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Clement GREENBERG « La nouvelle sculpture » Article écrit 1948, repris en 1958 Dans Art et culture. Essais critiques, Paris, Macula, 2000, pp. 154-161 Traduction d’Ann Hindry L’art va chercher le principe de ses convictions au lieu même où la pensée les trouve. Ce fut jadis dans la religion révélée, puis dans l’hypostase de la raison. Le XIX e siècle déplaça sa quête dans le champ de la réalité empirique et positive. Ces deux notions, l’empirique et le positif, se sont considérablement transformées depuis cent ans : plus précises, elles sont peut-être devenues plus étroites. Notre sensibilité artistique s’est déplacée de façon similaire : la spécialisation progressive des arts est moins l’effet de la division du travail prédominante que l’effet de notre foi en l’immédiat et de notre goût toujours croissant pour le concret et l’irréductible. C’est pour satisfaire ce goût que les différents arts modernistes tentent de se limiter à ce qu’ils recèlent de plus positif et de plus immédiat.Il en résulte qu’une œuvre d’art moderniste doit en principe tenter d’éviter de dépendre de toute forme d’expérience qui ne soit pas étroitement circonscrite dans la nature de son médium. Cela signifie entre autres qu’il lui faut renoncer à l’illusion et à tout rapport explicite au monde. Les arts doivent atteindre au concret et à la « pureté » en s’interdisant de traiter de ce qui ne relève pas de leur seule identité, distincte et irréductible. La peinture moderniste satisfait notre désir de choses littérales et positives en renonçant à l’illusion de la troisième dimension. C’est là un seuil décisif : on ne renonce en effet à la figuration qu’en tant qu’elle suggère cette troisième dimension. La peinture de Dubuffet montre bien que, tant que la figuration ne suggère pas la profondeur, notre goût continue de l’accepter — tout au moins tant qu’elle n’enlève rien à la littéralité sensorielle et concrète de l’œuvre. Mondrian, de son côté, nous a montré que le pictural peut demeurer pictural lorsqu’on en a éliminé toute trace ou idée de figuration. Bref, ni la figuration ni la troisième dimension ne sont essentielles à l’art pictural et leur absence ne condamne pas la peinture au seuil « décoratif ». La peinture abstraite ou quasi abstraite a produit un grand nombre d’œuvres majeures 1/7

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Clement GREENBERG « La nouvelle sculpture »Article écrit 1948, repris en 1958

Dans Art et culture. Essais critiques, Paris, Macula, 2000, pp. 154-161 Traduction d’Ann Hindry

L’art va chercher le principe de ses convictions au lieu même où la pensée les trouve. Ce fut jadis dans la religion révélée, puis dans l’hypostase de la raison. Le XIXe siècle déplaça sa quête dans le champ de la réalité empirique et positive. Ces deux notions, l’empirique et le positif, se sont considérablement transformées depuis cent ans : plus précises, elles sont peut-être devenues plus étroites. Notre sensibilité artistique s’est déplacée de façon similaire : la spécialisation progressive des arts est moins l’effet de la division du travail prédominante que l’effet de notre foi en l’immédiat et de notre goût toujours croissant pour le concret et l’irréductible. C’est pour satisfaire ce goût que les différents arts modernistes tentent de se limiter à ce qu’ils recèlent de plus positif et de plus immédiat.Il en résulte qu’une œuvre d’art moderniste doit en principe tenter d’éviter de dépendre de toute forme d’expérience qui ne soit pas étroitement circonscrite dans la nature de son médium. Cela signifie entre autres qu’il lui faut renoncer à l’illusion et à tout rapport explicite au monde. Les arts doivent atteindre au concret et à la « pureté » en s’interdisant de traiter de ce qui ne relève pas de leur seule identité, distincte et irréductible. La peinture moderniste satisfait notre désir de choses littérales et positives en renonçant à l’illusion de la troisième dimension. C’est là un seuil décisif : on ne renonce en effet à la figuration qu’en tant qu’elle suggère cette troisième dimension. La peinture de Dubuffet montre bien que, tant que la figuration ne suggère pas la profondeur, notre goût continue de l’accepter — tout au moins tant qu’elle n’enlève rien à la littéralité sensorielle et concrète de l’œuvre. Mondrian, de son côté, nous a montré que le pictural peut demeurer pictural lorsqu’on en a éliminé toute trace ou idée de figuration. Bref, ni la figuration ni la troisième dimension ne sont essentielles à l’art pictural et leur absence ne condamne pas la peinture au seuil « décoratif ». La peinture abstraite ou quasi abstraite a produit un grand nombre d’œuvres majeures et ce, particulièrement dans notre pays. On peut cependant se demander si la « réduction » moderniste ne menace pas de restreindre le champ des possibles de la peinture. Inutile d’examiner ici les développements internes à la peinture abstraite susceptibles de justifier cette question. Je voudrais en revanche montrer que la sculpture — cet art longtemps délaissé — gagne plus à la « réduction » moderniste que la peinture. Il est désormais clair que le sort des arts plastiques en général ne saurait se réduire — comme il le fit implicitement par le passé — à celui de la peinture.Tombée en désuétude depuis plusieurs siècles, la sculpture revient aujourd’hui au premier plan. Revigorée par le renouveau moderniste de la tradition qu’amorce Rodin, elle subit actuellement, sous l’action de la peinture elle-même, une transformation qui semble lui ouvrir un champ d’expression bien plus étendu. Jusque tout récemment la sculpture était handicapée parce qu’identifiée à la taille et au modelage monolithiques, et assujettie à la seule représentation de formes animées. La peinture monopolisait l’expression plastique parce qu’elle pouvait manier toutes les entités et tous les rapports visuels imaginables, et parce qu’elle pouvait exploiter ce goût post-médiéval : créer la plus grande tension possible entre ce qui était imité et le médium qui permettait cette imitation. Que la sculpture en tant que médium ait été apparemment la moins dissociée des modalités d’existence de ce qu’elle représentait jouait en sa défaveur. La sculpture semblait trop littérale, trop immédiate. Rodin fut le premier sculpteur depuis Le Bernin qui tenta sérieusement de conférer à son art quelques-unes des qualités essentielles et non pas simplement figuratives de la peinture. Stimulé par l’impressionnisme, il cherchait à dissoudre les surfaces et même les formes par des effets de lumière. Son art, si problématique

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soit-il, constitue une victoire, tant par lui-même que parce qu’il a amorcé le renouveau de la sculpture monolithique. Des noms tels que Bourdelle, Maillol, Lehmbruck, Despiau, Kolbe, Marcks, Lachaise, Matisse, Degas,Renoir et Modigliani illustrent ce renouveau éclatant — dont il apparaît toutefois aujourd’hui que sa grandeur ne fut que la dernière flambée d’une pratique moribonde. À tous égards Brancusi a donné le coup de grâce à la tradition de la sculpture monolithique et Renaissance.Aucun sculpteur né depuis le début du siècle (à l’exception peut-être de l’Autrichien Wotruba) ne semble plus capable de créer quelque grande œuvre en son sein.Sous l’influence de la peinture fauve et de la sculpture exotique (sur laquelle les peintres attirèrent son attention), Brancusi a mené la sculpture monolithique à son ultime conclusion en réduisant l’image et la forme humaines à une seule masse géométrique simplifiée, ovoïde, tubulaire ou cubique. Il ne s’est pas contenté d’épuiser en les outrant les potentialités du monolithe : par un de ces processus où les extrêmes se rencontrent, il l’a également doté d’une dimension picturale, graphique. Puis, tandis qu’Arp et d’autres transformaient son monolithe en une sculpture abstraite ou quasi abstraite, Brancusi s’orienta pour sa part vers des travaux plus radicaux encore. Il prit à nouveau exemple sur les peintres et, sous l’influence du cubisme, commença dans ses sculptures sur bois à ouvrir le monolithe.C’est alors qu’il produisit ses œuvres à mes yeux les plus fortes. Tel Moïse au mont Nébo,Brancusi entrevit un nouvel horizon, une nouvelle forme de sculpture (nouvelle pour l’Europe tout au moins) échappant complètement à l’orbite de la tradition monolithique. Je parle ici du regard de Moïse sur la Terre promise parce que Brancusi n’a jamais vraiment atteint à cette nouvelle forme de sculpture : ce fut l’œuvre des peintres et de la peinture, et c’est le collage cubiste qui ouvrit la voie.Les morceaux de papier et de tissu que Picasso et Braque apposaient à la surface du collage avaient pour fonction de désigner la matérialité de cette surface et de renvoyer tout le reste, par le jeu du contraste, dans la profondeur illusionniste du tableau. Mais le langage du collage articulant bientôt plus fortement de plus grandes formes, il devint de plus en plus difficile de desserrer (to unlock) par ce même moyen la planéité de sa surface. Avant d’avoir recours à des contrastes de couleur et à des formes plus manifestement figuratives, Picasso résolut le problème — ou plutôt l’annula — en faisant saillir les éléments rapportés en avant de la surface du tableau. Il aboutit ainsi au bas-relief. Peu après, il supprima totalement la surface du tableau pour que les éléments qu’il avait à l’origine ajoutés restent seuls et forment une « construction ». Une nouvelle tradition de sculpture était née, tradition dont les œuvres des constructivistes, la sculpture postérieure de Picasso, celle de Lipchitz, de Gonzalez et du jeune Giacometti ont démontré la nouveauté.La nouvelle sculpture-construction renvoie, de manière presque insistante, à ses origines dans la peinture cubiste : par son linéarisme et ses complexités linéaires, par son ouverture, sa transparence et son absence de poids, par sa conception de la surface qu’elle considère comme une simple peau et qu’elle exprime au moyen de formes tendues comme un drap ou une lance. L’espace est là pour être mis en forme, divisé ou circonscrit, mais non rempli. La nouvelle sculpture tend à abandonner la pierre, le bronze et l’argile au profit de matériaux industriels tels que fer, acier, alliages, verre, plastiques, celluloïds, etc., qu’il faut travailler avec des outils de forgeron, de soudeur, voire de menuisier. On n’exige plus l’uniformité de la couleur et du matériau, et l’on peint très volontiers celui-ci. La distinction entre taille et modelage perd toute pertinence : une œuvre et ses éléments peuvent être coulés,forgés, découpés ou simplement accolés ; elle n’est plus tant sculptée que construite, édifiée,assemblée et organisée. Ses moyens ont par là même acquis une nouvelle flexibilité où je vois aujourd’hui la chance de la sculpture, l’occasion d’atteindre un champ d’expression encore plus étendu que celui de la peinture. Sous l’influence de la « réduction » moderniste, l’essence de la sculpture s’est avérée presque aussi exclusivement visuelle que celle de la peinture elle-même. Elle s’est « libérée » du monolithe tant en raison de ses connotations excessivement tactiles — dont il apparaît maintenant qu’elles relèvent de l’illusion — que des conventions

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tenaces qui lui étaient attachées. La sculpture conserve néanmoins de plus grandes possibilités d’allusion figurative : inexorablement liée à la troisième dimension, elle est fondamentalement moins illusionniste. La littéralité qui l’handicapait autrefois joue maintenant en sa faveur. Toute image susceptible d’être reconnue est nécessairement teintée d’illusion, et la sculpture moderniste, elle aussi, a dû parcourir un long chemin pour parvenir à l’abstraction. Elle peut néanmoins continuer de suggérer des images reconnaissables, schématiquement tout au moins, dès lors qu’elle s’abstient d’imiter une substance organique (l’illusion d’une substance ou d’une texture organique est à la sculpture ce que l’illusion de la troisième dimension est à la peinture). Qui plus est, quand bien même la sculpture serait tentée de devenir aussi abstraite que la peinture,elle disposerait encore d’un champ de possibilités formelles plus étendu. En sculpture comme en peinture, on ne pose plus le corps humain comme agent essentiel de l’espace ; le regard seul compte désormais, et le regard a plus de liberté de mouvement et d’invention dans un espace tridimensionnel que dans un espace bidimensionnel. Il est en outre significatif que la sensibilité moderniste, rejetant toute forme de peinture sculpturale, permette en revanche à la sculpture d’être picturale à loisir. L’interdit qui veut qu’un art n’empiète jamais sur le domaine d’un autre est ici levé du fait de la littéralité et de la matérialité exemplaires des moyens de la sculpture. Celle-ci peut virtuellement s’en tenir à deux dimensions (comme le font certaines œuvres de David Smith) sans donner le sentiment d’enfreindre les limites de son médium : l’œil reconnaît que ce qui s’offre à lui en deux dimensions a été en réalité(même si ce n’est pas de manière palpable) façonné à trois.Tels sont à mon sens les atouts actuels de la sculpture. Pour la plupart, cependant, ils n’existent encore qu’à titre de potentialités. L’art prend plaisir à contredire les prédictions qu’on peut faire à son sujet, et mes espoirs concernant la nouvelle sculpture que j’ai exprimés il y a dix ans, dans la première version de cet article, n’ont pas encore trouvé confirmation — ils semblent même avoir été plutôt réfutés. La peinture demeure au premier plan et continue d’être le plus aventureux et le plus expressif des arts plastiques ; si l’on considère les réalisations artistiques de ces derniers temps, seule l’architecture pourrait lui être comparée.Et pourtant, un fait indique que je ne me suis peut-être pas complètement trompé : on commence à considérer la nouvelle sculpture-construction comme l’art plastique le plus représentatif de notre époque à défaut d’être le plus fécond.Avec le modernisme, la peinture, la sculpture, l’architecture, la décoration et les arts appliqués ont une fois encore convergé en un style commun. Sans doute la peinture a-t-elle été la première, avec l’impressionnisme, à interdire toute reprise de styles historiquement antérieurs ; la première aussi, avec Matisse et le cubisme, à proposer une définition positive du style moderniste. C’est néanmoins la nouvelle sculpture qui a révélé avec le plus d’éclat et le plus complètement les caractères qui constituent l’unité de ce style. Jouissant de la liberté des beaux-arts tout en restant comme l’architecture immergée dans ses moyens physiques, la sculpture n’a pas eu à faire le moindre compromis.Ainsi que je l’ai indiqué, le désir de « pureté » revient à accorder toujours plus d’importance à la seule visibilité, pour en ôter en contrepartie à l’élément tactile et à ce qu’on lui associe — notamment le poids et l’imperméabilité. Un des points qui fondent et unifient ce nouveau style commun est la continuité et la neutralité d’un espace que la lumière seule module sans tenir compte des lois de la gravité. Il tente de supprimer les distinctions entre premier et arrière-plan ; entre espace inscrit et espace illimité ; entre intérieur et extérieur ;entre haut et bas (de nombreux édifices modernistes, tout comme de nombreux tableaux modernistes ne perdraient presque rien à être disposés à l’envers, voire couchés sur le côté).Le nouveau style insiste corrélativement sur la nécessité d’une économie de substance physique, économie que manifeste la tendance picturale à réduire toute matière à deux dimensions, à des lignes et des surfaces qui définissent ou circonscrivent l’espace mais l’occupent à peine. Rendre la substance exclusivement optique, faire de la forme — qu’elle soit picturale, sculpturale ou architecturale — une partie intégrante de l’espace ambiant, voilà

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qui parachève la démarche anti-illusionniste. Ce n’est plus l’illusion des choses mais celle des modalités qu’on nous offre désormais : la matière est incorporelle, dénuée de poids et n’existe qu’en termes optiques, comme un mirage. On retrouve ce type d’illusionnisme dans les tableaux dont la surface et les bords semblent se poursuivre dans l’espace environnant ; dans les édifices qui paraissent faits de lignes tissées dans le vide ; et plus encore dans les sculptures constructivistes et quasi constructivistes. Les tours de force techniques (feats of « engineering ») qui tendent à offrir au regard un vaste champ visuel avec un minimum de surface tactile font indiscutablement partie du médium libre et total de la sculpture. Le sculpteur-constructeur peut, littéralement parlant, dessiner dans le vide avec un seul fil de fer qui ne supporte rien d’autre que lui-même. C’est son indépendance matérielle qui, plus que toute autre chose, fait de la nouvelle sculpture l’art plastique le plus représentatif du modernisme. Une sculpture, à la différence d’un bâtiment, n’a que son propre poids à porter. Elle n’a pas besoin, comme un tableau, d’être sur quelque chose ; elle n’existe que pour et par elle-même, littéralement et conceptuellement. Et c’est dans cette autonomie de la sculpture, où tout élément qu’on peut concevoir ou percevoir appartient intrinsèquement à l’ensemble de l’œuvre, que l’aspect positiviste de « l’esthétique » moderniste est le plus pleinement réalisé. C’est une autonomie semblable à celle de la sculpture que la peinture et l’architecture s’efforcent aujourd’hui d’atteindre.

Traduction d’Ann Hindry

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