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Fred, histoire d'un conteur éclectique

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Biographie illustrée sur l'œuvre de Fred, éditions Dargaud

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Propos recueillis et rédigés par Marie-Ange Guillaumesur une idée et avec la participation de Maïna Lecherbonnier

L’Histoire d’un conteur éclectique

O C E A N A T L A N T I Q U E

Préface de François Cavanna

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Philémon : Je veux bien, moi, mais

pourquoi le jardin des Tuileries ?

Fred : Parce que je suis chez moi, ici. Les Tuileries, la place Vendôme, la rue de la Paix, c’est le pays de mon enfance.

C’est luxueux, comme pays…

Je croyais que tu étais le fils

d’un pauvre cordonnier. Oh ! làlà ! C’est une longue histoire, Philémon !

J’aime bien tes histoires.

Rappelle-toi, je vis dedans…

Alors allons-y ! Il était une fois Istanbul, qui s’appelait alors Constantinople…

Je croyais que c’était Byzance…

Tu as raison : il était une fois Istanbul, qui s’appelait alors Constantinople après s’être appelé Byzance. Mon père était grec mais il vivait à Istanbul. Ma mère était grecque mais elle vivait elle aussi en Turquie, à Konya. Son père était fourreur et il avait un ou deux magasins à Konya. L’hiver, il se faisait livrer des fagots de bois à dos de chameau parce qu’il n’y avait pas de voitures au début du xxe siècle en Turquie. Juste des chameaux, hiver comme été. Donc ma mère vivait à Konya et…

En somme, tes parents sont grecs,

ils vivent en Turquie et toi, tu nais

à Paris ?

Si tu m’interromps tout le temps, on n’est pas arrivés, au train où vont les choses…

« Au train où vont les choses »,

ce n’est pas l’histoire que tu es en train

de nous écrire ?

Si, mais un peu d’ordre et de discipline ne nuiraient pas à ce récit. Revenons à nos moutons : en 1917, mon père, qui devait avoir quinze ans, fuit la Turquie à cause de la guerre. Il passe clandestinement de Grèce en France, caché dans la salle des machines d’un bateau, entre les turbines… Au cinéma ou dans Tintin, c’est amusant, de jouer au passager clandestin, mais dans la vraie vie, rester caché pendant dix jours sur un bateau qui se faufile entre les torpilles et les sous-marins, c’est beaucoup moins marrant.

Il parlait un peu le français ?

Il ne parlait que le grec. En plus, il savait qu’il allait débarquer à Marseille parce que c’était le terminus, mais il ne savait même pas où était cette ville. Il a débarqué à Marseille comme un astronaute débarque sur la planète Mars, sans parler le martien. Comme il avait quelques sous, il est entré dans un bistro, il a entendu un client dire « Henri, un café ! »

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et il a répété : « Henri, un café ! » Pendant des années, il a cru que tous les garçons de café s’appelaient Henri, et il a continué d’appeler tous les garçons de café Henri. Pour le reste, il ne comprenait rien de rien. Si bien qu’à la douane, il s’est trompé. Quand les douaniers lui ont demandé son nom de famille, qui était Olympiou, il a donné le prénom de son père, Aristidès.

Alors tu aurais dû t’appeler Othon

Olympiou ?

Oui, et je te défends de rigoler. Othon Aristidès, c’est déjà bien…

Mais pourquoi Othon ?

Ma mère était amoureuse d’Otton Ier, fils de Louis Ier de Bavière et roi de Grèce – amoureuse comme on l’est d’une vedette de cinéma ou d’un chanteur. Alors mes parents m’ont affublé de ce prénom, qui n’était pas facile à porter, sauf dans la Rubrique-à-brac de Gotlib, qui s’amusait à me mettre en scène sous le nom d’Aristidès Othon Frédéric Wilfrid… À cause de ce prénom, les gens pensaient que j’étais étranger, mais ça n’était pas trop grave puisque, en effet, j’étais étranger, et que la plupart de mes amis d’enfance, à l’école de la rue Cambon, étaient étrangers aussi : italiens, grecs, polonais.

Alors tu n’as pas souffert de la xépho… ?

De la xénophobie, Philémon… Ça m’a un peu troublé, mais pas longtemps. Un jour, je devais avoir treize ans, je traversais l’avenue de l’Opéra avec mon père, qui avait un fort accent grec, quand quelqu’un a dit « retourne chez toi sale étranger » ou quelque chose d’approchant. J’étais très étonné que mon père ne lui foute pas sa main

sur la gueule, et je lui ai demandé pourquoi. Il s’en fichait, il ne s’arrêtait pas à ce genre de détail. Moi non plus, ça ne m’obsède pas, ça fait juste partie de la bêtise ambiante. Tout le monde est xénophobe : le village à trois kilomètres et demi, ce sont déjà des étrangers. Malgré tout, je me suis très vite autobaptisé Fred. J’ai trouvé ce nom dans une bande dessinée américaine traduite sous le titre Raoul & Gaston, qui s’appelait Fred & Tim en version originale. Ce nom-là me plaisait bien et je l’ai adopté.

Et ton oncle s’appelait Minas ?

Drôle de nom pour un oncle !

Pas pour un oncle grec. Dans la mythologie grecque, il existe un roi Midas. Un jour, son coiffeur s’aperçoit que Sa Majesté, victime de la colère d’Apollon, a des oreilles d’âne. Évidemment, il serait malvenu d’en parler… Mais ce secret l’embarrasse et l’étouffe de plus en plus. Alors, pour se défouler un peu, il creuse un trou dans la terre et crie au fond du trou : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ! » Mais le vent se lève et emporte le secret vers les montagnes, les fleuves et les nuages, qui hurlent dans le ciel : « Le roi Midas a des oreilles d’âne ! » Ce qui sème la pagaille dans toute la mythologie… Bref, de Marseille, mon père est monté à Paris, je ne sais pas trop comment, et là, il est devenu cordonnier. Je suis donc vraiment le fils d’un cordonnier, comme Andersen.

Et ta mère, alors ?

Accroche-toi, on retourne en Turquie ! Le père de ma mère (mon grand-père, donc) était déjà installé à Londres et avait envoyé de l’argent à sa femme (ma grand-mère, donc)

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En haut à gauche : Le petit Fred, en pyjama mais sans sa moustache !Au centre : Fred et Hélène, sa maman qui lui apprend à faire ses premiers pas…À droite : La maman (à gauche) et la tante de Fred, à Londres, en 1924. En bas : Fred entre les bras de son père, entouré de trois de ses oncles. Fred ne porte toujours pas de moustache mais un joli chapeau…

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pour qu’elle vienne le rejoindre avec leurs huit enfants, ou dix, je ne sais plus très bien – je ne suis pas comptable – dont ma mère. Ce qui fait que ma mère a quitté Konya avec sa maman et sa ribambelle de frères et sœurs quand elle avait une dizaine d’années, pendant la même guerre gréco-turque.

Le départ a dû être dur !

Pire que ça. Imagine : ma grand-mère et toute sa marmaille abandonnent leur maison et fuient vers la gare de Konya pour prendre le train qui va à Constantinople et, de là, un bateau pour l’Angleterre. Tout au long de la rue qui mène à la gare, elle s’arrête pour embrasser les amis, chanter et boire un dernier verre de thé au son de « Oh ! làlà ! quel malheur la guerre. » Finalement, d’ami en ami, de chanson en chanson et de dernier verre en dernier verre, la tribu arrive à la gare. Trop tard… « Vous voyez les feux rouges qui s’éloignent ? dit le chef de gare. C’était le dernier train pour Constantinople ! » Catastrophe !

D’autant que les canons tonnent aux portes de la ville et que les Turcs ne rigolent pas du tout, à ce moment-là.Fatalistes, ma grand-mère et sa ribambelle d’en-fants se couchent sur le quai. Ça chahute et ça finit par s’endormir mais, quelques heures plus tard, le chef de gare vient réveiller ma grand-mère et lui annonce : « Madame, vous avez vraiment beaucoup de chance ! Le train que vous avez raté a sauté sur une mine, il n’y a aucun survivant. » Tu te rends compte, ma mère a été sauvée par le dernier verre de l’amitié !

Oui, mais elle est toujours à la gare

de Konya avec sa ribambelle…

Eh bien, Philémon, figure-toi qu’un autre train arrive, pas du tout prévu au programme. C’est ce qu’on appelle avoir une bonne étoile ! Arrivés à Constantinople, ils prennent le bateau pour Marseille, qui, lui aussi, doit se faufiler entre les torpilles et les sous-marins. La routine… Bien sûr, personne ne sait où est la France et personne ne parle français. Mais sur le bateau, ils rencontrent une vieille femme grecque qu’ils prennent en amitié et avec qui ils partagent les provisions. Si bien qu’à Marseille, la vieille dame raconte à son fils venu l’accueillir comment ses nouveaux amis l’ont aidée pendant la traversée. Alors, le fils prend les choses en main et, à son tour, aide ma grand-mère et ses enfants à passer toutes les formalités douanières. Et puis il regarde d’un peu plus près Evanthia, la sœur aînée de ma mère, et il tombe amoureux !

« Eh oui, j’ai même été scout de France, sous le totem de…couleuvre béate ! »

« C’est ce qu’on appelle avoir une bonne étoile ! »

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En haut : Hélène, Jean (Yanis en grec) et Fred le temps d’un week-end à Trouville.En bas : la maman de Fred à l’époque où elle était jeune fille, étudiante à Londres.À Londres, toujours : le grand-père entouré de ses deux filles (Hélène est à gauche).

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« Je vous présente mon petit frère cadet de six ans, Gérard. »

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Toujours la bonne étoile ?

Et ce n’est pas fini. Une fois à Londres,

Evanthia échange une abondante

correspondance avec son « coup de foudre »,

ils se marient à Paris quelques mois

plus tard et là – tiens-toi bien –, mon père

est invité à ce mariage ! Il croise ma mère,

et hop, second coup de foudre ! Ils se marient

un an plus tard et je nais le 5 mars 1931 à Paris.

Récapitulons : sans le dernier verre

de l’amitié, le train raté, la vieille

dame sur le bateau et son fils qui tombe

amoureux, tu ne serais jamais né !

Parfaitement, Philémon !

Et tu es allé en Grèce, un jour ?

Au début, je n’avais pas d’argent.

Quand j’ai eu l’argent, il y avait les colonels

et je ne voulais pas découvrir la Grèce

sous un régime aussi déplaisant. Après, ils ont

viré les colonels et j’y suis enfin allé, au moins

dix fois. Mon frère Gérard y allait depuis

trente ans – il se fichait complètement

des colonels – et il connaissait tout le monde.

Si bien que, là-bas, j’étais le roi du pétrole,

grâce à lui.

Tu t’entendais bien avec ton frère ?

C’était un frère, un vrai ! Il avait six ans

de moins que moi, et la première fois

que je l’ai vu avec des tempes grisonnantes,

j’ai pleuré. Je trouvais ça injuste, qu’il

vieillisse. On a eu des rapports tellement

profonds… Jamais une engueulade,

pas une seule fois !

« Sur l’île Santorin, les ânes servent d’ascenseur pour monter dans la ville située sur les hauteurs. Parmi eux, cherchez Anatole… »

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« Mes premiers photomontages ! »

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Dans l’ambulance, j’étais furieux parce que je voulais absolument finir cette fameuse histoire, Au train où vont les choses. J’ai cru que j’allais y passer et là, j’ai insulté Dieu : « Fumier ! T’as pas autre chose à faire que de t’acharner sur moi pour m’empêcher de dessiner mon histoire ? » Pour le tremblement de terre en Haïti, je lui ai parlé aussi : « Tu pourrais prendre ta pelle et ta pioche, avec tes anges à la con, pour essayer de les aider. » Mais en dehors de ces situations extrêmes qui ont tendance à me mettre en colère, je ne crois pas trop en Dieu.

La bande dessinée, ça t’est venu

comment ?

J’ai toujours aimé les couleurs, les images,

les coq-à-l’âne et les calembours, et tout gamin, je me suis mis à gribouiller sur mes cahiers d’écolier – ça n’a rien de très original, je crois que tous les auteurs de bande dessinée ont débuté dans les marges de leurs cahiers. Entre autres, je dessinais les aventures du détective Dublair et j’ai édité sur un cahier, à un seul exemplaire, l’histoire d’un petit garçon qui s’appelait Omar Athon. Je dessinais surtout des choses dynamiques. Par exemple, un type donne un coup de poing à l’autre, qui tombe dans une chaussure, qui s’envole dans les nuages et se transforme en balai avec le type dessus. Et puis je testais toutes sortes de techniques, je trempais des allumettes ou du bambou dans l’encre, et je dessinais avec. Comme tous les enfants, j’étais influencé par pas mal d’auteurs, par leurs ambiances – d’autant que je lisais beaucoup. J’étais très copain avec Oliver Twist et très amoureux de Shéhérazade.

« J’étais très amoureux de Shéhérazade… »

« Je dessinais déjà depuis de nombreuses années et l’Indien de droite semble m’indiquer que le chemin sera long… »

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Tarsinge, l’homme Zan, une des premières bandes dessinées réalisées par Fred, publiée dans Zéro puis Hara-Kiri.“Un régal d’efficacité dans la simplicité” selon François Cavanna.

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Et tu es revenu…

Et j’ai rencontré Cabu, qui sortait lui aussi de l’armée, à la rédaction de Ici Paris, un journal de merde où on essayait de vendre nos dessins, qui étaient tous refusés. Plus c’était ringard et vulgaire, plus on avait de chances d’être pris. La « directrice artistique » chargée du choix des œuvres était la femme du patron, Henri de Montfort. Quand « Madâme de Montfort » daignait nous recevoir, elle attrapait un dessin, elle le montrait à sa secrétaire et lui demandait : « Vous trouvez ça drôle, vous ? » On se sentait plutôt péteux.La première fois que je suis allé à Ici Paris, je n’avais rien à me mettre et je n’étais pas présentable du tout. Mais j’avais un copain qui avait un copain qui venait d’acheter un manteau… Il m’a prêté son manteau tout neuf et j’y suis allé. J’ai appris plus tard qu’un dessinateur dont je tiens à oublier le nom était venu avec sa femme pleurnicher qu’il revenait de l’armée et qu’il avait pour projet de faire un enfant. Si bien que « Madâme de Montfort », extrêmement émue, lui avait pris des dessins. Pas mon genre du tout, cette manière d’attirer la sympathie… Et puis, enfin, par je ne sais quel miracle, ils m’ont publié un dessin ! (Il avait dû faire rire la secrétaire.) Le premier dans la « grande presse » ! J’étais si fier que j’ai informé tous les amis de la bonne nouvelle. Malheureusement, à la parution, ma signature avait sauté : elle était placée trop bas et ils ne s’étaient pas embarrassés de ce détail. Depuis, je place toujours ma signature dans le dessin, de telle sorte qu’elle fasse partie intégrante de l’illustration.

Et vous êtes devenus copains,

avec Cabu…

On a sympathisé dans la déception quotidienne du dessin refusé ! Mais un jour, je lui ai dit : « Mon ami, je connais un journal catholique qui paie bien et tout de suite, Le Pèlerin. Viens avec moi ! » Il m’a suivi et on a vendu chacun un dessin. Et nous sommes restés amis dans le plaisir du dessin accepté ! Cabu est l’un des plus grands, pour moi. Il est sidérant. Il peut dessiner sans regarder sa page, sous la table, ou même dans sa poche en discutant avec des copains !

Et Cavanna, tu l’as rencontré où ?

À Ici Paris aussi ! Il revenait du STO – le service du travail obligatoire. Il avait été réquisitionné et il participait à l’effort de guerre allemand, le pauvre… À l’époque, il dessinait. Alors, comme nous, Cabu et moi, il ramait pour caser ses dessins.

Vous avez essayé aussi FraNce dimaNche

et Samedi Soir ? Et même Jeudi matin, si tu veux ! On essayait TOUT. On crapahutait de journal en journal, on attendait des heures dans les locaux, pour rien. Ces gens-là étaient censés publier des dessins d’humour et on allait les voir chaque semaine. Mais parfois, les incapables qu’on appelait « huissiers » ne montraient même pas les dessins aux rédactions des journaux. On faisait sept dessins par semaine, spécialement pour eux, et les sept dessins finissaient au fond d’un tiroir, ou peut-être à la poubelle.

Ça devait être un peu déprimant !

Assez, oui ! Le bon côté de la chose, c’est que tous les journaux étaient dans mon quartier. Alors les copains de galère venaient chez moi

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et ma mère nous préparait un petit five o’clock avec du thé et des biscottes beurrées. Elle avait passé dix ans à Londres, elle écrivait parfaitement l’anglais et le five o’clock, c’était sacré, elle ne le ratait jamais. Et puis, c’est à cette époque aussi que j’ai rencontré dans une « surboum » une jeune femme merveilleuse qui s’appelait Huguette. On s’est mariés à vingt-quatre ans et on est restés vingt ans ensemble, heureux et fidèles. En plus, sans elle, je n’aurais certainement pas autant travaillé : elle se tapait toutes les corvées administratives et me laissait libre d’inventer mes histoires, sans jamais intervenir. Mais tu ne gagnais pas beaucoup

d’argent ?

Je gagnais des clopinettes mais on s’en fichait, on se débrouillait. On a habité des appartements minuscules, puis des appartements moyens…

Pour faire pousser les appartements, il suffit de les arroser, comme sur le A. Et puis, en 1958, mon fils Éric est né, et on a continué à se débrouiller. J’étais payé 3,50 francs le dessin. Je ne sais pas combien ça fait en euros, mais sûrement pas grand-chose.

Qu’est-ce que tu penses de l’argent ?

Ça sert juste à être généreux. L’argent est censé ne pas avoir d’odeur mais il peut puer. C’est pourquoi j’essaie de fréquenter des gens pas forcément très riches mais plutôt généreux. Je déteste les radins. Et l’argent n’a jamais été mon moteur.

« Ma première voiture, sponsorisée par un chemisier, et dont j’avais fait

la décoration publicitaire.

Le commerçant avait tenté

de remettreau goût du jour

les faux cols de chemise… qui n’ont eu

aucun succès contrairement

à la voiture qui, elle, attirait les foules ! »

« Pour faire pousser les appartements, il suffit de les arroser… »

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Extrait de Philémon, Simbabbad de Batbad.

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L’avocat, c’était Claude Barbillon. (…)

Un soir, je dis aux gars : “ Il y a Barbillon

qui arrive avec les contrats.” Barbillon s’amène.

C’était une fin de rédaction. Ça avait pas mal

chahuté. Il y avait des bouteilles sur la table (…)

“On peut parler contrats, les gars ? – Ouais !

– Alors Claude ?” Claude distribue un projet

de contrat à chacun, chacun pose des questions

et picole, et picole, et picole ! Claude Barbillon,

pareil, et ça discute, et ça discute. (…)

Après, je vois qu’on parlait plus de contrats,

qu’on parlait d’autre chose. Le lendemain matin,

je trouve les contrats sur la table, sur le billard.

Personne n’avait signé, il y avait plein de ronds

de pinard dessus (…).

Depuis ce jour-là, on a vécu en concubinage (…)

sans jamais reparler de contrats. »

Et il marchait bien, le journal ?

Au début, c’était assez bricolo. Les deux premiers numéros ont été vendus dans la rue, à la sauvette, par des équipes de colporteurs dirigées par Choron. À partir du numéro trois, on est passé en kiosque. Mais ça détonnait complètement avec la presse de l’époque et on a bien ramé. Le premier numéro a été tiré à 15 000 exemplaires et il nous est resté 13 000 invendus !

On a continué à les vendre par colportage, ça nous a permis de tenir. Les gens les jetaient dans les égouts et on recevait des lettres d’in-sultes de lecteurs scandalisés : « Vous déshonorez la France ! » C’est d’ailleurs dans l’une de ces lettres qu’on a trouvé le sous-titre « Le journal bête et méchant ». C’était un « compliment » de lecteur, qui nous trouvait, entre autres, bêtes et méchants… Grâce à lui, on a augmenté les ventes. Le premier s’était vendu à 2 000, le second a atteint les 5 000 et les suivants 15 000. Merci, cher lecteur…

Le succès !

Oui ! Sauf que, dès 1961, une commission de censure censée protéger la jeunesse a interdit le journal. Ces messieurs ont condamné les dessins de Topor et les miens, qu’ils trouvaient « morbides ». On continuait à vendre le journal sous le manteau, surtout en province. Et puis l’interdiction a été levée en 1963 et là, on a tiré à 240 000 exemplaires. Mais une seconde interdiction est tombée en 1966. Cette fois, nous étions pratiquement au chômage. Alors Cabu, Reiser, Gébé et moi avons quitté Hara-Kiri. Et on a recommencé à présenter des dessins dans les rédactions de journaux qui s’en fichaient. Ça ne m’emballait pas trop, mais, de toute façon, l’humour de Hara-Kiri devenait trop provocant et un peu « gras » à mon goût.

Qu’est-ce que tu faisais, à hara-Kiri ?

Dès le début, j’ai été bombardé directeur artistique…

C’est vrai, Gotlib s’en souvient :

« Pilote et Hara-Kiri venaient de sortir presque

en même temps – époque faste s’il en fut.

Je me suis pointé d’abord chez Hara-Kiri avec

mon carton sous le bras. Dans un bureau

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un peu miteux, j’ai rencontré deux individus

aux cheveux taillés en brosse avec chacun

une petite moustache. Plus tard, les cheveux

et la moustache de l’un (Cavanna) ont gagné

en longueur, tandis que les cheveux de l’autre

(Choron) ont disparu. Je leur ai montré des

travaux très amateurs – je ne devais mettre

le pied dans la bande dessinée que trois ans plus

tard – mais ils n’ont pas semblé trop dégoûtés.

Ils m’ont proposé de rapporter mes pages le jour

du bouclage du numéro 2 pour que le directeur

artistique les voie. Lequel D.A. était Fred,

qui n’a pas du tout apprécié. Il m’a conseillé

de retourner travailler et de revenir avec des

choses un peu plus professionnelles. Si j’avais été

accepté, je n’aurais peut-être jamais collaboré

à Pilote et j’aurais fait mon chemin dans un

univers parallèle. Plus tard, quand j’ai retrouvé

Fred à Pilote, il m’a dit qu’il avait fait une belle

connerie, en me refusant… Alors nous nous

sommes esclaffés bruyamment comme

des vieux copains de régiment. »

Et en dehors de cette formidable idée,

refuser Gotlib ?

Hum… Tout le monde peut se tromper, Philémon… Eh bien, entre autres choses, je dessinais les couvertures. J’en ai fait une trentaine au début. La première montre un samouraï qui s’est ouvert le ventre – un ventre à fermeture Éclair… Mais, en réalité, comme on était très peu nombreux pour fabriquer le journal, on était obligés de tout faire nous-mêmes – romans-photos, illustrations, nouvelles, contes. Donc je touchais un peu à tout et, à cette occasion, je me suis aperçu que je prenais autant de plaisir à écrire qu’à dessiner. Alors je suis revenu à mes premières amours – les histoires – et j’ai fait ma première bande dessinée, Tarsinge, l’homme Zan. C’était une parodie de Tarzan, qui se baladait

dans l’Antarctique avec des phoques à la place des guenons, des pingouins et des morses qui envoient des SOS. Après, j’ai enchaîné sur Les Petits Métiers et Le Petit Cirque.

C’était quoi, LeS PetitS métierS ?

Il y avait la tricoteuse de pelotes sauvages, le marchand de papa à barbe, le représentant en trous, le lécheur de timbres de campagne, le rémouleur de céleris… Les rémouleurs m’ont toujours poursuivi !

Un peu parano ?

Pas du tout ! Un jour, alors qu’on avait invité des amis à déjeuner et que j’étais en train de râler parce que le couteau à rosbif ne coupait pas, on sonne à la porte. Je vais ouvrir avec mon couteau à la main et un type en costume bleu et cravate, genre employé de banque, me dit : « Bonjour monsieur, je suis rémouleur, avez-vous des couteaux à aiguiser ? » C’était pile synchrone avec mon problème, donc je lui donne mon couteau et je retourne découper mon rosbif avec un autre couteau qui ne coupait pas non plus. Comme ça traîne un peu, pendant le repas, je me lève pour regarder par la fenêtre : rien, personne, pas de roulotte, pas de rémouleur. Ce type, c’était juste un voleur de couteaux. Drôle de métier, entre parenthèses… Quelques années après, à Nice, où on venait d’acheter un appartement – vingt-cinq ans pour payer ça –, on sonne à la porte et un type habillé en rémouleur, cette fois, me dit : « Bonjour monsieur, je suis rémouleur, etc. » Je lui ai dit que j’avais déjà donné.

« J’ai une affection particulière pour la barbe à papa… »

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”Le rire qui grince” : Fred, Roland Topor, Cabu, le professeur Choron, Jean Yanne, Jean-Christophe Averty, Maurice Biraud et Francis Blanche dans un article paru dans ELLE sur les nouveaux humoristes. Ambiance…

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Hara-Kiri, toujours, avec à gauche, un extrait d’un roman-photo réalisé par Gébé dans lequel apparaît Fred.

– Je m’en fous !Je deviendrai une sainte comme Jeanne d’Arc !

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Après, j’ai découvert Charlie Chaplin, L’Émigrant et tous ses autres films, que j’ai tous aimés, surtout La Ruée vers l’or. Les chercheurs d’or et des chercheurs d’idées, c’est la même chose. C’est l’aventure, le rire, l’émotion. Et en dehors de Chaplin, qui est pour moi le sommet, j’aime beaucoup le cinéma muet en général, les films d’Harold Lloyd, entre autres. Ils inventaient une histoire et la réalisaient en une semaine. Pendant la projection, un pianiste essayait de suivre l’action. Il n’était pas toujours fameux, le pianiste…

Et quand ça parle, tu n’aimes pas ?

Si ! J’aime bien les Marx Brothers, et surtout Harpo. Tu vas me dire qu’il est muet, mais il arrive à en dire long, avec sa poire qui fait « pouet ». Sinon, quand j’étais jeune, j’ai englouti beaucoup de westerns et de films de science-fiction. Mais les films d’épouvante ne me font pas peur – donc je m’ennuie – et Woody Allen m’énerve, avec ses problèmes de nanas, il me laisse froid. Ce que j’aime au cinéma, c’est qu’on me raconte une histoire.

- Veux-tu dire à ta mère de ne pas s’asseoir brusquementdans le fond de la caravane ?

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Fred en plein travail à l’époque du Petit Cirque.

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Je resterai éternellement un ado,

alors…

J’aurais pu faire de toi un enfant ou un adulte, mais mon fils Éric avait huit ans et j’avais envie de l’imaginer à quinze ans.Alors je t’ai donné quinze ans. Et pourquoi tu m’as coiffé comme ça,

avec les cheveux en bataille ?

Ça allait bien avec tes pieds nus. Les cheveux en bataille et les pieds nus, c’était la liberté.

Et j’ai toujours ce pull rayé !

Sauf dans Le Piano sauvage, où ton rôle l’exigeait. Là, tu es en smoking avec un nœud papillon et des chaussures, parce que ça se fait, pour un concertiste. Surtout quand il doit affronter un piano sauvage en combat singulier.

Et pourquoi tu me dessines sans

pupilles ?

Et pourquoi, et pourquoi… Je te dessine sans pupilles pour protéger ton âme. Deux traits seulement, ça permet de faire deviner tes émotions sans les dévoiler complètement. Et avant que tu poses la question, je te réponds : je te dessine à l’encre de Chine parce que l’encre de Chine, c’est ma sève.J’ai l’impression que l’encre de Chine coule dans mes veines. Selon les pays, certaines encres sont plus ou moins fluides. Par exemple, quand je dessinais à Nice, l’encre de Chine était plus fluide à cause de la chaleur, et je laissais la bouteille ouverte pour que ça s’évapore un peu. Et puis certains dessinateurs dessinent au pinceau et d’autres à la plume.

L’équipe de Pilote devant la reconstitution de l’ordinateur Hal, en hommage au film de Stanley Kubrick, 2001 : L’Odyssée de l’espace. Cette reproduction du célèbre ordinateur fou est l’œuvre de Jean-Jacques Cartry. René Goscinny et Fred sont dans l’ordinateur !

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Fred et le dessinateur animalier Barberousse.

« Piègeachat », dessin extrait du livre Chacun son chat de Georges Lacroix, éditions Fantôme, 1987. Un hommage de Zep réalisé durant le festival d’Angoulême.

Hergé en compagnie de Fred au Salon du livre de Nice.

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La Cène rendue célèbre par Léonard de Vinci et revisitée par l’équipe de Charlie Mensuel édité par Dargaud. On reconnaît, de gauche à droite : Philippe Bertrand, Serge Le Tendre, Régis Loisel, Max Cabanes, Philippe Mellot, Jean-Pierre Gourmelen, Gigi, Claude Moliterni, Patrick Lesueur, Fred, Guy Vidal, Alain Bignon et Rodolphe.

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Moi, j’utilise des plumes « sergent-major », les mêmes qu’on utilisait à l’école pour écrire dans nos cahiers. Ce sont mes préférées, ces plumes d’écoliers. Et avant, je te dessine au crayon, de B2 à B5, avec des mines de différentes souplesses. Si je dessine des décors ou des personnages de second plan, j’utilise des mines plus grasses, ou moins, c’est selon et c’est comme ça. D’autres questions, Philémon ?

Un projet de couverture pour Pilote à l’occasion de la première parution de Philémon et le Naufragé du A.

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Au contraire, plus tu en as, plus il t’en arrive de nouvelles. Et parfois, elles se mélangent entre elles…

Explique-moi les mélanges !

Dans Magic Palace Hôtel, il y a une vieille dame qui a raté ses noces vingt ans plus tôt : son mari est parti acheter des allumettes, et depuis, elle l’attend. Cette vieille dame est inspirée à la fois de ma femme et d’une photo rencontrée par hasard. Ça allait très mal avec ma femme. J’avais été fidèle pendant vingt ans, et un jour, j’ai bifurqué. Je ne pouvais plus continuer comme ça, juste pour être poli… Elle ne s’en est jamais remise, c’était le drame tous les soirs pendant un an et ça m’a rendu malade. Je suis donc allé voir un médecin, et, en feuilletant une revue dans la salle d’attente, je suis tombé sur la photo d’une vieille femme qui semblait porter tous les malheurs du monde.

Bien que ça ne se fasse pas, j’ai déchiré la page pour garder la photo, sans savoir si je l’utiliserais un jour. Et, des années plus tard, elle est devenue cette femme qui sanglote depuis vingt ans derrière une porte de l’hôtel.

Et le vieil explorateur embusqué

derrière un fauteuil, qui veut abattre

un téléphone carnivore. Ça te vient

d’où, un truc pareil ?

Ça me paraît évident : le téléphone, ça peut te bouffer. Ce que je ressens, je le transpose en images… Après, je tire un fil et la pelote se déroule. Ou alors ça fonctionne comme un kaléidoscope : tu le tournes et cinquante mille histoires se dessinent. Tiens, lis ce petit bout de papier. J’ai noté « chat boyeur ». Ces deux mots ensemble, ça me plaît bien, et un jour, ça fera peut-être un morceau d’histoire avec un chat qui aboie au lieu de miauler.

« À l’occasion du lancement de L’Histoire du corbac aux baskets, Jean-Jacques Cartry avait réalisé 300 Corbacs et… 600 baskets ! »

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Extraits de Magic Palace Hôtel.

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C’est de l’humour, ça ?

C’est du non-sens, du loufoque, avec une bonne dose de poésie mélancolique comme je l’aime. Et puis j’ai toujours eu de la sympathie pour les corbeaux, il fallait bien que ça serve. Quand j’étais gamin, à la campagne, on tirait sur des boîtes de conserve. Un jour qu’il avait neigé, il y avait des corbeaux tout noirs sur le blanc, posés là comme des notes de musique. Je me rappelle que j’avais visé un corbeau, et que je n’avais pas tiré, bien sûr. C’est peut-être lui qui est revenu…

Et ça se termine comment,

cette histoire ?

Le corbac finit par guérir, il redevient un homme « normal » et ça le rend joyeux.

Pas longtemps, parce que là, ce sont tous les autres qui se sont transformés en corbeaux – au bureau, dans la rue, au bistrot, partout. Et tout le monde le rejette parce que lui, il n’est pas normal…

Tu trouves ça marrant, comme fin ?

Pas du tout, mon ami ! Mais c’est la vie…

Et si tu te réveillais un jour

en corbeau ?

Ou en insecte, comme dans La Métamorphose

de Kafka ? Du moment que tu te réveilles, tout va bien. Il vaut mieux être emmerdé et vivant que seulement mort. À propos, une amie m’a dit que le mot kafka, en tchèque, voulait dire corbeau… Amusant, non ?

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