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COMPENDIUM

Essay Compendium by Ceel Mogami de Haas

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Master Thesis by Ceel Mogami de Haas - Work.master - University of Art and Design of Geneva. All rights reserved.

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COMPENDIUM

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Prologue J’en suis venu à m’intéresser à l’encyclopédie en me rendant compte de l’usage intempestif et inconscient que j’en faisais. Je me servais de Wikipédia, encyclopédie immatérielle et/mais multidimensionnelle, encyclopédie intrusive et/mais effacée, encyclopédie des paradoxes passionnés. C’est pour cela que j’ai entrepris il y a deux ans une recherche sur ce que je nommerai faute de mieux pouvoir le nommer, les technologies du savoir. Un propos sur l’encyclopédisme s’imposa alors comme une évidence. La structuration de ce mémoire relève plutôt d’un « bricolage (pluridisciplinaire)» de textes historiques, philosophiques et sociologiques. Ce n’est pas trop dire que le champ que ce mémoire veut aborder est immensément vaste, trop vaste certainement pour le volume restreint qui définit les mémoires universitaire, trop vaste pour le temps restreint qui définit les études universitaires et trop vaste pour l’étendue restreinte de mes connaissances à ce jour aussi. L’encyclopédisme offre un champ d’investigation infini, y pénétrer donne le vertige. Sa volonté totalisante et son impuissance à accomplir son projet offrent un spectacle à la fois épique et mélancolique, épique puisqu’il rend compte de part son ancrage dans l’histoire d’un pan entier ou presque (l’on dira conséquent) d’un peuple ou d’une civilisation, mélancolique parce qu’ il tend vers l’absurde : un savoir total qui ne fait pas sens – la Melancolia de Dürer ou le Faust de Goethe témoignent de cette quête perdue d’avance, de ce que certains appelleront la maladie de la totalité1

Avant de clore ce prologue, il me faut insister sur le caractère inachevé de ce mémoire, ou devrais-je dire sur la qualité inachevée de ce mémoire-bricolage. Il n’y a pas de conclusion, je laisse ce mémoire ouvert parce qu’il n’est pas fini, parce qu’il ne le sera jamais, parce que tout y est vrai autant que faux, je le laisse ouvert pour que ceux qui le lisent puissent aussi y écrire.

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1 Christian Godin la définira ainsi dans La Totalité (tome II) les pensées totalisantes, Champ Vallon, 1998, p. 484

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"Qui sommes-nous, qu’est chacun de nous sinon une combinaison d’expériences, d’informations, de lectures, de rêveries ? Chaque vie est une encyclopédie, une bibliothèque, un inventaire d’objets, un échantillonnage de styles, où tout peut se mêler et se réorganiser de toutes les manières possibles." Italo Calvino, Leçons Américaines "Just the place for a Snark! I have said it twice: That alone should encourage the crew. Just the place for a Snark! I have said it thrice: What I tell you three times is true.” Lewis Caroll, The Hunting of the Snark

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Exorde Avant de commencer la rédaction de mon mémoire – qui sera constitué de plusieurs textes qui élaboreront et porteront ma recherche théorique et plastique dédiée à l’encyclopédisme, d’une manière assez générale il est vrai, mais qui ici et là s’arrêtera et/ou s’abîmera dans des réflexions plus spécifiques – il est important que je définisse en quelques points ce qu’est un projet encyclopédique. Olga Pombo, professeure de philosophie des sciences à l’université de Lisbonne et auteur de Leibniz and the Encyclopaedic Project2

, a proposé une brève description en neuf points d’un projet encyclopédique que je vais reprendre (et traduire de l’anglais), commenter et analyser :

1) Une encyclopédie se veut être une exposition complète de tout le savoir à un moment donné de l’histoire. La vertigineuse quête vers l’exhaustivité a produit des encyclopédies extraordinaires, par exemple, les immenses encyclopédies chinoises comme celle de Yung-Loh Ta Tien qui comptait 11 995 volumes (15ème siècle) ou celle Tu Shu Chi Ch’êng qui comptait 5020 volumes (18ème siècle). Borges3 donnera l’exemple d’une « certaine encyclopédie chinoise » dans sa nouvelle La Langue analytique de John Wilkins; là ce n’est pas le volume qui est vertigineux mais les multiples dimensions de sa taxinomie4

2 Olga Pombo, Leibniz and the Encyclopaedic Project, http://www.educ.fc.ul.pt/hyper/resources/opombo-valencia.pdf

. Cependant les encyclopédies occidentales sont caractérisées par une constante évolution tout comme l’est notre civilisation en fait, et donc nos encyclopédies ont toujours été pensées et conçues comme compactes, un travail qui combine à la fois l’exhaustivité et la sélectivité. Francis

3 D’autres textes de Borges seront cités et analysés dans la partie de ce mémoire intitulée «Narrations encyclopédiques et parodies». 4 « Dans une certaine encyclopédie chinoise intitulée Marché céleste des connaissances bénévoles, il est écrit que les animaux se divisent en : (a) appartenant à l'Empereur, (b) embaumés, (c) apprivoisés, (d) cochons de lait, (e) sirènes, (f) fabuleux, (g) chiens en liberté, (h) inclus dans la présente classification, (i) qui s'agitent comme des fous, (j) innombrables, (k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, (1) et caetera, (m) qui viennent de casser la cruche, (n) qui de loin semblent des mouches”. » Jorge Luis Borges, La Langue analytique de John Wilkins, in Autres Inquisitions, 1957. Michel Foucault dans les Mots et les Choses, une Archéologie des Sciences Humaines, Paris, Gallimard, 1966 citera aussi ce passage de Borges dans sa préface et écrira : « Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée - de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie -, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre. (…) Dans l'émerveillement de cette taxinomie, ce qu'on rejoint d'un bond, ce qui, à la faveur de l'apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d'une autre pensée, c'est la limite de la nôtre : l'impossibilité nue de penser cela ».

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Bacon conçoit l’encyclopédie comme une production historique toujours incomplète, inachevée, précaire, condamnée à la voracité de la progression du savoir : “It does not suppose that the work can be altogether completed within one generation, but provides for its being taken up by another”. (F. Bacon, Instauratio Magna) 2) L’encyclopédie n’est pas un dictionnaire. Les dictionnaires sont une codification totale du langage, même si elle n’arrive à honorer ce dessein qu’en partie. Les encyclopédies quant à elles ont une « structure sémantiquement ouverte » et sont en quelque sorte « une représentation référençant le monde des choses et des événements ». Les encyclopédies ne s’intéressent jamais aux mots mais à ce que les mots veulent dire et à ce à quoi ils réfèrent – the world behind the words. Certaines encyclopédies sont conçues et agencées comme des dictionnaires en ce qu’elles adoptent la présentation alphabétique de ces éléments (par exemple, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert). 3) Toutefois l’encyclopédie et le dictionnaire partagent un point en commun. Tous deux sont des textes discontinus constitués de segments (des entrées) autonomes et indépendants, organisés thématiquement, conceptuellement, par disciplines ou par ordre alphabétique5

. Les champs sémantiques de l’encyclopédie ne présentent jamais des frontières parfaitement définies et ne sont jamais fermés. Chaque entrée ouvre implicitement ou explicitement sur d’autres entrées, qui à leur tour ouvrent sur d’autres entrées de telle manière que chaque entrée est connectée à toutes les autres. L’encyclopédie n’est pas un espace fermée mais elle permet la libre circulation d’unités à l’intérieur du corpus. « Non pas une totalité statique mais une entité dynamique», dit Olga Pombo.

«A living being and not a phantom, not a mausoleum or a herbarium, but a living intellectual force »6

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4) L’objectivité matériel de l’encyclopédie est grande ouverte. Le réseau qui se déploie à l’intérieur du nombre limité de pages offre une combinatoire sans règle (mais encore une fois avec des possibilités de combinaison quasi infinies). Le lecteur peut ainsi gérer son apprentissage, son initiation, son propre parcours. Olga Pombo

5 Pour une étude sémiotique, cf. Umberto Eco, Sémiotique et philosophie du language, Dictionnaire vs. Encyclopédie, Presses Universitaires de France, 2001. 6 Otto Neurath, International Encyclopaedia of Unified Science, The University of Chicago Press, 1938.

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souligne qu’en effet les innovations technologiques modernes, comme l’internet et l’hypertexte, ont amélioré les possibilités de déplacement à l’intérieur d’un réseau, mais que l’encyclopédie a toujours tendu vers ce point en mettant à disposition des index, des thesaurus, des références internes, des articulations, des renvois, etc. – en fait tout ce que l’instantanéité des liens hypertextes offrent aujourd’hui7

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5) La discontinuité de l’encyclopédie est renforcée par le fait qu’elle inclut souvent du matériel non-linéaire comme des images, des gravures, des tableaux graphiques, des cartes, des plans, etc. Les 11 volumes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en sont un exemple flagrant. La connexion entre l’encyclopédie et la wunderkammer8

puis le musée est d’autant plus claire quand ces derniers sont considérés comme des manifestations physiques de l’encyclopédie (« a sensitive realisation of encyclopaedia »). Ils sont tous deux des machines-de- vision, l’une construite de pages, l’autre de murs.

6) La dimension culturelle et éducative a de tout temps été un moteur pour l’encyclopédie. L’encyclopédie invite le lecteur à suivre son propre cursus mais elle n’est pas forcément didactique. Le lecteur n’est pas un étudiant, ni un élève, quelqu’un qui suivrait un curriculum prédéterminé afin d’acquérir un savoir systématique. Il n’est pas non plus un autodidacte, caricature du lecteur d’encyclopédie, quelqu’un qui chercherait à trouver un substitut à la linéarité scolaire dans le régime combinatoire de l’encyclopédie. Il est toujours déjà lettré –c’est un « public éclairé » comme diront Diderot et d’Alembert par exemple. Cependant la création d’une encyclopédie coexiste toujours avec la volonté de s’unir à une communauté dont les limites coïncideraient idéalement avec celle de l’humanité et de partager la connaissance avec elle.

7 Il est intéressant de lire ce que le poète Américain Charles Bernstein dit de l’hypertexte : “Claims of many enthusiastic hypertextualists notwithstanding (and I am second to none in making extravagant claims for that which I support), many of the most radical features of hypertext are technologies made available by the invention of alphabetic writing and greatly facilitated by the development of printing and bookmaking. Such formats as page and line numbering, indexes, tables of contents, concordances, and cross-referencing for encyclopedias and card catalogs, are, in effect, hypertextual. Much of the innovative poetry of the past 100 years relies on the concept of hypertextuality as a counter to the predominance of linear reading and writing methods. While hypertext may seem like a particular innovation of computer processing, since data on a computer does not have to be accessed sequentially (which is to say it is "randomly" accessible), it becomes a compensatory access tool partly because you can't flip though a data base the way you can flip through pages or index cards. (I'm thinking, for example, of Robert Grenier's great poem, Sentences, which is printed on 500 index cards in a Chinese foldup box.)”. 8 Cf. le chapitre qui porte sur les Wunderkammern.

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7) L’encyclopédie comme travail collectif. A partir du 17e siècle, l’entreprise encyclopédique deviendra un travail collectif – il est vrai qu’avant il existait, ce qu’on appelle aujourd’hui rétrospectivement une encyclopédie, des œuvres d’un seul auteur (cf. l’Historia Naturalis de Pline ou les Etymologies d’Isidore de Séville9). Diderot et d’Alembert eurent plus de 160 collaborateurs dont des musiciens, des hommes de science, des écrivains ; et dont certains étaient déjà très célèbres (on peut citer Rousseau, Voltaire, Montesquieu ou Grimm). Olga Pombo cite ensuite Otto Neurath : « Scientists with different opinions will be given an opportunity to explain their individual ideals in their own formulation »10. On citera aussi Wikipédia comme modèle d’une encyclopédie collaborative en ligne11

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8) L’encyclopédie est toujours ordonnée. Implicitement ou explicitement, elle implique un «système figuré des connaissances humaines », où l’ordre et la connexion du savoir humain sont mis en forme. Cet ordre peut être thématique ou disciplinaire. Il peut même être annulé par le classement alphabétique, toutefois il gardera sa structure systématique, grâce à son articulation interne, l’inclusion ou l’exclusion de certaines choses ou encore la mise en valeur et la discrétion de certains éléments12

. Sa vocation synthétique et unitaire est la fonction de l’encyclopédie : elle doit montrer le cercle des connaissances (en vertu de son nom) et l’unité et l’harmonie de ses branches.

J’aimerais revenir sur l’ordre. Comme l’océan des connaissances est constamment alimenté, il faut aussi savoir accéder à toutes les connaissances issues des laboratoires, cabinets, ateliers et bibliothèques du monde. D’Alembert va proposer une carte, un itinéraire pour sortir de cette vaste forêt labyrinthique. (J’use à dessein des métaphores d’océan et de forêt, cf. point suivant #9 note 12). Dans son Discours Préliminaire de l’Encyclopédie (1751) il dira : « [L’ordre Encyclopédique] consiste à rassembler[les connaissances] dans le plus petit espace possible, et à placer, pour

9 Pour un résumé plus complet de ces deux œuvres, se référer à la deuxième partie du mémoire. 10 Otto Neurath, Unified science and Encyclopaedic Integration. Se référer aussi à The Orchestration of the Sciences in the Encyclopaedism of Logical Empirism. Ici Neurath emploie le terme d’orchestration. 11 Cf. le chapitre qui porte sur Wikipédia. 12 « Ainsi, là même où, avec le dictionnaire, l’ordre alphabétique vise à garantir une certaine continuité, l’encyclopédie se bâtit à partir du non-linéaire, quitte à réorganiser ensuite en réseaux cette pluralité de sens, et à créer les conditions d’une transition d’une discipline à l’autre, c'est-à-dire d’une articulation interne.» Gilles Quinsat, « De la Mappemonde au Web : vers un texte « sans qualités » » in Critique, édition spéciale Dicomania : La folie des dictionnaires, tomes 608-609, p. 981-991.

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ainsi dire, le Philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe13

dans un point de vue fort élevé d’où il puisse apercevoir à la fois les Sciences et les Arts principaux ; voir d’un coup d’œil les objets de ses spéculations, et les opérations qu’il peut faire sur ces objets ; distinguer les branches générales des connoissances humaines, les points qui les séparent ou qui les unissent ; et entrevoir même quelquefois les routes secrètes qui les rapprochent. C’est une espèce de mappemonde qui doit montrer les principaux pays, leur position et leur dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite qu’il y a de l’un à l’autre ; chemin souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent être connus dans chaque pays que des habitants ou des voyageurs, et qui ne sauroient être montrés que dans des cartes particulières fort détaillées. Ces cartes particulières seront les différents articles de notre Encyclopédie, et l’arbre ou système figuré en sera la mappemonde ». La carte deviendra un arbre. L’encyclopédie est appréhension et compréhension du monde (nous verrons plus tard la vision plus pessimiste de Henri Meschonnic).

9) Finalement Olga Pombo remarque un dernier point : c’est la fonction prospective de l’Encyclopédie. Elle la qualifie d’organon au service du progrès des sciences. Elle explique qu’en synthétisant l’avancée des connaissances, en désignant les béances dans le savoir, les encyclopédies nous donnent à connaître ce qui n’est pas encore connu. Bacon le dira ainsi : après l’arbre vient l’océan14

. Et d’Alembert le formulera comme cela dans son Discours Préliminaire : « Voila le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher ». Pour Olga Pombo, l’encyclopédie veut réduire l’opposition entre mémoire et invention.

13 Je souhaiterais ici faire un renvoi un peu étrange puisque j’associe à labyrinthe un terme non encore employé qui est celui de ‘mémoire’. Chez Niklas Luhmann (sociologue Allemand né en 1927 et mort en 1998), la mémoire est un labyrinthe avec, comme il se doit, peu d’entrées et de sorties : "Ein Labyrinth ermöglicht bei ganz wenigen Eingangs- und Ausgangsstellen ein Maximum interner Kontaktmöglichkeiten bereitzustellen, die in principiell unvorhersehbaren Sequenzen aktualisiert werden. Man erreicht damit eine nicht von der Qualität der Eingangssignale abhängige (nicht durch sie determinierte) Vielzahl von Auswertungen". (Niklas Luhmann, Organisation und Entscheidung. Opladen: Westdeutscher Verlag 2000, p. 420; 2nd, ed, VS Verlag für Sozialwissenshaft, 2006). Un labyrinthe avec peu de points d’entrée et peu de sorties maximise en son sein les points de contacts, ce qui tend à provoquer une qualité de sortie indépendante de la qualité des entrées. Ceci est un concept que j’aime voir réaliser dans les œuvres d’art. 14 « L’arbre désigne à la fois l’enchaînement des choses et l’ordre des savoirs. Il suppose une parfaite adéquation entre l’un et l’autre ainsi qu’une organisation achevée de la classification des sciences. L’image maritime, elle, instaure une distance entre les objets à connaître et les instruments qui permettent leur connaissance. L’encyclopédie est alors une carte, une mappemonde, une boussole. » Roger Chartier, in Tous Les Savoirs Du Monde, catalogue de l’exposition homonyme, sous la direction de Roland Schaer, 1996, Paris.

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Ces neufs points synthétisent selon Olga Pombo l’approche universelle que chaque civilisation développe face à son évolution et à son accumulation de savoirs. Je vais citer pour conclure (et pour synthétiser davantage encore ces neufs points) la proposition schématique que Roland Mortier tient dans la préface de L’Encyclopédisme : Actes du Colloque de Caen 12-16 Janvier 1987, Annie Becq (dir.) Paris, Editions Aux Amateurs de Livres, 1991, p.13: selon lui une société doit avoir « (…) d’abord une perception historique réflexive du chemin parcouru et des connaissances engrangées, par les générations antérieures ; ensuite, une conception totalisante de ce savoir, ressentie comme une sorte de capital à gérer collectivement ; enfin la volonté de répandre ce savoir, à la fois dans le souci de stimuler la recherche ultérieure (cf. la position de Francis Bacon dans le premier point) et dans celui de rentabiliser en quelque sorte le savoir, en diffusant son usage pour le plus grand bonheur du groupe auquel on s’adresse ». [Bien entendu, cette synthétisation est tendancieuse puisqu’elle n’aborde qu’une conception historique ‘occidentale’ de l’encyclopédisme. Elle se base sur l’observation comparée de l’encyclopédisme occidental moderne avec, par exemple, les fantasmes projetés sur la conceptualisation de la Bibliothèque d’Alexandrie (aujourd’hui détruite) ou des encyclopédies autres (ce que les auteurs de science-fiction appellent xénoencyclopédies), ainsi les encyclopédies Chinoises par exemple. Synthétisation réductrice, rassurante, familière, autoritaire.]

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Survol en guise d’introduction Nous mettons souvent en avant le fait que L’Encyclopédie de D’Alembert et de Diderot a inauguré l’encyclopédie moderne et les dictionnaires encyclopédiques. Mais les entreprises encyclopédiques remarquables furent nombreuses tout au long de l’histoire et il est nécessaire de souligner le fait que l’Encyclopédie n’est qu’une pièce (pionnière certes, pour son innovation alphabétique comme principe taxinomique et l’ampleur de son programme idéologique) d’un puzzle bien trop grand pour être réduit à un élément. Afin de considérer les projets encyclopédiques dans leur complexité, il faut se demander ce que peut-être le savoir et comment il a évolué avec et suivant les projets encyclopédiques. Je vais citer Paolo Cherchi: «We can say that knowing how many kinds of trees there are is knowledge, but it is of a different sort from the knowledge acquired by classifying these trees, putting them in relation to other elements of the earth and of the universe, or seeing them as different symbols, or even reasoning about the principles which organize our way of presenting these relations. »15

Procédons par époque, et pour commencer l’Histoire Naturelle (Historia Naturalis) de Pline l’Ancien

Il tire la conclusion qu’un thesaurus ne fournit pas simplement des informations mais qu’il participe d’une tentative de saisie du monde et de la consolidation des disciplines qui l’étudient. De nombreux exemples peuvent servir de cas concrets afin de démontrer le fait que l’encyclopédie n’est pas un procédé naturel mais un classement délibéré et artificiel qui propose une vision particulière du monde – encore une fois, chaque encyclopédie pourrait servir de modèle, et pas seulement L’Encyclopédie, mais étant donné la vastitude de l’univers encyclopédique et donc le grand nombre d’exemples possibles il n’est pas envisageable d’utiliser et de discuter tous les matériaux à notre disposition.

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15 Paolo Cherchi in Encyclopedism from Pliny to Borges, University of Chicago Library, 1990.

, œuvre en 37 volumes sur (tous) les phénomènes naturels qui

16 Pline L’Ancien est un homme de Lettres Romain (23-79) ; Buffon (1707-1788) dans son Discours premier sur l'histoire naturelle dit de lui : «Pline a travaillé sur un plan bien plus vaste [qu'Aristote]. Il a voulu tout embrasser, et il semble avoir mesuré la nature, et l'avoir trouvée trop petite encore pour l'étendue de son esprit. Son Histoire naturelle comprend, indépendamment de l'histoire des animaux, des plantes et des minéraux, l'histoire du ciel et la terre, la médecine, le commerce, la navigation, l'histoire des arts libéraux et mécaniques, l'origine des usages, enfin toutes les sciences naturelles et tous les arts humains; et ce qu'il y a d'étonnant, c'est que dans chaque partie Pline est également grand. L'élévation des idées, la noblesse du style relèvent encore sa profonde érudition: non-seulement il savait tout ce qu'on pouvait savoir de son temps, mais il avait cette facilité de penser en grand, qui multiplie la science. Il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépendent l'élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d'esprit, une hardiesse de pensée qui est le germe de la philosophie. Son ouvrage, tout aussi varié que la nature, la peint toujours en beau. C'est, si l'on veut, une compilation de tout ce qui a été écrit avant lui, une copie de tout ce qui avait été fait d'excellent et d'utile à savoir; mais cette copie a de si grands traits, cette

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comprennent des sujets aussi divers que la cosmographie, la métallurgie, l’astronomie ou la zoologie. Pline n’est pas préoccupé par la recherche d’une unité ni par l’interrelation des disciplines ; il considère plutôt son œuvre comme un travail de recherche (constamment) en cours. Si, à l’instar de Paolo Cherchi17, nous comparons maintenant l’Historia Naturalis à l’Etymologiae, De summo bono de Saint Isidore de Séville18

La grammaire est le sujet premier des Etymologies, c’est surprenant mais la logique d’Isidore de Séville est de celles qui placent le langage comme outil fondamental du savoir. Le langage permet de saisir l’essence des choses, et c’est l’étymologie qui permet de faire le lien entre les mots, les choses et le Créateur ; l’évêque de Séville ayant tout de même écrit ces Etymologies afin de dresser un tableau du monde profane et sacre qui contribuera à convertir nombre de Wisigoths encore ariens au christianisme trinitaire

, nous remarquons les différences importantes qui caractérisent l’histoire de l’encyclopédisme et nous entrons dans le vif du sujet amorcé au paragraphe précédent et qui consistera à esquisser la différence entre information et savoir à travers différents projets encyclopédiques et ce à des époques différentes.

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Pendant une grande partie du Moyen-âge et jusqu’à la Renaissance, les Etymologies servent de modèle à de nombreuses encyclopédies. A partir de ce moment, on va chercher à percer les secrets de « l’univers-machine ». Paolo Cherchi remarque que les encyclopédies de cette époque se distinguent par des titres évocateurs contenant des mots comme « théâtre », « jardin », « fabrique », « panoptique », « syntaxe »

. Mais avant tout, ce qui est intéressant avec les Etymologies, c’est la volonté d’unification des savoirs (au contraire du travail de Pline) par le biais d’une méthode, ici épistémologique (c’est-à-dire animée par la conviction que la valeur originelle des mots permet d’atteindre la connaissance essentielle de la nature des êtres et des choses).

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compilation contient des choses rassemblées d'une manière si neuve, qu'elle est préférable à la plupart des livres originaux qui traitent de cette matière.»

,

17 Ibid. 18 Isidore de Séville (Saint) est né entre 560 et 570 à Carthage. Il fut évêque de Séville de 601 jusqu’en 636, année où il mourut. Son grand traité qu’il intitula les Etymologies était composé de 20 livres qu’il commença à rédiger en 621. La structure de l'ouvrage, proche de la base de données, fit que son auteur fut choisi en 2001 comme Saint Patron des informaticiens et des internautes. 19 En 539, le roi des Wisigoths d’Espagne Ricarède 1er est le premier à se convertir au catholicisme, les Wisigoths étant encore à cette date largement ariens. Le roi Sisebuth qui régna de 612 à 621 fut celui qui demanda à Isidore de Séville la rédaction des Etymologies, qui accélèrera la conversion de l’Empire. D’après Pierre Duhem, ce ne sont nullement des visions conversionnistes qui animèrent Isidore de Séville : "Le désir de savoir était intense chez les peuples jeunes qui avaient envahi l’Empire romain; le premier qui s’efforça d’y satisfaire fut saint Isidore de Séville. " Pierre Duhem, L’astronomie latine au Moyen Age (suite), édition Hermann, Paris, 1958. 20 Paolo Cherchi in Encyclopedism from Pliny to Borges, University of Chicago Library, 1990.

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qui sont des images (et des métaphores) désignant des espaces délimités pouvant accueillir toutes sortes de choses et les rendre visibles, accessibles à l’étude. Il va ensuite mettre en relation ces mots avec des « formes encyclopédiques » : les arts de la mémoire, les silvas21 (représentant le désordre et la fragmentation du monde), les hexaemera (incarnant l’univers suivant le schéma des sept jours de la Création), les catalogues et les polyantheas (anthologie d’extraits et de citations), les premières galeries d’art et les cabinets de curiosités22

Ces projets vont peu à peu se perdre au profit d’une nouvelle taxinomie, le classement alphabétique. Pourquoi les projets cités ci-dessus ont-ils échoué ? Bien entendu parce que le savoir a évolué avec l’élaboration de nouvelles sciences, si bien que des notions désuètes comme l’immobilité du monde ont périclité. Le monde est en changement perpétuel, les encyclopédies qui visent à rassembler tous les savoirs du monde ne peuvent pas tout contenir ni ne peuvent prétendre à aller aussi vite que le monde. Le classement alphabétique permet d’ouvrir l’encyclopédie à une élaboration future. Sa structure n’étant plus figée dans et par les dogmes disciplinaires et thématiques, il permet un type de consultation plus rapide et plus populaire du compendium. Ce sont bien entendu les innovations de l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot que je cite. Afin de ne pas trahir, avec une dissertation trop longue, mes dires sur la non-exclusivité de l’Encyclopédie, je ne vais pas reprendre en détail sa conception, sa création et sa diffusion mais plutôt me concentrer sur d’autres histoires... (Néanmoins on trouvera des informations sur l’Encyclopédie tout au long de ce mémoire).

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Les encyclopédies d’aujourd’hui suivent le modèle de l’Encyclopédie (modèle alphabétique, collaboratif, expansif,… modèle de l’arbre encyclopédique basé sur la division des sciences du Chancelier Bacon23). Pourtant les résolutions idéologiques des Lumières se sont retrouvées anéanties dans beaucoup des successeurs de Diderot et d’Alembert24

Peu croient encore aujourd’hui à l’encyclopédie comme medium unique permettant de représenter le monde. A l’ère de l’internet les réseaux s’étendent dans des

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21 Silva est un mot latin qui se traduit par forêt (cf. fragment à propos d’Armand Schulthess). 22 À propos des wunderkammern, cf. le chapitre éponyme, et le livre de Barbara Maria Stafford and Frances Terpak : Devices of Wonder: From the World in a Box to Images on a Screen, ed. Getty Research Institute, Novembre 2001, et le livre de Philipp Blom : To Have and to Hold: An Intimate History of Collectors and Collecting, ed. MJF Books, 2004. 23Francis Bacon (1561-1626), philosophe et Homme d’Etat Anglais. Pour le modèle du système des connaissances : Instauratio magna multi pertransibunt et augebitur scientia, Francis Bacon, ed. John Bill, 1620, London ; Observations sur la Division des Sciences du Chancelier Bacon, in Discours Préliminaires de l’Encyclopédie de Jean Le Rond d’Alembert, éd. Vrin, 2000. 24 On discutera plus tard les encyclopédies comme le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Athanase Larousse (1817-1875) qui voulut (et a en partie réussi à) rendre le savoir accessible à tous, ainsi que le projet encyclopédique collaboratif en ligne connu sous le nom de Wikipédia.

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sphères qu’aucune encyclopédie n’a jamais rêvé de pénétrer, d’autant plus sous sa forme livresque.

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Cabinets de Curiosités et Bibliothèques : les encyclopédies physiques. « Ainsi un petit Mercure de Bronze n’offrira pas tout uniquement l’image de la divinité païenne, il pourra aussi prendre place dans le tableau des minéraux (…) »25

« Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio. »26

Le cabinet de curiosités est bel et bien la représentation physique d’une encyclopédie, seulement avec des objets qui remplacent les livres (et bien entendu les mots). C’est aussi un lieu d’expérimentation « où le sujet et l’objet vont à la rencontre l’un de l’autre»27

25 Patricia Falguières, Les Chambres Des Merveilles, (p. 44) Bayard, Paris, 2003.

; Roland Recht notera dans l’introduction du livre de Lugli qu’«on pourrait assigner à ce lieu le nom de ‘Denkraum’ qu’a employé Aby Warburg » (p. 25). Le Denkraum est peut-être cet espace, tout comme la Wunderkammer, qui peut produire la confrontation entre « le sujet et l’objet » (Lugli), entre « celui qui connaît et l’objet de sa connaissance » (Recht). Je ne vais pas réciter ici la théorie Warburgienne qui décrira la séparation d’avec la mère et la reconstitution imaginaire (en image) d’un monde (ainsi) interprétable ; mais l’idée d’un possible « enchaînement continu » entre nature et culture que représenterait la Wunderkammer m’a l’air particulièrement intéressante. Roland Recht souligne l’absence de heurts et même de ruptures que promet « l’enchaînement continu » ; non pas qu’il n’y a pas de heurts ou de ruptures mais je pense que le cabinet de curiosité tolère, suggère et souvent inflige l’enchaînement, la confrontation harmonieuse (paradoxe), l’association étrange entre objets. Adalgisa Lugli le soulignera dans son chapitre Les Musées Comme Théâtre de Mémoire : « (…) cette façon de rapprocher librement des objets, des procédés et des pièces fort différents les uns des autres, comme les produits de la nature et de l’art, suppose l’ouverture à tous les rapprochements possibles, sans aucune exclusion, et demande une application généralisée de ce principe d’analogie qui manifeste si intensément sa présence dans toute la culture du XVIe siècle.» (à propos du Théâtre Du Monde de Samuel Quiccheberg dont le projet de musée idéal remonte à 1565). Dans la même

26 Charles Baudelaire « La Voix » in Les Fleurs du Mal, (p. 189), Gallimard, Paris, 1961. 27 Adalgisa Lugli, Naturalia et Mirabilia, Les Cabinets de Curiosités en Europe, Adam Biro, Paris, 1998.

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optique, Patricia Falguières écrira cette belle phrase : « La Wunderkammer est le sanctuaire des hétérotopies28 »29

Il est bien évident que la conception du cabinet de curiosités a connu maints chamboulements et qu’à travers les âges et les régions il fut tour à tour cabinet de reliques, studiolo, théâtre de mémoire, Wunderkammer et musée. L’Europe en connut de célèbres, mais le reste du monde ne fut bien entendu pas en reste et les merveilleuses collections d’Asie ou du Moyen-Orient (pour ne citer que ces deux régions) d’abord légendaires puis fondées firent rêver plusieurs générations d’empereurs-collectionneurs. Mais c’est néanmoins sur les collections Européennes que j’aurais aimé m’attarder ici puisque d’une part elles furent le sujet de nombreuses études et qu’ainsi je dispose d’une abondante source d’information, et d’autre part, ce sont ces mêmes collections et leurs éventuels catalogues qui serviront de modèles aux encyclopédies et si je puis dire « contre-encyclopédies » (souvent xénoencyclopédies –encyclopédies de mondes imaginaires) déjà citées plus haut dans ce mémoire.

.

D’une certaine manière la bibliothèque représente (pour beaucoup, moi y compris) un idéal encyclopédique – en tant qu’encyclopédie tridimensionnelle. Elle se définit comme espace de concentration des découvertes (au sens large) et avancées (idem) d’une époque ; elle fait face aux mêmes difficultés de classification des disciplines et des savoirs et doit savoir se confronter à une audience tout aussi spécialisée ou hétérogène que son pendant livresque (« Should the material of a given field be represented by general or specific examples ? Should access to this knowledge be universal or select, public or private? 30

[Les bibliothèques publiques sont en général des lieux assez génériques dont l’analyse relèverait plutôt d’une étude relative aux sciences de l’information et à la Bibliothéconomie. C’est pour cela qu’il me semble plus intéressant d’étudier les bibliothèques privées, toujours plus singulières et surprenantes à mon avis. Un des exemples les plus fameux est bien entendu la bibliothèque d’Aby Warburg, qu’il appelait « die kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg » et qu’il avait dédié à la déesse grecque de la mémoire : Mnémosyne. A l’instar du cabinet de curiosités, les

»).

28 Encore Foucault ! « Nous sommes à l'époque du simultané, nous sommes à l'époque de la juxtaposition, à l'époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé (...) L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. C'est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres. »Michel Foucault, Dits et écrits 1984 , Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. 29 Patricia Falguières, Les Chambres Des Merveilles, (p. 45) Bayard, Paris, 2003. 30 Anna Sigridur Arnar in Encyclopedism from Pliny to Borges, University of Chicago Library, 1990

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éléments qui composent sa bibliothèque sont autant de possibilités associatives. Les rapprochements que proposaient Aby Warburg sont en quelque sorte autant d’hétérotopies (cf. note 38). La bibliothèque de Warburg, mais je ne suis pas un spécialiste de son travail, semble bien être le miroir de son esprit curieux et intelligent (comme le sont ses écrits et ses fameux « tableaux-Mnémosyne »). La bibliothèque peut devenir, lorsqu’on la remplit avec une intensité personnelle sinon une volonté singulière et non mondaine, un autoportrait31

Mais afin de contredire tout ce qui a été dit plus tôt et ainsi respecter le « tout y est vrai autant que faux » du prologue et de compléter avec un rapport réel et contradictoire de la bibliothèque à l’encyclopédie, je reprendrai cet extrait d’un article d’Henri Meschonnic : « L’encyclopédie et la bibliothèque sont inséparables, mais inverses. La bibliothèque est un potentiel, un produit et un en deçà de la recherche ; l’encyclopédie reste une paideia. La recherche est plus ou moins loin, quelque part dans ses préalables. Et quitte à ajouter un truisme à ces truismes, les bibliothèques sont sans mesure plus belles que les encyclopédies, parce qu’elles n’ont pas de fin, et que les encyclopédies contemporaines sont plutôt des points d’arrivée. La bibliothèque n’a pas le même rapport au savoir que l’encyclopédie. Elle n’est pas faite de réponses, mais de questions. Le problème de l’encyclopédie est de résister aux réponses, de trouver les questions que cachent les réponses

intellectuel assez fidèle. ]

32

».

31 Cette notion d’autoportrait est intéressante. Elle rejoint mon projet de « Bibliothèque Renversée ». c.f. Henri Meschonnic, Des Mots et des Mondes, « (…) Le monologue des dictionnaires et des encyclopédies est une conversation qu’on a avec soi-même, en feuilletant les présents du passé, les passés du présent. Les système du monde y deviennent l’autoportrait du lecteur. » 32 Henri Meschonnic, In Roland Shaer, Tous les Savoirs Du Monde, Paris, BNF/Flammarion, 1996, p.23.

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Armand Schulthess et l’encyclopédie dans les bois33

.

« (…) on voit étinceler des bandes de tôles et des fonds de boîtes de conserve cloués sur des troncs ou suspendus à des branches ; le tout est intégralement couvert d’inscriptions. Ce sont là des milliers (au moins) de textes didactiques traitant des inventions et autres exploits de l’humanité, de la hache de pierre au spoutnik, qui pendouillent et s’oxydent gentiment. Le classement analytique procède par groupe d’arbres : l’un est consacré aux compositeurs et chanteurs d’opéra, un autre aux inventeurs et inventions, un troisième à la vie amoureuse… Tout ce qui a été découvert par des ingénieurs, écrit par des musiciens, mis au jour par des hommes de science, tout, y compris les dates de l’histoire universelle, de Gengis Khân à Hitler, est consigné dans cette encyclopédie en plein air, et ce en quatre langues.34

».

« Lorsque les habitants de Macondo furent atteints un jour, pendant leurs cent ans de solitude, par un mal ressemblant à l’amnésie, ils se rendirent compte que leur connaissance du monde se volatilisait et qu’ils risquaient d’oublier ce qu’était une vache, ce qu’était un arbre, ce qu’était une maison. L’antidote, découvrirent-ils, se trouvaient dans les mots. Afin de rappeler ce que leur monde signifiait, ils rédigèrent des pancartes qu’ils accrochèrent aux bêtes et aux objets : « Ceci est un arbre », « ceci est une maison », « ceci est une vache, et elle donne du lait qui, mélangé au café, donne le café au lait». Les mots nous disent ce que nous, en tant que société, nous croyons qu’est le monde. »35

« Qu’est-ce qu’une forêt ? Un insecte merveilleux. Une planche à dessin. »36

En 1951, Armand Schulthess, employé du Département Fédéral de l’économie Suisse, quitte son travail et se rend dans sa propriété du Tessin, à Auressio dans la vallée d’Onsernone. Il y restera jusqu’à la fin de sa vie ; 21 ans auront passé. Il appelait cette propriété son Domaine n°1. Sur la propriété on pouvait trouver une maison entourée d’une vigne délaissée et d’une châtaigneraie. Mais ce n’est pas la perspective de faire du vin qui amena Armand Schulthess dans cette région isolée de la Suisse. 33 Encore les bois, rappelez-vous les silvas : métaphore renaissante d’un monde fragmenté et désordonné. 34 Theo Frey in Armand Schulthess, 1901-1972, Diopter Verlag für Kunst une Fotographie, 1996, Luzern (traduction: Laurent Jospin). Ce magnifique livre contient les émouvantes photographies que Theo Frey a prises quand Armand Schulthess était encore en vie (autour de 1968 je pense) et qui avec le film de Hans-Ulrich Schlumpf, Armand Schulthess, J’ai Le Téléphone, constituent les seuls témoignages de l’œuvre de Schulthess. 35 Alberto Manguel, Dans La Forêt Du Miroir, essais sur les mots et sur le monde, traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Actes Sud/Leméac, 2000. 36 Max Ernst, Les Mystères De La forêt, Minotaure n°5, 1934.

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Rapidement Armand Schulthess se mit à l’œuvre. Il mit en place dans son Domaine n°1 un réseau complexe de sentiers, de passerelles, de ponts et d’échelles qui permettaient de relier aisément tous les coins et recoins du terrain, qui est, d’après les photographies de Theo Frey37

Pour l’instant vous ne semblez pas encore très impressionnés par mon bonhomme ! Il fait seulement ce que beaucoup d’autres font : il fabrique un jardin pratique et idéal.

, extrêmement pentu.

Mais l’idéal de Schulthess ne se résume pas seulement à un concept de navigation pratique. En fait, plus on avançait sur les chemins tortueux du domaine, plus tout devenait étrange. On ne pouvait pas rester insensible au miroitement des milliers de plaques recouvertes d’inscriptions. Hans-Ulrich Schlumpf a décrit ces plaques : « Les Plaques étaient exécutées soigneusement et préparées avec un sens très sûr de l’écriture. Elles étaient faites de fonds ou de couvercles de boîtes, de bidons aplanis, et étaient soit rondes, soit ovales, soit carrées. Armand recouvrait la tôle zinguée d’une couche de peinture à l’huile jaune qui, dans les arbres, se voyaient de loin. Sur l’aluminium, il écrivait ses textes directement puisque ce métal ne s’oxyde pas et brille par lui-même. Pour les inscriptions, il utilisait dans les premières années jusqu’à quatre couleurs différentes, plus tard seulement le noir. Il appliquait les textes en une masse épaisse et pâteuse avec un bout de bois émoussé ou une aiguille à tricoter, de sorte que même un aveugle aurait pu les lire. Il semble que, plus tard, le temps lui ait manqué pour l’exécution minutieuse des plaques. Les textes, écrits à la main ou à la machine sur des cartons et des papiers de toutes sortes, furent accrochés dans la nature comme les prières dans les bosquets sacrés d’Asie. Les premières plaques étaient clouées, sans qu’il oubliât, pour arriver à une meilleure présentation, d’introduire une petite plaque de tôle entre la grande plaque et la tête du clou. Puis il se servit de fils de fer très minces, de fils de sonnette entourés d’isolant blanc, avec lesquels il fixa le tout, exécutant souvent des nœuds très compliqués. Il lui arrivait aussi de protéger les textes avec du plastique transparent38

Schulthess réalisa une carte qui prit la forme d’un arbre, d’une forêt, de la Nature. Déjà selon Bacon on ne pouvait représenter la nature et le savoir qui y correspondait qu’en s’inspirant du modèle de l’arbre (unitaire mais divisé). « […] l’histoire naturelle restitue l’image, toute baconienne, de l’univers comme labyrinthe, comme forêt dont seule une méthode en mesure d’introduire de l’ordre dans une nature pleine de « chemins ambigus, de fausses ressemblances, de choses et signes, de spirales et de nœuds serrés et complexes » peut soutenir l’intellect humain dans le difficile devoir de

».

37 Ibid. 38 Hans-Ulrich Schlumpf, « La Seconde Vie d’Armand Schulthess », in L’Art Brut, fascicule 14, 1986, collection de l’art brut, Lausanne.

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refléter l’architecture du monde. L’unité du savoir trouve son fondement sans équivoque dans l’unité de la nature39

Sur la carte se trouvaient toutes les connaissances humaines de son époque. Hans-Ulrich Schlumpf qui fut témoin du jardin récapitula dans son article

[…] ».

40

Schlumpf relève aussi le fait hautement intéressant qu’à première vue le jardin est désordonné, mais qu’en fait il relève plus du labyrinthe que du chaos, donc à mon avis un désordre savamment ordonné. Le jardin est divisé en systèmes ; Schulthess a pensé un ordre du monde dont les thèmes principaux sont développés suivant un parcours précis. Comme tout parcours, celui de Schulthess offre un point de départ (une entrée) et un point d’arrivée (une sortie) ; c’est entre ces deux points que se produiront les points de contacts (cf. note n° 12 à propos du labyrinthe de Luhmann). On a vu un peu plus haut le répertoire des sujets que Schulthess aborde, maintenant il s’agit de comprendre comment il les classe et dispose à l’intérieur de son domaine n°1. Encore une fois c’est l’expérience du terrain de Hans-Ulrich Schlumpf qui fournit la meilleure description et explication du labyrinthe et de la consciente distribution thématique de celui-ci : « Chaque arbre, chaque région de la propriété avait son propre thème, son propre domaine de savoir. Lorsqu’on venait de la vallée et que l’on montait vers le village, le répertoire commençait avec l’histoire de la terre, la géologie, la physique nucléaire, suivies, en simplifiant beaucoup, par l’histoire de la culture, la religion, des biographies, l’art, la chimie, la météorologie, la mécanique, l’astrobiologie, l’astronomie, les voyages dans l’espace, la philosophie, la psychanalyse, la cybernétique, la parapsychologie, les problèmes du mariage et de l’amour – et avec ces derniers on arrivait à la Casa Reggio. Cet ordre suggère une idée évolutionniste, mais un autre modèle est aussi possible, dans lequel la maison serait le centre et l’élément le plus personnel. Les thèmes y sont spirituels ou concernant le destin individuel (philosophie, psychologie, parapsychologie, problèmes de l’amour et

les différentes entrées, on pouvait y trouver l’histoire de la terre, l’évolution, la géologie, la glaciologie, la cristallographie, l’évolution de l’homme, la physique nucléaire, mécanique, la chimie organique, anorganique et aromatique, la climatologie, l’astronomie, les voyages dans l’espace, l’histoire de la culture, la littérature, l’art (classique et moderne), l’histoire, la philosophie, la psychiatrie, la psychologie, la psychanalyse, la mécanique de l’esprit, la cybernétique, les mathématiques, l’occultisme, la parapsychologie, l’astrologie, les secrets du Tibet, les problèmes de baguettes divinatoires, les fakirs, l’habitat, la nutrition, le cinéma, la photographie, la musique et la collection de disques, les loisirs, l’entretien des animaux domestiques, les problèmes de l’amour, le mariage…

39 Walter Tega, « Encyclopédie et unité du savoir de Bacon à Leibniz », in L’Encyclopédisme : Actes du Colloque de Caen 12-16 Janvier 1987, Annie Becq (dir.) Paris, Editions Aux Amateurs de Livres, 1991. 40 Ibid.

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du mariage). Plus on s’éloigne de la maison, plus les thèmes deviennent scientifiques, matérialistes (géologie, physique, nucléaire) 41

».

Je pense que maintenant nous avons une image, certes incomplète mais c’est tout ce qui nous reste42, du jardin d’Armand Schulthess. Tout en analysant le travail de Schulthess, j’ai pensé à une analogie remarquable entre son jardin et Le Brouillon Général43

« La philosophie est proprement nostalgie – aspiration à être partout chez soi. » ; « Toute science devient poésie –une fois devenue philosophique. » Etre chez soi sur les chemins incertains qui se dessinent lors de la lecture du Brouillon Général. Des chemins de textes dans une campagne de savoir, qui deviennent chemins de pensées inquiètes, curieuses. Etre chez soi me semble avoir été avant tout la première pulsion qui commanda à Schulthess de créer son encyclopédie dans les bois. Schulthess est chez lui sur les chemins herbeux, boueux ou pierreux de son jardin encyclopédique ; jardin de mots, de chair, de sang, de végétaux et de minéraux (parfois on y rencontre un lièvre égaré). Il a dessiné ces chemins qui croisent des centaines de mots qu’on lit comme on lit un texte : mot à mot, pas à pas. Ce sont les chemins du promeneur, du marcheur. Chez Novalis la marche est fictive, allégorique. Chez Schulthess, la marche est effective, concrète et réelle : la marche est ici physique. Le chemin qu’emprunte

de Novalis, L’encyclopédie d’un genre particulier (une « Encyclopédistique ») du poète Allemand. Tout d’abord, et sans vouloir justifier ma proposition analogique, j’aimerais seulement revenir sur et exprimer, tout en citant Novalis, mon intention première pour l’élaboration du mémoire (bricolage) et la mise en œuvre de ma recherche théorique et plastique : il s’agit de comprendre, et pour cela faire réfléchir analogiquement sa pensée. La première chose qui me frappa lors de la lecture du Brouillon Général, ce fut comme une ressemblance formelle. Les fragments de Novalis ne sont pas classés par disciplines et on a l’impression de traverser n’importe comment des champs aussi différents que la philosophie, la médecine ou la musique. Mais à l’instar de Schulthess ils sont écrits brièvement, schématiquement et offert à la lecture selon je pense un parcours tout de même distribué même si labyrinthique. Novalis dira : "Ce qui me traverse l’esprit est consigné dans le Brouillon général". Nous avons, nous aussi,le droit de posséder le monde et de s’y sentir chez soi. Ce monde dont nous nous sentons dépossédés par la science, ce monde ‘scientifique’ (dont nous reconnaissons pleinement l’existence) doit tout aussi bien (re-)devenir monde philosophique et nostalgique. Voilà en quelques mots une des facettes du programme de Novalis, qu'il synthétise dans un fragment du Brouillon Général :

41 Ibid. 42 En 1973, un an après la mort de Schulthess, les autorités tessinoises et des héritiers incompréhensifs décidèrent de vider la maison. La bibliothèque de 70 livres manufacturés par Schulthess fut jetée au feu, le reste fut mis à la décharge. 43 Novalis, Brouillon Général, (traduit par Olivier Schefer), Allia, 2000.

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l’auteur est un chemin à réitérer par le lecteur. Chez Novalis les chemins d’écriture seront d’autres chemins de lecture. Chez Schulthess, les chemins de l’auteur et du lecteur sont indivisibles, mais se découpent et se recoupent sans cesse, créant ainsi une multitude de chemins divergents et convergents. Chez Schulthess comme chez Novalis, le renvoi d’un fragment à l’autre pendant la marche/lecture fait apparaître le tout (« La représentation du monde interne et celle du monde extérieur se constituent parallèlement – en avançant – comme le pied droit et le pied gauche – mécanisme significatif de la marche. »)

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Wikipédia: après l’arbre, l’océan, après la bibliothèque, l’internet. « Il n’est rien qu’il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu’au prochain acte de création, comme un visage auquel on parle et qui s’altère avec les mots. » 44

Wikipédia c’est l’océan ; la métaphore baconienne est tout à fait appropriée à décrire l’encyclopédie en ligne, « après l’arbre vient l’océan » et le savoir n’est plus structuré et unitaire mais il s’étend et se conquiert sur une vastitude illimitée. La verticalité défaite par l’horizontalité. L’océan est aujourd’hui abordé par une multitude d’esprits prêts à en découdre. « Le public qui lit » est devenu un « public qui écrit dans l’encyclopédie qu’il lit » comme l’a souligné Marc Foglia dans son livre45 . « Le public qui lit46 » est le public à qui s’adresse L’Encyclopédie des Lumières, c’est celui à qui d’Alembert fait appel dans son discours préliminaire, c’est enfin l’autre public, plus éclairé que le précédent, moins éloquent que le suivant. L’océan est vaste et l’arbre petit. Pour faire face à l’océan, Diderot et d’Alembert ont inventé l’encyclopédie collaborative, une équipe d’intellectuels qui exposeront leurs connaissances. Mais c’est monté dans l’arbre que ces savants font face à l’océan. La systématicité (arbre) a été intentionnellement rejetée ou inconsciemment oubliée par Wikipédia, l’encyclopédie en ligne se caractérise par sa position dans « la connaissance en progrès 47

Sans avoir eu un « public qui lit » le « public qui lit dans ce qu’il écrit » n’aurait jamais existé. J’ai lu quelque part cette intéressante phrase exclamative de Pierre-Joseph Proudhon : « Démocratie, c'est démopédie » (le règne du peuple (démocratie) et son éducation (Proudhon l’appela démopédie)). Les lumières en firent leur but premier, Wikipédia aujourd’hui l’illustre.

».

L’avantage réside aussi dans la non-limitation de sa capacité de stockage. Je pense que Diderot se posait déjà cette question : comment faire tenir dans un espace restreint la totalité des connaissances ? Cette question n’est pas purement d’ordre pratique mais rejoint aussi des questionnements d’ordre théorique, voir idéologique. L’internet permet de stocker à priori toutes les données et ne réduit pas ces données, comme le fait la page, à du texte et des images fixes, mais les étend au son et à l’image en mouvement. Aujourd’hui il semble même parfaitement inutile de 44 Robert Musil, L’Homme sans qualités, Le Livre de poche, p.231. 45 Marc Foglia, Wikipédia Média de La Connaissance Démocratique, FYP éditions, Limoges, 2008. 46 « C’est au Public qui lit à nous juger : nous croyons devoir le distinguer de celui qui parle. » 47 Ibid. (p. 42)

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relever cela, c’est un lieu commun, mais cette remarque participe aussi de la volonté de totalité qu’est internet, volonté épique et mélancolique comme je l’ai relevé dans mon prologue. La totalité n’est pas plus atteinte avec internet qu’elle ne l’est avec l’encyclopédie et la bibliothèque, pour des raisons identiques: le monde n’est pas plus un papier qu’il n’est un écran ; identifier le monde à l’alphabet et à l’image est une réduction (on pourra dire une soustraction, voire une abstraction), y insérer (compression) certaines ‘avancées’ technologiques (vidéo et son en l’occurrence) est amusant mais pas révolutionnaire. Je dis cela parce qu’il me semble que le but déclaré de Wikipédia est de conquérir une totalité ; il suffit pour cela d’analyser par exemple le logo de Wikipédia. C’est une sphère blanche qui est composée de pièces de puzzle, sur chacune des pièces on trouve une lettre –grecque, romaine, kanji japonais (…). L’ensemble représente une sphère incomplète (à compléter) puisqu’à son sommet il manque des pièces du puzzle. Dans son livre La Bibliothèque, La Nuit Alberto Manguel s’amuse à comparer Internet à une représentation de Dieu, donc à une représentation désuète, faussement essentielle et illusoire : «Si la bibliothèque d’Alexandrie était l’emblème de notre ambition d’omniscience, la Toile est l’emblème de notre ambition d’omniprésence ; la bibliothèque qui contenait tout est devenue la bibliothèque qui contient n’importe quoi. Alexandrie se voyait avec modestie comme le centre d'un cercle limité par le monde connaissable ; la Toile, telle la première définition de Dieu imaginée au XIIe siècle, se voit comme un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part48

Pour ma part, je pense que, je considère que ni la Bibliothèque (monde de papier), ni internet (monde scintillant et vacillant) ne parviendront à saisir une soi-disant totalité, pas plus qu’une vérité. La bibliothèque universelle, le réseau mondial (www) sont redondants ; la véritable encyclopédie complète, c’est le monde même, et l’expérience qu’on en fait, là en dehors de la page et en dehors du réseau (cf. note 56 à propos de Galilée).

».

Mais tandis que les livres ferment leurs pages et que les Bibliothèques ferment leurs portes Wikipédia et l’internet incorporent presque instantanément ce réel qui ne s’est pas encore laissé capturer et qui prolifère, inlassable et rebelle. Christophe Godin explique dans La Totalité (tome II) les pensées totalisantes (Champ Vallon, 1998) que « voilà l’encyclopédie prise dans ce que J. Derrida49

48 Alberto Manguel, La Bibliothèque La Nuit, Actes Sud, 2006.

appelle « la logique ou plutôt la graphique du supplément ». Le supplément dévalorise la totalité encyclopédique dans le même temps qu’il la complète ; il l’achève dans les deux sens du verbe, en la finissant et en la ruinant ». Echapper à cette graphique du supplément tout en lenteur est bien la grande avancée d'internet, elle est compatible avec la vitesse, notre meilleure amie et notre pire ennemie. C’est là que rentre en jeu l’homme sans qualités.

49 Jacques Derrida, La Dissémination, Editions du Seuil, 1972, p. 70.

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Narrations encyclopédiques et parodies Les œuvres de fiction qui partagent l’ambitieuse mission de l’encyclopédie, qui mettent à l’épreuve l’encyclopédisme et l’encyclopédiste ou qui parodient la volonté de conquête perpétuelle de l’humanité afin d’imposer un ordre à l’univers sont nombreuses et très intéressantes à étudier. Mais je ne voudrais pas me lancer dans une étude approfondie du Roman de la Rose, de Faust, de Flaubert ou de Borges –entre autres ; je souhaiterais seulement proposer une ébauche de catalogue, non-exhaustif bien entendu, de divers ouvrages dont les auteurs ont opté pour la fiction ou la parodie. En fait, la forme du catalogue se prête fort bien à mon propos, cependant il aurait été adroit aussi de trouver une forme divergente qui se serait plutôt prêtée à la forme parodique. Cependant le fait même de placer un texte (catalogue) sur les parodies et les projets encyclopédiques construits sous une forme narrative (ce que j’appelle ici les a contrario(s) relève d’une certaine manière, je pense, déjà d’une volonté critique. En tous les cas, ce geste, si d’un geste il s’agit, dessine la carte d’encyclopédies divergentes, tout au moins alternatives ; et c’est là que mon intérêt se porte. Quelles sont ces œuvres ? Il existe beaucoup d’œuvres littéraires qui partagent les mêmes ambitions que celles des encyclopédies. La volition de cristallisation des savoirs à l’intérieur d’une seule et même forme qui cherchera à trouver une expression qui lui est propre : par exemple la forme romanesque. Mais commençons par le poème allégorique: le Roman de la Rose. Au total, le poème comporte 22 000 vers écrits en deux parties : la première est de Guillaume de Loris50, la seconde de Jean de Meung51

50 Guillaume de Loris écrira environ 4000 vers entre 1225 et 1230

. Au début du récit, un jeune homme rêve d’une rose qui deviendra le symbole de la femme qu’il désire ; tout au long du récit, il cherchera à s’unir à elle. Il rencontre maints obstacles personnifiés par les vices et les vertus (les allégories): il y a là la Raison, la Richesse, la Nature, la Jalousie, le Danger, la Largesse, la Courtoisie, la Franchise, le Faux-semblant, etc... Dans la partie de Jean de Meung, de longues digressions viennent interrompre le récit – qui est déjà, comme on l’aura compris, une sorte d’encyclopédie des vertus et des vices. Lors de ces digressions, Jean de Meung viendra soumettre au lecteur sa connaissance de la science, des lettres et bien entendu de la philosophie ; ces mêmes digressions forment ainsi un deuxième récit chaotique de connaissances éparses, comme une encyclopédie sans méthode. Il y traduira alors des textes célèbres de Platon, Virgile ou encore Cicéron (entre autres).

51 Jean de Meung ou Jean Clopinel écrira environ 18 000 vers entre 1268 et 1285 (cf. http://www.arlima.net/il/jean_de_meun.html).

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Dante Alighieri52

Voilà pour les deux œuvres qui me paraissent emblématiques quant à leur participation à une histoire encyclopédique qui se situe en dehors du champ du thésaurus. On aurait pu citer El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantes ou Faust de Johann Wolfgang von Goethe.

écrira la Divina Commedia entre 1304 et 1321, année de sa mort. Avec cette œuvre, il tentera de tout embrasser, de décrire l’univers de fond en comble en 14233 vers répartis dans 100 chants, eux-mêmes répartis en 3 parties : l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. Il serait difficile de donner une image schématique du monde de la Divine Comédie, tant sa matière est dense et immensément riche. Mais c’est cette quête (à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis) de la vérité, du savoir total et de la compréhension de la destinée humaine comme temporelle et intemporelle qui m’incite à penser que la Divine Comédie est encyclopédique.

Maintenant considérons les Ficciones de Borges comme des textes qui mettraient à l’épreuve l’encyclopédisme. Le recueil de 17 nouvelles est publiés en 1944 ; le livre est divisé en deux parties intitulées Le Jardin Aux Sentiers Qui Bifurquent (un prologue et 8 nouvelles) et Artifices (un prologue et 9 nouvelles). Je voudrais essentiellement parler de deux nouvelles de la première partie (simplement parce qu’elles soutiennent le plus clairement mes propos); il s'agit de : Tlön Uqbar Orbis Tertius et La Bibliothèque de Babel. Je voulais lire Fictions de Borges depuis un long moment déjà et lorsqu’enfin j’eu pris la décision et le temps de le lire – ainsi que l’opportunité de me procurer une édition intéressante- je me précipitai sur la première et sixième nouvelle (citées plus haut) du recueil. Tlön Uqbar Orbis Tertius est la nouvelle la plus longue du recueil. Borges y pense l’encyclopédie comme une œuvre de fiction dont la construction est littéraire donc manipulée et foncièrement artificielle. Mais c’est à travers l’ensemble des nouvelles que Borges démontre et démonte la quête encyclopédique : la totalisation du savoir est impossible, elle relève de la fiction, de l’absurde53

52 Giovanni Boccaccio, Vie de Dante Alighieri, Poète Florentin, préface de Jacqueline Risset, L. Scheer, 2002.

. « Tlön Uqbar Orbis Tertius » décrit l’histoire d’une découverte (anomalie) qui devient peu à peu un monde entièrement fictif et qui envahit ensuite totalement la réalité. La nouvelle est fondée sur l’encyclopédie d’une civilisation fictionnelle (tout d’abord un pays imaginaire est cité, c’est Uqbar ; par la suite tout un monde est envisagé, c’est Tlön). Borges démontre que la nature d’une encyclopédie est artificielle puisqu’à travers elle une civilisation entière peut être créée avec ses religions, sa littérature, sa politique, sa philosophie (beaucoup disent que c’est une parabole de l’idéalisme de Berkeley, philosophe que Borges

53 L’absurde chez Borges est d’un autre ordre que l’absurde chez Flaubert (cf. le paragraphe suivant qui porte sur Bouvard et Pécuchet). Dans Tlön Uqbar Orbis Tertius il s’agit plutôt d’ironie et de détachement.

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avait beaucoup étudié54) ; la chute de la nouvelle conclut en quelque sorte que le monde réel n’existera bientôt plus, devenu entièrement Tlön. Dans « La Bibliothèque de Babel», un bibliothécaire à la veille de mourir entreprend la description de l’univers dans lequel il vit ; il se résume à une bibliothèque composée d’hexagones identiques qui contiennent tous le même nombre de livres. Sur les pages du livre les caractères (lettres) sont distribués aléatoirement, ce qui induit un apparent non-sens. Le bibliothécaire-narrateur nous raconte comment les lecteurs-habitants entreprennent l’exploration et l’analyse de cet univers-bibliothèque. Une multitude de théories résonnent dans les couloirs, mais une seule réponse semble convenir (elle est contenue dans un des livres) : la Bibliothèque est le fruit de la logique combinatoire car elle contient tous les livres possibles par la seule combinaison de 25 signes orthographiques. «La Bibliothèque de Babel est un « assemblage d’hexagones, l’univers se présente ainsi comme une ruche qui contient, et conserve, l’ensemble des connaissances possibles, avec quelque part, en un point mystérieux, l’alvéole-reine où est détenue la loi de la ruche elle-même »55

“Lasswitz's basic idea is the same as Carroll's, but the elements of his game are the universal orthographic symbols, not the words of a language. The number of such elements—letters, spaces, brackets, suspension marks, numbers—is reduced and can be reduced even further. The alphabet could relinquish the q (which is completely superfluous), the x (which is an abreviation), and all the capital letters. It could eliminate the algorithms in the decimal system of numeration or reduce them to two, as in Leibniz's binary notion. It could limit punctuation to the comma and the period. There would be no accents, as in Latin. By means of similar simplifications, Lasswitz arrives at twenty-five symbols (twenty-two letters, the space, the period, the comma), whose recombinations and repetitions encompass everything possible to express in all

. Si l’architecture de cette bibliothèque est étrange, et même inquiétante, qu’en est-il du contenu des livres de cette soi-disant bibliothèque infinie ? Sur les pages du livre, un texte, mais un texte constitué de l’agencement de 25 signes orthographiques dont 22 lettres de l’alphabet, l’espace, la virgule et le point. En outre, l’agencement de ces 25 signes ne suit aucune logique entendue, c’est au premier abord un agencement proprement chaotique. Certains suggèrent (notamment Jean-Yves Pouilloux, cf. note en bas de page) que tous les livres sont écrits en hébreux, langue dont l’alphabet comporte 22 lettres, et ce qui ferait bien entendu penser à la kabbale. Mais je ne veux pas analyser ici les éléments cryptés qui composent la nouvelle – néanmoins je souhaiterais encore mentionner un extrait d’une autre nouvelle publiée deux avant La Bibliothèque de Babel et qui éclairera un peu le mystère des 25 signes, la Bibliothèque Totale :

54 Berkeley est cité par plusieurs biographes et critiques de Borges et de son œuvre, notamment Beatriz Sarlo. Pour se renseigner sur l’idéalisme de Berkeley, se référer à Borges, a reader de Emir Rodríguez Monegal et de Alastair Reeds (New York — Dutton, 1981). 55 Jean-Yves Pouilloux, Fictions de Jorge Luis Borges, Gallimard, Paris, 1992.

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languages. The totality of such variations would form a Total Library of astronomical size. Lasswitz urges mankind to construct that inhuman library, which chance would organize and which would eliminate intelligence”56

Il est évident que la métaphore architecturale dans La Bibliothèque de Babel met en exergue un dilemme inhérent à l’encyclopédie: soit l’encyclopédie atteint son but d’embrasser et de rassembler tout le savoir humain, et par ce fait elle est infinie et donc hors de portée de l’homme, soit l’encyclopédie est une collection de données éparses et désordonnées ; Paolo Cherchi dira : «Nobody believes anymore an encyclopaedia can reconstruct the world for us; in fact, a writer like J. L. Borges can make fun of projects aiming at encompassing all knowledgeable things. Perhaps this is the reason why we still use encyclopaedias: not for knowledge but for information; we can read an article in the Encyclopaedia Britannica without asking ourselves if we are looking at a leaf of the tree of knowledge. »

.

57

A sa mort en 1880, Gustave Flaubert laissa son grand roman Bouvard et Pécuchet inachevé. L’histoire des deux copistes est fameuse, moins connu est son Dictionnaire des Idées Reçues. Les deux œuvres auraient dû n'en former qu’une si la mort de Flaubert n’avait pas interrompu la rédaction de Bouvard et Pécuchet. Ensemble ces deux œuvres sont une critique grinçante de l’encyclopédisme.

Bouvard et Pécuchet sont deux copistes qui fatigués de leur existence à la ville et après un héritage opportun décide de se retirer à la campagne et de se consacrer à l’acquisition de connaissances diverses. C’est toujours avec le même entrain et le même extraordinaire optimisme que les deux compères explorent l’agriculture, l’histoire, la philosophie, la littérature, la politique ; et c’est toujours résignés qu’ils doivent admettre l’échec de leurs entreprises. Flaubert dénonce l’artificialité et l’arbitraire de la quête encyclopédique. Bouvard et Pécuchet découvrent que même les meilleurs ouvrages de référence sont incorrects ou en conflit les uns avec les autres, et qu’ainsi il n’existe pas de système infaillible ou de réponses fiables. Flaubert questionne aussi la valeur intrinsèque aux encyclopédies : à quoi bon acquérir un savoir à travers les encyclopédies58

?

56 J.L. Borges, « The Total Library », 1939, in Selected Non-Fictions, traduction Eliot Weinberger. 57 Paolo Cherchi in Encyclopedism from Pliny to Borges, University of Chicago Library, 1990. 58 Il s’agit je pense d’une question de méthode scientifique. Depuis l’antiquité grecque deux conceptions de la science et de l’acquisition de la science s’opposent ; il s’agit de l’empirisme et de l’apriorisme. William Paulson cite Galilée (dans The Noise of Culture : Literary Texts in a World of Information, Ithaca et London, Cornell University Press, 1988) : “So put forward the arguments and demonstrations, Simplicio – either yours or Aristotle – but not just texts and bare authorities, because our discourses must relate to the sensible world and not to one on paper”. Ces mondes de papier sont aussi abordés dans Mondo di carta de Luigi Pirandello. Je voudrais pour finir citer cette note d'André Gide qui dans les Nourritures terrestres dira « Toute connaissance que n’a pas précédée une sensation m’est inutile ».

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[C’est bien d’une ébauche de catalogue qu’il s’agit, une ébauche minime mais qui montre le potentiel des narrations encyclopédiques. J’ai choisi ces quelques auteurs et livres parce qu’ils sont à mon sens emblématiques et parce qu’ils me sont familiers, mais j’aurais tout aussi bien pu choisir Don Quichotte de Cervantès, Faust de Goethe, Foundation de Isaac Asimov, Si Par Une Nuit d’Hiver Un Voyageur d'Italo Calvino, Le Nom de La Rose de Umberto Eco, etc. 59

].

59 On peut lire l’excellent Mémoire (2008, Université du Québec à Montréal) de Elaine Després : Encyclopédie, encyclopédisme et bibliothèque totale : la gestion des savoirs chez Jorge Luis Borges, Isaac Asimov et Bernard Werber.

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L’encyclopédie est... un livre. Des Ordres. « A la fin du XIIIe siècle, Raymond Lulle entreprit de résoudre tous les mystères de la création grâce à une machine composée de disques concentriques inégaux et tournant sur eux-mêmes, divisées en secteurs par des mots latins ; John Stuart Mill, au début du XIXe siècle, craignait que ne s’épuisât un jour le nombre des combinaisons musicales et qu’il n’y eût plus de place dans le futur pour d’autres Weber ou Mozart ; Kurd Lasswitz, à la fin du XIXe siècle, joua avec la fastidieuse fantaisie d’une bibliothèque universelle, qui contiendrait toutes les variations possibles de la vingtaine de symboles orthographiques, c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. La machine de Lulle, la crainte de Mill et la bibliothèque chaotique de Lasswitz peuvent faire l’objet de moqueries, mais elles ne font qu’exagérer une tendance commune : faire de la métaphysique et des arts une sorte de jeu combinatoire. Ceux qui pratiquent ce jeu oublient qu’un livre est plus qu’une structure verbale, ou qu’une série de structures verbales ; il est dialogue qu’il engage avec son lecteur, et le ton qu’il impose à sa voix, et les images durables qu’il laisse dans sa mémoire. Ce dialogue est sans fin ; les mots amica silentia lunae signifient aujourd’hui la lune intime, silencieuse et brillante, mais dans l’Enéide ils signifient le temps entre deux apparitions de la lune, l’obscurité qui permit aux Grec d’entrer dans la citadelle de Troie… Il est impossible d’épuiser la littérature pour la simple raison qu’un seul livre ne peut l’être. Le livre n’est pas une entité isolée : il est une relation, il est l’axe d’innombrables relations60

. »

Mais c’est bien d’un désir de contrôle qu’il s’agit, d’aspiration à une totalité et de rêve universel. Cependant le monde est bien trop vaste et recèle une infinité de choses qu’une encyclopédie ne pourra jamais contenir. De toute façon notre langage est aussi trop restreint pour rendre compte d’une chose du monde61

Ecrire au sujet d’une chose, c’est vouloir l’expliquer, se rapprocher au plus près de son essence. Mais souvent je pense que l’écriture est aussi et surtout une

; malgré l’étendue sémantique d’un mot ou d’une structure verbale (pour reprendre la formulation de Borges) et la multitude de relations que nous pouvons entretenir avec elle, le langage (je le prends dans son sens le plus large, comme encodeur et décodeur d’information; en somme le traitement d’information, les systèmes cognitifs) ne pourra jamais épuiser la chose et ne fera que l’effleurer, n’éclairera qu’une infime partie de son tout.

60 Jorge Luis Borges, Nota sobre (hacia) Bernard Shaw, Otras Inquisiciones, Buenos Aires, Emercé Editores, 1960. 61 «Est-il donné à l’homme de maîtriser, par l’écrite, dans l’écrit, l’infinie diversité du monde ? » Rogier Chartier, in Tous les Savoirs du Monde, Bibliothèque nationale de France/Flammarion, 1996, Paris. Il est certain que la réponse est négative. L’écrit est limité, et, j’ai envie de dire, le livre trop petit.

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distanciation par le biais d’une abstraction, d’une soustraction. Abstraire, c’est prendre du recul par rapport à une chose afin de mieux la cerner, c’est aussi s’éloigner. Ecrire un article dans une encyclopédie c’est non pas y mettre le monde, mais une abstraction du monde, un autre monde. Les livres (et les bibliothèques) sont en fait eux-mêmes d’autres mondes inépuisables. Avec les 26 lettres de l’alphabet, on pourrait tout dire. De A à Z, on bouclerait « la totalité du dicible, et par là de l’expérience, du connaissable, et par l’ancienne fusion du mot avec le concept, de la chose avec le mot, la totalité du monde. »62

Pourtant, la limite est effrayante. Pourtant on plonge dans le gouffre, passé chaque lettre, entre deux lettres, s’étend le néant. Entre deux signes de nos dictionnaires et de nos encyclopédies on retrouve un gouffre sémiotique, celui qui révéla à Borges Uqbar, coincé entre Upsal et Ural-Altaïc Languages. C’est l’arbitraire de l’ordre alphabétique qui permet cela, qui impose cela. Entre l’Alpha et l’Oméga, entre le commencement et la fin, se trouveraient toutes les limites et toutes les possibilités.

L’ordre des lettres forme les mots. Les mots sont alignés selon l’ordre des lettres. C’est la dictature des lettres qui doit nous faire dire à l’instar de Breton dans son Discours sur le peu de réalité : « Qu’est ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ? » L’ordre des lettres, tout puissant, nous afflige des mots qui désignent des choses. Les choses n’ont pas à être ordonnées selon l’ordre des lettres qui sont des mots, brouillons les mots pour retrouver les choses. Le désordre est magnifique, il est rencontre et expérience puisqu’en somme le dictat des ordres fait de toute expérience apparence et illusion. Même, allons plus loin et oublions les mots : « […] Ah ! la façon dont les yeux de Lise à demi-fermés avaient comme chaviré sous l’excès des délices, ne laissant plus voir qu’un trait blanc dans la fente des paupières convulsées, ça ne pouvait s’exprimer en dix mille formules de savants et de poètes ! Rien, ah ! absolument rien ne pouvait s’exprimer à fond, se penser à fond, et pourtant on avait toujours en soi à nouveau le besoin ardent de parler, l’éternelle tendance à penser! Il examina les feuilles de la petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si joliment autour de la tige ! Les vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si plein de sens que la disposition en spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. »63

C’est pourquoi j’ai aussi cité La Chasse Au Snark de Lewis Caroll (citation que j’ai d’abord lue dans la Cité des Mots d’Albert Manguel pour ensuite lire ce long poème). « What I tell you three times is true » est un leurre parce ce que n’est pas en répétant

62 Henri Meschonnic, Des Mots et des Mondes, 1991, Hatier, Paris. Il est vrai qu’avec l’Alpha et l’Oméga, de A à Z, on boucle la totalité du dicible, mais pas du connaissable. 63 Herman Hesse, Narcisse et Goldmund, Calmann-Lévy, 1948, p. 122

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et en pétrifiant le langage qu’on engage la vérité. Le langage ne peut jamais affirmer concrètement quelque chose, Il n’est pas précis.

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"La stupidité consiste en la volonté de conclure." Gustave Flaubert.

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