irréductible part d’« inouï », comme vousdites, que tout texte contient. D’où un certain art de lire que j’ai essayé desystématiser – d’après Proust, Barthes, Kobayashi – sous le signe du« contresens » mais que je n’ai aucune objection, au contraire, à interpré-ter en termes de « clinamen ». Je citais déjà Lucrèce dans L’enfant éternel.Il est aussi très présent dans Le siècle des nuages. On pourrait sans douteen déduire une poétique de la lecture qui aurait l’avantage de se rattacherà une vision matérialiste du vide d’où ce qui est surgit à la façon hasar-deuse d’un accident heureux.

*

M.-J. Latour : Dans un précédent entretien, devant la foncière inaptitudedu langage à dire l’expérience, devant le heurt de la parole et de l’im-possible, vous formuliez cette exigence kierkegaardienne : « Ce dont onne peut pas parler, il faut le répéter. » Dans Le roman infanticide, vousdonnez un autre tour à cette formule en écrivant : « Ce dont on ne peutpas parler, il faut l’écrire. » La première formule est très proche de l’exi-gence en jeu dans une psychanalyse, la seconde nous ramène davantageà la littérature ; n’accentue-t-elle pas une certaine circonspection à l’égardde la parole ?

P. Forest : J’ai peur, une nouvelle fois, de faire preuve d’assez peu derigueur dans l’usage des termes auxquels j’ai recours, employant parfois« écriture » et « parole » comme des synonymes et parfois comme desantonymes. Mais si je devais choisir l’un de ces mots et renoncer à l’autre,

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je crois que je retiendrais plutôt celui de « parole » – parce qu’il est mieuxadapté au roman tel que je le conçois, assumant sa dimension lyrique etrhétorique, mais aussi pour rompre avec toute cette fastidieuse mytho-logie de l’écriture qui va jusqu’au fétichisme du stylo à plume, de la mainqui trace, de l’encre et du papier. Je citerais bien ces phrases du jeuneAragon : « Dans tout ce que je lis, l’instinct me porte trop vivement àrechercher l’auteur, et à le trouver ; à l’envisager écrivant ; à écouter cequ’il dit, non ce qu’il conte ; pour qu’en définitive je trouve infimes les dis-tinctions qu’on fait entre les genres littéraires, poésie, roman, philosophie,maximes, tout m’est également parole. »

M.-J. Latour : Vous n’aimez guère le bavardage et vous insistez à plusieursreprises sur la nécessité d’un protocole pour que la parole ne se perde pasen vaines consolations et « ne démérite pas tout à fait de l’épreuve duréel ». Dans chacun de vos livres vous revenez autour du gouffre, de la« confondante vertu de vertige », ouverts par la question qui vous conduità écrire : « Qu’est-ce qui peut conduire un écrivain à rejouer fictivement surla scène de son livre l’expérience la plus déchirante de son existence, enl’occurrence : la mort de son enfant […] ? » La littérature procédant d’« unemise en défaut radicale de la parole », vous établissez un protocole poé-tique qui vise non pas à répondre à la question, ce qui serait la faire taire,mais bien à la maintenir ouverte. Ce protocole ne partage-t-il pas beau-coup avec celui de la tragédie grecque, qui souhaitait trouver les res-sources dans l’aporie elle-même ? Vous déclinez ce protocole sur septpoints, cela m’a rappelé les sept strophes de chacun des trente et un cha-pitres de Araki enfin. Y a-t-il une raison particulière à ce chiffre ?

Vous appuyant sur la formidable duplicité du signifiant, tantôt vousinsistez sur la dimension légendaire, fictive, de la vérité, et tantôt vouséclairez là où vous en êtes avec le mot que vous avancez comme le géo-graphe accompagne sa carte d’une brève séquence de langage. Pour-rait-on dire que vos livres sont autant de tentatives de légender l’impos-sible à dire qui en fait la matière ? Légender le drame de la parole ?

P. Forest : Il s’agit moins pour moi d’opposer la parole à l’écriture que dedistinguer deux régimes antagoniques qui peuvent gouverner l’une etl’autre. Pas selon la fameuse formule mallarméenne qui met face à face

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la parole pure de la poésie et celle, impure, de l’« universel reportage ».C’est même tout le contraire en un sens : parole et écriture ne valent quedans la mesure où elles constituent – c’est la thèse que je n’ai cessé dedécliner – une réponse à l’appel que l’impossible réel nous adresse etque le bavardage – que ce soit celui du roman ou de la conversation –recouvre de manière à le rendre proprement inaudible. Pour cela, un pro-tocole est nécessaire, en effet, qui soit accordé à la nature aporétique del’œuvre littéraire, ne visant le vrai qu’à la condition de consentir à la fic-tion, se constituant en impossible témoignage afin de témoigner de l’im-possible. Fragmenter le texte, par exemple, en séquences relève d’un telprotocole. Il s’agit de contrarier le cours de l’œuvre qui conduit sponta-nément celle-ci vers un accomplissement factice.

Les chiffres 7 et 31 sont assez faiblement motivés – le second estcelui des syllabes dans la strophe classique de la poésie japonaise –mais permettent de ne pas s’en remettre aux trois parties de la disserta-tion ou aux cinq actes de la tragédie qui portent en eux la fatalité d’unerésolution dialectique à laquelle il s’agit justement de se soustraire. Toutcomme les dix-sept syllabes du haïku débordent, excèdent et, en un sens,ruinent la complétude suffisante de l’alexandrin. « Légende » signifie « cequi doit être dit ». Et, en même temps, le terme évoque bien cette part defiction que porte en elle toute parole. J’ai eu recours à ce terme chaquefois que je me suis confronté à quelque chose qui exigeait d’être dit et quicependant, m’échappant, ne pouvait pas l’être : qu’il s’agisse de la litté-rature japonaise ou de la photographie – et particulièrement depuis Près des accacias, où l’image photographique témoignait elle-même dusilence de l’expérience autiste. « Légender l’impossible » ? La formule meconvient tout à fait.

*

M.-J. Latour : Je vous remercie d’évoquer ce livre exceptionnel sur l’au-tisme, dont nous pouvons regretter qu’il soit aussi peu connu 6. Votre texteet les photographies d’Olivier Menanteau soutiennent le pari, aussi douteux

6. P. Forest et O. Menanteau, Près des acacias. L’autisme une énigme, Arles, Actes Sud/3 CA,2002.

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qu’indispensable, de permettre que le « non-roman radical d’une exis-tence désarticulée […] gagne le droit de prétendre au récit pathétique desa vie ». Avisé que « c’est toujours par la fin que l’histoire commence »,c’est comme si chacun de vos livres commençait par « la dernière syllabedu temps ». Depuis l’urgence folle qui vous conduit à écrire en quelquesmois L’enfant éternel, le temps est une dimension très présente dans voslivres, peut-être d’une façon davantage problématisée dans ces deux der-niers – par exemple, chacun des titres des chapitres du Siècle des nuagesest une date. Que vous le disiez « poussière d’instants hésitants », « ventrevide et palpitant », « sorte de vide au sein duquel s’éparpillent tous lesmorceaux cassés de la chronique », ou bien « irrégularité de la chrono-logie », ou encore « le fouillis que fait le présent », le temps, « ce bruit derouages et de dents qui tictaque de partout », n’est-il pas un nom du réel ?

L’arrêt définitif, la mort, sa commémoration créent une suspension dutemps où vous logez ce que la psychanalyse pourrait appeler l’exigeanteurgence du dire. Je vous propose de faire de votre syntagme « contem-porain du néant » le titre de cet entretien. En seriez-vous d’accord ? C’estdans Le siècle des nuages que vous rappelez comment l’opacité du pré-sent peut faire de n’importe qui le contemporain du néant. Vous rappelezégalement dans un très beau passage du Roman infanticide, citantShakespeare dans Hamlet, comment, quand le temps sort de ses gonds,il devient « out of joint », désarticulé, désajusté, dissolu. C’est le tempsd’un inconsolable chagrin qui prend le néant à témoin. Ainsi, vous rejoi-gnez la définition que Giorgio Agamben donne du contemporain : « Celuiqui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de sontemps, […] celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle 7. »Cette façon de considérer le temps a des implications poétiques et poli-tiques qui vous amènent à lire l’histoire de manière inédite et à faire duromancier le cueilleur, voire l’exhausteur, « des poussières du possible »,alors même qu’il sait que « flotte dans son dos l’immobile nuage dunéant ». Je sais que vous avez participé à un colloque 8 qui portait sur

7. G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot et Rivages, 2008. 8. Colloque des 30 et 31 mai 2007 au Centre national de la danse à Pantin, dont lestextes ont été réunis par L. Ruffel sous le titre Qu’est-ce que le contemporain ?, Nantes,Cécile Defaut, 2010.

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cette question, me permettrez-vous de vous la poser de nouveau : qu’est-ce que le contemporain ?

P. Forest : Dans le colloque auquel vous faites allusion, je prenais le partidu « moderne » contre celui du « contemporain ». Car le recours à laseconde catégorie sert, en général, à déclarer obsolète la première. Direqu’il faudrait parler aujourd’hui de « littérature contemporaine » plutôtque de « littérature moderne » revient en effet à décréter que la moder-nité appartient désormais au passé. Et donc que ce qui caractérisait celle-ci aurait perdu toute forme de pertinence. Or je n’en crois rien. Il faudraitdévelopper ce point assez longuement, mais, pour ma part, et sans entrerdans les nuances qui exigeraient d’être immédiatement apportées, je suisconvaincu que la modernité esthétique relève très précisément d’unrégime de la représentation impossible, qui la distingue à la fois des for-mes prémodernes – si tant est que celles-ci aient jamais existé –, qui assu-ment la dimension figurative de l’œuvre sans la confronter à l’aporie del’irreprésentable, et des formes postmodernes – si tant est que celles-cisoient possibles –, qui congédient la question de la représentation etsacrifient à une fascination sans contenu pour le simulacre, le virtuel.

Une fois encore, il y va du nécessaire rapport au réel sans lequell’œuvre d’art verse aussitôt dans l’inoffensif et l’insignifiant. Pour cette rai-son, je tiens autant au « moderne » qu’au « roman », termes auxquels j’aitendance à prêter des significations similaires, et j’ai des réticences com-parables à l’égard du « postmoderne » et du « contemporain », qui fonc-tionnent le plus souvent comme des synonymes dans le vocabulaire cri-tique du présent. Mais s’il faut entendre ce dernier terme au sens que luiconfère Agamben dans la citation que vous donnez de lui, je veux bienme réclamer du « contemporain ».

La question est en effet celle du temps. Mais le temps n’est l’un desnoms du réel qu’à la condition de l’envisager dans sa perpétuelle dispo-nibilité vide qui fait de lui le lieu de l’expérience de ce que je veux bienaussi nommer le « néant ». Même si, là encore, il conviendrait de se mettreun peu d’accord sur la définition de ces mots de manière à les dégagerde leur interprétation nihiliste. Il s’agit de concevoir le temps en le déta-chant de la fausse linéarité qui l’arrime à une téléologie et donc à une

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théodicée. Le désorienter. Lui ôter son sens. C’est-à-dire, c’est la mêmechose, sa signification et sa destination. Pour autant que cela soit pos-sible. Car dès lors qu’on raconte, comme l’explique Sartre dans La nau-sée, on en vient à « attraper le temps par la queue ». Tout en se trouvantsoumise à une telle fatalité, la parole romanesque entreprend de conju-rer perpétuellement celle-ci en s’essayant à ouvrir l’ordre du récit à cequelque chose qui lui échappe et témoigne d’un autre rapport au temps,où ce n’est plus la volonté de restituer le passé qui prime mais celle defaire continuellement signe vers l’avenir. La notion de « chance » chezBataille ou celle de « reprise » chez Kierkegaard participent d’un tel ren-versement de l’horizon temporel. Je crois que c’est ainsi aussi qu’il fautlire Proust, engagé dans l’entreprise non pas de retrouver le temps perdupar le souvenir – entreprise assez vaine et très régressive – mais d’accé-der à un hors-temps, ce qu’il nomme « le temps pur », qui se manifestemieux par l’art que par la mémoire.

La contemporanéité vraie – qui est présence au présent de manièreà ce que se manifeste le réel – suppose que le temps se trouve tourné versla perpétuelle disponibilité vide de l’avenir. C’était le sens, je crois, deToute la nuit, du Nouvel amour en ses dernières pages ou du Siècle desnuages, où l’illusion rétrospective du roman historique est à la fois assu-mée et mise en cause de façon à ce qu’apparaisse cette « infinie possi-bilité des possibles » dont le temps est l’espace vrai.

M.-J. Latour : Je partage tout à fait vos remarques sur le temps et sur lanécessité de dégager le contemporain de ses adhérences au « contentpour rien » si bien épinglé par l’humoriste. Comme l’écrivait JacobTaubes, philosophe auquel Michel Bousseyroux a consacré une lecturepassionnante l’an dernier, « le temps est un tourment ».

*

M.-J. Latour : N’étant plus effrayé « à l’idée que tout mot soit nécessaire-ment maladroit », vous en appelez, après Édouard Glissant, lecteur deFaulkner, à « laisser épars le dissolu », loin de toute synthèse donc, et cemalgré la belle somme des cinq cent cinquante-six pages du Siècle desnuages ! La psychanalyse partage cet horizon. Cela me rappelle d’ailleurs

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la belle étymologie que Pascal Quignard donne de l’analyse : le déta-chement de l’attache.

Vous construisez un magnifique néologisme pour évoquer celui à quivous remettez « la voix dissonante qui brise l’harmonie fausse du discourscollectif » : le « nécromancier ». Le recours assumé à l’imagination est-ill’outil privilégié pour supporter que « n’importe quel évènement – une foisqu’il a eu lieu – [devienne] totalement explicable tout en demeurant défi-nitivement incompréhensible » ?

Le verbe intraduisible, dont vous dites que Faulkner fait l’enjeu deson œuvre, to indure, serait-il celui auquel vous confieriez l’énoncé devotre rapport éthique au réel ? S’entêter en dépit de tout ? Cela nerejoindrait-il pas alors la position que Scott Fitzgerald s’est essayé à sou-tenir dans La fêlure : « Pouvoir comprendre que les choses sont sans espoiret cependant être décidé à les changer » ?

P. Forest : Votre question me conduit à ouvrir un dictionnaire et à retour-ner aux textes. Ce qui s’avère toujours plein d’enseignements. « Toindure » me paraissait incorrect. Après vérification, il s’agit de la formeancienne de « to endure » qu’utilise Faulkner. Le verbe est en effet intra-duisible, car il signifie à la fois « endurer » et « perdurer ». « Indurer »,m’apprend mon dictionnaire, existe, cependant, en français, il veut dire« durcir » et s’emploie en médecine pour une tumeur, par exemple. « Theyendured » : c’est ce que Faulkner dit de ceux qu’il nomme les « nègres »– et je m’empresse d’écrire ce mot avant que le « politiquement-correct »ne l’interdise bientôt –, faisant d’eux les véritables héros de sa longuesaga du Yokanapatawpha. Mais le verbe apparaît aussi dans le discoursdu Nobel où le romancier déclare : « I believe that man will not merelyendure : he will prevail. He is immortal, not because he alone amongcreatures has an inexhaustible voice, but because he has a soul, a spiritcapable of compassion and sacrifice and endurance. » « To endure »,« to prevail » : tel est le devoir de l’homme que doit exprimer l’artiste.Cela me va assez.

À une autre occasion, Faulkner, assez avare en grandes réflexionssur la littérature, compare celle-ci aux traces très modestes que l’on laissederrière soi, les initiales, les graffitis que l’on creuse dans la pierre ou le

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bois, sur les murs ou sur les arbres : des marques qui célèbrent le momentoù elles furent inscrites mais qui adressent au futur un signe, sans savoirvraiment à qui et sans laisser à qui les lit une quelconque possibilité dedire qui en fut l’auteur ni ce qu’elles signifient. « Le roman est une entailledans le bois du temps » est une phrase que j’ai écrite dans mon premierroman. Je reste assez fidèle à ce qu’elle exprime.

M.-J. Latour : Pour clore cet entretien, j’aimerais que vous nous disiezquelques mots du tome VI d’Allaphbed qui devrait paraître au mêmemoment que ce présent numéro de L’en-je. Heureuse contingence et quine va pas manquer de nous intéresser, n’est-ce pas ?

P. Forest : Il ne s’agit pas vraiment du tome VI d’Allaphbed, ce sera pourplus tard – puisque je réserve ce titre à des recueils de textes déjà publiésou de conférences déjà prononcées –, mais d’un essai inédit, paraissantcependant aux mêmes éditions Cécile Defaut. Et comme je suis seulementà mi-chemin de son écriture, il risque de n’être publié qu’à l’automne. Ildoit prendre place dans une nouvelle collection, inspirée d’une remarquede Barthes, intitulée « Le livre/La vie », et dont le projet consiste à deman-der à des écrivains une lecture personnelle d’un grand texte du passé.Pour moi, ce sera Ulysse de Joyce. Ensuite, il faudrait que je reprenne etfinisse un livre laissé en plan depuis longtemps et consacré à Faulkner jus-tement. Plus précisément : au personnage de Temple Drake qui apparaîtdans Sanctuaire et dans Requiem pour une nonne. Autant dire que cesdeux livres sortent tout droit de l’écriture du Roman infanticide. On me don-nera acte au moins, j’espère, d’une certaine forme d’entêtement critique.

30 janvier 2011-11 mars 2011.

*

Au moment même où nous adressions cet entretien au comité derédaction de la revue, venue de l’océan que l’homme a voulu appelerPacifique, une vague de néant a déferlé sur le Japon.

Devant ces images dont la diffusion en boucle n’ôte rien à l’incom-mensurable du désastre, devant le cynisme d’une logique économiqueravageante, comment continuer à penser ? Comment parler ?

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Au-delà de la place remarquable que le Japon tient dans l’œuvrede Philippe Forest, il nous a semblé juste, aussi nécessaire qu’impossible,de marquer ici cette date du 11 mars 2011 comme l’index de l’enjeu cru-cial et de l’exigence vivante à chercher et à trouver des mots à l’heuremême de leur défaite.

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