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essai de semantique Bréal, 1897

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Breal's great work in the original French

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M'

ESSAIDE

SÉMANTIQUE

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS PAR LA MEME LIBRAIRIE

Bréal (Michel), professeur de grammaire comparée au Collège de

France : Quelques mots sur Vinstruction publique en France. 1 vol.

in-16, broché 3 fr. 50

—Quelques mots sur l'École; 5

e édition (extrait du précédent). 1 vol.

in-16, broché t fr. 25

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— De renseignement des langues vivantes. 1 vol. in-16, broché. . 2 fr.

— Causeries sur Vorthographe française. 1 vol. in-16, broché. . . i fr.

— Mélanges de mythologie et de linguistique ; 2 eédit. Fn-8, br. . 7 fr. 50

Bréal et Bailly, professeur honoraire au lycée d'Orléans : Leçons demots: les mots latins groupés d'après le sens et l'étymologie.

Court élémentaire, à l'usage de la classe de Sixième. 8e édit. 1 vol. in-16,

cartonné 1 fr. 25

Cours intermédiaire, à l'usage des classes de Cinquième et Quatrième. S c édit.

1 vol. in-16, cartonné 2 fr. 50

Cours supérieur. Dictionnaire étymologique latin. 3 e édition. 1 vol. in-8

cartonné . . . .•

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Bréal et Person (Léonce), ancien professeur de quatrième au lycée Con-dorcet: Grammaire latine élémentaire; 3

eédit. 1 vol. in-16, cart. 2 fr.

— Grammaire latine, cours élémentaire et moyen. 1 vol. in-16, cart.

toile 2 fr. 50

Bopp (François) : Grammaire comparée des langues indo-européennes,comprenant le sanscrit, le zend, l'arménien, le grec, le latin, le lithua-

nien, l'ancien slave, le gothique et l'allemand; traduite sur la

2e édition et précédée d'introductions par M. Michel Bréal;

5 vol.

grand in-8, brochés 38 fr.

Le tome V -.Registre détaillé des mots compris dans les quatre volumes, parM. Francis Meunier, se vend séparément 6 fr.

Coulommiers. — Imp. Paul BHODAIID. — 13-97.

Page 13: essai de semantique Bréal, 1897

K S*"Jl^

MICHEL BREALA. » *

ESSAI

DE

SÉMANTIQUE(SCIENCE DES SIGNIFICATIONS)

stfN by

paSERVES

DATtPARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET C 10

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1897Proils de Iradurtton et de reprodui-hon léservés.

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Page 15: essai de semantique Bréal, 1897

JE DEDIE CE LIVRE

AU SOUVENIR DE MA FEMME RI EN -AIMEE

HENRIETTE BRÉAL

DONT LA PENSEE A ETE PRESENTE , Sa

A /

A TOUTES LES HEURES DE MON TRAVAIL

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Page 17: essai de semantique Bréal, 1897

ESSAI

DE

SÉMANTIQUE

IDÉE DE CE TRAVAIL

Les livres de grammaire comparée se succèdent,

à l'usage des étudiants, à l'usage du grand public,

et cependant il ne me semble pas que ce qu'on offre

soit bien ce qu'il fallait donner. Pour qui sait l'in-

terroger, le langage est plein de leçons, puisque

depuis tant de siècles l'humanité y dépose les

acquisitions de sa vie matérielle et morale : mais

encore faut-il le prendre par le côté où il parle à

l'intelligence. Si l'on se borne aux changements

des voyelles et des consonnes, on réduit cette étude

aux proportions d'une branche secondaire de

l'acoustique et de la physiologie; si l'on se contente

d'énumérer les pertes subies par le mécanisme

grammatical, on donne l'illusion d'un édifice qui4

Page 18: essai de semantique Bréal, 1897

2 ESSAI DE SÉMANTIQUE.

tombe en ruines; si l'on se retranche dans de vagues

théories sur l'origine du langage, on ajoute, sans

grand profit, un chapitre à l'histoire des systèmes.

11 y a, ce me semble, autre chose à faire. Extraire

de la linguistique ce qui en ressort comme aliment

pour la réflexion et — je ne crains pas de l'ajouter

— comme règle pour notre propre langage, puisque

chacun de nous collabore pour sa part à l'évolution

de la parole humaine, voilà ce qui mérite d'être mis

en lumière, voilà ce que j'ai essayé de faire en ce

volume.

11 n'y a pas encore bien longtemps, la Linguis-

tique aurait cru déroger en avouant qu'elle pouvait

servir à quelque objet pratique. Elle existait, pré-

tendait-elle, pour elle-même, et elle ne se souciait

pas plus du profit que le commun des hommes en

pourrait tirer, que l'astronome, en calculant l'orbite

des corps célestes, ne pense à la prévision des

marées. Dussent mes confrères trouver que c'est

abaisser notre science, je ne crois pas que ces hautes

visées soient justifiées. Elles ne conviennent pas à

l'étude d'une œuvre humaine telle que le langage,

d'une œuvre commencée et poursuivie en vue d'un

bu-t pratique, et d'où, par conséquent, l'idée de

l'utilité ne saurait à aucun moment être absente.

Bien plus : je crois que ce serait enlever à ces recher-

ches ce qui en fait la valeur. La Linguistique parle à

l'homme de lui-même : elle lui montre comment il a

Page 19: essai de semantique Bréal, 1897

IDEE DE CE TRAVAIL. 3

construit, comment il a perfectionné, à travers des

obstacles de toute nature et malgré d'inévitables

lenteurs, malgré même des reculs momentanés, le

plus nécessaire instrument de civilisation. Il lui

appartient de dire aussi par quels moyens cet outil

qui nous est confié et dont nous sommes respon-

sables, se conserve ou s'altère.... On doit étonner

étrangement le lecteur qui pense, quand on lui dit

que l'homme n'est pour rien dans le développement

du langage et que les mots — forme et sens —mènent une existence qui leur est propre.

L'abus des abstractions, l'abus des métaphores,

tel a été, tel est encore le péril de nos études. Nous

avons vu les langues traitées d'êtres vivants : on

nous a dit que les mots naissaient, se livraient des

combats, se propageaient et mouraient. Jl n'y aurait

aucun inconvénient à ces façons de parler s'il ne se

trouvait des gens pour les prendre au sens littéral.

Mais puisqu'il s'en trouve, il ne faut pas cesser de

protester contre une terminologie qui, entre autres

inconvénients, a le tort de nous dispenser de cher-

cher les causes véritablesl

.

1. En écrivant ceci, je pense à toute une série de livres et d'articles

tant étrangers que français. Le lecteur français se souviendra surtout

du petit livre d'Arsène Darmesteter, la Vie des mots. Il est certain quel'auteur a trop prolongé, trop poussé à fond la comparaison, de telle

sorte que par moments il a l'air de croire à ses métaphores, défaut

pardonnable si l'on pense à l'entraînement de la rédaction. J'ai été

l'ami, leur vie durant, des deux Darmesteter, ces Açvins de la philo-

logie française, j'ai rendu hommage à leur mémoire, et je serais désolé

de rien dire qui pût l'offenser. (Voir à la fin de ce volume mon article

sur la Vie des mots.)

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4 ESSAI DE SÉMANTIQUE.

Les langues indo-européennes sont condamnées au

langage figuré. Elles ne peuvent pas plus y échapper

que l'homme, selon le proverbe arabe, ne saurait

sauter hors de son ombre. La structure de la phrase

les y oblige : elle est une tentation perpétuelle à

animer ce qui n'a pas de vie, à changer en actes ce

qui est un simple état. Même la sèche grammaire ne

peut s'en défendre : qu'est-ce autre chose qu'un com-

mencement de mythe, quand nous disons que Èviyxto

prête ses temps à <fépw, ou que clou prend un s au plu-

riel? Mais les linguistes, plus que d'autres, devraient

être en garde contre ce piège....

Ce n'est pas seulement l'homme primitif, l'homme

de la nature, qui se prend pour mesure et pour

modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l'air

d'êtres semblables à lui. La science n'est pas exempte

de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des

langues, comme il est décrit et même dessiné en

maints ouvrages : n'est-ce pas le produit du plus

pur anthropomorphisme? Que n'a-t-on pas écrit sur

la différence des langues mères et des langues filles"!

Les langues n'ont point de filles : elles ne donnent

pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle

du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des

habitudes de pensée empruntées à un autre ordre

d'idées, c'est la linguistique qui conforme ses hypo-

thèses sur le modèle de la zoologie. Il en est de

même pour cette langue indo-européenne proethnique

Page 21: essai de semantique Bréal, 1897

IDEE DE CE TRAVAIL. 5

que tant de linguistes ne se lassent pas de con-

struire et de reconstruire : ainsi faisaient les Grecs

quand ils imaginaient, pour rendre compte des diffé-

rentes races, les ancêtres ALolm, Bonis, Ion et

Achœus, fils ou petit-fîls &Hellcn x

.

11 y a peu de livres qui, sous un mince volume,

contiennent autant de paradoxes que le petit livre où

Schleicher donne ses idées sur l'origine et le dévelop-

pement des langues. Cet esprit habituellement si

clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien,

y trahit des habitudes de pensée qu'on aurait plutôt

attendues chez quelque disciple de l'école mystique.

Ainsi l'époque de perfection des langues serait située

bien loin dans le passé, antérieurement à toute

histoire : aussitôt qu'un peuple entre dans l'his-

toire, commence à avoir une littérature, la déca-

dence, une décadence irréparable se déclare. Le

langage se développe en sens contraire des progrès

de l'esprit. Exemple remarquable du pouvoir que

les impressions premières, les idées reçues dans

l'enfance peuvent exercer 2!

Laissant de côté les changements de phonétique,

qui sont du ressort de la grammaire physiologique,

j'étudie les causes intellectuelles qui ont présidé à

1. Je signale à l'attention de mes lecteurs le récent travail deM. Victor Henry, qui, d'un point de vue différent, combat la mêmeerreur : Antinomies linguistiques.

•2. Schleicher avait d'abord été destiné à l'état ecclésiastique. 11 avait

ensuite été hégélien.

Page 22: essai de semantique Bréal, 1897

ESSAI DE SÉMANTIQUE.

la transformation de nos langues. Pour mettre de

l'ordre dans celte recherche, j'ai rangé les faits

sous un certain nombre de lois : on verra plus loin

ce que j'entends par loi, expression qu'il ne faut pas

prendre au sens impératif. Ce ne sont pas non plus

de ces lois sans exception, de ces lois aveugles,

comme sont, s'il faut en croire quelques-uns de nos

confrères, les lois de la phonétique. J'ai pris soin,

au contraire, de marquer pour chaque loi les limites

où elle s'arrête. J'ai montré que l'histoire du lan-

gage, à côté de changements poursuivis avec une

rare conséquence, présente aussi quantité de tenta-

tives ébauchées, et restées à mi-chemin.

Ce serait la première fois, dans les choses hu-

maines, qu'on trouverait une marche en ligne droite,

sans fluctuation ni détour. Les œuvres humaines, au

contraire, se montrent à nous comme chose labo-

rieuse, sans cesse traversée, soit par les survivances

d'un passé qu'il est impossible d'annuler, soit par

des entreprises collatérales conçues dans un autre

sens, soit même par les effets inattendus des propres

tentatives présentes.

... Ce livre, commencé et laissé bien des fois, et

dont, à titre d'essai, j'ai fait paraître à diverses

reprises quelques extraits \ je me décide aujourd'hui

1. Dans mes Mélanges de mythologie et de linguistique, dans YAn-nuaire de VAssociation des études grecques, dans les Mémoires de la

Société de linguistique, clans le Journal des savants, etc.

Page 23: essai de semantique Bréal, 1897

IDÉE DE CE TRAVAIL. 7

à le livrer au public. Que de fois, rebuté par les

difficultés de mon sujet, me suis-je promis de n'y

plus revenir!... Et cependant cette longue incubation

ne lui aura pas été inutile. Il est certain que je vois

plus clair aujourd'hui dans le développement du

langage qu'il y a trente ans. Le progrès a consisté

pour moi à écarter toutes les causes secondes et à

m'adresser directement à la seule cause vraie, qui est

l'intelligence et la volonté humaine.

Faire intervenir la volonté dans l'histoire du lan-

gage, cela ressemble presque à une hérésie, tant on

a pris soin depuis cinquante ans de l'en écarter et

de l'en bannir. Mais si l'on a eu raison de renoncer

aux puérilités de la science d'autrefois, on s'est con-

tenté, en se rejetant à l'extrême opposé, d'une psy-

chologie véritablement trop simple. Entre les actes

d'une volonté consciente, réfléchie, et le pur phéno-

mène instinctif, il y a une distance qui laisse place

à bien des états intermédiaires, et nos linguistes

auraient mal profité des leçons de la philosophie

contemporaine s'ils continuaient à nous imposer le

choix entre les deux branches de ce dilemme. Il faut

fermer les yeux à l'évidence pour ne pas voir qu'une

volonté obscure, mais persévérante, préside aux

changements du langage.

Comment faut-il se représenter cette volonté?

Je crois qu'il faut se la représenter sous la forme

de milliers, de millions, de milliards d'essais entre-

Page 24: essai de semantique Bréal, 1897

8 ESSAI DE SÉMANTIQUE.

pris en tâtonnant, le plus souvent malheureux,

quelquefois suivis d'un quart de succès, d'un demi-

succès, et qui, ainsi guidés, ainsi corrigés, ainsi

perfectionnés, vinrent à se préciser dans une cer-

taine direction. Le but, en matière de langage, c'est

d'être compris. L'enfant, pendant des mois, exerce

sa langue à proférer des voyelles, à articuler des

consonnes : combien d'avortements, avant de par-

venir à prononcer clairement une syllabe! Les inno-

vations grammaticales sont de la même sorte, avec

cette différence que tout un peuple y collabore. Que

de constructions maladroites, incorrectes, obscures,

avant de trouver celle qui sera l'expression non pas

adéquate (iln'en est point), mais du moins suffisante

de la pensée! En ce long travail, il n'y a rien qui

ne vienne de la volonté \

Telle est l'étude à laquelle je convie tous les lec-

teurs. 11 ne faut pas s'attendre à y trouver des faits

de nature bien compliquée. Comme partout où

l'esprit populaire est en jeu, on est, au contraire,

surpris de la simplicité des moyens, simplicité qui

contraste avec l'étendue et l'importance des effets

obtenus.

J'ai pris à dessein mes exemples dans les langues

1. « Un souffle, s'écrie quelque part Herder, devient la peinture du

monde, le tableau de nos idées et de nos sentiments! » C'est présenterles choses en philosophe épris du mystère. Il y avait plus de vérité

dans le tableau tracé par Lucrèce. 11 a fallu des siècles et combien

d'efforts pour que ce souffle apportât une pensée clairement formulée!

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IDÉE DE CE TRAVAIL. 9

les plus généralement connues : il sera facile d'en

augmenter le nombre; il sera facile aussi d'en

apporter de régions moins explorées. Les lois que

j'ai essayé d'indiquer étant plutôt d'ordre psycholo-

gique, je ne doute pas qu'elles ne se vérifient hors

de la famille indo-européenne. Ce que j'ai voulu

faire, c'est de tracer quelques grandes lignes, de

marquer quelques divisions et comme un plan pro-

visoire sur un domaine non encore exploité, et qui

réclame le travail combiné de plusieurs généra-

tions de linguistes. Je prie donc le lecteur de regarder

ce livre comme une simple Introduction à la science

que j'ai proposé d'appeler la Sémantique '.

1. Sr){jLav-txr] xl/vr), la science des significations, du verbe o-r, [Aaivw,« signifier », par opposition à la Phonétique, la science des sons.

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Page 27: essai de semantique Bréal, 1897

PREMIERE PARTIE

LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE

CHAPITRE I

LA LOI DE SPÉCIALITÉ

Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des languesdites synthétiques et analytiques.

— La spécialité de la fonction est

l'une des choses qui caractérisent les langues analytiques.

Nous appelons loi, prenant le mot dans le sens

philosophique, le rapport constant qui se laisse

découvrir dans une série de phénomènes. Un ou deux

exemples rendront ceci plus clair.

Si tous les changements qui se font dans le gou-

vernement et les habitudes d'un peuple, se font dans

le sens de la centralisation, nous disons que la cen-

tralisation est la loi du gouvernement et des habi-

tudes de ce peuple. Si la littérature et les arts d'une

époque se distinguent par des qualités d'ordre et de

mesure, nous disons que l'ordre et la mesure sont

la loi des arts et de la littérature à cette époque. De

même si la grammaire d'une langue tend d'une

Page 28: essai de semantique Bréal, 1897

12 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

façon constante à se simplifier, nous pouvons dire

que la simplification est la loi de la grammaire de

cette langue. Et, pour arriver à notre sujet, si cer-

taines modifications de la pensée, exprimées d'abord

par tous les mots, sont peu à peu réservées pour un

petit nombre de mots, ou même pour un seul mot,

qui assume la fonction pour lui seul, nous disons

que la spécialité est la loi qui a présidé à ces chan-

gements. 11 ne saurait être question d'une loi préala-

blement concertée, encore moins d'une loi imposée

au nom d'une autorité supérieure.

Tout le monde connaît la distinction, devenue

banale à force d'être répétée, des langues dites

synthétiques et des langues dites analytiques. Tout le

monde aussi peut dire d'une façon plus ou moins

complète en quoi consiste la différence. Mais com-

ment s'est opérée cette évolution, par quelles causes,

là-dessus régnent encore les idées les plus vagues et

les plus inexactes.

Personne n'a mieux exprimé que J.-J. Ampère,

dans un livre justement critiqué, mais qui, sur ce

point, représente encore à l'heure qu'il est les idées

du grand nombre, la façon dont on se représente

le rapport existant entre le latin et les langues

romanes. Je cite ses paroles :

Page 29: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPÉCIALITÉ. 13

« L'antique synthèse grammaticale en vertu de

laquelle la langue qui se meurt était organisée, cette

synthèse est détruite;les flexions grammaticales sont

perdues; on ne distingue plus suffisamment les cas

des noms, les temps des verbes. Que faire pour sortir

de cette confusion? On s'avise d'exprimer par des

mots séparés les rapports qu'exprimaient les signes

grammaticaux confondus ou abolis;on supplée par

des prépositions aux terminaisons qui distinguaient

les cas des substantifs; on remplace par des auxi-

liaires celles qui marquaient les temps des verbes.

On indique les genres par des articles et les per-

sonnes par des pronoms. »

« ... Dans toutes les langues on a employé le

même remède contre le même mal, on s'est avisé du

même expédient dans la même détresse *. »

Ainsi, ce serait pour réparer des ruines, pour remé-

dier à un mal, pour sortir de la confusion, que des

procédés nouveaux auraient été inventés. Présenter

les choses de cette façon (et la même idée, je le

répète, existe encore chez la plupart des linguistes,

même chez ceux qui se sont montrés le plus sévères

pour ce livre), c'est méconnaître la vraie succession

des faits, c'est rendre inintelligible l'histoire des lan-

gues. En réalité on n'a pas eu à réparer de ruines,

les terminaisons qu'on a écartées étant depuis long-

l. Histoire de la langue française, 2 eédit., p. 3, 10.

Page 30: essai de semantique Bréal, 1897

14 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

temps devenues inutiles. Les langues anciennes n'ont

connu aucune détresse. Au lieu de cette histoire

invraisemblable, il serait temps d'en écrire une

autre plus simple et plus vraie.

En tête de cette histoire devra prendre place

la loi de spécialité.

Une tendance de l'esprit qui s'explique par le

besoin de clarté, c'est de substituer des exposants

invariables, indépendants, aux exposants variables,

assujettis. Il y a là une tendance conforme au but

général du langage, qui est de se faire comprendre

aux moindres frais, je veux dire avec le moins de

peine possible. Mais comme les conditions où le

langage est placé ne permettent pas la création

ex nihilo, cet effort se réalise lentement, au moyenet aux dépens de ce qui existait antérieurement.

Un premier et très tangible exemple nous est

fourni par le comparatif et le superlatif.

Dans les langues anciennes, l'adjectif exprime la

gradation au moyen de suffixes. Ces suffixes étaient

d'abord nombreux et divers. Ainsi le comparatif

pouvait se marquer par les syllabes ro {superus ,

inferus), tero (interus, exterus), ior {purior, largior).

Le superlatif pouvait se marquer par les syllabes

mo (summus, inftmus), timo (intimus, extimus), issimo

Page 31: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPÉCIALITÉ. 15

{dulcissimus). Le latin, tel que nous le connaissons,

a déjà renoncé à cette diversité, ne gardant pour

chaque degré qu'un seul suffixe («or, issimus). Pre-

mière simplification.

Si du latin nous passons au français, nous voyons

qu'il a encore quelques comparatifs à la mode

ancienne, héritage du latin : graig?ior 1 forçor,

hauçor, juvenor, gencior \ Il a aussi quelques super-

latifs : pesme (pessimus), proisme (proximus). Mais ce

mécanisme, déjà privé de son vrai sens, ne tarde

pas à disparaître, non pas, comme on l'a dit, par

suite de l'altération phonétique (car ces mots étaient

parfaitement viables), mais par l'action de la loi

de spécialité. Un seul mot assume en français la

fonction de tous ces comparatifs et superlatifs. De

même dans les autres langues romanes. En français,

plus; en italien, più; en espagnol, mas; en portugais,

mais; en roumain, mai.

Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que ce mot

privilégié qui succède à tous les comparatifs d'autre-

fois est lui-même un comparatif. Plus représente

l'ancien latin ploius {== grec nÀeïov) ; l'espagnol mas,

le portugais mais représentent magis. C'est donc le

dernier survivant d'une espèce éteinte, et éteinte

non sans intention, qui remplace à lui seul tous les

autres. Les seules exceptions sont quelques compa-

I. Comparatif de grand, fort, haut, jeune, gent.

Page 32: essai de semantique Bréal, 1897

iG LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ratifs comme meilleur, pire, moindre, si fréquemment

employés que le procédé nouveau, sur lequel ils

avaient d'ailleurs l'avantage de la brièveté, ne les a

pas supplantés.

D'après ce premier exemple, nous pouvons déjà

voir en quoi consiste la loi de spécialité. Parmi tous

les mots d'une certaine espèce, marqués d'une cer-

taine empreinte grammaticale, il en est un qui est

peu à peu tiré hors de pair. 11 devient l'exposant par

excellence de la notion grammaticale dont il porte

la marque. Mais en même temps il perd sa valeur

individuelle et n'est plus qu'un instrument gramma-

tical, un des rouages de la phrase. Quand nous

disons un lemps plus long, une journée plus courte,

le mot plus sert à déterminer l'adjectif dont il est

suivi; mais par lui-même il n'a pas plus de conte-

nance sémantique que la désinence iort. On devine

du même coup la raison pour laquelle la loi de

spécialité a besoin du secours des siècles avant de

pouvoir s'exercer. Les mots sont trop significatifs

par eux-mêmes pour se prêter du premier coup à

ce rôle d'auxiliaire. Il faut qu'un long usage dans

des associations diverses ait lentement préparé les

esprits à en retirer le trop-plein de valeur.

d. Cela n'empêche pas que le mot plus, au sens de itXeïov, et avec sa

pleine et entière signification, ne continue d'être employé. Ex. : « Envoulez-vous plus'î

— Qui peut le plus peut le moins. » Nous aurons parla suite de nombreux exemples de cette segmentation des sens. Il est

curieux d'observer que la prononciation a jusqu'à un certain point dif-

férencié ces deux plus.

Page 33: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPECIALITE. 17

Ce n'est donc pas, comme on le dit, la chute des

désinences qui a amené, comme une sorte de pis-

aller, l'emploi de plus et de magis \cet emploi com-

mence en un temps où les désinences étaient d'un

usage courant. On trouve même l'emploi cumulatif

des deux procédés : Plaute écrit magis duleius,

magis facilius, mollior magis. Ces exemples nous

montrent l'idée comparative commençant déjà à

élire tout particulièrement domicile en un certain

adverbe, quoique le mécanisme — ior,— issimus

soit encore en pleine vigueur.

Nous venons maintenant au remplacement des

anciennes déclinaisons par les prépositions.

On sait que chaque substantif marquait d'abord

les rapports de dépendance, d'intériorité, d'instru-

ment, etc., au moyen de modifications de sa partie

finale. Mais ce moyen d'expression était à la fois

compliqué et insuffisant. Il était compliqué en ce

que les substantifs, n'étant pas tous conformés de

même, présentaient à un même cas des formes dif-

férentes (génitif : domitii, rosse, arboris, etc.). Il était

insuffisant en ce que les cas de la déclinaison étaient

trop peu nombreux pour exprimer tous les rapports

que l'esprit pouvait concevoir *. Ce fut la raison qui

1. Les cas de la déclinaison indiquaient bien le lieu où l'on va, le

9

Page 34: essai de semantique Bréal, 1897

18 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

fit qu'à côté de ces cas on plaça des adverbes servant

à les déterminer. Mais l'habitude de placer le même

adverbe à côté du même cas ne pouvait manquer de

produire à la longue sur les esprits un effet dont

nous aurons encore d'autres exemples dans la suite :

entre la flexion et la particule de lieu ou de temps

l'intelligence crut saisir un rapport spécial, une

relation de cause à effet. Au lieu de regarder l'ad-

verbe comme un simple déterminant du cas, l'intel-

ligence populaire y vit la raison d'être du cas :

paralogisme bien connu, que la philosophie désigne

par la formule cum hoc, ergo propter hoc. Mais quand

c'est le paralogisme de tout le monde, on sait qu'il

est bien près de faire l'impression d'une vérité. En

matière de langage, ce que le peuple croit sentir

passe à l'état de réalité. Les adverbes de lieu 'et de

temps comme hco, Ttspv, Ira, rtpéç, ^zzx, Trapà, après

avoir été l'accompagnement du génitif, du datif ou

de l'accusatif, devinrent la cause de ces cas :

d'adverbes, ils devinrent prépositions. L'esprit les

doua d'une force transitive \

Dans la langue homérique, la transformation est

déjà aux trois quarts accomplie2

. Elle l'est tout à

lieu d'où l'on vient, celui où l'on est. Mais il n'y avait pas de désinence

pour dire « à travers », pour dire « sur », pour dire « avec », pourdire « autour », etc.

1. On trouvera dans la Syntaxe de Delbrùck de nombreux exemplesde ce changement de rôle, les anciens adverbes devenant prépo-sitions. Mais je diffère d'avis avec l'auteur du Grundriss sur l'ordre et

l'enchaînement des faits.

. Dans ce membre de phrase : pXsçàpwv àrco Sâxpuov rjxev (a palpebris

Page 35: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPÉCIALITÉ. 19

fait dans les plus anciens monuments qui nous ont

conservé la langue latine. Au contraire, dans les

textes védiques, nous voyons encore à l'état d'ad-

verbes les mots qui sont devenus les prépositions

bien connues /?£r, ob, ad, sub, super, ab....

A partir du jour où la langue possède des prépo-

sitions, l'existence de la déclinaison est menacée. A

quoi bon, en effet, ces cas qui n'ajoutent rien au

sens? La préposition ne suffît-elle point? Elle suffît

parfaitement, et même elle fait un meilleur usage,

car elle marque d'une façon précise et explicite des

rapports que la flexion indique de manière vague

et générale. En outre, elle est d'un usage plus

commode, car elle est toujours semblable à elle-

même, toujours aisément reconnaissable. Cependant,

comme rien ne se fait vite quand il s'agit d'habi-

tudes séculaires communes à de grandes masses

d'hommes, les désinences ne disparaissent pas en

une fois ni du premier coup. Elles commencent par

devenir incertaines. On les emploie avec distrac-

tion, on les confond les unes avec les autres....

Les premiers symptômes de cette transformation

remontent beaucoup plus haut qu'on ne le croit d'or-

dinaire. On a souvent cité le passage de Suétone où,

lacrimam demisit), à-ith accompagne le génitif plutôt qu'il ne le régit.

11 en est de même de èm avec le datif : ofcrtv iit\ Zeùç 6/|xe xocxbv [xopov

(quibus Jupiter imposuit malam sortem). Ou de l'accusatif avec izepi :

vf,Tov tï)v içlpt ttovto; dhrecpiTo; èoTs;pàva>Tai (insulam quam circum pontusinfinitus ambit). On pourrait aussi bien, dans ces exemples, supposer

que la particule de lieu détermine les verbes.

Page 36: essai de semantique Bréal, 1897

20 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

parlant des habitudes de' l'empereur Auguste, il rap-

porte que celui-ci, pour plus de clarté, ne craignait

pas d'ajouter des prépositions aux noms et des con-

jonctions aux verbes. Le passage en lui-même est

curieux. Mais il y faut remarquer surtout les derniers

mots : (prœpositiones) quœ detracise affermit aliquid

obscuritatis, etsi gratiam augenty

. 11 était donc élégant,

conforme au bon ton, de se passer du secours des

prépositions et des conjonctions. C'était l'ancien lan-

gage latin. Mais l'empereur adopta le nouvel usage :

on sait qu'il affectait volontiers des habitudes rus-

tiques.

De ce parler rustique nous avons un autre témoi-

gnage contemporain. C'est la dédicace et le règlement

d'un temple de la Sabine, l'an 57 avant Jésus-Christ 2.

Ce règlement prévoit le cas où des donations seraient

faites au temple : Sipceiinia ad id templum data erit....

Quod ad eam œdem donum datum erit.... Au lieu du

datif, nous avons la construction moderne : « A ce

temple ».

Remarquons qu'il s'agit d'un document officiel, à

la fois juridique et religieux. La langue officielle est

volontiers archaïque, s'il n'en coûte rien à la préci-

sion : mais du moment que la précision est en jeu,

elle ne recule pas devant le néologisme.

Déjà peu de temps après Auguste, nous assistons

1. Vie d'Octave Auguste, 86.

2. C. /. L., IX, 3 513.

Page 37: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPECIALITE. 51

à la décadence des désinences casuelles. A Pompéi,

on écrit : Cum discentes, « avec ses élèves »;cum col-

legas, « avec ses collègues ». Dans une inscription

de Misène, de l'an 159 après Jésus-Christ, on a : per

multo tempore. Dans une autre, à peu près du même

temps : ex lit1eras \ Le latin d'Afrique, dès l'époque

d'Hadrien, présente fréquemment ce genre de faute.

Un ingénieur de Lambèse, qui sait d'ailleurs bien sa

langue, se trompe sur ce point : il écrit : arigorem,

sine curam %.

Si nous descendons encore de deux siècles, nous

trouvons l'usage des désinences de plus en plus incer-

tain, celui des prépositions de plus en plus fréquent.

Dans le Pèlerinage de Silvia (ivc

siècle) ,on trouve

des locutions comme celles-ci : Fundamenta de habi-

tationibus ipsorum.... Fallere vos super hanc rem non

possum.... Valde instructus de scripturis Et même :

Lecto omnia de libro Moysi, « ayant tout lu du livre de

Moïse ». A côté des prépositions latines, on rencontre

la préposition grecque xaxà. Cata singulos hymnos

fit oratio 3.

Dans son livre sur le Latin de Grégoire de Tours,

M. Max Bonnet fait observer que Grégoire se trompe

sur l'emploi des cas quand ils sont précédés d'une

1. C J. L., VIII, 10 570; X, 3 344.

2. Boissier, Journal des savants, 1896, p. 503.

3. On sait que cette préposition a ensuite passé dans les languesromanes : espagnol, cada uno; italien, caduno; ancien français chaiin.

chciin.

Page 38: essai de semantique Bréal, 1897

22 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

prépositionl

;Ce n'est pas qu'il ne connaisse la décli-

naison latine et qu'il ne sache la valeur de chaque

cas. Mais quand il emploie l'une des prépositions

cum, de, ad, per, m, st/b, il lui est indifférent d'em-

ployer l'accusatif ou l'ablatif.

Ce n'est donc point par ignorance, par usure des

formes, par impossibilité de s'entendre, qu'on a eu

recours, en désespoir de cause, une fois la décli-

naison tombée en ruines, à un autre moyen de repré-

senter les mêmes idées. Non : c'est au sommet de

la hiérarchie romaine que nous en trouvons, dans

le plus beau moment de la littérature, les premiers

exemples. La langue des affaires.a dû être la première

à accueillir l'innovation, prépajanjt ainsijes, voies à

un nouveau système grammatical.

Le fait le plus important de l'histoire de nos lan-

gues, celui qui caractérise par excellence le passage

de la synthèse à l'analyse, rentre donc dans le cha-

pitre du principe de spécialité. Il y a toutefois un

emploi des cas où les prépositions ne fournissaient

aucun secours : c'est pour la distinction du sujet et

du régime. Aussi est-ce la distinction du nominatif

1. P. 522. Parlant de la confusion des cas, M. Bonnet dit : « Il est

permis de douter que l'usure des formes y ait été pour beaucoup. 11 nefaut pas oublier, en effet, que si l'accusatif singulier, le plus souvent,ne se distingue de l'ablatif que par une m, qui probablement s'articu-

lait péniblement, il en est tout autrement du pluriel et du singulierneutre dans la troisième déclinaison. Ici les désinences as et is, os et

is, es et ibus, es et ebus, us et ibus, us et ore, en et ine, etc., avaient

conservé leurs sons parfaitement distincts. 11 n'en fallait pas tant

pour aider à discerner les cas. »

Page 39: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPÉCIALITÉ. 23

et de l'accusatif qui a duré le plus longtemps. Nous

y retiendrons en traitant de la construction.

A mesure que les anciens adverbes se changeaient

en prépositions, l'usage a prévalu de les placer régu-

lièrement devant le substantif : on me permettra de

faire à ce sujet une observation que je crois impor-

tante.

S'il n'y avait pas quelque bizarrerie à parler de la

sorte, je dirais que nos langues modernes n'ont

jamais eu une chance plus heureuse, n'ont jamais

échappé à un plus grand danger que le jour où le

latin a eu l'esprit de changer en prépositions les petits

mots comme m, ad, per, cum, que jusque-là l'habi-

tude était d'accoler à leur régime en manière de

postpositions. Les formes comme mecum, tecum,

vobiscum, semper, paidisper, r/uoad, témoignent encore

de cet état que le latin a traversé et dont ses frères,

l'ombrien et l'osque, ne sont jamais parvenus à

sortir. En ombrien, par exemple, non seulement

cum, mais m, ad, per, toutes les anciennes locutions

de cette sorte sont restées postpositions. « iV l'autel,

vers l'autel, sur l'autel », se disent asaciim, asamen,

asamad, et par suite de la négligence de la pronon-

ciation, asaco, asame, asama. « A la limite, vers la

limite, sur la limite », se disent termnneo, termnume,

termnuma. Et ainsi de s.uite. Déjà au ier

siècle

avant l'ère chrétienne, par les fautes qui se pro-

duisent, on voit que la confusion commence Entre

Page 40: essai de semantique Bréal, 1897

24 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

le substantif et le petit mot dont il est suivi il se

fait des associations vicieuses. Si le latin ne s'était

pas écarté de cette voie, sa déclinaison prenait un

tout autre tour. Au lieu de s'appauvrir, elle s'enri-

chissait, car des cas nouveaux se fussent formés.

Au lieu d'aboutir aux langues romanes, le latin

aboutissait à quelque idiome semblable au basque.

Par un juste sentiment des exigences de la clarté,

les langues modernes sont devenues de plus en plus

rigoureuses sur ce point. Elles ont exigé que rien

ne vînt séparer la préposition de son « régime » :

tandis que le latin tolère encore quelques intercala-

tions \ le français n'admet point d'exceptions à cette

règle.

Nulle part aussi bien qu'en anglais on ne voit les

effets du principe de spécialité.

L'anglais n'a pas renoncé à son génitif : mais il a

fait de l'exposant du génitif un emploi tellement

hardi, qu'il en obtient les mêmes services que si

c'était un mot indépendant. Après avoir adopté

comme désinence uniforme de tous les substantifs

un simple s, il a mobilisé cet s, de manière à pou-

voir le mettre après deux ou plusieurs substantifs.

The queen of Great-Britairis navy. — Pope and Addi-

1. Aussi ne pouvons-nous approuver la mode nouvelle qui s'est éta-

blie depuis quelques années au sujet de la préposition avec.

Page 41: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPECIALITE. 25

so?is âge. De cette façon l'anglais a su se donner

deux variétés différentes de génitif, l'une avec s,

l'autre avec of, l'une progressive, l'autre régressive.

Exemple curieux qui montre comment, par l'assou-

plissement, on peut perfectionner le mécanisme et

élargir les ressources d'une langue '.

La conjugaison anglaise va nous offrir un autre

exemple de la loi de spécialité.

Parmi les langues modernes, la plus analytique

est sans aucun doute l'anglais. On a souvent dit que

ce caractère analytique était dû au mélange de la

grammaire anglo-saxonne et de la grammaire fran-

çaise : explication qui, énoncée de cette façon, est

inexacte. Ce qui est vrai, c'est que les classes supé-

rieures de la société, en se servant du français pen-

dant plusieurs siècles, avaient abandonné l'usage de

l'anglais aux classes populaires. Or — nous venons,

de le voir,— c'est la partie cultivée de la nation qui

ralentit l'évolution du langage. Là où les aristocraties

se désintéressent de la langue nationale, cette évo-

lution prend une marche accélérée.

La conjugaison germanique, avec ses règles com-

pliquées , qui sont une grosse difficulté pour

l'étranger, ne laisse pas que d'être assez difficile

1. 11 y a, comme le fait remarquer M. Jespersen, une certaine élé-

gance mathématique à remplacer par une simple lettre les désinences

si variées du latin. Mais on ne peut douter que les anciens prenaient

plaisir à cette variété : c'était comme une série d'accords musicaux

qu'ils aimaient à entendre résonner et se mélanger. Le langage s'est

dépouillé de ce luxe un peu enfantin.

Page 42: essai de semantique Bréal, 1897

20 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

aussi pour les indigènes. Jacob G rimm compte pour

l'allemand jusqu'à douze classes de conjugaison,

dont les spécimens plus ou moins bien conservés se

retrouvent également en anglais. Je veux parler des

verbes comme / give, I gave; I bind, I bound; I dig,

I dug\ I hold, 1 held, etc.

On sait comment l'anglais moderne remédie à

cette difficulté : au lieu et place de ces présents, de

ces prétérits à formations multiples, il emploie, ou

du moins il est libre d'employer le présent 1 do, le

prétérit I dkl, en faisant du \erbe un mot inva-

riable. Le changement a commencé par les tours

interrogatifs et négatifs. Puis le verbe do, continuant

ses progrès, s'est introduit dans les phrases simple-

ment affirmatives. Supposons que par un nouveau

pas en avant, il s'impose aux phrases affirmatives,

il y devienne d'un emploi constant et obligatoire,

l'anglais aura substitué son verbe auxiliaire à tous

les autres verbes. Celui-ci se chargera alors

d'exprimer les idées de temps, de personne, de

mode, ainsi que celle d'affirmation, que chaque

verbe marquait jusque-là pour son compte. Dès à

présent le \erbe do est si prêt à tous les usages qu'il

peut se servir d'auxiliaire à lui-même.

Mais l'universalité de l'emploi a sa contre-partie.

Quand do accompagne un autre verbe, il n'est plus

qu'un outil grammatical. Par une division qui paraî-

trait extrêmement subtile si elle avait été faite du

Page 43: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE SPÉCIALITÉ. 21

premier coup et à tête reposée, l'anglais met d'une

part l'expression concrète de l'acte, et d'autre part

les idées d'affirmation, de personne, de temps, de

mode. Dans un dialogue comme celui-ci : Does lie

consent?— He doesrit, tout le mouvement de l'action,

tout l'appareil grammatical est accumulé dans l'auxi-

liaire.

Mais il est rare que le principe de spécialité

triomphe du premier coup. L'histoire des langues est

semée de tentatives manquées et de demi-réussites.

Bien des siècles avant que l'anglais eût fait de son

verbe do un verbe auxiliaire, il avait déjà une pre-

mière fois été employé pour remédier à certaines

difficultés de la conjugaison. On avait trouvé plus

simple, pour former le parfait de certains verbes,

d'emprunter le parfait du verbe do. En gothique

l'emprunt est des plus visibles : sôki-da, « je cher-

chai », sôki-dêdum, « nous cherchâmes ».

On sait que c'est l'origine du parfait appelé

« faible ». L'essai ne réussit qu'à moitié. 11 avait le

tort de venir dans un temps de synthèse. L'auxiliaire

s'unit au verbe principal, et fît avec lui un tout

indissoluble, de sorte que la conjugaison germa-

nique, au lieu d'être simplifiée, compta une série de

formes de plus.

Nous pouvons en rapprocher le sort du futur et

du conditionnel dans les langues romanes. On sait

que ces langues avaient trouvé dans le verbe habere

Page 44: essai de semantique Bréal, 1897

28 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

un exposant aussi simple que commode. Ovide écri-

vait dans ses Pontiques :

Plura quidem manclare tibi, si quœris, habebam :

Sed timeo tardée causa fuisse morao.

Nous avons ici le commencement du conditionnel

moderne. Voici le commencement du futur, que je

prends dans un Sermon de saint Augustin; il est

question de la fin du monde : Pétant aut non pétant,

venire habet. Mais l'auxiliaire s'étant soudé au verbe

principal, la tentative, au moins au point de vue du

principe de spécialité, avorta.

Remontons encore d'une dizaine de siècles en

arrière, nous trouvons dans les imparfaits comme

amabam, dans les futurs comme amabo, dans les

parfaits comme amavi et comme duc-si, des tenta-

tives toutes pareilles. Ce sont les verbes signifiant

« être » (en sanscrit bhû et as, en latin fuo et esse)

qui viennent s'accoler au verbe principal. Mais jetés

au milieu d'une conjugaison synthétique, ces auxi-

liaires sont aussitôt absorbés.

11 nous est possible enfin de découvrir une pre-

mière tentative dès la période indo-européenne. Le

futur (grec 8wa-w, sanscrit dâsjâmi) composé avec

l'auxiliaire as, ainsi que les autres temps composés

avec le même auxiliaire, sont des essais qui mon-

trent combien de fois le langage a eu recours au

même moyen, avant de réaliser enfin le progrès

qu'il avait en vue.

Page 45: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE II

LA LOI DE REPARTITION

Preuves de l'existence d'une répartition.— Limites du principe

de répartition.

Nous appelons « répartition » l'ordre intentionnel

par suite duquel des mots qui devraient être syno- ,

nymes, et qui relaient en effet, ont pris cependant

des sens différents et ne peuvent plus s'employer l'un

pour l'autre.

Y a-t-il une répartition?— La plupart des lin-

guistes le nient. Quand ils se trouvent en présence

de faits trop visibles, ils déclarent que ces faits ne

comptent pas, qu'on est en présence d'une réparti-

tion savante, nullement populaire. C'est le même

défaut d'analyse psychologique que nous avons con-

staté en commençant : n'admettre l'intervention de

la volonté humaine que s'il y a eu volonté consciente

et réfléchie.

Je ferai d'abord remarquer que le peuple n'est pas

de cet avis. Il admet l'existence d'une répartition : il

Page 46: essai de semantique Bréal, 1897

30 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ne croit pas qu'il y ait clans le langage des termes

absolument identiques \ Ayant le sentiment que le

langage est fait pour servir à l'échange des idées, à

l'expression des sentiments, à la discussion des

intérêts, il se refuse à croire à une synonymie qui

serait inutile et dangereuse. Or, comme il est tout à

la fois le dépositaire et l'auteur du langage, son

opinion qu'il n'y a pas de synonymes fait qu'en réa-

lité les synonymes n'existent pas longtemps : ou

bien ils se différencient, ou bien l'un des deux

termes disparaît.

Ce qui a jeté le discrédit sur ce chapitre, ce sont

les distinctions essayées dans le silence du cabinet

par de prétendus docteurs en langage, que personne

n'avait conviés a cette tâche. Il n'y a de bonnes

distinctions que celles qui se font sans préméditation,

sous la pression des circonstances, par inspiration

subite et en présence d'un réel besoin, par ceux

qui ont affaire aux choses elles-mêmes. Les distinc-

tions que fait le peuple sont les seules vraies et les

seules bonnes. Au même moment où il voit les

choses, il y associe les mots.

Nous allons en donner des exemples.

Toutes les fois que deux langues se trouvent en

présence, ou simplement deux dialectes, il se fait un

travail de classement, qui consiste à attribuer des

1. De là la question qu'on entend si fréquemment : Quelle diffé-

rence y a-t-il?...

Page 47: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE REPARTITION. 31

rangs aux expressions synonymes. Selon qu'un

idiome est considéré comme supérieur ou inférieur,

on voit ses termes monter ou descendre en dignité.

La question de linguistique est au fond une ques-

tion sociale ou nationale. M. J. Gilliéron décrit les

effets produits par l'invasion du français dans un

patois de la Suisse 1. A mesure qu'un mot français

est adopté, le vocable patois, refoulé et abaissé,

devient vulgaire et trivial. Autrefois la chambre

s'appelait païlé : depuis que le mot chambre est

entré au village, païlé désigne un galetas. En Bre-

tagne, dit l'abbé Rousselot, les jardins s'appelaient

autrefois des courtils : maintenant que l'on connaît

le mot jardin, une nuance de dédain s'est attachée à

l'appellation rustique. Peu importe que les deux

termes soient de même origine. Le Savoyard

emploie les noms de père et de mère pour ses

parents, au lieu qu'il garde pour le bétail les

anciens mots de paré et de mdré. Chez les Romains,

coquina signifiait « cuisine » : l'osque popina, qui

est le même mot, désigna un cabaret de bas étage.

On dira peut-être que ces mots sont naturelle-

ment différenciés par les choses qu'ils désignent et

qu'on ne les a jamais comparés entre eux. Ce

serait soutenir que l'intelligence populaire n'est pas

capable de fixer deux objets à la fois. Je crois, au

1. le Patois de la commune de Vionnaz (Bas-Valais), dans la Biblio-

thèque de l'École des hautes études, 1880.

Page 48: essai de semantique Bréal, 1897

32 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

contraire, qu'il y a eu comparaison, et que le terme

populaire doit à cette comparaison une déchéance

qui autrement ne se comprendrait pas. En matière

de langage, la signification est le grand régulateur

de la mémoire; pour prendre place dans notre

esprit, les mots nouveaux ont besoin d'être associés

à quelque mot de sens approchant. Le peuple a

donc ses synonymes, qu'il dispose et subordonne

selon ses idées. A mesure qu'il apprend des mots

nouveaux, il les insère parmi les mots qu'il connaît

déjà. Rien d'étonnant à ce que ceux-ci subissent un

déplacement, un recul. Aussi longtemps qu'il y aura

des populations qui se mêleront, on aura à constater

de nouveaux exemples de la répartition. Pour en

arrêter les effets, il faudrait mettre des douanes, des

clôtures au langage.

Ce que le peuple fait d'instinct, toute science qui

se forme, toute analyse qui s'approfondit, toute dis-

cussion qui veut aboutir, toute opinion qui veut se

reconnaître et se définir, le fait avec la même spon-

tanéité. Platon, voulant combattre les idées de

l'école ionienne, reproche à Thaïes d'avoir con-

fondu les principes ou àpyai avec les éléments ou

cToi^ela, les éléments étant l'eau, le feu, la terre,

l'air, les principes étant quelque chose de plus

.général et d'impérissable, comme les nombres. La

distinction faite ici par le penseur grec, pour être

philosophique et profonde, n'en est pas moins, au

Page 49: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE RÉPARTITION. 33

point de vue de la linguistique, du même ordre que

les distinctions citées plus haut. Par une apercep-

tion immédiate, les deux mots, jusque-là syno-

nymes, ont été différenciés. Mettrons-nous les faits

de ce genre en dehors de l'histoire du langage?

Nous risquerions d'en retrancher le côté le plus

important. L'histoire du langage est une série de

répartitions. Il ne s'est point passé autre chose à

l'origine des langues. 11 ne se passe point autre

chose aux premiers bégaiements de l'enfant, car

c'est par répartition qu'il applique peu à peu à des

objets distincts les syllabes qu'il promène d'abord

indifféremment sur tous les êtres qu'il rencontre.

Voyons maintenant quelques effets de la répar-

tition dans une période ancienne de nos langues.

La racine man semble avoir servi, dans le prin-

cipe, à nommer confusément toutes les opérations

de l'âme, car nous la trouvons exprimant la pensée

(mens), la mémoire (memini, [Aé{xy7)|x.ai, ^av^a-xw), la

passion (j*évoç),et même peut-être la folie (pavla)

!

.

Mais une psychologie moins rudimentaire a intro-

duit de l'ordre dans ce mélange, gardant quelques

mots, en élaguant d'autres pour les remplacer par

des synonymes, donnant enfin à chacun son domaine

spécial. Un tel triage ne s'est point fait au hasard :

ce serait le lieu de reprendre, avec une force par-

1. A. Meillet, De Indo-Europœa radiée me?t, Paris, Rouillon, 1897.

3

Page 50: essai de semantique Bréal, 1897

34 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ticulière sur ce terrain purement humain et histo-

rique, toute l'argumentation de Fénelon.

Nous avons l'habitude de faire une distinction

entre le courage actif, qui va au-devant du danger

pour le combattre, et le courage passif, qui consiste

à supporter la mauvaise fortune avec égalité d'âme.

Bien que pouvant exister chez le même homme, ce

sont, au fond, deux sentiments différents, comme on

peut le voir en observant où conduit l'exagération

de l'un et de l'autre. Poussé trop loin, le courage

actif aboutit à la témérité; le courage passif, porté

au delà de la juste mesure, dégénère en apathie.

On s'attendrait à voir le langage reproduire dès les

plus anciens temps une distinction si naturelle; mais

il n'en est rien. Dans la langue d'Homère, les deux

idées ont l'air de se confondre, et le même verbe

ToX;j.àw, qui veut dire « oser », signifie aussi « sup-

porter »; le même adjectif tât^uwv, qui veut dire

« patient », signifie aussi « audacieux »\ Après

Homère, la poésie gnomique nous fournit d'autres

exemples de cette confusion :

« Force est, dit un proverbe, de supporter ce que

les dieux envoient aux mortels ».

To).yi5:v xpr\ xà SiSoOsi Oeoi 6vr,-o?ai (3poxoïa-;v.

Et ailleurs :

« Sois endurante, ô mon âme, dans le malheur,

i. //., XX, 19; Od., XXIV, 162, etc.

Page 51: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE RÉPARTITION. 35

alors môme que tu souffres ce qui ne peut être

enduré ».

C'est donc par une distinction faite après coup

que l'audace (et même l'audace poussée jusqu'à la

témérité et jusqu'à l'insolence) a été confiée à -:o\uàw

et sa famille, tandis que la constance et la résigna-

tion sont devenues le partage de TàXa; et tX^wv8

.

Personne aujourd'hui ne songerait à nommer du

même mot deux idées aussi différentes que le plaisir

des sens et le plaisir idéal causé par le sentiment

tout intime de l'espérance. Cependant il y a eu un

temps où la même expression servait pour les deux

idées. Le grec, de cette racine, a tiré une série de

mots qui expriment l'espoir : èXmç, eXitlÇt»), ftico'jifei.

Le latin en a pris les mots qui marquent le plaisir :

volupe, voluptas3

. Des deux côtés, l'idée restée sans

représentant a trouvé d'autres symboles : y.ôovt, (de

rlSo^at.<( goûter ») est devenu le nom du plaisir en

grec, et spes, « la respiration, le soulagement », le

nom de l'espérance en latin.

C'est ainsi qu'en remontant dans le passé, on

trouve sur son chemin des conglomérats sémanti-

1. Théognis, v. 591, 1 029.

•2. Dans les langues modernes, la racine toi, contenue en xoXfJtâw, a

servi à nommer la patience en allemand (Ge-dul-d). On la retrouve

aussi dans le latin tôle rare.

3. Le verbe ëX«u> commençait par un v ou F, comme on le voit parle parfait ëoXrca (pour FéFoXna).

Page 52: essai de semantique Bréal, 1897

3G LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ques qu'il a fallu des siècles pour débrouiller. La

chose n'est pas encore entièrement faite aujourd'hui.

La différence entre sentir et penser est aujourd'hui

marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine

dans le substantif sentiment. Aussi l'adjectif sensible,

qui en français appartient à la partie affective de

l'âme, a-t-il pu prendre en anglais l'acception

d' « intelligent, raisonnable ». On sait qu'en latin

sentir appartient plutôt à la pensée, comme on le

voit par des composés tels que dissentio, consentie*, et

par des dérivés comme sentenlia.

Par une confusion qui n'a pas encore tout à fait

disparu, les langues anciennes désignent d'un même

mot « le méchant » et « le malheureux ». L'adjectif

-ovauoo; a les deux acceptions

i

. Dans l'enfance des

sociétés, le pauvre est un objet d'aversion autant

que de pitié : c'est sur ce ton qu'il est parlé des

mendiants dans Homère. IIov^oo; a peu à peu renoncé

à cette équivoque, pour être exclusivement attribué

à l'idée de perversité, tandis que son congénère nèvr^

a désigné l'indigent.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils

sont une invite à la répartition. Voici une sentence,

à première vue assez extraordinaire, qui nous a été

conservée par Varron : Religentem esse oportet, reli-

1. novr,pà Î7t7tapia, Tcovrjpov o-j/ov, viôtop. Ilov^pà 7rpay[j.aTa. De la mêmeracine qui a donné tcovo;, « la peine », -jrevta,

« la pauvreté », 7iévo[j.ai,

« être dans l'indigence ». — Cf. le double sens de méchant en français.

Page 53: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE REPARTITION. 37

giosum nefas. Les deux mots religens et religiosus,

étymologiquement synonymes, sont opposés entre

eux. Le sens du proverbe est que la religion est une

bonne chose, mais non pas la superstition. Il y a

une sorte d'élégance, à laquelle le peuple n'est nul-

lement insensible, à différencier ainsi des mots qui

sonnent presque de même \

Les besoins de la pensée sont le premier agent de

la répartition. C'est ainsi que le grec et l'allemand

se sont rencontrés en faisant la différence de Mann

et Mensch, de kri# et avGpum>ç.

Entre àv'^p et avGptoTzoc; il n'y avait originairement

aucune différence de sens : Tun signifiait « homme »,

l'autre « qui a visage d'homme ». Homère, parlant

des Éthiopiens qui habitent à l'extrémité de la

terre, les appelle say a-rot. àvSpâv. Mais une antithèse

dont l'occasion ne pouvait manquer de se présenter

a fait que peu à peu ils se sont distingués l'un de

l'autre et qu'ils ont été opposés l'un à l'autre! Héro-

dote, parlant de l'armée des Perses, dit qu'aux

Thermopyles Xerxès put s'apercevoir foi wrî&olk

msv

avGptairoi, elev, oXtyot os àvopsç. La distinction est ensuite

devenue familière aux Grecs. Xénophon, traitant de

l'amour de la gloire qui fait le prix de la vie, ajoute

qu'à cela les hommes se reconnaissent : av$pe<;xal oùxl-rt.

àvOpto-o'. uovov vomÇopsvoi. Rien, ni dans le sens étymo-

I. Nous reviendrons sur ce point au chapitre de l'Analogie.

Page 54: essai de semantique Bréal, 1897

38 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

logique de àvr^o, ni dans celui de àvBpto-o;, ne les pré-

destinait à cette opposition1

.

Quand l'esprit populaire s'est une fois avisé d'un

certain genre de répartition, il a naturellement la

tentation d'en compléter les séries. On sait qu'il y a

des langues où les différents actes de la vie ne sont

pas désignés de la même façon s'il est question d'un

personnage élevé en dignité ou d'un homme ordi-

naire. Les Cambodgiens ne désignent pas les mem-

bres du corps, ni les opérations journalières de la

vie, par les mêmes termes s'il s'agit du roi ou d'un

simple particulier. Pour exprimer qu'un homme

mange, on se sert du mot s?'; en parlant d'un chef,

on dira pisa\ si on parle d'un bonze ou d'un roi, ce

sera soi. En parlant à un inférieur, « moi » se dit

anh\ à un supérieur, knhom\ à un bonze, chhan 2.

Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde

comme partagé entre deux puissances contraires,

ont un double vocabulaire, suivant qu'ils parlent

d'une créature dOrmuzd ou d'une créature d'Ah-

riman. Ces exemples nous montrent la répartition

marquant une empreinte plus ou moins profonde,

comme on voit telle habitude d'esprit à peine mar-

1. C'est l'adjectif (avôpcoTios ayant d'abord été adjectif) qui prend la

signification la plus générale. Il en est de même pour Mann et Mensch.

Il en est de même aussi en français, pour les hommes et les humains.

2. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seule-

ment à l'état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l'hommeet les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. 11 va

sans dire que l'étymologie n'y est pour rien.

Page 55: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE REPARTITION. 39

quée chez l'un et gouvernant toute la vie chez un

autre.

Rien au fond n'est plus naturel ni plus néces-

saire que la répartition, puisque notre intelligence

recueille les mots de différents âges, de différents

milieux, et qu'elle serait livrée à la plus absolue

confusion si elle n'y mettait un certain rangement.

Ce que font les recueils de synonymes, nous le fai-

sons tous : quand on examine les termes que l'usage

distingue ou subordonne,on constate que l'étymo-

logie justifie rarement les différences que nous y

mettons. Si nous prenons, par exemple, les mots de

genre et d'espèce, quel motif y avait-il à donner plus

de capacité au premier qu'au second? A Yembran-

chement qu'à la classe6

! Si nous prenons les mots de

division, brigade, régiment, bataillon, ces termes

techniques, si exactement subordonnés les uns aux

autres, n'ont cependant rien qui les désignât spécia-

lement à telle ou telle place. Peut-être ferions-nous

une constatation semblable s'il nous était possible

de remonter jusqu'à l'époque où a été constituée la

série des noms de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées

morales, nous verrions encore mieux les effets de

la répartition. Entre Yestime, le respect, la vénéra-

tion,on n'aperçoit nulle gradation imposée par

l'étymologie. Il a fallu des esprits exacts et précis,

une société ordonnée et soucieuse des rangs, pour

Page 56: essai de semantique Bréal, 1897

40 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

établir certaines distinctions : est-ce une raison

pour les mettre en dehors de l'histoire du langage?

Nous savons peu de chose sur la création du lan-

gage : mais la répartition en est le véritable

démiurge. Elle a été cette seconde création, cette

melior Natura dont parle Ovide en retraçant les âges

successifs du monde.

Cependant la répartition, comme toutes les lois

que nous passons en revue, a ses limites.

Il faut d'abord — cela est trop clair — qu'elle

trouve une matière où se prendre. Comme elle ne

crée pas, mais s'attache à ce qui est pour en tirer

parti et le perfectionner, il faut que les termes à

différencier existent dans la langue. Nous pourrions

citer certaines confusions dont, faute d'un mot,

même les idiomes les plus parfaits n'ont jamais

réussi à se débarrasser.

Inversement, l'esprit ne parvient pas toujours à

féconder toutes les richesses que le langage vient

lui offrir. Le mécanisme grammatical, par la com-

binaison des éléments existants, peut produire

une telle quantité de formes que l'intelligence en

soit embarrassée. Georges Curtius a compté que

le nombre des formes personnelles du verbe grec

s'élève à 268, nombre considérable, quoique bien

Page 57: essai de semantique Bréal, 1897

LOI DE RÉPARTITION. 41

inférieur encore à celui du verbe sanscrit, qui va

jusqu'à 891. Mais la répartition n'a pu tirer parti de

cette abondance : c'est beaucoup déjà que le grec

ait su différencier ses quatre prétérits (imparfait,

aoriste, parfait, plus-que-parfait). Entre le futur pre-

mier et le futur second, entre le parfait premier et le

parfait second, l'observation la plus attentive n'a pu

constater aucune différence sémantique. Outre cette

surproduction de temps, nous avons une surpro-

duction de verbes. Si nous prenons, par exemple, la

racine cpuy,« fuir », nous avons à côté de cpsuyca un

verbe «uyysvw, qui a le même sens. A côté de or^l

on acpàcrxco.

A côté de itlpicXiifu, on a tt^Qw. Le seul

verbe signifiant « étendre » est représenté par -s'ivto,

TLTa'lvw et Tav-jco. NOUS avons ëa'lvto, 616'f^i et êàa-xto, qui

signifient tous trois « marcber ». L'extinction des

formes inutiles* vient heureusement diminuer le

poids de ce capital mort.

Une autre limite au principe de répartition vient

du degré plus ou moins avancé de civilisation. Il y

a des nuances qui ne sont faites que pour les peuples

cultivés. A la synonymie on reconnaît de quels objets

la pensée d'une nation s'est surtout préoccupée. Les

distinctions sont d'abord faites par quelques intel-

ligences plus fines que les autres : puis elles devien-

nent le bien commun de tous. L'esprit, comme on

1. Voir à la fin de cette première partie.

Page 58: essai de semantique Bréal, 1897

42 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

l'a dit, consiste à voir la différence des choses sem-

blables. Cet esprit se communique jusqu'à un certain

point par le langage, car à reconnaître les différences

que les mieux doués ont été d'abord seuls à sentir,

la vue de chacun devient plus perçante.

Une question qui concerne plutôt le philosophe

que le linguiste serait de savoir comment cette

répartition se fait en nous, ou, pour dire les choses

de façon un peu grossière, mais intelligible, si nous

avons dans notre tête un dictionnaire des syno-

nymes. Je crois que chez les esprits attentifs et

fermes ce dictionnaire existe, mais qu'il s'ouvre

seulement en cas de besoin et sur l'appel du maître.

Quelquefois le mot juste jaillit du premier coup.

D'autres fois il se fait attendre : alors le diction-

naire latent entre en fonction et envoie successive-

ment les synonymes qu'il tient en réserve, jusqu'à

ce que le terme désiré se soit fait connaître.

Page 59: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE III

L'IRRADIATION

Ce qu'il faut entendre par ce mot. — L'irradiation peut créer

des désinences grammaticales.

Nous appelons ainsi, faute d'un autre terme, une

série de faits qui n'a pas encore été dénommée. A vrai

dire, on ne l'a guère observée jusqu'à présent, quoi-

qu'elle soit d'une réelle importance pour la psycho-

logie du langage *.

Quelques exemples feront comprendre de quoi il

s'agit.

Les verbes latins en sco, comme maturesco, mar-

cesco, sont communément appelés « inchoatifs »,

parce qu'ils ont l'air de marquer un commencement

d'action ou une action qui se fait peu à peu. Mais cette

nuance n'appartenait pas primitivement à la dési-

nence sco. On ne la trouve pas dans nosco, « je con-

nais »; scùco, « je décide »

; pasco, «je nourris », etc.

1. Il faut excepter toutefois les deux savants américains M. Wheelcret M. Lanman, dont on trouvera cités les travaux plus loin. M. Ludwig,

le nom d'Adaptation, a d'abord attiré l'attention de ce côté.

Page 60: essai de semantique Bréal, 1897

r

4i LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE-

On ne la trouve pas davantage dans les langues

congénères \ D'où le latin l'a-t-il donc prise? Elle

vient des verbes comme adolesco, floresco, senesco, etc.

On ne grandit, on ne fleurit, on ne vieillit pas en

un instant : l'idée d'une action lente et graduelle

s'étant d'abord introduite dans ces verbes, a paru

ensuite inhérente au suffixe. Elle y a été irradiée.

Quelque chose de semblable s'est passé pour les

verbes dits désidératifs, comme csitrio, nupturio, emp-

turio. S'ils suivent la conjugaison, d'ailleurs assez

rare, en io, c'est qu'ils ont, à ce que je crois, pris

modèle sur sitio, »< avoir soif ». La syllabe qui précède

la désinence n'est pas autre chose — malgré la dif-

férence de quantité—

que les suffixes tor ou sor qui

forment tant de substantifs en latin : emptor, « ache-

teur »; scriptor, « écrivain »

; esor (pour ecl-tor),« man-

geur2». La note désidérative est si bien entrée dans

cette désinence, que Cicéron, parlant de Pompée,

pouvait écrire à Atticus, bien sûr d'être compris :

Sullaturit animus ejus et proscrïpturit.

Rappelons ici une discussion du siècle dernier qui

montre combien il est aisé de se tromper en cette

matière : on a plus vite fait de donner l'étymologie

1. Cf. en grec sipiaxw, « je trouve », TiTpc6cry.co,« je blesse », StSpâsxw,

« je cours », etc. Dans Homère, 7xw s'ajoute indifféremment à tous les

verbes. Voir, par ex., Odyssée, XVII, 331 et 335, XVIII, 324,. etc. Cette

même désinence se trouve aussi en sanscrit, mais elle n'a pas davan-

tage le sens inchoatif.

2. Il y a une différence de quantité, le suffixe tor ayant eu primiti-

vement, selon l'occurrence, o long ou o bref. Cf. en grec pr,Tu>p, pr,Topoç.

Page 61: essai de semantique Bréal, 1897

IRRADIATION. 45

— vraie ou fausse — d'une désinence, que d'en

retracer la naissance et la propagation.

Au sujet de ces verbes en urïreA le président de

Brosses, dans sa Méchanique des Langues, écrivait :

« La terminaison latine urire est appropriée à un

désir vif et ardent de faire quelque chose : micturire,

esurirc, par où il semble qu'elle ait été fondamenta-

lement formée sur le mot utère et sur le signe radical

w\ qui, en tant de langues, signifie le feu. Ainsi la

terminaison urire était bien choisie pour déterminer

un désir brûlant. »

Voltaire, plus avisé, proteste. Flairant quelqu'une

de ces théories dont était coutumier le Président, il

lui fait des objections. « Où est l'idée de brûler dans

des verbes comme scaturire, « sourdre »?... Ce petit

système est fort en défaut; nouvelle raison pour se

défier des systèmes. »

Il existe en grec un groupe de verbes terminés en

Mtw, qui expriment une maladie du corps ou de l'âme :

ciôovTiâw, « avoir mal aux dents », de oôojc, « dent »;

ffuXrjviâto, « avoir mal à la rate », de ciùAy, « rate »;

Xapvfftiw, « avoir mal à la gorge », de XocpuySj « g°r£e *> e ^c -

Le sens de maladie semble si bien inhérent à

ces verbes, qu'on a pu joindre cette désinence à des

mots de toute sorte :

|irfta68oci« plomb », ^oX-jêSiâw, « avoir le teint plombé »;

>>c6oç,* pierre », Xtôiâw, « avoir la maladie de la pierre ».

Page 62: essai de semantique Bréal, 1897

46 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

Puis on a pu sur ce modèle broder des variations :

cpUiâw (en parlant d'un arbre), « ne produire que des feuilles »;

IXXeêopcàw, « avoir besoin d'ellébore »;

(rrpaTYjYiao),« avoir la maladie de vouloir être stratège ».

L'idée de maladie est entrée dans cette désinence,

mais elle ne s'y trouvait nullement à l'origine, Le

point de départ doit être cherché dans quelques

substantifs en t.a, comme ocpOaX^a, « ophtalmie »;

{jLsXayyoX'la,« humeur noire

1

». Delà est parti le mou-

vement : mouvement qui a produit un groupe qu'on

pourrait appeler le groupe nosologique.

Citons maintenant un exemple tiré du français .

Nous avons un suffixe péjoratif dire, qui forme les mots

comme marâtre, bellâtre, douceâtre. L'histoire en est

instructive;mais il faut la reprendre d'un peu haut.

Le lieu d'origine se trouve en grec, où il y avait

des verbes en aÇw, sans aucune signification fâcheuse :

Qa-j^àÇw, « j'admire »; ffiroySàÇto, « je m'applique »;

ayoXàÇw, <(

je prends du loisir ». De là des substan-

tifs en aor/jp, comme 8ix*<rnip, «juge »; spyaa-r/.p,

« ouvrier ».

Dans le nombre, nous voyons déjà se glisser quel-

ques mots d'apparence suspecte : icarpaoT^p, « celui

1. Du reste, par elle-même, cette formation en ia n'implique rien de

ce genre : àp[xov'a,« union »

; otôaTxaXîa, « enseignement »; [xsa-rjjxSpia,

« midi », etc.

Page 63: essai de semantique Bréal, 1897

IRRADIATION. 47

qui fait le père »; p4xpà<rmpa, « celle qui fait la mère »

;

êXauxonip, « celui qui fait l'olivier » (c'est-à-dire l'oli-

vier sauvage).

Cette sorte de mots plut aux Romains. En général

on peut remarquer que tout ce qui s'adresse à la

malignité passe facilement d'un peuple à l'autre. La

langue latine eut donc des mots pairaster, filiaster.

Cicéron, dans sa correspondance, forge le vocable

Fulviaster, « celui qui imite Fulvius, un second Ful-

vius ».

Du latin, la formation en aster passa aux langues

dérivées, où elle eut un plein succès. Toutes les lan-

gues romanes s'en servent. Le français s'en est

emparé et en fait usage avec plus de liberté que ne

fit jamais le grec ni le latin. Nous disons roussâtre,

verddtre, saumâtre, opiniâtre, médicâtre. Le sens péjo-

ratif, qui existait à peine en grec, qui se montre

déjà en latin, est donc décidément entré dans ce

suffixe.

L'allemand moderne a une espèce de verbes qu'on

peut appeler « dépréciatifs », car ils expriment l'ac-

tion en y joignant une idée de mésestime et d'ironie.

Ils sont terminés en -eln. Ainsi de klug, « intelli-

gent », on forme klùgeln, « faire l'entendu, subti-

liser »;de Witz, « esprit », on forme witzeln, « faire

le bel esprit, dire des balivernes »;de fromm, « reli-

Page 64: essai de semantique Bréal, 1897

48 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

gieux », on forme frommeln, « faire le cagot ». Quel-

quefois le verbe en eln est lire directement d'un autre

verbe : deuten, « interpréter »; deuteln, « subtiliser

sur un texte ». L'idée dépréciative est entrée après

coup dans cette désinence, qui n'avait à l'origine

aucune signification fâcheuse. La formation en eln

vient d'anciens substantifs en el, comme on le voitpar

Zwcifel et zweifeln, Sattel et satteln, Wechsel et we-

ehsebi, Handelet handeln. Mais comme parmi ces sub-

stantifs il y en avait quelques-uns à sens diminutif,

tels que Wiirfel, « dé »; Schnitzel, « copeau, ro-

gnure »; Àugel, « ocellus », cette circonstance a suffi

pour imprégner la désinence verbale d'une saveur

particulière. Dire que ce sont des produits de l'ana-

logie est une explication insuffisante : l'esprit popu-

laire a multiplié ces verbes parce que l'irradiation y

avait fait entrer une signification spécialel

.

L'idée diminutive elle-même est une idée, si je

puis parler ainsi, de second mouvement. Les suf-

fixes qui, en grec et en latin, ont servi à former des

diminutifs, n'avaient pas ce sens à l'origine. Mais

une fois que ce sens y est entré, ils se propagent indé-

finiment. On sait la fécondité que le latin a déployée

sur ce point. Comme un jardinier qui s'applique à

diversifier une fleur adoptée par la mode, l'esprit

populaire, une fois mis en goût, produit des diminu-

l. On pourrait faire des observations toutes semblables sur nos

mots français en Hier, comme sautiller, en été, comme tacheté, etc.

Page 65: essai de semantique Bréal, 1897

IRRADIATION. 49

tifs de toute forme *. On voit même alors le suffixe

diminutif s'attacher à des pronoms : ullus (pour

anulus), singuli, ningulus, en sont des exemples.

Tout le monde sait quelle est la richesse de l'italien.

Quelque chose de semblable s'observe aussi dans cer-

tains dialectes de l'allemand moderne 2.

L'irradiation peut, pour le linguiste, devenir une

cause d'erreur, s'il s'obstine à vouloir trouver dans

le mot l'énoncé textuel de ce qu'il dit à l'esprit. Je

ne connais guère de suffixe un peu significatif qu'on

n'ait essayé d'expliquer à l'aide d'un substantif ou d'un

verbe. Encore tout récemment on a voulu voir dans

monamentum, argumentum le verbe memini 3. D'autre

part, Pott voulait reconnaître dans les noms patro-

nymiques comme 'A-ps'lor.ç, Ur^lor^ le substantif

elSoî, « apparence », quoique des noms comme

npiajuo-rçç,TsXa

tuwvt.ào7iÇ, où le même suffixe se présente

sous une forme différente, eussent dû lui suggérer des

doutes. C'est ainsi encore que Corssen a cru voir un

verbe kar, « faire », dans des mots comme volucer ou

comme ambulacrum, une racine bhar, « porter »,

dans celeber, cribrum.

1. Nous citerons à titre d'échantillons : animula, apicula, avunculus,

ar/ellus, corolla, baciUum, etc. Un diminutif est à la base de somnolen-

tus, fraudulentus, violare....

2. Voir Grimm, Grammaire allemande, III, 688.

3. On sait que le suffixe mentum est le développement de men :

augmen, augmenlum; segrnen, segmentum.

Page 66: essai de semantique Bréal, 1897

50 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE

11 est vrai que l'erreur commise par les savants est

commise aussi par le peuple. Mais on doit avouer

que celui-ci se trompe avec plus d'esprit. L'anglais

sweet-heart, qu'on écrit comme s'il signifiait « mon

doux cœur », est formé du même suffixe que nig-

gard, slnggard, coward. 11 faudrait donc écrire

sweetard, « doucereux 1» . Mais il est certain que

sweet-heart a plus de couleur.

De même en allemand les adjectifs comme trûb-

selig, armselig, font aujourd'hui l'impression comme

s'ils venaient de Seele, « âme », au lieu qu'ils sont le

développement d'un suffixe abstrait -sal, qui est

resté dans Trùbsal, Miihsal. L'impression est si

générale qu'un adjectif comme arbeitselig, vertrauen-

selig semble régulièrement formé, et qu'à l'imitation

de armselig on a fait seelenarm.

Il existe en latin une forme du participe destinée,

si nous en croyons les grammaires, à exprimer une

idée d'obligation. On la trouve tantôt à l'actif :

Nanc est bibendum. — Denegandum est exceptionem.

— Dandum est operam, tantôt au passif : Asperum et

vue ferendum.— Urbem dux militibus diripiendam

dédit. — Banda opéra est. Mais quelle que soit la

construction, les grammaires affirment— et le sen-

1. Sayce, Introduction to the science of language, II, 346.

Page 67: essai de semantique Bréal, 1897

IRRADIATION. 51

timent que nous avons du latin leur donne raison —que dans le participe est contenue une idée d'obliga-

tion .

Celte idée d'obligation y est cependant entrée après

coup. En effet, les participes en dus, da, dura, ainsi

que les gérondifs correspondants, n'exprimaient pas

autre chose à l'origine que l'idée de l'action, soit pas-

sive, soit active. C'est ce que montrent bien les

anciennes formules officielles. « Ont assisté à la

rédaction de l'acte » se dit en latin : Scribendo ad-

fuentnt. « A présidé à l'exécution de l'ouvrage » se

dit : Priefuit operi faciundol

. Les écrivains latins

nous ont d'ailleurs laissé d'assez nombreux exemples

de ce sens purement actif ou passif. Tite-Live

raconte que les Gaulois furent taillés en pièces pen-

dant qu'ils recevaient l'or de la rançon de Rome :

inter accipiendum aurum cœsi sunt. Cicéron, dans

son Traité des Devoirs, parle successivement de

l'injustice commise ou subie. Il termine la première

partie par ces mots : De inferenda injuria satis dic-

tum est. « En voilà assez sur les injustices que l'on

commet soi-même. »

J'ai multiplié à dessein les exemples à cause des

idées fausses qui régnent encore sur ce point2

. La

1. Ou même operU faciundo (Orelli, 5 757), en faisant de faciundumun substantif neutre, semblable pour le sens au français confection.

2. La vraie solution a été donnée par M. L. Havet. Les exemples ont

été réunis par notre élève regretté S. Dosson, De participa gerundivi

significatione, Hachette, 1887. Voir aussi ce que j'ai dit dans les Mémoires

de la Société de linguistique, VIII, 307.

Page 68: essai de semantique Bréal, 1897

52 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

nécessité n'est qu'une nuance subsidiaire qui a péné-

tré par surérogation dans les formes de ce genre.

Pour s'expliquer comment elle y a pénétré, il faut

considérer certaines formules comme : Decemviri

creati sunt legibus scribitndis. — Quattuor viri viarum

curandarum.

Mettez dans ces formules un substantif au lieu du

verbe, le sens restera le même. Cependant le sub-

stantif n'a rien en lui-même qui indique l'idée d'obli-

gation.

Tout le monde connaît la distinction que la lin-

guistique fait entre « l'élément matériel » et « l'élé-

ment formel » des mots. A toute époque on s'est

demandé si ces deux éléments sont de même origine,

ou s'il n'y a pas entre eux quelque différence de

nature. Je n'ai pas à traiter présentement cette ques-

tion. Je veux seulement montrer qu'il peut nous

arriver de considérer comme appartenant à « l'élé-

ment formel » des lettres ou des syllabes prises sur

« l'élément matériel ». C'est un phénomène d'irra-

diation.

Un exemple nous est fourni par les parfaits grecs

en xa, comme X&uxa, raçO^xa. Georges Curtius, avec

une rare clairvoyance, a montré que ce x n'est pas

différent du c de facw, jacio, et qu'il est encore

Page 69: essai de semantique Bréal, 1897

IRRADIATION. 53*'

englobé dans la partie « matérielle » du mot en

certains verbes comme fjxu>, spuxw, o)ixw 1. Il a suffi

qu'il fût voisin de la désinence pour qu'il devînt

désinence lui-même. Appeler un tel phénomène« attraction » ou « adhérence », c'est le nommer

sans l'expliquer. Le besoin d'un exposant clair et

commode a opéré ici cette métamorphose : il a fait

incorporer à la désinence ce qui n'y appartenait

pas, et a enrichi L'élément formel aux dépens de l'élé-

ment matériel. C'est dans quelques parfaits comme

oÉocoxa, sVr/^xa, que la chose a commencé. Mais une

fois que le x a été élément significatif, il est entré

dans tous les verbes.

Voici deux autres exemples pris à l'autre bout de

l'histoire des langues indo-européennes.

M. Wheeler nous apprend comment le peuple des

États-Unis trouve moyen de donner un singulier à

des mots pris à tort ou à raison pour des pluriels,

comme Chinese, Portuguese. En regard de Chinese

(prononcez Chaïnîz) il a fait un singulier Chinée

(prononcez Chàinî) ;en regard de Portuguese il a fait

Poriuguee. De cette façon, la désinence se passe à

l'état d'élément « formel »2

.

A entendre l'allemand parlé, on pourrait croire

1. Voir ses Grundziïge (5° édit.), p. 61. M. Ascoli avait déjà conjecturé

quelque chose de semblable. C'est le même c que nous avons en latin

dans fecundus, jucundus.2. 11 parait môme qu'au mot français chaise on a trouvé un singulier,

shay. Wheeler, Analogy, p. 14.

Page 70: essai de semantique Bréal, 1897

5i LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

qu'il existe une seconde personne du verbe qui se

termine en e : Da biste? — Lebste auch noch? — Was

meinste? — Jetzt haste 's. L'origine de cet e n'est pas

douteuse : il y faut voir un reste du pronom de la

seconde personne du, dont la consonne s'est éteinte

et dont la voyelle a fait corps avec le verbe. Mais si

ces secondes personnes nous venaient d'un âge loin-

tain, on prendrait la voyelle pour un reste de dési-

nence.

Ces exemples, dont l'un nous reporte aux pre-

mières périodes de la langue grecque, dont les deux

autres sont de notre temps, montrent qu'il se fait

des emprunts de l'élément formel à l'élément maté-

riel, l'irradiation étant la cause de ce transformisme.

Page 71: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE IV

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS

Ce que c'est. — Exemples tirés de la grammaire française.De l'archaïsme.

Quand une flexion, soit sous l'action des lois pho-

niques, soit par -quelque autre cause, vient à dispa-

raître, il ne s'ensuit pas qu'elle va cesser d'exister

pour l'esprit. Elle se maintient pour celui-ci encore

longtemps, grâce à la tradition, grâce à la place

que le mot occupe dans la phrase, grâce aussi à cer-

taines comparaisons que fait instinctivement notre

mémoire avec des constructions analogues. Cette

survivance de la flexion n'est pas une chose indiffé-

rente, ni sans influence sur la syntaxe.

Ceci va devenir plus clair par quelques exemples.

Nous avons dans nos grammaires françaises une

règle qui peut, au premier abord, paraître arbitraire,

mais qui n'en repose pas moins sur un juste senti-

ment de la langue. Il est défendu d'employer un mot

en qualité de complément de deux verbes, si ceux-

Page 72: essai de semantique Bréal, 1897

56 LES LOTS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ci exigent des cas différents. Alors même que le mot

en question reste extérieurement identique, la défense

subsiste. Il n'est point permis de dire, par exemple :

« Vous savez que je vous ai toujours respecté et porté

une vive affection ».

D'où vient cette défense? — Elle vient de la sur-

vivance, au fond de notre esprit, d'une déclinaison

matériellement abolie. L'idée du datif, qui continue

d'exister chez nous; ne permet pas le mélange

avec l'accusatif, quoique, dans l'exemple présent,

celui-ci soit le même. La règle, je le répète, n'est

point artificielle : nous le sentons tous, en lisant la

phrase fautive. C'est qu'il y a une réminiscence qui

nous sert de guide. 11 faudrait, en transportant la

phrase à la troisième personne, dire : « Vous savez

que je le respecte et lui porte une vive affection ». Le

souvenir à moitié présent de le et lui empêche les

deux vous de se confondre.

Pour la même raison il faut dire, en répétant le

pronom, quoique le pronom ne change point : « Je

te remercie et te serre la main l».

Nous voyons ici une flexion détruite continuant de

s'imposer à l'esprit grâce à l'association avec une

forme similaire.

1. Dans ses Remarques sur la langue française, Vaugelas fait mentionde cette règle : « Cette règle, dit-il, est fort belle et très conforme à la

pureté et à la netteté du langage ». C'est ce que Guillaume de Hum-boldt exprime de son côté en ces termes : «Es sinken die Formen, nicht

aber die Form, die vielmehr ihren altcn Geist iiber die neuen Umge-staltungen ausgoss ».

Page 73: essai de semantique Bréal, 1897

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS. 57

Moyennant quelques précieux restes de ce genre,

on peut dire que la déclinaison des pronoms subsiste

à peu près tout entière en français.

Le datif continue de se faire sentir quand nous

disons : « Accorde-moi ta protection, donne-toi du

repos, ne nous faisons pas d'illusions, n'allez pas

vous chercher des regrets ».

L'accusatif existe pareillement. Il y aurait quelque

chose de blessant pour notre syntaxe intérieure à

dire en une seule phrase : « Où se sont cachés, qui a

dispersé nos amis? »

Une autre forme latine qui continue de vivre, bien

qu'en apparence elle ait succombé, c'est le neutre.

Peut-être même en faisons-nous un plus grand usage

que les Latins. Nous disons : « Le beau, le vrai, le

bien, l'honnête, l'utile, l'agréable, l'infini, l'intelli-

gible, le contingent, le nécessaire, l'absolu, le

divin ». La langue philosophique en est remplie. De

même la critique littéraire, « le fin, le délicat, le

romanesque, l'atroce ». « Xavier de Maistre, dit

Sainte-Beuve, a trouvé sa place par le naïf, le sen-

sible et le charmant. » La Bruyère parlant de Rabe-

lais : « Où il est mauvais, il passe bien au delà du

pire.... Où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excel-

lent. »

Page 74: essai de semantique Bréal, 1897

58 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

Cette faculté d'employer les adjectifs à un genre

qui semble être sorti de la langue tient à la présence

d'un certain nombre de pronoms neutres qui ont été

sauvés du naufrage, savoir le (« je ne le souffrirai

pas, me le pardonnerez-vous? »), ce (« ce fut la

cause de ses malheurs, ce n'est pas qu'il soit

méchant, c'est à vous de commencer... »), que

(« que ferons-nous, que vous en semble? »), quoi

(« quoi de plus insensé, un je ne sais quoi... »).Il a

suffi de ces mots et de quelques autres semblables

pour maintenir le genre neutre dans l'esprit et dans

la langue, et pour lui permettre une extension qui

n'est pas près de s'arrêter. Nous voyons même que

des substantifs féminins, comme quelque chose, rien,

ont perdu leur genre pour passer au neutre.

Voici un exemple de survivance pris en dehors

des pronoms.

Le français a perdu sa déclinaison, et cependant

il continue d'employer des ablatifs absolus. « Lui

mort, toutes nos espérances sont anéanties. » —« La nouvelle s'étant répandue, des attroupements

se formèrent. » Qu'avons-nous autre chose ici, que

des propositions absolues à la manière latine? devant

une construction de ce genre, notre analyse logique

reste en défaut. C'est un des exemples qui montrent

Page 75: essai de semantique Bréal, 1897

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS- 59

combien il est difficile de séparer une langue de ses

origines, et de quelle obscurité serait menacé le fran-

çais s'il cessait de s'éclairer à la lumière du latin .

Un autre exemple est le génitif, qui, comme on

sait, a longtemps persisté dans certaines locutions :

fHôtel- Dieu, le parvis Notre-Dame, les quatre fils

Aymon . Mais cette construction étant devenue

obscure, l'intelligence populaire l'a transformée,

comme on va le voir dans un instant.

Ces survivances sont instructives, parce qu'elles

nous induisent à penser qu'il n'en a pas été autre-

ment pour les langues anciennes, et que là où il y a

quelque interdiction ou quelque tolérance inexpli-

quée, nous avons peut-être l'action prolongée d'un

état de choses antérieur. C'est ainsi sans doute que

doit s'interpréter la règle connue sous la formule

La loi de survivance, comme la loi de répartition1

,

a ses limites. Quand une flexion n'est plus repré-

sentée qu'à un petit nombre d'exemplaires, quand

ces exemplaires sont eux-mêmes devenus mécon-

naissables, l'intelligence, dépourvue de direction,

ne sait plus à quoi se prendre. Une prudence

instinctive, qui est le produit de beaucoup d'essais

i. Voir ci-dessus, p. 40.

Page 76: essai de semantique Bréal, 1897

60 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

mal réussis, fait qu'alors on renonce à des construc-

tions devenues trop difficiles à comprendre. Il est

rare que le peuple manque à cette précaution. Ce

qu'il ne comprend pas, il l'abandonne ou il le

transforme.

Jl a transformé, par exemple, la construction

génitive dont il vient d'être parlé. Dans des expres-

sions comme : la place Maubert, le quai Henri IV, ce

n'est plus un génitif que nous percevons, mais il

nous semble que nous prononcions le nom même de

ces voies publiques. Ainsi s'est formée une construc-

tion qui a fini par prendre le plus grand développe-

ment, et à laquelle nous devons la plupart de nos

noms de rues, de quais et de boulevards, sans parler

des mille inventions de l'industrie '.

Il peut arriver que les survivances soient entre-

tenues dans la langue littéraire, alors que déjà elles

ont disparu de la langue du peuple. C'est ainsi que

la poésie a conservé l'habitude des inversions, qui ne

sont pas autre chose qu'une liberté des anciens

temps. A la condition qu'ils ne nuisent pas à la

clarté, ces restes d'un âge antérieur sont précieux :

ils apportent au langage de la dignité, de la grâce et

1. La rue Montmartre, le boulevard Malesherbes, la place Victor-

Hugo, etc. Les plumes Saint-Pie/ re, les lampes Swan, etc.

Page 77: essai de semantique Bréal, 1897

LA SURVIVANCE DES FLEXIONS. 61

de la force. Mais il ne faut pas que l'écart devienne

trop grand. Si les libertés de la syntaxe supposeut

l'existence de flexions depuis longtemps abolies et

oubliées, une certaine obscurité ne peut manquer de

se répandre. La forme la plus subtile de Yarchaïsme

est de faire appel à des moyens grammaticaux qui

n'existent plus dans la conscience populaire. S'il est

relativement aisé de remettre en circulation d'anciens

mots, il est beaucoup plus difficile de ramener et de

faire comprendre les anciens tours. La survivance

est donc une loi du langage dont il appartient à cha-

cun, selon l'idiome et selon l'occasion, de mesurer

les justes limites '.

1. Voir ce que j'ai dit au sujet de l'allemand dans mon livre : DeVenseignement des langues vivantes, p. 65.

Page 78: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE V

FAUSSES PERCEPTIONS

Fausses désinences du pluriel.— Fausses désinences des cas.

L'apophonie.

Nous sommes ainsi conduit à parler d'un phéno-

mène proche parent du précédent : « la fausse per-

ception ».

Nous croyons souvent percevoir la désinence là où

elle n'est pas. Ainsi un Anglais, prononçant le pluriel

oxen, croit sentir dans la syllabe en la marque du

nombre : cependant on a simplement ici le thème

anglo-saxon oxen, « bœuf »; sanscrit, nksan. La vraie

marque de la pluralité est tombée.

Il est aisé de voir à quoi tient cette illusion. C'est

que le singulier, ayant perdu la moitié du thème, est

réduit à la syllabe ox. Dès lors, entre le singulier et

le pluriel, il y a une différence qui est interprétée

comme servant à l'expression du nombre. Le peuple

a le sentiment de l'utilité, mais nullement le souci

de l'histoire. Il emploie ce qu'il a; s'il fait des pertes,

Page 79: essai de semantique Bréal, 1897

FAUSSES PERCEPTIONS. 63

il utilise ce qui lui reste. Il fait entrer du sens en

des syllabes qui n'en avaient pas. La perception est

donc fausse au point de vue de l'histoire, mais au

point de vue de l'histoire seulement.

Le même exemple peut servir pour l'allemand.

Il est même arrivé que l'allemand s'est si bien per-

suadé avoir une désinence, qu'il a mobilisé cette

syllabe et en a fait librement usage. Non seulement

il décline : der Ochs, die Ochsen, mais il fait : der

Mêmeh, die Menschen, et même, en déclinant des

mots d'origine étrangère : der Soldat, die Soldat-en.

L'allemand a une autre syllabe dont l'histoire est

encore plus instructive.

Quand on dit que Kind fait au pluriel Kind-er, on

donne à entendre que er est la désinence du pluriel :

cependant er n'est pas autre chose que le suffixe es

ou er que nous avons dans le latin gener-is, dans le

grec Y6ve(<r)-o;. Ce qui n'a pas empêché que toute

une catégorie de mots ait suivi ce modèle : die

Weiber, die Làmmer, die Lâcher, die Bûcher, die

Golter. On peut donc dire que le sentiment qui fait

aujourd'hui reconnaître dans Kind-er, Weiber,

Hàus-er une désinence du pluriel est, au point de

vue de l'histoire, une fausse perception, ce qui n'em-

pêche pas qu'elle soit devenue une désinence régu-

lière de la langue '.

]. L'anglais child, qui faisait anciennement au pluriel cildru, cildre,

a encore ajouté par-dessus la syllabe en : children. Sur l'identité pri-

Page 80: essai de semantique Bréal, 1897

Gi LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

Les faits de ce genre sont plus aisés à observer

clans les langues modernes que dans les langues

anciennes. On en devine aisément la raison, qui

n'est autre que le manque de documents antérieurs.

Toutefois, nous voyons qu'en latin Ye de dulce,

nobile, fait l'effet d'être le signe du neutre, quoique

le neutre soit simplement reconnaissante à l'absence

de désinence. Il suffît de rapprocher le grec tSpiç,

neutre tSpt, ou eu^apiç, neutre eu^apt, pour voir que

Ye de dulce tient la place d'un ancien i final.

Si l'on pouvait interroger un contemporain d'Au-

guste sur l'impression qu'il a des mots comme omis,

scelus, il dirait sans doute que la syllabe us est là

pour marquer la désinence. Un Grec, dans l'impar-

fait eXue, dans l'aoriste IXwt-, pensait sentir la troi-

sième personne, quoique la marque de cette troi-

sième personne (un t)fût tombée.

Une autre sorte de fausse perception est de croire

à la présence de formes grammaticales qui n'ont

jamais existé. En latin, la déclinaison est au pluriel

d'un cas plus courte qu'au singulier : en effet, le

datif et l'ablatif ne possèdent et n'ont probablement

jamais possédé qu'une seule et même désinence plu-

rielle. Cependant ce déficit n'est pas senti. On le sent

si peu que les linguistes ne sont pas encore d'accord

pour savoir quel est, des deux cas, celui qui manque.

milive de Kind et de child, voir les Mémoires de la Société de linguis

tique, t. VIL p. 445.

Page 81: essai de semantique Bréal, 1897

FAUSSES PERCEPTIONS. G5

Nous venons de voir que la perte d'une dési-

nence peut ajouter à la valeur significative de ce

qui survit. Les phénomènes bien connus de YUmlaut

et de YAllant tirent de là la plus grande partie de

leur importance.

On sait que la différence de voyelle entre man et

men, entre Vater et Vàter n'est nullement primitive,

mais que « l'adoucissement » de Va en e ou en à est

dû à l'influence d'une syllabe finale autrefois pré-

sente, mais plus tard emportée par l'usure du

temps. Cette différence de voyelle suffît pour distin-

guer le pluriel du singulier. Elle a même d'autant

plus de valeur qu'elle est seule aujourd'hui à mar-

quer un important rapport grammatical. Cette façon

de marquer le pluriel, si elle avait pu être intro-

duite partout, aurait eu le mérite de l'élégance et

de la brièveté.

On ne peut penser à la différence entre man et men

sans songer aussitôt à la différence qui existe dans

la conjugaison entre les divers temps de certains

verbes : sing, sang, sung. Là aussi le sentiment pré-

sent de la langue n'est point d'accord avec l'his-

toire. 11 semble que cette variété de voyelles ait été

inventée exprès pour marquer la variété des temps.

Cependant il n'en est rien : en remontant de quel-

ques siècles en arrière, on constate qu'elle n'est

qu'un accompagnement d'autres exposants, lesquels

sont les exposants significatifs et véritables. La

Page 82: essai de semantique Bréal, 1897

66 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

diversité des voyelles est produite par des raisons

secondaires, raisons d'accentuation ou de contrac-

tion. Mais le sentiment suggéré par la langue

moderne, c'est que le changement dV en a est des-

tiné à indiquer le prétérit, que le changement de

F* en u est fait pour marquer le participe. N'étant

pas significatif à l'origine, ce changement de voyelle

est devenu significatif. Peut-être même y a-t-il entre

cet avènement à la signification et la chute de l'appa-

reil flexionnel une connexion plus intime, car on

peut soupçonner que le peuple ne laisse tomber ce

qui lui est utile que s'il sent déjà par devers lui

qu'il a le moyen de le remplacer.

Page 83: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE VI

DE L'ANALOGIE

Idée fausse sur l'analogie.— Cas où le langage se laisse guider par

l'analogie.— A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour obtenir

plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition, soit uneressemblance. — D. Pour se conformer à une règle ancienne ounouvelle. — Conclusions sur l'analogie.

Dans les livres de linguistique publiés depuis

quinze ou vingt ans l'analogie occupe une grande

place, non sans raison, car l'homme est naturelle-

ment imitateur, et s'il a quelque expression à

inventer, il a plus vite fait de la modeler sur un

type existant que de s'astreindre à une création ori-

ginale. Mais on se trompe quand on présente l'ana-

logie comme une cause. L'analogie n'est qu'un

moyen. Les vraies causes, nous allons tacher de

les montrer \

Les langues recourent à l'analogie :

A. Pour éviter quelque difficulté d'expression.—

Une formation plus commode ayant été trouvée,

1. Je suppose qu'il est inutile de répéter ce que j'ai dit en com-

mentant sur cette volonté à demi consciente et opérant à tâtons qui

préside à l'évolution du langage.

Page 84: essai de semantique Bréal, 1897

68 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

l'ancienne formation est, en quelque sorte, arrêtée

en sa force d'extension, réduite à ce qu'elle possède,

privée de toute occasion de s'enrichir davantage.

Mais dès lors qu'elle ne s'enrichit plus, elle s'appau-

vrit. L'habitude fait que tantôt sur un point, tantôt

sur un autre, l'ancienne formation est délaissée. Elle

finit par n'avoir plus qu'un petit nombre de spéci-

mens qui lui restent fidèles, spécimens eux-mêmes

de plus en plus incomplets et incertains.

Un exemple frappant nous est fourni par le grec,

avec ses deux conjugaisons en |n et en w, que nous

voyons en concurrence dès les plus anciens temps,

mais avec un constant recul de la conjugaison en;ji».,

un constant progrès de la conjugaison en to.

La première est, sans aucun doute, la plus an-

cienne1

,comme elle est la plus compliquée et la plus

difficile. Aussi est-ce une formation close, réduite à

une centaine de verbes (à la vérité, très importants),

dont le nombre n'augmente plus. Dès l'époque

homérique, la conjugaison en ut. est non seulement

parquée, mais attaquée chez elle. A côté de 8s«cvuui

l'on voit se produire un verbe Seucvuto. Le verbe élut,

« être », fait au participe wv, sur le modèle de lùw.

Le verbe etju,« aller », fait à l'optatif toiju, sur le

modèle de à'joiui.. Les verbes à redoublement, comme

i. Quelques linguistes, en ces dernières années, ont soutenu que la

conjugaison en(xi était la plus moderne. Nous ne pouvons voir dans

cette thèse qu'un ingénieux paradoxe, que la vue seule du latin auraitdû empêcher de naitre.

Page 85: essai de semantique Bréal, 1897

DE L'ANALOGIE. 69

tc'Itttw, a'l(jLvw,y£yyo kua!., qui étaient de même sorte que

ttltypi, o»loo)a'., xfypr,{u, ont décidément abandonné la

conjugaison en4

ul».? pour passer aux verbes en w.

La conjugaison en pu présente donc le spectacle

d'une formation saccagée, battue en brèche. Cha-

cune des pertes qu'elle a faites a été un gain pour la

conjugaison en w.

La mémoire ne se charge pas volontiers de deux

mécanismes fonctionnant concurremment pour un

seul et même résultat : si peu qu'elle hésite, les

formes le plus souvent employées se présentent

les premières.

La conjugaison en w offrait l'avantage d'une accen-

tuation plus uniforme, d'une moins grande variété

de voyelles, d'une symétrie plus visible; cet o ou cet

s qui vient se placer entre la racine et la désinence

(Aj-o-pv, Xu-s-xs) est comme un tampon qui empêche

les conflits. La facilité plus grande devait assurer

la victoire à la conjugaison en w.

En latin, les choses sont encore plus avancées. La

lutte est déjà terminée. Qui se douterait, sans la

lumière projetée par les langues congénères, que

sistere, blbere, gignere, serere, sont d'anciens verbes à

redoublement, semblables à vM^i, Slôw^u? Les sur-

vivants de l'ancienne conjugaison, esse, ferre, velle et

quelques autres, sont classés parmi les verbes irré-

guliers. Encore ne sont-ils irréguliers que pour une

partie de leurs formes. Le travail de rangement se

Page 86: essai de semantique Bréal, 1897

70 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

continuant dans le peuple, velle a donné en bas-latin

volêre, d'où le français vouloir-, posse a donné potêre,

d'où le français pouvoir. Les derniers restes ont donc

été peu à peu absorbés.

Cependant, telle est la lenteur de ces évolutions,

qu'aujourd'hui encore, dans toutes les langues

romanes, il reste un témoin, unique à la vérité, de

la conjugaison enjju.

C'est le verbe être, qui, par ses

anomalies, trahit son origine plus ancienne. Il est

d'ailleurs fortement entamé. En espagnol on a

somos, sois, son, comme si le latin était sumus, sutis,

sunt. L'italien tire un gérondif essendo d'un infinitif

déjà modernisé essere.

Ce qui s'est passé pour les verbes a eu lieu aussi

pour les substantifs. Une déclinaison plus facile,

plus claire, gagne du terrain sur les autres décli-

naisons. Déjà dans les inscriptions de Delphes on

trouve Ts9vaxoTO?.ç, àytovotç, ev avopot; Tploiç, sv -zoic, oxtco

ksoiç, etc. C'est un commencement qui annonce ce

qui se passera dans la suite pour cette troisième décli-

naison, d'un maniement trop délicat. A l'imitation

du datif àywvot; est venu ensuite un nominatif ayovov.

C'est ainsi que se préparent les formes modernes

comme of^ovroi, yépovto*. Déjà anciennement, à côté

de <pùXa£, jjiàpTuç, (HàxTtop, on trouve les nominatifs

cpjXaxoç, JJlàpT'JpOÇ, 8».7X70pOÇ1.

1. Les faits sont les mêmes dans l'Inde. Voir Otto Franke, Die Suchtnach a-Stàmmen im Pâli. (Annales de Bezzenberger, XXII, p. 202.)

Page 87: essai de semantique Bréal, 1897

DE L ANALOGIE- 71

Quelque chose de semblable s'est passé pour le

féminin. Les noms de la troisième déclinaison ont

été changés en noms de la première : au lieu de

cpXo£,le grec moderne dit r\ spX&pi au ^eu de TV'

D-J.o% il fait T7JV £)-'l07.7.

C'est évidemment le datif pluriel qui était la pierre

d'achoppement : le déraillement des déclinaisons

commence toujours sur ce point. Le participe pré-

sent kvsy'j^v aurait dû donner la forme peu commode

ttxouoim. Mais déjà dans la langue d'Homère on

trouve àxojôvTscr-'. '. Ces formes en s*n, qui ont pris

naissance parmi les thèmes comme t*1%qç, devien-

nent très fréquentes sur les inscriptions, où Ton a,

par exemple, àoyovTcO-a-',, eovrtovn, DJJovtcO-o-',, àycovs^a-»,,

'l »

'

En rapprochant àywvsa-s-i et àywvow, on se convainc

que des deux côtés le but est le même : il s'agissait

d'éviter àyàm.

En latin, nous retrouvons les mêmes faits, et d'une

façon encore plus visible. La déclinaison consonan-

tique y est déjà plus qu'à moitié remaniée. C'est au

type de la déclinaison en i (avis, collis) que les diffé-

rentes flexions ont été ramenées. On peut s'en rendre

compte aisément en comparant, par exemple, le

grec ^£pôvT-cov et le latin ferent-ium, le grec cpépôy?*a

et le latin ferent-ia, le grec cpépovi-sçet le latin

i. Odyssée, I, 352.

Page 88: essai de semantique Bréal, 1897

72 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ferent-ês (pour ferenteis)i. Il faut se rappeler que la

prononciation latine resserre les mots, abrège ou

éteint les syllabes finales : autant de causes qui

devaient rendre la déclinaison peu distincte. Le

remaniement s'est étendu, de proche en proche,

jusqu'à certains nominatifs : ainsi juven, « jeune

homme » (sanscrit'./wyâw), d'où juven-tus, est devenu

juve?iis] ans, « oreille », d'où au(s)dire, auscultare,

« écouter », est devenu ausis, anris.

B. Pour obtenir plus de clarté. — Autant que

possible, il faut que les formes grammaticales ne

prêtent à aucune équivoque. Si elles sont trop

courtes, trop émoussées, elles menacent de devenir

inintelligibles. C'est ce qui serait arrivé, par exemple,

pour les génitifs pluriels de la seconde déclinaison.

L'ancien génitif en um (grec eov),dont on a encore

des exemples dans des locutions toutes faites \ cède

là place à un génitif en orum emprunté aux pro-

noms, et ayant de plus cet avantage d'être symé-

trique aux formes en arum de la première décli-

naison.

Le superlatif était primitivement terminé en toç.

De cette formation très simple, il est resté irptToç,

1. Il y a encore quelques rares traces de l'état antérieur. Aulu-Gelle

(XIX, 7) cite de Lévius l'expression silenta loca. Silenla est un plurielneutre à la manière de çsXoOvt-oc. Mais le latin a perdu l'habitude deces neutres : il dit veloc-ia, locuplet-ia, simplic-ia. Au génitif pluriel,on a encore parentum, animantum : mais la forme ordinaire est non

(adulescentium, infantium, discordium).2. Prœfectus fabrum, duo milia sestertium, templa deum, etc.

Page 89: essai de semantique Bréal, 1897

DE L ANALOGIE. 73

Tttaptoç, oèya-zoc;. On sait, en effet, que les nombres

ordinaux se forment à l'aide des mêmes suffixes

qui servent à marquer les degrés de comparaison.

Mais cet exposant toç, trop simple et trop court,

pouvait donner lieu à des méprises. En détachant

l'a de oixa, le grec obtient un suffixe plus complet,

oitoç; de là les superlatifs comme utcxtoç, IV/a-roç,

TT^uaToç. Pour surcroît de clarté, au suffixe «to? la

langue ajouta encore le t du comparatif râpoç : dès

lors on eut le suffixe twuo^ qui permit d'opposer

cpO-'/Toç à cpOtfrepoç *.

Le désir de formes explicites fait comprendre

comment, en français, aux anciens nombres ordi-

naux tiers, quart, quint (le tiers parti, un quart

voleur survient...) ont été substitués troisième, qua-

trième.... Des anciens ordinaux lalins il ne reste plus

que les deux premiers : mais déjà deuxième, au lieu

de second, est familier à nos oreilles.

Dans la conjugaison, certains participes passés

menaçaient de devenir étrangers au verbe dont ils

sont tirés. Qui sent encore la parenté de poids, qu'il

faudrait écrire pois, et de pendre, de toise et de

tendre, de route et de rompre2? Il était utile d'avoir

une forme qui accusât mieux les affinités. Ainsi

1. Nous devons ce modèle d'étude historique à M. Ascoli, dans les

Studien de Gurtius, IX, 342.

2. Encore au xviesiècle, les fractions, en mathématiques, s'appellent

les nombres roupts. La route désigne une voie qu'on a faite en rompantla forêt et le terrain.

Page 90: essai de semantique Bréal, 1897

74 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE,

s'explique la faveur qu'a rencontrée le participe en

têtus .-pendu, tendu, rompu '. Le mouvement est venu

de quelques rares avant-coureurs qu'on aperçoit en

bas-latin : pendutus, decernutum, incendutum. Eux-

mêmes, ils sont un produit de l'imitation (latin

solutus, statutus)2

. Grâce à cette svllabe finale, le

français a rétabli les lignes de sa conjugaison en

désordre.

Au lieu de nous prenmes, nous faismes, qu'aurait

dû donner le latin prendimus, facimus, on a dit nous

pren-ons, nous fais-ons; au lieu de vous prents ,

qu'aurait dû donner le latin prenditis, on a dit vous

pren-ez. D'où viennent ces désinences plus pleines?

La seconde personne du pluriel l'indique suffisam-

ment. Elles ont été empruntées à la première conju-

gaison3

.

Donnons encore un exemple tiré de la conjugaison

grecque.

A la troisième personne du pluriel, les aoristes

seconds des verbes comme çltoiju avaient une dési-

nence fort courte : I9sv, e&iv, ëorav, e»xv, e<puv, etc. La

langue homérique abonde en formes de ce genre.

Mais on en voit l'inconvénient : ces troisièmes

1. Les enfants, en disant j'ai prendu, se conforment aux modèlesfournis parla langue. On a, depuis longtemps, reconnu en eux d'actifs

auxiliaires de la régularité grammaticale. Au lieu de / came, l caught,on les entend dire en anglais I comed, I catched.

2. Les verbes latins ayant leur parfait en ui, comme habui, tenui,ont été des premiers à prendre un participe en utus.

3. Les seuls survivants qui n'aient pas été remaniés sont : vous dites

(dicitis), vous faites (facitis).

Page 91: essai de semantique Bréal, 1897

DE L ANALOGIE. 75

personnes du pluriel ressemblaient trop aux pre-

mières du singulier. Le moyen employé a été fort

simple : grâce à une rallonge empruntée à l'aoriste

premier, on a eu eéhrjrav, wrao-sv, e<pxaray, ecpusav, àviOso-av1

.

Un fait, à première vue surprenant, mais attesté

par des preuves nombreuses, c'est que les suffixes

les plus usités dans nos langues modernes sont des

suffixes empruntés. Ainsi le grec nous a permis de

former nos mots en isme, comme optimisme, socia-

lisme', en iste, comme artiste, fleuriste; en iser,

comme autoriser, fertiliser. L'allemand nous a fourni

le suffixe ard, comme dans vantard, bavard. L'ita-

lien, le suffixe esque, comme dans gigantesque,

romanesque . A prendre les choses à la rigueur, les

mots en al comme national, provincial, en ateur,

comme ordonnateur, provocateur, sont formés à l'aide

de suffixes latins, puisque ces mêmes suffixes, quand

ils sont entrés en français par voie populaire, ont

pris un autre aspect. C'est le besoin d'avoir des

formes explicites, se détachant nettement aux yeux,

qui a procuré ce tour de faveur aux désinences

étrangères : les nôtres ayant subi l'usure du temps,

s'étant mêlées à la partie antérieure du mot, ne

s'étalent pas avec la même évidence.

Le même fait s'observe chez nos voisins. On sait

le succès qu'a obtenu en allemand notre désinence

1. Gurtius, Das Vetbum, I, 74.

Page 92: essai de semantique Bréal, 1897

76 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

-/<?, qui a donné les substantifs en -ei, comme

Bâckerei, Zauberei. Les Anglais ont emprunté à notre

seconde conjugaison cette syllabe ish qu'on trouve

non seulement dans finish, nourish, où le modèle est

fourni par le français, mais dans publish, distinguish,

où le suffixe est transporté par imitation.

A toute époque, chez toutes les nations, il s'est

trouvé des puristes pour protester contre ces em-

prunts. Mais ceux qui forment le langage, voulant

avant tout être compris, et être compris aux

moindres frais, s'inquiètent peu de la provenance

des matériaux qu'ils mettent en œuvre.

C. Pour souligner soit une opposition, soit une res-

semblance. — Le langage nous révèle ici un fait de

psychologie : l'esprit, qui associe volontiers les idées

par couples, aime à souder entre eux les contraires,

en leur donnant même extérieur. En même temps

que cela aide la mémoire, cela donne plus de relief

à la parole. « Rien n'est plus naturel, dit le philo-

sophe anglais Bain, quand nous considérons une

qualité, que la disposition à retourner à l'autre

qualité, qui en fait le contraste. »

Nous commencerons par les exemples les plus

simples.

Le jour et la nuit forment une antithèse vieille

comme le monde : sur le modèle de diu\ le latin,

détournant l'ablatif nocte de sa déclinaison, a fait

Page 93: essai de semantique Bréal, 1897

DE L'ANALOGIE. 77

noctu. Sur le modèle de cliurnus il a fait nocturnus !.

Une autre opposition non moins vieille est celle

de la vie et de la mort. Sur le modèle de vivus, le

latin a fait mortuus. Selon les règles de la langue

latine, morior devait faire mortus, comme orior,

experior font ortus, exportas2

. Mais l'occasion de

l'antithèse se trouvant à toute heure 3

,la syllabe

finale de l'un s'est communiquée à l'autre.

Les expressions « avant » et « après » sont pareil-

lement de nature à s'influencer. A côté de l'adverbe

antid, devenu plus tard ante, le latin a formé un

adverbe poslid, devenu poste et post. Posticl s'est con-

servé dans postid-ea, qui est modelé sur antid-ea. A

la base se trouve la syllabe pos, après »4

.

On voit que pour déterminer une création par

analogie, il n'est pas nécessaire que la langue pré-

sente des modèles en grand nombre. Dans les cas

que nous venons de citer, un seul mot a suffi : mais

c'est que les deux termes étaient directement à l'op-

posite. L'analogie, pourrait-on dire, fait sentir sa

puissance en raison de la situation. C'est ainsi qu'en

français nous avons fait l'adjectif méridional, dont le

1. On a soutenu récemment que c'est noctu qui a influencé diu : mais

pour établir la vraie filiation, il suffit de rappeler le sanscrit divas ou

djus,« jour >• (pûrvè-djus, « hier »).

2. La forme mortus est, en effet, celle que le verbe a reprise dans

les langues romanes.3. Mortuum aut vivum. — vivo et mortvo. C. I, L. VI, 6iG7; IX,

4 816, etc.

4. Sanscrit pas, « après », dans paç-eât.

Page 94: essai de semantique Bréal, 1897

78 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

suffixe, qui ne se trouve nulle part ailleurs, serait

impossible à expliquer, sans son contraire septen-

trional.

Telle locution serait inexplicable, si on ne la rap-

prochait de son contraire. Ainsi epiTcéSwv (en parlant

d'une gêne, d'un obstacle) ne s'explique que par

sx-oocov, a hors des pieds!

».

Les Grecs, qui connaissaient déjà l'analogie par

antithèse, l'avaient appelée d'un joli nom :<rvvsx3pojxirj

xaT1

sv av-r «,677,7a. L'image est empruntée à quelque

pièce de bétail qui se détache de ses compagnes et

va suivre un autre troupeau.

Nous allons maintenant donner quelques exem-

ples de l'analogie servant à souligner une ressem-

blance.

Les noms de parenté comme ita-n^, pitrjp, Ouyàr^o,

ayant leur datif pluriel en -«<n, le grec uléç, « fils »,

qui n'avait aucune raison pour cela, a fait pareille-

ment ulà<n. M. J. Wackernagel signale un cas tout

pareil en sanscrit-. Le mol pati, qui veut dire à la

fois « maître » et «époux », a deux génitifs, l'un

(régulier)—

paies— quand il signifie

« maître »,

l'autre (irrégulier)—

patjus—

quand il signifie

« époux ». Ce patjus vient des génitifs comme pitus,

« du père »;mdtus

,« de la mère ».

1. L'analogie par opposition se retrouve également dans l'antithèse

•^asiç et u[xeiç, jj.or/poç et juxpôç. Voir aussi {Mcm. Soc. ling., IX) ce que

j'ai dit de l'adverbe triwicft.

2. Journal de Kukn, XXV, 289.

Page 95: essai de semantique Bréal, 1897

DE L ANALOGIE: 79

Le grec avait un substantif oZHp (génitif ojOy-oç),

« mamelle », dont l'ancienneté est attestée par le

latin tiber et l'allemand Euler, ainsi que par le sans-

crit ûdhar. Ces noms en -ap, -a^oç se sont multipliés,

pour marquer quelque partie du corps. On a yovaTS,

« les deux genoux », waxe, « les deux oreilles »,

-cccrtô-rrs, « les deux yeux », et même xipr4ap,« la tête » .

On compte enfin dans toutes les langues quelques

mots qui, rapprochés par le sens, ont aussi été rap-

prochés par la forme. Le grec, par exemple, a

Aàpjy; etcpàp'jyç, aûpty? et «ràXmyS ;

le sanscrit a

angiàtha, «le pouce »; ostha, «la lèvre »\kdstha, « le

ventre »; itpastha, « le giron »

;les langues celtiques

ont leurs mots en arn et en orn : vagues restes de

classification, aux trois quarts effacés, comparables

à ces alignements qui attestent encore, sur l'empla-

cement des villes disparues, que les hommes ont

autrefois essayé d'y bâtir en ordre leurs demeures \

C'est surtout dans la syntaxe qu'on a occasion

d'observer cette sorte de symétrie. Beaucoup de con-

structions qui répugnent à la pure logique trouvent

par là leur explication. Si les verbes signifiant

« prendre, ravir, enlever » se construisent en latin

avec le datif, c'est que « donner, attribuer, offrir »

se construisent avec le datif. Si l'on dit diffidere alî-

I. Voir rUoomfield, On adaptation of suffixes m congeneric classes ofmiives. Baltimore, 1891. — Zimmer, American Journal of Vhilology,

JMt.i. p. il 9.

Page 96: essai de semantique Bréal, 1897

80 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

cui, c'est qu'on dit credere alicui. Si l'on dit, avec le

génitif, obliviscitur nostri, c'est qu'on dit, avec le

génitif, meminit nostril. Enfin si l'on dit, avec

l'ablatif, in arbe, qui a l'air d'impliquer une contra-

diction, puisque l'ablatif marque une idée d'éloigne-

ment, c'est qu'on disait ex arbe, ab arbe. C'est ainsi

encore qu'en allemand in dem Haas, zu dem Haas,

où in, zu se construisent avec le datif, a conduit à

employer le datif dans des locutions comme aus dem

Haas, von dem Ha us. Comme on dit en anglais

agrée withsome one, on dit di/fer with some one.

Il suffît d'écouter parler les personnes qui savent

imparfaitement une langue et observer les fautes

qu'elles commettent pour voir que c'est par des asso-

ciations de ce genre qu'elles se laissent ordinaire-

ment guider.

D. Analogie pour se conformer à une règle ancienne

ou nouvelle. — Ces mots ont besoin d'être expliqués.

Il est question ici d'une règle non formulée, que

l'homme s'efforce de deviner, que nous voyons les

enfants tâcher de découvrir : en la supposant, le

peuple la crée. L'idée que le langage obéit à des lois

fixes est profondément imprimée dans l'esprit du

peuple : rien d'ailleurs n'est plus raisonnable,

puisque, sans lois, le langage cesserait d'être intelli-

1. Obliviscor signifie littéralement « jaunir, s'efiacer ». La métaphorevient d'une écriture qui pâlit. Varron {De L., L. V, 10) appelle les motssortis de l'usase : oblivia verba.

Page 97: essai de semantique Bréal, 1897

DE L'ANALOGIE. 81

gible et faillirait à son premier et unique objet. Nous

voyons que chez l'homme du peuple un manquement

à ce qu'il suppose la règle provoque soit le rire,

soit le mépris.

Les formes qui déroutent par un aspect insolite

sont donc considérées comme fautives et ramenées

au type supposé régulier. C'est ainsi que les excep-

tions deviennent de moins en moins nombreuses et

finissent par disparaître. Les linguistes, conserva-

teurs par métier, sont ordinairement peu favorables

à cette sorte de rangement. Mais l'analogie remplit

ici un office nécessaire, sans lequel bientôt il n'y

aurait plus qu'obscurité et désordre.

Mais il ne faut pas que le peuple ait à résoudre

des problèmes trop difficiles : s'il se trouve des pièges

sur sa route, il y tombe. Isidore de Séville enregistre

un verbe de la première conjugaison, usité de son

temps, prostrare, «jeter à terre » : c'est prostravi qui

a produit ce verbe, le chemin qui conduisait à

prostemo étant devenu trop difficile à trouver. Déjà

en latin classique on a delere, « effacer, détruire »,

tiré du parfait delevi, lequel est un composé de

linere. Il y avait un verbe prœstare, composé de stare,

qui faisait au parfait prœstiti, « j'ai surpassé »; un

autre verbe prœstare, dérivé de prœstus (prœ-situs),

« préparé, prêt », a donc fait également prœstiti,

«j'ai préparé, j'ai fourni ».

La mémoire du peuple est courte. Nous voyons

Page 98: essai de semantique Bréal, 1897

82 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

un pluriel comme omnes (pour hommes) s'enrichir

d'un neutre omnia et d'un singulier omnis : nous

voyons un féminin felix (de fêla, « mamelle ») pro-

duire un masculin et un neutre i.

11 est intéressant de voir avec quelle ponctualité

la règle, une fois admise, est obéie et appliquée. Le

linguiste qui assiste à ce spectacle, et qui, connais-

sant les éléments mis en œuvre, voit les matériaux

les plus disparates passer par la filière, ne peut

s'empêcher d'en admirer le fonctionnement. On a

improprement appelé ceci une contrainte (System-

zwang). Il n'y a point de contrainte : il n'y a qu'obéis-

sance volontaire à la règle.

En voici quelques spécimens.

Nous sommes habitués à voir les verbes grecs

prendre à l'imparfait et à l'aoriste l'augment sylla-

bique ou temporel. Mais nous ne sommes pas pré-

parés à voir l'augment modifier un adverbe ou un

pronom. C'est pourtant ce qui se passe quand des

mots composés comme omo-Oo'fjXall,« arrière-garde »,

aÙToji.oXoç,« déserteur », donnent naissance chez

Xénophon à des imparfaits comme wmTÔotpuXàxît. et à

des aoristes comme r^o^ôlr^. Personne ne s'en

étonne, sauf le philologue, qui y voit un exemple de

la logique populaire. En grec moderne, où l'augment

subsiste, on le pJace sans hésiter devant les préposi-

\. Felicla arma. Felix omen.

Page 99: essai de semantique Bréal, 1897

DE L'ANALOGIE. 83

tions : on dira par exemple eirporljiuov,« j'aimais

mieux »; Y.voyAr^a, «j'ai dérangé ». Le grec ancien

axait déjà commencé, en disant exàOeuSe.

Que le lalin ait pris un participe passif ou moyencomme amamini, lauclamini, et qu'il en ait fait une

seconde personne de la conjugaison, en sous-enten-

dant estis, cela n'a rien de bien surprenant : c'est

comme si en grec on avait cpiXou^svoC z^z, tt|A<i>|jievo£

wr*. Mais où l'analogie commence son œuvre, c'est

quand nous trouvons amabamini, amemini, amare-

minij formes hétéroclites, quoique parfaitement

intelligibles.

L'analogie est surtout curieuse à observer quand

elle se trouve aux prises avec quelque difficulté

imprévue.

Le redoublement de la syllabe initiale des verbes,

obligatoire au parfait, devenait à peu près impos-

sible avec les groupes o-ir, <rc, o-x, ou avec les lettres

Ç, H. On sait de quelle façon le grec a tourné la diffi-

culté. Dans ce cas, au lieu du redoublement, il se

contente de l'augment. On croirait être témoin de

quelque compromis comme en présente l'histoire

d<s institutions et des lois. Ou si cette comparaison

fait une trop grande place à la raison consciente

d'elle-même, il semble qu'on assiste au travail de

quelque bête ingénieuse se bâtissant sa demeure

avec des matériaux inégalement propres à cet usage.

Ce qu'il importe surtout d'observer, c'est le but

Page 100: essai de semantique Bréal, 1897

84 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

obscurément poursuivi. A qui étudie le verbe grec,

il est impossible de méconnaître une intention de

compléter les cadres : à côté de l'aoriste indicatif

sXiKra l'on trouve un aoriste impératif Xoaà-w»), un

aoriste optatif Xttauju, un aoriste participe Xouaç. L'a

qui se retrouve dans ces diverses formes en est

comme la signature. L'intelligence des masses se

montre ici par un de ses côtés les plus intéressants :

elle vient à bout, par les moyens les plus simples,

des difficultés qu'en toute espèce de métier ou d'art

la matière oppose à l'ouvrier.

Par ce qui précède, on voit ce qu'il faut penser de

l'Analogie. A considérer l'usage qui en est fait dans

quelques livres récents, on la prendrait pour une

grande éponge se promenant au hasard sur la gram-

maire, pour en brouiller et en mêler les formes,

pour effacer sans motif les distinctions les plus légi-

times et les plus utiles. Tel n'est pas son caractère :

elle est, au contraire, au service de la raison, raison

un peu courte, un peu dénuée de mémoire, mais qui

n'en est pas moins le vrai et nécessaire moteur du

langage.

Une question souvent discutée a été de savoir si

« dans la jeunesse de nos langues » l'analogie avait

autant de pouvoir qu'aujourd'hui. « Peut-on

Page 101: essai de semantique Bréal, 1897

DE L ANALOGIE. 85

admettre, dit Curtius, des formations analogiques

pour des temps si reculés?... Les formations analo-

giques ne me paraissent très vraisemblables que

pour les périodes récentes.... Ce n'est certainement

pas un hasard que l'attention ait été d'abord appelée

sur ces faits à l'occasion des langues modernes,

particulièrement des langues romanes. »

Nous ne pouvons pas, sur ce point, être de l'avis

du savant helléniste. Si l'attention a été d'abord

appelée de ce côté à l'occasion des langues romanes,

la raison en est que les langues romanes laissent

voir à découvert leurs origines, avantage qui manque

pour les époques anciennes. Mais les causes qui

amènent les changements étant des causes inhérentes

à l'esprit et imposées par les conditions de tout

langage, il n'y a aucun motif pour croire qu'elles

aient agi moins puissamment dans le passé.

Est-il vrai, comme on l'a dit encore, que l'ana-

logie soit une force aveugle, allant jusqu'au bout

sans se laisser arrêter par rien?

Il est difficile de le croire quand, quittant la

théorie, l'on se met en présence des faits. L'expé-

rience prouve au contraire que l'analogie a des

limites, lesquelles sont au moins aussi intéressantes

à étudier que le phénomène lui-même. Des raisons

de clarté ou d'harmonie suffisent pour la tenir en

échec.

Une dernière question serait de savoir si l'ana-

Page 102: essai de semantique Bréal, 1897

8G LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

logie mérite cette sorte de mésestime que certains

linguistes semblent lui avoir vouée.

Poussée trop loin, l'analogie rendrait les langues

trop uniformes et, par suite, monotones et pauvres.

Le philologue, l'écrivain, seront toujours, par goût

comme par profession, du côté des vaincus, c'est-à-

dire des formes que l'analogie menace d'absorber.

Mais c'est grâce à l'analogie que l'enfant, sans

apprendre l'un après l'autre tous les mots de la

langue, sans être obligé de les essayer un à un,

s'en rend maître dans un temps relativement court.

C'est grâce à elle que nous sommes sûrs d'être

entendus, sûrs d'être compris même s'il nous arrive

de créer un mot nouveau. 11 faut donc regarder

l'analogie comme une condition primordiale de tout

langage : si elle a été une source de clarté et de

fécondité, ou si elle a été une cause d'uniformité

stérile, c'est ce que l'histoire individuelle de chaque

langue peut seulement nous apprendre.

Page 103: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE YII

ACQUISITIONS NOUVELLES

Nécessité d'indiquer les acquisitions à côté des pertes.— L'infinitif.

Le passif.— Les suffixes adverbiaux. — Conclusions historiques.

Comme on distingue plus facilement les vides qui

se font dans une société qu'on ne remarque les

forces nouvelles qui se manifestent, ainsi il est

plus commun de voir noter les pertes subies par le

langage que de voir décrire les ressources qui lui

arrivent. L'évolution grammaticale se fait si len-

tement et par un progrès si insensible que la plu-

part du temps elle échappe à l'observateur. Cepen-

dant il est peu croyable que durant un espace de

quatre mille ans les langues indo-européennes aient

constamment éprouvé des déchets, sans compensa-

tion d'aucune sorte. L'histoire des pertes a été

faite souvent : celle des acquisitions reste à écrire.

Nous allons, à titre d'indication, en énumérer

quelques-unes.

Il ne saurait être question, bien entendu, de

Page 104: essai de semantique Bréal, 1897

88 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

créations ex nihilo : approprier à des usages nou-

veaux la matière transmise par les âges antérieurs,

c'est la forme sous laquelle nous voyons s'élaborer

le progrès.

En premier lieu, l'infinitif.

Cette forme si précieuse, la première qu'appren-

nent les enfants, la première qui, chez deux peuples

mis en contact et essayant de s'entendre, passe de

l'un à l'autre, n'a cependant pas existé de tout

temps. Elle est, au contraire, le produit d'une lente

sélection : il y faut voir le fruit d'une union tardi-

vement accomplie entre le substantif et le verbe. La

date relativement récente de l'infinitif, nous pou-

vons déjà la pressentir en voyant combien le latin

et le grec, d'accord sur tout le reste de la conju-

gaison, s'écartent sur ce point l'un de l'autre : il n'y

a aucune ressemblance entre la désinence de Xéysiv

et celle de légère, entre elvat et esse. Et même, sans

sortir de la langue grecque, en rapprochant les

formes dialectales comme e^ev, elvou, sjievai, on s'as-

sure que la langue grecque, jusqu'à une époque assez

récente, n'avait pas encore fixé son choix. Le latin,

à première vue, a l'air plus décidé; mais pour peu

qu'on y regarde, l'on voit qu'il est encore plus loin

de réaliser l'unité dïnfinitif, car il en partage la

fonction entre trois formes : l'infinitif proprement

dit, le supin et le gérondif. C'est seulement dans les

langues modernes que cette unité est un fait accompli.

Page 105: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES. 80

L'infinitif représente l'idée verbale débarrassée

de tous les éléments accessoires et adventices. Jl ne

connaît ni la personne ni le nombre. L'idée de la

voix (actif, moyen et passif) lui est, au fond, étran-

gère1

. L'idée du temps elle-même n'y est entrée que

par une sorte de superfétation et grâce à des retou-

ches tardives. Certains grammairiens ont voulu faire

de l'infinitif un mode du verbe : mais il n'est pas un

mode, il est, comme le disaient avec raison les

anciens, la forme la plus générale du verbe (xb ysvwcw-

tœrov p^pa), le nom de l'action(ovojxa -pày^aToç)

2

.

Pour sentir l'importance de cette forme, il suffit

de lire quelques lignes d'une langue moderne.

Moitié verbe, moitié substantif, mais ne portant pas

le bagage encombrant dont se chargent ces deux

sortes de mots, l'infinitif rend les mêmes services.

Comme le verbe, il a la force transitive; il peut,

comme le verbe, s'associer un sujet; il se fait

accompagner comme le verbe d'un adverbe ou

d'une négation. Mais, d'autre part, employé comme

substantif, il peut être sujet ou complément; il se

met après des prépositions comme à, de, pour, sans,

et toujours sans l'embarras des désinences. 11 est

! . Un vin agréable à boire. — Un conseil difficile à suivre. — Une offenseimpossible à pardonner. — En grec xaXoç ôpav, écaoç Gau[j.â<ro», paScov[xaôsïv.

— En latin : mirabile visu, difficile dictu, etc. Cicéron (Ad Fam.,IX. 25) nous donne en passant cet exemple de changement survenudans le sons : Nunc ades ad imperandum, vel ad parendum potius : sic

enim aniiqui loquebanlur.±. Infinitorum vis in nomen rei resolvitur. (Priscien.)

Page 106: essai de semantique Bréal, 1897

90 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

propre à exprimer une exclamation, un désir, un

ordre. Il est moins exposé enfin à cet épaississement

du sens, à cette cristallisation, à cette concrétion

dont nous aurons à parler plus loin, et dont tous

les substantifs, même les substantifs abstraits, sont

menacés '.

En présence de pareils avantages on se demande

ce qui a pu retarder à ce point la création de l'infi-

nitif. Pour répondre à cette question, il faut un

instant jeter les yeux en arrière et considérer le plan

général de nos langues.

Toutes les fois qu'il est question de classer les

langues d'après leur plus ou moins de perfection,

nous sommes habitués à parler de la famille indo-

européenne comme placée au degré supérieur de

l'échelle. Cependant il ne faut pas chercher bien

longtemps pour y retrouver ce que nous regardons

comme une caractéristique des idiomes peu avancés.

Certaines langues de l'Amérique peuvent dire « ma

tête, ta tête, sa tête », mais non pas « tête » en

général. Cela est assurément barbare. Mais il n'en

était pas autrement du verbe indo-européen , qui

pouvait dire cplpco, oipeiq, vipti, mais non pas ©épeiv.

Dans le plan primitif, l'action était toujours rap-

portée à une personne. Une forme comme ùLùlouj.,

<h8oQ»,, représente à elle seule toute une proposition :

1. Comparer, par exemple, frui et fructus, regere et regio, etc. Voir

ci-dessous, le chapitre des mots abstraits.

Page 107: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES. 01

elle contient à la fois le verbe et son sujet. Nos

langues ne sont donc pas si loin de l'état dit holo-

phrastique, où le mot était à lui seul une phrase.

L'infinitif est une conquête de l'abstraction. Il a

fallu le chercher en dehors du verbe, parmi les

substantifs. L'élaboration de l'infinitif était déjà

commencée, mais non pas terminée à l'époque

proethnique : il a fallu des siècles pour que chaque

idiome fixât son choix sur une certaine forme de

substantif, et pour qu'elle fût mise en possession,

à l'exclusion des autres, de quelques-unes des pro-

priétés essentielles du verbe.

C'est ici qu'on doit apprécier les avantages de ce

qu'on appelle le manque de transparence ou l'alté-

ration phonétique. Cette prétendue décadence n'a pas

peu contribué à donner à l'infinitif toute son utilité.

Il est difficile de savoir avec certitude à quel cas de

la déclinaison appartenaient les formes grecques

commeÇsuyvjjjisvaî., ISelv, <pépea-9at..

Mais cette indéci-

sion n'a fait que les rendre plus aisées à manier. 11

en est de même pour l'infinitif latin. Si les formes sur

le modèle de videre, audire ont fini par évincer les

formes du modèle de vùum, auditum, cela tient

peut-être à ce que la marque de la déclinaison y est

plus effacée.

Je rappellerai à ce propos un fait qui montre bien

l'importance que l'infinitif a prise dans nos langues.

Quand, au xuf et au xiv° siècle, l'allemand s'est

Page 108: essai de semantique Bréal, 1897

92 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

enrichi d'une quantité de verbes français, il les a

adoptés sous le costume de l'infinitif, en surajoutant,

de façon assez bizarre, les désinences allemandes.

C'est ainsi qu'on trouve chez Wolfram von Eschen-

bach fischieren, « attacher »; leischieren, « laisser »;

loschieren, « loger *?; parlieren, « parler », et beau-

coup d'autres. Il en résulte qu'au présent, quand

l'Allemand dit ich spaziere, il ajoute à l'infinitif

espacier la désinence de la première personne. Rien

ne prouve plus clairement comment l'idée du verbe,

dans nos langues modernes, s'est incarnée dans

l'infinitifl

.

On demandera comment le grec, ayant eu autre-

fois l'infinitif, a pu le laisser tomber en désuétude au

moyen âge. Cette perte est, en effet, l'un des événe-

ments les plus surprenants de la linguistique indo-

européenne, car de dire, comme on l'a fait récem-

ment, que l'infinitif grec s'est perdu parce qu'il

était trop souvent employé, c'est une explication qui

dépasse les intelligences ordinaires. Mais il faut

1. Cette explication des verbes allemands en ieren a été contestée

récemment par M. Léo Wiener {American Journal of philology, 1893,

p. 330). Ce savant pense qu'il en faut chercher l'origine dans les nomsen ier, ierre, comme floitierre, « flûtier », d'où floitieren, « flûter ».Mais

les faits ne paraissent guère d'accord avec cette explication. Les sub-

stantifs qu'il faut supposer manquent le plus souvent. En outre, nous

voyons clairement deux désinences superposées dans les verbes commecondewieren, français conduire; on a donc le droit d'admettre une super-

position analogue pour les autres.

Page 109: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES. 93

remarquer que l'absence de l'infinitif est surtout

devenue une lacune douloureuse le jour où le néo-

grec, se retrouvant en présence des autres langues

de l'Europe moderne, a senti le besoin d'en égaler

les ressources de syntaxe. Il faut croire que ni les

liturgies de l'Eglise ,ni les chants populaires, en

leur langage bref et simple, n'en avaient éprouvé le

besoin. La locution 0* (QéXsi l'va) avec le subjonctif

en tenait lieu. L'outil intellectuel se perd avec le

non-usage : une forme trop rarement employée

s'efface de la mémoire '.

Par un étrange renversement des choses, on a

cru autrefois que les verbes avaient débuté par

l'infinitif. « Les hommes, dit un écrivain clu com-

mencement de ce siècle, les hommes ne s'expriment

d'abord que d'une manière générale : et ce n'est que

par la suite qu'ils en viennent à analyser, à particu-

lariser chaque idée. A mesure que les langues attei-

gnent à leur maturité, les formes infinitives dispa-

raissent, mais avec une juste mesure : elles servent

encore à donner de la variété au style, quoique

déjà l'on s'aperçoive qu'elles deviennent moins fré-

quentes. » Il est impossible de fermer plus résolu-

ment les yeux à la vérité. L'infinitif résume des

siècles d'efforts : il est la plus récente des formes

verbales.

I. On trouve déjà dans les Évangiles apocryphes : QéXw l'va kiz'.ëov-

XrUCWfJLEV. IIpÉ7T£l î'vOC à7tOCÏTcC).a>[AEV.

Page 110: essai de semantique Bréal, 1897

94 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

Comme l'infinitif, le passif est du nombre de ces

moyens d'expression qu'on est tenté de croire beau-

coup plus anciens qu'ils ne sont en effet.

Sylvestre de Sacy, qui a écrit pour l'usage de ses

enfants des Principes de grammaire générale , présente

le passifcomme l'une des deux formes nécessaires du

verbe. 11 en donne trois raisons. Le passif est néces-

saire : 1° quand on veut exprimer une action sans

nommer le sujet agissant : « Je suis affligé »;

2° quand on veut plutôt faire ressortir l'objet qui

souffre l'action que le sujet qui la fait : « L'empire

romain fut fondé par Auguste »; 3° pour varier le

discours et empêcher la monotonie.

Un linguiste d'une école différente, mais trop

enclin de son côté aux théories, Hartung ', explique

l'actif et le passif en les réduisant à des directions

dans l'espace. L'actif répond à la question quo (d'où

l'accusatif); le passif répond à la question unde (d'où

l'ablatif ou le génitif).

Il est inutile de montrer ce que ces explications

ont d'artificiel. Le passif n'est pas une forme

ancienne : on peut le deviner rien qu'à voir combien

diffèrent, quant aux désinences, epépo|xai et feror. Le

passif est une forme que les diverses langues indo-

européennes se sont donnée après coup, longtemps

après que le système de leur conjugaison fut achevé

1. Encyclopédie d'Ersch et Gruber. III, t. XIII, p. 172.

Page 111: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES. 95

en ses lignes principales. C'est en s'emparant de la

forme réfléchie que la plupart d'entre elles, et parti-

culièrement le latin et le grec, sont parvenues à créer

une voix passive.

Pour comprendre comment la forme réfléchie peut

tenir lieu de passif, je me contenterai de citer quel-

ques phrases où, encore aujourd'hui, nous nous ser-

vons du même tour :

« Les grands poids se transportent mieux par la

voie maritime. »

« Cette forme de vêtement ne se porte plus. »

« Ces événements se sont vite oubliés.

« Le monde de la nature se divise en trois règnes. »

Et en italien : Dicesi, temesi. Et même : avveni-

menti compiutisi.

Ce n'est pas que l'idée du passif fût difficile à

concevoir : « je suis frappé » n'est pas plus malaisé

à comprendre que « je frappe ». La difficulté venait

d'ailleurs : elle venait du plan de nos langues,

qui est en contradiction avec l'idée passive, les lan-

gues indo-européennes présentant la phrase sous la

forme d'un petit drame où le sujet est toujours

agissant. Aujourd'hui encore, fidèles à ce plan, elles

disent : « Le vent agite les arbres.... La fumée monte

au ciel.... Une surface polie réfléchit la lumière.... La

colère aveugle l'esprit.... Le temps passe vite.... H

fait nuit.... Deux et deux font quatre.... «Chacune de

ces propositions contient l'énoncé d'un acte attribué

Page 112: essai de semantique Bréal, 1897

96 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

au sujet de la phrase. Il fallait donc que le passif

lui-même fût imaginé sous la forme d'un acte.

C'est, en effet, ce que nos langues ont réalisé.

Elles ont créé plus ou moins tardivement le passif

en le présentant sous la forme d'un acte faisant

retour sur le sujet. Pascitur a signifié« il se nourrit »,

avant de signifier « il est nourri ».A'.ôào-xojjia». signi-

fiait « je m'enseigne moi-même » avant de signifier

« je suis enseigné ». A ce sujet les langues germa-

niques et slaves sont particulièrement instructives.

Nous y trouvons les étapes successives de la méta-

morphose. En vieux norrois, their finna sik veut

dire : « ils se trouvent [l'un l'autre »].11 en est sorti

une forme their finnask, « ils se trouvent »[c'est-à-

dire ils sont, ils séjournent], et finalement « ils sont

trouvés » [c'est-à-dire invemùntur]. Pareille chose

se présente en lithuanien et en slave. C'est même

la famille letto-slave qui, par la transparence de

ses formes, a mis d'ahord sur la voie de l'origine

du passif.

Nous avons donc ici un nouvel exemple de l'inten-

tion qui préside aux évolutions du langage, en même

temps que de la simplicité presque enfantine par

laquelle cette intention arrive à ses fins. Le passif

semblait directement opposé à l'idée exprimée par

nos verbes : et cependant, en des idiomes éloignés

l'un de l'autre, par un moyen identique, le passif

a trouvé son expression.

Page 113: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES. 97

Je veux encore donner un exemple de cette intel-

ligence cachée, et pourtant si attentive, qui profite

même des moindres accidents pour fournir à la

pensée une ressource nouvelle.

Tout le monde sait que l'adverbe est un ancien

adjectif ou substantif sorti des cadres réguliers de la

déclinaison. C'est ainsi que primum, ceterum, potius

sont d'anciens accusatifs, que crebro, subito, vulgo

sont d'anciens ablatifs. Mais d'où viennent les

adverbes en -e, comme pulchre, rectel C'est ce qu'on

n'a pas assez cherché jusqu'à présent.

Le latin aimait à changer de déclinaison ses substan-

tifs ou adjectifs, quand ils s'allongeaient d'un préfixe

ou quand ils entraient en un composé. Animus fait

exanimis, fama a fait infamis, clivus a fait proclivis,

pœna a fait impunis, et ainsi de suite. L'ablatif de

ces mots en is était eid ou e. A une époque où la

langue latine n'était pas encore fixée, on avait donc

le choix entre infirmas ou infirmis, prœclarus ou

pr&Claris, dont l'ablatif était infirmo ou infirme,

prœclaro ou prœclare. L'usage n'a pas manqué de

tirer parti de cette double forme : il a donné la pré-

férence à la forme en e qui se détachait mieux de

la déclinaison ordinaire. Non seulement cette forme

a été préférée pour l'adverbe, mais elle a été

généralisée, en sorte qu'on a eu aussi firme, clare.

L'osque amprufîd, qui correspond au latin improbe,

est un témoin ne permettant aucun doute sur cette

Page 114: essai de semantique Bréal, 1897

08 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE

origine. La langue latine est entrée ainsi en posses-

sion d'une désinence proprement adverbiale, dont

elle a fait, comme on sait, le plus large usage '.

Une observation d'une nature un peu différente

vient se présenter ici. Nous venons de citer deux ou

trois exemples des acquisitions faites par nos langues \

Elles sont assurément précieuses et importantes.

Cependant, si utiles qu'elles soient, elles n'appro-

chent point, ni pour la valeur, ni pour le nombre,

des acquisitions antérieurement capitalisées, je veux

dire de cet appareil grammatical qui constitue le

fonds commun des langues indo-européennes et qui

était déjà chose ancienne et parfaitement fixée à

l'époque où le sanscrit, le grec, le latin, le germa-

nique, le slave, le celtique apparaissent pour la

première fois. On a par là, si je ne me trompe, un

moyen de mesurer du regard l'antiquité des langues

indo-européennes.

Par antiquité des langues indo-européennes je

n'entends pas l'antiquité d'une race, chose difficile à

concevoir et à comprendre, mais l'antiquité d'une

1. Voir Mém. Soc. ling., VII, 188.

2. On pourrait encore citer, dans les langues slaves, la création du« Genre animé », qui repose sur une distinction morphologique entre

les substantifs désignant les êtres doués de vie et ceux qui ne le sont

pas. Cette distinction est venue après coup et grâce à un pur accident

de la langue. Voir le travail d'A. Meillet, dans la Bibliothèque de

l'Ecole des hautes études.

Page 115: essai de semantique Bréal, 1897

ACQUISITIONS NOUVELLES.- 99

civilisation. Pour qu'une grammaire et un système

morphologique atteignent le degré d'unité et de fixité

que nous constatons à la base des langues aryennes,

il faut une certaine perpétuité dans la tradition.

Cette perpétuité suppose, sinon une littérature, du

moins des formules, des chants, des textes sacrés

transmis d'âge en âge.

Comme il n'y a aucune raison de supposer que les

choses aient suivi dans ces anciens temps une marche

plus accélérée, cela nous permet d'estimer à vue de

pays l'étendue du passé. On vient de voir ce qu'il a

fallu de temps pour que chacune de nos langues ait

un infinitif, un passif, des désinences adverbiales.

Encore le choix n'en est-il définitivement arrêté

qu'après de longs siècles. D'autre part, l'acquisi-

tion d'instruments nouveaux, tels que l'article, les

verbes auxiliaires, n'a pas exigé moins de temps.

Nous devons donc accorder pour la période anté-

rieure, bien autrement importante, un nombre de

siècles au moins équivalent. La durée historique

que nous pouvons embrasser du regard, depuis les

premiers chants védiques jusqu'à nos jours, com-

prenant environ trois mille ans, ce n'est pas trop

sans doute de demander trois mille autres années

pour la période antérieure. Il n'a pas fallu moins

pour foncier la séparation du nom et du verbe,

pour établir la conjugaison et la déclinaison, pour

en élaguer les parties inutiles, pour créer le méca-

Page 116: essai de semantique Bréal, 1897

100 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

nisme de la formation des noms, pour dresser, en

regard de la déclinaison substantive, une déclinaison

pronominale, pour laisser l'analogie asseoir le com-

mencement de son empire, pour jeter enfin les

fondations de la syntaxe...

Si l'on admet pour le passé la mesure de temps

que fournit l'observation des époques modernes, six

mille ans sont un minimum auquel on peut évaluer

la période de civilisation représentée par notre

famille de langues.

Page 117: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE VIII

I

EXTINCTION DES FORMES INUTILES

Difficulté de cette étude. — Formes surabondantes produites par le

mécanisme grammatical.— Avantages de l'extinction. — Y a-t-il des

formes fatalement condamnées à disparaître?

L'extinction des formes inutiles ne doit pas seu-

lement s'entendre de celles qui, ayant existé durant

un temps plus ou moins long, sont sorties de

l'usage, mais encore des formes qui, ayant virtuel-

lement des droits à l'existence, n'ont jamais été

réalisées. On comprend que ce soit ici le règne de

l'hypothèse. Néanmoins cette sorte d'infanticide

verbal a sa place dans l'histoire du langage.

A considérer les choses en simple statisticien, on

croirait la surproduction inévitable. Si le grec pour-

suivait à travers tous les temps et tous les modes

les trois verbes Id™, Htm et >^7ràv<o , qui signifient

tous les trois « quitter », ou les trois verbes ptô^i,

jialvio et |3à<7xw, qui signifient tous trois « marcher »,

on aurait une telle abondance de formes que l'esprit

Page 118: essai de semantique Bréal, 1897

102 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

en serait accablé 1

. Mais tout le monde sait qu'il n'en

est rien : la sagesse à demi consciente qui préside

à l'élaboration du langage fait l'élagage des formes

inutiles. Ce qui ne sert pas est supprimé. De là les

conjugaisons composites. De là les paradigmes

comme : Idriu, êXvrcov; fia-lvo), l&iv; XavOàvto, eXaOov.

Quoique composites, ces conjugaisons ne laissent

pas d'être régulières. Comme il est dans la nature

de l'esprit populaire de procéder avec ordre, il porte

l'ordre aussi dans ses radiations. L'aoriste second a

partout hérité des formes les plus courtes, tandis

que le présent a généralement gardé ce qui reste

des formes les plus développées.

Le jeu de la conjugaison grecque est donc dû à

une succession de pleins et de vides. Ce n'est pas

qu'il ne reste encore des richesses inutiles. Le sans-

crit a jusqu'à sept formations différentes du pré-

térit. Certains verbes grecs ont deux aoristes, deux

futurs, deux parfaits. Mais à mesure que les lan-

gues avancent en âge, elles se débarrassent de leur

superflu. Ce flottement qui permet à la langue homé-

rique le choix entre trois ou quatre formes n'existe

plus dans le grec de Lucien 2.

L'extinction des formes inutiles va si loin qu'elle

assemble des verbes différents en une seule et même

1. Voir ci-dessus, p. 41.

2. On a d'ailleurs supposé, non sans vraisemblance, que le flottement

de la langue homérique serait moins grand s'il n'y avait pas mélangede plusieurs recensions différentes.

Page 119: essai de semantique Bréal, 1897

EXTINCTION DES FORMES INUTILES. 103

conjugaison : fero, tuli; opxio, eI8oy; Xsyto, eutov, eiptjxa;

/* vais, j'irai, je suis allé. Nos grammaires les pré-

sentent comme des verbes défectifs qui se sont com-

plétés réciproquement : mais pour s'ajuster si bien,

il a fallu d'abord retrancher toutes les parties qui

faisaient double emploi1

.

La suppression de certains mots permet des oppo-

sitions plus nettes. Le féminin de àv-^p étaitàvetpa,

qui subsiste en composition : mais comme mot

simple il a disparu, laissant la place à yuvv C'est

ainsi qu'en allemand l'opposition de Mann et Frau

est due à la suppression du masculin Fro\ En fran-

çais, il y avait un masculin dame z

, qui ne s'emploie

plus, mais qui est longtemps resté dans dame-Dieu.

Quelquefois la suppression se fait d'une autre

manière. Rex pouvait donner un adjectif reginus,

comme on a divinus. Mais ce masculin ayant été

étouffé, il est resté la paire : rex, regina1.

1- Quelquefois l'invention d'un procédé fort simple livre à l'intelli-

gence populaire plus de formes qu'elle n'en peut utiliser. De ce

nombre est l'emploi des verbes auxiliaires. Le jour où l'on commençade dire impruntafum habeo, «

j'ai emprunté », on inaugurait un méca-nisme plus riche qu'on ne croyait et dont tous les produits n'ont pas|mi recevoir une affectation distincte.

2. Masculin qui se trouve encore dans Fronhof, « cour seigneuriale »,

Fronrechtj « droit seigneurial », Fronleichnam, « corps de Notre Sei-

gneur ».

:>. D'où v/darne (vice-dominus).4. Ces sortes d'éclaircies pratiquées (quelques-unes assez récemment)

dans le vocabulaire sont encore plus visibles pour certains noms d'ani-

maux, comme taureau et vache, cerf et biche, coq et poule, etc.

Page 120: essai de semantique Bréal, 1897

104 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

Quand la langue dispose de deux termes corréla-

tifs, comme ttocto;, wxoç, rcowç, toXoç, comme quantus,

tantus, qualis, talis, la suppression de l'un doit avoir

pour effet de changer le sens du survivant. C'est ce

qui est arrivé en latin pour têtus, qui supposait un

corrélatif qu°tusl

. On a dû dire d'abord : tota terra,

quota est. On voit comment la langue latine s'est

donné, par voie de suppression, un mot signifiant

« tout ». Pareille chose s'est passée en grec. A -à;

devait d'abord répondre un pronom t?^. Ces sortes

de suppressions ne sont pas des pertes : au con-

traire, la langue y gagne en rapidité et en énergie.

On peut juger les langues par ce qu'elles passent

sous silence aussi bien que par ce qu'elles expriment.

En observant d'autres familles, on voit que ceux qui

ont jeté les bases de la grammaire indo-européenne

ont été relativement modérés. La déclinaison paraît

n'avoir jamais eu qu'un nombre de cas assez limité.

La conjugaison, plus exubérante, n'a cependant pas

atteint les développements que nous trouvons

ailleurs. Elle ne marque pas le genre ;elle ne fait pas

la distinction de l'action momentanée et de l'action

continue; elle s'est gardée des vaines distinctions

1. Ne pas confondre avec gnôtus, qui est un dérivé du nom de nombre.

quôt.

Page 121: essai de semantique Bréal, 1897

EXTINCTION DES FORMES INUTILES. 105

honorifiques ;elle n'a pas essayé d'enfermer trop de

choses dans un même mot l

.

Nos langues, en général, se sont abstenues de

marquer beaucoup de vaines distinctions qui, n'allant

pas au fond des choses, sont comme une frivole

dépense d'intelligence. En japonais, par exemple, les

mots changent suivant que l'on compte des quadru-

pèdes ou des poissons, des jours ou des mesures de

longueur. En basque, il y a une conjugaison céré-

monielle 2. Comme il y a de profondes différences

dans l'art des divers peuples, l'un se complaisant

à des détails, tandis qu'un autre saisit la nature

en ses grandes lignes, il peut aussi y avoir dans le

langage encombrement et remplissage. L'extinction

des formes inutiles, soit qu'une raison plus mure

les fasse périr par l'abandon, soit que l'esprit les

arrête avant leur conception, a donc son rôle

nécessaire.

Il est intéressant de voir comment, la même idée

étant représentée par deux termes synonymes, la

langue se débarrasse de l'un des deux, mais non si

complètement qu'il n'en subsiste quelques traces. Le

1. Elle dit, par exemple, en un seul mot : l'arasai, «je me place »,

iffrowat, « tu te places », tVraxat, « il se place ». Mais elle n'a pas essayéde dire en un seul mot : « je te place » ou « il me place ».

2. Sayce, Introduction to the science of language, I, 205 (3eédit.).

Page 122: essai de semantique Bréal, 1897

106 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

nom du vieillard est yspwv en grec, senex en lalin :

les deux termes coexistaient l'un à côté de l'autre

dans une période antérieure, et nous avons en sans-

crit, à côté de (jaran, qui correspond exactement à

yipcov, le mol sanas, « vieux », qui est de la famille de

senex. Le grec a arrêté son choix, le latin a fait de

même : mais ils ont choisi différemment. Cependant

le grec dit encore Évfc'i àp^otl (par opposition à vécu)

pour désigner les magistrats sortant de charge : il

dit aussi Ivot xajpàol pour désigner les fruits de l'an

passé. La langue politique et la langue de l'agricul-

ture ont donc exceptionnellement retenu le syno-

nyme sorti de l'usage. D'autre part, le latin, pour

désigner un homme usé par l'âge, dit œ-ger (pour

œvî-ger), composé dont la seconde partie est la racine

de yépojv '; La composition a sauvé ici le synonyme

qui, partout ailleurs, a été sacrifié. Nous n'en voyons

que plus clairement le rangement qui s'est fait dans

les deux langues.

Le latin ayant exprimé l'idée d'entendre par la

locution périphrastique audire, qui signifie propre-

ment « recueillir dans son oreille »2

,l'ancien verbe

clno devenait dès lors inutile et devait disparaître.

Mais ce qui prouve qu'en un temps plus reculé il a

i. En sanscrit, gar,« s'user, vieillir ». Le participe ffîrna se dit, par

exemple, de vêtements usés. — La contraction du premier membre est

là même que dans œ-tas (pour sevi-tas), se-ternus (pour sevi-ternus).2. De aus, (grec ou;) « l'oreille », etdio (cf. con-dio), « placer ». On peut

rapprocher le synonyme aus-cultare.

Page 123: essai de semantique Bréal, 1897

EXTINCTION DES FORMES INUTILES. 107

existé en latin, c'est le substantif cliens (cf. l'alle-

mand der Gehôrigé).

Y a-t-il des extinctions de mots ou de formes qui

soient imposées par la phonétique? On l'a soutenu

maintes fois. Cependant, quand nous voyons combien

l'instinct populaire est peu embarrassé pour sauver

ce qu'il tient à ne point perdre, on se prend à douter

de cette prétendue nécessité. S'il y avait un mot qui

fut menacé de disparition dans le passage du latin au

français, c'était le mot avis, « oiseau ». Et cependant,

voyez avec quelle aisance il s'est maintenu et s'est

multiplié, sous les formes oiseau (avicellus), oie (avica,

auca), oison (aucio). S'il s'agit d'un verbe, le fréquen-

tatif vient prendre la place de la forme simple :

premere, pellere auraient eu peine à se faire admettre

en français; mais nous disons presser, pousser. Le

verbe flare donnait peu de chose : mais on a pris

les composés comme suf/tare, « souffler», conflare,

« gonfler ».

11 semble que le latin eût pu être embarrassé pour

distinguer certains homonymes. Il y avait deux

verbes luere, l'un signifiant « laver » et l'autre d'un

sens précisément opposé, puisqu'il voulait dire « souil-

ler »(cf. lues, « la souillure »).

Mais la langue a

évité sans difficulté l'équivoque, au moyen du com-

Page 124: essai de semantique Bréal, 1897

108 LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

posé polluere, qui a pris pour son compte les sens du

verbe simple.

Ici encore, comme dans toutes les lois que nous

avons étudiées en cette première partie, nous trou-

vons à l'œuvre une pensée intelligente, non une

nécessité aveugle.

Partout où nous arrêtons nos yeux avec attention,

nous voyons s'évanouir cette prétendue fatalité qui

serait, nous dit-on, la loi du langage. Les lois phoni-

ques ne régnent pas sans contrôle; elles ne sont pas

plus en état de détruire un mot indispensable, ou

simplement utile, qu'elles ne peuvent faire durer une

forme superflue.

Page 125: essai de semantique Bréal, 1897

DEUXIEME PARTIE

COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS

CHAPITRE IX

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS

D'où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l'affaiblisse-

ment ». — Autres tendances non moins imaginaires.

Dans cette deuxième partie, nous nous proposons

d'examiner pour quelles causes les mots, une fois

créés et pourvus d'un certain sens, sont amenés à le

resserrer, à l'étendre, à le transporter d'un ordre

d'idées à un autre, à l'élever ou à. l'abaisser en

dignité, bref à le changer. C'est cette seconde partie

qui constitue proprement la Sémantique ou science

des significations.

Une illusion contre laquelle il semble qu'un aver-

tissement soit superflu ,et qui cependant est- fré-

quente, qui même quelquefois se couvre d'une ap-

parence scientifique, c'est l'erreur qu'on peut résumer

sous le nom de tendances des mots. Rien, au fond,

Page 126: essai de semantique Bréal, 1897

110 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

n'est plus chimérique. Comment les mots auraient-ils

des tendances? Nous entendons parler néanmoins

de tendance péjorative, de tendance à l'affaiblisse-

ment, etc. Un philologue éminent a publié un tra-

vail, d'ailleurs très instructif, intitulé : Ein pessimis-

tischer Zug in der Entwicklung derWortbedeutnngen\

Un autre écrivain, M. Abel, dans un mémoire sur les

verbes anglais qui expriment une idée de comman-

dement, dit que to command a une tendance à des-

cendre, mais qu'il penche toutefois dans le bon sens.

11 faut reléguer ces tendances parmi les « forces »

dont la science du moyen âge peuplait la nature.

Autant vaudrait prendre à la lettre nos économistes,

quand ils disent que le métal argent a une tendance

à baisser constamment de valeur.

La prétendue tendance péjorative est l'effet d'une

disposition très humaine qui nous porte à voiler, à

atténuer, à déguiser les idées fâcheuses, blessantes

ou repoussantes. Aulu-Gelle fait remarquer que le mot

periculum pouvait autrefois se prendre dans un bon

sens : et, en effet, il signifie littéralement « expé-

rience 2». S'il est arrivé à un sens fâcheux, c'est

l'effet d'un pur euphémisme : nous disons de même

d'une armée en déroute qu'elle a été « éprouvée ».

Valctudo signifie « santé » : mais il est arrivé à en

désigner le contraire, comme quand nous disons :

1. Reinhold Bechstein dans la Germania de Pfeifîer, t. VIII.

2. De la môme famille de mots qui a donné experiri, perilus.

Page 127: essai de semantique Bréal, 1897

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS. 111

« en congé pour cause de santé ». — Dire d'un

homme qu'il fait un mensonge est chose grave; nous

aimons mieux parler de son imagination. C'est ce

qu'exprimait d'abord le verbe mentiri, lequel est

formé de mens comme partiri de pars, ou sortiri de

sors. — L'allemand List, « ruse », a commencé par

être un synonyme de Kunst, « savoir, habileté 1».

On disait Gottes List, « la sagesse de Dieu ». —L'anglais silly, qui veut dire « sot », répond à l'anglo-

saxon saelig, à l'allemand selig, et signifiait origi-

nairement « heureux, tranquille, inofTensif2

». On

pourrait multiplier indéfiniment les exemples. Il n'y

a pas là autre chose qu'un besoin de ménagement,

une précaution pour ne pas choquer,—

précaution

sincère ou feinte, et qui ne sert pas longtemps, car

l'auditeur va chercher la chose derrière le mot et

ne tarde pas à les identifier. j_ ^ .

La prétendue tendance péjorative a. encore une

autre cause. 11 est dans la nature de la malice hu-

maine de prendre plaisir à chercher un vice ou un

défaut derrière une qualité. Nous avons en français

l'adjectif prude, qui avait autrefois une belle et noble

acception, puisqu'il est le féminin de preux. Mais

l'esprit des conteurs (peut-être aussi quelque ran-

cune contre des vertus trop hautaines) a fait dévier

1. Du gothique leisan, « savoir ».

2. Cf. l'allemand albern, « sot », qui correspond au vieux haut-alle-

mand alainir, « bon, amical ». De même, simple en français, einfiiltig

en allemand.

Page 128: essai de semantique Bréal, 1897

112 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

cet adjectif au sens équivoque qu'il a aujourd'hui.

Les mots qui ont trait aux rapports des deux sexes

sont particulièrement exposés à des revirements de

cette sorte. On se rappelle quelle signification noble

a encore chez Corneille le nom d'amant et celui de

maîtresse. La déchéance est venue pour eux, commeelle est venue en allemand pour Buhle. Jl y faut vojr

l'inévitable résultat d'une fausse délicatesse : en

donnant des noms honnêtes aux choses qui ne le

sont pas, on déshonore les noms honnêtes.

En moyen haut-allemand, Minne désigne les affec-

tions de l'âme d'une façon générale : le souvenir,

l'amitié, l'amour, et même l'amour de Dieu. Mais

vers la fin du xv c

siècle, le mot dut être banni de la

langue comme contraire à la décence. C'est seule-

ment de nos jours qu'il est rentré en honneur, après

un long repos, grâce aux études sur le moyen âge.

En regard de cette prétendue tendance péjorative,

il faudrait, pour être juste, mettre une tendance

« méliorative ». La politesse a des raffinements

singuliers, l'affection a de curieux détours qui font

que des termes à signification défavorable ont perdu

ce qu'ils avaient de fâcheux. L'amitié, comme si

elle était en peine d'adjectifs appropriés, change le

blâme en éloge et fait du reproche une louange plus

Page 129: essai de semantique Bréal, 1897

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS. 113

savoureuse. L'italieu vezzoso (vicieux) est défini « che

ha in se una certa grazia e piacevolezza ». — L'anglais

smart(le

même qui en allemand a donné Schmerz)

est devenu synonyme de « vif, spirituel, joli ». —Nous laissons au lecteur français le soin de trouver

des exemples dans notre langue.

Quant à l'affaiblissement des mots, il tient à un

autre fait non moins commun, savoir l'exagération.

Affligé signifiait à l'origine « écrasé, brisé par la

douleur » : il a beaucoup perdu, ayant été employé

hors de saison. — Abîmer a eu en français le même

sort qu'en latin fatigo, lequel avait d'abord un sens

très noble et très fort \.— Gâter, meurtrir, gêner,

tourmenter*, sont des exemples du même genre.—

En anglais, être anxious to see you veut dire simple-

ment qu'on désire vous voir. — En grec moderne,

xàijivw, « peiner », est devenu le terme ordinaire

signifiant « faire » : xxjjivsts k

uol t^v yâ°w, « faites-

moi le plaisir ».

Comme on le voit par le dernier exemple, l'affai-

1. Virgile l'emploie en parlant des persécutions des dieux :

Aspera Juno

Que mare nunc terrasque metu cael unique fatigat.

11 est apparenté à fatisco. Fessus, qui est de la môme famille, a lui-

même beaucoup perdu de son énergie.•2. Déjà en latin : Ne torseris te (Pline le Jeune, IX, 21).

Page 130: essai de semantique Bréal, 1897

114 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

blissement est souvent accompagné d'une sorte de

décoloration, qui vient de ce que le mot est employé

en toute espèce de groupements et d'associations.

L'adverbe allemand sehr (qu'il faudrait écrire sêr)

signifie « cruellement ».*. On disait : er ist sehr lei-

dend, sehr betrùbt. Mais la décoloration a été telle

qu'on a fini par dire : er ist sehr brav, sehr froh.

Celui qui s'en tient à l'étymologie sans prendre

garde à l'affaiblissement des sens peut être amené à

d'étranges erreurs. Que n'a-t-on pas écrit sur le

Compelle intrare de l'Évangile? Ces mots sont la

traduction du grec àvàyxao-ov ewreXQsiv, qui signifient

« invite-les à entrer » \ Il n'y a là nulle contrainte.

Le latin invitare, qui exprime la même idée, est

un dérivé de invitus. Il a commencé par signifier

« faire violence ». Mais un excès de civilité l'a fait

employer en des occasions qui, dès l'époque de

Cicéron, l'ont conduit au sens d' « inviter ».

Le verbe allemand nothen ou nothigen est un

exemple du même fait.

1 Versehren, « ravager », unversehrt, « non blessé », sont de la mômefamille. Le chef de la famille est le vieux haut-allemand sêr, « dou-leur ».

2. Luc, XIV, 23.

Page 131: essai de semantique Bréal, 1897

LES PRÉTENDUES TENDANCES DES MOTS. 115

Une autre tendance qu'il n'est pas moins chimé-

rique d'attribuer au langage, au lieu d'en chercher

la cause dans les faits de l'histoire, c'est la tendance

au nivellement. Herr, en allemand, était un titre

réservé aux gentilshommes : c'est le comparatif d'un

ancien adjectif signifiant « élevé » '. La Chambre des

seigneurs à Berlin s'appelle encore das Herren Haas.

Mais ce titre n'est pas plus magnifique aujourd'hui

qu'en français celui de Monsieur.

Il y a des déchéances qui peuvent atteindre jus-

qu'aux pronoms. Er et sie, après avoir été des

formules de politesse, comme ella en italien, sont

descendus de leur rang, parce qu'un raffinement

d'obséquiosité, pour monter d'un degré, leur a

substitué le pronom pluriel2

.

La propension à généraliser ce qui était d'abord

à l'usage du petit nombre rend compte de quelques

faits à première vue déconcertants. Client, en latin,

voulait dire « celui qui obéit, le serviteur » 3. Un

patricien à Rome avait des clients. Le mot a désigné

ensuite celui qui, appelé devant le tribunal, invo-

quait la protection d'un patron pour le défendre.

Mais cette expression, chez les modernes, ayant

passé chez le médecin, puis chez le négociant, le

1. Pour les vilains, on se servait du mot Meister. Ex. Herr Hartmannvon Ane, Meister Gottfried von Strassburg.

2. Voir le Dictionnaire de Grimm, au mot er.

3. Voir ci-dessous, p. 106.

Page 132: essai de semantique Bréal, 1897

116 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS-

sens a fini par être faussé, car il est contraire à

l'étymologie de donner le nom d' « obéissant » à

celui qui fait les commandes.

Dans nos sociétés modernes, le sens des mots se

modifie plus vite qu'il n'avait coutume dans l'anti-

quité et même chez les générations qui nous ont

immédiatement précédés. ïl y faut voir l'effet de

la guerre des partis, du mélange des classes, de la

lutte des intérêts et des opinions, de la diversité des

aspirations et des goûts. Qu'on veuille seulement

songer à quelle nuance de dédain arrive chez nous

le terme autrefois respecté de bourgeois : à tel point

que la littérature de nos voisins de Test, pour donner

la même note de dépréciation, emprunte le mot

français, en laissant à Biïrger sa valeur primitive.

Une autre cause d'accélération vient de la produc-

tion industrielle : les penseurs et les philosophes

ont le privilège de créer des mots nouveaux qui frap-

pent par leur ampleur, par l'aspect savant de leur

contexture. Ces mêmes mots passent ensuite dans

le vocabulaire de la critique, et trouvent de cette

façon leur entrée chez les artistes : mais une fois

reçus dans l'atelier du peintre ou du sculpteur, ils

ne tardent pas à en sortir, pour se répandre dans

le monde de l'industrie et du commerce, qui en fait

Page 133: essai de semantique Bréal, 1897

LES PRETENDUES TENDANCES DES MOTS. 117

usage sans mesure ni scrupule. C'est ainsi qu'en

un temps relativement court le vocabulaire de la

métaphysique va alimenter le langage de la réclame.

La langue, comme on le voit, subit en bien des

manières les fluctuations du dehors. Mais outre ces

causes extrinsèques, il y a des changements qui

s'expliquent par la nature même du langage : nous

allons essayer de les faire connaître.

Page 134: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE X

LA RESTRICTION DU SENS

Pourquoi les mots sont nécessairement disproportionnés aux choses.

Comment l'esprit redresse cette disproportion.

Un fait qui domine toute la matière, c'est que nos

langues, par une nécessité dont on verra les raisons,

sont condamnées à un perpétuel manque de propor-

tion entre le mot et la chose. L'expression est tantôt

trop large, tantôt trop étroite. Nous ne nous aper-

cevons pas de ce défaut de justesse, parce que

l'expression, pour celui qui parle, se proportionne

d'elle-même à la chose, grâce à l'ensemble des

circonstances, grâce au lieu, au moment, à l'inten-

tion visible du discours, et parce que chez l'audi-

teur, qui est de moitié dans tout langage, l'atten-

tion, allant droit à la pensée, sans s'arrêter à la

portée littérale du mot, la restreint ou l'étend selon

l'intention de celui qui parle.

Les faits de restriction étant les plus fréquents,

nous les examinerons d'abord.

Page 135: essai de semantique Bréal, 1897

LA RESTRICTION DU SENS. 419

Pour désigner le toit de la maison les Latins

avaient le mot teg-men, formé d'un verbe, tegere,

« couvrir », et d'un suffixe, men, qui sert à marquer

l'instrument. Mais tegmen convenait aussi et a été

également employé pour marquer l'abri fourni par

un arbre, une cuirasse ou toute espèce de couverture

ou d'enveloppe. Si, au lieu de tegme?z, j'ai recours à

tectum, je trouve un mot déjà plus restreint par

l'usage, mais offrant à peu près la même combi-

naison du verbe et d'un suffixe. Tec-tum, c'est tout

ce qui est couvert, par conséquent le plafond d'une

chambre, la voûte d'une caverne, le baldaquin d'un lit

aussi bien que le toit d'une maison. 11 faut descendre

jusqu'au français toit pour trouver le mot enfin assez

resserré par l'usage et (ce qu'il faut ajouter) assez

méconnaissable par la forme, pour convenir unique-

ment et spécialement à la couverture d'une maison.

On doit déjà par ce premier exemple entrevoir

quelle est la cause de la disproportion entre le nom

et la chose.

Elle vient de ce que le verbe est la partie essen-

tielle et capitale de nos langues, celle qui sert à faire

des substantifs et des adjectifs. Or, le verbe, par

nature, a une signification générale, puisqu'il

marque une action prise en elle-même, sans autre

détermination d'aucune sorte. En combinant ce

verbe avec un suffixe, on peut bien attacher Pidée

verbale à un être agissant, ou à un objet qui subit

Page 136: essai de semantique Bréal, 1897

120 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS."

l'action, ou à un objet qui est le produit ou l'instru-

ment de l'action, mais cette action gardant sa signi-

fication générale, le substantif ou l'adjectif ainsi

formé sera lui-même de sens général. 11 faudra que

par l'usage on le limite 1.

De cette condition fondamentale de nos langues

vient l'énorme quantité de mots à signification géné-

rale qui, avec le temps, ont pris un sens spécial. A

mesure qu'un mot se restreint, le langage se trouve

obligé de recourir une seconde fois, une troisième

fois, une quatrième fois au même verbe. C'est ainsi

qu'à côté de tegmen nous avons tegmentum, tec-

tara, tegamentum, tectorium, teges, toga, tous mots

à sens général pour commencer, et ensuite réduits à

une certaine catégorie d'objets.

Il y avait en latin un substantif felis ou fêles qui

signifiait « la femelle ». Ce nom convenait à la

femelle de tous les animaux, au moins de tous les

animaux mammifères 2. Mais il en est venu peu à

peu à désigner seulement la femelle du chat, et c'est

au sens de « chatte » qu'il nous est parvenu. Com-

ment s'explique cette restriction du sens? Les

1. Pour les plus anciens mots, il serait plus juste de dire racine ver-

bale au lieu de verbe.

2. De fêla, « mamelle ». On sait que la même racine fe, « allaiter »,

a donné filius.

Page 137: essai de semantique Bréal, 1897

LA RESTRICTION DU SENS. 121

anciens, à qui les faits de ce genre n'avaient pas

échappé, voulaient y voir l'effet d'un choix, d'une

préférence (x<xt IW/Jv). Mais les choses, en réalité,

sont plus simples. 11 n'y a pas eu de choix, ou du

moins le choix s'est fait tout seul. Quand les Grecs

d'aujourd'hui appellent le cheval àXoyov, cela ne veut

pas dire, comme on l'a interprété, que le cheval est

l'animal par excellence, encore moins « qu'il ne lui

manque que la parole », mais que le cavalier, parlant

de sa monture, s'est habitué à dire « la bête ».

Chaque métier, chaque état, chaque genre de vie

contribue à ce resserrement des mots, qui est l'un

des côtés les plus instructifs de la sémantique. A

Rome, le foin s'appelait du terme le plus général :

fenam, « le produit ». Pour le paysan grec les bes-

tiaux s'appelaient xà xTviptTa, « les biens ». En grec,

un entrepreneur s'appelait îtetpai^ç, du verbe TOioàw,

« essayer, entreprendre » : mais si nous consultons

l'usage de la langue, nous voyons qu'il s'agit d'une

seule espèce d'entreprise, le brigandage sur mer, la

piraterie.

Ces sortes de restrictions du sens sont d'autant

plus variées qu'une nation possède une civilisation

plus avancée : chaque classe de population est

tentée d'employer à son usage les termes généraux

Page 138: essai de semantique Bréal, 1897

122 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

de la langue; elle les lui restitue ensuite portant

la marque de ses idées, de ses occupations particu-

lières. C'est ainsi que le mot species, qui désigne de

la façon la plus générale l'espèce, a été employé par

les droguistes du moyen âge pour les quatre espèces

d'ingrédients dont ils faisaient commerce (safran,

girofle, cannelle, muscade), en sorte que quand le

mot est retourné à la langue commune, il était

devenu nos épiees.

Il serait facile de multiplier ces exemples. On

connaît les coupures au moyen desquelles les dic-

tionnaires séparent les différents sens d'un même

mot. La plupart du temps il s'agit d'un mot général

dont le sens a été diversifié par restriction.

En employant ces mots, personne ne songe au

manque de proportion. Ils sont, sur le moment,

bien réellement adéquats à l'objet. Si, pour une

cause quelconque, le mot vieillit en toutes ses accep-

tions, sauf une seule, il s'en va aux âges futurs avec

la valeur unique qui lui est restée, pour le plus

grand étonnement de l'étymologiste. Le mot alle-

mand Getreide (en moyen haut-allemand getregede)

est un dérivé du verbe tragen, « porter », et pouvait

se dire anciennement de tout ce qui se porte, comme

le costume, les bagages : il se disait aussi de ce que

Page 139: essai de semantique Bréal, 1897

LA RESTRICTION DU SENS. \13

porte la terre, surtout du blé, et c'est en cette seule

acception qu'il a survécu.

Plus le verbe est de signification générale, mieux

il s'adapte aux diverses professions. Ainsi facio,

dans la langue des temples, signifie apporter une

offrande, offrir une victime. De là des locutions

comme facere catulo, facere iure, sacrifier un chien,

offrir de l'encens. — Ce même verbe facio, dans la

langue politique, s'applique à l'action combinée d'un

parti en vue d'un but à atteindre 1. On a trouvé sur

les murs de Pompéi, qui, comme on sait, fut

engloutie en pleine période électorale, quantité

d'inscriptions avec cet impératif: Caupones, facite...

Pomari, facite... Lignari, facite... Unguentari, facite...

Ce qui veut dire : « Entendez-vous! Unissez-vous! »

On comprend dès lors le sens du mot factio. Ce qui

caractérise la faction, c'est le lien, c'est le pacte qui

rattache entre eux tous les adhérents 2.

Adulterare est un composé de alterare : il avait à

peu près le même sens. On disait adulterare colores,

« changer les couleurs », adulterare nummo s, « falsi-

fier les monnaies », adulterare jus, «fausser le droit ».

Mais comme on a dit aussi adulterare matrimonium,

\. Cicéron écrit que tous les hommes perdus de réputation se grou-

pent autour de César : omnes damnatos, omnes ignominia affectas Macfacere.

— Rapprocher aussi la locution : Tecum facio (je fais cause

commune avec vous).2. Entendu en ce sens, le contraire de facio est deficio. Ce qu'une fac-

tion ou un parti est le moins disposé à pardonner, c'est la défection de

l'un des siens.

Page 140: essai de semantique Bréal, 1897

124 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

il en est sorti un sens spécial qui a passé aux dérivés

adulteriwn et adulter.

On doit voir combien il est nécessaire que notre

connaissance d'une langue soit étayée sur l'histoire.

L'histoire peut seule donner aux mots le degré de

précision dont nous avons besoin pour les bien corn-

prendre. Supposons, par exemple, que pour con-

naître les magistratures romaines nous n'ayons

d'autre secours que l'étymologie. Nous aurons : ceux

qui siègent ensemble (consules), celui qui marche

en avant [prœtor), l'homme de la tribu (tribunm),

et ainsi de suite. Ces mots ne s'éclairent, ne pren-

nent un sens précis, que grâce au souvenir que nous

en avons, pour les avoir vus dans les récits des his-

toriens, dans les discours des orateurs, dans les

formules des magistrats. En même temps que l'his-

toire explique ces mots, elle y fait entrer une quan-

tité de notions accessoires qui ne sont pas exprimées.

Elle agit à la façon d'un verre, qui, en resserrant

les images, les rend plus nettes. Mais il y a cette

différence que le meilleur microscope ne nous

peut faire voir autre chose dans les objets que ce

qui s'y trouve, au lieu que nous croyons sentir dans

des mots comme tribunm, consul, quantité d'idées

qui n'y sont pas, et qui se trouvent seulement dans

notre souvenir.

Page 141: essai de semantique Bréal, 1897

LA RESTRICTION DU SENS. 125

La restriction du sens présente un intérêt parti-

culier quand elle s'applique aux mots de la vie

morale. Je veux en donner encore un ou deux

exemples, que j'emprunterai aux langues germani-

ques.

En allemand, le substantif Muth ne s'emploie

plus guère qu'au sens de « courage » : mais il suffit

de voir quelques dérivés et composés, de rapprocher

quelques locutions, pour retrouver le sens d'âme et

d'intelligence , qu'il avait autrefois. Grossmuth,

« générosité »; Bochmuth, « orgueil »

; Unmuth,« mécontentement »; Uebermulh, « présomption »;

anmuthen, « prétendre »; einmùthig, « unanime-

ment »; Gemùth, « âme ». Wie ist es dir zu Muthe,

a dans quelles dispositions es-tu? » muthmaassen,

« conjecturer ». C'est sans doute pour avoir figuré

dans des composés comme Rittersmuth, Mannes-

muth, que le mot s'est restreint au sens de bravoure.

La signification générale s'est maintenue dans l'an-

glais mood, « humeur, disposition »4.

De même, Witz ne se prend plus guère aujour-

d'hui qu'au sens très particulier d'esprit de saillie.

Mais ce terme avait autrefois une signification très

relevée : il marquait le savoir ou la sagesse (du

verbe ivissen). 11 n'est pas besoin d'aller bien loin

1. Il faut remarquer le changement de genre qui s'est opéré pourquelques-uns de ces composés allemands : die Sanflmuth, die Wekmuth-A l'origine, Muth était du neutre.

Page 142: essai de semantique Bréal, 1897

12G COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

pour retrouver les traces de cette ancienne accep-

tion : on la voit transparaître dans Aberwitz, Vor-

wilz, Wahnwitz, et dans le verbe witzigen, « rendre

sage ». Ici encore l'anglais est resté plus archaïque :

ivit, « l'intelligence ».

La cause de ces restrictions peut chaque fois

fournir la matière d'une recherche intéressante. C'est

quelquefois un synonyme qui prend de l'extension

et qui resserre d'autant le domaine de son collègue.

D'autres fois c'est un événement historique qui vient

modifier et renouveler le vocabulaire. Ainsi le mot

Busse, qui voulait dire « réparation »(soit au propre,

soit au figuré), a pris, avec le christianisme, le sens

de « pénitence » : une fois le sceau religieux imprimé,

tous les autres emplois sont tombés en désuétude \

Outre les restrictions de sens dont la langue porte

l'évident et permanent témoignage, il se fait, dans

le parler de chacun, de perpétuelles applications du

même principe, mais qui ne laissent pas de trace

durable, parce qu'elles varient selon le temps et le

lieu. « Aller à la ville » est une phrase familière à

tous les campagnards, mais qui, tout en restant la

môme, doit se traduire, selon la région, par un nom

1. On dit cependant Luckenbiisser, « bouche-trou ». Il existe à Breslau

une Allbùsscrstrasse, « rii2 des savetiers ». Gauer, Programme du

gymnase de Hamm, 1870.

Page 143: essai de semantique Bréal, 1897

LA RESTRICTION DU SENS. 127

différent. Il peut arriver que les événements de

l'histoire enlèvent une de ces expressions du milieu

borné où elle avait sa place pour la jeter dans la cir-

culation générale. Urbs était le nom de la ville de

Rome pour les paysans du Latium et de la Sabine.

Mais les légions romaines, en emportant le mot avec

elles, ont si bien fait qu'il est devenu familier à tout

le monde antique : pour le Gaulois, pour l'Espagnol

comme pour l'Africain ou le Syrien, Urbs a été le

nom désignant la ville aux sept collines.

La restriction du sens a de tout temps causé

l'étonnement des étymologistes. On connaît les

observations et objections de Quintilien au sujet de

homo : « Croirons-nous, dit-il, que homo vient de

humus, parce que l'homme est né de la terre, comme

si tous les animaux n'avaient pas la même origine *? »

11 est bien certain cependant que homines signifie

« les habitants de la terre ». C'était une manière de

les opposer aux habitants du ciel, Du ou Superi.

1. I, 6.

Page 144: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XI

ELARGISSEMENT DU SENS

Causes de l'élargissement du sens. — Les faits d'élargissement sontautant de renseignements pour l'histoire. — Ils sont une consé-

quence du progrès de la pensée.

L'élargissement du sens est la contre-partie de ce

que nous venons d'observer. On peut être surpris de

voir deux mouvements en sens opposé exister simul-

tanément. Mais il faut prendre garde que la cause,

des deux parts, n'est pas la même : tandis que la

restriction tient, comme on l'a vu, aux conditions

fondamentales du langage, l'élargissement a une

cause extérieure : il est le résultat des événements

de l'histoire.

Les exemples vont rendre ceci plus clair.

A Rome, un bien de terre sur lequel avait été pris

hypothèque s'appelait prœdium. Le mot est un com-

posé de vadium, « gage »l

,et de la préposition prœ.

1. Vailium est inusité en latin classique, où il est remplacé parvadl-monium. Mais il a reparu dans le latin du moyen âge : nous en avons

tiré le français gage. Le gothique ga-wadjan, l'anglo-saxon weddian,

Page 145: essai de semantique Bréal, 1897

ELARGISSEMENT DU SENS. 129

Mais par un remarquable élargissement du sens,

toute propriété rurale finit par s'appeler prœdinm.

C'est probablement par la langue du droit que s'est

fait ce changement, les immeubles dotaux s'appe-

lant prsedia dotalia.

Le caractère particulier d'après lequel un objet a

été dénommé peut donc rentrer dans l'ombre, peut

même s'oublier tout à fait. Au lieu de désigner seu-

lement une catégorie, le mot vient à désigner l'espèce

entière.

Le substantif français gain témoigne de la vie

agricole de nos ancêtres. Gagner {gaaignier) c'était

faire paître ;un gagnage était un pâturage ;

le gai-

gneur était le cultivateur; le gain [gain) était la

récolte. Il en est demeuré un témoin qui n'a pas

varié : c'est le re-gain. Quant au simple gain, à

mesure que la vie s'est compliquée, il a étendu sa

signification : il a désigné le produit obtenu par

toute espèce de travail, et même celui qui est acquis

sans travail.

A la vie agricole appartient pareillement le latin

pecania, qui désignait d'abord la richesse en bétail,

et qui a fini par désigner toute espèce de richesse.

Ce qui est moins connu, c'est que le changement

d'où l'anglais wed et l'allemand wetten, sont, à ce que je crois, des

emprunts faits au latin. Les termes juridiques, pour lesquels il impor-tait de bien s'entendre, passaient des Romains aux Rarbares. — Surcette famille de mots, voir mon Dictionnaire étymologique latin, au

mot vas, vadis.

9

Page 146: essai de semantique Bréal, 1897

130 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

inverse a eu lieu au moyen Age chez les Celtes de la

Grande-Bretagne. Comme il s'était établi un com-

promis entre le système ancien d'échange en nature

et le système nouveau d'échange monétaire, certains

termes désignaient tour à tour soit une monnaie,

soit son équivalent en terre ou en bétail. En vieux

gallois scribl (latin scrupulum) est une monnaie; chez

les Gallois du xn e

siècle, ysgrubl a le sens de bétail,

bête de labour. Dans la Bretagne armoricaine, le latin

solidus est devenu saont, qui désigne le bétail en

général1

. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, l'an-

cien feoh, « bétail », est venu à désigner une somme

d'argent2

. Des alternatives de richesse et d'appau-

vrissement expliquent ces faits, dont les contempo-

rains n'ont pas conscience.

Ces sortes de transformations du sens sont impor-

tantes à observer pour l'historien : car elles consti-

tuent pour lui des indications d'autant plus sûres

qu'elles sont involontaires. Il ne faudrait pas rap-

porter ces faits au chapitre de la métaphore. La méta-

phore est l'aperception instantanée d'une ressem-

blance entre deux objets. Ici, au contraire, nous

avons affaire à un lent déplacement du sens : le

peuple continuait, sans y penser, à employer le mot

pecunia, alors que déjà la fortune du citoyen romain

ne consistait plus uniquement en troupeaux.

1. J. Loth, Revue de Vhistoire des religions, 1896, article sur le droit

celtique de M. d'Arbois de Jubainville.

2. De là l'anglais /ee, « récompense, salaire, honoraires ».

Page 147: essai de semantique Bréal, 1897

ÉLARGISSEMENT DU SENS. 131

Les idées générales que l'humanité a acquises dans

le cours des siècles n'auraient pu recevoir de nomsans cet élargissement du sens. Comment aurait-on

pu désigner le temps et l'espace? Le temps, c'était à

l'origine « la température, la chaleur ». Le mot est

de même origine que tepor1

. Puis on a désigné de

cette façon le temps (bon ou mauvais) en général.

Enfin on est arrivé à l'idée abstraite de la durée.

L'espace, c'était la carrière où courent les chars

[spatium, mot emprunté du grec crçà&ay, dorien

(T-àoiov)2

. Pour parler des chevaux qui dévient de

leur course on emploie le verbe exspatiari. Cicéron,

voulant dire que l'éloquence a dévié, dit : Defïexit

de spatio curriculoque majorum. Puis le mot a pris le

sens général d'étendue et d'espace.

Le verbe est la partie du discours qui présente les

plus nombreux exemples d'élargissement. Une fois

que d'une façon ou d'une autre, pour désigner un

acte, la langue a fait choix d'une expression, l'on ne

tarde pas à oublier la circonstance — quelquefois

indifférente ou fortuite— qui l'a fait ainsi dénommer.

1. Le neutre tapas, « chaleur », existe en sanscrit. Le rapport de

Ivmpus et tepor est le même que celui de decus et décor, fulnur et

fulgor. Il est resté quelque chose de l'idée de la température dans le

verbe temperare.2. Voir Mémoires d<> la Société de linguistique, VI, p. 3. Au sujet de

la substitution du t au d, cf. cotoneum = xyîoiviov, citrus = xé'Spoç.

Page 148: essai de semantique Bréal, 1897

132 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Qui pense encore, en prononçant le verbe briller, à

la pierre précieuse—

beryllus— dont on l'a tiré?

Ceux qui ont créé le verbe plumbicare, dont nous

avons fait plonger, ont du bientôt perdre de vue le

plomb qui servait à charger le filet ou la ligne, et

ont appliqué la même expression à tout ce qui des-

cend, à tout ce qui plonge au fond de l'eau. Il est

dans la nature de notre esprit d'opérerde cette façon,

car nous sommes bien plus frappés de l'acte en lui-

même, qui est une impression présente, que de la

circonstance déjà lointaine qui nous l'a fait nommer

pour la première fois.

Il y avait à Rome un recensement qui revenait tous

les cinq ans, et qui était accompagné d'une céré-

monie religieuse, appelée « purification » : lustrum,

lustratio. Comme, à cette occasion, le magistrat et

les prêtres parcouraient les rangs du peuple, le

verbe lustrare prit le sens de « parcourir, passer

en revue ». Virgile a donc pu dire, parlant delà mer

Ausonienne qui doit être parcourue par Énée :

Et salis Ausonii lustrandum navibus œquor.

Peu de gens pensent, en se disant accablés d'un

malheur, accablés d'une nouvelle, qu'ils généralisent

une expression empruntée à la guerre de siège, et que

le substantif cadabalum, qui a fait caable, d'où accabler,

est formé du grec xaTaêoV^, « renversement ». Encore

moins les Romains, quand ils parlaient de la splen-

deur du ciel ou d'un triomphe splendide, songeaient-

Page 149: essai de semantique Bréal, 1897

ÉLARGISSEMENT DU SENS- 133

ils que c'est à une couleur maladive de la peau, à la

morbidesse du teint, que le verbe splendeo devait

son origine

L'élargissement du sens est surtout fréquent avec

les mots composés. Après avoir réuni deux termes

pour en faire un tout, on ne considère plus que l'en-

semble. Vindemia, par exemple, qui contient le mot

vinum, se dit pour d'autres récoltes que celles du

vin : vindemia olearum, ?nellis, turis. Parricidium,

qui est le meurtre d'un père, s'est étendu, l'alté-

ration phonétique aidant, jusqu'à marquer toutes

sortes de crimes : à tel point que déjà les Romains

en cherchaient des étymologies assez lointaines.

Nous touchons ici à ce que les anciennes rhétoriques

appelaient un abus de langage (catachrèse). La vérité

est que la catachrèse n'existe que dans les premiers

temps et pour celui qui s'attache à la lettre : pour le

commun des hommes, ces expressions ne tardent

pas à être naturelles et légitimes. C'est ainsi qu'en

sanscrit, une écurie à chevaux s'appelle acva-goshtha,

quoique goshtha soit un composé contenant le mot

go, « vache ». On a de même dans Homère :

1. SuXr(v, « la rate » : un homme malade de la rate était splenidus (cf.

rabidus de rabies). Les anciens plaçaient dans cet organe le siège de la

jaunisse.

Page 150: essai de semantique Bréal, 1897

134 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Et le même abus de langage, sous une forme un

peu différente, se trouve dans cet autre vers :

'Apvwv uptoTOyovwv plijeiv xXetttjv lxaTo'jj.6rl

v *.

Autant il est juste de recommander « les méta-

phores qui se suivent », autant il serait puéril, pour

les mots qu'un long usage a éloignés de leur signi-

fication première, et pour lesquels il n'y a d'ailleurs

jamais eu métaphore, mais élargissement du sens,

d'en entraver l'emploi par le souvenir de leur point

de départ. Le progrès pour le langage consiste à s'af-

franchir sans violence de ses origines. On ne parle-

rait pas si l'on voulait ramener tous les mots à

l'exacte portée qu'ils avaient en commençant. Armare

naves est une expression consacrée; mais elle nous

cache une sorte d'abus de langage, puisque armare

signifiait « se couvrir les épaules » \ 11 faut laisser

au linguiste le soin de rechercher ces lointains

points de départ. L'élargissement du sens est un

phénomène normal, qui doit avoir sa place chez

tous les peuples dont la vie est intense et dont la

pensée est active.

1. Le mot pouç, « bœuf », étant contenu dans pov;xo)ito et dans

éxaTO(i.gy).

2. Armus, « épaule », a fait armare, d'où arma, lequel a commencépar désigner les armes défensives, par opposition à tela, les armesoffensives. Armorum atque telorum portationes (Salluste).

Page 151: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XII

LA METAPHORE

Importance de la métaphore pour la formation du langage. — Les méta>

phores populaires.— Provenances diverses des expressions métapho-

riques. — Elles passent d'une langue à l'autre.

A la différence des causes précédentes, qui sont

des causes lentes et insensibles, la métaphore change

le sens des mots, crée des expressions nouvelles de

façon subite. La vue instantanée d'une similitude

entre deux objets, deux actes, la fait naître. Elle se

fait adopter si elle est juste, ou si elle est pittoresque,

ou simplement si elle comble une lacune dans le

vocabulaire l. Mais la métaphore ne reste telle qu'à

ses débuts : bientôt l'esprit s'habitue à l'image; son

succès même la fait pâlir, elle devient une représen-

tation de l'idée à peine plus colorée que le mot

propre.

On a dit que les métaphores d'un peuple en lais-

sent deviner le génie. Cela est vrai pour quelques-

1. C'est grâce à la métaphore, selon la remarque de Quintilien (VIII, 6)>

que chaque chose semble avoir son nom dans la langue.

Page 152: essai de semantique Bréal, 1897

136 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

unes : mais il faut bien avouer que la plupart ne

nous apprennent guère que ce que nous savions

déjà; elles nous donnent l'esprit de tout le monde,

qui ne varie pas beaucoup d'une nation à l'autre.

Nous allons en citer quelques exemples, priant

d'avance le lecteur d'en excuser la simplicité. Il

s'agit pour nous, non de faire admirer ces images,

qui n'en sont plus, mais de montrer combien la

langue en est pleine.

Comme il faut se borner, nous les puiserons toutes

dans la même langue : le latin. Voyons, par exemple,

comment le peuple romain nomme ce qui est bon et

ce qui est mauvais.

Ce qui est bon : c'est ce qui va droit et en mesure

(recte atque ordinè), ce qui est plein et a du poids

(integer, gravis). Mais la légèreté est un mauvais

signe (levis, varias, nullius momenti). Ce qui est de

travers devient le symbole de toute perversité (pra-

vas). L'intelligence est comme une pointe qui pénètre

[acumen), mais la sottise ressemble à un couteau

émoussé (hebes) ou à un plat qui manque de sel (in-

sulsus). Un caractère simple est comparé à un vête-

ment qui n'a qu'un pli [simplex) : les motifs allé-

gués à faux sont des bordures qui dissimulent le

défaut de l'étoffe (prœtextum). La bigarrure (vafer,

varius) n'est pas loin de la tromperie.

Jusque-là les métaphores du langage ne présentent

rien que d'irréprochable; nous allons maintenant

Page 153: essai de semantique Bréal, 1897

LA MÉTAPHORE. 137

voir paraître quelques traits de morale utilitaire.

Penser, c'est compter [putare, reputare) '. L'estima-

tion ou la pesée des monnaies prête son nom à toutes

les sortes d'estime (œstimare, existimare, pendere).

Délibérer, c'est encore peser (deliberare*). Ce qui peut

s'acheter à bon marché est méprisable (vilù3

) ;de la

rareté vient le prix que nous attachons aux objets

[carus, caritas).

Il est inutile de continuer.... On voit de quelle

nature sont ces renseignements. Cela ressemble aux

dires de quelque paysan doué de bon sens et d'hon-

nêteté, mais non exempt d'une certaine cautèle rus-

tique. C'est quelque chose de moins que les pro-

verbes, ceux-ci marquant déjà une expérience plus

prolongée, une faculté de combinaison plus grande.

Voici encore une métaphore appartenant au même

ordre d'idées.

Pour les vieux Romains toute dépense superflue

était un manquement à la règle, une dérogation à

la rectitude de la vie, ou, comme nous disons aujour-

1. Putare est lui-même arrivé au sens de « calculer >» par une méta-

phore. Pu lare raliones, « apurer des comptes ». Putare, purum facere,

disent Varron etFestus. C'était l'expression consacrée pour l'émondagedes arbres et des vignes : putare vitem, arbores. Le mot, en son sens

propre, s'est conservé en vieux français : poder, pouer (« pouer et

tailler la vigne », chez Olivier de Serres); pod, « tailler », en patois de

la Suisse romande. Ce poder, « nettoyer », a passé en allemand : butzen,? putzen (den Baum, den Strauch, die Hecke putzen); puis on a dit : den

Bart, die Haare putzen-, enfin, le mot a passé au sens de toilette et de

parure {die Putzmacherin, « la modiste »).

2. De libra, « la balance ».

3. De la même racine qui a donné vènum, « la vente ».

Page 154: essai de semantique Bréal, 1897

138 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

d'hui, un dérangement. De là le mot de luxus, mot

emprunté à la langue chirurgicale. Caton, donnant

une recette pour les entorses et les fractures, dit :

Ad luxum aut ad fracturam alliga, sanum fiet. (De Re

rustica, 160.) Peut-être le mot, comme tant d'autres

termes de médecine, est-il d'origine grecque : Xo^ôç,

« de travers », Ao£6w, « disloquer ». Nous en avons

fait luxation. — 11 y avait sans doute bien des sortes

de dérangement comprises sous ce mot. Occultiores

in luxas et malum otium resolutus, dit Tacite en par-

lant de Tibère.

On sait combien les anciens se sont donné de

peine pour classer les métaphores, pour les étiqueter

par genre et par espèce. Ils disent avec raison que le

nombre en est immense 1

. Ce nombre est encore plus

grand même qu'ils ne supposaient, car ils sont loin

de les avoir toutes reconnues. Exstinguere avait déjà

pris le sens d'éteindre : cependant la flamme est

comparée ici à un dard ou à une lance dont on brise

la pointe. Erudire passait pour le mot propre signi-

fiant « instruire » : cependant l'expression est em-

pruntée à l'idée d'une branche d'arbre qui a été

dégrossie. Le mot tranquillitas , appliqué à l'âme, ne

faisait déjà plus, au temps de Virgile, l'effet d'une

1. Quintilien, VIII, 6. Arsène Darmesteter a essayé une classification,

pour laquelle nous renvoyons à la Préface, non encore publiée, de son

Dictionnaire étymologique.

Page 155: essai de semantique Bréal, 1897

LA METAPHORE. 139

expression figurée, quoiqu'il contînt une comparaison

empruntée à la transparence du ciel ou de l'eau '.

Quelquefois le souvenir de la métaphore est si com-

plètement oublié qu'on s'y trompe. Cicéron s'étonne

que des paysans aient eu l'idée de donner le nom de

perle (gemma) aux bourgeons des arbres : or, c'est

l'inverse qui est la vérité, les perles ayant, par une

imagination qui ne manque pas de grâce, reçu leur

nom des bourgeons prêts à s'épanouir2

.

Quand la linguistique tournera vers le sens des

mots une partie de l'attention qu'elle porte trop

exclusivement sur la lettre, elle pourra créer pour

les diverses langues un curieux et instructif relevé

montrant le contingent de métaphores fourni par

chaque classe de citoyens, par chaque corps de

métier. Le tisserand a donné à la langue latine les

mots qui veulent dire « commencer » : ordiri, exor-

dium, primordia. Ordiri, c'était disposer les fils de

la chaîne pour faire un tissu. Cicéron, qui sentait

encore l'image, fait dire, non sans intention, à un de

ses interlocuteurs : Perlexe, Antoni, quod eœorsus es3

.

Plaute avait déjà dit de même :

Neque exordiri primum, unde occipias, habes,

Neque ad detexundam telam certos terminos.

1. Mémoires de la Société de linguistique, V, 346.

2. Nam gemmare vites, luxuriem esse in herbis, lœtas esse segeteseliam rustici dicunt {De Or., III, 38). Lxtus, que Cicéron considère commeune métaphore, est également le mot propre (« de grasses moissons •>).

3. Le vocable est probablement bien antérieur à la langue latine. Ona chez Hésychius cette glose : Tepôid;- uçàvxr,?.

Page 156: essai de semantique Bréal, 1897

140 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Le mot ordo, avec la longue série de ses signifi-

cations si variées et si importantes— en politique, à

la guerre, dans l'administration, dans les arts — est

lui-même un présent de l'humble métier du tisseur *.

Les auspices avaient une telle importance qu'on

ne peut être surpris d'en retrouver le souvenir dans

la langue commune : l'adjectif propithis, qui marquait

le vol en avant 2

; l'adjectif sinister, qui marquait les

présages funestes; les verbes aucupari, « épier »;

augurare, « conjecturer »; autumare, « affirmer », qui

contiennent tous les trois le substantif s/s; l'adverbe

extemplo, employé d'abord pour les présages sur-

gissant à l'intérieur du templum céleste; le verbe

contemplari, emprunté à l'occupation ordinaire des

augures, en sont d'unanimes témoignages.

La langue du droit n'a pas été moins fertile. J'en

citerai seulement ce curieux mot rivalis, qui désignait

des propriétaires voisins se servant d'un même cours

d'eau, et qui est devenu le nom de toute espèce de

rivalité3

.

Le génie différent des nations perce déjà dans

quelques vieilles métaphores. Ainsi les Grecs, pour

exprimer l'idée de « ressource, d'expédient », em-

ploient izôpoq.« Quel remède à mes maux? » s'écrie

1. Or., II, 33. — Il est curieux de constater que le verbe ordiri a sur-

vécu en français précisément en son sens primitif : ourdir. Le tisserand

l'avait fourni : le tisserand l'a conservé.2. D'une racine pet qui se retrouve dans le grec 7ïsto[aou,

« voler ».

3. 11 y avait à Rome une Lex rivalicia (Festus, p. 340), qui réglait les

rapports entre rivales.

Page 157: essai de semantique Bréal, 1897

LA MÉTAPHORE. 141

un personnage d'Euripide. TU av Ttopoç xaxcov yévovror

;

Le mot -opo;, qui désigne proprement un passage,

particulièrement sur mer 2

,est bien d'un peuple qui,

de bonne heure, a connu les uypa xéXsuSa. Une affaire

impossible, c'est a-opov Tipày^a. Les moyens financiers

d'un État s'appellent nôpoi. Encore aujourd'hui, chez

les Grecs, « pouvoir » se dit suuopéw.

Quelquefois toute une perspective historique se

découvre à nous dans une métaphore. Le romancier

grec Longus, dans l'histoire de Daphnis et Chloé,

parle d'un piège à loup, d'une chausse-trape prati-

quée dans la terre. Mais le loup ne s'y laisse pas

prendre : alo-OàvsTou yàp y/Jç <7sa-ocft.TpivTi ç. CearocplÇto

suppose Protagoras, Socrate, Platon, et tout un long

passé de discussions philosophiques.

Le mot <¥influenee, dont il est fait si grand usage

aujourd'hui, nous reporte aux anciennes supersti-

tions astrologiques. On supposait qu'il s'échappait

des astres un certain fluide qui agissait sur les

hommes et sur les choses. Boileau emploie encore le

mot en son sens primitif, quand il parle dans son

Art poétique de l'influence secrète exercée par le ciel

sur le poète à sa naissance. Le mot italien (ïinfluenza

fait allusion à quelque croyance analogue.

Toutes les langues pourraient ainsi constituer

leur musée des métaphores. En allemand, le verbe

1. Alceste, v. 213.

2. Cf. Boo-TCopoç, « le Bosphore »

Page 158: essai de semantique Bréal, 1897

142 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

einwirken, si souvent employé de la façon la plus

abstraite, répond au latin intexere. Et pareillement le

latin exprimerez qui revient si souvent dans ce livre,

est un emprunt fait aux beaux-arts, puisqu'il marque

l'idée d'une empreinte : à lui seul, il pourrait nous

apprendre, si nous ne le savions déjà, que les

anciens connaissaient le travail au repoussé. Beau-

coup d'usages abolis se perpétuent dans une locution

devenue banale : en disant d'un personnage qu'il est

revêtu d'un titre ou d'une dignité, personne ne songe

aujourd'hui à l'investiture \

11 y a une satisfaction que le langage réserve à

l'observateur, satisfaction d'autant plus vive qu'elle

aura été moins cherchée : c'est de sentir, en par-

lant, quelque métaphore dont la valeur n'avait pas

été comprise jusque-là, s'ouvrir et s'illuminer subi-

tement. Nous constatons alors un secret accord

entre notre propre pensée et le vieil héritage de la

parole..

Aucun chapitre ne montre aussi bien le pouvoir

que, même aujourd'hui, avec nos langues depuis

1. Combien d'expressions ne devons-nous pas au théâtre! Jouer unrôle dans une affaire, faire une scène à quelqu'un, une personne qui se

tient dans la coulisse, un drame qui s'est passé hier, un changement à

vue, un personnage muet, etc. Ce nom môme de personne — persona,— que Cicëron employait déjà comme nous, est un mot de théâtre,

puisqu'il signifie « masque ».

Page 159: essai de semantique Bréal, 1897

LA MÉTAPHORE. 143

longtemps fixées, l'action individuelle continue

d'exercer. Telle image éclose dans quelque tête bien

faite devient, en se répandant, propriété commune.

Elle cesse alors d'être une image et devient appella-

tion courante. Entre les tropes du langage et les

métaphores des poètes il y a la même différence

qu'entre un produit d'usage commun et une con-

quête récente de la science. L'écrivain évite les

figures devenues banales : il aime mieux en créer

de nouvelles. Ainsi se transforme le langage. C'est

ce qu'ont parfois oublié nos étymologistes, toujours

prêts à supposer une prétendue racine verbale,

comme si l'imagination avait jamais été à court

pour transporter un mot tout fait d'un ordre

d'idées dans un autre.

Une espèce particulière de métaphore, extrême-

ment fréquente dans toutes les langues, vient de la

communication entre les organes de nos sens, qui

nous permet de transporter à l'ouïe des sensations

éprouvées par la vue, ou au goût les idées que nous

devons au toucher. Nous parlons d'une voix chaude,

d'an chant large, d'un reproche amer, d'un ennui noir,

avec la certitude d'être compris de tout le monde.

La critique moderne, qui use et abuse de ce genre de

transposition, ne fait que développer ce qui se trouve

Page 160: essai de semantique Bréal, 1897

144 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

en germe dans le langage le plus simple. Un son

grave, une note aiguë ont commencé par être des

images.

Le peuple transporte à des objets inanimés des

adjectifs dont il emprunte l'idée à l'homme : il dira

une lanterne sourde, une maison louche, aveugler une

voie d'eau, de même que les Grecs disaient déjà

y.ix>ybv fièloq (surdum jaculum) pour un trait qui ne

porte pas, etl

uiXxt.vacpwvv] (vox atra) pour une voix

enrouée. Les Indous appellent andha-kûpa, « puits

aveugle », un puits dont l'ouverture est cachée par

des plantes. Quelquefois on ne sait plus au juste de

quel organe ces expressions sont parties : pour l'ad-

jectif clan/s, par exemple, on a pu longtemps se

demander s'il vient de la vue ou de l'ouïe. Sans les

mots acies, acus, acutus, acer, nous ne saurions pas

que le français aigre n'a pas toujours appartenu au

sens du goût.

La langue homérique ne manquait pas de mots

pour l'idée de « méditer, préparer ». Mais cela n'a

pas empêché le poète de créer le verbe ^uTcroSopuw,

qui signifie littéralement « intus sedificare ».

"EaôV àyope'JovTeç, xaxà Ss çpe<7t pucraooôjxeyov.

« Tenant de beaux discours, ils bâtissaient le mal

au fond de leur cœur. »

Page 161: essai de semantique Bréal, 1897

LA MÉTAPHORE. U5

Et ailleurs :

'A>V àxswv xîvT)<re xapï}, xaxà |3uo-<7o8ofj!.E'ja>v *,

« Il secoua la tête en silence, bâtissant le mal inté-

rieurement. »

Pour la même idée, Homère a encore le verbe

jjiv/avàco, qui du grec a passé au latin2

.

Il est difficile de reconnaître les métaphores les

plus anciennes. L'état de choses qui les avait suggé-

rées ayant disparu, l'on reste en présence d'une

racine à signification incolore. C'est ce qui nous

explique comment les grammairiens indous, en dres-

sant leurs listes, ont pu inscrire tant de racines signi-

fiant « penser, savoir, sentir ». S'il nous était possible

de remonter plus haut dans le passé de l'humanité,

nous trouverions sans doute, tout comme dans les

langues que nous connaissons mieux, la métaphore

partout présente.

Avant de quitter ce sujet, qui est infini, nous vou-

lons encore mentionner un point.

1. Or/., XVII, 6G, 465. — On remarquera que c'est exactement la mêmeexpression que le latin ïndustrhis (de indu et struere). Il est resté

quelque chose de l'ancien sens péjoratif dans la locution : de industriel.

2. l'as toujours en mauvaise part :

(ova* Ilatàv,

k'Çrjps [xrf/avâv r-tv' 'A6;xr,Ta) xaxûv (Euripide, Aie, 221.)

« Trouve, ô Apollon, quelque secours aux maux d'Admète ».

Un homme sans ressources, une chose impossible, s'appellent

àur.'/avO;.

10

Page 162: essai de semantique Bréal, 1897

146 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Les métaphores ne restent pas enchaînées à la

langue où elles ont pris naissance. Quand elles sont

justes et frappantes, elles voyagent d'idiome à

idiome et deviennent le patrimoine du genre

humain. Il y a donc pour l'historien à faire une dis-

tinction entre les images qui, étant parfaitement

simples, ont dû être trouvées en mille lieux d'une

façon indépendante, et celles qui, inventées une fois

en une certaine langue, ont été ensuite transmises,

empruntées et adaptées. Les métaphores se tradui-

sent, comme on le voit par des exemples tels que

décider et entscheiden, découvrir et entdecken, com-

prendre et begreifen, succomber et unterliegen, con-

firmer et bestàtigen1

. Le difficile est de reconnaître

chaque fois s'il y a emprunt et quel est l'emprun-

teur. Chez les vieilles nations de l'Europe il existe

un fonds commun de métaphores qui tient à une

certaine unité de culture. Les nations arrivées un

peu tard au même degré de civilisation ne tardent

pas à s'approprier, en les traduisant, ce stock

d'expressions métaphoriques. Il serait peu équi-

table de le leur reprocher, car elles usent du même

droit que leurs aînées, et il n'y a aucune raison pour

les en exclure. Je songe en ce moment au peuple

grec à qui l'on reproche de faire ce que chaque nation

1. Sur ces imitations, dont on trouve des exemples dans toutes les

langues, voir L. Duvau, dans les Mémoires de la Société de linguistique,

VIII, p. 190. Un spécimen intéressant est le français compagnon, qui ason prototype dans le gothique gahlaiba (de hlaifs, « pain »).

Page 163: essai de semantique Bréal, 1897

LA MÉTAPHORE. 147

d'Europe a fait à son heure *. J'en donnerai un seul

exemple. Pour exprimer : « Je ne suis pas d'accord

avec vous », les Grecs disent : syto 8èv o-ujjupwvw. N'est-

ce pas ce que dit aussi l'Allemand : Ich stimme nicht

mit Ihnen ùbereinl Ou simplement : Es stimmt nicht.

Fallait-il se l'interdire parce qu'il nous a plu de créer

le mot symphonie"! Au reste, le grec a tout l'air d'être

ici l'original, et nous les imitateurs, car déjà sur les

papyrus égyptiens du temps des Ptolémées nous

avonso-jjjl'^wvov en parlant d'un accord intervenu

entre deux parties.

La loi des métaphores est la même que pour tous

les signes. Une métaphore étant devenue le nom de

l'objet peut de nouveau, partant de cette seconde

étape, être employée métaphoriquement, et ainsi de

suite. C'est ce qui fait que pour les philologues les

langues modernes sont d'une étude plus compliquée

que les anciennes. Mais pour l'enfant qui apprend à

les parler la complication n'existe pas : le dernier

sens, le plus éloigné de l'origine, est souvent le

premier qu'il apprend. Ce qu'on appelle l'argot ou

le slang se compose en grande partie de métaphores

plus ou moins vaguement indiquées : cependant c'est

une langue qui s'apprend aussi vite que les autres.

1. Voir des imitations du latin par le vieil irlandais, Journal de Kuhn,

XXX, 255, article de Zimmer.

Page 164: essai de semantique Bréal, 1897

^'

CHAPITRE XIII

DES MOTS ABSTRAITSET DE L'ÉPAISSISSEMENT DU SENS

Ce qu'il faut entendre par l'cpaississement du sens. — Exemples tirés

de diverses langues.

La richesse de nos langues en mots abstraits est

considérable. Nous aurons à rechercher plus tard

d'où vient cette richesse et comment elle a été le

plus actif instrument de progrès. Pour le moment,

nous voulons étudier un fait que j'appellerai, faute

d'un autre terme, épaississement1

: voici ce que c'est.

Un mot abstrait, au lieu de garder son sens abstrait,

au lieu de rester l'exposant d'une action, d'une qua-

lité, d'un état, devient le nom d'un objet matériel.

Ce fait est extrêmement fréquent : tantôt le mot ainsi

modifié garde les deux sens, tantôt, l'idée abstraite

étant oubliée, la signification matérielle subsiste

seule.

Ce phénomène remonte aussi loin que l'histoire

i. C'est la traduction exacte du latin concret io.

Page 165: essai de semantique Bréal, 1897

MOTS ABSTRAITS ET ÉPAISSISSEMENT DU SENS. 140

de nos langues et il se continue sous nos yeux.

Je commencerai par des exemples tirés des langues

anciennes.

Un suffixe très simple, qui servait à former des

noms d'action, était le suffixe féminine (nominatif

-tï-s), que nous trouvons en grec sous la forme <n-ç

dans les mots comme ylvsa-iç,« la naissance »

; yvwo-tç,

« la connaissance »; yf^w, « l'usage »; xpfeiç,« la

décision »; uxtocuç, « la chute », etc. C'est le suffixe

qui a donné en latin le mot ves-tis, qui signifiait

« l'action de se vêtir ». Mais de cette signification

générale il a passé à celle de l'objet qui sert à cet

usage, et vestis est devenu le nom du vêtement. Si

vestis est féminin, cela vient du temps où il était un

nom abstrait.

Prenons un autre exemple emprunté à l'alimen-

tation. Le suffixe latin tus donne des substantifs

abstraits comme cantus, adspectus, gemitus, conatus,

cultus. Parmi ces substantifs se trouve fructus, « l'ac-

tion de jouir », de fruor. Il est encore employé en

son sens propre chez Plaute \ Mais ce nom abstrait

s'est solidifié pour désigner les fruits de la terre et

des arbres, à tel point que quand on dit « vivre du

fruit de son travail », on a l'air d'employer le mot au

sens métaphorique.

Le suffixe qui, en latin, a donné les noms en tas,

1. Casina, IV, 4, 16. Scio, sed meus fructus est prior.

Page 166: essai de semantique Bréal, 1897

150 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

comme dignitas, cupiditas, en grec les noms en ty,ç,

comme 8ixawT*j/ç, « la justice »; cpO.or^, « l'amitié »»

servait à former des noms exprimant une qualité, un

état. Mais nous le voyons déjà devenir opaque en

certains mots latins : civitas était d'abord la qualité

de citoyen ; puis le même mot a désigné l'ensemble

des citoyens; il a fini par signifier « la cité ».

Facilitas, formé de l'adjectif facilis oufacul, marquait

la possibilité de faire : mais facilitâtes est devenu un

synonyme de richesses. Le même suffixe existe en

sanscrit et en zend, sous la forme tâti ou iât. Déjà

dans les védas, dëva-tàt désigne, non seulement la

qualité ou la nature divine, mais l'ensemble des

dieux (comme quand nous disons la chrétienté) '.

Legio a d'abord été « la lçvée » : il est formé

comme internecio, obsidio. Puis il est devenu le nom

d'une unité militaire parfaitement déterminée, « la

légion ». Pour marquer l'idée de « la levée », il a

fallu créer de nouveaux mots, tels que delectus.

Pareil changement a eu lieu pour classis, qui est

le grec xX^artç, dorien x>,ào-^, et qui est devenu le nom

romain de la flotte, après avoir désigné d'abord

l'armée en général. Le sens primitif était « l'appel2.

Regio, formé comme legio, signifiait « la direc-

tion ». Rectâ regione, « en ligne droite ». E regione,

1. Rig-Véda, III, 19, 4 : à vaha dèvatàtim, « amène-nous les dieux ».

2. Il est curieux de constater que classe a repris son ancienne signifi-

cation dans notre langue militaire.

Page 167: essai de semantique Bréal, 1897

MOTS ABSTRAITS ET EPAISSISSEMENT DU SENS. 151

« en face ». Deflectere de recta regione, « quitter la

bonne direction ». Mais ce sens a fait place à an

sens beaucoup plus matériel : regio a signifié un

pays ou le quartier d'une ville.

Le suffixe latin tion, qui a pris une si grande

importance, et qui est apparenté au précédent, for-

mait des noms abstraits, comme lectio, admiratio.

Mais dès les plus anciens temps, l'épaississement

commence à se faire sentir. Portio a été d'abord

l'action de partager : puis il est devenu le nom de la

portion1

. Mansio était l'action de s'arrêter : chez

Cicéron il s'oppose à discessus. Il s'est dit ensuite des

relais établis le long des routes, et il a donné enfin

notre maison 2.

On doit déjà commencer à voir pourquoi tant

d'objets matériels sont du féminin : d'abstraits ils

sont devenus concrets, mais sans changer de genre3

.

Faut-il croire que nos ancêtres avaient une faculté

d'abstraction qui ait été en diminuant chez leurs

descendants? — Ce serait, je crois, une grande illu-

sion. Nous reviendrons plus loin sur cette question

des noms abstraits, qui contient, en partie, le secret

1. D'une racine por, « attribuer », qui se retrouve dans le grec e7topov,«j'ai procuré »

; uéuptoTat,« il a été attribué ».

2. Nous disons de môme des habitations, des constructions. Homèredit déjà d'Ulysse, au moment où il va se construire un navire : e\> elSwç

7EXTo<Tvvâa>v, « fort entendu en constructions ».

3. Il existe des indices qui permettent de croire que les noms latins

en tus, comme exercitus, amictus, ont été d'abord du féminin. On trouve

chez Ennius : Non metus nlla tenet. Cf. les féminins grecs comme

7rpaxtu;, « action », 6eXxTuç, « enchantement ».

Page 168: essai de semantique Bréal, 1897

152 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

de la richesse de nos langues. 11 suffit, pour le

moment, de rappeler que le langage étant une œuvre

en collaboration, tout mot abstrait est en danger de

changer de sens quand, passant de bouche en

bouche, il arrive de l'inventeur à la foule.

L'histoire des religions, celle des institutions,

celle môme des sciences pourrait nous en fournir

la preuve. A plus forte raison ces abstractions du

langage, abandonnées dès la première heure à

l'esprit populaire, étaient-elles exposées au même

sort.

Les langues modernes abondent en exemples du

même changement de signification. Nous trouvons

en toutes les professions des noms abstraits devenus

les noms de quelque objet tangible. Le musicien

entend par ouverture le morceau d'orchestre qui

précède un opéra, le marchand débite les nouveautés

de la saison, le financier fait rentrer ses créancesr

l'intendant pourvoit aux subsistances de l'armée, et

ainsi de suite. On peut aisément observer les degrés

de cette transformation pour certains substantifs. La

Bruyère, dans le portrait du Distrait, dit : « Il écrit

une seconde lettre, et après les avoir cachetées

toutes deux, il se trompe à l'adresse ». Ici adresse est

encore pris au sens de directio. Au xvne

siècle,

Page 169: essai de semantique Bréal, 1897

MOTS ABSTRAITS ET ÉPAISSISSEMENT DU SENS. 153

économie, aumône, charité ne s'étaient pas encore

coagulés en objets matériels comme de nos jours1

.

11 y a là pour l'étymologiste une mine de sur-

prises. On trouve en dialecte vénitien du moyen âge

un mot rità qui a le sens de « descendance ». D'où

vient ce rità, qui, déjà par sa désinence, déroute le

lecteur? Des rapprochements indubitables ont

montré qu'il s'agit du mot heredità, qui, en se

dépouillant de sa signification abstraite, au lieu de

l'héritage, a désigné les héritiers2

. Quelque chose de

semblable s'est passé pour l'allemand Kind, qui

signifie « enfant », mais qui a d'abord signifié « la

race », comme on le voit par l'anglais mankind,

« genre humain ».

1. Quoique l'infinitif résiste davantage à ce changement, nous obser-

vons cependant qu'un certain nombre d'infinitifs, comme devoir,

plaisir, loisir, n'y ont point échappé.2. Rajna, dans les Comptes rendus de l'Académie des Lincei, 1891,

p. 336.

Page 170: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XIV

LA POLYSEMIE

Ce que c'est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe de civili-

sation. — D'où il vient qu'elle ne cause pas de confusion. — Unenouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — De la polysémieindirecte.

On vient de voir quelques-unes des causes qui

font que les mots prennent un sens nouveau. Ce ne

sont assurément pas les seules, carie langage, outre

qu'il a ses lois à lui, reçoit le contre-coup des événe-

ments extérieurs, événements qui échappent à toute

classification. Mais, sans poursuivre cet examen, qui

serait infini, nous voulons présenter ici une obser-

vation essentielle.

Le sens nouveau, quel qu'il soit, ne met pas fin à

l'ancien. Ils existent tous les deux l'un à côté de

l'autre. Le même terme peut s'employer tour à tour

au sens propre ou au sens métaphorique, au sens

restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au

sens concret... A mesure qu'une signification nou-

velle est donnée au mot, il a l'air de se multiplier et

Page 171: essai de semantique Bréal, 1897

LA POLYSÉMIE. 155

de produire des exemplaires nouveaux, semblables

de forme, mais différents de valeur.

Nous appellerons ce phénomène de multiplication

la polysémiel

. Toutes les langues des nations civili-

sées y participent : plus un terme a accumulé de

significations, plus on doit supposer qu'il représente

de côtés divers d'activité intellectuelle et sociale.

On dit que Frédéric II voyait dans la multiplicité

des acceptions une des supériorités de la langue

française : il voulait dire sans doute que ces mots

à sens multiples étaient la preuve d'une culture plus

avancée.

Il faut nous représenter la langue comme un vaste

catalogue où sont consignés tous les produits de l'in-

telligence humaine : souvent le catalogue, sous un

même nom d'exposant, nous renvoie à différentes

classes.

Donnons quelques exemples de cette polysémie.

Clef, qui est emprunté aux arts mécaniques, appar-

tient aussi à la musique. Racine, qui nous vient de

l'agriculture, relève également des mathématiques

et de la linguistique. Base, qui appartient à l'archi-

tecture, a sa place dans la chimie et dans Fart mili-

taire. Acle appartient à la fois au théâtre et à la vie

judiciaire. Et ainsi de suite.... 11 n'en était pas autre-

ment dans les langues anciennes. SàvraÇw, dans un

1 De TtoXyç, « nombreux », et <7Y)|aôÏov,« signification ».

Page 172: essai de semantique Bréal, 1897

156 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

livre grammatical, désigne la syntaxe, et dans un

récit de guerre l'ordre de bataille. M&oç, qui est le

nom des membres du corps humain, est aussi un

terme de prosodie et de musique. Le substantif

o^opwpéç, dérivé du verbe àcpopiÇw, « délimiter,

définir », désignait d'une part la délimitation maté-

rielle d'un territoire, et d'autre part la définition

d'un objet ou d'une idée. Il a fourni, dans ce dernier

sens, le mot aphorisme à la médecine et à la philo-

sophie; du premier sens, il reste le Mont Aphorismo,

contrefort du Pentélique. Le substantif èmSviiûa,

suivi d'un nom propre, désignait au temps de l'Em-

pire romain le voyage du souverain à travers ses

États. On trouve, par exemple, dans une inscription

de la Syrie : 2m£i)|uqi GsoG 'Aoptavou. Mais dans la

langue médicale, le même mot, suivi du nom d'une

maladie, signifiait un mal contagieux régnant dans

une certaine contrée, une épidémie. SuptyÇ, en grec

moderne, désigne, selon l'occurrence, une flûte, une

fistule, une seringue ou un tunnel.

On demandera comment ces sens ne se contrarient

point l'un l'autre : mais il faut prendre garde que

les mots sont placés chaque fois dans un milieu qui

en détermine d'avance la valeur. Quand nous voyons

le médecin au lit d'un malade, ou quand nous entrons

Page 173: essai de semantique Bréal, 1897

LA POLYSÉMIE. 157

dans une pharmacie, le mot ordonnance prend pour

nous une couleur qui fait que nous ne pensons en

aucune façon au pouvoir législatif des rois de France.

Si nous voyons le mot Ascension imprimé à la porte

d'un édifice religieux, il ne nous vient pas le moindre

souvenir des aérostats, des courses en montagne, ou

de l'élévation des étoiles. On n'a même pas la peine

de supprimer les autres sens du mot : ces sens

n'existent pas pour nous, ils ne franchissent pas le

seuil de notre conscience. Il en doit être ainsi, l'as-

sociation des idées se faisant heureusement chez la

plupart des hommes d'après le fond des choses, et

non d'après le son.

Ce que nous disons de nous n'est pas moins vrai

de celui qui nous écoute. Il est dans la même situa-

tion : sa pensée suit, accompagne ou précède la

nôtre '. Il parle intérieurement en même temps que

nous : il n'est donc pas plus exposé que nous à se

laisser troubler par des significations collatérales qui

dorment au plus profond de son esprit.

Une nouvelle acception équivaut à un mot nou-

veau. Ce qui le prouve, c'est le précepte— nulle-

1. Victor Egger, La Parole intérieure. — « Souvent ce que nous appe-lons entendre comprend un commencement d'articulation silencieuse,des mouvements faibles, ébauchés, dans l'appareil vocal. » (Ribot.)

Page 174: essai de semantique Bréal, 1897

158 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

ment artificiel, mais confirmé par le sentiment

général—

qu'il faut répéter le mot s'il est pris

successivement en deux sens différents. Mais on

permet de faire rimer un mot avec lui-même, si les

deux sens sont assez éloignés '.

Il ne serait donc pas exact de traiter les mots

comme des signes qui disparaissent en une fois. Tel

mot, au sens propre, peut être depuis longtemps

tombé dans l'oubli, et survivre cependant en une

acception détournée. Danger, au sens propre, qui est

« puissance », n'existe plus : mais il continue d'être

employé comme synonyme de péril2

.

Quelquefois, pour avoir séjourné plus ou moins

longtemps dans quelque région particulière de la

langue, un vocable est inscrit deux fois au catalogue

général avec une orthographe différente. C'est ainsi

que nous avons les desseins de Dieu et les dessins de

Raphaël; la chambre des Comptes et les Contes de la

reine de Navarre. Chez toutes les nations, en toutes

les langues, on a de ces différences, dont le demi-

savoir triomphe, quoique au fond elles n'aient rien

1. Les accommodements ne font rien en ce point :

Les affronts à l'honneur ne se réparent point.Corneille.

2. On a dit d'abord : être au danger (au pouvoir) de ses ennemis, tirer

quelqu'un du danger de mort. C'est le bas-latin dominiarium .

Page 175: essai de semantique Bréal, 1897

LA POLYSÉMIE.

de surprenant, et que parfois même elles ne soient

pas sans quelque avantagel

. Il est difficile d'établir à

ce sujet une règle. Cependant je proposerais celle-

ci : Respecter les distinctions anciennes et faites de

bonne foi; s'abstenir d'en créer de propos délibéré.

11 est si vrai que la bifurcation des sens peut d'un

mot en faire deux ou plusieurs, que les changements

grammaticaux qui modifient l'un épargnent l'autre.

Le verbe latin légère change son e en i dans les

composés : eligere, colligere. Mais quand il signifie

« lire », il garde son e : perlegere,relegere. Un

auteur du xvnGsiècle

2

fait remarquer que bon a

pour comparatif meilleur*, excepté quand il est pris

en mauvaise part, et qu'il signifie « niais, simple »,

comme dans cet exemple : « Vous vous étonnez,

dites-vous, qu'il ait été assez bon pour croire toutes

ces choses; et moi, je vous trouve encore bien

plus bon de vous imaginer qu'il lésait crues». Les

distinctions de ce genre existent partout. Un auteur

allemand observe que roth fait au comparatif rôther,

excepté quand il s'agit de la couleur politique, auquel

cas il faut rother. Plutôt que de tourner en dérision

des observations de ce genre, il vaut mieux en cher-

cher la raison : c'est que les règles grammaticales

s'entretiennent par l'usage, et que le mot, en son

1. Il en est un peu de ces mots comme des noms propres tels queRegnault, Renault, Renaud, etc., qui, partis d'un même type, revien-

nent à l'Almanach Bottin avec leur orthographe spéciale.•2. Nicolas Andry.

Page 176: essai de semantique Bréal, 1897

160 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

sens détourné, étant d'une époque postérieure,

s'est dérobé à la règle. Nous sommes habitués à

former de ciel le pluriel cieux : « Celui qui règne

dans les cieux, jusqu'au haut des cieux ». Mais nous

dirons d'un peintre qu'il soigne bien ses ciels, non

point pour le plaisir de faire une distinction futile,

mais parce que la critique d'art s'est seulement

créé sa langue au xvmcsiècle.

Nous n'avons pas encore épuisé ce chapitre de la

polysémie. Il existe une polysémie indirecte ou du

second degré, qu'il est bon de ne pas confondre avec

l'autre, quoique d'ordinaire on les amalgame. Un ou

deux exemples feront comprendre en quoi elles dif-

fèrent.

En latin, truncus désigne un tronc d'arbre; il veut

dire aussi « mutilé, incomplet ». Mais on aurait tort

de passer d'un sens à l'autre : il y a un intermé-

diaire qu'il ne faut pas omettre. De truncus, « tronc

d'arbre », est venu truncare, « couper, étêter un

arbre ». C'est ce truncare qui a produit l'adjectif

truncus, lequel n'a avec le précédent qu'une parenté

déjà plus éloignée.

Un autre exemple est le latin examen, qui signifie

à la fois « essaim » et « examen ». Pour connaître

la raison de cette polysémie, il faut s'adresser au

Page 177: essai de semantique Bréal, 1897

LA POLYSÉMIE. 161

verbe exigere, qui signifie tantôt « conduire dehors »

et tantôt « peser ». Suétone rapporte que César

avait le goût des perles et qu'il aimait à les peser

dans sa main : sua manu exigere pondus. C'est donc

seulement par les verbes dont ils dérivent que les

deux sens se rejoignent1

.

Un vocable peut être ainsi conduit, par une

série plus ou moins longue d'intermédiaires, à signi-

fier à peu près le contraire de ce qu'il signifiait

d'abord.

Maturus voulait dire « matinal » : lux matura

était la lumière de l'aube. JEtas matura était l'ado-

lescence. Faba matura, la fève précoce, par opposi-

tion à faba serotina. Un hiver précoce ,matura

hiems . De là est venu le verbe maturare, « hâter »,

que Virgile emploie quelque part avec fugam2

.

Appliqué aux produits de la nature, maturare a pris

le sens de mûrir, et comme on ne mûrit qu'avec le

temps, l'adjectif maturus, influencé par le verbe, a

fini par devenir une épithète signifiant « sage,

réfléchi ». Maturum consilium, « un dessein mûre-

ment préparé ». Centurionum maturi, « les plus

anciens parmi les centurions » (Suétone). Cette

1. Un exemple en français de cette polysémie indirecte est grenadier,

qui désigne tour à tour un soldat et une espèce d'arbre. Pour trouver le

point de jonction, il faut remonter à la grenade. C'est surtout à cette

fausse polysémie que s'alimente l'esprit de mots.

2. Maturate fugam, regique haec dicite vestro (/En., I, 146).

Maturandum Annibal ratus, ne prœvenirent Romani (Tite-Live, XXIV, 1 2).

11

Page 178: essai de semantique Bréal, 1897

162 COMMENT S EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

acception est donc presque l'opposée de celle que

matunes avait à l'origine. Le dictionnaire qui acco-

lerait les deux sens pourrait accréditer l'opinion

soutenue il y a quelques années par un savant que

le langage a débuté par l'identité des contraires.

Page 179: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XV

D'UNE CAUSE PARTICULIERE DE POLYSEMIE

Pourquoi une locution peut être mutilée, sans rien perdre de sa signi-fication. — Le raccourcissement, cause d'irrégularités dans le déve-

loppement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ».

Une cause très fréquente de polysémie, cause qui

échappe à toutes les prévisions et à toutes les classi-

fications, c'est le raccourcissement. 11 arrive, par

exemple, que de deux mots primitivement associés

l'un est supprimé. Cette ablation subite fait que le

terme qui reste semble brusquement changer de

sens. En ce cas, il ne serait pas juste de dire qu'il y

a soit élargissement, soit restriction. L'événement

survenu est d'une autre nature : comme un héritier

qui entre instantanément en possession d'un bien

jusque-là indivis, le dernier survivant succède à

toute une locution, et en absorbe le sens.

Ce fait mérite de nous arrêter un instant, car rien

n'est plus propre à montrer la véritable nature du

langage.

Page 180: essai de semantique Bréal, 1897

164 COMiMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Deux mots étant habituellement réunis, l'un peut

être supprimé sans que la locution dont il fait partie

en souffre le moins du monde : quelquefois même

l'expression y gagne en énergie. C'est que le sens

des deux mots s'étant combiné, ils ne forment plus

qu'un seul signe : or, un signe peut être coupé,

rogné, réduit de moitié; pourvu qu'il soit reconnais-

sable, il remplit toujours le même office. On conçoit

les étranges accumulations de sens qui doivent se

faire, car rien n'empêche que la suppression porte

sur la partie essentielle. 11 ne sert de rien d'établir

des catégories, selon qu'on a enlevé le premier ou le

second mot, selon que l'adjectif survit au substantif

ou inversement. La seule règle qui compte, c'est

celle-ci : la partie qui subsiste tient lieu de l'en-

semble, le signe, quoique mutilé, reste adéquat à

l'objet.

Les exemples de ce fait sont innombrables : nos

articles de dictionnaire n'auraient pas la longueur

que nous leur voyons, si les verbes n'avaient pas

absorbé en eux le sens d'un complément qui dès

lors peut être omis, si les adjectifs ne s'étaient pas

enrichis de la valeur d'un substantif sous-entendu, si

des phrases entières ne s'étaient pas ramassées en un

seul mot.

Beaucoup d'apparentes bizarreries s'évanouissent

à la lumière de ce simple fait. Les langues modernes

étant généralement plus chargées de sens que les

Page 181: essai de semantique Bréal, 1897

D'UNE CAUSE PARTICULIÈRE DE POLYSÉMIE. 165

anciennes (pour cette raison fort simple que l'expé-

rience du genre humain est plus longue), nous

allons d'abord leur emprunter quelques exemples.

Il est vrai que quand ces faits s'offrent à nous dans

le présent, ils nous paraissent à peine dignes d'être

notés. Cependant ce qui se trouve dans le passé,

pour être plus difficile à reconnaître, n'est pas d'une

autre nature.

Tout le monde sait que la Chambre, c'est la

Chambre des députés ; que quand on parle des

membres du Cabinet, il faut entendre le Cabinet des

ministres. En présence de ce mot de ministre, nous

serions déjà embarrassés, si nous ne savions qu'à

Home, aux temps de l'empire, minister signifiait

« serviteur du prince ». A son tour, le prince nous

reporte vers un raccourcissement plus ancien, prin-

ceps senatûs (« premier du sénat »). C'est ainsi que

d'âge en âge les mots assument en eux la significa-

tion de compagnons qui ont disparu. Sans cette

sorte d'intussusception le langage ne tarderait pas

à prendre des développements excessifs.

On a cru remarquer que le pouvoir absolu favo-

risait tout spécialement la multiplication de ce phé-

nomène, l'idée du souverain mettant en quelque

sorte hors de pair tout ce qui le concerne ou

Page 182: essai de semantique Bréal, 1897

166 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

l'approche. C'est ainsi qu'à Versailles le lever était

le lever du roi, et que avoir la plume signifiait

imiter l'écriture du roi et tenir la correspondance

en son lieu et place. Mais il n'y a là qu'un fait qui

se reproduit en tout temps et à tous les étages de la

société. A une certaine époque de la Révolution fran-

çaise, on décrétait les citoyens suspects : il semblait

inutile d'ajouter d'accusation. Dans la langue judi-

ciaire, instruire c'est instruire une affaire, un procès.

Dans la langue de l'enseignement, instruire les

enfants, c'est les munir des connaissances néces-

saires. Au régiment, donner le mot signifie donner

le mot d'ordre. A Rome, œris confessas était un

homme qui reconnaissait une dette : la locution

complète eût été œris alieni.

En toutes les situations, en tous les métiers, il y a

une certaine idée si présente à l'esprit qu'il semble

inutile de l'énoncer dans le discours. L'épithète

servant à spécifier cette idée est seule exprimée. De

là cette quantité d'adjectifs qui, à la longue, pren-

nent place parmi les substantifs. Le géomètre parle

de la perpendiculaire, de Voblique, de la diagonale. Le

maître de calligraphie de la ronde, de l'anglaise, de

la bâtarde. A la classe de musique nous devons

les blanches, les noires. Ces raccourcissements sont

si connus qu'il est inutile de nous y arrêter. Mais

on remarquera avec quelle fidélité se conserve le

genre du substantif sous-entendu : nous disons

Page 183: essai de semantique Bréal, 1897

D'UNE CAUSE PARTICULIÈRE DE POLYSÉMIE. 167

encore à la française, à l'étourdie, de plus belle, à

droite, quoique depuis longtemps le substantif, qui

est mode, façon, manière, main, ait cessé d'être

énoncé \

La famille, chez les Romains — familia, — se

composait des enfants et des esclaves : de là les deux

adjectifs liberi etfamuli. Tous deux, de temps immé-

morial, sont devenus substantifs.

En Grèce, le frère issu des mêmes parents était

xao-iyvrjToç. Le frère de père seulement, ojjukaTpoç ou

oïwtrpoç. Le frère de mère, àosXcpoç. Avec tous ces

mots, il fallait d'abord sous-entendre «ppàTwp, qui,

étant devenu inutile, est sorti de la langue ordi-

naire, mais est resté dans la langue politique.

Nul doute que si nous pouvions remonter au delà

de la période indo-européenne, beaucoup de sub-

stantifs de cette période se révéleraient à nous comme

adjectifs.

On comprend quel large champ ces suppressions

ouvrent à la polysémie. L'adjectif novellus (notre

français nouveau) est un de ces diminutifs dont la

langue familière, chez les Romains, était coutumière.

\. La plupart des problèmes relatifs au genre doivent se résoudre

ainsi. Oriens, occidens sont du masculin à cause de sol sous-entendu.

Prosa est du féminin à cause de oratio. Ovile est du neutre à cause

de stabulum. Nous ne parlons ici, bien entendu, que des substantifs

de seconde formation.

Page 184: essai de semantique Bréal, 1897

168 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

On a donc dit novellse en parlant des jeunes vignes,

et en sous-entendant vîtes. Mais les légistes romains,

parlant des constitutions données à l'empire après la

codification de Justinien, ont dit également Novellse

(les Novelles) : ils sous-en tendaient leges. Ces ren-

contres sont si fréquentes qu'il est inutile d'en mul-

tiplier les exemples : on sait combien l'esprit de

calembour abuse de ces équivoques.

Les mots désignant un objet d'usage quotidien

comme feuille, carte, planche, table, doivent leur

polysémie à la suppression du déterminatif. On

aurait tort de placer cette variété de significations

dans le nom lui-même : elle y est entrée après coup,

par le raccourcissement de la locution. En pareil

cas, l'étymologie pourrait devenir le guide le plus

trompeur, si à la connaissance des mots l'on ne

joignait celle des choses.

L'ancienne philologie, qui avait remarqué un cer-

tain nombre de faits de ce genre, avait inventé, pourles caractériser, une dénomination originale. Quandle verbe absorbe en lui la signification de son com-

plément, ils disaient qu'il est prégnant. L'expression

est jolie, quoique inexacte, car c'est porter un défi à

l'ordre habituel des choses, et faire violence à toute

chronologie, comme à toute histoire naturelle, de

Page 185: essai de semantique Bréal, 1897

D'UNE CAUSE PARTICULIÈRE DE POLYSÉMIE. 169

mettre la gestation après l'existence à l'état séparé.

Quoi qu'il en soit, cette absorption est extrêmement

fréquente, surtout dans la langue des différentes

professions et des divers états. Le sens du complé-

ment rentre alors, en quelque sorte, dans le verbe,

et lui donne une signification tout à fait caractéris-

tique. Dans le langage de la dévotion, on sait ce que

c'est qu'un chrétien qui pratique, ou un malade qui

est administré. Quoi de plus général que le verbe

déposer*! Mais quand on parle d'un témoin qui dépose,

chacun comprend qu'il s'agit de renseignements

donnés à la justice. Ame?ier \>eut se dire de tout objet

qu'on fait approcher : mais, en terme de marine,

l'ordre Ramener est Tordre de descendre le pavillon.

En présence d'un auditeur au courant des choses,

il est naturel qu'on supprime ce qui s'entend de soi.

Au xvie

siècle, l'expression une femme possédée ne

prêtait à aucun doute : c'était une femme possédée

du démon. Quand, à l'article Tribunaux, nos jour-

naux annoncent une affaire de mœurs, le lecteur

comprend qu'il s'agit d'un attentat aux mœurs.

Quelquefois la suppression change à son avantage

le sens du vocable survivant. Nous en avons un

exemple caractéristique dans le mot Trou^ç \

1. Voir sur ce mot un article de M. Weil dans YAnnuaire de

VAssociation pour l'encouragement des études grecques, 1884.

Page 186: essai de semantique Bréal, 1897

170 COMMENT S EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

On croit communément que le poète, aux yeux

des Grecs, était « le créateur », et le poème « une

création ». Cela est très beau et place très haut le

poète. Mais la réalité est un peu différente. Après

une première époque, celle des aèdes, où les poètes

étaient leurs propres interprètes, il en vint une

autre où l'on commença à distinguer l'auteur des

vers et le chanteur ou acteur qui ne fait que les

reproduire en public. On a dit alors {JisXâiv tooitjt^ç, ou

Ituov icoiij'tîfc, par opposition à pa^wooç ou uitoxpinS^.

Puis, par abréviation, iroi^-nte, quand il était question

d'odes ou de drames, a signifié l'auteur des vers,

exactement comme quand, à la fin d'une pièce de

théâtre, le public réclame aujourd'hui « l'auteur ».

Mais cette dualité s'est peu à peu effacée du souvenir.

Le poète, n'ayant plus besoin d'un truchement,

mais gardant toujours le même nom, a paru alors

devoir son titre à quelque conception plus élevée :

c'est entouré de cette auréole de noblesse que son

nom nous apparaît aujourd'hui.

Nous devons l'expression latine defunctus, pour

désigner les morts, à une locution qui ne manquait

pas de beauté en sa simplicité. 11 faut compléter en

defunctus vitâ, c'est-à-dire « qui s'est acquitté de la

vie », celle-ci étant considérée comme une fonction

difficile et sérieuse. Defunctorum memoria, c'est le

souvenir de ceux qui, ayant servi en leur temps

dans l'armée des vivants, ont reçu leur congé.

Page 187: essai de semantique Bréal, 1897

D'UNE cause particulière DE POLYSÉMIE. 171

Par un sentiment analogue, migrare, chez Grégoire

de Tours, signifie « mourir ». Jl faut sous-entendre :

ad dominum ou a sœculo . Transcrivons ici les

réflexions de M. Max Bonnet \ « Toutes les locu-

tions fixes ont ceci de commun que les mots, à force

de se trouver réunis, réagissent en quelque sorte

l'un sur l'autre, et prennent chacun une partie de la

signification de l'autre.... 11 peut arriver aussi que

l'un des deux, à lui seul, éveille dans l'esprit du

lecteur l'idée habituellement exprimée par tous les

deux. »

Je veux terminer ce chapitre par quelques exem-

ples de locutions où le raccourcissement, en des

mots très usités, a amené un remarquable change-

ment de signification.

Quand nous disons : entendre un orateur, entendre

un discours, nous employons entendre comme signi-

fiant ouïr. Mais, en réalité, il signifie « appliquer ».

Intendere est pour aniynum intendere2

. Le change-

ment de sens est d'ailleurs ancien. On trouve déjà

dans Grégoire de Tours : Quos sœpe conspicit et

intendit 3.

1. Le latin de Grégoire de Tou?*s, p. 255.

2. La construction régulière exigeait le datif. Nous disons encore :

«< Il ne veut entendre à rien. — Je ne sais auquel entendre. »

3. La locution condamnée par les grammaires : fixer un but, fixer une

personne est tout à fait de même sorte. Mais elle a le tort de venir à

une époque où la langue ne se prête plus autant à ces raccourcissements.

Page 188: essai de semantique Bréal, 1897

172 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS-

Defendere, à l'origine, signifiait « écarter »; defen-

dere ignem a tectis, defendere hostes ab urbe. C'est par

abréviation qu'on a dit defendere urbem, defendere

domos. — Mactare signifiait « enrichir, amplifier »;

par abréviation, au lieu de dire : mactare deos bove,

on a dit mactare bovem, « sacrifier un bœuf ». —Adolere signifiait « augmenter, enrichir »

; par abré-

viation, au lieu de adolere aram ture, on a dit adolere

tas, « brûler de l'encens ».

Ainsi le langage, partout où on l'examine de près,

montre une pensée qui reste entière pendant que

l'expression se resserre et s'abrège. En dépit des

soubresauts auxquels ces ellipses exposent l'histoire

des mots, il y faut voir le travail normal et légitime

de l'intelligence.

Page 189: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XVI

LES NOMS COMPOSES

Importance du sens. — De l'ordre des termes. — Pourquoi le latin

forme moins de composés que le grec.— Limites de la composition

en grec. — Des composés sanscrits. — Les composés n'ont jamaisplus de deux termes.

La composition des noms est un chapitre attrayant

de la linguistique indo-européenne, car on y voit plus

qu'ailleurs la part du génie des différentes nations et

jusqu'à l'action de l'individu, en sorte que la gram-

maire y confine déjà quelque peu à la critique litté-

raire. Aussi ce chapitre, depuis que la théorie

indienne a déblayé la voie et marqué provisoirement

des divisions, est-il devenu l'objet de nombreuses

recherches '..

Ce qui manque le plus à ces études jusqu'à pré-

sent, c'est le côté sémantique : il semblerait, à lire ces

1. On trouvera une liste bibliographique dans les Studien de Cur-

tius, V, p. 4, et VII, p. 1; une énumération des ouvrages plus récents

chez Brugmann, Grundriss, II, p. 21. Citons seulement ici deux travaux

français, l'un et l'autre importants : Meunier, Les Composés syntactiquesen grec, en latin, en français (Durand, 1872); Ars. Darmesteter, Traité de

la formation des noms composés (2eédition, 1894).

Page 190: essai de semantique Bréal, 1897

174 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

travaux, que les questions d'accentuation, de voyelle

de liaison, d'ordre des termes, fussent tout. Je crains

qu'on n'ait oublié l'essentiel, à savoir le sens, car

c'est le sens, et non autre chose, qui fait le composé

et qui, en dernière analyse, décide de la forme.

Il faut (c'est la condition primordiale) que, malgré

la présence de deux termes, le composé fasse sur

l'esprit l'impression d'une idée simple. 'AxpoTroXt.;

désigne, non pas une ville plus ou moins élevée,

mais la forteresse, la citadelle; ôo^o^tiç est syno-

nyme de notre adjectif rusé] tto^jtpotto; correspond

exactement au latin versutus.

C'est la condition nécessaire et c'est en même

temps la condition suffisante. Ainsi, en français,

beau-frère, belle-fille, grand-père, quoique n'ayant

rien qui les distingue extérieurement, sont des com-

posés, parce que l'esprit, sans s'arrêter successive-

ment sur les deux termes, ne perçoit plus que l'en-

semble.

On a voulu distinguer ces composés français des

composés comme àxpoîuoXt.;, en les appelant des juxta-

posés. Mais la ligne de démarcation n'est visible que

pour le grammairien. On a appelé de même juxta-

posés les mots comme aquœductus, terrœmotus, legis-

lalor, jurisconsultus, fideicommissum, parce que le

premier terme porte la marque d'une désinence :

mais pour le Latin, c'étaient des composés, et c'est

même ce qui explique les particularités de phoné-

Page 191: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSES. 175

tique et de grammaire qu'on relève dans quelques-

uns d'entre eux, comme crucifixus, manifestus,

triumvir. Crucifixus a abrégé son premier i. Mani-

festus a défiguré l'ablatif manu '. Triumvir a immo-

bilisé un génitif pluriel, qui avait sa raison d'être

dans des locutions comme lis trium virum. Aussitôt

que l'esprit réunit en une seule idée deux notions

jusque-là séparées, toutes sortes de réductions ou de

pétrifications du premier terme deviennent possibles.

Mais ce sont des faits accessoires, dont la présence

ou l'absence ne cbange rien au fond des choses. La

vraie composition a son critérium dans l'esprit2

.

On a longuement disserté sur l'ordre des termes,

qui n'est pas le même dans toutes les langues. C'est

beaucoup attacher de valeur à une question d'impor-

tance secondaire. L'ordre des termes, à l'intérieur

des composés, est généralement déterminé par

l'ordre habituel des mots dans la phrase. Legislator,

qui est un juxtaposé, est construit selon les habitudes

de la langue latine. Signifer, qui est un composé, est

pareillement construit comme le seraient les deux

mots dans le courant du discours. L'avantage de cet

i. Festus, participe passé de fendo, « heurter ». Res manifesta est unechose qu'on peut toucher du doigt.

2. Ces considérations devraient être décisives quand on discute de

l'orthographe des noms comme arc-en-ciel, chef-d'œuvre, cul-de-sac, etc.

Il n'y a pas de doute qu'il faudrait favoriser l'unification.

Page 192: essai de semantique Bréal, 1897

176 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

ordre est de laisser à la partie principale, qui vient

en dernier, la liberté de prendre, selon la construc-

tion générale de la phrase, la flexion soit du nomi-

natif, soit de l'accusatif, soit de tout autre cas.

Mais on sait que le grec s'écarte assez souvent de

cet ordre : les essais d'explication qu'on a présentés

pour interpréter selon le type sanscrit les composés

comme cpiXéÇevoç, ont été des moins convaincants.

On ne s'est pas assez souvenu qu'ici nous entrons

dans un domaine où l'originalité propre de chaque

peuple commence à avoir plus de jeu. Il est impos-

sible à l'individu de créer à volonté une flexion nou-

velle soit de nom, soit de verbe, parce que les

éléments dont les flexions grammaticales ont été

formées sont depuis longtemps sortis de la circu-

lation : mais des composés dont chaque partie pré-

sente un sens par elle-même, forme un mot par

elle-même, il n'est pas interdit à l'initiative indivi-

duelle d'en essayer l'assemblage à sa guise. L'usage

chez les Grecs de choisir pour noms propres des

composés comme QsoOtopoç, NixoorpaTOç, Aewxpt/roç, et

d'en renverser une autre fois l'ordonnance, de

manière à former ensuite AwpoOsoç, SxpaTovixTi, Kpt/ro-

^aoç, a pu contribuer à l'habitude de manier libre-

ment ces mots. Nous voyons ici se faire jour dans

le langage une liberté consciente d'elle-même.

Page 193: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSÉS. 177

La question a été agitée pourquoi le latin forme

moins de composés que le grec, et l'on a donné pour

raison un défaut de « force plastique », ce qui est à

la fois une pétition de principe et une métaphore

vide de sens. Il est certain que l'envie n'a pas manquéaux poètes d'imiter les composés de la langue

grecque. Les essais en ce genre ne manquent pas.

Pourquoi ces composés ont-ils un air emprunté?

Pourquoi les Latins ont-ils été les premiers à en

sourire? C'est sans doute parce qu'aux créations

des poètes l'intelligence de la masse a besoin d'être

préparée par la langue de chaque jour. Or, les

anciens composés comme princeps, pauper, simplex

étaient déjà trop resserrés et contractés par la pro-

nonciation, avaient déjà trop perdu de leur trans-

parence, pour servir d'initiation et de guidel.

C'est à l'occasion des noms composés, ayant à

trouver l'équivalent du grec o^oio^lpsta, que Lucrèce

élève sa plainte au sujet de la pauvreté de la langue

latine, patrii sermonis egestas. Quintilien fait une

remarque analogue : Res Iota magis Grœcos decet,

nobis minus succedit. Il ne faut pas croire toutefois

que le latin manque de composés : si on voulait les

assembler tous, la liste en serait longue. Rien que la

langue du calendrier en offre un certain choix,

1. Si l'anglais n'avait que des composés comme world (pour wer-old,« âge d'homme »), ou lord (pour hlàf-ward, « qui dispense le pain »),la langue anglaise n'aurait pas plus que la nôtre gardé l'usage des

composés.

12

Page 194: essai de semantique Bréal, 1897

178 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

comme armUustrium, regifugium, fordicidia, etc.

Le Droit n'en a pas moins : judex, manceps, justi-

tium, elc. Ce qui manque à la langue latine, ce sont

ces belles épithètes de pur ornement, si abondantes

dans la poésie grecque, comme àpyupoToÇoç, piwriàvsipà,

xsp3a),s6<pp<ov....On sent que le modèle de la poésie

épique a manqué.

Tout en multipliant les composés de cette sorte,

le grec semble s'être imposé une limite. Il les

crée pour désigner une qualité permanente, une

action constante, mais non pour indiquer un fait

passager ou un attribut accidentel. Achille s'appel-

lera, par exemple, wxjttouç : mais on ne dira pas,

pour marquer qu'il vient d'être blessé au pied,

Pàyitottouç ou TptoTOTrojç. Briarée aux cent bras est

appelé IxaToyystp : mais le grec ne supporterait pas

un composé IxTaTo^st-p,« ayant les bras étendus », ou

Xt8o^s».p,« ayant une pierre dans la main *

». Il réserve

à la phrase et au verbe le soin de marquer ces états

transitoires. On sait qu'il n'en est pas de même en

sanscrit : là, il arrive à tout instant qu'un composé

tout chargé de circonstances momentanées absorbe

en lui le mouvement de la phrase, à laquelle, après

cela, il ne restera plus rien à dire. La composition

1. En sanscrit, grdva-hasta, de gràvan, « pierre », et hasttr, « main »,

est une épithète du prêtre qui écrase le soma. — Cf. F. Justi, Zusam-

mensetzung de?' Nomina.

Page 195: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSÉS. 179

est pour le sanscrit comme une seconde voie

ouverte, qui lui permet de contourner, ou peu s'en

faut, toute syntaxe.

C'est ainsi que de krodhas, « colère », et yùa,

« vaincu », on fera un composé, yita-krôdhas, « qui a

sa colère vaincue, qui maîtrise sa colère ». De prâpta,

« obtenu », eigïvt'ka, « provision », on fait pràpta-

gîvika, « qui a ce qu'il faut pour vivre ». De kâma,

« désir », ettjaktum, infinitifdu verbe tjag, « quitter »,

on fait tjaktu-kâma, « ayant le désir de s'en aller ».

Des mots comme ceux que nous venons de citer

n'ont rien que d'ordinaire en sanscrit. Cette langue

fait aussi entrer dans l'épithète des circonstances

étrangères à la personne, comme serait l'heure du

jour ou le nombre des assistants. De mâtrï, « mère »,

et sast/ia, « sixième », le sanscrit fait mâtrï-sastha,

épithète des cinq frères Pândavas accompagnés de

leur mère. C'est ce qu'on traduit par « ayant leur

mère pour sixième [compagne] ». De asthi, « os », et

bhùjas, comparatif de bhûri, « beaucoup », le sans-

crit fait asthi-bhûjas, qui signifie « composé en

majeure partie d'os, n'ayant que les os et la peau ».

De daça, « dix », etavara, « inférieur », il fait daça-

avara, épithète d'une assemblée de dix personnes

au moins. 11 y a là un véritable abus, qui a étendu

la faculté de composition hors de ses justes limites,

et qui, par contre-coup, a eu pour résultat d'atro-

phier les autres moyens d'expression

Page 196: essai de semantique Bréal, 1897

180 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS-

On pourrait supposer, il est vrai, que les gram-

mairiens indous, fidèles à leurs vues systématiques,

ont quelquefois interprété comme des composés, et

traité comme tels, de petites phrases où les mots

sont mis bout à bout, selon une construction assez

lâche, dans laquelle il ne faut chercher ni règles

d'accord, ni règles de subordination. C'est un soupçon

dont on ne peut se défendre quand on voit les expli-

cations extraordinaires auxquelles les commentateurs

ont recours. Nous voyons, par exemple, que, dans

une narration, nihçvâsa-paramâ (soupirant beaucoup)

est traduit par « regardant les soupirs comme la

chose suprême », et cintâ-parâ (très pensive) par

« ayant pour premier bien la méditation ». On se

demande si ce ne sont pas là des interprétations

artificielles, et si derrière ces prétendus composés

ne se cache point un état de la langue beaucoup

moins rigoureusement ordonné ; Un examen des

langues modernes de l'Inde, dont les habitudes

percent à travers le sanscrit, contribuera à résoudre

ces doutes.

Je me suis permis cette digression pour montrer

comment les différentes parties d'une langue sont

dans une dépendance mutuelle, et comment, en

1. Pour reprendre les exemples cités plus haut, on comprendrait trèsbien l'interprétation suivante : « les cinq frères Pândavas, leur mèresixième ». Et ainsi des autres. — Nous disons en français : « 11 vient,les cheveux hérissés, le visage en feu », sans qu'il soit possible d'expli-quer, au point de vue de la syntaxe française, ce que sont ces membresde phrase.

Page 197: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSÉS. 181

développant outre mesure l'une d'elles, on s'expose

à en affaiblir quelque autre. J'ajouterai que l'alle-

mand moderne, qui fait grand usage de la composi-

tion, n'est pas sans courir quelque danger du même

genre, non pas chez Gothe et Schiller, ni chez

les écrivains de même rang, mais dans le langage

ordinaire, dont la dernière page des journaux nous

apporte des spécimens1

.

J'ai dit plus haut que .le génie des différentes

nations commence à se montrer dans cette partie de

la grammaire.

A la langue grecque appartiennent ces composés

d'aspect assez bizarre, et qui ont beaucoup embar-

rassé, dont le premier membre est terminé en <n :

^drj<riji.oXTco«;,« qui aime les chants », xep^fyopoç,

« qui

se plaît à la danse », Xuo-taovo;, « qui repose de la

fatigue », cp9'„a-'l[jiêpoToç,« destructeur des hommes »,

wlso-'loixoç, « qui détruit la maison », 'Apxso-tXaoç, « qui

défend les peuples », ods^xaxo;, « qui écarte le mal »,

<jiù<T'nzokiq, « qui sauve la cité », etc. Les explications

n'ont pas manqué pour rendre compte de ce premier

terme : ce n'est pas ici le lieu de les discuter. Nous

croyons que le point de départ a été un tour quelque

1. Pràsidentschaftswahlkampf. — Postdampfersubventionsvorlage.—

Vierwaldstatterseeschraubendampfschiffgesellschaft.— Bas einjahrig-

freiwillige Berechtigungswesen. — Heute verschied Frau.... Chef-redac-teurs-wittwe der Allgemeinen leitung.

Page 198: essai de semantique Bréal, 1897

182 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS-

peu emphatique, comme l'imagination populaire est

bien capable d'en inventer, tel que « le Salut de la

Cité, le Rempart du peuple ». Ce qui est certain, c'est

que rien de pareil ne se trouve ailleurs. Les poètes

latins ont bien essayé quelque chose de semblable.

Versicolor doit rappeler qc^st/j^poo;, flaxipedus veut

ressembler à I^xso-ItottXo;. Mais ces formations n'ont

jamais pu s'acclimater en latin. Au contraire, encore

aujourd'hui les Grecs forment des composés de cette

sorte : àXeÇtxépauvoç signifie « paratonnerre » et

à^eÇtêpo^wv « parapluie »•

Il y a plaisir à collectionner les créations de la

langue grecque en ce genre : SaxéOu^oç, « qui mord le

cœur », ekéizoliq, « preneur de villes », ^atplxaxoç, « qui

se réjouit du mal », lOe^op^Ttop, « qui a la prétention

d'être un orateur », §ol*6a-o<poç,« qui se croit sage »,

.«paivopipfcç,« qui laisse voir ses cuisses » (en parlant

des filles de Sparte), à^oXcrpipa, « qui recule la vieil-

lesse » (surnom d'Aphrodite chez les Spartiates).

Je veux encore mentionner une autre formation

qui s'est surtout développée dans les langues ger-

maniques.

L'allemand contenait un certain nombre de com-

posés comme himmel-blau,

« bleu comme le ciel »,

schnee-weissyn blanc comme la neige », siock-fest,

« solide comme une souche », où le premier mot sert

Page 199: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSÉS. 183

de spécimen à la qualité marquée par le second

terme. Sur ce type, la langue moderne a largement

travaillé : on sait que les composés de cette sorte

sont en grand nombre. Nous citerons seulement :

thurm-hoch, « haut comme une tour », blei-schwer,

« lourd comme le plomb », eis-kalt, « froid comme la

glace », felsen-fest, « solide comme le rocher »

,lei-

chen-bleich, « pâle comme un mort », etc. Quelques-

uns de ces termes de comparaison ont passé des

mots où ils avaient leur raison d'être en d'autres où

ils n'ont que faire, et où, avec ou sans intention, ils

produisent un effet plus ou moins bizarre. C'est

ainsi qu'à cause de stock-fest, « solide comme un

tronc », on a dit stock-taub, « sourd comme une

bûche », stock-blind, « complètement aveugle», stock-

finster, « complètement obscur ». Après avoir dit

stein-hart, « dur comme la pierre », on a eu stein-

alt, « vieux comme les pierres », stein-mùd, « très

fatigué », stein-reich, « très riche »4.

Les langues qui préfèrent la dérivation à la com-

position sont d'une matière moins docile, elles se

prêtent moins facilement à la création de vocables

nouveaux, pour lesquels il leur faut non seulement

1. Au lieu de dire : Es schreit zum Rimmel, « eela crie au ciel », l'alle-

mand, par une ellipse dont l'habitude dérobe la hardiesse, peut dire :

Es ist himmelschreiend. Il y a eu sans doute amalgame avec les com-

posés comme himmelklar, himmelweit, « clair comme le jour »,« loin

comme le ciel ».

Page 200: essai de semantique Bréal, 1897

184 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES xMOTS.

choisir un suffixe, mais préparer la partie antérieure

du mot. Ainsi le français, pour tirer des dérivés

de frère\ se sert du latin [fraternel, fraternité). Il

est clair que les idiomes qui emploient habituelle-

ment des composés et dans lesquels les suffixes eux-

mêmes sont d'anciens mots indépendants, n'ont pas

à lutter contre des difficultés de ce genre. J'en citerai

un seul exemple. Le voyageur Bleek, parlant des

claquements de langue— en anglais, click — usités

chez les Hottentots, emploie à ce propos, pour dési-

gner certains dialectes qui, par exception, en sont

dépourvus, le composé clickless. Ni le français, ni

aucune des langues romanes, ne pourrait ici entrer

en lutte avec l'anglais. Mais ce n'est sans doute pas

un hasard que l'idée de la « pureté », l'idée dont

sont sorties l'Académie de la Crusca et l'Académie

française, soit éclose chez les nations qui se servent

de dérivés.*

Ne croyons pas cependant qu'un peuple soit

jamais empêché de former les mots nouveaux dont

il a besoin. Si nous retournons au latin, c'est que

le français a grandi en quelque sorte sous les yeux

du latin, et qu'une vieille habitude, qui s'est for-

tifiée de siècle en siècle, nous ramène de ce côté.

Au cas où ce grand réservoir eût manqué, le génie

populaire eût cherché dans une autre voie. L'homo-

généité de certaines langues, comme le lithuanien,

vient de ce qu'elles ont été amenées à tirer tout

Page 201: essai de semantique Bréal, 1897

LES NOMS COMPOSES. 185

d'elles-mêmes. Accoutumance, commodité plus

grande— voilà ce que nous trouvons : il ne faut

parler ni de contrainte, ni de loi fatale.

Je rappellerai en terminant ce chapitre le principe

qui domine la matière.

Quelle que soit la longueur d'un composé, il ne

comprend jamais que deux termes. Cette règle n'est

pas arbitraire : elle tient à la nature de notre esprit,

qui associe ses idées par couples. Il peut arriver que

chacun des deux termes soit lui-même un composé.

Ainsi dans le mot aristophanesque <xTps<|/o8ucoraayoupYCaj

le second terme ™xvoupyta est un dérivé de TCxvoGpyoç,

qui est formé de -rcâv et de epyov, et d'autre part

orpe^oStxoç contient lui-même deux mots. Mais il est

clair que chacune des deux parties ne compte que

pour un seul élément. L'important, en pareil cas, est

de mettre la coupure au bon endroit : c'est la diffi-

culté des langues qui abusent de la composition.

Page 202: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XVII

LES GROUPES ARTICULÉS

Exemples de groupes articulés. — Leur utilité.

Comme les pièces d'un engrenage, que nous

sommes si habitués avoir s'adapter l'une dans l'autre

que nous ne songeons pas à nous les figurer sépa-

rées, le langage présente des mots que l'usage a

réunis depuis si longtemps qu'ils n'existent plus

pour notre intelligence à l'état isolé. C'est ce que

j'appelle les groupes articulés. Leur importance en

syntaxe est très grande. 11 suffira de citer en exemple

les locutions comme parce que, pourvu que, quoique,

attendu que, afin que, etc. Il n'y a pas de langue qui

n'en ait un certain nombre. C'est la pensée des ancê-

tres qui les a ainsi ajustées, et qui les a léguées aux

âges postérieurs comme un appui ou comme un

levier. Ce que les formulaires sont dans le droit ou

dans l'administration, ces groupes articulés le sont

pour le raisonnement de tous les jours.

Page 203: essai de semantique Bréal, 1897

LES GROUPES ARTICULÉS- 187

La plupart des hommes en font usage sans y avoir

jamais arrêté leur attention. Ils s'incrustent si bien

dans notre esprit qu'ils déterminent les mouvements

de notre pensée. On ne les reconnaît bien que quand

on rapproche la langue maternelle d'une langue

étrangère. Partout où deux populations différentes

sont en contact, les fautes et les erreurs qui se com-

mettent de part et d'autre en révèlent la présence *.

Si les classes lettrées venaient à disparaître, les

groupes articulés formeraient bloc, et c'est le bloc,

non les parties, qui survivrait pour fournir les élé-

ments de la langue de l'avenir. Tout le monde sait

que le mot, à l'état isolé, n'existe pas très claire-

ment dans la conscience populaire, et qu'il est

exposé à s'y souder avec ce qui précède ou ce qui

suit. Nos bureaux télégraphiques, où les mots sont

comptés un à un, doivent avoir à ce sujet une amplerécolte d'observations. Nous nous servons pour inter-

roger du groupe est-ce que, pour marquer le doute

du groupe peut-être que, pour expliquer le motif

d'une action du groupe c'est que, autant de locutions

qui semblent aujourd'hui d'une seule venue. En grec

moderne, le futur se marque au moyen de la parti-

cule Oa suivie du subjonctifs : Ga Xéy^, « il dira ». Cette

1. M. Hugo Schuchardt a étudié à ce point de vue le langage parlé

par les Slaves et par les Allemands d'Autriche. Il essaie de réduire entableaux et en chiffres les fautes causées des deux côtés par un sou-

venir intempestif de la langue maternelle. Ce sont, au fond, les mêmesfautes qu'on fait au collège, et que nos professeurs estiment au jugé.

Page 204: essai de semantique Bréal, 1897

188 GOMMENT S'EST FIXE LE SENS DES MOTS.

particule Ga n'est pas autre chose que l'amalgame du

groupe 8éXet "va, « il veut que » '. Ces faits doivent

nous rendre prudents sur le compte des particules

anciennes, si courtes, mais souvent si chargées de

sens, que Pott comparait aux substances légères dont

une pincée suffit pour changer le goût et la saveur

d'un mets 2.

Non seulement ces groupes articulés gardent

entière la signification des éléments dont ils sont

composés, mais ils bénéficient en outre d'une valeur

qui ne leur appartient pas en propre, mais qui

résulte de la position qu'ils occupent habituellement

dans la phrase. Je prends comme exemple le mot

cependant, où nous croyons sentir aujourd'hui une

opposition. Rien dans ce mot ne marque l'opposition.

Mais comme il arrive souvent qu'on énumère deux

faits concomitants pour les opposer entre eux, l'idée

adversative y est peu à peu entrée. Nous croyons de

même sentir une valeur d'opposition dans les con-

jonctions latines quamvis, quanquam, etsi, etiamsi,

licet, etc. Tous ces mots sont simplement affirma-

tifs; quelques-uns même exagèrent l'affirmation,

permettant de l'étendre aussi loin qu'on voudra, pour

faire ressortir d'autant plus le fait tenu en réserve,

qui viendra limiter ou contredire la première propo-

i. Dans le dialecte épirote, au lieu de 8a, on trouve encore 8eXà.

2. Voir, par exemple, la fine analyse de la particule latine an, parJames Darmesteter, dans les Mémoires de la Société de linguis-

tique, t. V.

Page 205: essai de semantique Bréal, 1897

LES GROUPES ARTICULÉS. 189

sition *. L'auditeur, averti par l'usage, prévoit si bien

cette seconde assertion que dès la première il sent

naître l'antithèse.

Ces locutions ayant passé à l'état de groupe indis-

soluble peuvent garder des formes grammaticales

qui n'existent plus dans le langage courant. Ainsi le

latin duntaxat contient l'aoriste du subjonctif du

verbe tango, analogue à Xu<nrt , Xé^. Un ancien sub-

stantif neutre regum, signifiant « direction », est con-

tenu dans l'adverbe ergo, pour e rego, « en ligne

droite, par conséquent » \ Dans l'allemand nur nous

avons une petite proposition : ne wœre, « si ce

n'était ». Le grec moderne Sç, qui marque une invi-

tation (aç Xa^a-wpv, a; sla-sXGam). représente l'ancien

impératif açeç,« permets ».

Le langage, à mesure que nous le regardons de

plus près, nous révèle de nouvelles stratifications

sémantiques. Il a fallu ce long travail pour qu'un

raisonnement un peu serré pût se communiquer à

autrui sans déviation ni obscurité. Aujourd'hui le

bénéfice de ce travail est à la disposition de cha-

cun : il est si facile de manier ces groupes arti-

culés, qu'on est tenté de croire qu'ils ont existé de

tout temps. L'enfant en apprend le maniement

comme il apprend à se servir de l'héritage de ses

1. Quamvis sis molestus, nunquam te esse confitebor malum (Cicéron,

Tasc, II, 25, 61. 11 est question de la douleur.) « Sois importune tant

que tu voudras : je n'avouerai jamais que tu es un mal. »

2. Cf. e regione.

Page 206: essai de semantique Bréal, 1897

V

190 GOMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

pères. Cependant la vue des peuples peu avancés

nous montre que non seulement ils ont plus de

peine à se faire comprendre, mais, ne trouvant

aucun appui à leur pensée, ils ont de plus grands

efforts à faire pour la maintenir présente à l'esprit

et pour en rester maîtres

L'imitation peut transporter d'un idiome à l'autre

ces groupes articulés qui ont été les instruments de

la syntaxe et sur lesquels se déroule la période. On

est même tenté de croire que la forme de la période

n'a été inventée qu'une fois : quand on lit quelque

Sénatusconsulte latin ou quelqu'une de ces Epistolœ

adressées par les empereurs romains aux provinces,

on y reconnaît le même agencement qu'aux édits de

nos parlements et aux ordonnances de nos rois. La

partie la plus immatérielle du langage ne se perd

pas. La phonétique et la morphologie ont raison

de distinguer ce qui est d'imitation savante et ce

qui est de tradition populaire : entre ces deux élé-

ments la fusion ne se fait point. Mais en séman-

tique cette distinction n'a pas d'utilité. Même inter-

rompue à certains moments, la chaîne du progrès

s'y peut toujours renouer.

Page 207: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XVIII

COMMENT LES NOMS SONT DONNES AUX CHOSES

Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets et

inexacts. — Opinions des philosophes de la Grèce et de l'Inde. —Avantages de l'altération phonétique.

— Les noms propres.

Nous avons réservé pour la fin de cette seconde

partie la question qu'à l'ordinaire on pose au début

de toute étude sur le langage : comment les hommes

s'y sont-ils pris pour donner des noms aux choses?

Ce que nous avons vu dans les chapitres précédents

nous dicte notre réponse.

De tout ce qui précède nous pouvons tirer une con-

clusion : il n'est pas douteux que le langage désigne

les choses d'une façon incomplète et inexacte.

Incomplète : car on n'a pas épuisé tout ce qui peut se

dire du soleil quand on a dit qu'il est brillant, ou du

cheval quand on a dit qu'il court. Inexacte, car on

ne peut dire du soleil qu'il brille quand il est couché,

ou du cheval qu'il court quand il est au repos, ou

quand il est blessé ou mort.

Page 208: essai de semantique Bréal, 1897

192 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Les substantifs sont des signes attachés aux

choses : ils renferment tout juste la part de vérité

que peut renfermer un nom, part nécessairement

d'autant plus petite que l'objet a plus de réalité. Ce

qu'il y a, dans nos langues, de plus adéquat à l'objet,

ce sont les noms abstraits, puisqu'ils représentent

une simple opération de l'esprit : quand je prends

les deux mots compressibilité, immortalité, tout ce qui

se trouve dans l'idée se trouve dans le mot. Mais si

je prends un être réel, un objet existant dans la

nature, il sera impossible au langage de faire entrer

dans le mot toutes les notions que cet être ou cet

objet éveille dans l'esprit. Force est au langage de

choisir. Entre toutes les notions, le langage en

choisit une seule : il crée ainsi un nom qui ne tarde

pas à devenir un signe.

Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans

doute qu'à l'origine il ait quelque chose de frappant

et de juste : il faut que par quelque côté il satisfasse

l'esprit de ceux à qui il est d'abord proposé. Mais

cette condition ne s'impose qu'au début. Une fois

accepté, il se vide rapidement de sa signification

étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir

un embarras et une gêne. Quantité d'objets sont

inexactement dénommés, soit par ignorance des pre-

miers auteurs, soit par quelque changement survenu

Page 209: essai de semantique Bréal, 1897

COMMENT LES NOMS SONT DONNÉS AUX CHOSES. 103

qui a troublé la convenance entre le signe et la

chose signifiée. Néanmoins les mots font le même

usage que s'ils étaient d'une parfaite exactitude.

Personne ne songe à les reviser. Ils sont acceptés

grâce à un consentement tacite dont nous n'avons

même pas conscience.

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé

les discussions de la Grèce et de l'Inde. Le commen-

cement du débat se trouve pour nous dans le Cratyle

de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux

deux opinions : d'abord à celle qui soutient qu'il y a

pour chaque chose un nom qui lui appartient par

nature, puis à celle qui admet que la propriété du

nom réside dans le consentement des hommes. Cette

discussion a duré aussi longtemps qu'il y a eu des

écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu'on

sait moins, c'est que le même débat a occupé les

écoles des brahmanes. « Si l'herbe est appelée trina

d'après sa qualité dépiquer (trï), pourquoi ce nom ne

s'applique-t-il pas à tout ce qui pique, par exemple

à une aiguille ou à une lance? Et, d'autre part, si

une colonne est appelée sthûnâ parce qu'elle se tient

debout (sthâ), pourquoi ne l'appelle-t-on pas aussi

celle qui soutient ou celle qui s'emboîte '? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une jus-

tesse nécessaire du langage, soit respect pour la

1. Jàska, Sirukta, au début.

13

Page 210: essai de semantique Bréal, 1897

194 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

sagesse des ancêtres, on ne s'est jamais fait faute, à

aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre

des consultations auprès des mots sur la nature des

choses. Quelquefois ce n'était pas à la langue mater-

nelle, trop connue et trop voisine, qu'on s'adressait,

mais à quelque langue plus ancienne. Cette convic-

tion de l'opOoTr^ ovop.àTwv est universellement répandue.

Cependant un peu de réflexion aurait dû faire com-

prendre que le langage étant une œuvre d'improvisa-

tion, où le plus ignorant a souvent la plus grande

part, et où le hasard des événements a mis largement

sa marque, il n'est guère raisonnable de lui demander

des leçons de physique ou de métaphysique. C'a

pourtant été un travers de toutes les époques. Je

ne veux rien dire des anciens, ni des savants du

moyen Age : mais nous voyons encore le chef de

l'école sensualiste au xvme

siècle, Condillac, céder

à la même illusion. 11 vient de raisonner sur les

qualités ou apparences des corps. « Dès que les qua-

lités, dit-il, distinguent les corps et qu'elles en sont

des manières d'être, il y a dans les corps quelque

chose que ces qualités modifient, qui en est le sou-

tien ou le sujet, que nous nous représentons dessous,

et que, par cette raison, nous appelons substance, de

substare, être dessous. » L'ancêtre des idéologues

raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la

substance et la qualité? Il ne peut nous donner que

Page 211: essai de semantique Bréal, 1897

COMMENT LES NOMS SONT DONNÉS AUX CHOSES. 195

l'écho de notre propre pensée : il enregistre fidèle-

ment nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous

étonner quelquefois, à la façon d'un enfant, par la

franchise de ses réponses ou la naïveté de ses repré-

sentations : il peut nous fournir de précieux rensei-

gnements historiques dont il est le dépositaire invo-

lontaire '; mais ce serait en méconnaître le caractère

que de vouloir le prendre pour instructeur et pour

maître.

Les mots créés par les lettrés et les savants ont-ils

plus d'exactitude? il n'y faut pas beaucoup compter.

Au xvn c

siècle, Van Helmont, d'après un souvenir

plus ou moins présent du néerlandais gest, « esprit »,

appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni

liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que

spiritus en latin ou tyuyfi en grec. Dans un sentiment

de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert

un nouveau métal, l'appelle gallium : un savant

allemand, non moins patriote, riposte par le germa-

nium. Désignations qui nous apprennent aussi peu

sur le fond des choses que les noms de Mercure ou

de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d'ampère

et de volt récemment donnés à des quantités en

électricité.

1. Quand tous les monuments de la céramique et de la sculptureauraient péri, les mots effigies, figura, fingere, nous diraient que les

Romains n'ont pas été étrangers aux arts plastiques. Le seul substantifj

invidia nous apprendrait que la superstition de la jettatura existait à/

Rome. Telle est la nature des renseignements que nous fournit le i

langage.

Page 212: essai de semantique Bréal, 1897

196 COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

Tout le monde sait qu'il y a des noms savants

donnés par méprise : ils font cependant le même

usage que les autres. Christophe Colomb appelle

Indiens les habitants du Nouveau-Monde. Un dépar-

tement français doit à une fausse lecture de s'appeler

Calvados l.

Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s'est détaché de ses origines, plus il

est au service de la pensée : selon les expériences

que nous faisons, il se resserre ou s'étend, se spécifie

ou se généralise. Il accompagne l'objet auquel il sert

d'étiquette à travers les événements de l'histoire,

montant en dignité ou descendant dans l'opinion,

et passant quelquefois à l'opposé de l'acception ini-

tiale : d'autant plus apte à ces différents rôles qu'il

est devenu plus complètement signe. L'altération

phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable,

en ce qu'elle cache les rapports qu'il avait avec

d'autres mots restés plus près du sens initial ou

partis en des directions différentes. Mais alors

même que l'altération phonétique n'est pas inter-

venue, la valeur actuelle et présente du mot

exerce un tel pouvoir sur l'esprit, qu'elle nous

1. On sait que Calvados est pour Salvador. L'erreur est venued'une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mots :

Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n'aurait jamaiseu pareille fortune.

Page 213: essai de semantique Bréal, 1897

COMMENT LES NOMS SONT DONNÉS ALX CHOSES. 137

dérobe le sentiment de la signification étymologique.

Les dérivés peuvent impunément s'éloigner de leur

primitif, et, d'autre part, le primitif peut changer

de signification sans que les dérivés soient atteints.

Quoique le mot latin venus, qui était primitivement

du neutre, et qui signifiait « grâce, joie », eût été

adopté pour désigner l'Aphrodite grecque, le verbe

veneror, « rendre grâce, honorer », n'en a pas moins

gardé son sens religieux et chaste.

On a soutenu que les noms propres, comme

Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une

espèce à part et étaient situés en dehors de la

langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de

cette opinion : nous voyons d'abord que pour cette

catégorie le sens étymologique n'est d'aucune valeur;

de plus, ils passent d'une langue à l'autre sans être

traduits; enfin ils suivent généralement les transfor-

mations phonétiques d'une marche plus lente. Néan-

moins on peut dire qu'entre les noms propres et les

noms communs il n'y a qu'une différence de degré.

Us sont, pour ainsi dire, des signes à la seconde puis-

sance. Si le sens étymologique ne compte pour

rien, nous venons de voir qu'il n'en est guère autre-

ment des substantifs ordinaires, pour lesquels le pro-

grès consiste précisément à s'affranchir de leur

point de départ. S'ils passent d'une langue à l'autre

Page 214: essai de semantique Bréal, 1897

198 COMMENT S EST FIXE LE SENS DES MOTS.

sans être traduits, ils ont cette particularité en com-

mun avec beaucoup de noms de dignités, fonctions,

usages, inventions, costumes, etc. S'ils participent

un peu moins aux transformations phonétiques,

cela tient au soin spécial avec lequel on les conserve,

et ils ont encore ceci de commun avec certains mots

de la langue religieuse ou administrative.

La différence avec les noms communs est une dif-

férence tout intellectuelle. Si Ton classait les noms

d'après la quantité d'idées qu'ils éveillent, les noms

propres devraient être en tête, car ils sont les plus

significatifs de tous, étant les plus individuels.

Un adjectif comme aiigustas, en devenant le nom

d'Octave, s'est chargé d'une quantité d'idées qui lui

étaient d'abord étrangères. D'autre part, il suffit de

rapprocher le mot César, entendu de l'adversaire

de Pompée, et le mot allemand Kaiser, qui signifie

« empereur », pour voir ce qu'un nom propre perd

en compréhension à devenir nom commun. D'où

l'on peut conclure qu'au point de vue sémantique les

noms propres sont les substantifs par excellence.

Page 215: essai de semantique Bréal, 1897

TROISIEME PARTIE

COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE

CHAPITRE XIX

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES

Ce qu'il faut entendre par les catégories grammaticales. — Commentces catégories existent dans l'esprit.

— Sont-elles innées ou acquises?— Sont-elles toutes du même temps?

Les catégories grammaticales, telles que sub-

stantif, adjectif, pronom, adverbe, ont-elles existé de

tout temps, ou sont-elles une acquisition graduelle?

La question ne se confond pas avec le problème de

l'origine du langage, car il y a des langues qui, encore

aujourd'hui, ne distinguent point de catégories gram-

maticales, et il se peut fort bien que nos idiomes

aient passé par un état semblable. Il s'agit donc

de faits relativement récents, pour lesquels l'obser-

vation ne doit pas être, a priori, déclarée impossible.

Non seulement elle n'est pas impossible, mais les

moyens d'information fournis par l'histoire des lan-

gues indo-européennes remontent assez haut pour

Page 216: essai de semantique Bréal, 1897

200 COMMENT S EST FORMEE LA SYNTAXE-

nous permettre de voir plusieurs de ces catégories se

former sous nos yeux. Commençons donc par les

plus modernes.

L'une des plus récentes est l'adverbe. Les mots

comme olxoi, 7té8oi, yajjiou, eu, xaxwç, outwç, humi, clomi,

rectc, valde, primum, rursum, hic, illic, sont des sub-

stantifs, adjectifs ou pronoms régulièrement fléchis.

Mais quand un mot a cessé d'être en un rapport

immédiat et nécessaire avec le reste de la phrase,

quand il sert à mieux déterminer quelque autre

terme sans être pourtant indispensable, il est prêt à

prendre la valeur d'un adverbe. Pour peu qu'il cesse

d'être parfaitement clair en sa structure, pour peu

surtout qu'on y puisse voir la moindre apparence

d'irrégularité, il est rangé dans une catégorie à part.

Non qu'il faille supposer rien de préétabli et d'inné

dans l'esprit. Mais nos langues indo-européennes

étant faites de telle sorte qu'elles distinguent exté-

rieurement les mots selon le rôle qu'ils jouent dans

la phrase, l'esprit s'est habitué à certaines dési-

nences qu'il, a rencontrées plus souvent en ce rôle de

complément un peu lâche et surabondant, et il en a

fait les désinences adverbiales. C'est notamment

l'origine des désinences wç en grec, ê et ter en latin.

Le premier apport en ce genre a été formé sans

doute par quelques mots qu'il est permis de croire

antérieurs à l'invention du mécanisme grammatical,

et qui, par. la singularité de leur aspect, par l'ab-

Page 217: essai de semantique Bréal, 1897

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES. 2J1

sence de désinence, invitaient l'esprit à les mettre

dans une classe à part '.

Ce qui prouve l'âge récent de la catégorie de l'ad-

verbe, c'est que les différentes langues indo-euro-

péennes ne sont pas d'accord pour le choix des dési-

nences : le grec n'a rien de semblable aux adverbes

latins en tim ou en e, ni le latin n'a rien de pareil aux

adverbes grecs en 8ov, Stjv, iç, 9ev, 9a. Ce désaccord,

qui ne se retrouve pas pour les désinences de la con-

jugaison ou de la déclinaison, est l'indice d'une for-

mation moins ancienne.

Et cependant on peut affirmer qu'aujourd'hui la

catégorie de l'adverbe existe dans l'intelligence. En

français, non seulement une désinence spéciale, qui

est un ancien substantif détourné à cet usage, lui

sert d'exposant, mais même sans cette désinence

nous reconnaissons l'adverbe au rôle qu'il joue dans

la phrase : Il faut parler haut. — Des voix qui ne

chantent pas juste.

Plus moderne encore que la catégorie de l'adverbe

est celle de la préposition. Il n'y a pas, à l'époque de

la séparation de nos idiomes, une seule préposition

véritable. Nous avons déjà indiqué plus haut quelle

1. Tels sont (pour les citer sous leur forme grecque) àud, icepi, k%',

irpo, ivt, etc.

Page 218: essai de semantique Bréal, 1897

202 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

est l'origine de celte partie du discours. Un temps est

venu pour tous nos idiomes où les cas de la décli-

naison, ne paraissant pas assez clairs ou assez précis

en eux-mêmes, ont été, par surcroît, escortés d'un

adverbe. C'est ainsi que l'ablatif, qui marque par

lui-même l'éloignement, a cependant été accom-

pagné de ab ou de ex. L'accusatif, qui marque le lieu

où l'on va, a été accompagné de in ou de ad. Ces

mots ab, ex, in, ad, étaient des adverbes de lieu,

comme on le voit encore pour la plupart d'entre eux

en remontant à leur plus ancienne forme et à leur

plus ancien emploi. Mais l'habitude de les voir joints

à un certain cas a suggéré l'idée d'un rapport de

cause à effet : ce petit mot, qui était un simple

accompagnement de l'accusatif ou de l'ablatif, parut

les régir. Dès lors il les a régis en effet : d'adverbe

il devint préposition.

La catégorie de la préposition s'est si bien

imprimée en notre esprit comme celle d'un mot qui

veut être suivi d'un régime, que nous avons peine

à comprendre une préposition employée seule : elle

appelle, elle attend « son complément ». Au tempsde Plaute et de Térence, prœ pouvait encore s'em-

ployer comme adverbe '. Mais un peu plus tard on

ne le trouve plus que suivi d'un ablatif. Les langues

romanes, en ceci fidèles continuatrices du latin, ont

1. Plaute, Amph., I, 3, 45. Abi prœ, Sosia; jam ego sequor. — Térence.

Eun., V, 2, 69. I prœ : sequor.

Page 219: essai de semantique Bréal, 1897

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES. '203

hérité des prépositions anciennes, en ont formé de

nouvelles, et se sont appliquées à séparer de plus

en plus nettement la préposition de l'adverbe : la

distinction que ne fait pas encore Corneille entre

dans et dedans, entre sous et dessous, etc., est devenue

une règle du français moderne.

L'accord qui règne sur ce point entre les diverses

langues de l'Europe (car nous voyons partout les

prépositions se former de la même manière) montre

qu'étant donné le plan général de leur grammaire,

la création de cette catégorie était indiquée d'avance.

Du moment que les désinences avaient besoin du

concours d'un mot pour les préciser, ce mot devait

après un certain temps paraître la cause des dési-

nences.

11 est intéressant de voir comment cette catégorie

s'est enrichie successivement de mots qui lui sont

venus de tous les coins de l'horizon. Nous voyons

en français des participes comme excepté, passé,

hormis, vu, durant, pendant, des adjectifs comme

sauf, des substantifs comme chez, faire fonction de

préposition. Déjà en latin, pênes, secundum, avaient

eu le même sort *.

1. On trouve dans Plaute présente lestibus et clans Térence présentenobis. C'est ce qu'on peut appeler des formations prépositionnelles res-

tées à moitié chemin.

Page 220: essai de semantique Bréal, 1897

204 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE

Les prépositions les plus avancées en âge ont une

tendance à se vider de leur signification pour devenir

de simples outils grammaticaux. En anglais, on fait

souvent précéder l'infinitif de la particule to, sim-

plement pour montrer qu'il s'agit d'un infinitif.

C'est la présence de ces mots en apparence vides

qui a fait paraître la création du langage une œuvre

supérieure à la raison humaine.

Il s'est passé quelque chose de semblable pour la

catégorie de la conjonction. Si l'on considère un mot

aussi dépouillé de sens que l'est notre conjonction

française que, on a peine à concevoir comment l'in-

telligence a pu créer et ensuite faire accepter un

signe si abstrait. Mais les choses s'expliquent à

mesure que nous remontons le cours des âges. La

conjonction que reprend sa place parmi les pronoms.

Le subjonctif qu'elle a aujourd'hui l'air de régir lui

est, au contraire, antérieur. Par une illusion ana-

logue à ce que nous venons de voir pour les prépo-

sitions, l'esprit crée entre les deux mots un rapport

de cause à effet, rapport qui est devenu réel, puis-

qu'en matière de langage les erreurs du peuple

deviennent peu à peu des vérités.

L'histoire des conjonctions latines, comme ut, ne,

quominus, quin, etc., nous montre des faits tout

Page 221: essai de semantique Bréal, 1897

DES CATEGORIES GRAMMATICALES- 205

pareils. Ces mots avaient d'abord une signification

pleine : mais celle-ci s'est perdue dans le mouvement

de la phrase, à laquelle ils servent dès lors de char-

nière.

L'origine pronominale des anciennes conjonc-

tions, comme wç, at, les rend très propres à prendre

successivement une signification de temps ou de

cause. Mais le même fait s'observe aussi pour des

conjonctions venant de substantifs. Nous allons en

donner un exemple tiré de l'allemand.

Le mot allemand weil, « parce que », est un ancien

substantif entraîné dans la catégorie de la conjonc-

tion. On a dit d'abord die wîle, die weile, « aussi long-

temps que ». Luther l'emploie de cette façon, et

Gothe, qui aime le langage populaire, l'a souvent

employé aussi. Mais de l'idée de temps, le mot a

passé à l'idée de cause, comme cela est arrivé en

latin pour quoniam. Aujourd'hui weil fait l'impres-

sion d'un mot abstrait annonçant qu'on va indiquer

le motif d'un fait.

Puisque les trois catégories de l'adverbe, de la

préposition et de la conjonction n'ont pas existé de

tout temps, mais se sont formées à une époque relati-

vement récente, par une lente élaboration, il n'est

pas téméraire de supposer quelque chose de pareil,

Page 222: essai de semantique Bréal, 1897

206 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

à une époque plus ancienne, pour les catégories du

substantif, de l'adjectif et du verbe. Non pas que

l'idée d'un objet, d'une qualité, d'une action, ait

attendu l'éclosion des langues indo-européennes : il

n'y a pas de langue qui n'ait des mots pour repré-

senter les objets de la nature, tels que homme, pierre,

montagne, ou les qualités des objets tels que grand,

petit, haut, bas, éloigné, rapproché, ou les actions les

plus visibles, comme marcher, courir, manger, boire,

parler. Mais ce n'est pas là ce que nous appelons la

catégorie du substantif, de l'adjectif et du verbe. La

catégorie du substantif comprend des noms qui

représentent de simples conceptions de l'esprit, ces

noms étant traités exactement à la façon des outres

substantifs. La catégorie de l'adjectif comprend des

mots qui ne correspondent à aucune qualité, comme

quand on dit en grec :

xpvcfcux; vJkv, « il vint le

troisième jour », ou en latin : nocturnus obambulat.

La catégorie du verbe suppose un système de per-

sonnes, de temps et de modes. Ainsi entendues, ces

catégories ne sont pas contemporaines du premier

éveil de l'intelligence. Elles se sont formées petit

à petit, comme celles de l'adverbe et de la préposi-

tion, quoique trop anciennement pour que nous en

puissions suivre l'évolution.

L'espèce de mot qui a du se distinguer d'abord de

Page 223: essai de semantique Bréal, 1897

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES. 207

toutes les autres, c'est, selon nous, le pronom. Je

crois cette catégorie plus primitive que celle du

substantif, parce qu'elle demande moins d'inven-

tion, parce qu'elle est plus instinctive, plus facile-

ment commentée par le geste. On ne doit donc pas

se laisser induire en erreur par cette dénomination

de « pronom » (pro nomine), qui nous vient des

Latins, lesquels ont traduit eux-mêmes le grec àvro-

v-jijua. L'erreur a duré jusqu'à nos joursl. Les pro-

noms sont, au contraire, à ce que je crois, la partie

la plus antique du langage. Gomment le moi aurait-il

jamais manqué d'une expression pour se désigner?

A un autre point de vue, les pronoms sont ce

qu'il y a de plus mobile dans le langage, puisqu'ils

ne sont jamais définitivement attachés à un être,

mais qu'ils voyagent perpétuellement. Il y a autant

de moi que d'individus qui parlent. 11 y a autant de

toi que d'individus à qui je puis m'adresser. Il y a

autant de il que le monde renferme d'objets réels ou

imaginaires. Cette mobilité vient de ce qu'ils ne con-

tiennent aucun élément descriptif. Aussi une langue

qui ne se composerait que de pronoms ressemblerait

au vagissement d'un enfant ou à la gesticulation d'un

sourd-muet. Le besoin d'un autre élément, dont le

substantif, l'adjectif et le verbe furent formés, était

1. Les pronoms, dit encore Reisig, sont une invention de la commo-dité (eine Erfindung der Bequemlichkeit), pour remplacer soit un sub-

stantif, soit un adjectif.

Page 224: essai de semantique Bréal, 1897

208 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

donc évident. Mais il n'en est pas moins vrai que le

pronom vient se placer à la base et à l'origine des

langues : c'est sans doute par le pronom, venant

s'opposer aux autres sortes de mots, qu'a commencé

la distinction des catégories grammaticales.

Page 225: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XX

LA FORGE TRANSITIVE

D'où vient l'idée que nous avons d'une force transitive résidant en

certains mots. — Verbes changeant de signification en devenanttransitifs. — La force transitive est ce qui donne à la phrase l'unité

et la cohésion. — L'ancien appareil grammatical est dépouillé de sa

valeur originaire.

Comme les pierres d'un édifice qui, pour avoir

été jointes longtemps et exactement, finissent par

ne plus composer qu'une seule masse, certains mots

que le sens rapproche s'adossent et s'appliquent

l'un à l'autre. Nous nous habituons à les voir ainsi

accolés, et en vertu d'une illusion dont l'étude du

langage offre d'autres exemples, nous supposons

quelque force cachée qui les maintient ensemble et

les subordonne. Ainsi s'établit clans les esprits l'idée

d'une « force transitive » résidant en certaines

espèces de mots.

Tout le monde connaît la différence entre les

verbes dits neutres et les verbes dits transitifs, les

premiers se suffisant à eux-mêmes, exprimant une

action qui forme un sens complet (comme courir,

Page 226: essai de semantique Bréal, 1897

210 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

marcher, dormir), les autres prenant après eux ce

qu'on a appelé un complément. La question a été

soulevée de savoir lesquels, de ces verbes, étaient

les plus anciens. Pour moi, la réponse n'est pas

douteuse : non seulement les verbes neutres sont les

plus anciens, mais on doit admettre une période où

il n'y avait que des verbes neutres. Je crois, en effet,

que les mots ont été créés pour avoir une pleine

signification par eux-mêmes, et non pour servir à

une syntaxe qui n'existait pas encore.

Quelques-uns de ces verbes ayant été fréquem-

ment associés à des mots qui en déterminaient la

portée, qui en dirigeaient l'action sur un certain

objet, l'esprit s'est habitué à un accompagnement de

ce genre, si bien qu'il en est venu à attendre ce qui

lui faisait l'effet d'une addition obligée, d'une direc-

tion nécessaire. Par un transport idéal dont les ana-

logues se trouvent encore ailleurs qu'en linguistique,

notre intelligence a cru sentir dans les mots ce qui

est le résultat de notre propre accoutumance;on a

eu dès lors des verbes qui exigeaient après eux un

complément. Le verbe transitif était créé '.

1. On est convenu de réserver le nom de verbes transitifs aux seuls

verbes qui se construisent avec l'accusatif. Dans un sens plus large, on

peut appeler aussi transitifs les verbes qui, comme tju[xvr( <7xa), ypr^Oai,se construisent avec le génitif ou le datif. Ce n'est pas le choix de tel

ou tel cas qui importe, mais l'étroite connexion établie par l'esprit, à

tel point que le verbe paraîtrait incomplet sans son accompagnement.

Page 227: essai de semantique Bréal, 1897

LA FORCE TRANSITIVE. 211

Une double conséquence est sortie de ce fait :

1° le sens du verbe a été modifié; 2° la valeur signi-

ficative des désinences casuelles a été affaiblie.

Nous allons d'abord donner quelques exemples de

verbes ayant changé de sens.

La racine pat exprime un mouvement rapide

comme celui d'un corps qui tombe ou d'un oiseau

qui vole. Elle a fourni en grec tcuctw, « tomber »,

izk-o\kii et tjrta^a?.,« voler ». En latin, elle a donné

petutans, impetus, acipiter, prœpes, propitius. Mais

devenu transitif, le verbe petere a marqué l'élan

vers un but [petere loca calidiora, petere solem) et il

a fini par marquer une recherche quelconque :

petere consulatum, honores. De là petitio, appetitus.

Cette succession de sens est si naturelle que nous

la retrouvons dans les autres langues.

Le grec bcvtojjiat., proche parent de -/|xw et de Lxàvw,

signifie« aller ». Mais construit avec l'accusatif, il

passe au sens de « prier ». Je me contenterai de

citer ces mots d'Eschyle (Perses, 216) :

Implorant les dieux avec des sacrifices....

Il a donné, en cette acception, le dérivé beh^ç,

« suppliant », d'où Uetsuw, « implorer ».

En sanscrit, le verbe jâ, dont le sens ordinaire est

« aller », passe au sens de « prier » s'il est suivi d'un

accusatif. Le védique tat tvâ jâmi (littéralement « te

Page 228: essai de semantique Bréal, 1897

212 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

hoc adeo ») est interprété par tat tvà jâce, « je te

demande ceci ».

Voici maintenant une association d'idées qui est

la contre-partie de la précédente.

Les verbes qui signifient « se retirer », quand ils

deviennent transitifs, prennent le sens de « céder,

abandonner ».

Cedo signifie proprement « se retirer » : c'est le

sens qu'il a gardé dans recedo ,discedo

,decedo .

Cedere alicui a donc signifié« se retirer par égard

pour quelqu'un, lui céder le pas ». L'idée de céder

le pas étant devenue ensuite le symbole de toute

espèce de concession, cedo a pris le sens de « céder ».

Puis, par un nouveau progrès, il a été construit avec

un accusatif et a signifié « accorder ». Cedere midta

multis de jure suo. — Cedere possessionem.— Cedere

victoriam l.

La même succession de sens se retrouve en grec.

E'6cg> signifie se retirer. Eixetv Qupàcov, xXitjjiow, tioX^uiou,

« se retirer de la porte, d'un trône, de la guerre ».

Les scoliastes le rendent par 'J7roytooî(o,7rapaytop£to.

On a dit ensuite : t&tciyipyp, Ou^w, àvày*^, « céder à

la colère, à la passion, à la nécessité ».

1. Inversement, obstare est arrivé en français au sens d'enlever. Ona dit d'abord : « ôter la retraite à quelqu'un, lui ôter les moyens devivre ».

Page 229: essai de semantique Bréal, 1897

LA FORCE TRANSITIVE. 213

Mais ci'xco, s'étant construit avec l'accusatif, a pris

en outre le sens de « laisser, abandonner ». Nestor,

faisant des recommandations à son fils pour une

course de chars, lui dit qu'en tournant la borne il

doit exciter de ses cris le cheval de droite et lui

abandonner les rênes :

tov 8s£tbv i'tctcov

Ksvaai ô[xox>^<raç, ei£ai xi ol rjvîa ^sp^'v.

Cette succession d'idées est si naturelle qu'on

peut s'attendre à la trouver encore en d'autres lan-

gues. En allemand, par exemple, « se retirer d'une

affaire » se dit von einem Geschàft abtreten. Le verbe

ici est neutre et a sa signification première. Mais on

peut dire, en faisant transitif ce même verbe :

Jemanden einen Acker, ein Redit, ein Land abtreten,

« céder à quelqu'un un champ, un droit, un terri-

toire ' ». — En anglais, Je verbe forego ou forgo

signifie pareillement « se retirer » et « céder ».

11 v a loin du sens de « se tenir debout » à celui

de « comprendre, savoir ». C'est pourtant le chan-

gement qui s'est fait pour la racine sta, non pas une

fois, mais au moins trois fois.

1. Jacob Grimm, dans son Dictionnaire, a interverti l'ordre deschoses. Il considère le sens transitif comme le plus ancien. Il tra-

duit par deculcare, et donne comme premier exemple : dcn absatzvom schuh, den schuh vom fusz abtreten. Dans la locution : ein Landabtreten, « céder un territoire », il croit voir une image : mit dem fuszevon sich abtreten. La métaphore serait, à tout le moins, bizarre.

Page 230: essai de semantique Bréal, 1897

214 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE-

Nous avons le grec l'orr,^, qui, combiné avec tort,

donne Èmara^at., « savoir », d'où lnwnipj, « l'habi-

leté, la science ».

On a, d'autre part, l'allemand stehen, qui a donné

verstehen, « comprendre », d'où Verstand, « intelli-

gence ». Déjà en moyen haut-allemand verstân, et

en vieux haut-allemand firstân signifient « com-

prendre ».

Enfin en anglais on a stand, d'où understand,

« comprendre », qui a été précédé de l'anglo-saxon

forstandan (même sens).

Pour se rendre compte de ce changement, on doit

se rappeler que les premiers arts n'ont pas été ensei-

gnés dans les livres : c'étaient des arts pratiques, où

il fallait d'abord apprendre l'attitude et la position

convenables. Tel a été l'art de lancer le javelot, ou

de manier la massue, ou encore l'art de faire jaillir

le feu, ou celui de dompter les chevaux. Il faut con-

sidérer d'autre part que fafaopu est un verbe à

forme moyenne, c'est-à-dire un verbe réfléchi : il

signifie littéralement « se tenir ». Verstehen, en alle-

mand, est encore souvent un verbe réfléchi. On dit :

sich auf etwas verstehen; er versteht sich auf Astrono-

mie, auf Literatur, auf Politik. Nous voyons dès lors

comment un verbe qui signifie « se tenir » peut

passer au sens de « savoir » : Er versteht sich auf das

Speerwerfen, aufdas Pferdebandigen.

Page 231: essai de semantique Bréal, 1897

LA FORCE TRANSITIVE. 215

Homère (//., XV, 282) emploie le participe

£7i»,7Tà[jL£voç avec le datif :

Totm 5' ïweit' àydpsue @ôaç, 'Avôpaî[xovo; vtô{,

AtT(o>àiv cr/' apioroç, éinaTajxsvo; {xàv ôocovtc,

'Ea6Xo; 8'èv araôîrj.

« lis autem concionatus est Thoas, Andrœmonis filius,

JEtolorum longe prœstantissimus, peritus quidem jaculi,Strenuus etiam in stataria. »

Les commentateurs proposent de sous-entendre

[j.àpvaa-6at.. Mais cela n'est point nécessaire; on pour-

rait traduire en allemand sans ellipse : sichaufden

Wurfspiess verstehend.

11 n'y avait plus dès lors qu'un pas à faire pour

dire, comme on le trouve déjà dans Homère :

àvr,p çpépjuYyoç £7rt.a-Ta|ji£vo;xal ào^rj; ,

ou encore

s7n.oràjj.sv(R «oXIjaoio. Enfin l'on a déjà sTctarajjiou avec

l'accusatif : ™l\h S'e^ora-ro fpya.

Toute pareille est l'histoire des deux verbes ger-

maniques. L'allemand dit avec l'accusatif : Verstehst

du mieh? — Keiner hat die Sache verstanden. Et en

anglais : Do you understand me?— Who has understood

the apologue?

Ces trois exemples montrent de la façon la plus

claire que la force transitive ne se borne pas à éta-

blir un lien entre le verbe et son complément : elle

transforme le sens du verbe.

Page 232: essai de semantique Bréal, 1897

216 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

11 y a une conclusion historique à tirer de ces

faits.

Quand on parcourt les listes de « racines » dres-

sées par les grammairiens indous et adoptées, sauf

rectification, par la science moderne, on constate

que la plupart ont déjà le sens transitif. Ceci prouve-

rait, s'il en était besoin, l'antiquité de la syntaxe.

Mais on risquerait souvent de beaucoup s'éloigner

de la vérité, si Ton croyait que le sens attribué à

ces racines est le sens originaire et initial. Beau-

coup, en prenant une valeur transitive, ont du

changer d'acception. Les exemples que nous venons

de donner le démontrent surabondamment. Ceux

qui croiraient que la racine man a signifié dès

l'origine « penser » ou la racine budh « savoir », com-

mettraient la même erreur que si, en un dictionnaire

historique latin, on inscrivait « demander, prier »

comme premier sens de petere.

Nous passons maintenant à la seconde consé-

quence, qui a été d'affaiblir la valeur significative

des désinences casuelles.

Il est intéressant d'observer comment la force

transitive entre peu à peu en lutte avec la valeur ori-

ginaire des cas, ou — pour parler sans métaphore— comment la force de l'habitude fait qu'à la longue

Page 233: essai de semantique Bréal, 1897

LA FORCE TRANSITIVE. ?!7

un certain cas est considéré comme le cas complé-

ment par excellence. On avait dit d'abord avec

l'accusatif : petimus arbem, parce que l'accusatif

marque le lieu vers lequel on se dirige. Mais, l'ana-

logie aidant, on a dit aussi : linquimus urbem, fugi-

mus arbem, en sorte que l'accusatif, de cas local qu'il

était, est devenu cas grammatical. Rien ne pouvait

être plus destructif de la valeur originaire des dési-

nences.

Sequor signifiait littéralement « je m'attache » :

il correspond au grec sTuouat. qui prend après lui

le datif. Mais on a dit : sequi feras, sequi virtutem.

— Meditor signifie « je m'exerce » : il correspond

au grec f*e>erwjjtou, dont il est la copie plus ou moins

exacte. Mais on a dit meditari versus, meditari artem

titharœdkam l.

Une fois le type du verbe transitif adopté, il se

multiplie rapidement. Des verbes comme dolere,

(1ère, tremere, qui, par nature, sembleraient devoir

rester sans complément, se construisent couramment

avec l'accusatif : Tuamvicem doleo. — Flebunt Germa-

riicum etiam ignoti.— Te Stygii tremuere laças. L'es-

prit d'imitation peut aller fort loin en ce genre. Amo

étant devenu verbe transitif, ardeo, pereo , depereo,

1. Meditor, meditatio, sont des termes d'école ou de gymnase venus

de Grèce en Italie : ils représentent le grec jas^etôcv, \xz\irr\, (xeXsT?)[xa.

Un exercice militaire s'appelait meditatio campestris-, un exercice ora-

toire, meditatio vhetorica. Virgile emploie le mot comme verbe neutre

et au sens propre quand il dit : meditantem in prœlia taurum.

Page 234: essai de semantique Bréal, 1897

218 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

demorior le sont devenus également. Nous trouvons

chez les poètes comiques : 1s amore illam dépérit.

Toutes les langues anciennes n'en sont pas encore,

à cet égard, au même point. Le grec a conservé plus

longtemps que le latin le sentiment de la valeur des

cas. Ainsi un certain nombre de verbes grecs pren-

nent après eux le génitif.

C'est à cause de l'idée partitive exprimée par le

génitif qu'on le trouve employé avec les verbes signi-

fiant « manger, boire ». Nous disons de même en

français : « boire du vin », et non « boire le vin ».

IKveiv oI'voj, joaTo;, yàXaxToç est la construction habi-

tuelle. Pour une raison semblable on a le génitif

avec les verbes signifiant « goûter, toucher, prendre,

obtenir 1». Quand Thétis, implorant Zeus, lui touche

le menton, le poète dit : xal IXXaêsyst.pl yevetou. Tou-

jours pour le même motif, le génitif est employé avec

les verbes signifiant « désirer », comme tWOat.,

opéye«j8at, Irj&jpzlv2

. Hector est pris du désir d'em-

brasser son enfant :

"û; etTCœv ou 7racôo<; opéîjaxo ?aî8t[i.oç "Exxtop.

Les verbes qui marquent l'activité des organes,

1. ©tyyâvetv, ^aûeiv, tv>yx°<v E'v -

2. C'est ce qu'ont méconnu d'excellents grammairiens, qui ont pré-féré supposer une ellipse. Ainsi Kiïhner (§ 415) explique È7u6u(xo5 tt,ç

ffoçta; par £7ct6ufx.tt) È7u6v{Ai'av xf,ç aoçt'a;.

Page 235: essai de semantique Bréal, 1897

LA FORCE TRANSITIVE. 219

comme « entendre, voir, connaître, savoir, se sou-

venir » complètent cette série. 11 y a, en effet, une

différence entre la prise de possession effective et

directe, qu'exprime l'accusatif, et l'atteinte plus ou

moins superficielle qu'exprime le génitif, et qui

convient pour ces verbes à signification intellectuelle.

Le latin a gardé un seul exemplaire des verbes de

cette sorte, memini, qui prend le génitif, comme pour

attester que cette construction n'a pas toujours été

étrangère aux langues de l'Italie. Mais déjà memini

lui-même se rencontre avec un complément à l'accu-

satif : Suam quisque homo rem meminit, dit Plaute.

Et Virgile : Numéros memini, si verba tenerem.

Le latin, tout en nivelant sa syntaxe, a cepen-

dant gardé le souvenir d'un état plus ancien et plus

semblable au grec. Les verbes signifiant « désirer,

aimer » ont fini par prendre la route commune, c'est-

à-dire qu'ils se sont fait suivre de l'accusatif : mais

les adjectifs ou participes dérivés de ces verbes

restent fidèles à l'ancienne construction. On continua

de dire avec le génitif : cupidas famœ, amans laitdis,

quoique cupere, amare eussent depuis longtemps

cessé d'être employés de cette façon.

La construction avec le génitif s'est conservée

pareillement en sanscrit. Elle se maintient même,

pour quelques-uns d'entre eux, en allemand mo-

derne : Tss des Brodes. Geniesse dieser Freude.

Wirpflegen der Ruhe.

Page 236: essai de semantique Bréal, 1897

2*20 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

L'ancien appareil grammatical n'est donc pas

supprimé : mais il est dépouillé de sa valeur origi-

naire au profit d'un ordre nouveau. La phrase, en

cette nouvelle période du langage, se compose de

mots qui sont les uns régissants, les autres régis.

La syntaxe confisque à son profit la signification

individuelle des flexions. C'est ce qu'on pourrait

appeler, en faisant un emprunt à la mythologie

germanique, « le crépuscule des désinences ».

Faut-il, dans cette adaptation à de nouveaux

usages, voir une décadence ou un progrès? La ques-

tion peut sembler oiseuse, puisque chaque époque se

fait le langage dont elle a besoin. Mais s'il fallait

répondre, je dirais qu'on y doit voir un progrès. S'il

est dans la nature de tous les arts de se transformer,

comment le plus nécessaire des arts, celui qui est fait

pour accompagner la pensée à chacun de ses pas,

n'aurait-il pas transformé la matière à lui léguée par

l'enfance de l'humanité? Le progrès paraît à tous les

yeux. Les mots qui étaient, pour ainsi dire, enfermés

en eux-mêmes, contractent peu à peu des liens avec

les autres mots de la phrase. Celle-ci, quoique com-

posée de petites pièces immobiles et rapportées,

nous apparaît tantôt comme une œuvre d'art ayant

son centre, ses parties latérales et ses dépendances,

tantôt comme une armée en marche dont toutes les

subdivisions se relient et se soutiennent.

Page 237: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXI

LA CONTAGION

Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. — L'anglaisbut. — Le participe passé actif. — La conjonction si.

J'ai autrefois proposé d'appeler du nom de con-

tagion un phénomène qui se présente assez souvent,

et qui a pour effet de communiquer à un mot le sens

de son entourage. Il est bien clair que cette conta-

gion n'est pas autre chose qu'une forme particulière

de l'association des idées.

Le français en fournit un exemple très connu, mais

tellement probant que je ne peux me dispenser de

le rappeler.

Tout le monde sait ce qui s'est passé pour les mois

pas, point, rien, plus, aucun, personne, jamais. Ils

servaient à renforcer la seule négation véritable, à

savoir ne. Je n'avance pas ypassum).— Je ne vois

point [punctum).— Je ne sais rien {rem).

— Je n'en

connais aucun (aliquem unum).— Je n'en veux plus

Page 238: essai de semantique Bréal, 1897

222 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

{plus).— Il n'est personne (persona) qui l'ignore.

—Je ne l'oublierai jamais (jam magis).

Ces mots, par leur association au mot ne, sont

devenus eux-mêmes négatifs. Ils le sont si bien

devenus qu'ils peuvent se passer de leur compagnon.

Qui va là? Personne. — Pas d'argent, pas de Suisse.

— Sans la connaissance de soi-même, point de solide

vertu. — Son style est toujours ingénieux, jamais

recherché.

Il est intéressant pour la sémantique de consulter

à tour de rôle, au sujet de ces mots, un dictionnaire

de l'usage et un dictionnaire historique. Cette com-

paraison est comme un coup de sonde donné dans

l'intelligence. Les deux réponses qu'on obtient sont

contradictoires, mais, à la réflexion, quoique oppo-

sées entre elles, elles ont l'une et l'autre leur raison

d'être et leur légitimité.

L'Académie française, dans son dictionnaire de

l'usage, fait passer le sens négatif avant tous les

autres.

« Aucun, dit l'édition de 1878, adj. Nul, pas un. »

— « Rïex. Néant, nulle chose. »

En quoi il ne faut pas blâmer l'Académie. 11 entrait

dans son plan d'expliquer les mots selon l'impression

qu'ils font aujourd'hui. C'est, d'ailleurs, celle qu'ils

faisaient déjà au xvncsiècle :

... Laissez faire, ils ne sont pas au bout,

J'y vendrai ma chemise, et je veux rien ou tout.

Racine (Plaideurs).

Page 239: essai de semantique Bréal, 1897

LA CONTAGION. 223

Et même au xni° :

Car de rien fait-il tout saillir,

Lui qui a rien ne peut faiblir.

Écoutons maintenant Littré :

« Aucun, quelqu'un.—

Rien, quelque chose. »

On voit quelle est la distance entre le sens origi-

naire et le sens produit par le long séjour dans les

phrases négatives. ïl faut toutefois ajouter que ce

n'est pas seulement par les phrases négatives, c'est

encore par les phrases interrogatives que s'est fait

le changement : « De tous ceux qui se disaient mes

amis, aucun m'a-t-il secouru? » — « Auriez-vous

jamais cru? » — « Avons-nous rien négligé? »

Il y a des rencontres où le sens reste à mi-chemin

entre les deux acceptions : « Il m'est défendu de

rien dire. » — « Je doute qu'aucun homme d'honneur

y consente. »

Ce n'est donc pas le contact direct, ce n'est pas le

voisinage matériel de la négation qui est cause du

changement. L'action contagieuse a été produite par

le sens général de la phrase.

Il existe quelque chose de semblable en anglais.

L'anglais but, qui vient de l'anglo-saxon bûtan

(= be-utari), signifie proprement « hors » *. Quand il

1. Hollandais buiten. De là, par opposition à Rinnenzee, « la mer dudedans », Buitenzee, « la merdu dehors ».Storm, Philologie anglaise, p. 8.

Page 240: essai de semantique Bréal, 1897

224 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

a le sens « seulement », il est pour ne but. La néga-

tion a fini par être supprimée. « Nous avons seule-

ment cinq pains et deux poissons » (Matth., XIV, 17) :

We hâve hère but five loaves and two fishes. Tel est

le texte de la version autorisée. Mais l'Évangile anglo-

saxon dit : We nabbad (ne habbad) her buton fif

hlafas undtwegenfiscas. Dans la suite des temps, la

négation est devenue superflue, la particule but en

ayant assumé en elle le sens.

La contagion fournit, je crois, la véritable expli-

cation d'un fait de la langue française qui a beaucoup

occupé nos grammairiens : le changement du par-

ticipe passé passif en participe actif. Dans ces

phrases : « J'ai reçu de mauvaises nouvelles, j'ai

pris la route la plus directe », reçu, pris, ont aujour-

d'hui le sens actif, qu'ils doivent au voisinage de

l'auxiliaire avoir. La preuve qu'ils ont le sens actif,

c'est qu'en langage télégraphique je dirai : « Reçu

de mauvaises nouvelles. — Pris la ligne directe. »

Là est, si je ne me trompe, la raison de cette règle

de non-accord qui a donné lieu à tant d'explications

embarrassées. La vérité est que le participe, par con-

tagion, est devenu actif. Il fait corps avec son auxi-

liaire. Mais comme il a fallu du temps pour opérer

ce changement, comme les anciens tours sont longs

Page 241: essai de semantique Bréal, 1897

LA CONTAGION. 2?5

à se perdre, et comme la moindre dérogation au train,

ordinaire leur est un prétexte pour se maintenir, le

changement en question ne s'est imposé qu'avec la

construction la plus fréquente, celle que nous sommes

habitués à considérer comme la construction nor-

male. Partout ailleurs, la langue se montre fidèle

à l'ancienne grammaire.

Je veux encore montrer par un autre exemple

la force de la contagion.

D'où vient l'idée conditionnelle qu'éveille en fran-

çais, et qu'éveillait déjà en latin la conjonction si!

Pour nous l'expliquer, il faut nous transporter beau-

coup de siècles en arrière.

La particule latine si était primitivement un

adverbe signifiant« de cette façon, en cette ma-

nière ». L'idée conditionnelle y est entrée par le voi-

sinage du subjonctif ou de l'optatif. La vieille formule

des invocations et des vœux : Si hœc, DU, faxitis, tire

sa signification hypothétique du verbe 1. Le sens était

d'abord le même que s'il y avait eu : Sic, DU, hœc

faxitis%

. La seconde proposition vient ensuite énoncer

un second fait, conséquence du premier : Mdem

f. En une langue plus moderne, si hœc, DU, feceritis.

2. L'adverbe tic n'est pas autre chose que si accompagné de l'encli-

ique que nous avons dans nunc, tune.

15

Page 242: essai de semantique Bréal, 1897

22G COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

vobis constituant. L'esprit a saisi un lien entre ces

deux propositions, et comme des deux côtés l'action

est présentée comme contingente, il a tout naturel-

lement introduit dans le premier mot l'idée d'une

supposition ou d'une condition.

Déjà dans la formule précitée, quand elle était

employée par les contemporains de Paul-Émile, si

était une conjonction. Elle l'était devenue à tel point,

elle avait tellement assumé en elle l'idée condition-

nelle, qu'on pouvait la faire suivre d'un indicatif.

Si id facis, hodie postremum me vides 1.

Les conjonctions similaires des autres langues ont

une origine analogue. Vus de près, ces petits mots

ne sont pas autre chose que des adverbes pronomi-

naux, n'ayant rien en eux-mêmes qui annonce une

supposition ou une condition.

1. Le français est allé encore plus loin. Le conditionnel, après si,

paraîtrait un pléonasme.

Page 243: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXÏI

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX

Le pronom relatif. — L'article. — Le verbe substantif.— Les verbes auxiliaires.

Une fois que l'idée d'une phrase formant un

ensemble s'est imprimée dans les esprits, le besoin

se fait sentir de la compléter et de lui donner les

instruments qui lui sont nécessaires. Mais comme

1'intelKgence populaire, ainsi que nous l'avons vu, se

borne, sans rien créer, à adapter pour de nouveaux

usages ce qui lui est fourni par les siècles antérieurs,

un certain nombre de mots sont transformés pour les

besoins de la syntaxe.

Une première transformation — la plus impor-

tante de toutes — est celle qui nous a donné le pro-

nom relatif.

Un certain pronom, qui ne se distingue pas exté-

rieurement des autres, acquiert, par l'usage qui en

est fait, une force d'union lui permettant de souder

deux propositions entre elles. C'est ce qu'en langage

Page 244: essai de semantique Bréal, 1897

228 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

grammatical on exprime de cette façon : de démons-

tratif'il devient relatif ou. anaphorique.

Il faut déjà une syntaxe un peu avancée pour que

cette transformation ait lieu : dans les diverses

langues indo-européennes, le choix du pronomrelatif est venu tard et il n'a pas été partout le

même. 11 suffit, pour s'en assurer, de comparer le

latin qui au sanscrit jas et au grec 6';. La langue

grecque, au temps d'Homère, et môme plus tard, au

temps de Sapho et d'Alcman, n'a pas encore fait un

choix définitif1

. Elle a longtemps hésité entre les

pronoms/a, ta etsva 2.

On doit se demander à quelle époque un moyen

d'expression si nécessaire a commencé d'exister.

Jl faut, à cet égard, faire une distinction entre

ridée du pronom relatif et l'adoption définitive

d'un certain pronom. L'idée du pronom relatif est

très probablement antérieure à la séparation de nos

idiomes, car nous trouvons partout un certain

patron de phrase toujours le même, qui suppose

la présence d'un pronom relatif. Les proverbes et

adages populaires affectent volontiers ce tour :

Quod œtas vitium posuit, id œtas auferet.— Quod

1. Dans la langue homérique, to est le pronom anaphorique ordinaire.

Ex. : El (jiév xcç Oîoç icr<rt, -roi oùpavbv eùpùv s^ouai.— 'AXlà au fxsv

ya.ly.6y xs àXcç yç,wjov T£ Séos^o, Aàipa, xà xot ôwero-jerc iiaxrip xa\. rcoxvia

[Ar4xr,p. Etc.

2. L'identification généralement admise de 3; avec jas n'est pas cer-

taine : d'après la forme Fon conservée dans une inscription locrienne,on est amené à supposer que 6; correspond à svas.

Page 245: essai de semantique Bréal, 1897

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX. 229

aliis vitio vertu, id ne ipse admiseris. — Qui pro

innocente dicit, is satis est eloquens.— Cui plus licet

quam par est, is plus vult quant licet. — Quamquisque norit artem, in hac se exerceat.

Le type de ces phrases se retrouve en sanscrit\

:

« A qui est l'intelligence, à celui-là est la force. »

Jasja budd/iis, tasja balam.

« Qui aime, craint. »

Jasja snehas, tasja bhajam.

« A qui les dieux préparent sa perte, ils lui enlè-

vent l'esprit.»

Jasmâi devâs prajacchanti parâôhavam, tasja bud-

dhim apakarsanti.

<( Comme un homme est envers autrui, ainsi faut-

il être envers lui. »

Jasmin jalhâ vartale jas, tasmin tathtl vartitavjam.

« Ce que tu donnes, voilà ta (vraie) richesse. »

Jad dadâsi, tad te vittam.

a Comme agissent les grands, ainsi le reste des

hommes. »

Jad âcarati çresthas, tad itaras yanas.

La même construction est déjà d'usage courant

dans les védas : « Quod sacrificium protegis, id ad

L Voir Bœhtlingk, Indische Sprûche. Ne nous adressant pas à des

indianistes, nous avons simplifié les citations et supprimé les effets dusandhi.

Page 246: essai de semantique Bréal, 1897

-230 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

deos pervenit ». Jam jagnam paribhùr asi, sa deve a

gacchati.— « Qui nos lacesset, procul eum amo-

vete. » Jô nah prita?ijâd, apa tam dhatam \

On demandera quelle est la raison pour laquelle

la proposition relative est ainsi lancée en avant la

première : je crois qu'il y a là un fait de sémantique

dont on trouverait des exemples en d'autres familles

de langues. Par la pensée, il faut rétablir une inter-

rogation, en sorte que les deux propositions forment

la demande et la réponse. C'est probablement la

raison pour laquelle une bonne partie des langues

indo-européennes font cumuler au même pronomle rôle interrogatif et relatif.

Pour apprécier en toute son étendue l'importance

du pronom relatif, il faut se rappeler à combien de

dérivés il donne naissance : d'abord les mots comme

qualis, quantus, quot; ensuite les conjonctions, quod,

quia, quum, quoniam. En grec : ok, Sre, -g, ou, 6'9sv,

Yjvbca, Ihv, ainsi que les dérivés comme gktoç, oloç. En

sanscrit, les dérivés comme jâdrïça, jàvant, auxquels

il faut joindre les conjonctions les plus importantes,

jad, jadi, jatra, jadâ, jathà2

. La création d'un

pronom relatif est donc l'un des événements capi-

taux de l'histoire du langage; sans un mot de cette

1. Le type de ces constructions s'est conservé dans nos proverbes :

« Qui aime bien, châtie bien », etc.

2. Pour plus de détail, voir, dans les Studien de Curtiu?, les articles

de Windisch au tome II et de Jolly au tome VI. Voir aussi Delbrùck,Grundriss, § 222, s. et la thèse de Gh. Baron, Le pronom relatif et la

conjonction en grec. Essai de syntaxe historique. Paris, Picard, 1891.

Page 247: essai de semantique Bréal, 1897

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX. 531

sorte, toute idée un peu forte, un peu complète était

impossible. Mais cette création a été obtenue par la

lente transformation d'un de ces nombreux pronoms

qui servaient à accompagner un geste dans l'espace.

Nous voyons donc ici la pensée humaine qui se

forge patiemment l'outil dont elle a besoin.

On en peut dire autant de ce petit mot que les

Grecs, par comparaison avec les articulations du

corps, ont appelé àp9pov, et que nous appelons ïar-

ticle.

On sait que l'article est un ancien pronom démons-

tratif. Mais la signification de ce pronom démons-

tratif est en quelque sorte transposée. Elle est con-

fisquée au profit de la syntaxe.

Nous pouvons prendre comme exemple notre

article français le, qui représente le latin ille. Ce

dernier servait à montrer les objets ou les per-

sonnes : Magnus ille Alexanderï — Ita ille faxit

Jupiter!— Mais avec le temps, le geste démons-

tratif s'est réduit à une simple indication gramma-ticale : « La personne dont je t'ai parlé hier. —Les pays que nous avons traversés. » L'article ne

figure ici que comme antécédent du pronom relatif.

11 est devenu un outil grammatical \

1. Définitions des grammairiens : « Un article est un mot placé(levant le substantif pour indiquer s'il est du masculin ou du fémi-

Page 248: essai de semantique Bréal, 1897

232 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

L'utilité de l'article se sent plus qu'elle ne peut

s'expliquer. Pour en être dépourvu, le latin est sou-

vent alourdi dans sa marche. Le grec, au contraire,

qui, de bonne heure, en a senti le besoin, lui doit

en partie sa souplesse. La conformité du langage

français au grec, signalée par Henri Estienne, vient

un peu de là. Je rappelle seulement ces tour-

nures : ol TràXat.<70-foL

... èv tw [Xcxaçù '/pov(D ... tcjv

VÎÏV Ot TOTS SticpSpOV... OU CelleS-Ci : OpeyOJJlSVOt TO'J uptoTo;

ê'xaaroç ytyvso-ôat, etc.

Il est arrivé toutefois que l'article a fini par être

introduit là où il n'apportait aucune aide appréciable.

On peut dire que les langues où il rend le plus de

services sont celles qui restent libres, selon le sens,

de l'employer ou de l'omettre. Il est certain que le

français, depuis deux siècles, en a étendu l'usage

plus que de raison, en sorte qu'il est devenu moins

utile à mesure qu'il devenait plus indispensable.

Il faudrait encore mentionner le verbe être, que la

scolastique du moyen âge avait déclaré une simple

« copule », montrant par là l'impression que ce

verbe, arrivé au terme de son évolution, fait aujour-

d'hui sur l'esprit. Cependant il a commencé par

nin ». — « Un article est un mot placé devant un nom pour indiquersi ce nom est employé dans un sens particulier ou général », etc.

Page 249: essai de semantique Bréal, 1897

DE QUELQUES OUTILS GRAMMATICAUX. 233

quelque signification concrète, cela n'est pas dou-

teux : d'autres ont suivi la même voie, comme fuo,

exsto, evado. S'ils ne sont pas parvenus au même

degré de décoloration, il y faut voir une différence

d'âge, non de nature.

Il s'est passé quelque chose de semblable pour le

verbe avoir. Quand je dis : « Cet homme a perdu

tout ce qu'il avait », j'emploie deux fois le même

verbe avoir sans que personne en soit choqué, tant

le changement d'emploi a fait du verbe auxiliaire un

mot d'espèce à part.

C'est ainsi que le langage, sur le stock hérédi-

taire, prélève un certain nombre d'expressions dont

il fait des outils grammaticaux. Celui qui ne les a

jamais connus qu'en ce dernier rôle, a de la peine à

s'imaginer qu'il fut un temps où ces mêmes mots

avaient leur signification propre. Un auteur du

xvmesiècle fait remarquer que dans cette locution :

« 11 a été ordonné... », trois mots sur quatre ser-

vent simplement à l'agencement du discours. Le

nombre de ces mots va en augmentant lentement

avec les siècles, car, d'une part, la spécialité de la

fonction' tend à en créer de nouveaux, et, d'autre

part, la force transitive les mêle de plus en plus,

1. Voir ci-dessus, p. H.

Page 250: essai de semantique Bréal, 1897

'234 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

comme un élément nécessaire, à la contexture de

la phrase. C'est la raison pour laquelle l'étymologie,

quand elle se trouve en présence d'une langue

moderne, sans avoir des documents plus anciens

pour l'éclairer et lui servir de guide, erre à l'aven-

lure.

Page 251: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXIII

L'ORDRE DES MOTS

Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse de la

richesse grammaticale. — D'où vient l'ordre de la construction

française.— Avantages d'un ordre fixe. — Comparaison avec les

langues modernes de l'Inde.

Parmi les différents moyens d'expression dont se

servent nos langues, Tordre des mots, c'est-à-dire

une certaine fixité dans la construction de la phrase— fixité qui à elle seule décide souvent du sens des

vocables— est le moyen dont on se soit avisé le plus

tard. C'est qu'en effet ce moyen a quelque chose de

plus immatériel. Dans cette phrase : « Les Japonais

ont vaincu les Chinois », la place seule indique quel

est le sujet, quel est le complément : changez l'ordre

en gardant les mots, vous obtenez l'affirmation con-

traire. Nous avons ici quelque chose de comparable

à la numération arabe, où chaque nombre, outre sa

valeur propre, a une valeur de positionl

.

Cette circonstance, à elle seule, pourrait nous

1. Jespersen, Progress in Languàge, p. 80.

Page 252: essai de semantique Bréal, 1897

236 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

faire penser que nous sommes en présence de

l'œuvre des siècles. En effet, les langues anciennes,

si supérieures par d'autres côtés, n'offrent rien de

semblable.

Ici se pose une question dont l'analogue se pré-

sente souvent dans l'histoire des langues, .et, en

général, dans l'histoire des choses humaines. Est-ce

la perte des flexions qui a eu pour conséquence, en

manière de compensation et de pis-aller, la rigueur

croissante de la construction, ou bien une construc-

tion plus régulière a-t-elle rendu les flexions inu-

tiles? La réponse est celle qu'on a l'occasion de faire

le plus souvent aux dilemmes de ce genre : Viin et

Vautre. A mesure que ces flexions se décomposaient,

la nécessité d'un ordre fixe se faisait sent'r davan-

tage, et d'autre part l'habitude de cet ordre fixe a

.achevé de faire tomber les flexions. On peut supposer

-que les actes officiels, tels que chartes, diplômes,

actes publics ou privés, contrats de toute nature, où

il était plus important d'éviter toute équivoque, ont

les premiers introduit l'habitude d'une construction

uniforme, de même que ces actes officiels(il n'y a

là nulle contradiction) ont cherché à retenir le plus

longtemps les désinences. Les deux moyens, employés

•simultanément, devaient concourir au même but.

Ainsi s'explique le maintien de la déclinaison à

deux cas pour certains noms de parenté, comme /?/s

et fil, enfes et enfant, pour certains titres comme

Page 253: essai de semantique Bréal, 1897

L'ORDRE DES MOTS. 237

cuens et conte, ber et baron, et certains noms propres r

comme Jacques et Jacgue, Hugues et Hugon. Tandis*

que ces différences de flexion ont fini par être omises,,

l'ordre des mots n'a fait que se fortifier.

La question de l'ordre des mots n'est jamais sou-

levée sans qu'à la suite il en vienne une autre : est-ce

un avantage, est-ce une gêne, d'avoir une construc-

tion fixe et invariable? On a vanté la liberté du latin

et du grec, qui permet de jeter en avant ou de

réserver pour la fin le mot sur lequel on veut attirer

l'attention, diriger la lumière. Mais, pour être juste,,

il faut reconnaître que les langues les plus tenues à

un certain ordre ne sont pas pour cela absolument

encbaînées. Peut-être même l'inversion fait-elle d'au-

tant plus d'effet qu'elle rompt davantage avec les-

habitudes de tous les jours.

Ce qui est certain, c'est qu'un ordre réglé à

l'avance est un soulagement, sinon pour celui qui

écrit ou qui parle, du moins pour celui qui lit ou qui

écoute. A lire une ode d'Horace, où l'adjectif est

souvent fort loin de son substantif, un discours de

Cicéron, où le mot essentiel ne vient qu'à la fin de

toute une période, nous sentons qu'en français les

choses nous sont rendues plus aisées. 11 est probable

que le genre de la déclamation venait en aide à Tin-

Page 254: essai de semantique Bréal, 1897

238 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

telligence de la phrase; peut-être même, sur la place

publique, ces mots annoncés de si loin, ce dernier

mot si longtemps attendu, étaient les seuls qui par-

vinssent aux oreilles. D'autre part, la tendance de

toutes les littératures est d'exagérer, d'étendre au delà

des justes limites, de pousser à l'extrême les res-

sources d'expression qui leur sont fournies par la

langue de chaque jour : on peut donc supposer que

la construction savamment contournée des lyriques

grecs et latins est jusqu'à un certain point un artifice

de style. Le parler de la conversation, tel que nous

le trouvons chez les poètes comiques et dans les

lettres familières, n'est pas à beaucoup près aussi

tourmenté.

L'ordre des mots devenant plus rigoureux à mesure

que diminuent les ressources grammaticales, tout

dérangement à la construction risque d'altérer le

sens. On connaît ces serrures à secret dont le méca-

nisme joue à la condition que les pièces soient dis-

posées selon un arrangement concerté à l'avance.

Nos langues modernes en sont un peu là. Modifiez

l'ordre : ou le sens sera modifié, ou l'on cessera de

comprendre.

C'est surtout dans les locutions toutes faites, qui

conservent parfois la marque d'une grammaire plus

ancienne, que cet ordre a besoin d'être observé :

Page 255: essai de semantique Bréal, 1897

L'ORDRE DES MOTS. 239

épreuve toujours un peu délicate et pierre de touche

où se reconnaît l'étranger imparfaitement instruit.

On a prononcé, à l'occasion de la phrase fran-

çaise, le mot d' « ordre logique ». Il y a là quelque

exagération. C'est le cas de rappeler la remarque

d'un écrivain anglais qu'il en est de ceci comme des

antipodes : chaque peuple est tenté de trouver qu'il

met les mots à la vraie place. On peut fort bien,

sans manquer à la logique, concevoir un autre ordre.

Dans le plan primitif de nos langues, le verbe se

faisait suivre de son sujet (8C8u>jw, 8l8<»m). Sans sortir

du français, nous avons des propositions qui mettent

le sujet à la fin1

.

C'est surtout Rivarol, dans son Discours sur l'uni-

versalité de la langue française, qui s'est laissé

emporter à des éloges dont le tort est d'être à la fois

excessifs et vagues : « Le français, par un privilège

unique, est resté seul fidèle à l'ordre direct, comme

s'il était tout raison.... C'est en vain que les passions

nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l'ordre

des sensations; la syntaxe française est incorruptible.

C'est de là que résulte cette admirable clarté, base

éternelle de notre langue. Quand notre langue tra-

duit, elle explique véritablement un auteur.... »

Ce qu'il aurait fallu louer, ce n'est pas la langue

française in abstraeto, mais l'effort persévérant de

1. « Les arbres qu'avait abattus le vent ». — « L'homme de qui dépen-dait notre sort », etc.

Page 256: essai de semantique Bréal, 1897

ViO COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

nos écrivains depuis trois siècles, pour proportionner

les libertés de notre syntaxe aux ressources d'expres-

sion dont la langue dispose. En ceci ils ont été d'une

honnêteté singulière. Ils ont compris que la clarté

était, en écrivant, une des formes de la probité. Ceux

qui, sous prétexte de progrès, ou par imitation des

littératures étrangères, veulent aujourd'hui s'affran-

chir de ces anciennes règles, devraient d'abord

donner à notre langue les moyens de s'en passer.

C'est le lieu de rappeler l'hypothèse qui a été pro-

posée au sujet des langues monosyllabiques comme

le chinois, où les règles de construction sont à elles

seules à peu près toute la grammaire. On a conjec-

turé que ce monosyllabisme ne représentait pas un

état primitif, mais que c'était, au contraire, la vieil-

lesse d'un langage où tout s'est, usé et dénudé. 11 se

pourrait, en effet, qu'il fallût retourner de cette

façon la série des périodes linguistiques. On devrait

supposer alors que nos langues, en se dépouillant de

plus en plus de leur appareil grammatical, seraient

un jour destinées à un état plus ou moins semblable.

Il est vrai que la tradition littéraire serait au besoin

pour elles une sauvegarde, sauvegarde qui a manquéà l'Empire du Milieu, puisque l'écriture chinoise

fiiit durer la pensée sans pour cela transmettre la

langue.

Page 257: essai de semantique Bréal, 1897

L'ORDRE DES MOTS. 241

11 ne sera pas inutile d'ajouter ici, en manière de

contre-partie, ce qu'il est advenu des idiomes dérivés

du sanscrit. Aux anciens cas de la déclinaison sans-

crite sont venus se souder des mots ayant la même

signification que nos prépositions sv, itpfc, nxçè,

em, etc., mais qui, en se mêlant au substantif pré-

cédent, n'ont pas tardé à faire l'impression de

flexions casuelles. Il en est résulté des déclinaisons

d'un aspect tout nouveau.

C'est ainsi qu'on a des locatifs finissant en majjhe,

majjhi, mahi, mai, ce qui nous représente le mot

sanscrit maclhjë, « au milieu ». Un autre locatif se

termine en thâni, ihât : il y faut voir le substantif

sanscrit sthdne, venant de sthânam, « la place ». Un

troisième locatif est en pâsê, pâsi : c'est le sanscrit

pârçv'é, « au côté ».

Le datif est pareillement représenté par des

flexions très variées. Il peut être en kâche, kahi, khë,

ce qui est le mot sanscrit kaksê, « au côté ». Il peut

aussi être en lïd/iê, lajê, laë, lai, le, ce qui est le

sanscrit labdlïë, « pour le bien de ». 11 peut être en

âthtm, ce qui est le sanscrit arthë, « dans l'intérêt

de ». Il peut être en kâgi, ce qui est le sanscrit kdrjè,

« pour le bien de ». Il peut être en bâti, vâtï, ce qui

est le sanscrit vârtle, « en faveur de 1

».

1. Hoernle, A Comparative Grammar of the Gaudian Languagcs. Lon-

dres, Trûboer, 1880, p. 22i, s.

16

Page 258: essai de semantique Bréal, 1897

242 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

Nous avons donc ici le spectacle d'une langue

qui, au lieu de parvenir, comme les langues

romanes, à la simplicité en se donnant des expo-

sants distincts, n'a réussi qu'à créer de nouveaux

amalgames.

Page 259: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXIV

LA LOGIQUE DU LANGAGE

De quelle nature est la logique du langage.— Gomment procède

l'esprit populaire.

Le langage a sa logique. Mais c'est une logique

spéciale, en quelque sorte professionnelle, qui ne se

confond pas avec ce que nous appelons ordinairement

de ce nom. La logique proprement dite défend, par

exemple, de réunir en un jugement des termes con-

tradictoires, comme de dire d'un carré qu'il est long :

or, le langage n'y répugne en aucune façon. 11 per-

met même, si l'on veut, de dire d'un cercle qu'il est

carré. Mais il a d'autre part des prohibitions qui

laissent la logique indifférente, comme d'avoir un

verbe au singulier avec un pluriel pour sujet, ou de

mettre l'adjectif à un autre genre que son substan-

tif. Ce sont des règles de métier, à la fois plus

étroites et plus larges que les règles de l'art de

penser.

On a souvent essayé de trouver sous les règles de

Page 260: essai de semantique Bréal, 1897

ZAk COMMENT S'EST FORMEE LA SYNTAXE.

la grammaire une sorte d'armature logique; mais le

langage est trop riche et pas assez rectiligne pour se

prêter à cette démonstration. 11 déborde la logique

de tous les côtés. En outre, ses catégories ne coïn-

cident pas avec celles du raisonnement : ayant une

façon de procéder qui lui est propre, il arrive à

constituer des groupes grammaticaux qui ne se

laissent réduire à aucune conception abstraite.

Ceux qui cherchent la notion fondamentale

exprimée par le subjonctif et qui croient trouver cette

notion fondamentale en rapprochant tous les emplois

du subjonctif, pour en dégager l'élément commun,

je ne crains pas de dire que ceux-là font fausse

route. Ils ne peuvent arriver qu'à une idée extrême-

ment générale et vague, comme le peuple aurait

peine à en concevoir, et comme nous n'avons aucun

motif d'en attribuer aux premiers âges. C'est pour-

tant la méthode habituellement suivie par ceux qui

se proposent de nous expliquer l'idée essentielle

d'un mode, d'un cas, d'une conjonction, d'une pré-

position....

La logique populaire ne procède pas ainsi. Elle

avance, pour ainsi dire, par étapes. Partant d'un

point très circonscrit et très précis, elle pousse droit

devant elle, et parvient, sans s'en douter, à une étape

où, par la nature des choses,—

je veux dire par le

Page 261: essai de semantique Bréal, 1897

LA LOGIQUE DL LANGAGE. 215

contenu du discours,— un changement se produit.

Dès lors, on a un relais qui peut fournir à une nou-

velle marche sous un angle différent, sans que d'ail-

leurs pour cela la première direction soit inter-

rompue, delà fait déjà deux sens. Puis les mômes

choses se reproduisent à une troisième étape, qui

donne lieu à une troisième orientation. Et ainsi de

suite.... En toute cette procédure, il n'y a pas géné-

ralisation, mais marche en ligne brisée, où chaque

point d'arrêt présentant l'idée sous une incidence

différente, devient à son tour tête de ligne.

Pour vérifier ceci, nous allons parcourir un cha-

pitre de la syntaxe, en priant le lecteur d'excuser ce

que ces détails auront de trop aride, et en demandant

d'avance pardon pour les souvenirs de collège qu'ils

ne manqueront pas de réveiller. Mais il s'agit de

rectifier une erreur régnante et de montrer, une fois

pour toutes, sur un terrain bien défini, de quelle

manière se relient l'une à l'autre les règles de la

grammaire.

Nous choisissons, à cause de leur complication

apparenle, les règles concernant l'accusatif.

Quelle est l'idée fondamentale de l'accusatif ? —On se rappelle que nos manuels distinguent l'accu-

satif régime direct, celui qui marque la d':ré>, celui

Page 262: essai de semantique Bréal, 1897

246 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

qui marque la distance, la longueur, celui qui indique

le but.... La diversité est assez grande. Un de nos

premiers linguistes, renonçant à trouver l'idée essen-

tielle, déclare qu'il est tenté d'appliquer à l'accu-

satif ce que les grammairiens indous disent du

génitif : savoir, qu'il est de mise en toutes les occa-

sions où l'on ne pourrait correctement employer

aucun des autres cas. La recherche de l'idée pre-

mière ne nous paraît cependant pas si difficile....

Si nous pouvons trouver quelque part l'accusatif

employé seul, sans aucun accompagnement, nous

avons chance d'être renseigné par là sur la significa-

tion originaire. Le latin a précisément un emploi où

l'accusatif se suffit à lui-même.

C'est dans la langue officielle, laquelle varie plus

lentement et garde plus longtemps les archaïsmes,

que nous rencontrons cet emploi. Voici le commen-

cement de l'inscription d'une pierre milliaire de

l'Italie méridionale1

:

HINGE SVNT NOVCERIAM MEILIA L CAPVAM XXCIII MVRANVMLXXIIII COSENTIAM CXXIII VALENTIAM CLXXX

Les accusatifs Nouceriam, Capuam, Muranum,

Cosentiam, Valentiam, accompagnés chaque fois d'un

chiffre, marquent la distance de la borne milliaire à

ces villes. L'accusatif est donc employé ici comme

cas du lieu vers lequel on se dirige.

i. Corpus lnscriptionum latinarum, I. n° 551.

Page 263: essai de semantique Bréal, 1897

LA LOGIQUE DU LANGAGE. 247

Cet emploi s'est conservé dans la langue poétique :

Hae itev Ehjsium, dit la prêtresse de Virgile1

. On

retrouve le même tour dans certaines exclamations :

Malam entrem, « va-t'en au diable ».

Nous avons pris comme exemple le latin : mais

ce même emploi de l'accusatif existe en sanscrit.

« [Viens] sur la terre, ô Dieu, avec tous les Immor-

tels! » Déva, ksâm, vievébhir amrUebhih.

Du moment que l'accusatif, à lui seul, exprime la

direction vers un endroit, il n'est pas étonnant qu'on

l'ait joint à des verbes signifiant « aller » : le lan-

gage réunit ici deux mots dont l'association était

tout indiquée. Ainsi est né un premier emploi syn-

taxique.

Ibitis Italiam, portusque intrare licebit.

At nos hinc alii sitientes ibimus Afros.

Italiam, fato profugus Laviniaque venit

Littora 2.

En grec, les exemples sont nombreux :

xvt<T<T7} S'oùpavov r/.s 3.

ëëav vsa; àfjLçieXtarara;4

.

7r£(j.'Lo!xév viv "EXXaSa 5.

1. .En.. VI, 542.

2. Les exemples chez les prosateurs sont plus rares. On trouve

cependant chez Gicéron : Aîgyptiimprofur/isse,... Africain ire,... Rediens

Campaniam.... Mais, en général, les noms de pays sont précédés d'une

préposition : peut-être faut-il faire ici la part des copistes et des édi-

teurs, lesquels pouvaient aisément ajouter un in ou un ad qui leur

paraissait nécessaire.

3. Iliade, I, 317.

4. M., III. l«2.

5. Euripide, Tr.. 883.

Page 264: essai de semantique Bréal, 1897

248 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

Au lieu de désigner le lieu, l'accusatif peut

encore servir à marquer un but plus ou moins

abstrait. Tel est le sens de la locution venum ire,

« aller en vente, être vendu », pessum ire (pour

perversion ire),« se précipiter, tomber », suppetias

aeewrere, « accourir au secours », etc. Nous rencon-

trons ici, après la règle eo Romani, une autre règle

du manuel : eo lusum, «je vais jouer ». Lusum est

l'accusatif d'un substantif verbal qui a été entraîné

dans le mécanisme de la conjugaison. Les grammai-

riens latins, sans le comprendre, l'ont affublé du nom

bizarre de « supin ». C'est ainsi encore que nous

avons : conveniunt spectatûm laclos, « ils viennent

voir les jeux ».

Nous appellerons ce premier emploi de l'accu-

satif : l'accusatif de direction.

Jusqu'à présent nous en sommes à la première

étape. L'accusatif est employé en son sens propre et

avec sa valeur originaire.

La seconde étape est marquée par des construc-

tions comme invenire viam, attingere metam. Ici le

point de vue change : l'accusatif semble être régi

par le verbe. Dans un chapitre précédent, nous

avons montré, par l'exemple de petere et quelques

autres, comment les verbes, de neutres qu'ils

Page 265: essai de semantique Bréal, 1897

LA LOGIQUE DU LANGAGE. 249

étaient, sont devenus transitifs \ De cette façon, un

autre type d'accusatif s'est peu à peu imprimé dans

les esprits : Yaccusatif-régime. Le langage, avec sa

logique particulière, comme il avait dit : cupere

divitias, a dit temnere dwitias\ comme il avait dit :

sequi honores, il a dit fugere honores. L'idée primor-

diale de l'accusatif devait nécessairement s'effacer

en présence de cette diversité : à l'accusatif local

succède un accusatif grammatical.

On a vu plus haut2

que ce changement s'est

opéré lentement. Ainsi les verbes grecs qui se

construisent avec le génitif, comme àxojw, stiiO-j^w,

Tjyyàvto, témoignent d'un état de la langue où la

valeur propre du cas est encore distinctement sentie.

C'est seulement avec le temps que s'établit dans les

esprits une sorte de nivellement exprimé par la

règle : Les verbes actifs veulent après eux l'accu-

satif.

Quelques savants, préoccupés du fond des choses,

ont voulu établir une catégorie spéciale de verbes

où l'accusatif marquerait le résultat de l'action,

comme quand on dit : Deus creavit mimdum, scribo

epislulam, Themistocles extruxit miiros. Mais ces

verbes, qui se distinguent des autres pour le sens,

1. Voir p. 209. Il faut ajouter que la plupart des langues, par un ins-

tinct d'ordre et de clarté, ont opéré une répartition, affectant les unsau rôle exclusif de verbes neutres, employant exclusivement les autres

comme verbes transitifs.

2. Voir ci-dessus, p. 218.

Page 266: essai de semantique Bréal, 1897

250 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

n'en diffèrent en aucune façon pour l'emploi : on

dira aussi bien : Xerxes evertit muros,

mandata

neglexit.

Entre l'accusatif régime et l'accusatif de direction

la parenté n'est plus sentie. Aussi rien ne s'oppose

à ce qu'un même verbe prenne simultanément l'un

et l'autre. Quand, dans Homère, le devin Hélénus

invite sa mère Hécube à mener les femmes troyennes

au sanctuaire d'Athénè,

Nr,ov 'A6y)vatYiç,

ces deux accusatifs ne se gênent nullement l'un

l'autre. Il en est de même quand Sarpédon, accu-

sant Paris, se plaint des maux qu'il a causés aux

Troyens :

xai ôr, xaxà rcoXXà eopyev

Tp&aç.

Hérodote, rapportant ce qu'il a appris de l'édu-

cation chez les Perses, dit qu'ils forment leurs

enfants à trois choses seulement : monter à cheval,

tirer l'arc et dire la vérité. U^.ùzùoj^i touç t^Iool^

(c'est l'accusatif régime) xpia [xoCiva (c'est l'accusatif

de direction), Ittttcuslv, Toijsjsiv xai alrfil'^e^y.i. La même

construction se retrouve en latin : Catilina juven-

tutem multis modis mala facinora edocebat *.

1. L'accusatif régime est celui des deux qui, la construction ('tant

renversée et le verbe mis au passif, devient le sujet de la phrase.

Page 267: essai de semantique Bréal, 1897

LA LOGIQUE DL LANGAGE. 251

Une fois en possession de cette construction, le

langage la retourne comme ferait le mathématicien

d'une équation algébrique : il la met au passif.

Rogatus sententiam, edoctus litteras, id jubeor, 8<.8àa--

xo^at. 77,v |ioimx7V*, xpuircopiotttouto to

Ttpày[i.a: toutes

constructions qu'on aurait peine à comprendre sans

la logique particulière dont nous avons parlé.

Si nous voulons comprendre le troisième emploi

de l'accusatif, qui est de marquer la durée, il nous

faut retourner à la signification originaire. L'espace

et le temps étant, pour la logique du langage, deux

choses toutes semblables *, on dira de la même

façon jusqu'à quelle époque une action s'est con-

tinuée et jusqu'à quel endroit s'est prolongé un

mouvement : des deux parts, l'accusatif marque la

direction. Démosthène, rappelant que la puissance

des Thébains a duré depuis la bataille de Leuctres

jusqu'à ces derniers temps, s'exprime ainsi : to-yuo-av

81 t». xal Or.êaiot. to-jç TeXeuratouç toutouo-I ypovouç {astoc

77év £v ÀeuxTpoiç pufyïjv. Pour dire que Mithridate en

est à la vingt-troisième année de son règne, Cicéron

dit : Mithridates annum jam tertium et vicesimum

régnât.

t. On peut s'en assurer en examinant les adverbes de lieu, commehic, ubi, inde,... qui servent également à exprimer une idée de lieu et

une idée temporelle.

Page 268: essai de semantique Bréal, 1897

252 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

Ainsi s'est formé ce que les grammairiens appel-

lent l'accusatif de durée : Vejorum urbs decem sestates

hiemesgue continuas circumsessa... Flamini Diali

noctem unam extra urbem manere nefas est. On

trouve chez Lysias, pour dire qu'un homme est

mort depuis trois ans : -rsOv-^xe to^tx-zçà?. hr,. Le

latin dit de façon non moins étrange : Puer decem

annos natus.

11 est arrivé, ce qui ne pouvait manquer, que

l'accusatif de durée s'est quelquefois confondu avec

l'accusatif régime. Quand, en français, nous disons :

les années qu'il a vécu, on ne sait au juste comment

il faut considérer cette construction. Le même fait se

rencontre dans les langues anciennes 1

. On peut dif-

férer d'avis sur quelques-uns de ces cas et l'on con-

naît les hésitations de l'orthographe française, mais

sauf ces rencontres particulières pour lesquelles il

est difficile de formuler une règle, l'existence d'un

accusatif de durée est hors de doute; il forme la troi-

sième étape de cette histoire.

11 nous resterait à expliquer les locutions comme

decem pedes laïus ou comme os humerosque deo

1. En sanscrit : çatam g'wa çaradas, « puisses-tu vivre cent ans! »

— En grec : eva [r?iva fiivwv,« restant un mois ». Tr,v a'jp'.ov (j-sUo-jo-av

et picoa-exat (Euripide, Aie., 784) [« personne ne saitj s'il vivra le jour dedemain ». Les langues anciennes ont l'air de ranger ces constructionssous la catégorie de l'accusatif régime. Mais le français se montreplus préoccupé du fond des choses, qui exige l'accusatif de durée.

Page 269: essai de semantique Bréal, 1897

LA LOGIQUE DU LANGAGE. 253

similis. Mais nous ne voulons pas prolonger une

étude trop technique : ce que nous avons dit suffit

pour montrer comment procède la logique popu-

laire.

Cette logique, nous le répétons, repose tout

entière sur l'analogie, l'analogie étant la façon de

raisonner des enfants et de la foule. Une locution

est donnée : on en tire une autre à peu près sem-

blable. Celle-ci, à son tour, en produit une troi-

sième, un peu différente, qui provoque de son côté

des imitations, sans que, pour cela, la première et la

seconde aient cessé d'être productives. Le langage,

de cette façon, peut aller fort loin. Celui qui apprend

la langue par l'usage n'est nullement surpris, car il

ne songe pas à rapprocher, ni à comparer entre

elles, des applications si différentes. Mais celui qui,

dans un livre, les trouvant énumérées à la file, veut

y découvrir une idée commune, une idée mère,

risque de se perdre dans les plus pâles abstractions.

11 faut refaire le chemin parcouru, tâcher de recon-

naître les tournants, et ne jamais oublier que, le

langage étant l'œuvre du peuple, il faut, pour le

comprendre, dépouiller le logicien et se faire peuple

avec lui.

Page 270: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXV

L'ELEMENT SUBJECTIF

Ce qu'il faut entendre par l'élément subjectif.— Comment il est

mêlé au discours. — L'élément subjectif est la partie la plus ancienne

du langage.

S'il est vrai, comme on l'a prétendu quelquefois,

que le langage soit un drame où les mots figurent

comme acteurs et où l'agencement grammatical

reproduit les mouvements des personnages, il faut

au moins corriger cette comparaison par une cir-

constance spéciale : l'imprésario intervient fré-

quemment dans l'action pour y mêler ses réflexions

et son sentiment personnel, non pas à la façon

d'Hamlet qui, bien qu'interrompant ses comédiens,

reste étranger à la pièce, mais comme nous faisons

nous-mêmes en rêve, quand nous sommes tout à la

fois spectateur intéressé et auteur des événements.

Cette intervention, c'est ce que je propose d'appeler

le côté subjectif du langage.

Ce côté subjectif est représenté : 1° par des mots

Page 271: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 255

ou des membres de phrase; 2° par des formes gram-

maticales; 3° par le plan général de nos langues.

Je prends pour exemple un fait divers des plus

ordinaires : « Un déraillement a eu lieu hier sur la

ligne de Paris au Havre, qui a interrompu la circula-

tion pendant trois heures, mais qui n'a causé heureu-

sement aucun accident de personne ». Il est clair

que le mot imprimé en italique ne s'applique pas à

l'accident, mais qu'il exprime le sentiment du nar-

rateur. Cependant nous ne sommes nullement cho-

qués de ce mélange, parce qu'il est absolument con-

forme à la nature du langage.

Une quantité d'adverbes, d'adjectifs, de mem-

bres de phrase, que nous intercalons de la même

manière, sont des réflexions ou des appréciations

du narrateur. Je citerai en première ligne les

expressions qui marquent le plus ou moins de cer-

titude ou de confiance de celui qui parle, comme

sans doute, peut-être, probablement, sûrement, etc.

Toutes les langues possèdent une provision d'ad-

verbes de ce genre : plus nous remontons haut dans

le passé, plus nous en trouvons. Le grec en est lar-

gement pourvu : je me contente de rappeler cette

variété de particules dont la prose de Platon est

semée, et qui servent à nuancer les impressions ou

Page 272: essai de semantique Bréal, 1897

?56 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

les intentions des interlocuteurs l. On peut les com-

parer à des gestes faits en passant ou à des regards

d'intelligence jetés du côté de l'auditeur.

Une véritable analyse logique, pour justifier ce

nom, devrait distinguer avec soin ces deux élé-

ments. Si je dis, en parlant d'un voyageur : « A

l'heure qu'il est, il est sans doute arrivé », sans

doute ne se rapporte pas au voyageur, mais à moi.

L'analyse logique, comme on la pratique dans les

écoles, a été quelquefois embarrassée de cet élément

subjectif : elle n'a pas vu que tout discours un peu

vif peut prendre le caractère d'un dialogue avec le

lecteur. Tels sont ces pronoms jetés au milieu d'un

récit, où le conteur a soudainement l'air de prendre

à partie son auditoire. La Fontaine les affectionnait :

Il vous prend sa cognée : il voua tranche la tôle.

On les a appelés « explétifs », et en effet ils ne

font point partie de la narration, ce qui n'empêche

qu'ils correspondent à l'intention première du lan-

gage.

Faute d'avoir pris en considération cet élément

subjectif, certains mots des langues anciennes ont

été mal compris. Un linguiste contemporain, et

non des moindres, traitant de l'adverbe latin oppido,

se refuse à croire qu'il soit l'ablatif d'un adjectif

1 . "II, ur,v, to:', 7ro;j, l'orco;, Srj, Ta-/«, a/éSov, apa, vjv, etc.

Page 273: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 257

signifiant « solide, ferme, sûr » '. Il demande com-

ment ce sens peut se concilier avec des phrases

telles que oppido interii, oppido occidimus. Mais c'est

qu'il faut faire la part de l'élément subjectif. Nous

disons de même : « Je suis assurément perdu »,

ou en allemand : ich bin sicherlich verloren, locu-

tions où il y aurait, si l'on voulait s'en tenir uni-

quement au texte, une sorte de contradiction dans

les termes.

La même chose a eu lieu encore pour l'adverbe

allemand fast, qui signifie « presque », mais qui

marquait autrefois une idée de fixité ou de certi-

tude. On disait : vaste ruofen, « appeler fort », vaste

zwîveln, « douter fort ». — « J'ai prié pour lui long-

temps et fort. » Ich habe lange und fast fur ihngebeten

(Luther).— S'il est pris au sens de « presque »,

c'est qu'il représente une phrase comme ich glaube

fast f ich sage fast, « je crois fort ». Même chose est

arrivée pour ungefàhr, qui prend sa vraie significa-

tion si on le complète en : « sans crainte de me

tromper ». — C'est ainsi qu'en latin pœne, ferme

veulent dire « presque », quoique le premier soit un

proche parent de penitus, et le second un doublet

de firme; mais il faut rétablir les locutions com-

plètes : pœne opinor, firme credam*.

La trame du langage est continuellement brodée

1. Cf. le grec ï\ltzzùoç,« solide ».

2. Sur pxne, voir Mém. de la Soc. de ling., V, p. 433.

17

Page 274: essai de semantique Bréal, 1897

258 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

de ces mots. S'il m'arrive de formuler un syllo-

gisme, les conjonctions qui marquent les différents

membres de mon raisonnement se rapportent à la

partie subjective. Elles font appel à l'entendement,

elles le prennent à témoin de la vérité et de l'enchaî-

nement des faits. Elles ne sont donc pas du même

ordre que les mots qui me servent à exposer les

faits eux-mêmes.

Mais nos langues ne s'en tiennent pas là. Le

mélange des deux éléments est si intime, qu'une por-

tion importante de la grammaire en tire son origine.

C'est dans le verbe que ce mélange est le plus

visible. On devine que nous voulons parler des

modes. Les grammairiens grecs l'avaient bien com-

pris : ils disent que les modes servent à marquer des

dispositions de l'âme, 8ia9é<retç ^uy;Âç. En effet, une

locution comme Qsol Scùev contient deux choses bien

distinctes : l'idée d'un secours prêté par les dieux,

et l'idée d'un désir exprimé par celui qui parle. Ces

deux idées sont en quelque sorte entrées l'une dans

l'autre, puisque le même mot qui marque l'action

des dieux marque aussi le désir de celui qui parle.

Le simple mot chez Homère : TcOvour,?, « utinam

moriaris! » outre qu'il exprime l'idée de mourir,

exprime aussi le souhait de celui à qui échappe cette

Page 275: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 259

imprécation. Là est sans nul doute la signification

première de l'optatif.

Mais l'optatif n'est pas le seul mode de cette sorte.

Le subjonctif mêle également à l'idée de l'action un

élément tiré des 3i*8i»ci{ <|wj£»ic.11 est vrai qu'il côtoie

de près le sens de l'optatif. D'après les recherches

les plus récentes, il semble que l'optatif ait été dans

les védas le mode préféré pour certains verbes, le

subjonctif pour d'autres, sans qu'il y ait une nuance

bien nette qui les distingue1

. Cette abondance de

formes montre quelle place importante le langage

faisait à l'élément subjectif. Les langues qui, comme

le grec, ont conservé l'un et l'autre mode, ont

cherché à les différencier. Mais la plupart des

idiomes, un peu encombrés de cet excès de richesse,

ont fondu ensemble optatif et subjonctif.

Le futur latin est si près du subjonctif et de

l'optatif, qu'il se confond avec eux à certaines per-

sonnes. Inveniam, experiar sont, ad libitum, ou des

futurs, ou des subjonctifs. Il y a là un juste senti-

ment de la nature des choses. Annoncer ce qui sera,

ce n'est pas autre chose, au fond, dans la plupart

des affaires humaines, qu'exprimer nos vœux ou

i. Delbruck, Altindische Syntax, § 172, Whitney, îndische Gram-

matik, § 572.

Page 276: essai de semantique Bréal, 1897

260 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

nos doutes. On comprend qu'anciennement ces

nuances se soient confondues. Les exemples abon-

dent, qui montrent qu'entre le futur et le subjonctif

il n'y avait aucune limite précise. Ainsi la différence

entre les temps et les modes s'efface aux yeux de

l'historien de la langue1

. Ceux qui, de nos jours, ont

émis cette idée extraordinaire que l'optatif avait été

inventé pour être le mode de l'irréel (der Nichtwirk-

lichkeit) prêtaient aux générations antiques la même

force de conception qu'on admire chez les créateurs

de l'algèbre. Mais le langage, en ces temps reculés,

avait des aspirations moins hautes et des visées plus

pratiques.

L'élément subjectif n'est pas absent de la gram-

maire de nos langues modernes.

Le français, pour exprimer un vœu, se sert du

subjonctif : Dieu vous entende! — Puissiez-vous réus-

sir! Quelques logiciens, pour justifier l'emploi du

subjonctif, ont supposé une ellipse : « Je désire que

Dieu vous entende. — Je souhaite que vous puissiez

réussir.... » En réalité, le français a si peu renoncé

à cet élément subjectif qu'il a trouvé, pour l'ex-

1. Ovx £<ra£Tou, oùôè Yévrj-at.— Ou 7iw t'Sov, oùoè iow{xat.

— El Se v.e [xr,

8o5œ<riv, èyà) U xsv cwto; D.wjxat, etc. Cf. Tobler, Uebergang zwischen

Tempus und Modus, dans la Zeitschrift fur Vôlkerpsychologie, II, p. 32.

Voir aussi Mém. de la Soc. de ling., VI, 409.

Page 277: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 261

primer, des formes nouvelles. S'il veut énoncer

l'action avec une arrière-pensée de doute, il a des

tours comme ceux-ci : Vous seriez d'avis que.... Nous

serions donc amenés à cette conclusion.... Dans ces

phrases, ce n'est pas une condition qu'exprime le

verbe, mais un fait considéré comme incertain. Le

conditionnel a donc hérité de quelques-uns des

emplois les plus fins du subjonctif et de l'optatif.

Le discours indirect, avec ses règles variées et

compliquées, est comme une transposition de l'action

dans un autre ton. Ce que, chez les modernes, la

langue écrite obtient au moyen des guillemets, la

langue parlée le marquait par les formes diverses

du verbe. Le subjonctif et l'optatif y avaient leur

place naturelle, puisque un certain doute était néces-

sairement répandu sur l'ensemble du discours.

11 nous reste à parler du mode où l'élément sub-

jectif se montre le plus fortement : l'impératif. Ce qui

caractérise l'impératif, c'est d'unirà l'idée de l'action

l'idée de la volonté de celui qui parle. Il est vrai

qu'on chercherait vainement, à la plupart des

formes de l'impératif, les syllabes qui expriment

spécialement cette volonté. C'est le ton de la voix,

c'est l'aspect de la physionomie, c'est l'altitude du

corps qui sont chargés de l'exprimer. On ne peut

Page 278: essai de semantique Bréal, 1897

262 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

faire abstraction de ces éléments qui, pour n'être

pas notés par l'écriture, n'en sont pas moins partie

essentielle du langage. Certaines formes de l'impé-

ratif lui sont communes, comme on sait, avec l'indi-

catif : il n'y a cependant aucune raison pour les

regarder comme empruntées à l'indicatif. Je suis

porté à croire, au contraire, que l'impératif est le

premier en date, et qu'à l'inverse de ce qu'on

enseigne, là où il y a identité, c'est l'indicatif qui

est l'emprunteur. Peut-être ces formes si brèves,

comme ï8t, « viens! » S6ç, «donne », orîfre, « arrê-

tez ! » sont-elles ce qu'il y a de plus ancien dans la

conjugaison.

Nous avons fait allusion au dédoublement de la

personnalité humaine. Il y a dans la conjugaison

sanscrite et zende une forme grammaticale où ce

dédoublement se laisse apercevoir à découvert; je

veux parler de la première personne du singulier de

l'impératif, comme bravâni, « que j'invoque », sta-

vâni, a que je célèbre ». Si bizarre que puisse nous

paraître une forme de commandement où la per-

sonne qui parle se donne des ordres à elle-même,

cela n'a rien que de conforme à la nature du lan-

gage1

. Cette première personne dit plus brièvement

i. On s'est demandé si cette première personne en ni est ancienneou si elle est une acquisition relativement récente. Sa présence en zend,

Page 279: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 263

ce qui est exprimé en d'autres langues d'une

façon plus ou moins détournée. Le français emploie

le pluriel. Les bergers de Virgile s'interpellent eux-

mêmes à la seconde personne :

Insère nunc, Melibœe, piros; pone ordine vites!

On doit comprendre maintenant pourquoi il a

toujours été si difficile de donner une définition

juste et complète du verbe. Ce sont encore les

anciens qui y ont le mieux réussi. Les modernes,

en définissant le verbe « un mot qui exprime un

état ou une action », laissent échapper une grosse

partie de son contenu, — la partie la plus délicate

et la plus caractéristique.

Si des modes et des temps nous passons aux per-

sonnes du verbe, les choses deviennent encore plus

frappantes.

L'homme est si loin de considérer le monde en

observateur désintéressé, qu'on peut trouver, au

contraire, que la part qu'il s'est faite à lui-même

dans le langage est tout à fait disproportionnée. Sur

trois personnes du verbe, il y en a une qu'il se

réserve absolument (celle qu'on est convenu d'ap-

où elle a, au moyen, une forme correspondante en ne, peut faire croire

qu'elle est ancienne. Nous aurions ici un débris archaïque qui, ne se

rattachant plus à rien, a plus tard disparu presque partout de l'usage.

Page 280: essai de semantique Bréal, 1897

26i GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

peler la première). De cette façon déjà il s'oppose à

l'univers. Quant à la seconde, elle ne nous éloigne

pas encore beaucoup de nous-mêmes, puisque la

seconde personne n'a d'autre raison d'être que de se

trouver interpellée par la première. On peut donc

dire que la troisième personne seule représente la

portion objective du langage.

Ici encore il est permis de supposer que l'élément

subjectif est le plus ancien. Les linguistes qui ont

essayé de décomposer les flexions verbales devraient

s'en douter : tandis que la troisième personne se

laisse assez bien expliquer, la première et la seconde

personnes sont celles qui opposent le plus de diffi-

cultés à l'analyse étymologique.

Une observation analogue peut être faite sur les

pronoms. 11 n'a pas suffi d'un pronom « moi » : il a

fallu encore un pronom spécial pour indiquer que

le moi prend part à une action collective. C'est le

sens du pronom « nous », qui signifie moi et eux,

moi et vous, etc. Mais ce n'est pas encore assez :

en beaucoup de langues il a fallu un nombre tout

exprès pour indiquer que le moi est pour moitié

dans une action à deux. C'est l'origine et la véri-

table raison d'être du duel dans la conjugaison.

On doit commencer à voir à quel point de vue

l'homme a agencé son langage. La parole n'a pas

été faite pour la description, pour le récit, pour les

considérations désintéressées. Exprimer un désir,

Page 281: essai de semantique Bréal, 1897

L'ÉLÉMENT SUBJECTIF. 265

inlimer un ordre, inarquer une prise de possession

sur les personnes ou sur les choses — ces emplois

du langage ont été les premiers. Pour beaucoup

d'hommes, ils sont encore à peu près les seuls.... Si

nous descendions d'un ou plusieurs degrés, et si

nous recherchions les commencements du langage

humain dans le langage des animaux, nous trouve-

rions que chez ceux-ci l'élément subjectif règne

seul, qu'il est le seul exprimé, le seul compris,

qu'il épuise leur faculté d'entendement et toute la

matière de leurs pensées.

11 ne s'agit donc pas d'un accessoire, d'une sorte

de superfétation, mais au contraire d'une partie

essentielle, et sans doute du fondement primordial

auquel le reste a été successivement ajouté.

Page 282: essai de semantique Bréal, 1897

CHAPITRE XXYI

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN

Rôle du langage dans les opérations de l'intelligence.— Où réside la

supériorité des langues indo-européennes .— Quelle place la Lin-

guistique doit occuper parmi les sciences.

Il n'y a pas lieu de craindre qu'on déprécie jamais

l'importance du langage dans l'éducation du genre

humain. Nous pouvons nous en remettre là-dessus

au sentiment des mères : leur premier mouvement

est de parler à l'enfant, leur première joie de l'en-

tendre parler. Viennent ensuite les maîtres de tous

les degrés, de toutes les sortes, dont l'art à chacun

suppose le langage, si tant est qu'il ne s'y confonde

pas entièrement. En tout pays, dans l'antiquité

comme de nos jours, en Chine et dans l'Inde comme

à Athènes et à Rome, la langue fournit à la fois l'ins-

trument et la matière du premier enseignement.

Cet accord universel a sa raison d'être : on n'a

pas de peine à comprendre de quelle action est sur

l'esprit le langage, si l'on réfléchit que chacun de

nous ne le reçoit pas en bloc et tout d'une pièce,

Page 283: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 267

mais est obligé de le reconstituer à nouveau. 11 y a

là un apprentissage qui, bien qu'échappant aux

regards et inconnu de celui même qui s'y livre, n'en

est pas moins une sorte de training-school de l'hu-

manité. S'il est vrai que les meilleurs enseignements

sont ceux qui nous donnent le plus à faire par nous-

mêmes, quelle étude plus profitable peut-on conce-

voir pour l'enfant?

Rien que pour reconnaître le mot, que d'atten-

tion ne faut-il pas? car il s'agit de le dégager de ce

qui précède et de ce qui suit, il s'agit de distinguer

l'élément permanent des éléments variables et de

comprendre que l'élément permanent nous est, en

quelque sorte, confié, pour le manier à notre tour

et pour le soumettre aux mêmes variations. En

quelles occasions, en quelles rencontres, selon quels

modèles? La plupart du temps, personne ne nous

en avertit : à nous de le découvrir. La phrase la plus

simple est une invitation à décomposer la pensée et

à voir ce que chaque mot y apporte. L'adjectif, le

verbe sont les premières abstractions comprises

par l'enfant. Ces pronoms moi et toi, mon et ton,

qui, en changeant de bouche, se transforment de

l'un à l'autre, contiennent sa première leçon de

psychologie....

A mesure qu'on avance dans cet apprentissage,

l'enseignement monte d'un degré.

Représentons -nous l'effort que devaient exiger

Page 284: essai de semantique Bréal, 1897

268 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

les langues anciennes, même pour les parler médio-

crement. 11 fallait, pour les diverses déclinaisons,

établir des séries où certaines flexions se corres-

pondaient sans se ressembler, et où d'autres, qui

se ressemblaient, devaient être tenues séparées. Un

classement analogue était nécessaire pour les per-

sonnes, les temps, les modes '. Il y a là tout un

chapitre de vie intérieure qui recommençait avec

chaque individu. Le peuple portait donc en lui une

grammaire non écrite, dans laquelle il se glissait

sans doute des erreurs et des fautes, mais qui, tout

compensé, n'en avait pas moins une certaine fixité,

puisque ces langues se sont transmises de généra-

tion en génération pendant des siècles.

Quand nous considérons la peine que coûtent

aujourd'hui ces mêmes langues anciennes, nous

sommes quelque peu surpris. Mais il fautv songer

que l'éducation de la langue maternelle a l'avantage

de se faire à toutes les heures du jour et en tous

lieux, qu'elle a le stimulant de la nécessité, qu'elle

s'adresse à des intelligences fraîches et qu'enfin elle

présente ce caractère unique d'associer les mots

aux choses, et non les mots d'une langue aux mots

d'une autre langue. Les mêmes circonstances se

retrouvent pour toutes les langues maternelles;

partout l'esprit de l'enfant en triomphe. Je -ne veux

1. H. Paul, Principien der Sprachgeschichle, 2eédit., p. 24. Voir aussi

les études de Steinthal et Lazarus, dans leur Journal.

Page 285: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN 269

pas dire toutefois que le cours du temps ne puisse

amener de telles difficultés que les générations

nouvelles n'en soient déconcertées. Mais alors,

comme on Ta vu *, l'intelligence populaire s'en tire

de la façon la plus simple : elle fait disparaître la

difficulté par voie d'analogie, d'unification, de sup-

pression. Comme le peuple, en cette matière, est

à la fois l'élève et le maître, ce qu'il change, ce

qu'il unifie, ce qu'il abroge, devient la règle de

l'avenir.

Nos langues modernes, moins encombrées d'ap-

pareil formel, n'en sont cependant pas affranchies.

La complication s'est, en outre, portée sur un autre

point. Il s'agit d'apprendre à employer des mots

presque vides de sens, mots tellement abstraits et

« serviles », qu'on peut toute sa vie en ignorer l'exis-

tence, tout en les mettant à la place convenable.

C'est là qu'on observe une intelligence passée à

l'état d'instinct, pareille à celle qui guide les

doigts de l'ouvrière en dentelles, remuant, sans les

regarder, ses fuseaux.

S'il fallait énumérer et expliquer tous les emplois

de nos prépositions, on ferait un volume. Le dic-

tionnaire de Liltré, pour le seul mot àt n'a pas moins

de douze colonnes2

. Cependant le peuple se retrouve

!. Voir ci-dessus les chapitres i, vi et vm.2. « La malechance de l'ordre alphabétique voulut que, pour mon

début, j'eusse à traiter la préposition à, mot laborieux entre tous et

Page 286: essai de semantique Bréal, 1897

270 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

sans difficulté dans cet apparent chaos. Ce n'est

point, nous l'avons vu, grâce à une notion plus ou

moins nette de la valeur du mot : pas plus que les

linguistes, il n'en saurait donner une définition qui

convînt à tous les emplois. Il se laisse diriger par un

certain nombre de locutions que la mémoire retient

et qui servent de modèles. Ainsi se maintiennent et

se propagent les tours de la langue : l'invention tra-

vaille toujours sur un fonds déjà existant.

À qui n'est-il pas arrivé d'admirer les tours

imprévus de la langue populaire? Outre le plaisir

qu'on a toujours en présence d'une trouvaille, ces

rencontres ont encore l'avantage de laisser voir les

chemins par où l'intelligence a passé. C'est surtout

dans les occasions où quelque passion échauffe

l'âme et en augmente la force, qu'on peut observer

ces improvisations du moment.

L'intelligence humaine tire du langage, pour les

opérations de toutes les heures, les mêmes services

qu'elle tire des chiffres pour le calcul. C'est une con-

séquence de l'infirmité de notre entendement, infir-

mité bien connue de tous les philosophes, qu'il nous

est plus facile d'opérer sur les signes des idées que

dont je ne me tirai pas à ma satisfaction. »» Littré, Comment fai faitmon Dictionnaire.

Page 287: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 271

sur les idées elles-mêmes \ Avant l'invention de

Técriture, les hommes comptaient au moyen de cail-

loux. Sans doute il a fallu que l'idée précédât : mais

cette idée est vacillante, fugitive, difficile à trans-

mettre; une fois incorporée dans un signe, nous

sommes plus sûrs de la posséder, de la manier à

volonté et de la communiquer à d'autres. Tel est le

service rendu par le langage : il objective la pensée.

Après avoir été d'abord, et tout au commencement,

associés à la conception, les mots ne tardent pas à

en tenir lieu : nous comparons, nous enchaînons,

nous opposons les signes, non les idées. Il est vrai

que derrière ces signes subsiste un demi-souvenir,

un quart de souvenir, un dixième de souvenir de

l'idée qu'il représente, et nous avons intérieurement

le sentiment que si nous le voulions, nous pourrions

rappeler l'idée à son ancienne netteté2

. Mais il n'en

est pas moins vrai que, pour les opérations un peu

compliquées, pour les opérations à faire rapidement,

les signes nous suffisent. Non seulement les mots,

mais ces assemblages de mots que nous avons appelés

« les groupes articulés3

», nous sont nécessaires. Le

1. On demande pourquoi l'intelligence des animaux reste station-

naire : il n'en faut pas chercher ailleurs la raison. Ils ne sont pasarrivés jusqu'à ce point d'incorporer volontairement leur pensée dansun signe : tout leur développement ultérieur est dès lors resté arrêté

aux premiers pas. L'enfant idiot ne parle point : ce n'est pas que les

organes de la parole lui manquent. Le travail intérieur d'observation

et de classement qui permet d'attacher l'idée au signe s'est trouvé

au-dessus de ses forces.

2. Taine, De V Intelligence, liv. I, chap. m.3. Voir ci-dessus, p. 186.

Page 288: essai de semantique Bréal, 1897

272 GOMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

langage se compose de tout cela : il nous rend à la

fois les idées maniables, et il fournit en même temps

les cadres du raisonnement.

Des penseurs lui en ont fait un reproche. « Chaque

mot représente bien une portion de la réalité1

,mais

une portion découpée grossièrement, comme si l'hu-

manité avait taillé selon sa commodité et ses besoins,

au lieu de suivre les articulations du réel. » Suppo-

sons pour un moment le reproche fondé. Gomme il est

peu de chose au prix de l'immense service rendu à

la masse des hommes! Tout imparfait qu'il est, le

langage dépasse la plupart d'entre nous : il nous

faut du temps pour le rejoindre. Combien peu seraient

capables de procéder par eux-mêmes à ces décou-

pures! Nous avons vu d'ailleurs que les contours n'en

sont pas si résistants qu'on ne puisse les plier ou

les élargir pour les faire entrer en des classements

nouveaux. Une langue philosophique, au contraire,

une langue sortie d'un système, où chaque mot res-

terait à jamais délimité par sa définition, et où

l'affinité des mots serait calquée sur l'enchaînement

vrai ou supposé des idées, comme le plan en a été

dressé à différentes reprises, une telle langue peut bien

convenir pour quelques sciences spéciales, comme

la chimie, mais appliquée à la pensée humaine, en

sa variété et sa complexité, avec ses fluctuations et

1. Bergson.

Page 289: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE EDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 273

ses progrès, elle ne manquerait pas de devenir, an

bout de quelque temps, une entrave et une camisole

de force. A mesure que l'expérience du genre humain

augmente, le langage, grâce à son élasticité, se rem-

plit d'un sens nouveau.

S'il fallait dire où réside la supériorité des langues

indo-européennes, je ne la chercherais pas dans le

mécanisme grammatical, ni dans les composés, ni

même dans la syntaxe : je crois qu'elle est ailleurs.

Elle est dans la facilité qu'ont ces langues, et depuis

les temps les plus anciens que nous connaissions, à

créer des noms abstraits. Qu'on examine les suffixes

qui servent à cet usage : on sera surpris de leur

nombre et de leur variété. Ils ne sont point particu-

liers à telle ou telle langue, mais on les retrouve

pareillement en latin, en grec, en sanscrit, en zend,

dans tous les idiomes de la famille. Ils sont donc

antérieurs : si bien, qu'empruntant les dénomina-

tions d'une autre science, qui marque les époques

par les monuments qu'on en a gardés, nous pour-

rions parler d'une période des suffixes, période qui

suppose de toute nécessité une certaine force d'abs-

traction et de réflexion. C'est la présence de ces

noms en grand nombre, ainsi que la possibilité d'en

faire d'autres sur le même type, qui a rendu les

18

Page 290: essai de semantique Bréal, 1897

274 - COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

langues indo-européennes si propres à toutes les

opérations de la pensée \ Encore aujourd'hui nous

nous servons des mêmes moyens, auxquels les âges

postérieurs ont à peine ajouté quelque chose. Si

nous voulions scruter les procédés dont use la litté-

rature la plus moderne pour renouveler les res-

sources et les couleurs de son style, nous constate-

rions qu'elle recourt à ces mêmes abstractions dont

les premiers spécimens sont contemporains des védas

et d'Homère.

Il n'est pas nécessaire pour cela d'imaginer des

intelligences transcendantes. On peut distinguer

divers degrés dans l'abstraction. Celle dont il est ici

question tient plus de la mythologie que de la méta-

physique. Elle est de même espèce que quand le

peuple parle d'une maladie qui règne ou de l'élec-

tricité qui court le long d'un fil. Les abstractions

créées par la pensée populaire prennent pour elle une

sorte d'existence. Le monde a été rempli de ces

entités. La forme de la phrase, où tous les sujets

sont représentés comme agissants, est un témoin

encore subsistant de cet état d'esprit. Le langage et

la mythologie sont sortis d'une seule et même con-

ception. Ainsi, comme on l'a déjà dit, s'explique ce

1. On devine de quelle utilité ces suffixes ont été pour la languephilosophique. Le grec, en combinant les deux pronoms -rcoo-oç et ttoToç

avec un suffixe abstrait, fait Ko<jôxri -„

« la quantité », ttoio'tyjç,« la qua-

lité ». De même, en latin, qualitas, quantitas. En sanscrit, le pronomtati « ceci », donne, en se combinant avec le suffixe abstrait ivam, le

substantif tattvam, « la réalité ».

Page 291: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 275

fait que la plupart des noms abstraits sont du fémi-

nin : ils sont du même sexe que ces innombrables

divinités qui peuplaient le ciel, la terre et l'eau.

Encore aujourd'hui— tant les choses ont de conti-

nuité — ceux qui raisonnent sur la Matière, la Force,

la Substance, perpétuent plus ou moins cet antique

état d'esprit.

Habitués comme nous sommes au langage, nous

ne nous figurons pas aisément l'accumulation de

travail intellectuel qu'il représente. Mais, pour s'en

convaincre, il suffit de prendre une page d'un livre

quelconque, et d'en retrancher tous les mots qui,

ne correspondant à aucune réalité objective, résu-

ment une opération- de l'esprit. De la page ainsi

raturée il ne restera à peu près rien. Le paysan qui

parle du temps ou des saisons, le marchand qui

vante son assortiment de denrées, l'enfant qui

apporte ses notes de conduite ou de progrès se

meuvent clans un monde d'abstractions. Les mots

nombre, forme, distance, situation... sont autant de

concepts de l'esprit. Le langage est une traduction de

la réalité, une transposition où les objets figurent

déjà généralisés et classifiés par le travail de la

pensée.

Page 292: essai de semantique Bréal, 1897

276 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

Y a-t-il en Europe des langues qui soient plus

favorables que d'autres au progrès intellectuel? A de

légères différences près, on peut répondre que non.

Elles sont toutes (ou presque toutes) issues de la

même origine, bâties sur le même plan, puisant aux

mêmes sources. Elles ont été plus ou moins nourries

des mêmes modèles, perfectionnées par la mêmeéducation. Elles sont donc capables d'exprimer les

mêmes choses, quoique déjà dans les limites de cette

étroite parenté il soit possible d'observer des apti-

tudes spéciales. Mais si l'on voulait sentir l'aide que

le langage prête à l'intelligence et le tour particulier

qu'il lui impose, il faudrait comparer quelque idiome

de l'Afrique centrale ou quelque dialecte indigène de

l'Amérique. En brésilien, le seul mot tuba signifie :

1° il a un père; 2° son père; 3° il est père. En réalité

tuba veut dire « lui père ». C'est le parler d'un enfant.

Même des idiomes pourvus d'une riche littérature ne

sont pas toujours un appui suffisant pour la pensée.

En chinois, cette phrase : sin hi thien peut se traduire :

1° le saint aspire au ciel; 2° il est saint d'aspirer au

ciel; 3° celui-là est saint qui aspire au ciel. Le chinois

dit simplement : saint aspirer ciel 1. Le service que

nous rendent nos langues, c'est de nous imposer une

forme qui nous contraigne à la précision.

1. Misteli, dans le Journal de Techmer, t. II.

Page 293: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 277

On a appelé le langage un organisme, mot creux,

mot trompeur, mot prodigué aujourd'hui, et employé

toutes les fois qu'on veut se dispenser de chercher

les vraies causes. Puisque d'illustres philologues ont

déclaré que l'homme n'était pour rien dans l'évolu-

tion du langage, qu'il n'était capable d'y rien modi-

fier, d'y rien ajouter, et qu'on pourrait aussi bien

essayer de changer les lois de la circulation du sang,

puisque d'autres ont comparé cette évolution à la

courbe des obus ou à l'orbite des planètes, puisqu'au-

jourd'hui c'est devenu vérité courante et transmise

de livre en livre, il m'a paru utile d'avoir enfin

raison de ces affirmations et d'en finir avec cette

fantasmagorie.

Nos pères de l'école de Condillac, ces idéologues

qui ont servi de cible, pendant cinquante ans, à une

certaine critique, étaient plus près de la vérité quandils disaient, selon leur manière simple et honnête,

que les mots sont des signes. Où ils avaient tort,

c'est quand ils rapportaient tout à la raison raison-

nante, et quand ils prenaient le latin pour type de

tout langage. Les mots sont des signes : ils n'ont pas

plus d'existence que les gestes du télégraphe aérien

ou que les points et les traits(.—

)du télégraphe

Morse. Dire que le langage est un organisme, c'est

obscurcir les choses et jeter dans les esprits une

semence d'erreur. On pourrait dire aussi bien que

l'écriture, elle aussi, est un organisme, car nous

Page 294: essai de semantique Bréal, 1897

278 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

voyons l'écriture se modifier à travers les âges, sans

qu'aucun de nous en particulier ait une action bien

sensible sur son développement. On pourrait dire

que le chant, la religion, que le droit, que tout ce

qui compose la vie humaine forme autant d'orga-

nismes.

Si l'on prend la nature dans le sens le plus large,

elle comprend évidemment l'homme et les produc-

tions de l'homme. L'histoire des mœurs, des usages,

de l'habitation, du costume, des arts, l'histoire

sociale aussi et l'histoire politique, feront partie,

ainsi que le langage, de l'histoire naturelle. Mais si

l'on admet une différence entre les sciences histori-

ques et les sciences naturelles, si l'on considère

l'homme comme fournissant la matière d'un chapitre

à part dans notre étude de l'univers, le langage, qui

est l'œuvre de l'homme, ne pourra pas rester sur

l'autre bord, et la linguistique, par une conséquence

nécessaire, fera partie des sciences historiques. Que

si, à cause de la phonétique, qui étudie les sons de

la langue, lesquels sont produits par le larynx et la

bouche, il fallait reporter la linguistique aux sciences

naturelles, rien ne pourrait empêcher d'y mettre aussi

tout le reste, car les productions humaines, quelles

qu'elles soient, viennent en dernière analyse des

organes de l'homme et s'adressent à ses organes.

A plus forte raison la sémantique appartiendra-

t-elle à l'ordre des recherches historiques. Il n'y a pas

Page 295: essai de semantique Bréal, 1897

LE LANGAGE ÉDUCATEUR DU GENRE HUMAIN. 279

un seul changement de sens, une seule modification

de la grammaire, une seule particularité de syntaxe

qui ne doive être comptée comme un petit événement

de l'histoire. Dira-t-on que la liberté est absente de

ce domaine, parce que je ne suis pas libre de changer

le sens des mots, ni de construire une phrase selon

une grammaire qui me serait propre? Nous avons

montré que cette limitation de la liberté tient au

besoin d'être compris, c'est-à-dire qu'elle est de

même sorte que les autres lois qui régissent notre vie

sociale. C'est vouloir tout confondre que de parler

ici de loi naturelle....

Je suis arrivé au terme de mon travail. Averti

par l'exemple, j'ai évité les comparaisons tirées de

la botanique, de la physiologie, de la géologie, avec

le même soin que d'autres les recherchaient. Mon

exposition en est plus abstraite, mais je crois pou-

voir dire qu'elle est plus vraie.

Je ne veux pas être injuste pour la théorie qui, non

sans éclat, avait classé la linguistique au rang des

sciences de la nature. En un temps où ces sciences

jouissent à bon droit de la faveur du public, c'était

un acte d'habile politique. C'était aussi faire un

devoir aux linguistes d'apporter à leurs observations

un redoublement d'exactitude. Enfin cette idée con-

tenait précisément la somme de paradoxe nécessaire

pour frapper la. curiosité. Si l'on avait dit : dévelop-

pement régulier, marche constante, personne ne s'en

Page 296: essai de semantique Bréal, 1897

280 COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE.

serait soucié. Mais lois aveugles, précision astrono-

mique — Fattente générale était mise en éveil.

Je ne crois pas cependant me tromper en disant

que l'histoire du langage, ramenée à des lois intellec-

tuelles, est non seulement plus vraie, mais plus inté-

ressante : il ne peut être indifférent pour nous de

voir, au-dessus du hasard apparent qui règne sur la

destinée des mots et des formes du langage, se mon-

trer des lois correspondant chacune à un progrès de

l'esprit. Pour le philosophe, pour l'historien, pour

tout homme attentif à la marche de l'humanité, il

y a plaisir à constater cette montée d'intelligence

qui se fait sentir dans le lent renouvellement des

langues.

FIN DE LA SÉMANTIQUE

Page 297: essai de semantique Bréal, 1897

QUAPPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

A peu près sous ce titre paraissait, il y a quelques

années, un travail du professeur suédois, M. Adolphe

Noreen, qui frappait immédiatement les esprits par

l'indépendance des vues. Traduit en allemand, il a

été contesté, discuté : c'est le sort des écrits qui

s'écartent des voies ordinaires. Nous allons, à notre

tour, dire ce que nous en pensons : mais nous avons

le plaisir de déclarer à l'avance que pour le fond des

idées nous sommes d'accord avec l'auteur.

M. Noreen est professeur de philologie Scandinave

à l'université d'Upsal. Familier avec toutes les

méthodes et tous les résultats de la linguistique

moderne, sa réputation depuis longtemps établie de

savant ne peut qu'ajouter à l'autorité de ses considé-

rations et de ses jugements. Nous allons les résumer

pour le lecteur français, mais sans nous croire

1. A. Noreen, Om sprakriktighet. 2 e édition. Upsal. W. Schultz, 1888.

Une traduction allemande, par Arwid Johannson, a été publiée dansles lndogermanische Forschungen, t. 1.

Page 298: essai de semantique Bréal, 1897

282 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

obligé de nous tenir étroitement au travail qui nous

sert de guide, et en remplaçant à l'occasion ses

exemples par des exemples tirés de notre propre

histoire.

Disons d'abord qu'il faut qu'il y ait quelque chose

de vrai dans cette idée de pureté, puisque tant d'es-

prits, chez les anciens comme dans les temps

modernes, s'en sont montrés préoccupés. Mais il

n'est pas facile de justifier aux yeux du raisonne-

ment ce que le sentiment nous dit sur ce chapitre.

Aussitôt que l'on veut formuler quelques principes,

les esprits se divisent, l'incertitude commence. Les

artistes, les poètes n'en parlent que d'instinct; les

linguistes, en y voulant apporter leurs lumières, y

apportent en même temps leurs systèmes. Voyonss'il sera possible, en écartant les partis pris, d'y

mettre un peu de clarté.

Un premier point à examiner concerne les mots

étrangers.

Beaucoup de préjugés embarrassent la route. Le

premier de tous, ou, pour parler comme Bacon, la

première « idole », celle dont dérivent toutes les

autres, c'est de voir dans la pureté de la langue

quelque chose de semblable à la pureté de la race.

Pour ceux qui voient les choses de cette manière,

Page 299: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 283

l'introduction d'un mot étranger est une contamina-

tion : un terme anglais ou allemand introduit en

français est une tache imprimée à la langue natio-

nale. Ce n'est pas chez nous que cette manière de

voir se rencontre le plus fréquemment. Nos voisins,

les Allemands, depuis un siècle, élèvent barrière sur

barrière pour arrêter l'immigration des mots fran-

çais. Depuis Adelung, on ne compterait pas le

nombre des manifestes lancés contre les mots étran-

gers ', ni celui des sociétés qui se sont proposé de

combattre l'invasion. Les mots étrangers méritent-

ils à ce point l'animadversion? N'y a-t-il pas des dis-

tinctions à faire, un modus Vivendi à adopter? tous

les mots étrangers sont-ils également condamnables?

Quand un art, une science, une mode, un jeu nous

vient de l'étranger, il fait passer ordinairement en

sa compagnie et du même coup le vocabulaire à son

usage. On a plus vite fait de se l'approprier que d'in-

venter des termes exprès pour désigner des idées ou

des objets ayant déjà leur nom. Une certaine musique

nous étant venue au xvif siècle d'Italie, notre langue

musicale s'est remplie de mots italiens. En parlant

d'un adagio, en nommant une sonate, qui songe

1. L'un des derniers en ce genre est celui du professeur HermanFUegel : Ein Hauptslûck von unserer Mutlersprache. Mahnruf an aile

national gesinnten Deutschen, 1884.

Page 300: essai de semantique Bréal, 1897

284 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

encore à l'origine exotique de ces dénominations?

Les amateurs intransigeants de pureté devraient se

rappeler que pareille chose a eu lieu de tout temps,

et puisqu'ils invoquent la tradition classique, on peut

leur dire que les anciens, sur ce chapitre, ont fait

exactement de même. Les Romains ayant reçu leur

écriture des Grecs, tout ce qui se rapporte à l'art de

l'écriture est grec, à commencer par scribere et

litterœ. Et non pas seulement ceux-là : qu'il s'agisse

de science, de droit, de rituel, d'art militaire, de

poids et mesures, de constructions, d'objets d'art,

de vêtements, on retrouve partout en latin les traces

de la Grèce et les noms grecs. Si nous pouvions

remonter plus haut, nous verrions sans doute que

beaucoup de termes techniques que nous croyons

grecs sont nés loin du sol de l'Hellade. Us nous con-

duiraient vers l'Egypte et la Chaldée. Ainsi les

emprunts sont de toutes les époques : ils sont aussi

vieux que la civilisation, car les objets utiles à la vie,

l'outillage des sciences et des arts, ainsi que les con-

ceptions abstraites qui élèvent la dignité de l'homme,

ne s'inventent pas deux fois, mais se propagent de

peuple à peuple, pour devenir le bien commun de

l'humanité. 11 paraît donc légitime de leur con-

server leur nom. Puisque les mots sont, à leur

manière, des documents historiques, il est, ce semble,

peu à propos de vouloir en supprimer de parti pris

le témoignage.

Page 301: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 285

Les défenseurs de la pureté ne se refusent pas

absolument à ces considérations. Mais ils recom-

mandent — s'il faut se résoudre à l'emprunt—

d'aller plutôt s'adresser à une langue sœur, comme

qui dirait, s'il s'agit du français, à l'italien ou à l'es-

pagnol, ou s'il s'agit de l'anglais, au danois ou au

hollandais. On admettra plus facilement ces mots

congénères, ainsi qu'on admet plus volontiers (c'est

Leibniz qui parle) les étrangers qui, par leurs cou-

tumes et leur manière d'être, se rapprochent de nos

propres usages. Le conseil est excellent, mais il n'est

pas toujours facile à suivre, car s'il faut prendre les

objets nécessaires à la vie là où ils se trouvent, on

ne peut prendre les mots que chez ceux qui les pos-

sèdent. Beaucoup de termes de la vie parlementaire

sont anglais, parce que l'Angleterre a donné le pre-

mier modèle du système constitutionnel. D'autre

part, si la langue anglaise désigne de mots français

beaucoup de choses qui se rapportent aux élégances

de la vie, c'est que les choses elles-mêmes sont venues

de France.

Au moins, a-t-on dit, il faut modifier les mots

pour qu'ils deviennent méconnaissables, et que

l'emprunt ne frappe pas les yeux.— A cet égard

l'on pouvait tranquillement s'en remettre autrefois

à l'usage populaire : il avait bientôt fait d'habiller

l'étranger d'un costume qui l'empêchait d'attirer les

regards. Mais aujourd'hui les choses sont un peu

Page 302: essai de semantique Bréal, 1897

286 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

changées. La plupart des emprunts se font, non par

la conversation, mais surtout et d'abord par l'inter-

médiaire de la langue écrite : les mots étrangers se

montrent à nos yeux dans les journaux ou dans les

livres avant de devenir familiers à nos oreilles. 11 est

dès lors plus difficile qu'il s'y fasse de grandes modi-

fications. Il y a, d'ailleurs, dans une altération volon-

taire, quelque chose qui répugne à nos idées

modernes et françaises : quand nous reprenons les

noms de nos anciens héros de la Table Ronde sous

le travestissement qu'il a plu à la prononciation

de nos voisins de leur donner, comment pourrions-

nous songer dans le même temps à démarquer de

parti pris les inventions ou les idées qui nous sont

vraiment nouvelles?

S'il s'agit de termes scientifiques, il y a un

intérêt particulier à les garder sous la forme où ils

ont paru d'abord. Traduire des mots comme télé-

phone, phonographe sous prétexte de pureté, c'est

entraver une œuvre qui a bien son prix, tout autant

que l'homogénéité de la langue : je veux dire la

facilité des rapports dans la communauté euro-

péenne. Serait-ce bien la peine d'avoir demandé

l'unification de l'heure ou l'uniformité des tarifs

si, après avoir abaissé les barrières matérielles,

on élevait un mur pour l'intelligence? J'ai sous les

yeux une grammaire latine publiée en Allemagne,

dont l'auteur s'est appliqué à remplacer tous les

Page 303: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 287

termes techniques, tels que déclinaison, conjugaison

indicatif, subjonctif, termes consacrés et reçus dans

le monde entier depuis dix ou douze siècles, par des

mots allemands. Ainsi l'indicatif devient die Wirk-

lichkeitsform ,la voix active die Thàtigkeitsart .

Encore s'il s'agissait d'une grammaire de la langue

allemande! Mais puisqu'il s'agit d'une grammaire

latine, pourquoi devant des mots latins faire tant le

difficile? Les anciens mots ont même l'avantage

d'être devenus de purs termes de convention : à tra-

duire ablatif par der Woherfall, on ne fait que

rendre plus difficile à comprendre pour l'enfant

l'emploi de l'ablatif avec m, où il est bien un

Wofall.

Les hommes n'appartiennent pas seulement à un

groupe ethnique ou national : ils font partie égale-

ment, selon leurs études, leur profession, leur genre

de vie et leur degré de culture, de communautés

idéales qui sont à la fois plus générales et plus

limitées. Le mathématicien vit en échange d'idées

avec les mathématiciens des autres pays. Le géo-

logue français a besoin de communiquer avec ses

collègues d'Amérique ou d'Australie. Le négociant

veut savoir ce qui se passe sur le marché du monde

entier. Il serait déraisonnable, au nom d'une idée de

pureté, de mettre des obstacles à l'emploi de termes

qui sont la propriété commune des hommes voués

aux mêmes intérêts et aux mêmes recherches. La

Page 304: essai de semantique Bréal, 1897

288 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

jeunesse nous donne à ce sujet une leçon qui n'a pas

été bien comprise. Sous prétexte que certains jeux

qui nous sont venus d'Angleterre avaient été autre-

fois joués en France, on a proposé de substituer aux

mots anglais les anciens noms sous lesquels nos

pères les avaient connus : mais cette considération

ne paraît pas avoir pesé d'un grand poids auprès des

amateurs de foot-ball ou de lawn- tennis;

ils ont

pensé, non sans raison, que pour marcher de pair

avec leurs émules britanniques, pour se tenir au

courant des progrès de leur sport, pour communi-

quer avec les maîtres en ce genre et au besoin pour

engager une partie avec eux, il valait mieux con-

naître et manier leur langue que celle d'aïeux, res-

pectables assurément, mais qu'on ne rencontrera

plus jamais sur la prairie.

L'adoption des mots étrangers, pour désigner des

idées ou des objets venus du dehors, et donnant

lieu à un échange international de relations, n'est

donc pas une chose blâmable en soi, et peut parfai-

ment se justifier. En pareil cas, il faut seulement

souhaiter que l'emprunt se fasse avec intelligence,

et que, dans le passage d'une nation à l'autre, il

n'y ait de substitution d'aucune sorte. La chose

arrive plus fréquemment qu'on ne croit : enlevé de

son milieu naturel, le mot emprunté court le risque

de toute espèce de déformations et de méprises.

C'est ainsi que le français contredanse est devenu en

Page 305: essai de semantique Bréal, 1897

Ql'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 289

anglais country-dance (danse de campagne), et que

renégat est devenu runagate. Probablement un vague

souvenir de run away, « déserter », aida à cette

étrange transformation. Dans le parler populaire

hollandais, un rhêtoricien s'appelle rederijke?*,]« riche

en discours ».

Ainsi qu'il arrive à tous les émigrés, les mots

empruntés sont soustraits aux courants d'idées de la

terre natale. Ils ne participent pas aux changements

qui peuvent modifier, dans la contrée originaire, le

terme dont ils sont la représentation, en sorte que

quand, au bout d'un temps plus ou moins long, la

copie est remise en présence du modèle, on n'y voit

plus de ressemblance. Le français loyal et l'anglais

loyal n'expriment plus le même sentiment.

L'anglais s'est de tout temps montré facile aux

importations. Il y a gagné de doubler son vocabulaire,

ayant pour quantité d'idées deux expressions, l'une

saxonne, l'autre latine ou française. Pour désigner

la famille, il peut dire à son gré kindred ou family,

un événement heureux se dit lucky ou fortunate. 11

faudrait être bien entêté de « pureté » pour dédai-

gner cet accroissement de richesses : car il est impos-

sible qu'entre ces synonymes il ne s'établisse point

des différences qui sont autant de ressources nou-

velles pour la pensée.... Mais il est clair que ces

mélanges sont des produits de l'histoire, non des

acquisitions réfléchies et préméditées.19

Page 306: essai de semantique Bréal, 1897

290 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

Quand on va au fond de la répulsion que les mots

étrangers inspirent à d'excellents esprits, on découvre

qu'elle tient à des associations d'idées, à des souve-

nirs historiques, à des visées politiques où la linguis-

tique est, en réalité, intéressée pour la moindre

part. Aux puristes allemands, la présence des mots

français rappelle une époque d'imitation qu'ils vou-

draient effacer de leur histoire. Les philologues hel-

lènes qui bannissent les mots turcs du vocabulaire

continuent à leur manière la guerre d'indépendance.

Les Tchèques qui poussent l'ardeur jusqu'à vouloir

traduire les noms propres allemands, pour ne pas

laisser trace chez eux d'un idiome trop longtemps

supporté, rattachent à leur œuvre d'expurgation

l'espérance d'une autonomie prochaine. La « pureté »,

en pareil cas, sert d'étiquette à des aspirations

ou à des ressentiments qui peuvent être légitimes

en soi, mais qui ne doivent pas nous faire illu-

sion sur la raison dernière de cette campagne

linguistique. Une nation qui s'ouvre avec sympathie

aux idées du dehors ne craint pas d'accueillir les

mots par où celles-ci ont l'habitude d'être dési-

gnées. Ce qu'il faut condamner, c'est l'abus : l'abus

serait d'accueillir sous des noms étrangers ce que

nous possédons déjà. L'abus serait aussi d'employer

les mots étrangers en toute occasion et devant tout

auditoire.

Pour trouver la vraie mesure, il faut se souvenir

Page 307: essai de semantique Bréal, 1897

qu'appelle-t-on pureté de LA LANGUE? 291

que le langage est une œuvre en collaboration, où

l'auditeur entre à part égale. Tel mot étranger qui

sera à sa place si je m'adresse à des spécialistes,

paraîtra une affectation ou sera une cause d'obscu-

rité si j'ai devant moi un public non initié. Je ne

suis point choqué de trouver des mots anglais dans

un article sur les courses de chevaux ou sur les

mines de charbon : mais celui qui lit un roman ou

qui assiste à une pièce de théâtre demande qu'on

parle une langue intelligible pour tout le monde. Il

n'y a donc pas de solution uniforme à cette question

des mots étrangers : les Sociétés qui s'occupent

d'épurer la langue ne peuvent penser légitimement

qu'à la langue de la conversation et de la littérature.

Aussitôt qu'elles portent leurs prétentions plus loin,

elles ne font plus qu'une œuvre inutile et gênante.

Quand il s'agit de notre vie morale, la présence

des mots étrangers peut faire l'impression d'une

dissonance. Plus les sentiments à exprimer sont

intimes, plus le cercle linguistique se resserre. 11

y a là pour le lecteur ou l'auditeur un plaisir intel-

lectuel de nature très fine. Comme les ménagères

d'autrefois se faisaient honneur de ne consommer

que le lait de leur étable ou les fruits de leur jardin,

un esprit délicat est sensible à un langage où tout

Page 308: essai de semantique Bréal, 1897

292 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

vient du même terroir et où se trouve répandu sur

tous les mots un air de familiarité et de parenté. Ce

plaisir peut devenir très vif quand l'écrivain, en ce

langage uni, exprime des sentiments généreux ou

de graves pensées. 11 semble alors qu'on éprouve

la même impression qu'à voir une belle action sim-

plement faite. On a en même temps le vague senti-

ment que tout cela ne pouvait pas être inconnu à nos

pères, puisqu'ils avaient déjà tout ce qu'il faut pour

le dire, et que par suite nous sommes les enfants

d'une nation très ancienne et très noble. En pareil

cas, l'emploi d'un mot étranger n'est pas seulement

dépourvu de motif; il est nuisible. C'est ce qu'avait

déjà compris l'auteur de la Précellence du langage

françois, quand il disait des mots italiens, alors si

nombreux chez nous, qu'ils étaient — « non pas

françois, mais gâte-françois ».

Il peut sembler puéril de vouloir borner son voca-

bulaire aux mots admis dans tel ou tel recueil officiel.

Cependant je me souviens d'avoir entendu dire à un

maître en l'art d'écrire que l'idée du Dictionnaire de

l'Académie était une idée raisonnable et juste,

attendu qu'il nous apprend de quels mots il nous

faut user si nous voulons être compris de tout le

monde. Comme les limites de ce vocabulaire n'ont

point paru trop étroites aux plus beaux génies, il faut

déjà de sérieuses raisons pour nous décider à chercher

en dehors l'expression nécessaire à notre pensée.

Page 309: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 203

Ce n'est pas le mélange de mots étrangers que la

pureté de la langue a le plus à redouter : ce sont

plutôt les termes scientifiques employés mal à propos.

Je veux parler de cette prose bizarre qui déguise sous

des substantifs abstraits les choses les plus ordi-

naires de la vie : un dynamisme modificateur de la

personnalité, une individualité au-dessus de toute caté-

gorisation, une jeunesse qui sentimentalise sa passion-

nante. L'impropriété n'est pas toujours involontaire :

elle est destinée à grandir les choses par l'exagération

du langage, comme quand il est parlé des impériosilés

du désir ou de célestes altentivités. A côté de la phi-

losophie ,on voit les autres études alimenter de

néologismes ce parler prétentieux et obscur : la

médecine, la musique, l'exégèse, le moyen âge....

Pendant que les verbes donnent naissance aux sub-

stantifs les plus inutiles (des frappements de grosse

caisse, des ferraillements de verrerie, les perlements de

la peau, les serpentements des bras), on voit d'autre

part les substantifs produire des verbes non moins

extraordinaires (ilsoleille lourdement, une idée conta-

gionne les esprits, etc.). On ne peut pas reprocher à

ces néologismes d'être contraires à l'analogie : au

point de vue de la grammaire, ils sont inattaquables ;

mais leur défaut est d'être superflus, de remplacer

par une locution à la fois lourde et décolorée ce qui

se disait de façon plus simple et plus vive. Voltaire a

défini ce qu'on appelle le génie de la langue : « une

Page 310: essai de semantique Bréal, 1897

291 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

aptitude à dire de la manière la plus courte et la

plus harmonieuse, ce que les autres langages

expriment moins heureusement ». Si nous acceptons

cette définition, nous pouvons dire que les auteurs

de ces néologismes pèchent contre le génie de la

langue française. On a quelquefois reproché à celle-

ci de ne pas se prêter aisément à la formation des

mots nouveaux : en présence de ces exemples, je suis

plutôt porté à penser qu'elle s'y prête trop. L'anglais

et l'allemand ont la ressource des mots composés :

mais un composé mal venu, comme il s'en fait tous

les jours en ces deux langues, a moins d'inconvé-

nient, car les deux termes momentanément associés

se séparent le moment d'après, au lieu que ces noms

abstraits, soudés au moyen de nos suffixes, ont l'air

d'être forgés pour durer.

Toute chose dont on se sert est exposée à s'user :

il ne faut donc pas s'étonner si les mêmes vocables,

les mêmes images, employés durant un long espace

de temps, ne font plus la même impression sur l'es-

prit. L'invention de formes nouvelles a donc sa raison

d'être. L'important est que la consommation ne soit

pas plus rapide que la production : c'est l'ironie,

c'est la caricature, ce sont les guillemets, ce sont les

luttes haineuses de la tribune et du journalisme, ce

sont les exagérations du drame et du feuilleton qui

accélèrent les changements inévitables du langage.

Pour défaire et pour détruire, la volonté réfléchie a

Page 311: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 295

beaucoup plus de pouvoir que pour créer : l'origine

des mots se perd presque toujours dans une demi-

obscurité; mais on peut souvent nommer ceux qui

les discréditent, les abaissent ou les vident de leur

sens.

Cette question du néologisme présente les aspects

les plus divers.

Condamner le néologisme en principe et d'une

manière absolue serait la plus fâcheuse et la plus

inutile des défenses. Chaque progrès dans le langage

est d'abord le fait d'un individu, puis d'une minorité

plus ou moins grande. Un pays où il serait interdit

d'innover, retirerait à son langage toute chance de se

développer. Par néologisme, il faut entendre aussi

bien un sens nouveau donné à un mot ancien

qu'un vocable introduit de toutes pièces. De même

que le changement qui modifie la prononciation est

à la fois imperceptible et constant, à tel point que

l'étranger qui revient dans un pays après trente ans

d'absence, peut apprécier la marche du temps, de

même la signification des mots se transforme sans

cesse, sous l'action des événements, des découvertes

nouvelles, des révolutions dans les idées et dans les

mœurs. Un contemporain de Lamartine aurait de la

peine à comprendre le langage de nos journaux.

Page 312: essai de semantique Bréal, 1897

296 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

Nous travaillons tous, plus ou moins, au vocabulaire

de l'avenir, ignorants ou savants, écrivains ou artistes,

gens du monde ou hommes du peuple. Les enfants y

ont une part qui n'est pas la moindre : comme ils

prennent la langue au point où les générations pré-

cédentes l'ont conduite, ils sont ordinairement en

avance d'une dizaine ou d'une vingtaine d'années

sur leurs parents.

La limite à laquelle doit s'arrêter le droit d'in-

nover n'est pas seulement donnée par une idée de

« pureté » qui peut toujours être contestée : elle est

imposée par le besoin où nous sommes de rester en

contact avec la pensée de ceux qui nous ont précé-

dés. Plus le passé littéraire d'une nation est considé-

rable, plus ce besoin se fait sentir comme un devoir,

comme une condition de dignité et de force. De là

l'idée d'une époque classique, offerte à l'imitation des

âges suivants, idée qui n'a rien d'artificiel ni de chi-

mérique, si l'on ne reporte pas l'époque classique à

des siècles trop éloignés. En pareil cas, ce n'est pas

les linguistes seuls qu'il faut consulter, car ils pour-

raient être tentés de se diriger par des motifs en

quelque sorte professionnels. Le philologue suédois

Erik Rydquist1

plaçait l'âge classique de la langue

suédoise aux environs de l'an 1300. Une manière de

voir analogue, sans être toujours exprimée ouverte-

1. Mort à Stockholm en 1877.

Page 313: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 297

ment, existe chez beaucoup de savants : s'ils ont à se

décider entre deux formes grammaticales, enlre deux

constructions, c'est ordinairement vers la plus

ancienne qu'ils penchent. Ainsi en Allemagne c'est

le moyen haut-allemand qui sert de critérium. Il

appartient à chaque nation de voir jusqu'où elle peut

porter son regard dans le passé en se gardant de

perdre le contact avec le présent.

11 est impossible que le néologisme, après s'être

essayé sur les mots, n'en vienne pas à s'attaquer

aussi à la construction et à la grammaire. Mais il y

rencontre une résistance plus grande. C'est à peine

si, jusqu'à présent, nous pouvons compter trois ou

quatre tours nouveaux qui aient plus ou moins

réussi à se faire adopter. 11 y a à ceci de bonnes

raisons. Changer la construction, changer les locu-

tions, c'est toucher aux œuvres vives : c'est s'atta-

quer à un patrimoine qui représente des siècles de

recherche et d'efforts.

Il n'est que juste de faire ici la part d'une suite de

travailleurs obscurs, modestes, dont le nom est

aujourd'hui rarement cité, mais dont l'œuvre sub-

siste : je veux dire la série des grammairiens fran-

çais, depuis Ménage jusqu'à d'Olivet. Je tiens à mar-

quer ici la part de reconnaissance qui leur est due,

Page 314: essai de semantique Bréal, 1897

298 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

car la linguistique moderne n'est que trop disposée

soit à nier, soit même à condamner leur influence.

Ces bons esprits, qui s'appelaient Du Perron,

Coeffeteau, Malherbe, La Mothe Le Vayer, Vaugelas,

Chapelain, Bouhours, n'étaient pas des savants de

métier, mais pour la plupart des gens du monde

qu'un goût naturel avait conduits à s'occuper des

problèmes ou difficultés de la langue française. Ce

qu'ils avaient en vue, c'est par-dessus tout la pureté

de la langue ;ce qui signifiait d'une part : clarté, et

d'autre part : décence. Élaguer les expressions

impropres ou mal venues, faire la guerre aux dou-

bles emplois, écarter tout ce qui est obscur, inutile,

bas, trivial, telle est l'entreprise à laquelle ils se

vouèrent avec beaucoup d'abnégation et de persévé-

rance.

Ils cherchaient les règles, au besoin ils les inven-

taient. C'étaient « de belles règles ». Vaugelas

déclare qu'il a trouvé « mille belles règles » dans les

écrits de La Mothe Le Vayer. « Je tiens cette règle,

dit-il ailleurs, d'un de mes amis qui l'a apprise

de M. de Malherbe, à qui il faut en donner l'hon-

neur. » Et plus loin encore : « Cette règle est fort

belle et très conforme à la pureté et à la netteté du

langage.... Certes, en parlant, on ne l'observe point,

mais le style doit être plus exact.... Les Grecs ni les

Latins ne faisaient point ce scrupule. Mais nous

sommes plus exacts, en notre langue et en notre

Page 315: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE ? 299

style, que les Latins ou que toutes les nations dont

nous lisons les écrits. » Le public, en ceci, était de

même, et ne demandait qu'à se laisser diriger.

Nous avons quelque peine aujourd'hui à nous

figurer un public allant au-devant des interdictions

et prêt à enchérir sur les défenses. Le linguiste, en

ceci, a contribué à l'éducation du public. Le lin-

guiste moderne ne repousse rien : tout ce qui existe

a sa raison d'être.... Mais le point de vue de ces

législateurs était autre : et si nous considérons les

langues où une période de réglementation a manqué,

nous ne pouvons nous empêcher de constater qu'elles

gardent comme un manque d'éducation première.

Ce qu'on doit regretter seulement, c'est que l'épura-

tion ne soit venue de meilleure heure. Les guerres

de religion ont amené un retard de plus d'un demi-

siècle. Disciplinée soixante ans plus tôt, la langue

aurait gardé plus de souplesse, car ces bons maîtres

étaient aussi appliqués à conserver qu'à émonder, et

comme ils avaient soin « de toutes les grâces de

notre langue », ils auraient sans doute sauvé quel-

ques-unes des vieilles franchises '.

1. Je citerai comme exemple le gérondif, dont l'emploi a été régle-

menté à l'excès. Pour faire comprendre ce que je veux dire, prenonscette phrase : « Mon père m'a fait en partant mille recommandations ».

Aujourd'hui la grammaire veut que « en partant » s'entende exclusi-

vement du sujet. Il y a là quelque exagération, car « en partant >•

n'est pas autre chose que « au moment du départ », et c'est à nous de

l'interpréter comme il convient d'après le sens général. L'italien s'est

réservé à cet égard plus de liberté. Il est juste d'ajouter que cette

règle n'est pas encore complètement observée au xvir siècle.

Page 316: essai de semantique Bréal, 1897

300 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

Ils aimaient et estimaient la besogne dont ils

s'étaient volontairement chargés. Ils en connaissaient

l'importance, car « il ne faut qu'un mauvais mot

pour faire mépriser une personne dans une compa-

gnie, pour décrier un prédicateur, un avocat, un

écrivain. Enfin, un mauvais mot, parce qu'il est aisé

à remarquer, est capable de faire plus de tort qu'un

mauvais raisonnement, dont peu de gens s'aperçoi-

vent. » Ils ont conscience de la durée de leur œuvre :

« Je pose des principes qui n'auront pas moins de

durée que notre langue et notre empire.... Ce sont

des maximes à ne changer jamais,... car quand on

changera quelque chose de l'usage que j'ai remarqué,

ce sera encore selon ces mêmes remarques que l'on

parlera et que l'on écrira autrement *.... »

On aurait tort de les prendre pour des logiciens

à outrance. Au contraire : ils étaient arrivés à la

conviction que la logique pouvait être de mise

partout, mais non en matière de langage.... « C'est

la beauté des langues que ces façons de parler

sans raison, pourvu que l'usage les autorise. La

bizarrerie n'est bonne que là.... Il est à remarquer

que toutes les façons de parler que l'usage a éta-

blies contre les règles de la grammaire, tant s'en

faut qu'elles soient vicieuses, ni qu'il faille les

éviter, qu'au contraire on en doit être curieux

1. Vaugelas, Remarques sur la langue française.

Page 317: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 301

comme d'un ornement cle langage, qui se trouve en

toutes les plus belles langues, mortes et vivantes. »

Le besoin d'ordre et de règle ne se borne pas aux

mots : il s'étend aux locutions et aux phrases. « 11

est indubitable que chaque langue a ses phrases, et

que l'essence, la richesse et la beauté de toutes les

langues consistent principalement à se servir de ces

phrases-là. Ce n'est pas qu'on n'en puisse faire

quelquefois, au lieu qu'il n'est jamais permis de

faire des mots; mais il faut bien des précau-

tions... » : sinon, au lieu d'enrichir la langue, on la

corrompt.

Ces savants du xvnesiècle sont donc convaincus

qu'en toute rencontre il y a une bonne forme, et qu'il

n'y en a qu'une. Aussi proscrivent-ils sans hésitation

« la mauvaise forme », qui n'est souvent que la

forme moins usitée ou plus ancienne.

L'idée de l'utilité l'emporte chez eux sur toute

autre considération : comme les hommes ont reçu

le langage pour se faire comprendre, admettre deux

formes entre lesquelles serait laissée l'oplion, serait

ouvrir la porte aux malentendus et aux disputes. 11

ne s'agit donc pas pour le grammairien de se

dérober et « de gauchir aux difficultés ». Il les faut

regarder en face et établir des règles certaines....

Nous pouvons sourire de ce ton d'autorité, mais il

est heureux pour la durée de la langue française

qu'il y ait eu des esprits de cette trempe.

Page 318: essai de semantique Bréal, 1897

302 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

Mais ce n'est point au nom de leur propre auto-

rité que ces savants prononcent leurs jugements.

C'est au nom du bon usage : et si on leur demande

où Ton trouve ce bon usage, ils répondent sans

hésiter que c'est à la Cour. La langue de la province

ne peut que gâter par son mauvais air la pureté du

vrai langage français. Fénelon, sur ce point, est du

même sentiment que Vaugelas : « Les personnes

les plus polies ont de la peine à se corriger de cer-

taines façons de parler qu'elles ont prises pendantleur enfance en Gascogne, en Normandie, ou à

Paris même, par le commerce des domestiques... »,

La Cour même n'est pas toujours exempte de

blâme : « Elle se ressent un peu, continue Fénelon,

du langage de Paris, où les enfants de la plus haute

condition sont d'ordinaire élevés ».

J'ai cité ces opinions à dessein pour montrer com-

bien elles sont loin des théories aujourd'hui accré-

ditées.

Pour la linguistique moderne, toutes les formes,

du moment qu'elles sont employées, ont droit à

l'existence. Plus même elles sont altérées, plus elles

sont intéressantes.... La véritable vie du langage se

concentre dans les dialectes : la langue littéraire,

arrêtée artificiellement dans son développement,

n'a pas à beaucoup près la même valeur.... On

devrait se garder de faire de la langue maternelle un

objet d'enseignement : on ne fait que troubler par là

Page 319: essai de semantique Bréal, 1897

QU'APPELLE-Ï-ON PURETÉ DE LA LANGUE? 303

chez les enfants le libre épanouissement de leur

faculté du langage1

.... De même que l'historien

Savigny a montré que l'idée de droit et de morale

n'était pas applicable au développement historique

d'un peuple, de même l'idée de bien et de mal n'est

pas applicable au développement d'une langue....

11 ne semble pas que ces doctrines aient le don

de convaincre M. Noreen. Puisque le langage est

notre grand moyen de communication, il faudra

bien s'entendre sur la façon de s'en servir. Qui sera

juge en cette matière? Ici nous demandons la per-

mission de citer textuellement l'écrivain suédois :

« Ce ne sera pas, dit-il, l'historien de la langue, qui

n'a la parole que pour le passé; ce ne sera pas non

plus le linguiste, qui a la charge de décrire les lois

du langage, mais non de les dicter; ce ne sera pas

le statisticien, qui ne fait qu'enregistrer l'usage.

À qui donc attribuer l'autorité? Elle appartient à

l'inventeur, à celui qui crée les formes dont se sert

ensuite le commun des hommes, à l'écrivain, au

philosophe, au poète.... Nous sommes la foule, qui

habillons notre pensée du vêtement créé par eux;

nous usons de ce vêtement et nous l'usons. Par

nous-mêmes, nous ne pouvons contribuer que peu

de chose au développement du langage; encore

est-ce seulement sous la direction de ces maîtres. Il

1. Jacob Grimm, Préface de la première édition de sa Deutsche Gram-matik.

Page 320: essai de semantique Bréal, 1897

304 QU'APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE?

faut nous résigner à n'être que des écoliers, et ce

n'est pas aux écoliers à commander. »

Si ces paroles venaient de moins loin, on en

serait sans doute moins frappé. Nous avons mainte

fois entendu, en prose et en vers, à la Sorbonne,

sous la Coupole et ailleurs, quelque chose de sem-

blable. Mais il est intéressant de trouver à Stock-

holm, chez un homme qui possède une science

dont nos Vaugelas et nos Bouhours n'avaient pas

les premiers éléments, la confirmation des prin-

cipes que ces anciens suivaient d'instinct en leurs

remarques et critiques. L'idée d'un type de correc-

tion et de pureté, fourni par la société polie et par

l'élite des écrivains, après avoir été presque un lieu

commun durant deux siècles, avait été proclamée

insuffisante ou vaine au nom d'une science qui décla-

rait s'inspirer d'un principe supérieur : cette même

idée nous revient aujourd'hui du nord, exposée non

sans conviction ni sans force, par un des maîtres de

la philologie Scandinave....

Page 321: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS

Sous ce titre : La vie des mots étudiés dans leurs

significations, un professeur de la Sorbonne, roma-

niste distingué, M. A. Darmesteter, vient d'écrire

un agréable petit livre, bien fait pour ajouter à la

popularité des études de linguistique. Nous y voyons

successivement comment naissent les mots, comment

ils vivent entre eux, comment ils meurent. Il s'agit

du sens des mots, non des transformations de la

forme, lesquelles appartiennent à un autre chapitre

de la science. De toutes les parties de la linguistique,

c'est certainement la plus propre à intéresser le

grand public. Ici, tout appareil de haute érudition

serait déplacé. Les faits qu'il s'agit d'observer n'ont

rien de bien mystérieux. Ordinairement les change-

\. Nous reproduisons ici par extraits ce que nous avons écrit sur la

Vie des mots d'Arsène Darmesteter. On trouvera dans cet article, quiest de 1887, l'idée première de notre Sémantique. Pour cette raison,

comme pour quelques-uns des exemples cités, nous avons pensé quecette reproduction partielle ne serait pas sans intérêt (voir ci-dessus,

p. 3).

20

Page 322: essai de semantique Bréal, 1897

306 L'HISTOIRE DES MOTS.

ments survenus dans le sens des mots sont l'ouvrage

du peuple, et comme partout où l'intelligence popu-

laire est en jeu, il faut s'attendre, non à une grande

profondeur de réflexion, mais à des intuitions, à des

associations d'idées,—

quelquefois imprévues et

bizarres,— mais toujours aisées à suivre. C'est

donc à un spectacle curieux et attachant que nous

convie cette histoire.

Cependant, sous l'aspect varié et changeant qu'elle

présente, un esprit qui ne se contente pas des appa-

rences peut désirer pénétrer jusqu'à la cause pre-

mière, qui n'est autre que l'intelligence humaine :

car de dire que les mots naissent, vivent entre eux

et meurent, cela est, n'est-il point vrai? pure méta-

phore. Parler de la vie du langage, appeler les lan-

gues des organismes vivants, c'est user de figures

qui peuvent servir à nous faire mieux comprendre,

mais qui, si nous les prenions à la lettre, nous trans-

porteraient en plein rêve. M. Darmesteter ne s'est

peut-être pas toujours assez défié de cette sorte de

mise en scène. Comme il est plus aisé aux hommes

d'observer les objets extérieurs que de lire en eux-

mêmes, nous raisonnons sur les produits de l'intel-

ligence plus volontiers que sur la faculté dont ils

émanent. Mais tout en nous laissant aller, pour la

facilité du discours, à cette pente naturelle, il est

bon de corriger de temps à autre l'illusion. Ne crai-

gnons pas de regarder quelquefois l'intérieur de

Page 323: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 307

l'instrument auquel nous devons ces projections :

hors de notre esprit, le langage n'a ni vie ni réalité.

Presque en même temps que le livre dont nous

parlons, paraissait en Allemagne la seconde édition

d'un ouvrage un peu ardu, un peu touffu, qui dis-

cute entre autres questions celle qu'a traitée M. Dar-

mesteter. Nous voulons parler des Principes de lin-

guistique de M. Hermann Paul. L'auteur est professeur

de langue et de littérature allemande à l'université

de Fribourg. Au fond, ces deux ouvrages se com-

plètent l'un l'autre : ce sont des livres de Séman-

tique.

Par une coïncidence remarquable, les deux auteurs

se sont d'abord rencontrés sur un point : c'est que

chacun, quoique ayant sans doute à son service un

assez grand nombre d'idiomes, a préféré prendre

spécialement pour champ d'étude sa langue mater-

nelle. C'est là une indication qui n'est pas sans

valeur. La recherche dont il s'agit est de celles qui

exigent une connaissance intime et directe du sujet :

il n'en est pas ici comme de la phonétique ou de la

morphologie. Les modifications survenues dans le

corps du langage, telles que le retranchement

d'une lettre ou d'une syllabe, la soudure d'une nou-

velle flexion, le remplacement d'une désinence par

Page 324: essai de semantique Bréal, 1897

308 L'HISTOIRE DES MOTS.

une autre, frappent les yeux à première vue; mais

les observations dont s'occupe le sémantiste se

dérobent un peu plus au regard. C'est surtout quand

il faut noter l'impression faite par les mots sur l'es-

prit que se multiplient les chances d'erreur; elles

sont presque inévitables en maniant une langue

étrangère. Un écrivain allemand qui a touché à ces

matières s'en va répétant de livre en livre que le mot

français ami est loin d'avoir l'accent de sincérité ni

la profondeur de l'allemand Freund. Prévention

naïve, mais facile à comprendre! Il y a quelques

années, un autre savant avait trouvé dans le français

merci quelque chose de blessant et de bas : il pensait

au latin mercédera. Ces sortes d'illusions montrent

le danger; elles prouvent que le terrain le plus

familier est aussi le meilleur pour ce genre de

recherche. Quand les lignes générales de la séman-

tique auront été tracées, on n'aura pas de peine à

vérifier sur les autres idiomes les observations prises

sur la langue maternelle. Les divisions générales

une fois établies, on y fera entrer les faits de mêmeordre recueillis un peu partout.

Pénétrons donc, sans plus tarder, sur le domaine de

la sémantique, et voyons quelques-unes des causes

qui régissent ce monde de la parole.

Page 325: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 309

Nous commencerons par un point qui a une vraie

importance pour l'histoire des sens, et dont, jusqu'à

ces dernières années, on n'avait pas tenu assez de

compte : c'est l'action que les mots d'une langue

exercent à distance les uns sur les autres. Un mot

est amené à restreindre de plus en plus sa significa-

tion, parce qu'il a un collègue qui étend la sienne.

Dans les dictionnaires, où chaque terme est étudié

pour lui-même, nous n'apercevons pas bien lejcu de

cette sorte de compensation et d'équilibre : c'est

seulement dans les vocabulaires les plus récents et

les plus développés, par exemple dans la continua-

tion du dictionnaire de Grimm, que les auteurs ont

commencé de faire une part à cette intéressante série

de rapprochements. Ainsi le verbe traire avait dans

l'ancienne langue française tous les emplois du latin

traitere : on disait traire l'épée, traire l'aiguille, traire

les cheveux. D'où vient qu'un terme si usité ait fini

par être réduit à la seule signification qu'il a

aujourd'hui, de traire les vaches, traire le laitl C'est

qu'un rival d'origine germanique— tirer — a, dans

le cours des siècles, envahi et occupé tout son

domaine. Notre esprit répugne à garder des richesses

inutiles : il écarte peu à peu le superflu. Toutefois,

et c'est là une observation sur laquelle M. Darmes-

teter a raison d'insister, un mot peut péricliter et

même succomber sans que ses composés et ses

dérivés soient atteints. Comme témoins de l'ancien

Page 326: essai de semantique Bréal, 1897

310 L'HISTOIRE DES MOTS.

usage, nous avons encore les composés extraire,

soustraire, distraire, les substantifs trait, attrait,

retraite.

Pareille aventure est arrivée à muer, qui a dû

céder la place, sauf un pelit coin, à un nouveau venu,

le verbe changer. Commuer et remuer ont survécu à

la ruine de leur primitif. C'est également l'histoire

de sevrer, que séparer a dépossédé presque entière-

ment. Cette sorte de lutte, ou, comme on l'appelle

en langage darwinien, de concurrence vitale, est par-

ticulièrement frappante quand les deux concurrents

sont, comme dans le dernier exemple, des enfants

de même souche. Cette parenté d'origine ne change

d'ailleurs rien au fond des choses.

Dans nos provinces du centre, vers le xvi° siècle,

IV placé entre deux voyelles prit le son d'un s ou

d'un z. Ce changement de prononciation détermina

le changement de chaire (cathedra) en chaise. Com-

mines, au xve

siècle, disait encore : « Ladite demoi-

selle était en sa chaire et le duc de Clèves à côté

d'elle ». La forme moderne ayant prévalu, l'ancien

vocable a dû battre en retraite, ne se maintenant

que pour désigner le siège du professeur ou du pré-

dicateur.

Tout mot nouveau introduit dans la langue y

cause une perturbation analogue à celle d'un être

nouveau introduit dans le monde physique ou social.

11 faut quelque temps pour que les choses s'accom-

Page 327: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 311

modent et se tassent. D'abord l'esprit .hésite entre

les deux termes : c'est le commencement d'une

période de fluctuation. Quand, pour marquer la plu-

ralité, l'on s'habitua, au xv° siècle, à employer la

périphrase beau coup, l'ancien adjectif moult ne dis-

parut point incontinent,mais il commença de

vieillir. Puis, après toutes sortes d'incertitudes et de

contradictions, l'un des deux rivaux prend décidé-

ment l'avantage sur l'autre, distance son adversaire,

le réduit à un petit nombre d'emplois, quand il ne

l'efface pas absolument. En exposant ces faits, voici

que nous tombons, à notre tour, dans le langage

figuré que nous reprochions à M. Darmesteter, tant

il s'offre naturellement à l'esprit. Mais tout le monde

comprend bien qu'il est question de simples actes

de notre esprit : quand, pour une raison ou pour

une autre, nous avons commencé d'adopter un terme

nouveau, nous le gravons peu à peu dans notre

mémoire, nous le rendons familier à nos organes,

nous le faisons passer des régions réfléchies dans les

régions spontanées de notre intelligence, de sorte

qu'il en est de ce terme nouveau comme d'un geste

qui, par la répétition, nous devient propre, et finit à

la longue par faire partie de notre personne.

A vrai dire, l'acquisition d'un mot nouveau, soit

qu'il nous vienne de quelque idiome étranger, soit

Page 328: essai de semantique Bréal, 1897

312 L'HISTOIRE DES MOTS.

qu'il ait été formé par l'association de deux mots,

ou qu'il sorte tout à coup d'un coin ignoré de notre

société, est chose relativement rare. Ce qui est infi-

niment plus fréquent, c'est l'application d'un mot

déjà en usage à une idée nouvelle. Là réside, en réa-

lité, le secret du renouvellement et de l'accroisse-

ment de nos langues. Il faut remarquer, en effet,

que l'addition d'une signification nouvelle ne porte

nullement atteinte à l'ancienne. Elles peuvent exister

toutes deux, sans s'influencer ni se nuire. Plus une

nation est avancée en culture, plus les termes dont

elle se sert accumulent d'acceptions diverses. Est-ce

pauvreté de la langue? est-ce stérilité d'invention?

Les observateurs superficiels peuvent seuls le

croire. Voici, en réalité, comment les choses se

passent.

A mesure qu'une civilisation gagne en variété et

en richesse, les occupations, les actes, les intérêts

dont se compose la vie de la société se partagent

entre différents groupes d'hommes : ni l'état d'es-

prit, ni la direction de l'activité ne sont les mêmes

chez le prêtre, le soldat, l'homme politique, l'artiste,

le marchand, l'agriculteur. Bien qu'ils aient hérité

de la même langue, les mots se colorent chez eux

d'une nuance distincte, laquelle s'y fixe et finit par

y adhérer. L'habitude, le milieu, toute l'atmosphère

ambiante déterminent le sens du mot et corrigent

ce qu'il avait de trop général. Les mots les plus

Page 329: essai de semantique Bréal, 1897

\L'HISTOIRE DES MOTS. 313

larges sont par là même ceux qui ont le plus d'apti-

tude à se prêter à des usages nombreux. Au mot

d'opération, s'il est prononcé par un chirurgien, nous

voyons un patient, une plaie, des instruments pour

couper et tailler; supposez un militaire qui parle,

nous pensons à des armées en campagne; que ce soit

un financier, nous comprenons qu'il s'agit de capi-

taux en mouvement; un maître de calcul, il est

question d'additions et de soustractions. Chaque

science, chaque art, chaque métier, en composant sa

terminologie, marque de son empreinte les mots

de la langue commune. Supposez maintenant qu'on

recueille à la file, comme font nos dictionnaires,

toutes ces acceptions diverses : nous serons surpris

du nombre et de la variété des significations. Est-ce

indigence de la langue? Non. C'est richesse et acti-

vité de la nation.

J'ai sous les yeux un dictionnaire français-alle-

mand où, pour gagner de la place, l'auteur com-

mence par distinguer dans la langue française

234 occupations, sciences ou professions différentes,

dont il donne la liste et dont chacune est accompa-

gnée d'un numéro d'ordre. Le lecteur est averti

qu'il doit toujours se reporter à ce tableau. Quand le

mot est suivi d'un 1, il est pris comme terme de

théologie, 7 indique l'anatomie, 9 l'arithmétique,

21 l'astronomie, 51 la langue des charpentiers,

188 celle des relieurs, 233 celle du voiturier. Un

Page 330: essai de semantique Bréal, 1897

314 L'HISTOIRE DES MOTS.

seul et même mot, par exemple effet, exercice, con-

version, dans le corps du dictionnaire, est suivi de

cinq ou six traductions différentes, dont chacune a

son numéro. On voit quelle est l'erreur de ceux qui,

pour estimer la richesse d'une langue, se contentent

de compter les vocables.

Il n'a pas été donné de nom, jusqu'à présent, à

la faculté que possèdent les mots de se présenter

sous tant de faces. On pourrait l'appeler polysémie.

Pour le dire ici en passant, les inventeurs de lan-

gues nouvelles (et le nombre s'en est particulière-

ment accru dans ces dernières années) ne tiennent

pas assez compte de celte faculté : ils croient avoir

beaucoup fait quand ils ont rendu un mot par un

autre, ne songeant pas qu'il faudrait, pour un seul

mot, en créer souvent six ou huit; ou bien si, dans

leur idiome, ils reproduisent la polysémie française,

ne donnent-ils pas aux Allemands ou aux Anglais

lieu de se plaindre qu'on les fait parler français en

volapiik ?

Comment cette multiplicité des sens ne produit-

elle ni obscurité ni confusion? C'est que le mot

arrive préparé par ce qui le précède et ce qui l'en-

toure, commenté par le temps et le lieu, déterminé

par les personnages qui sont en scène. Chose remar-

quable! il n'a qu'un sens, non pas seulement pour

celui qui parle, mais encore pour celui qui écoute,

car il y a une manière active d'écouter qui accom-

Page 331: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 315

pagne et prévient l'orateur. Il suffit de tomber à

l'improviste dans une conversation commencée, pour

voir que les mots sont un guide peu sûr par eux-

mêmes, et qu'ils ont besoin de cet ensemble de cir-

constances, lequel, comme la clé en musique, fixe

la valeur des signes. Les auteurs comiques connais-

sent à merveille cette faculté de polysémie, qui se

trouve au fond des quiproquos dont ils égaient leur

théâtre.

La diversité du milieu social n'est pas la seule

cause qui contribue à l'accroissement et au renou-

vellement du vocabulaire. Une autre cause, c'est le

besoin que nous portons en nous de représenter et

de peindre par des images ce que nous pensons et

ce que nous sentons. Les mots souvent employés ces-

sent de faire impression. On ne peut pas dire qu'ils

s'usent; si le seul office du langage était de parler à

l'intelligence, les mots les plus ordinaires seraient

les meilleurs : la nomenclature de l'algèbre ne

change pas. Mais le langage ne s'adresse pas seule-

ment à la raison : il veut émouvoir, il veut per-

suader, il veut plaire. Aussi voyons-nous, pour des

choses vieilles comme le monde, naître des images

nouvelles, sorties on ne sait d'où, quelquefois de la

tête d'un grand écrivain, plus souvent de celle d'un

Page 332: essai de semantique Bréal, 1897

316 L'HISTOIRE DES MOTS.

inconnu; si les images sont justes et pittoresques,

elles trouvent accueil et se font adopter. Employées

dans le principe à titre de figures, elles peuvent

devenir à la longue le nom même de la chose.

Ce chapitre de la métaphore est infini. Il n'est

rapport réel ou ressemblance fugitive qui n'ait fourni

son contingent; les traités de rhétorique ne con-

tiennent trope si hardi que le langage n'emploie tous

les jours comme la chose du monde la plus simple.

Les exemples sont si nombreux que la seule diffi-

culté est de choisir.

En tout temps le vocabulaire maritime paraît

avoir offert un attrait particulier à l'habitant de

terre ferme : de là, pour les actes les plus ordi-

naires, un apport continuel de termes nautiques.

Accoster un passant, aborder une question, échouer

dans une entreprise, autant de métaphores venues

de la mer. Des mots employés à tout instant, comme

arriver, ont la même origine. Il ne faut pas croire

qu'il en soit seulement ainsi dans les langues

modernes. Le verbe latin signifiant « porter »,

portare, qui de bonne heure a commencé de dis-

puter la place à fero, et que Térence emploie déjà

en parlant d'une nouvelle qu'on apporte, signifiait

« amener au port ». Nous en avons repris quelque

chose dans importer exporter et déporter. C'était un

terme de marine marchande. Le grec, sur ce point,

s'est montré moins novateur, de sorte que portare

Page 333: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 317

appartient exclusivement à la langue latine. En

général, quand l'une des langues anciennes s'éloigne,

pour une idée familière^ de l'usage de ses sœurs,

on peut présumer qu'elle a adopté une expression

métaphorique. On sait qu'opportun et importun sont

pareillement des images empruntées à l'idée d'une

rive d'atterrissage plus ou moins facile.

Le cheval et l'équitation ont fourni une grande

quantité d'expressions figurées. 11 en a été composé

tout un volume. Elles peuvent se classer par épo-

ques, les plus anciennes étant déjà passées à l'état de

termes décolorés. On dit, par exemple, d'un homme

qui a momentanément, par un coup de surprise,

perdu l'usage de ses facultés, qu'il est désarçonné ou

démonté; d'un orateur embrouillé nous disons qu'il

s'enchevêtre dans ses raisonnements, le comparant à

un cheval dont les jambes se prennent dans la longe

de son licou (chevêtre = capistrum). Nous conti-

nuons la même comparaison d'un animal au pâtu-

rage en disant qu'il a l'air empêtré (impastoriatus)\

embarrassé serait plus poli, mais nous ramènerait

à la même idée d'une barre servant d'entrave. 11 y a

enfin des mots dont personne ne sent plus l'origine

métaphorique. Ainsi travail, qui joue un si grand

rôle dans nos discussions économiques, et qu'un

écrivain ou un arliste emploie couramment en par-

lant de ses œuvres, conduit encore à cette même

image du cheval entravé et assujetti. Grâce au turf,

Page 334: essai de semantique Bréal, 1897

318 L HISTOIRE DES MOTS.

cette fabrique de métaphores n'est pas près de

chômer. Nous entendons parler aujourd'hui d'élèves

qu'on entraîne et d'amateurs qui s'emballent.

Combien d'expressions, et du genre le plus diffé-

rent, notre langue ne doit-elle pas à la chasse?

Quand, dans un langage familier, nous disons d'une

personne qu'elle a l'air déluré, nous employons une

figure empruntée à la fauconnerie, l'épervier déluré

ou déleurré étant celui qui ne se laisse pas prendre

au leurre. Dans un tout autre style, quand Pauline,

parlant de Polyeucte mort, s'écrie :

Son sang, dont ses bourreaux viennent de me couvrir,M'a dessillé les yeux et me les vient d'ouvrir,

l'héroïne de Corneille se sert d'une image de même

provenance, dessiller (qu'il faudrait écrire déciller)

n'étant pas autre chose que découdre les cils de

l'épervier, qu'on avait rendu momentanément aveu-

gle pour l'apprivoiser.

On voit la fortune différente que peuvent avoir,

dans la suite des temps, deux termes d'origine

identique : un écart si grand s'explique par les sla-

tions successives du voyage et par les accointances,

bonnes ou mauvaises, que le mot a eues en route.

Dessiller les yeux a été employé dans la langue reli-

gieuse : c'est ce qui lui a donné de la dignité et de la

noblesse. Grand et inestimable bienfait, pour une

nation, d'avoir dans sa littérature un livre sacré, lu

Page 335: essai de semantique Bréal, 1897

l'histoire des mots. 319

et connu de tous! La langue peut ensuite subir toute

sorte d'atteintes : il existera pour elle une source de

purification. C'est le service que the fwly Bible de

1611 a rendu à l'anglais, la traduction de Luther à

l'allemand. Nos grands prédicateurs du xvncsiècle

ont rendu à la langue française un service analogue.

Il y a, au contraire, des coins de la littérature qui

flétrissent tout ce qu'ils touchent, et qui, s'ils s'em-

parent d'une expression ,la restituent ternie et

déshonorée.

Comme ces coquilles qui jonchent le bord de la

mer, débris d'animaux qui ont vécu, les uns hier, les

autres il y a des siècles, les langues sont remplies de

la dépouille d'idées modernes ou anciennes, les

unes encore vivantes, les autres depuis longtemps

oubliées. Toutes les civilisations, toutes les cou-

tumes, toutes les conquêtes et tous les rêves de l'hu-

manité ont laissé leur trace, qu'avec un peu d'atten-

tion l'on voit reparaître.

Cette conséquence dans le style, cette suite dans

la métaphore, qu'on recommande avec raison, fait

absolument défaut au langage; ou plutôt, c'est seule-

ment pour la dernière couche qu'elle est possible et

nécessaire : autrement, nous nous interdirions les

locutions les plus simples, et la parole deviendrait

aussi difficile que l'est le commerce journalier de la

vie dans ces religions asiatiques où tout ce qui a eu

vie passe pour impureté. Les langues anciennes sont,

Page 336: essai de semantique Bréal, 1897

3?0 L'HISTOIRE DES MOTS.

à cet égard, dans les mêmes conditions que les

modernes, n'étant anciennes que par rapport à nous,

et ayant déjà elles-mêmes reçu l'héritage des siècles.

Quand Salluste fait dire à Catilina : Cum vos consi-

dero, milites, et cum facta vostra œstumo,... il ne songe

pas plus que nous à l'origine d'expressions qui lui

paraissaient toutes simples. Cependant considero est

une métaphore empruntée à l'astrologie et œstumo à

la banque. Si nous en croyions les listes de racines

qu'ont dressées à l'envi grammairiens indous et

arabes, nous pourrions être pris de l'illusion que les

langues ont débuté par les idées les plus générales.

On trouve à tout instant chez eux des racines dont

le sens est « aller, résonner, briller, parler, penser,

sentir ». Mais c'est notre ignorance d'un âge anté-

rieur qui est seule cause de cette illusion.

Les recueils de rhétorique ne contiennent cata-

chrèse, litote ou hyperbole dont le peuple ne four-

nisse tous lesjours des spécimens à foison. Un gram-

mairien du xviii siècle, Dumarsais, a écrit un Traité

des tropes dont une édition a eu l'honneur inattendu

d'être dédiée à Mme de Pompadour. Mais que sont ces

exemples recueillis à fleur de sol auprès de ceux que

des fouilles un peu approfondies mettent à décou-

vert? Si l'on disait qu'il existe un idiome où le mêmemot qui désigne le lézard signifie aussi un bras mus-

culeux, parce que le tressaillement des muscles

sous la peau a été comparé à un lézard qui passe,

Page 337: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 321

cette explication serait accueillie avec doute, ou

bien croirait-on qu'il est parlé des imaginations de

quelque peuple sauvage. Cependant il s'agit du mot

latin lacertus, lequel veut dire lézard, et que les poètes

et les prosateurs ont mainte fois employé pour dési-

gner le bras d'un héros ou d'un athlète. D'autres fois,

le lézard a été remplacé par la souris, ce qui nous a

donné musculus, mot qui signifie, comme on sait,

tantôt souris et tantôt muscle. Cette singulière image

paraît avoir eu du succès en tout temps. Littré fait

remarquer que dans le gigot de mouton le muscle de

la jambe se nomme souris. En grec moderne, le rat

s'appelle mys pontikos (rat d'eau), ou, pour abréger,

pontikos. Or, l'adjectif a également remplacé le

substantif dans l'autre signification, et pontikos

désigne le muscle.

Notre auteur a essayé de rendre visible aux yeux

par des tableaux ou, comme on dit aujourd'hui,

par des schèmes, le rayonnement ou l'enchaînement

des différents sens d'un mot. Tantôt c'est une étoile,

tantôt une ligne brisée. Mais il faut bien se rappeler

que ces figures compliquées n'ont de valeur que pour

le seul linguiste : celui qui invente le sens nouveau

oublie dans le moment tous les sens antérieurs,

excepté un seul, de sorte que les associations d'idées

se font toujours deux à deux. Le peuple n'a que faire

de remonter dans le passé : il ne connaît que la

signification du jour. On a ingénieusement rappelé21

Page 338: essai de semantique Bréal, 1897

322 L'HISTOIRE DES MOTS.

à ce propos ces hardis grimpeurs qui retirent sous

leur pied droit le crampon qui le soutenait, après

qu'ils ont mis le pied gauche sur le suivant. Le lin-

guiste est seul à chercher la trace de ces mobiles

échelons.

Celui qui, faisant l'histoire de la variation des sens,

ne considérerait que les mots, risquerait de laisser

échapper une partie des faits, ou bien il courrait le

danger de les expliquer faussement. Une langue ne se

compose pas uniquement de. mots : elle se compose

de groupes de mots et de phrases.

Tout le monde se souvient d'avoir lu dans les dic-

tionnaires, en cherchant un mot rare : « Il ne se dit

plus que dans cette locution... ». Suit ordinairement

une expression proverbiale, ou quelque terme tech-

nique, ou quelque phrase plus ou moins consacrée.

Si l'on veut bien réfléchir sur la cause de ce phéno-

mène, on sera amené à envisager les éléments du

langage sous un aspect nouveau. Le linguiste attribue

au mot une existence personnelle et continue à tra-

vers toutes les associations et combinaisons où il

entre. Mais, dans la réalité, dès que le mot est

entré en une formule devenue usuelle, nous ne per-

cevons plus que la formule. Des vocables se sont

conservés en certaines associations, lesquels ont

depuis longtemps cessé d'être employés pour eux-

Page 339: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 323

mêmes, et que nous avons peine à reconnaître,

quand on nous les présente hors de cette place

unique qui leur est restée. Qu'est-ce, par exemple,

que le mot conteste! Il y a si longtemps qu'il est

sorti de l'usage, que nous serions embarrassés de

dire seulement de quel genre il est. Mais nous

l'employons encore dans la locution : sans conteste.

—Qu'est-ce, comme nom de couleur, que bis*! 11

désignait autrefois le brun ou le noir. On disait :

à tort ou à droit, à bis ou à blanc... Vun veut du blanc,

l'autre du bis.... C'est 1 italien bigio. Nous ne l'em-

ployons plus qu'en parlant du pain.— Demeure, dans

le sens de retard, a presque disparu; mais tout le

monde comprend l'expression : il y a péril en la

demeure.

Ce n'est pas le mot qui forme pour notre esprit

une unité distincte : c'est l'idée. Si l'idée est simple,

peu importe que l'expression soit complexe; notre

esprit n'en percevra que la totalité. On peut même

aller plus loin et se demander si, pour le plus grand

nombre des hommes, il y a une conception nette et

distincte du mot. Tout le monde sait que les per-

sonnes illettrées se laissent aller dans récriture aux

plus étranges séparations, comme aux plus bizarres

accouplements. Cela n'empêche pas que parmi elles

il s'en trouve qui manient la pensée avec justesse,

la parole avec propriété. Leur intelligence, en embras-

sant les masses, n'a jamais eu le loisir d'allerjusqu'au

Page 340: essai de semantique Bréal, 1897

324 L'HISTOIRE DES MOTS.

détail. Les missionnaires qui fixent les premiers par

Fécriture la langue des peuples sauvages savent com-

bien il est difficile de reconnaître où commencent

et finissent les mots. Si l'étrusque a résisté jusqu'à

présent aux tentatives de déchiffrement, cela tient

en partie à la défectuosité des séparations.

Habitués au service que nous rend l'écriture, nous

sommes exposés à nous montrer ingrats envers elle.

La nouvelle école des fonétistes n'y pense peut-être

pas assez, au moins le parti avancé, — car je ne

veux pas tout désapprouver en leur entreprise.

Dans nos langues modernes, où tant de vocables

différents d'origine et de signification sont devenus

semblables entre eux pour l'oreille, le mot ne se

grave pas seulement dans l'esprit par le son, mais

encore par l'aspect. A défaut d'orthographe, il fau-

drait recourir à un commentaire explicatif, comme

font les Chinois, et comme nous faisons nous-mêmes

quand nous disons : le nom de nombre cent, le sang

qui coule dans nos veines.

Une fois encadré dans une locution, le mot perd

son individualité et se désintéresse de ce qui arrive

au dehors. 11 n'est donc pas exact de parler, même

à titre d'image, de la vie et de la mort des mots. Tel

ne dit plus rien à l'intelligence, qui continue de

figurer dans un contexte, où il est perçu non en tant

que mot, mais en tant que partie intégrante d'un

ensemble. Dans ce réduit où il est confiné, on le voit

Page 341: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 325

qui échappe aux changements de la langue, aux

révolutions de l'usage et des idées. Nous disons rez-

de-chaussée, quoique (rez, rasas) soit sorti du parler

habituel. Faire un pied de nez se maintient en dépit

du système métrique. Nous avons toujours des

rhumes de cerveau, quoique aux yeux de la médecine

moderne le cerveau soit bien étranger à l'affaire.

Aussitôt qu'un mot est entré dans une locution,

son sens propre et individuel est oblitéré pour nous.

Ces sortes d'incohérences frappent habituellement

les étrangers plus que nous, surtout s'ils ont appris

la langue non par l'usage, mais par des méthodes

scientifiques. De là le purisme qu'affectent volontiers

les étrangers qui parlent ou écrivent le français pour

l'avoir appris à l'université.

On peut tirer de cet ordre de faits quelques

réflexions sur la manière dont se modifient et se

décomposent les langues. Si l'on s'en rapportait aux

enseignements de la seule phonétique, les mots se

transformeraient un à un, chacun pour soi, selon

le nombre de syllabes, selon la place de l'accent,

conformément à des règles invariables. En outre,

les désinences destinées à périr s'éteindraient simul-

tanément dans tous les mots de même espèce. La

construction se modifierait d'une manière uniforme

Page 342: essai de semantique Bréal, 1897

326 L'HISTOIRE DES MOTS.

dans toutes les phrases composées des mêmes élé-

ments logiques. Mais il n'en est rien. Cette régula-

rité n'existe point, parce qu'une langue n'est point

un assemblage de mots, mais qu'elle renferme des

groupes déjà assemblés et pour ainsi dire articulés.

Dans les inscriptions chrétiennes des premiers siè-

cles, on voit qu'au milieu d'un latin extrêmement

incorrect et déjà à moitié roman, subsistent des for-

mules entières d'une latinité très supportable : ce

sont les formules qu'un usage quotidien empêchait

d'oublier, et dont une connaissance préalable dis-

pensait d'analyser et de comprendre les éléments.

Un peuple qui désapprend sa langue ressemble un

peu à l'écolier qui récite une leçon à moitié sue :

s'il y a des morceaux dont les mots ne se présentent

qu'isolément et imparfaitement à sa mémoire, il y

en a d'autres qui reviennent en bloc et passent tout

d'une haleine. Nous observons encore quelque chose

de semblable quand deux idiomes se côtoient et se

mêlent, par exemple sur les frontières de deux pays ;

ce ne sont pas seulement des mots, mais des phrases

qui passent d'un peuple à l'autre. L'étude de M. Schu-

chardt sur le mélange des langues en fournit des

exemples aussi étranges que variés.

On enseigne, non sans raison, que les cas de la

déclinaison latine n'existent plus en français : cepen-

dant leur et Chandeleur sont des génitifs pluriels.

Ce n'est sans doute point par un don spécial de

Page 343: essai de semantique Bréal, 1897

L HISTOIRE DES MOTS. 327

longévité qu'ils ont survécu à leurs congénères :

c'est grâce aux locutions où ils étaient comme

embaumés.

Fèvre, en ancien français, signifie « ouvrier »

(faber) : orfèvre conserve la construction latine.

Quand nous disons la granoVrue, la grandmère ,nous

parlons la langue du xnf siècle. Vrais blocs de latin

ou d'ancien français que cbarrie la langue d'aujour-

d'hui, sans égard pour les changements dans la

grammaire et dans la construction....

Chacun de nous possède son assortiment de locu-

tions abrégées, intelligibles pour les seuls intimes.

Supposez qu'elles soient adoptées autour de nous,

qu'elles deviennent d'usage courant parmi toute une

catégorie de personnes, qu'elles soient répandues

par la presse, ces abréviations pourront un jour

prendre place dans la langue. Telle est l'origine de

général. 11 est évident que c'est là, pour désigner un

grade militaire, une expression insuffisante. Mais si

nous remontons jusqu'au xvie

siècle, nous voyons

que la locution se complète en capitaine général. Il y

a, dans le règne animal, des crustacés qui, quand on

les saisit par une patte, se laissent tombera terre en

laissant l'ennemi en possession de là patte, et en

employant les neuf autres à fuir au plus vite. C'est

Page 344: essai de semantique Bréal, 1897

3v8 L'HISTOIRE DES MOTS.

une amputation de ce genre que subissent nos locu-

tions, avec cette différence que la patte nous tient

lieu de l'animal entier. Que signifie le nom d'école

centrale1

'! Absolument rien. Il faut ajouter : des arts

et manufactures. J'ai assisté à d'interminables dis-

cussions sur Venseignement spécial, et sur le sens que

le fondateur avait bien pu attribuer à cet adjectif.

Personne, pas même le fondateur, ne s'est avisé de

recourir à la charte de fondation, où il est parlé d'un

enseignement spécial pour l'agriculture, le commerce

et l'industrie. La plus belle époque de notre langue a

connu ce jargon. Il y avait canal quand le roi et la

cour se divertissaient sur le canal de Versailles. 11 y

avait caveau quand on jouait chez monseigneur dans

la petite chambre ainsi nommée. Ces noms mêmes

de monseigneur, de monsieur, de madame, sont des

ellipses qui nous cachent un titre plus complet et

plus retentissant.

Le linguiste constate qu'en tous les idiomes l'ad-

jectif a une tendance à remplacer le substantif.

Cette loi, qui semble appartenir uniquement à la

grammaire, en suppose une autre qui appartient à la

psychologie et à l'histoire. Quelques exemples vont

aider à mieux me faire comprendre. Le français a

perdu l'ancien mot qui servait à désigner le foie

(jecur), et l'a remplacé par un adjectif signifiant

« nourri de figues » (ficatum). Mais que faut-il con-

clure de ce changement? Que nous avons ici un mot

Page 345: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE des MOTS. 329

de la langue des cuisiniers. Ceux qui, dans nos

restaurants, écoutent les appels de la salle à mangerau sous-sol, peuvent surprendre mainte ellipse du

môme genre.— Il est question dans les livres de

droit d'un certain genre de prêt qui s'appelle le prêt

à la grosse : cet adjectif pourrait longtemps nous

laisser rêveurs, si nous n'apprenions par ailleurs

qu'il s'agit du prêt à la grosse aventure, sorte de con-

trat s'appliquant aux risques en mer. Plus on sera

au fait d'une profession ou d'un genre de vie, ou

bien encore plus on voudra le paraître, plus on usera

de cette langue sténographique. Un soldat passe de

ractive dans la territoriale. Un homme lancé assiste

à toutes les premières . Outre la célérité, il y a dans

ces sous-entendus quelque chose qui flatte l'amour-

propre, comme l'attrait d'une initiation. Tous les

progrès, toutes les inventions modernes en augmen-tent le nombre. Nous attendons le rapide dans les

gares de chemin de fer. Au temps de l'exposition de

1878, on allait visiter le captif des Tuileries. C'est le

même procédé dont se sert l'argot. « Cache ta men-

teuse », dit un personnage de Zola à sa fille qui

bavarde. Ces exemples sont pris tout près de nous,

empruntés au langage d'aujourd'hui ou d'hier :

mais nous pourrions aussi bien en prendre à l'étran-

ger ou dans l'antiquité. Frère se dit en espagnol

hermano, qui représente le latin germanus, lequel

s'employait déjà dans le même sens; mais par lui-

Page 346: essai de semantique Bréal, 1897

330 L'HISTOIRE DES MOTS.

même, c'est un adjectif qui signifie« véritable,

naturel ». Cicéron, disant dans une de ses lettres

familières qu'en une certaine occasion il s'est con-

duit comme un véritable âne, se sert de ce mot :

Me asinum germanum fuisse.

Nous n'avons guère cité que des substantifs; mais

il existe quelque chose de semblable pour les verbes.

L'habitude fait que les compléments se sous-enten-

dent et que, de transitif, le verbe devient neutre.

C'est la contre-partie de ce que nous avons vu pour

l'adjectif devenu substantif. — Exposez-vous ? est une

question parfaitement claire pour un peintre. Une

femme qui reçoit est admis par l'Académie. Les

acheteurs savent ce qu'il faut entendre par un

magasin qui envoie ou une maison qui liquide. Notre

langue parlée est pleine de ces locutions : si bien

qu'on a pu dire que l'abondance des verbes neutres

est un signe de civilisation. Quelquefois la locution

est allégée vers le milieu; de toutes les sortes d'abré-

viation, c'est sans doute la moins bonne. Les géo-

logues dissertent cependant sur l'homme tertiaire. En

médecine, il est question de paralytiques progressifs.

J'ai vu un membre de l'Académie française, parlant

de M. Max Millier, l'appeler un philologue comparé.

A la Sorbonne, entre candidats, tout le monde sait

ce qu'il faut entendre par un bachelier scindé. Barba-

rismes affreux, si l'on veut, mais quand, en religion,

on parle de réformés et de catholiques , l'ellipse, pour

Page 347: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE des mots. 331

être plus ancienne, n'en est pas moins de même

espèce.

Nous conclurons qu'en matière de langage, il y

a une règle qui domine toutes les autres. Une fois

qu'un signe a été trouvé et adopté pour un objet, il

devient adéquat à l'objet. Vous pouvez le tronquer,

le réduire matériellement : il gardera toujours sa

valeur. A une condition toutefois, savoir, que l'usage

qui attache le signe à l'objet signifié reste ininter-

rompu. Reconstruire une langue avec le seul secours

de l'étymologie est une tentative risquée, qui peut

réussir jusqu'à un certain point pour le commun des

mots, mais qui vient se heurter à ce genre particulier

d'obstacle résultant des locutions. On le sent bien

quand on déchiffre un texte dont la langue ne nous

est point parvenue par une tradition vivante.

L'origine des mots est souvent claire, la forme gram-

maticale ne laisse prise à aucun doute, mais le sens

intime nous échappe. Ce sont des visages dont nous

découvrons les traits, mais dont la pensée reste

impénétrable. Les seules langues anciennes que nous

connaissions véritablement sont celles qui nous sont

arrivées accompagnées de lexiques et de commen-

taires : le latin, le grec, l'hébreu, le sanscrit, l'arabe,

le chinois.

Littré, dans un charmant travail intitulé : Patho-

Page 348: essai de semantique Bréal, 1897

332 L'HISTOIRE DES MOTS.

logie du langage, a réuni un certain nombre de faits

du même genre. Nous ne pouvons assez recom-

mander la lecture de ce morceau, qui est un extrait

de son- grand dictionnaire, et comme un recueil de

cas intéressants et curieux '. Mais ce que le grand

savant français appelle pathologie est le développe-

ment normal du langage et l'événement de tous les

jours. Les langues ne se prêtent qu'à ce prix à

l'expression d'idées nouvelles; il n'y a point là de

maladie : quand elles sont arrivées par un circuit à

créer quelque terme nouveau, elles effacent le

chemin par où elles ont passé. Aussi Fétymologie

n'a-t-elle la plupart du temps qu'un intérêt histo-

rique. Dans la vie de tous les jours, dans la discus-

sion d'idées philosophiques ou politiques, l'examen

des origines d'un mot peut constituer un point

de départ; mais ce ne serait pas la preuve d'un

esprit bien fait d'y insister trop fortement et d'en

tirer de trop longues ni de trop importantes consé-

quences.

Les mots, a-t-on dit avec raison, sont des verres

qu'il faut polir et frotter longtemps, faute de quoi,

au lieu de montrer les choses, ils les obscurcissent.

Le souvenir trop présent de l'étymologie nuit sou-

vent à l'expression de la pensée, qu'il risque de trou-

bler par toute sorte de faux reflets. Le travail des

1. Littré, Études et glanures. (Ce morceau a été réédité dans la

Bibliothèque pédagogique. Delagrave.)

Page 349: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 33S

siècles et le bienfait d'une longue suite de penseurs

est d'affranchir et d'émanciper les mots, sans cepen-

dant les rendre pour cela entièrement étrangers à

leurs parents ni à leur lieu d'origine.

Le seul cas où il puisse être légitimement parlé de

pathologie, c'est le cas où un mot est employé par

erreur pour un autre, soit à cause d'une ressem-

blance de son, soit par suite de quelque autre acci-

dent. Telle est la confusion qui s'est faite dans les

esprits entre habit et habillé : ce dernier, qui devrait

s'écrire abillê, est une expression métaphorique dont

la signification est « apprêté, arrangé ». Elle a été

d'abord employée en parlant du bois. Nous disons

encore aujourd'hui : du bois en bille. Le souvenir de

l'ancien sens s'est conservé dans quelques locutions,

telles que : habiller un poulet, le voilà bien habillé l

!

Ici encore, nous constatons la fidélité des locutions,

lesquelles continuent leur existence sans se soucier

du courant général.

Une langue ne se compose pas seulement de

mots et de locutions, il faut un appareil pour con-

tenir et maintenir ces matériaux.

Guillaume de Humboldt dit que nous portons dans

1. Nous empruntons cette étymologie à une communication verbalede M. Gaston Paris à la Société de linguistique.

Page 350: essai de semantique Bréal, 1897

334 L'HISTOIRE DES MOTS.

notre esprit une sorte de grammaire qui, tôt ou tard,

finit par marquer son empreinte sur le langage. C'est

ce qu'il appelle Die innere Sprachform (la forme lin-

guistique intérieure). Rien n'empêche d'accepter

cette expression, mais à condition de la bien com-

prendre. Il est bien clair que la forme linguistique

intérieure n'est pas un don de la nature, puisqu'elle

varie d'un idiome à l'autre, et puisque pour un seul

et même idiome elle se modifie dans le cours des

âges . La forme linguistique intérieure n'est pas

autre chose que le souvenir de la langue maternelle.

Mais, à son tour, ce souvenir s'impose aux parties

restées flottantes de la langue, et les fait entrer dans

les cadres établis.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul problème de ce

genre. En voici un autre non moins curieux.

La mort matérielle d'une désinence n'en suspend

point l'usage. Longtemps encore après qu'elle a dis-

paru, le langage y peut faire appel et lui demander

des services comme si elle existait encore. Chose

remarquable, ces services, la désinence absente con-

tinue de les rendre. Bien plus, on voit la fonction

grammaticale dont elle était l'exposant se propager,

quoique privée de toute expression, en sorte que la

portion la plus importante de son histoire est quelque-

fois celle où elle a perdu son représentant extérieur

et tangible.

Cette survivance des désinences peut se constater

Page 351: essai de semantique Bréal, 1897

L HISTOIRE DES MOTS: 335

dans toutes les langues. Un exemple frappant en

français, ce sont les locutions comme la rue Mon-

sieur-le-Prince, l'hospice Cochin, l'institut Pasteur.

Quoique le français depuis des siècles ait perdu

l'exposant du génitif, nous employons ici de véri-

tables génitifs. Bien entendu, pour qu'un fait de ce

genre puisse se produire, il faut que la langue ait

conservé un certain nombre de modèles. Des expres-

sions comme l'Hôtel-Dieu, l'église Notre-Dame, la

place Dauphine ont été le type sur lequel le langage

a continué de travailler. Qu'on veuille bien par-

courir aujourd'hui une liste des rues et places de

Paris : jamais le génitif n'a été plus employé que

depuis qu'il est dépourvu de tout signe. Il faut

ajouter toutefois que, comme cet emploi se borne

en général à des noms propres, la conscience popu-

laire a un peu varié en ce qui le concerne, et aujour-

d'hui elle sent plutôt en ces noms une sorte de

baptême qu'un cas marquant la possession.

Je dirai à ce sujet qu'on doit prendre garde de

confondre les langues qui ont eu une flexion et qui

l'ont perdue avec celles qui ne l'ont jamais possédée.

L'anglais, avec une facilité qu'il est permis de lui

envier, transforme ses substantifs en verbes. Il

prendra, par exemple, le substantif grâce (beauté) et

il dira : Il would grâce ourlife, « cela embellirait

notre vie ». Ce que sent l'Anglais, c'est positivement

un infinitif : quoique nullement exprimée, l'idée de

Page 352: essai de semantique Bréal, 1897

336 L'HISTOIRE DES MOTS-

l'infinitif se présente sans équivoque à son esprit. La

phrase vient se placer dans un ancien moule formé à

l'époque de la flexion, et qui y survit....

Les différentes langues s'écartent notablement les

unes des autres sur ce point. La clarté du discours

dépend du plus ou moins grand usage qui est fait de

ces survivances. Un idiome tire son caractère de ce

qu'il sous-entend aussi bien que de ce qu'il exprime.

La juste proportion en ce genre fait le mérite d'une

langue, comme la proportion des pleins et des vides

en architecture.

L'allemand a gardé les tours d'une langue syn-

thétique, quoique beaucoup de désinences aient dis-

paru ou aient cessé d'être reconnaissables. Quand

Goethe dit, dans son Iphigénie : Denkt Kinder und

Enkel, « souvenez-vous de vos enfants et de vos des-

cendants », c'est un génitif qu'il prétend employer.

Mais rien ne l'indique au dehors. La difficulté de la

langue allemande tient en partie à ces touches qui

résonnent seulement pour l'oreille interne.

Ce n'est pas ici le lieu de multiplier les exemples.

Mais cette forme linguistique intérieure dont parle

Humboldt ne borne pas là son action : elle est, pour

ainsi dire, présente à tout le développement du lan-

gage, habile à réparer les pertes, à sauver par

d'utiles accroissements les désinences en péril, prête

à profiter des accidents, prompte à étendre les acqui-

sitions. C'est elle qui a donné à l'anglais son triple

Page 353: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 337

pronom possessif, lus, lier, its, dont les langues

romanes ne possèdent pas l'équivalent. C'est elle qui

a enrichi la conjugaison française de temps que ne

connaissait point le latin. Elle fait concourir à un

seul et même but des phénomènes d'origine très

différente. Elle infuse une signification à des syllabes

primitivement vides ou indifférentes....

Nous arrivons de la sorte à une question extrême-

ment importante et délicate : jusqu'à quel point l'in-

tention a-t-elle une part dans les faits du langage?

Les linguistes modernes, en général, sont très nets

pour repousser l'idée d'intention. Tout au plus

admettent-ils que des accidents survenus fatalement

et sans aucune prévision aient été utilisés d'une

façon spontanée et inconsciente. Il est certain qu'on

a singulièrement abusé autrefois des intentions prê-

tées au langage, et qu'on lui a attribué dans le détail

toute sorte de distinctions et d'arrière-pensées dont

il est innocent. Mais la doctrine contraire n'est pas

moins éloignée de la vérité. Il semble que la lin-

guistique moderne confonde l'intelligence avec la

réflexion. Pour n'être pas prémédités, les faits du

langage n'en sont pas moins inspirés et conduits

par une volonté intelligente. Entre l'acte populaire

qui crée subitement un nom pour quelque idée nou-

22

Page 354: essai de semantique Bréal, 1897

338 L'HISTOIRE DES MOTS.

velle, et l'acte du savant qui invente une désigna-

tion pour un phénomène scientifique récemment

découvert, il y a différence quant à la promptitude

du résultat et quant à l'intensité de l'effort, mais il

n'y a pas différence de nature. Des deux parts, la

faculté mise en jeu est la même. L'exagération serait

singulière, de supposer d'un côté un agent intelligent

et libre, de l'autre un agent inconscient et aveugle.

Même cette autre partie, plus matérielle, de la

linguistique qui traite des sons, la phonétique, pour

laquelle on voudrait aujourd'hui revendiquer, avec

l'inconscience des phénomènes physiologiques, la

précision des lois mathématiques, n'est pas absolu-

ment d'un autre ordre, car c'est le cerveau, tout

autant que le larynx, qui est la cause des change-

ments. Au moins faudrait-il faire une distinction

entre les phénomènes qui tiennent à la structure

des organes et à une impérieuse nécessité de pro-

nonciation, et ceux qui viennent de l'instinct d'imi-

tation et de simples préférences. Sans nous étendre

plus longtemps sur ces considérations, disons que

ce sont là les exagérations passagères d'un principe

vrai et excellent, savoir la régularité des phéno-

mènes de la parole. Mais nous ne doutons pas que

la linguistique, revenant de ses paradoxes et de ses

partis pris, deviendra plus juste pour le premier

moteur des langues, c'est-à-dire pour nous-mêmes,

pour l'intelligence humaine. Cette mystérieuse trans-

Page 355: essai de semantique Bréal, 1897

L'HISTOIRE DES MOTS. 339

formation qui a fait sortir le français du latin,

comme le persan du zend et comme l'anglais de

F anglo-saxon, et qui présente partout sur les faits

essentiels un ensemble frappant de rencontres et

d'identités, n'est pas le simple produit de la déca-

dence des sons et de l'usure des flexions; sous ces

phénomènes où tout nous parle de ruine, nous sen-

tons l'action d'une pensée qui se dégage de la forme

à laquelle elle est enchaînée, qui travaille à la modi-

fier et qui tire souvent avantage de ce qui semble

d'abord perte et destruction. Mens agitât molem....

FIN

Page 356: essai de semantique Bréal, 1897
Page 357: essai de semantique Bréal, 1897

INDEX

Ablatif absolu (survivance de 1'),

59.

Ablaut, 65.

Abstraits (noms), 148, 273.

Abtreten, 213.

Accabler, 132.

Accusatif (sens divers de 1'), 245.

Adjectifs devenus substantifs, 327.

Adolere, 172.

Adulterium, 123.

Adverbe (la catégorie de 1'), 200.

Adverbes latins en e, 97.

sEger, 106.

Affaiblissement du sens, 113.

Afflige, 113.

Aigre, 144.

Amant, 112.

Anxious (l'anglais), 113.

Antiquité des langues (ce qu'il

faut entendre par), 93.

Aoriste (l'analogie étend l'aoriste

à tous les modes), 84.

Armare, 134.

Article (origine de 1'), 231.

-âtre (mots français en).

Audire, 106.

Augment (l'augment modifiant unadverbe ou un pronom), 82.

Avis (mots latins contenant), 140.

Dérivés français, 107.

Bourgeois, 116.

Briller, 132.

Buhle (l'allemand), 112.

Busse (l'allemand), 126.

But (anglais), 223.

Calvados, 196.

Cas. Affaiblissement de la valeur

significative des cas, 216. —Pourquoi les cas du latin n'ont

pas passé dans les langues ro-

manes, 17.

Catégories grammaticales, 199.

Cédere, 212.

Chaire, 316.

Civitas, 150.

Classis, 150.

Cliens, 106, 115.

Comparatif latin, ce qu'il est

devenu dans les langues roma-

nes, 14.

Co?npello, 114.

Composés, 172.

Conjonction(la catégorie de la), 204.

Conjugaison française, 73.

Conjugaison grecque, 68, 101.

Conjugaison germanique, 25.

Consules, 124.

Contagion, 221.

Dame, 103.

Danger, 158.

Déclinaison grecque, 70.

Déclinaison latine (survivances de

la), 55.

Déclinaison dans les langues mo-dernes de l'Inde, 241.

Page 358: essai de semantique Bréal, 1897

342 INDEX.

Defendere, 172.

Defunetus, 170.

Delevi, 81.

Déluré, 318.

Dessiller, 318.

Duntaxat, 189.

-ei (le suffixe allemand), 75.

Élargissement du sens, 128.

-eln (verbes allemands en).

-en (fausse désinence du plurielen anglais), 62.

Entendre, 171.

Épaississement du sens, 148.

Épiées, 122.

-er (fausse désinence du pluriel

allemand), 63.

Er et sie, pronoms allemands,anciennes formules de politesse,115.

Endive, 138.

Examen, 160.

Exstinguere, 138.

Facio, 123.

Facultas, 150.

Factio, 123.

Fast (allemand), 257.

Fatigo, 113.

Fee (l'anglais), 130.

Félis, 120.

Félix, 82.

Fenum, 121.

Ferme, 257.

F'mgere, 195.

Flore (dérivés de flare en français),107.

Frau (allemand), 103.

Fréquentatif (verbes fréquentatifs

remplaçant les verb.s simples),107.

Fructus, 149.

Gagner, gain, 129.

Gaz, 195.

Gemma, 139.

Génitif avec les verbes, 218.

Génitif anglais, 24.

Germanus, 329.

Gérondif latin, 50. — Gérondif

français, son emploi, 299.

Getreide (l'allemand), 122.

Goshtha (sanscrit), 138.

Grammairiens français, 297.

Groupes articulés, 186.

Habiller, 333.

Herr (l'allemand), 115.

Homo, 127.

Impératif, 262.

Industrius, 145.

Infinitif (l'infinitif est une acqui-sition nouvelle), 8S.

Inversions, 60.

Invitare, 114.

-ish (verbes anglais en), 76.

Lacertus, 320.

Legio, 150.

Liberi, 167.

List (l'allemand), 111.

Locutions, 322.

Logique du langage, 243.

Loi (ce qu'il faut entendre par), 11.

Luere, 107.

Lustrare, 132.

Luxus, 137.

Mactare, 172.

Magis, 15.

Maîtresse, 112.

Manifestus, 175.

Mansio, 151.

Maturus, 161.

Meditor, 217.

Méliorative (tendance), 112.

Memini, mens, 33.

Menliri, 111.

Métaphore, 135, 316.

Migrare, 171.

Minne (l'allemand), 112.

Mortuus, 77.

Muer, 310.

Musculus, 321.

Mulh (l'allemand), 125.

Négation. Mots négatifs en fran-

çais, 221.

Neutre latin (survivance du), 57.

Noctu, 76.

Noms propres, 197.

Noms propres grecs, 176.

Novellœ, 167.

Page 359: essai de semantique Bréal, 1897

NDEX. 343

Obliviscor, 80.

innés, 82.

Oppido, "236.

Ordo, ordiri, 139.

Ordre des mots, 235.

Psene, 257.

Participe moyen en -mini étendu

à tous les temps, 83.

Participe passé en français, 224.

Passif (le passif, acquisition nou-

velle), 94.

Pecunia, 129.

Péjoratif (la prétendue tendance

péjorative), 110.

Periculum, 110.

Petere, 211.

Plonger, 132.

Plus, 15.

Polysémie, 154, 312.

Portio, 151.

Posl, 77.

Prœdium, 128.

Prœstare, 81.

Prœlor, 124.

Prégnants (mots), 168.

Préposition (la catégorie de la),

201.

Prépositions. Pourquoi elles ont

remplacé les cas, 17.

Pronom (la catégorie du), 206.

Pronom relatif, 227.

PrGstratus, 81.

Prude, 111.

Pureté de la langue, 281.

Putare, 137.

Pulzen (allemand), 137.

Quamvis, 188.

Redoublement remplacé par l'aug-

ment, 83.

Regina, 103.

Reyio, 150.

Re/igens, religiosus, 36.

Rità (italien), 153.

Rivalis, 140.

Runagate (anglais), 289.

~sal, -$e% (suffixes allemands), 50.

-sco (verbes latins en), 43.

Scrupuhim, 130.

Sehr (allemand), 114.

Senex, 106.

Senlio, 36.

Seguor, 217.

Si (origine de l'idée condition-

nelle), 225.

SU'y (l'anglais), 111.

Smart (l'anglais), 113.

Solidus, 130.

Spatium, 131.

Species, 122.

Spes, 35.

Splendere, 132.

Subjectif (élément), 254.

Sweet-keart (anglais), 50.

Tegmen, 119.

Templum (mots contenant), 140.

Tempus, 131.

Totus, 104.

Tourmenter, 113.

Traire, 309.

Tranquillitas, 138.

Transitive (la force), 209.

Tribunus, 124.

Triumvir, 175.

Truncus, 160.

Umlaut, 65.

Understand, 214.

Ungefd.hr, 257.

Urbs, 127.

-urio (verbes latins en), 44.

Vadium, 128.

Valetudo, 110.

Veneror, 197.

Venus, 197.

Verbes actifs et verbes neutres,

209, 330.

Verbes allemands en ieren, 91.

Verbes auxiliaires, 25, 232.

Verstehen, 214.

Vestis, 149.

Vezzoso (l'italien), 113.

Vindemia, 133.

Volupe, voluptas, 33.

Wetten (l'allemand), 128.

WUz (l'allemand), 125.

Page 360: essai de semantique Bréal, 1897

341 INDEX DES MOTS GRECS.

aXoyov, 121.

àvr( p, av6p(ouoç, 37.

âvetpXj 103.

-axoç (le suffixe), "2.

àpy.at, 32.

[Saîvco, pcêr,(X'., {3à<7>cio, 41.

Pouy.o)i(o, 133.

P,jo-

aooo[j.e-

ja), 145.

yépwv, 106.

ei'xsiv, 212.

v/.ot.TO\xor\, 134.

êàtccç, eX7TO(jLa'., 35.

èjxTcdSwv, 78.

È7ï(<TTa[xai, 213.

r,Çovv^, 35.

6i, 93, 187.

-iaa) (verbes grecs en), 45.

txvéojjLat, 211.

•xec (parfait grec en), 52.

xâava), 113.

y.Tr,(xaTa, 121.

(jiavîa, 33.

[;i[jLVY]jxat, 33.

[AÉvOÇ, 33.

fxrf/avâa), 145.

(X'.p.vr1a/.(o, 33.

TT^paTr.ç, 121.

•jùsïov, 15.

TcocrjTrjÇ, 169.

TTOVTJpOÇ, 36.

7ropoç, 140.

co;pt£a>, 141.

aTOi-/£îa, 32.

147.

xaXa;, 34.

Teîvo), xtxasvw, xavja), 4L

-xaxoç (le suffixe), 72.

xX^fjuov, 34.

xoX[/.au>, 34.

çE-jya), çuyyàvw, 41.

çpâxwp, 167.

Page 361: essai de semantique Bréal, 1897

TABLE DES MATIÈRES

Idée de ce travail.

PREMIÈRE PARTIE

LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE

CHAPITRE I

La loi de spécialité.

Définition du mot loi. — Idée fausse qui règne au sujet des

langues dites synthétiques et analytiques.— La spécialité de la

fonction est l'une des choses qui caractérisent les languesanalytiques 11

CHAPITRE II

La loi de répartition.

Preuves de l'existence d'une répartition.— Limites du principe

de répartition 29

CHAPITRE III

L'irradiation.

Ce qu'il faut entendre par ce mot. — L'irradiation peut créer

des désinences grammaticales 43

CHAPITRE IV

La survivance des flexions.

Ce que c'est. — Exemples tirés de la grammaire française.—

De l'archaïsme 55

Page 362: essai de semantique Bréal, 1897

340 TABLE DES MATIÈRES.

CHAPITRE V

Fausses perceptions.

Fausses désinences du pluriel.— Fausses désinences des cas.—

L'apophonie 62

CHAPITRE VI

De l'analogie.

Idée fausse sur l'analogie.— Cas où le langage se laisse guider

par l'analogie.— A. Pour éviter quelque difficulté. — B. Pour

obtenir plus de clarté. — C. Pour souligner soit une opposition,soit une ressemblance. — D. Pour se conformer à une règleancienne ou nouvelle. — Conclusions sur l'analogie 67

CHAPITRE Vil

Acquisitions nouvelles.

Nécessité d'indiquer les acquisitions à côté des pertes.— L'infi-

nitif. — Le passif.— Les suffixes adverbiaux. — Conclusions

historiques 87

CHAPITRE VIII

Extinction des formes inutiles.

Difficultés de cette étude. — Formes surabondantes produites parle mécanisme grammatical. — Avantages de l'extinction. —Y a-t-il des formes fatalement condamnées à disparaître? 101

DEUXIÈME PARTIE

COMMENT S'EST FIXÉ LE SENS DES MOTS

CHAPITRE IX

Les prétendues tendances des mots.

D'où vient la « tendance péjorative ». — La « tendance à l'affai-

blissement. » — Autres tendances non moins imaginaires 109

CHAPITRE X

La restriction du sens.

Pourquoi les mots sont nécessairement disproportionnés auxchoses.-- Comment l'esprit redresse cette disproportion 118

Page 363: essai de semantique Bréal, 1897

TABLE DES MATIÈRES. 347

CHAPITRE XI

Élargissement du sens.

Causes de l'élargissement du sens. — Les faits d'élargissementsont autant de renseignements pour l'histoire. — Us sont une

conséquence du progrès de la pensée 128

CHAPITRE XII

La métaphore.

Importance de la métaphore pour la formation du langage. —Les métaphores populaires.

— Provenances diverses des expres-sions métaphoriques. — Elles passent d'une langue à l'autre.. 135

CHAPITRE XIII

Des mots abstraits et de l'épaississement du sens.

Ce qu'il faut entendre par l'épaississement du sens. — Exemplestirés de diverses langues 1 4S

CHAPITRE XIV

La polysémie.

Ce que c'est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe decivilisation. — D'où il vient qu'elle ne cause pas de confusion.— Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — Dela polysémie indirecte 154

CHAPITRE XV

D'une cause particulière de polysémie.

Pourquoi une locution peut être mutilée sans rien perdre de sa

signification. — Le raccourcissement, cause d'irrégularités dansle développement des sens. — Les locutions dites « prégnantes ». 103

CHAPITRE XVI

Les noms composés.

Importance du sens. — De l'ordre des termes. — Pourquoi le

latin forme moins de composés que le grec. — Limites de la

composition en grec.— Des composés sanscrits. — Les com-

posés n'ont jamais plus de deux termes 113

CHAPITRE XVII

Les groupes articulés.

Exemples de groupes articulés. — Leur utilité 185

Page 364: essai de semantique Bréal, 1897

.348 TABLE DES MATIERES.

CHAPITRE XVIII

Comment les noms sont donnés aux choses.

Les noms donnés aux choses sont nécessairement incomplets et

inexacts. — Opinions des philosophes de la Grèce el de l'Inde.

— Avantages de l'altération phonétique.— Les noms propres.. 191

TROISIÈME PARTIE

COMMENT S'EST FORMÉE LA SYNTAXE

CHAPITRE XIX

Des catégories grammaticales.

€e qu'il faut entendre par les catégories grammaticales.— Com-

ment ces catégories existent dans l'esprit.— Sont-elles innées

ou acquises ? — Sont-elles toutes du même temps ? 199

CHAPITRE XX

La force transitive.

D'où vient l'idée que nous avons d'une force transitive résidant

en certains mots. — Verbes changeant de signification et deve-

nant transitifs. — La force transitive est ce qui donne à la

phrase l'unité et la cohésion. — L'ancien appareil grammaticalest dépouillé de sa valeur originaire 209

CHAPITRE XXI

La contagion.

Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. — L'an-

glais but. — Le participe passé actif. — La conjonction si 221

CHAPITRE XXII

De quelques outils grammaticaux.

iLe pronom relatif. — L'article. — Le verbe substantif. — Lesverbes auxiliaires 227

CHAPITRE XXIII

L'ordre des mots.

«Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse dela richesse grammaticale. — D'où vient l'ordre de la construc-tion française. — Avantages d'un ordre fixe. — Comparaisonavec les langues modernes de l'Inde 235

Page 365: essai de semantique Bréal, 1897

TABLE DES MATIÈRES. 349'

CHAPITRE XXIV

La logique du langage.

De quelle nature est la logique du langage. — Comment procèdel'esprit populaire 24.1

CHAPITRE XXV

L'élément subjectif.

Ce qu'il faut entendre par l'élément subjectif.— Comment il est

mêlé au discours. — L'élément subjectif est la partie la plusancienne du langage 2o4-

CHAPITRE XXVI

Le langage éducateur du genre humain.

Rôle du langage dans les opérations de l'intelligence.— Où réside

la supériorité des langues indo-européennes. — Quelle place la

Linguistique doit occuper parmi les sciences 26&

Qu'appelle-t-on pureté de la langue? 281

L'histoire des mots 305

Index 341

Coulommiers. — lmp. Paul BRODARD. — 13-07.

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