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Chapitre 7 La représentation artistique de l’individu : bref aperçu sur l’histoire du portrait Le portrait est la représentation visuelle d’une personne réalisée grâce aux techniques picturales. Cette définition date en réalité des années 1530. La date de son apparition dans le vocabulaire français nous donne une indication sur l’époque à partir de laquelle le portrait a commencé à devenir un genre consistant dans la peinture. Cette date suggère du même coup qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que, de fait, c’est la Renaissance qui a donné au portrait ses véritables lettres de noblesse, en concordance avec l’idéologie humaniste qu’elle a commencé à imposer. Le portrait soulève une question de principe. Il s’agit de savoir s’il est légitime ou non de représenter le visage d’un individu uniquement pour donner à voir à quoi celui-ci ressemble. En d’autres termes, la physionomie individuelle est-elle ou non un objet légitime de peinture ? Nous verrons que la réponse à cette question a toujours été mitigée, pour ne pas dire contradictoire. Le grand historien du portrait peint, Pierre Francastel écrivait : « Depuis les pharaons, du reste, le problème du portrait n'a jamais été une simple question d'habileté plus ou moins grande à rendre la ressemblance. Il s'agit toujours de répondre à deux questions : la représentation des traits individuels est-elle légitime ? Quelle place l'homme, vu à travers un individu, occupe-t-il dans l'univers ? »1 Il faut donc un minimum d’accord social sur l’importance prise par l’individu dans la société, c’est-à-dire un degré minimum d’individualisation des mœurs, pour que le portrait devienne l’objet d’une attention socialement légitime. Tant que l’individu en tant que tel n’occupe pas une place reconnue dans la société, tant qu’il n’est considéré qu’en fonction de sa naissance ou de son statut, tant qu’il est davantage un personnage social qu’une personne, à quoi bon en brosser le portrait ? Puisque son titre ou son costume suffisent à le définir, il n’est nullement besoin de connaître les traits de son visage. Hormis ses proches directs, les autres membres de la société n’ont aucun intérêt particulier à savoir à quoi il ressemble. Ils sont tout à fait en mesure de se comporter à son égard sans rien savoir de lui en particulier. 1 Galienne et Pierre Francastel, Le portrait. 50 siècles d’humanisme en peinture, Paris, Hachette, 1989, p. 177.

Histoire du portrait

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Chapitre 7 du livre "Les images dans la société"

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Chapitre 7 La représentation artistique de l’individu : bref aperçu sur l’histoire du portrait Le portrait est la représentation visuelle d’une personne réalisée grâce aux techniques picturales. Cette définition date en réalité des années 1530. La date de son apparition dans le vocabulaire français nous donne une indication sur l’époque à partir de laquelle le portrait a commencé à devenir un genre consistant dans la peinture. Cette date suggère du même coup qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que, de fait, c’est la Renaissance qui a donné au portrait ses véritables lettres de noblesse, en concordance avec l’idéologie humaniste qu’elle a commencé à imposer. Le portrait soulève une question de principe. Il s’agit de savoir s’il est légitime ou non de représenter le visage d’un individu uniquement pour donner à voir à quoi celui-ci ressemble. En d’autres termes, la physionomie individuelle est-elle ou non un objet légitime de peinture ? Nous verrons que la réponse à cette question a toujours été mitigée, pour ne pas dire contradictoire. Le grand historien du portrait peint, Pierre Francastel écrivait :

« Depuis les pharaons, du reste, le problème du portrait n'a jamais été une simple question d'habileté plus ou moins grande à rendre la ressemblance. Il s'agit toujours de répondre à deux questions : la représentation des traits individuels est-elle légitime ? Quelle place l'homme, vu à travers un individu, occupe-t-il dans l'univers ? »1

Il faut donc un minimum d’accord social sur l’importance prise par l’individu dans la société, c’est-à-dire un degré minimum d’individualisation des mœurs, pour que le portrait devienne l’objet d’une attention socialement légitime. Tant que l’individu en tant que tel n’occupe pas une place reconnue dans la société, tant qu’il n’est considéré qu’en fonction de sa naissance ou de son statut, tant qu’il est davantage un personnage social qu’une personne, à quoi bon en brosser le portrait ? Puisque son titre ou son costume suffisent à le définir, il n’est nullement besoin de connaître les traits de son visage. Hormis ses proches directs, les autres membres de la société n’ont aucun intérêt particulier à savoir à quoi il ressemble. Ils sont tout à fait en mesure de se comporter à son égard sans rien savoir de lui en particulier.

1 Galienne et Pierre Francastel, Le portrait. 50 siècles d’humanisme en peinture, Paris, Hachette, 1989, p. 177.

PORTRAIT 2

Les débuts du portrait Les historiens d’art s’interrogent, et polémiquent entre eux, sur l’ancienneté du portrait. Francastel évoquait les pharaons égyptiens, dont les représentations nous sont restées à travers les siècles. Mais s’agit-il de portraits ? L’un des premiers exemples historiques à propos duquel se pose la question est celui du roi Narmer : son « portrait » date de 2950 avant JC. Pour Francastel, nous sommes là

« en présence d'une image qui, sans discussion possible, entend désigner une personne précise et identifiable – le roi Narmer. Est-ce pour autant un portrait ? A la couronne près qui, avec la taille dominante du personnage, permet de reconnaître dans cette effigie le roi, ce guerrier se présente sous les mêmes traits schématiques que les figures qui l'accompagnent. Il n'est donc qu'un signe. Un signe qui signifie : pharaon Et c'est en tant que signe qu'il passera à la postérité, puisque son geste devait donner naissance à un canon qui servira à une série d'autres Pharaons triomphants. (...) On frise ainsi le portrait, mais on ne l'atteint pas, et il ne suffit pas d'identifier le personnage représenté pour pouvoir parler de portrait.

En revanche, poursuit Francastel, il semble que l'on puisse parfois en parler à propos de certains personnages restés anonymes. (...) Les visages sont ici variés et individualisés avec une outrance frisant la caricature et traduisant, visiblement, un effort pour reproduire les traits d'un modèle vivant.

Dès lors, la condition idéale pour que le portrait existe paraît résider dans la réunion de ces deux éléments : traits individualisés et possibilité d'identifier le modèle. »2 (je souligne)

La réalisation de cette condition suppose que l’artiste ait passé avec son modèle un contrat explicite, dont l’objectif est de restituer en peinture les traits de l’individu pour eux-mêmes. Si l’on s’en tient à cette définition, il est clair qu’il n’y eut quasiment pas de portrait digne de ce nom de toute l’Antiquité égyptienne ou grecque. Une brève floraison se fit jour sous l’empire romain. Tout d’abord en Egypte au premier siècle après JC, avec les fameux portraits dits « du Fayoum ».

Puis, dans l’Empire décadent du IVe siècle, qui était en train de perdre à la fois sa puissance et ses religions, on vit se multiplier les portraits sur verre, en mosaïque ou sur les fresques des catacombes. Les Romains aisés de cette période troublée manifestaient ainsi leur désir de transmettre à la postérité leur nom, leurs œuvres, et si possible leur visage. Les inscriptions sur les tombes précisaient le nom et l’âge du défunt. Bref, tout concourait à faire ressortir l’identité individuelle : les hommes voulaient garder dans la mort les caractères singuliers qui les avaient distingués dans la vie. 2 Ibidem, p. 11-12.

Palette du roi Narmer. http://fr.wikipedia.org/wiki/Palette_de_Narmer

Voir le site http://fr.wikipedia.org/wiki/Portraits_du_Fayoum et quelques autres auxquels il renvoie pour découvrir de plus amples aperçus de ces portraits.

PORTRAIT 3

Ce ne fut qu’un bref intermède : l’intrusion des Barbares, qui refusaient de laisser prendre leur image, et l’essor du christianisme, qui séparait complètement l’âme du corps, ruinèrent le portrait pour des siècles. Songez que Charlemagne utilisait, pour signer ses actes législatifs, un gemme romain à l’effigie de Jupiter et qu’il choisit pour sépulture un sarcophage de l’Antiquité qu’il ne prit même pas la peine de repersonnaliser. Pourtant, on trouve dans certains manuscrits des représentations du jeune prince qui ressemblent fort à des portraits. Ce n’est que vers 850 que l’on vit réapparaître des portraits royaux. Mais on ne les trouve pas dans les lieux ouverts au public, ils figurent dans quelques livres manuscrits enfermés dans des bibliothèques de couvent. Rappelons-nous également ces monnaies frappées par Louis le Pieux en 820, sur lesquels le profil du roi revint pour la première fois (pour peu de temps, il est vrai). Il fallut attendre le XIe siècle pour voir se manifester de nouveau le souci de l’identité dans l’art funéraire. Sous une double forme :

1. les épitaphes sur les tombes, qui précisaient au moins le nom et le titre du défunt ;

2. l’effigie, qui n’était pas un portrait, mais plutôt une représentation symbolique du personnage. Elle visait avant tout à figurer son statut : un roi, un chevalier ou un évêque. Les deux principales figures qui ornaient les tombeaux au Moyen-âge étaient :

le priant et le gisant.

Ils constituent des équivalents des Pharaons triomphants de l’Egypte antique, c’est-à-dire de purs signes funéraires du pouvoir temporel. Comment réapparut le portrait dans ce contexte ? D’abord sous la forme de portraits idéaux ou idéalisés. Ainsi, quand Saint-Louis entreprit, vers 1250, de reconstituer à Saint-Denis les gisants de ses prédécesseurs, il entendait seulement leur donner les traits et les attitudes correspondant à leur fonction royale. Les tombiers, cependant, veillèrent à ce que les personnages représentés ne soient pas trop identiques, en les distinguant par des particularités physiques inventées (par exemple, une verrue imaginaire), censées faire croire à la réalité de leur visage. Ce type de portrait n’était pas ressemblant, mais il portait néanmoins en germe une idée de la personne, qui ne fit que se développer par la suite.

Charlemagne jeune : Couronnement d’un prince franc, entre les papes Saint-Grégoire et Saint Adrien 1er (Sacramentaire dit de Metz, IXe siècle). http://expositions.bnf.fr/carolingiens/expo/images/1/018_1a.png

Tombeau d’un grand sénéchal de Bourgogne, vers 1480. http://www.insecula.com/oeuvre/O0000154.html Pour d’autres exemples, voir la présentation de la salle du Louvre consacrée aux gisants gothiques sur le site : http://www.insecula.com/salle/MS00025.html

PORTRAIT 4

De plus en plus, sur les tombeaux, les vitraux, les fresques du Moyen Age, il devint possible de distinguer, d’identifier, sinon de reconnaître, les personnages qui y figuraient : par leur taille, par leurs costumes et leurs gestes, par leurs armoiries, leurs attributs et les inscriptions. On se trouve alors devant des portraits qui ne sont ni ressemblants ni vraisemblables, mais qui sont frappés de réalité historique et individuelle. Ainsi, sur l'un des vitraux de la cathédrale de Rouen, l'inscription « JE

SUIS ICI POR ACE LE TORT » permit d'identifier le donateur : Azon de Tort , bourgeois de Rouen qui avait fait par testament une donation à cette chapelle en 1266. C’est donc ce « portrait » qui permit également de dater le vitrail.

Vers la fin du XIIIe siècle, un premier effort explicite d’individualisation formelle, visible, fut mis en œuvre : on sculpta le visage de certains gisants d’après le masque mortuaire du défunt. C’est le cas, par exemple, du pape Clément IV, mort en 1268 : la ressemblance a été attestée au XIXe siècle en confrontant la sculpture avec le crâne retrouvé dans la tombe. Mais c’est surtout dans la peinture que se développa le portrait au sens moderne du terme. Le plus ancien exemple conservé est le portrait d’un roi de France, Jean le Bon, peint entre 1350 et 1375. Il ne nous montre pas le souverain en majesté, comme dans les exemples suivants : Le portrait de Jean Le Bon nous détaille son visage comme celui d’un simple individu (le roi était alors captif en Angleterre : ceci explique peut-être cela). C’est en outre une peinture sur toile, de petit format (47 cm x 59 cm), donc une œuvre facile à déplacer, à la différence des sculptures mortuaires ou des fresques peintes directement sur les murs des chapelles ou des palais. Au cours des siècles qui suivirent, tout le mouvement d’affirmation du portrait tendra à détacher la peinture du visage de la représentation d’un statut social, mais également des lieux d’exposition consacrés (palais, églises) pour en faire un objet d’appropriation privée. Lorsque Francastel commence à parler de portraits « libres » à partir de cette

Portrait de Jean le Bon. http://www.enguerrandquarton.com/popups/JeanLeBon.html

– Edouard Ier et Philippe le Bel, 1286 (enluminure de Jean Fouquet, vers 1455-1460) : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/37/Hommage_d_%C3%89douard_Ier_%C3%A0_Philippe_le_Bel.jpg

– Henry VIII, peint par Holbein en 1539 : http://www.orleans-tours.iufm.fr/ressources/ucfr/arts/copiearthistoire/henryVIII.jpg

– Louis XIV, peint par Hyacinthe Rigaud, en 1701-1702 : http://www.orleans-tours.iufm.fr/ressources/ucfr/arts/copiearthistoire/louisxiv.JPG

PORTRAIT 5

époque, il l’entend « dans le double sens de l'objet amovible et du droit de l'individu à se présenter, sans autre but que de se montrer soi-même »3. Nous pouvons suivre cette évolution parallèlement dans la peinture flamande et dans la peinture italienne, la première ayant été plus précoce à affirmer l’individu. Nous l’avons vu, la peinture de cette époque était par nature religieuse : elle visait exclusivement à glorifier Dieu, le Christ, la Vierge et tous les Saints. C’est donc dans ce cadre conventionnel très contraignant que s’immisça la figure de l’individu. En clair, le riche commerçant flamand ou le banquier vénitien qui offraient une fresque à une église ou un couvent se firent représenter dans la peinture, d’abord comme de simples adorateurs extérieurs, puis comme des acteurs de plus en plus encombrants. C’est pourquoi le motif pictural central qui annonça le portrait est la figure du donateur. Voici un résumé visuel de cette tendance : 1. dans la peinture flamande :

3 Galienne et Pierre Francastel, op. cit ., p. 66.

Roger van der Weyden, Polyptyque du Jugement dernier, 1440 : Le donateur et son épouse sont agenouillés au pied des figures divines statufiées (panneaux visibles uniquement lorsque le retable est fermé). http://www3.ac-clermont.fr/pedago/arts/bac/retable_beaune.htm

Robert Campin, dit le Maître de Flémalle, Tryptique de Mérode, vers 1425-1428 : Ils apparaissent en dehors de la maison où se déroule la scène sacrée (une Annonciation). http://www.faisceau.com/photogallery/annon/flamalle.jpg

Jan Van Eyck, Vierge du chanoine Van der Paele, 1436 : Ledit chanoine est dans la même pièce, mais une marche plus bas. http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4f/Jan_Van_Eyck_La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele_1434.jpg

Jan Van Eyck, La Vierge d'Autun, 1425-1435 : Pour la première fois, le donateur se fait représenter à égalité avec la Vierge. Dans le cas présent, il s’agit du Chancelier Nicolas Rollin, un avocat roturier qui s’était élevé dans la hiérarchie de la cour de Bourgogne jusqu’à en atteindre la plus haute fonction. Il fut anobli par le duc. Cette nouvelle noblesse de robe se distinguait de la chevalerie par le fait que sa réussite reposait sur des fonctions civiles, des connaissances juridiques et une culture savante. Ces hommes qui venaient de faire fortune, et qui en étaient fiers, voulaient l’afficher. La peinture de panneaux à leur gloire entrait dans cette ambition. Elle leur permettait de contourner en partie l’impossibilité dans laquelle ils se trouvaient de s’offrir les tapisseries de luxe, les pièces d’orfèvrerie et les manuscrits enluminés, qui demeuraient le privilège exclusif de l’aristocratie. http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/96/Eyck_madonna_rolin.jpg/571px-Eyck_madonna_rolin.jpg

PORTRAIT 6

Sur d'autres retables plus tardifs, les donateurs se détournent de la figure mystique centrale pour regarder délibérément le spectateur.

2. dans la peinture italienne, où dominèrent longtemps les fresques :

Dès cette époque, il devint courant d'introduire les traits de personnages contemporains dans la peinture des scènes du passé. On retrouva en Italie une tendance déjà largement en vogue dans les Flandres : le donateur exhibait, sur le théâtre de la peinture sacrée, ses proches, sa famille, voire même ses clients.

Toute cette évolution au sein de la peinture religieuse s’opéra entre 1430 et 1500. Parallèlement se développèrent les portraits véritablement « libres », c’est-à-dire peints sur un support amovible, directement pour des commandes privées.

Exemples :

Jean Fouquet, Etienne Chevalier présenté par Saint Etienne, 1451 : le dignitaire a encore besoin d’être introduit par la figure d’un Saint. Bientôt, il se fera représenter seul. http://www.wga.hu/art/f/fouquet/chevalie.jpg

Piero della Francesca, Saint-Jérôme et un dévot, 1450 : le dévot-donateur est en conversation mystique directe avec le saint. http://www.wga.hu/art/p/piero/francesc/girolamo.jpg

Ghirlandaio, Fresques pour la chapelle Sassetti, Florence, vers 1485 : le donateur et sa femme figurent humblement au bas du mur, de part et d’autre, et sous les scènes religieuses. http://www.wga.hu/art/g/ghirland/domenico/5sassett/0chapel.jpg

Ghirlandaio, Confirmation de la règle de saint François, fresque pour l’église Santa Trinita de Florence, environ 1455 : de par et d’autre de la scène, Laurent de Médicis, ses parents, ses enfants, son banquier (Sassetti), donateur de l’œuvre. http://www.wga.hu/art/g/ghirland/domenico/5sassett/frescoes/5confir.jpg

Autre fresque de Ghirlandaio : L’ange apparaît à Zaccharie. ici, les portraits s’imposent jusqu’au point de reléguer la composition religieuse au second plan. http://www.wga.hu/art/g/ghirland/domenico/6tornab/62tornab/1appear.jpg

Portrait des époux Arnolfini par Jan Van Eyck, 1434. http://www.wga.hu/art/e/eyck_van/jan/15arnolf/15arnol.jpg

PORTRAIT 7

Ce portrait représente un riche marchand italien le jour de son mariage, dans sa demeure. Il avait ses entrées à la cour de Bourgogne où œuvrait Van Eyck. Il s’employait à fournir au duc de Bourgogne la splendeur matérielle dont celui-ci avait besoin pour affirmer sa puissance. L’emploi d’un peintre comme Van Eyck faisait partie de cette économie somptuaire. Le tableau est à l’évidence un portrait dans la mesure où il sert de très près la ressemblance avec la physionomie réelle des deux personnages, nullement idéalisés par le pinceau de l’artiste. En outre, Van Eyck atteste qu’il était bien présent lors de cette cérémonie de mariage (par une inscription au dessus du miroir du fond), ce qui fait de son tableau un équivalent de la signature des témoins dans le rituel actuel du mariage. C’est donc bel et bien une œuvre destinée à représenter deux individus particuliers tels qu’en eux-mêmes et uniquement pour eux-mêmes.

Pour autant, le tableau n’est pas aussi réaliste qu’on pourrait le croire. Il est même truffé de signes à valeur symbolique qu’un œil avisé de l’époque aurait aisément déchiffré : le chien pour la fidélité, la robe remontée sur le ventre comme annonce de la maternité, et quantité d’autres détails devenus pour nous incompréhensibles. En outre, le décor est lourd de significations ou, plus exactement, de prétentions : au milieu du XVe siècle, les contrats passés entre les artistes et leurs patrons spécifiaient que l’on devait représenter dans des scènes religieuses comme l’Annonciation ou la Nativité les meubles contemporains présents dans les demeures des « seigneurs et bourgeois ». On peut donc être raisonnablement sûr de l’authenticité du somptueux lit rouge qui figure dans ce Portrait des époux Arnolfini. Mais, en même temps, aucun contrat ne stipulait que l’artiste devait représenter fidèlement tel intérieur domestique ou ecclésiastique particulier. Et, de fait, il semble plutôt que les peintres mêlaient librement des détails provenant de cadres différents pour réaliser un intérieur idéalisé, synonyme de luxe et de richesse matérielle. Celui que nous voyons ici est davantage la mise en scène d’une ambition que le reflet d’une réalité.

Cette innovation est importante car pendant longtemps les portraits ont été peints de profil – convention qui reprenait la présentation typique du commettant-donateur dans la tradition du XIVe siècle. Le portrait de profil renouait également avec la formule antique de la numismatique. Il permettait en outre de situer sur des plans différents l'image sacrée et le donateur terrestre. En résumé, le portrait de profil suivait la tradition classique ; il avait une fonction essentiellement généalogique et familiale, et une utilisation limitée.

Cardinal Albergati par Van Eyck, 1438 : cadrage resserré sur le visage de l’homme sans insister trop sur sa fonction (pourpre et fourrure du costume) http://www.wga.hu/art/e/eyck_van/jan/01page/11alberg.jpg

Andrea del Castagno, premier portrait de face, milieu du XVe siècle. http://www.wga.hu/art/a/andrea/castagno/3_1450s/08portra.jpg

PORTRAIT 8

Les oppositions entre le

portrait de profil et le portrait de face :

dessin peinture (rendu des ombres et des lumières)

retour à l’Antique peinture au « naturel », défendue par Léonard de Vinci

le pouvoir et sa propagande l’individu et son intériorité

placé dans une sphère intem- identification avec le spectateur, porelle par l’exclusion du regard que regarde le personnage peint Cependant, les portraits successifs de Louis XIV gravés sur les pièces émises sous son règne montrent autant de profils véristes révélant l’évolution de son visage au cours du temps. A l'opposé : Le nouveau portrait de face plaçait souvent le personnage contre un mur neutre, à proximité d’une fenêtre. Cette disposition offrait une représentation symbolique de l’Homme dans son for intérieur, tel qu’en lui-même, mais avec une ouverture sur le monde. Symbolique humaniste par excellence. A cette même période, se développa en Italie la mode des bustes, très naturalistes, car souvent repris de moulages du visage, mortuaires ou non. Cette mode reprenait l’héritage des bustes de la Rome antique, consacrés au culte domestique des ancêtres.

Dirck Bouts, Portrait d’homme, 1462. http://www.wga.hu/art/b/bouts/dirk_e/2/portrai1.jpg Mais on retrouve la même figure d’homme dans certaines scènes religieuses peintes par Dirck Bouts : s’agissait-il de portraits d’individus réels ou de simples motifs picturaux ?

Teston émis sous François 1°, vers 1540. http://www.numismatique.org/images/monnaies/france/f04/f04_0063.jpg

Portrait de François 1° par Benvenuto Cellini, 1537. http://www.wga.hu/art/c/cellini/francis1.jpg Noter les grandes variations de ressemblance dans les profils gravés sur les médailles ou les pièces.

Le cas fameux et controversé du buste de Niccolo da Uzzano par Donatello (1430), contesté parce que jugé trop ressemblant, donc indigne de l'art. http://www.wga.hu/art/d/donatell/2_mature/1uzzano.jpg

PORTRAIT 9

Derniers jalons historiques pour souligner l’importance désormais acquise du portrait dans l’art de la Renaissance :

1. Le premier livre illustré contenant explicitement des portraits serait paru à Milan en 1479.

2. Vers 1526, Hans Holbein le Jeune s’installa à Londres officiellement comme portraitiste. Il fut assurément l’un des tous premiers à exploiter cette veine pour conduire sa carrière de peintre. A peu près à la même époque, en 1539, l’Italien Bronzino devint le peintre officiel du Grand-duché de Toscane et l’un des fondateurs des canons du portrait de cour. Les genres du portrait Une fois constitué comme mode de représentation légitime, le portrait connut une vogue sociale grandissante, qui culmina au XIXe siècle, avec l’affirmation de la classe bourgeoise et son attirance pour tous les signes susceptibles de démontrer sa réussite. Il n’y eut jamais autant de portraits peints qu’entre 1870 et 1900. Le XIXe siècle vit également apparaître la photographie qui, en quelques décennies, porta le portrait bien au-delà des fractions aisées de la société et contribua à l’extraire du domaine de la peinture. Il fallut, pour ce faire, encore un bon siècle, mais la tendance était irréversible : aujourd’hui, le portrait est photographique, et tout un chacun est en mesure de le réaliser pour ses propres besoins privés. L’intrusion de la photographie raviva un débat lancé dès l’apparition du portrait libre dans la peinture, au XVe siècle : quelle option fallait-il privilégier dans la représentation des traits d’un individu ? La caractérisation, c’est-à-dire la restitution de ses particularités personnelles les plus reconnaissables, ou bien l’idéalisation, c’est-à-dire l’élévation de ses traits à un certain degré d’universalité formelle ou morale ? En d’autres termes, le portrait devait-il ressembler à l’individu en particulier ou incarner l’Homme en général ? Dans la peinture, l’alternative prit la forme de l’opposition entre le portrait d’apparat et le portrait psychologisant. Le premier est par définition celui des rois, des papes, des grands de ce monde, qui posent en majesté. Leurs traits sont individualisés, puisqu’il s’agit de les reconnaître. Mais ils sont surtout idéalisés car ce qu’il s’agit de reconnaître en eux, c’est leur grandeur, leur capacité à incarner un modèle ou une charge, comme celle de gouverner. Le portrait d’Etat est toujours de dimensions imposantes : le personnage y apparaît souvent grandeur nature, voire plus grand que nature. Les caractères publics de son personnage l’emportent sur ses caractères privés. Le costume et le décor jouent ici un rôle déterminant.

« Pour un roi ou un empereur, recommandait Giovanni Paolo Lomazzo, auteur en 1584 d'un Trattato dell'arte della pittura, il faut de la majesté et une allure conforme à son rang : il doit respirer noblesse et gravité, même si de nature il n'est pas tel. Qu'il soit bien entendu que le peintre a toujours pour tâche d'exalter dans les traits la grandeur et la majesté, en dissimulant les défauts de la nature. La dignité artificielle entre en jeu quand le peintre avisé, exécutant le portrait d'un empereur ou d'un roi, leur donne un air grave et majestueux même si d'aventure

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ils ne l'ont pas naturellement. Ou quand, peignant un soldat, il le montre plus rempli de fureur et d'audace qu'il ne le fut réellement dans l'escarmouche. Nombre de peintres de valeur ont observé avec grande sagesse ce précepte qui est le devoir de l'art : représenter le Pape, l'Empereur, le Soldat de sorte que chacun d'eux ait un aspect raisonnablement conforme à son rang ; et le peintre se démontre expert en son art quand il représente non l'acte que d'aventure faisait ce Pape ou ce Roi, mais celui qu'il aurait dû faire, eu égard à la majesté et au prestige de sa fonction. »

Voici par exemple trois portraits de papes, avec une tendance croissante à la personnalisation :

Les deux derniers sont des portraits collectifs, montrant le pape entouré de ses plus proches conseillers. Chaque fois, l'un d’eux enserre le dossier du trône pontifical avec ses deux mains, signifiant ainsi sa position de confident direct du pape. On sait précisément qui ils étaient et quelle est la signification politique de leur présence sur le tableau. Mais, tandis que chez Raphaël, ils « posent, impassibles, comme des acteurs muets, communiquant à peine les uns avec les autres »4, chez Titien, ils apparaissent engagés dans une interaction beaucoup plus étroite. Cette intensité visible a autorisé certains historiens à voir dans ce dernier tableau « peut-être le plus grand portrait psychologique de tous les temps »5 ; tandis que d'autres le considèrent comme « peut-être le document politique le plus extraordinaire que nous ait légué la peinture occidentale moderne »6. Ces deux modes d'appréciation sont également possibles, alors que le tableau peint par Raphaël est, quant à lui, ouvertement « un portrait officiel, qui montre le pouvoir absolu du pape, même dans une occupation en apparence privée » (la contemplation d'une bible richement enluminée). Exemples récents de portraits d’apparat :

4 Norbert Schneider, L’art du portrait, Cologne, Taschen, 1994 : 96. 5 Ibidem : 173 note 122. 6 Antonio Paolucci, Titien portraitiste, in Titien, Paris, Liana Levi, 1990 : 105.

Melozzo da Forli, Fondation de la Bibliothèque vaticane par Sixte IV, 1475-1477. http://www.wga.hu/art/m/melozzo/foundati.jpg

Raphaël, Léon X avec les cardinaux Giulio de Médicis and Luigi de Rossi, (1518) http://www.wga.hu/art/r/raphael/5roma/5/09leo_x.jpg

Titien, Paul III et ses petits-fils Alessandro et Ottavio Farnese (1546). http://www.wga.hu/art/t/tiziano/10/3/4paul3.jpg

Christian Courrèges (photographe), Série de portraits de cardinaux actuels, 2005. Voir sur son site : http://www.christian-courreges.com

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Mais parallèlement, et certainement pour un autre public, se développa un registre de portrait visant à saisir « l'expression d'un état d'âme particulier, à un moment défini ». L'exemple précurseur fut le Portrait d'un homme peint par Giorgione, le maître de Titien. Fait particulièrement novateur dans l’art de peindre de l’époque : le peintre le réalisa directement au pinceau, sans dessin préalable. Ce type de portraits était destiné à un public cultivé, sophistiqué, qui valorisait les vertus de l’introspection et qui tenait à souligner les airs de la réflexion, de la méditation. Le portrait devait faire ressortir la personnalité et la culture de l’individu. Il cherchait donc à saisir les expressions du visage, à insuffler de la passion dans le mouvement des mains, dans l’éclat du regard. Les attributs étaient nouveaux également : ce n’étaient plus le gant, la médaille, le casque, l’épée ou le blason aristocratiques, mais un livre ouvert sur une page choisie ou encore un instrument de musique. Beaucoup de ces personnages peints en portrait étaient des poètes, des écrivains, des intellectuels. Deux exemples :

Madame Yvevonde, Portrait photographique de l’ambassadeur d’Espagne à Londres, 1939. http://www.users.waitrose.com/~felice/gallery/gallery2/207.jpg

Olivier Roller, Portrait photographique de Catherine Trautman, paru dans Libération, 9 août 2000 – variante actuelle, volontairement décalée. http://olivier.roller.free.fr/trautmann2.jpg

Giorgione, Portrait d’un homme, 1507-1508. http://www.wga.hu/art/g/giorgion/portrait/04portma.jpg

Moro Antonio, Le nain du cardinal de Grandville, XVIe siècle. http://www.photo.rmn.fr/LowRes2/TR1/HY8VWB/94-059993.jpg

Heinrich Aldegrever, Portrait of William V, 1540. http://images.nortonsimon.org/erez3/erez?src=Norton%20Simon%20Images/P2001032%2Efpx&tmp=Norton%20Collection%20Image

Agnolo Bronzino, Portrait d'Ugolino Martelli par, vers 1537-1539. http://en.wikipedia.org/wiki/Portrait_of_Ugolino_Martelli

Ce jeune humaniste, alors âgé d'une vingtaine d'années, devint plus tard évêque dans le Sud de la France. Le peintre nous le montre méditant sur un passage du neuvième chant de l'Iliade, tandis qu’il appuie son poignet gauche sur un livre de Pietro Bambo, considéré à l'époque comme un humaniste de la plus haute érudition, futur cardinal. A ces signes de la culture des Antiques s'ajoute une allusion directe à l'affirmation politique de la ville de Florence par le biais de la statue de David, œuvre d'un sculpteur contemporain, qui figure au fond du tableau.

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L’audace formelle se manifestait plus encore dans les portraits d’essence intime, comme celui de son père peint en 1622 par Giovanni Serodine. Audace que l’on retrouva un siècle plus tard dans les portraits, dits « de fantaisie », brossés par Fragonard en seulement une heure avec la connivence de certains de ses amis : Voici, à titre de comparaison, l’un de ceux, beaucoup plus classiques et contrôlés, qu’il peignait pour répondre à des commandes :

Portrait de Constance de Lowendal, 1775-1785

Evoquons ici un nouveau style de portrait apparu à la fin du XVIe siècle dans l’atelier d’Annibal Carrache : la caricature, encore appelée « portrait à charge ». « Se dit, écrivait un expert de l’époque, d’une manière qu’ont les peintres et les sculpteurs de faire des portraits aussi ressemblants que possible ; mais, par jeu et parfois par raillerie, en aggravant ou en augmentant hors de toute proportion les défauts de la personne représentée, de telle façon que, vus dans leur ensemble, ils paraissent refléter la vérité, alors que dans les détails ils s’en écartent. »

Lorenzo Lotto, Portrait d'Andrea Odoni, 1527. http://www.wga.hu/art/l/lotto/1527-30/05odoni1.jpg Cet autre humaniste fut l’un des antiquaires qui concoururent à ramener à la vie l'Antiquité grecque et romaine.

Fragonard, La musique, 1769. http://www.wga.hu/art/f/fragonar/1/08music.jpg

Fragonard, Portrait de l’abbé de Saint-Non, vers 1769. http://www.wga.hu/art/f/fragonar/1/08abbe.jpg

Augustin Carrache, Feuille de caricatures, vers 1594. http://photomaniak.com/upload/out.php/i56977_Fig.2.jpg

http://www.ticino.ch/pictures/infoturistica/13042.gif

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« Charger le portrait » s’inscrit aux antipodes du style dépersonnalisé du portrait d’apparat : la caricature privilégie les traits les plus personnels, les particularités physiques uniques du modèle, et révèle du même coup la vanité qu’il y a à prétendre paraître comme il faut. A sa manière, satirique, la caricature ouvrit la voie du portrait psychologisant. L’affirmation de styles de portrait plus intimistes prenait également une signification sociale : la vogue du portrait gagna progressivement un nouveau public, bourgeois, voire plus modeste. D’ailleurs, cette vulgarisation du portrait souleva l’indignation des classes cultivées. Elle alimenta une polémique récurrente sur le statut artistique du portrait, entretenue par ceux qui entendaient réserver la peinture à la représentation des sujets qui seraient « grands » par nature, c’est-à-dire par naissance. L'écrivain L'Arétin (1492-1556), grand pourfendeur de son époque, s'écria : « Honte à toi, siècle qui supportes que les tailleurs et les bouchers paraissent au naturel en peinture ! » Et Lomazzo se lamentait : « Tandis qu'au temps des Romains on ne portraiturait que les princes et les vainqueurs, aujourd'hui l'art de peindre est tellement répandu qu'il a perdu presque toute dignité : non seulement parce que les princes et les républiques tolèrent que n'importe qui cherche, avec son portrait, à rendre éternelle et immortelle sa propre mémoire, mais parce que le peintre le plus grossier, à peine capable de barbouiller une toile, se veut portraitiste. » D'ailleurs, comme pour apporter de l'eau à son moulin, le modeste Bernardino Licinio accompagna le portrait de son frère de la légende suivante rédigée en latin : « Licinio a représenté ici son frère avec toute sa famille, prolongeant ainsi leur existence par l'image, et la sienne propre par l'art. » D’autres n’hésitaient pas à vulgariser le portrait de cour : Au XVIIe siècle, le portrait était considéré par les connaisseurs de peinture comme l’un des genres les moins légitimes, alors qu’il était certainement le plus en vogue dans le public. Il permettait aux peintres de faire fortune, mais ne leur assurait guère de crédit parmi leurs pairs. Des artistes aussi renommés que Rubens, Poussin ou Philippe de Champaigne affectaient de pester contre le portrait qui, pourtant, leur rapportait beaucoup d’argent.

Giovanni Battista Moroni, Le tailleur, 1653. http://www.wga.hu/art/m/moroni/tailor.jpg

Bernardino Licinio, Portrait de la famille de son frère, 1524. http://www.royalcollection.org.uk/egallery/images/collection_large/402586.jpg

Frans Hals, Willem Van Heythuyzen, 1625. http://www.latribunedelart.com/spip.php?page=docbig&id_document=2739

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Quelques signes manifestèrent, dès cette époque, l'ambition des peintres à se réapproprier une partie de la valeur symbolique du portrait d'apparat, d'y apparaître également comme les détenteurs d'un art reconnu. Les premiers autoportraits apparurent au détour d'un tableau religieux ou d'un portrait de cour, comme sur le célèbre tableaux des Ménines de Velasquez. En 1654, Charles Le Brun se représenta sur La descente du Saint-Esprit « afin qu'en même temps qu'on jetterait les yeux on reconnût le peintre et qu'on donnât à l'auteur la louange et l'estime que méritait son ouvrage » (mémoire de 1682). Or, le peintre ne pouvait se peindre ainsi sans l'autorisation du prince qui l'employait ou du commanditaire du tableau. De surcroît, il devait se conformer à des critères stricts de présentation : par exemple, l'autoportrait des peintres de cour, comme Mignard, François Desportes ou Antoine Coypel, devait se limiter à figurer leur fonction exacte (peintre de chasses à cour, chargé des médailles, etc.).

Il n'y a guère qu'en Angleterre où le portrait soit devenu le genre pictural dominant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour des raisons qui tiennent probablement, mais pas uniquement, à l'essor des formes laïques de représentation de l'individu dans les pays où la Réforme imposa la censure de l'imagerie religieuse. Londres ou Glasgow possèdent une National Portrait Gallery. Et les travaux historiques les plus importants sur le portrait sont dus à des spécialistes anglais, ou encore allemands.

En France, toutefois, si le genre n’était pas le plus prisé artistiquement, il n’en était pas moins très pratiqué et très exposé : ainsi, entre 1775 et 1789, un quart des tableaux montrés au Salon étaient des portraits. On en compta 40 % sous la Révolution et l’Empire. Autre signe ambigu de statut artistique : c’est en 1760 que fut créé à l’Ecole des Beaux-arts le concours de « la tête d’expression ». Exercice de style ou art du portrait proprement dit ? Il entrait dans ce débat sur le statut du portrait une dimension politique. L’enjeu était l’accession de fractions croissantes de la population à la représentation individualisée de soi, bref leur droit à faire valoir une identité individuelle (au lieu de rester confondues dans des entités globalisantes, comme le « Tiers-Etat », « le peuple », « les masses », etc.). Le développement foudroyant de la photographie dans la seconde moitié du XIXe siècle, qui se fit pour l’essentiel par le portrait, raviva cette polémique autour du droit social des individus, de tous les individus, à disposer de leur propre image. Baudelaire, pour ne citer que lui, reprit les accents vengeurs de l’Arétin pour dénoncer ce désir compulsif des masses à fixer leur apparence physique sur la pellicule. A cet égard, l’histoire sociale du portrait donne un éclairage sur le long processus historique qui a contribué à faire de l’individu la figure centrale de notre société occidentale. Le portrait porte en lui l’idée d’individu, il la met en forme visuellement. Son essor a été de pair avec de multiples autres signes de l’affirmation croissante de l’individu dans le contexte social. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le XXe siècle a vu s’imposer, dans la plupart des pays occidentaux, les documents d’identité qui, tous, complètent l’état civil par une photographie, c’est-à-dire par un portrait (l’Allemagne a rendu obligatoire la carte d’identité en 1918, la France en 1940 – notons toutefois qu’aucune obligation équivalente n’existe aux Etats-Unis).

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Mais l’histoire du statut artistique et culturel controversé du portrait donne également la mesure des résistances soulevées par le simple fait ou, plus exactement, par ce fait qui nous paraît aujourd’hui si simple, de vouloir restituer les traits d’un individu sans autre objectif que de le montrer tel qu’en lui-même. Représenter un homme, en donner une image ne va pas de soi. Cette opération requiert toujours une bonne raison, qu’elle soit d’ordre social, artistique ou esthétique. D’où l’ambivalence congénitale du portrait : il est d’autant plus léger artistiquement qu’il est plus fort socialement, d’autant moins esthétique qu’il est plus ressemblant à son modèle. Le point-limite de ce balancement est l’actuelle et massive photographie de famille, définitivement accaparée par tout un chacun pour ses besoins personnels. La photographie de famille représente le point-limite du portrait happé par ses justifications sociales et individuelles, et délesté de préoccupations artistiques. Aujourd’hui, le plus gros de la production de portrait se fait en dehors des sphères de l’art. C’est, sous une forme démocratisée, la revanche du modèle sur le peintre, le premier ayant réussi à se débarrasser de toute idée d’art pour ne plus se soucier que de se représenter soi-même et pour soi-même. Quelle sécularisation depuis la peinture religieuse, dans laquelle les seuls portraits autorisés étaient ceux, fondamentalement allégoriques, du Christ, de la Vierge et des Saints ! Et quelle démocratisation ! Mais en même temps quelle contrainte ! Aujourd’hui, tout individu se doit d’avoir une image, de travailler son image. Il n’est pas sûr que cette liberté récemment acquise soit toujours si facile à porter. POUR EN SAVOIR PLUS : Galienne et Pierre Francastel, Le portrait. 50 siècles d’humanisme en peinture, Paris, Hachette, 1969. Norbert Schneider, L’art du portrait, Cologne, Taschen, 1994. Stéphanie Wapler, Du visage au portrait, Paris, Louvre, 1996 (synthèse pédagogique).