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"Et" de fermeture et "et" de continuation en français moderne Author(s): M. Sandmann Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 23 (1966), pp. 151-164 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758077 . Accessed: 16/06/2014 03:48 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.141 on Mon, 16 Jun 2014 03:48:47 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

"Et" de fermeture et "et" de continuation en français moderne

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"Et" de fermeture et "et" de continuation en français moderneAuthor(s): M. SandmannSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 23 (1966), pp. 151-164Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758077 .

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M. Sandmann (Berkeley, Californie)

? ET ? DE FERMETURE ET ? ET ? DE CONTINUATION EN FRAN?AIS MODERNE

? Synth?se entra?ne mutilation ?, ?crit M. G. Antoine dans sa

magistrale ?tude sur La Coordination en Fran?ais.1 Si j'ose pourtant

proposer, dans les pages qui suivent, une synth?se de quelques observations sur le fonctionnement grammatical et stylistique de

la particule et dans la langue moderne cultiv?e, c'est, au moins en

partie, pr?cis?ment parce que tant de d?tails ont ?t? scrupuleuse ment ?tudi?s par M. Antoine et que son trait? est ? la disposition de tous les chercheurs en qu?te d'informations suppl?mentaires. Dans ces circonstances, ? synth?se ? devient ? all?gement ?.

Mais le danger d'une v?ritable mutilation existe peut-?tre dans

la fa?on dont nous avons d?coup? notre champ de recherche. Notre

attention s'est port?e sur un aspect assez limit? de ce ph?nom?ne multiforme et complexe qu'est la copule coordonnante. Force

nous a ?t? de n?gliger d'autres aspects int?ressants, m?me, peut ?tre, pertinents. Nous le regrettons vivement. C'est au lecteur de

juger si le r?sultat de notre modeste enqu?te justifie dans une cer

taine mesure la restriction propos?e. Il nous reste ? la d?finir:

Il y a des emplois de et qui, dans la situation linguistique

fait rapport? int?ressent surtout le contact entre celui qui parle et celui qui ?coute sans laisser, pour autant, de se r?f?rer au monde objectif des

faits. Puisque les fonctions ? subjectives ? se trouvent m?l?es au

locuteur ?couteur

1 Tome I, Editions d'Artrey, Paris, 1958, 705; tome II, Editions d'Artrey, Paris, 1962.

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sens ?objectif? de la copule, elles n'ont pas toujours ?t? isol?es.

Mais, le r?le subjectif de et une fois reconnu, il devient possible de

voir certains usages syntaxiques et stylistiques sous un jour nou

veau. C'est cette th?se que nous nous efforcerons de d?montrer.

Faits de structure

Il semble ? premi?re vue que la langue fran?aise, compar?e au

latin classique, soit plus pauvre en outils coordonnants. Au seul et

fran?ais correspondent en latin les particules et, que, ac, atque; ? ou : vel, aut : ? mais : sed, autem, vero, pour ne mentionner que les

expressions les plus courantes, celles qui int?ressent la grammaire scolaire.2 Cette constatation, juste dans l'ensemble, appelle pour tant deux observations; l'une concernant la richesse expressive, l'autre la structure du syst?me coordinatif.

1. Si, au lieu de limiter notre attention aux formes les plus gram maticalis?es, nous ?tendons la vue sur les champs s?mantiques respectifs, nous trouvons dans le voisinage s?mantique de et entre autres : aussi, plus, encore, en outre, avec, ainsi que, puis ; ou appar tient, s?mantiquement parlant, ? un groupe d'expressions dont font

partie aussi soit, si vous voulez; ? c?t? de mais, nous trouvons les

particules adversatives par contre, au contraire, tout de m?me, en

revanche, seulement, nonobstant et d'autres encore. Puisqu'il est

impossible de limiter num?riquement les particules concurrentes dans les champs s?mantiques respectifs, il est peut-?tre oiseux de

comparer des chiffres. Tout ce qu'on peut admettre, c'est que le

latin, ? la diff?rence du fran?ais, poss?de un nombre plus ?lev? de

particules grammaticalis?es, cependant qu'une comparaison des moyens d'expression dans leur totalit? ne permet gu?re de trancher la question au d?savantage du fran?ais.

2. Si nous nous en tenons aux seules structures, nous constatons un fait remarquable: Les particules latines ne se distribuent pas comme des nuances du spectre optique, mais se rangent en trois

groupes bien d?finis qui correspondent rigoureusement aux trois

2 Cf. R. K?hner, C. Stegmann, Ausf?hrliche Grammatik der lateinischen Sprache, Satzlehre, Zweiter Teil8, Leverkusen 1955, 1-112. Nous ne tenons pas compte ici des copules n?gatives (nec, neque, fr. ni), ni des formes comme et -

et, non modo - sed etiam, etc.

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particules fran?aises et, ou, mais. En d'autres termes, les structures

fondamentales du latin et du fran?ais -

et, bien entendu, aussi d'autres langues

- sont identiques. Ceci doit avoir une cause g?n? rale de structuration logique. En effet, la coordination ?tablit un

double rapport logique entre deux membres du m?me rang; un

rapport d'identit? g?n?rique (le p?re et la m?re appartenant au

genre ? ascendants imm?diats d'un enfant ?) et un rapport diff?ren

tiel (? sexe masculin ? pour p?re, ? sexe f?minin ? pour m?re) :

A B

Deux termes coordonn?s ont donc une zone en commun et en

m?me temps chacun a une zone en propre. Il s'ensuit qu'il y a trois

possibilit?s principales d'effectuer la coordination. L'une, tr?s g?n? rale, qui ne tient compte des diff?rences logiques des deux termes

que pour en affirmer la compatibilit?: et (le p?re et la m?re), une

autre o? les diff?rences sont bien remarqu?es, mais ?quivalentes: ou (le p?re ou la m?re) et, enfin, une troisi?me o? les diff?rences ne

sont pas ?quivalentes: mais (non pas le p?re, mais la m?re). La

compatibilit?, l'?quivalence, et l'opposition sont

trois degr?s d'?valuation de diff?rences logiques. Dans ce syst?me d'?valuation, seule la compatibilit? (et) et l'?qui

valence (ou) permettent la construction de s?ries prolong?es, tandis que l'opposition cr?e forc?ment un rapport binaire. Alexan

dre, C?sar et Napol?on est logiquement ?quivalent ? A. et C. et N., de m?me qu'on pourrait remplacer Alexandre, C?sar ou Napol?on

par A. ou C. ou N. La transformation des s?ries avec mais se fait

de deux mani?res: elle est riche, ?l?gante, belle, mais malheureuse = a

et b et c I mais d ; ni Alexandre, ni C?sar, mais Napol?on = ne pas

(a ou b) I mais c. Evidemment, la structure logique veut qu'un contraste logique

(mais) cr?e une dualit?, une structure binaire, tandis que la compa tibilit? (et) ou l'?quivalence des traits diff?rentiels (ou) admettent

la formation de s?ries au-del? de deux termes. En m?me temps, les

deux esp?ces de s?ries se diff?rencient en accord avec l'opposition et ?? ou en s?ries ? copulatives ? et s?ries d'? alternative ?.

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A c?t? de l'importance de ces facteurs structuraux, logico

s?mantiques, le fait qu'on ne met les particules et, ou qu'une seule

fois dans la s?rie: A., C. et (ou) N. semble d'un faible int?r?t. C'est

l?, sans doute, un simple fait d'?conomie ?nonciative, une manifesta tion du principe du moindre effort psychique. Une telle explication serait pourtant trop facile. Pour ne nous en tenir qu'au seul et, nous savons que le latin n'admet gu?re le syst?me a, b et c, m ais

pr?f?re a, b, c ou bien a et b et c. Le fran?ais - comme du reste d'au

tres langues modernes - a cr?? une formule syntaxique assez origi nale et qui, selon notre th?se, fait ?tat d'une fonction ? subjective ?

de la copule.

? ET ? DE FERMETURE

Cette fonction subjective est celle d'un signal adress? ? l'inter locuteur pour lui indiquer qu'une ?num?ration est arriv?e ? sa fin.3 Ceci est ?vident chaque fois que le nombre des termes ?num?r?s

d?passe deux. Qui dit hommes, femmes et enfants signale par et que

enfants est le dernier cha?non d'une ?num?ration. Les cha?nons appartiennent le plus souvent ? la m?me cat?gorie

syntaxique :

Isa?e pria un peu, pronon?a encore le nom de Servoz, se signa et reprit son chemin (H. Troyat, La Neige en Deuil, Harrap 1954,62).

Il sait qu'elle [la Chanson] sera livr?e ? des jongleurs qui la

porteront parmi les routes, les places et les salles des seigneurs, devant des guerriers au repos, buveurs, mangeurs et bruyants. (Cohen, La Vie litt?raire en France au M. A., Tallandier 1949, 47.)

Voil? pourtant un exemple d'une proposition relative 4 occupant

la place d'une ?pith?te:

C'?tait, du reste, une personne simple de mani?res, franche en son langage, et dont le visage ne manquait pas de physiognomic

8 ? Con la conjunci?n y antes del ?ltimo miembro de la enumeraci?n significar?amos que ?ste ha terminado [...] ? S. Gili y Gaya, Curso superior de sintaxis espa?ola2, Barcelona 1948, 244.

4 Dans cet essai de synth?se nous ne discuterons pas les facteurs qui d?ter minent l'ordre des termes ?num?r?s, comme ' suite temporelle

' d?place

ment dans l'espace ', facteurs de hi?rarchie, de rythme, etc.

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(Balzac, Cur? de Tours, Five Short Stories, Cambridge U.P. 1931,

46.)

Si on cherche un mot plus ou moins ?quivalent pour d?signer cette fonction, on fera bien d'?carter ? aussi ? et de choisir ? enfin ?

? sa place:

Cf. ... r?volution logique du commerce, les n?cessit?s des temps modernes, la grandeur des nouvelles cr?ations, enfin le bien-?tre

croissant du public. (Zola, Au Bonheur des Dames, tome

deuxi?me, Bibl. Charpentier, 1948, 4.)

Dans tous nos exemples il s'agit donc d'un et de fermeture d'?nu

m?ration. Peut-on appliquer cette d?finition aussi ? un ensemble de

deux termes? Si je dis Ogier et Vivien sont des personnages ?piques,

l'interpr?tation de et par ? enfin ? n'est ?videmment pas justifiable. Il s'agit ici bel et bien de la copule au sens de ? aussi ?. Cette cons

tatation est vraie au point d'?tre banale. Devons-nous donc, en

tant que grammairiens, constater que l'usage de et dans les s?ries

prolong?es est en opposition avec celui dans les groupes binaires, ou n'y a-t-il peut-?tre pas la possibilit? de regarder la coordination

de deux termes comme une ?num?ration minimale? Dans cette

alternative la diff?rence entre une interpr?tation ? enfin ? et celle de ? aussi ? ne reposerait que sur une diff?rence d'extension de la

cha?ne ?num?rative. Les consid?rations suivantes semblent donner raison ? cette hypoth?se.

Si nous ajoutons un troisi?me personnage ?pique aux deux

h?ros mentionn?s, il est impossible de l'ajouter sous la forme sui

vante : * Ogier et Vivien, Boland sont des personnages ?piques. Ou

bien le ? prolongement ? se fait sous la forme Boland, Ogier et

Vivien ( = c, a + b) ou bien sous la forme Ogier et Vivien, et (aussi)

Boland (= a + b, + c). Dans le premier cas et a clairement sa

fonction limitative. Dans la deuxi?me alternative nous avons affaire

? deux et ; le caract?re limitatif du premier et (Ogier et Vivien) res

sort directement de la pause, indiqu?e par une virgule ; le deuxi?me

et a une fonction sp?ciale, il d?signe un ? recommencement ?, une ? reprise ? de l'?num?ration. C'est donc un et de continuation, mais,

paradoxalement, d'une continuation qui, elle, ne veut que limiter.

Voyons ce qui se passe si nous ?tendons la cha?ne encore davantage: Ogier et Vivien, et (aussi) Boland, Guillaume et Charlemagne. Nous

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obtenons la structure suivante: (a et b), et (c, d et e). Notre et de continuation se trouve entre deux macro-structures: A, et B et ne

permet pas d'?tendre la vue au-del?. S'il est un et de continuation

par rapport au premier et (celui qui lie a et b), il est de nouveau un

et de limitation par rapport au groupe A et B. En principe, le et des groupes binaires est donc, lui aussi, un et

de fermeture. Grammaticalement parlant, ces combinaisons sont

des cha?nes minimales. On peut les diviser en trois groupes :

1. Groupes ? naturels ?: Roland et Olivier, p?re et m?re, le va-et

vient, aller et retour, jour et nuit, etc.

2. Groupes ? logiques ? (notions compl?mentaires et contras

tantes) : riches et pauvres, fier et humble, caresses et menaces, etc.

3. Groupes ? tautologiques ? : opulent et riche, sain et sauf, bel

et bien, etc. Si on veut ?num?rer les ? couples ?, force est de les arran

ger ? dos ? dos ? :

D'autres couples guerriers, unis jusque par la similitude des

noms, partageront ? Roncevaux leur destin, ou, dans d'autres u

vres, ?voqueront leur souvenir: tels Amile et Mile, Lancelot et

Oalehaut. (Le Gentil. La Chanson de Roland, Hatier-Boivin,

1955, 130.) D?s le d?part de Marseille tous mes espoirs s'?taient port?s sur

une Am?ricaine, ? la crini?re fauve, aux yeux verts, aux gestes

?lastiques, solide et versatile, artificielle et pr?s du sol, provocante et lointaine, adorable et d?testable, une Am?ricaine cent pour cent.

(Varmel, Et autres Prestiges, The Commodore Press, 1945, 33.)

Ceci dit, il faut pourtant admettre que dans la oombinaison

Ogier et Vivien, et Roland nous avons affaire ? deux et, apparent?s mais diff?rents. Ce qui les distingue au fond, c'est que le premier et

appara?t au niveau du discours d?j? ? tout fait ?, cependant que le

et apr?s virgule signale l'intervention de celui qui parle dans une

structure linguistique pr?alablement form?e, donc une esp?ce de

r?ajustement de la parole. Il ne se trouve pas seulement apr?s un et

de fermeture, mais apr?s une fermeture tout court. Cette fermeture est souvent signal?e par une virgule, mais, dans d'autres cas, il suffit

d'un changement de registre pour la caract?riser. Ainsi le mot

d'ailleurs dans Victor Hugo lui r?pondit, avec la tendresse de l'homme

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fort et ?'ailleurs s?r de sa femme, qu'il ne fallait pas s'inqui?ter d'une situation garantie par la loyaut? des sentiments r?ciproques (L. Bar

thou, Les Amours d'un Po?te, Le Livre de Demain, 30) indique que les mots et d'ailleurs s?r de sa femme sont une esp?ce d'apart?, une

adjonction au discours au cours de sa formation. La situation est

parall?le quant ? et m?rit?e dans cette phrase proustienne :

Et mes parents du reste commen?aient ? lui trouver cette vieillesse

anormale, excessive, honteuse et m?rit?e des c?libataires.

Et ?quivaut ici ? et d'ailleurs.

Ce ? et surajout? ? a ?t? utilis? par les po?tes et les ?crivains, pour nous faire assister ? la naissance d'une cha?ne avec une

forte individualisation de chaque cha?non :

Ainsi Victor Hugo ?crit dans un po?me :

Demain viendra l'orage, et le soir, et la nuit ; Puis l'aube et ses clart?s de vapeurs obstru?es Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s'enfuit.

(Feuilles d'Automne, Soleils couchants VI.)

Avec le mot orage le po?te ?tait arriv? ? une fin provisoire, marqu?e par une chute de la voix, mais par deux fois il revient sur ses pas et ajoute de nouveaux cha?nons comme s'il disait ? et encore ?, ? et encore ?. Proc?d? tr?s expressif comme on le voit.6

Nous nous rappelons tous la c?l?bre cha?ne d'associations qui remonte des profondeurs de la m?moire proustienne, d'abord par saccades, symbolis?e par des virgules, pour aller s'acc?l?rant au

fur et ? mesure que les associations m?morielles se lib?rent plus facilement :

... de m?me maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du

parc de Swann, et les nymph?as de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'?glise et tout Cambrai et ses

environs, tout cela qui prend forme et solidit?, est sorti, ville et

jardins, de ma tasse de th?.

5 M. Antoine, qui cite ce passage ? la page 115, voit dans ces et des variations de puis. Il voit la m?me nuance dans ? Le jour et la nuit se succ?dent inva riablement ?. Mais ici il s'agit sans aucun doute d'un rapport de r?ciprocit?.

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Nous ne doutons pas que la cha?ne des et ne soit que l'extension

et, en m?me temps, la m?canisation du et agglutin? apr?s pause, c'est-?-dire du et de ? continuation limitative ?.

On voit donc comment le et de fermeture d'une ?num?ration

prolong?e, le et des groupes binaires et le et de la cha?ne naissante sont proches parents : ce ne sont que des variations du et limitatif.

C'est gr?ce ? cette facult? de fermer une ?num?ration, que l'absence de et semble ouvrir des perspectives sur l'inconnu, semble, dans tel contexte, donner des ailes ? notre imagination; l'absence de et sugg?re presque un etc. : Les exemples foisonnent :

Jadis les chefs d'Etat pratiquaient le r?alisme, mais ne l'honoraient

pas ; Louis XI, Charles-Quint, Richelieu, Louis XIV ne pr?ten daient pas que leurs actes fussent moraux. ( J. Benda, La Trahison des Clercs, Grasset, 1927, 184.)

Dans l'exemple suivant, les points de suspension sont assez ?lo

quents :

? [... ] il faisait de l?g?res esquisses des choses qu'il rencontrait : Les

terrasses, les arbres, quelques beaux accidents de lumi?res... ?

(P. Bourget, G. D'Houville, H. Du Vernois, P. Beno?t, Micheline et l'Amour, Le Livre de Demain, 12.)

En tout cas, l'absence de et produit facilement un effet de d?sor dre, d'accumulation p?le-m?le, emphatique, surtout dans les cha?nes ?num?ratives prolong?es :

je regardais tanguer de bras en bras les femmes sauvagement d?v? tues, ras?es, fard?es, orn?es de pendeloques et de boucles barbares, ?tranges, ?trang?res, parmi lesquelles on cherche en vain le type perdu de la Fran?aise, de cette Parisienne aux gr?ces renomm?es. (Ibid., 24.)

Les exemples de l'?num?ration tautologique ne manquent pas: et l'habilet? elle-m?me, le savoir-faire, la bonne mani?re de s'y prendre en chaque chose, le tour heureux imprim? ? l'activit? humaine pour le succ?s, valaient la peine ? leurs yeux d'?tre r?duits en r?gles. (G. Gadoffre, Descartes, Discours de la M?thode, avec Introduction et Remarques de G. G., M.U.P.2, 1961, XIV/XV.)

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Sa faiblesse de nice, de simple, de na?f (G. Cohen, La Vie litt?raire en France au M. A., Tallandier 1949, 201.) Dans l'?num?ration des paires ? naturelles ?, la suppression de

et doit ?tre plus rare : mais l? o? on la constate, c'est bien avec une note d'empressement:

Mais non : s'il n'existait que dans un c ur, l'ordre existerait encore. Et voici que des filles, des fils viennent se faufiler en intrus dans notre congr?gation (Montherlant, Le Ma?tre de Santiago, II,

1).

L'? HABITAT ? DU ? ET ? DE FERMETURE

Le et de fermeture a un ? habitat ? linguistique bien circonscrit, celui de l'?num?ration en cha?ne. Tous les exemples ?tudi?s jusqu'ici rel?vent de cette forme ?nonciative, y compris ?l'?num?ration

minimale ? et ? la cha?ne naissante ?. Il nous reste ? caract?riser cet ? habitat ?, ? en ?tudier les fondements logiques et psychologiques.

1. Il est naturel d'?num?rer des choses, des qualit?s, des actions, des qualifications de toutes sortes: adnominales et adverbiales; c'est-?-dire des facteurs du m?me rang logico-syntaxique.

2. Logiquement, l'?num?ration de termes est elle-m?me le

r?sultat d'un t?lescopage de plusieurs propositions dans un seul

?nonc?. Au lieu de dire les hommes ont p?ri, les femmes ont p?ri, les

enfants ont p?ri, on dit hommes, femmes et enfants ont p?ri. Ce fait

distingue d'ailleurs l'?num?ration de l'addition. Il est impossible de r?soudre deux et deux font quatre en * deux font quatre et deux

font quatre. La place nous manque pour analyser dans le menu

d?tail les conditions qui, en fran?ais, favorisent ou emp?chent ce

t?lescopage cr?ateur des ?num?rations. Le fait lui-m?me est ind?

niable et facile ? reconna?tre. Il est aussi ais? de voir que nous avons

affaire ? une mesure d'?conomie ?nonciative. La tendance contraire

a pour r?sultat un ralentissement de l'?nonc?, puisque les r?p?ti tions sont in?vitables. A part notre exemple de tout ? l'heure, on

pourrait en donner d'autres comme:

Le bapt?me est le proc?d? de la r?g?n?ration... ; le bapt?me est le

gage de la r?surrection; le bapt?me est le germe de l'immortalit? ; etc. (A. France, L'Ile des Pingouins, Calmann-L?vy, 27.)

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3. On comprend que Tune des conditions psychologiques de

T?num?ration de termes est la bri?vet? relative des

cha?nons. L'?conomie ?nonciative s'ach?te ? ce prix-l?. D'une

part, les faits objectifs tr?s compliqu?s r?sistent ? un t?lescopage

logique, d'autre part un cha?non trop long emp?che la rapidit? du

discours. Ceci fait que grosso modo la cha?ne ?num?rative se forme l? o? les cha?nons sont des ? termes ? et que les faits compliqu?s trouvent leurs expressions dans des ? propositions ? qui, elles, ne

forment gu?re des cha?nes sauf dans les cas limites comme veni,

vidi, vici. Du reste - les grammairiens ne le savent que trop bien - la

difficult? de distinguer les ?termes? des ?propositions? est souvent

tr?s r?elle. Andr? Gide ?crit dans Les Caves du Vatican (NRF 1922,

65) : Julius haussa les ?paules, serra les l?vres, hocha la t?te et remit en

place le cahier. Ici il n'y a pas de doute, il s'agit bien d'une cha?ne. Mais l'effet est moins clair dans la phrase suivante : il alla vers le

parapluie de Julius ; sans mot dire, le prit et le mit ? ruisseler dans le couloir ; puis, rentrant de la chambre, fit signe ? Julius de s'asseoir

(ibid., 66). C'est l? une construction paradoxale. D'une part, l'au teur a ?conomis? le sujet devant prit, mit et fit signe, r?duisant ainsi les verbes ? des termes qui pourraient former une cha?ne, mais en

m?me temps sa ponctuation restitue aux termes la qualit? de ? propositions ?. Ces termes-propositions donnent au tout un ton ? matter of fact ? et les actions se pr?sentent comme des mouvements d'automate. Voil? un cas o? il est l?gitime de se demander si la rup ture de la cha?ne, renforc?e par des intercalations comme sans mot

dire, rentrant dans la chambre permet encore d'y voir une ?num?ra tion r?sultant d'un ? t?lescopage ? de plusieurs propositions en un

seul ?nonc?. Le doute n'est plus permis en ce qui concerne la structure de

ces vers de Racine:

Soyez reine, dit-il, et, d?s ce moment m?me, De sa main sur mon front posa mon diad?me (Esther I, 2).

Les verbes ne sont pas seulement s?par?s par un point-virgule, mais aussi par leur nature grammaticale: dit-il est une incise, posa ne l'est pas ; ils sont aussi physiquement s?par?s par une incidente et une hyperbate. La construction se rapproche donc du type avec

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deux propositions ind?pendantes : Il parle, et dans la poudre il les

fait toits rentrer (ibid. I, 1). Ce dernier exemple a l'avantage de nous pr?senter le revers de la

question, ? savoir, quel est l'effet de la mise du sujet pronominal dans des conditions qui, en th?orie, permettent de l'?conomiser? Les deux exemples suivants semblent d?montrer que la r?p?tition du sujet pronominal assure une distribution plus ?gale de l'attention sur les deux proc?s ou actions:

Mais on d?naturerait le caract?re et on en m?conna?trait la vraie cause si on les rattachait uniquement aux embarras financiers sous lesquels ?tait accabl?e la ma?tresse du po?te. (L. Barthou, Les Amours d'un Po?te, Le Livre de Demain, 61.)

Je dois et je dis ? M. Guimbaud toute ma gratitude (ibid. 71,

note).

On voit par la discussion pr?c?dente combien est d?licate la distinction entre ? termes ? et ? propositions ?, surtout si la diff?rence est marqu?e par l'absence ou la pr?sence d'un sujet pronominal

qui, en fran?ais, est surtout un morph?me verbal. Il est aussi

difficile, dans certains cas, de d?cider si une certaine expression rel?ve ou non d'une tendance ? ?conomiser les moyens expressifs. Entre ? bri?vet? ? et ? prolixit? ?, il n'y a qu'une diff?rence de

degr?s. Ceci dit, il n'est pas moins vrai que le et de fermeture a son

habitat naturel dans la liaison des ? termes ? et, notamment dans

les ?num?rations, r?sultant d'un t?lescopage de plusieurs proposi tions logiques dans un $eul ?nonc? et que le et reliant les proposi tions joue normalement un autre r?le.

LE ? ET ? DE CONTINUATION

Un logicien s'attendrait ? ce qu'un et fiant deux propositions

ind?pendantes signifi?t que deux faits existent soit dans un rapport

spatial, soit dans un rapport temporel. C'est en effet souvent le cas.

Mais ce qui nous int?resse ici est autre chose: c'est plut?t un et

comme le suivant: Y pensez-vous? demanda saint Gv?nol?. Et que

croyez-vous donc que soit le bapt?me ? (A. France, L'Ile des Pingouins,

Calmann-L?vy, 1908, 27). Ici le et entre deux questions a la valeur

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162 Cahiers Ferdinand de Saussure 23 (1966)

de ? Permettez-moi d'ajouter une deuxi?me question ? la premi?re ?

sans que celui qui parle s'engage ? ne pas ajouter une troisi?me ou

une quatri?me question, le cas ?ch?ant. Le caract?re subjectif de ce

et saute aux yeux. C'est un signal que celui qui parle adresse ? son

interlocuteur pour lui communiquer son intention d'?largir le dis

cours; o'est un et de continuation.

Pour illustrer ce que nous venons de dire, ajoutons un exemple o? le et est en effet remplac? par une formule exprimant le d?sir

d'ajouter quelque chose:

- Vous n'avez pas vu votre p?re? - Je n'ai pas vu...

- Une autre question, la derni?re. Qui faisait une rente ? votre

p?re? Et de combien ?tait-elle? (Simenon, Liberty Bar, 67.)

On voit du reste que la ? derni?re ? question ne l'?tait pas, qu'elle ?tait de fait suivie d'une ? toute derni?re question ?, encha?n?e par un et de continuation. Ce et est du reste souvent un luxe de l'expres sion, on pourrait tr?s bien s'en passer comme on fait dans un autre

passage du m?me texte, o? quatre questions, toutes commen?ant

par Est-ce que sont encha?n?es sans la copule (p. 107). Le caract?re de signal subjectif est particuli?rement manifeste

si et est accompagn? de d'ailleurs comme dans cette phrase de

J. H. Fabre:

Par rapport ? la Fourmi, notre ogre n'est pas plus agile, et d'ail

leurs, une autre cause le met dans l'impuissance absolue d'une

chasse ? courre. (Sc?nes de la vie des insectes, Nelson. 1949, 63.)

Parfois on continue au-del? d'une proposition ind?pendante pour

y ajouter un commentaire:

Les monuments y [c.-?-d. ? Paris] deviennent de plus en plus rares, et il semble qu'on les voie s'engloutir peu ? peu, noy?s dans les

maisons. (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Lemerre, 1879,214.)

Le ? commentaire ? peut ?tre une simple redite avec variation de

l'expression:

Les effets de l'orage se firent sentir encore longtemps et des nuages tra?n?rent dans le ciel de leur amour (L. Barthou, Les Amours d'un Po?te, Le Livre de Demain, 70).

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M. Sandmann : ? Et ? de fermeture et ? et ? de continuation 163

Et ?quivaut presque ? ? c'est-?-dire ? et s'approche ainsi du et

explicatif:

Un autre voilier, presque compl?tement d?m?t?, parut au large pour chercher ? se r?fugier, lui aussi, dans la baie. C'?tait encore un

ketch et c'?tait le Caprice, de Brest. (A. Savignon, Une Femme dans

chaque Port, Le Livre Moderne Illustr?, 30.)

Les emplois stylistiques de ce et de continuation sont multiples. Nous n'en mentionnerons que deux, ? cause de leur importance. Dans le premier cas, il s'agit d'un et de r?plique. On surajoute ? ce

que l'autre a dit. Le sens est ? peu pr?s : ? Ne vous arr?tez pas l?, laissez-moi ajouter. ? Il s'agit donc d'une intervention dans le r?cit de l'autre, intervention souvent violente:

Bernal: Ah! vous me la faites vomir la charit?!

Alvaro : Et vous, vous me les faites vomir, les mouvements que voies appelez naturels. (Montherlant, Le Ma?tre de Santiago, II, 1.)

Dans la conversation courante on entend souvent Et permettez-moi de vous dire.

Le deuxi?me et dont nous voulons parler se trouve, lui aussi, au

d?but d'une phrase, mais ne constitue pas une intervention dans

le r?cit de l'autre. Bien au contraire, on ne se soucie que de son pro

pre r?cit. C'est une d?charge expressive, r?sultat d'un trop-plein de

mati?re ? communiquer. Nous lisons dans une lettre fictive :

Bref, je suis une sorte de monstre impossible ? exhiber en soci?t?.

Et pourtant d'abord, je me suis amus?e.

Plus tard la lettre continue :

Et puis, ensuite je trouvai que c'?tait toujours ? peu de chose

pr?s la m?me chose; et je m'ennuyai. (P. Bourget, G. D'Houville, H. Du Vernois, P. Beno?t, Micheline et VAmour, Le Livre de

Demain, 24.)

Le et paradoxalement combin? avec d'abord, comme le et devant

puis, ensuite, est logiquement superflu, n'a pas de trace de valeur

objective et n'indique qu'un ?panchement verbal.6

6 La place nous manque pour parler du et dit ? biblique ? (Cf. Antoine, Coord., 933-944) qui n'est souvent qu'un et cr?ant l'effet d'une construction in medias res.

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164 Cahiers Ferdinand de Saussure 23 (1966)

Conclusion

Les deux et ? subjectifs ? - celui de fermeture et celui de continua

tion - tels que nous les concevons, ne forment pas une opposition

grammaticale au sens strict, puisqu'ils ne fonctionnent pas dans les

m?mes conditions syntaxiques. La diff?rence entre ces deux et se fonde plut?t sur une diff?rence entre leurs conditions d'emploi, entre leurs ? habitats ? syntaxiques respectifs. Le et de fermeture

rel?ve de r?num?ration de termes, caract?ristique d'une tendance

orient?e vers l'?conomie des moyens expressifs, l'autre et est un lien

subjectif de phrases et tend donc vers la prolixit? expressive. L'?num?ration des termes, elle, repose sur certains faits de structure

logique que nous avons expos?s au commencement de cette ?tude, sans pourtant se confondre avec eux. Le tout r?v?le un m?canisme

linguistique pr?cis et en m?me temps d?licat, o? la logique, la psy

chologie et la grammaire ont toutes leur part.

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