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ALL 7.45 € / BEL 6.95 € / ESP 6.95 € / ITA 6.95 € / GR 6.95 € / PORT CONT 6.90 € / LUX 6.95 € / CH 11.80 FS / MAR 65 DH / TUN 6.90 TND / CAN 9.95 $ CAD / DOM/S 6.85 € / MAY 8.20 € / TOM/A 1650 XPF / TOM/S 900 XPF / MAY 8.25 € / CH 11.80FS SPÉCIAL DÉCOUVERTE : L’ESTUAIRE DE LA GIRONDE NUMÉRO 23 - MAI-JUIN 2015 • Navigateurs exceptionnels • Commerçants de génie • Conquérants éblouissants La saga scandinave VIKINGS 3’:HIKSLI=XUZ^ZV:?k@a@c@d@k"; M 08183 - 23 - F: 5,95 E - RD

Historia Spécial 23 2015.05-06 Vikingspdf

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Magasine d'histoire

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  • ALL 7.45 / BEL 6.95 / ESP 6.95 / ITA 6.95 / GR 6.95 / PORT CONT 6.90 / LUX 6.95 / CH 11.80 FS / MAR 65 DH / TUN 6.90 TND / CAN 9.95 $ CAD / DOM/S 6.85 / MAY 8.20 / TOM/A 1650 XPF / TOM/S 900 XPF / MAY 8.25 / CH 11.80FS

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    DCOUVERTE : LESTUAIRE DE LA GIRONDE

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    NUMRO 23 - MAI-JUIN 2015

    Navigateurs exceptionnels Commerants de gnie Conqurants blouissants

    La saga scandinaveVIKINGS

    3:HIKSLI=XUZ^ZV:?k@a@c@d@k";M 08183 - 23 - F: 5,95 E - RD

  • 3MAI-JUIN 2015 LES VIKINGS

    Victor BattaggionRdacteur en chef adjoint charg des Spciaux

    IERS COMBATTANTS ET NAVIGATEURS DE GNIE, les Scandinaves dbarquent sur la scne internationale ds

    le VIIIe sicle. Ces gaillards-l sillonnent les mers en tous sens, mnent des expditions maritimes en Angleterre, en

    Irlande, en Francie occidentale, en Islande Les plus auda-cieux dcouvrent le Groenland et prennent pied en Amrique. Dautres vont poser les fondements dun tat russe et taquiner

    au passage la patience des empereurs byzantins. Comment ces hommes du Nord ont-ils pu dferler avec autant de facilit sur le monde occidental ? Rponse : grce leur navire, le knrr et non drakkar. Aussi lger que souple, il est linstrument et le symbole de leur fabuleuse destine. Sans lui, pas de raid dvastateur, pas de commerce, pas de colonisation Pas de Vikings, en somme. Odin, Thor, Baldr et Loki, les dieux du panthon nordique, en sont tmoins ! Mais ces farouches guerriers avides de butin facile nont pas bonne presse. Leurs violents coups de main et leurs oprations commer-ciales abrges la hache sment un vent de panique. Les clercs, apeurs, ne cesseront de les diaboliser dans leurs crits pathtiques, voire fantaisistes. Le mythe vient de dbuter Et pour longtemps. Pour preuve : les Vikings continuent de nous fasciner, au cinma, dans la BD ou les sries tl (Vikings, de Michael Hirst). Raison pour laquelle nous avons dcid de revenir sur leur brillante civilisation, leur tonnante et mconnue expansion travers le globe, mais aussi leur hritage. Un sacr programme, par Odin !

    La dferlante viking

    AVANT-PROPOS

  • Pierre BouetMatre de confrences honoraire de latin mdival et directeur honoraire de lOffice universitaire dtudes normandes de luniversit de Caen, il a publi Hastings (Tallandier, 2014).

    Rgis BoyerProfesseur de langues, littratures et civilisation scandinaves Paris-Sorbonne de 1970 2001, spcialiste franais des civilisations de lEurope du Nord. Il a crit un nombre important dtudes, dont Le Monde du double : la magie chez les anciens Scandinaves (Berg international, 2014).

    Jesse ByockArchologue amricain et professeur de vieux norrois luniversit de Los Angeles. Auteur de nombreux ouvrages sur lIslande et les Vikings non traduits pour la plupart, hormis LIslande des Vikings (Aubier, 2007).

    Bruno DumzilMatre de confrences en histoire mdivale la Dfense, il a publi plusieurs livres sur le haut Moyen ge occidental, dont Les Racines chrtiennes de lEurope (Fayard, 2005) et Servir ltat barbare en Gaule franque (Tallandier, 2013).

    Franois mionIl enseigne la civilisation scandinave ancienne et le vieux norrois la Sorbonne. En 2013, il a dirig louvrage collectif intitul LIslande dans limaginaire (Presses universitaires de Caen).

    Alban GautierMatre de confrences luniversit de Boulogne-sur-Mer, il sest spcialis sur la lgende arthurienne (Arthur, 2007), les les Britanniques et lEurope du Nord au Moyen ge. Il a aussi traduit du latin Histoire du roi Alfred, de lvque gallois Asser de Sherborne (Les Belles Lettres, 2013).

    Sylvie JoyeMatre de confrences luniversit de Reims, elle est lauteur de LEurope barbare (Armand Colin, 2010) et de La Femme ravie. Le mariage par rapt dans les socits occidentales du haut Moyen ge (Brepols, 2012).

    Stphane LebecqProfesseur mrite dhistoire mdivale de luniversit de Lille, historien des communications terrestres et maritimes entre les pays dEurope du Nord, il vient de diriger une Histoire des les Britanniques (PUF, 2013).

    Jean-Marie MailleferProfesseur mrite de langues, littratures et civilisation scandinaves de la Sorbonne, il a publi, entre autres, Les Vikings (Gisserot, 2015) .

    Franois NeveuxProfesseur mrite de luniversit de Caen, il a crit avec Pierre Bouet La Tapisserie de Bayeux, rvlations et mystres dune broderie du Moyen ge (ditions Ouest-France, 2013).

    Jean RenaudProfesseur mrite de langues, littratures et civilisation scandinaves de luniversit de Caen, il est lauteur dune douzaine douvrages sur les Vikings, dont La Normandie des Vikings (2006).

    lisabeth RidelIngnieur au CNRS, elle a dirig le catalogue dexposition Les Vikings dans lEmpire franc : impact, hritage, imaginaire (OREP ditions, 2014).

    Laurent VissireMatre de confrences Paris IV-Sorbonne, membre du comit ditorial dHistoria, il vient de signer Tous les deables denfer : relations du sige de Rhodes par les Ottomans en 1480 (Droz, 2014).

    LES AUTEURS

  • 6 LES DATES CLS 8 AUX QUATRE POINTS CARDINAUX 10 INTRODUCTION 106 MOTS FLCHS

    I LA CIVILISATION 18 COMMENT ILS MERGENT DES BRUMES SCANDINAVES

    Lpope de ces hommes du Nord dbute au VIIIe sicle par des incursions dans le monde franc, en Angleterre et en Irlande, par Alban Gautier

    20 OPRATION COMMANDOLeur rputation de pillards leur colle la peau. Cest oublier que les Vikings sont avant tout des commerants, certes prompts sortir la hache pour trancher un diffrend, par Rgis Boyer

    24 PAISIBLES EN LA DEMEUREDes vandales ? Des fermiers, plutt. Et le soir, aprs les travaux aux champs, la famille se retrouve dans la skli, le foyer, pour des veilles au coin du feu, par Jean Renaud

    30 LA FEMME, GARDIENNE DU FOYERQuand le mari sillonne les mers, elle assure lintendance. Pour preuve de son rle prominent, cest elle qui dtient les cls du coffre o sont remises richesses et victuailles, par Sylvie Joye

    32 LES MATRES DU CHANTIER NAVALManiable et rsistant, le navire viking est loutil par excellence de lexpansion scandinave. Retour en images sur lvolution de cet admirable serpent des mers , par lisabeth Ridel

    I LEXPANSION 42 EN ANGLETERRE, LES ROIS DANOIS FONT LA LOI

    Ils dferlent sur lle au IXe sicle et finissent par loccuper aprs avoir soumis les royaumes autochtones. Le rgne des hommes du Nord contribuera unifier le pays, par Alban Gautier

    46 LA FRANCIE OCCIDENTALE AUX ABOISLe territoire subit les raids incessants des envahisseurs, qui ne se contentent pas de piller, mais simplantent durablement, notamment en Normandie, par Stphane Lebecq

    52 LISLANDE, OU LES POSSIBILITS DUNE LEUn espace vierge que les Vikings semploient coloniser paisiblement, en labsence de toute incursion trangre. Utopie au pays des glaces, par Jesse Byock

    56 IL TAIT UNE FOIS EN AMRIQUEToujours plus louest ! Cinq sicles avant Colomb, le Norvgien Bjarni Herjolfsson saventure au Canada, bientt suivi par dautres compatriotes, par Bruno Dumzil

    62 LA MRE RUSSIE A UN PRE SUDOISLEst nest pas en reste. Et, ds le IXe sicle, les Vargues essaiment vers les rivages de la mer Noire et de la Caspienne. Avant de remonter le cours de la Volga, par Jean-Marie Maillefer

    I LHRITAGE 68 GUILLAUME : DE BTARD CONQURANT

    Fils et petit-fils de Vikings, il se rvle comme le digne successeur de ces aventuriers des mers en simposant Hastings en 1066, par Pierre Bouet

    72 LES HAUTEVILLE SOUS LE SOLEIL DITALIEVers lan mille, les descendants de Tancrde jettent leur dvolu sur le sud de la Botte et la Sicile. Mais, avant, il faut convaincre le pape et vaincre les musulmans, par Laurent Vissire

    78 BOHMOND DE TARENTE, PRINCE DANTIOCHELa premire croisade sert de prtexte une nouvelle expansion. Une occupation au nom de Dieu, mais qui sert des ambitions plus terre terre, par Franois Neveux

    82 ET AUJOURDHUI : UN FILON VENU DU NORDLe cinma et la littrature ne pouvaient rester indiffrents devant le souffle pique des sagas norroises. Au prix de bien des approximations historiques.

    84 LENTRETIEN : RGIS BOYERCe grand spcialiste des Vikings tord le cou aux ides reues sur les peuples nordiques et explique les raisons de la fascination quils exercent sur limaginaire occidental.

    I DCOUVERTE 88 LESTUAIRE DE LA GIRONDE

    par Victor Battaggion, Vronique Dumas et Robert Kassous

    SOMMAIRE N23 MAI - JU IN 2015

  • LES DATES CLS

    6 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    753Fondation de la premire

    colonie vargue (sudoise) en

    Russie, prs de la future Saint-Ptersbourg.

    793Labbaye de Lindisfarne,

    dans le Northumberland

    (nord de lAngleterre), est saccage.

    795Premiers raids

    vikings en Irlande. En Espagne, ils combattent aux cts du roi des Asturies contre les Sarrasins.

    799Premires incursions

    scandinaves sur les ctes dAquitaine.

    841Une flotte viking sengage dans lestuaire de la Seine. Pillage

    de Rouen. Destruction

    de labbaye de Jumiges.

    860Charles le

    Chauve paie tribut aux

    Vikings pour quils se retirent

    de Francie occidentale.

    874Conqute de la moiti nord-est de lAngleterre.

    Fondation du Danelaw:

    territoire qui subit la loi (law)

    des Danois.

    876Le fameux

    chef Rollon et ses troupes sinstallent

    lembouchure de la Seine.

    911Trait de Saint-Clair-sur-Epte

    entre CharlesIII et Rollon.

    Naissance de la Normandie.

    982Erik le Rouge

    aborde le Groenland et y

    fonde une colonie durable avec ses

    compatriotes.

    1000Leifr Eriksson, fils dErik le Rouge, dcouvre Terre-Neuve. Il serait donc le premier Europen avoir

    mis le pied en Amrique.

    1035Lempire de Knut

    le Grand, qui runissait la Norvge,

    le Danemark et lAngleterre,

    se disloque sa mort.

  • 7LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    839Mention de la prsence de commerants

    trafiquants (voire espions) vargues dans

    les alentours de Constantinople.

    885Interminable

    sige de Paris par les Vikings.

    Lempereur Charles le Gros se voit oblig de payer un lourd tribut pour prix de leur dpart.

    1066Bataille de Hastings.

    clatante victoire de Guillaume

    de Normandie, couronn roi dAngleterre

    le 25 dcembre Westminster.

    750 La dynastie des Abbassides est fonde

    par Abu al-Abbas al-Saffah.

    842 Un moine bouddhiste assassine Lang Darma, roi du Tibet. clatement de lEmpire tibtain

    en Asie centrale.

    Vers 900 Effondrement de la civilisation maya des plaines

    du Sud. Plusieurs cits sont dsertes.

    999 Les Karakhanides (dorigine turque) prennent le contrle de la Sogdiane (rgion historique

    dAsie centrale recouvrant lactuel Ouzbkistan). Fin de la dynastie iranienne des Samanides.

    1071 Larme de lempereur byzantin Romain IV Diogne

    est mise en droute par les Turques Seldjoukides lors de la bataille de Manzikert.

    PENDANT CE TEMPS-L

  • 8 TITRE HISTORIA SPCIAL

    Le phnomne viking, selon lexpression consacre, stire de 793 950, priode durant laquelle les hommes du Nord, avant tout navigateurs et commerants, sillonnent les mers en qute de terres nouvelles et de ngoce. Avant que les circonstances la faiblesse de lopposition, notamment ne leur donnent lide de se servir sans demander, depuis lOuest jusquen Orient.

    AUX QUATRE POINTS CARDINAUX

  • 9TITREMOIS-MOIS 2012

    Lo

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    erri

    en

  • APar Franois mion

    Du chaos originel naissent les divinits du panthon nordique. Odin, son fils Thor et le factieux Loki, les trois

    plus clbres dentre eux, contribuent lquilibre du monde. Jusquau Ragnark, jour du cataclysme final.

    LE CRPUSCULE DES DIEUX

    10 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    pote : Snorri Sturluson. Il est lau-teur dans les annes 1220 dune sorte de trait dart potique en prose, LEdda, dont la premire par-tie prsente la mythologie paenne, depuis la cration du monde jusqu sa destruction, le fameux crpus-cule des dieux .

    Le second ouvrage, un manuscrit anonyme datant du XIIIe sicle appel Edda potique, contient des pomes hroques et mytholo-giques. Si la rdaction de ces textes est rcente, donc influence par le christianisme, le fond se perd dans la nuit des temps. LIslande sest convertie au christianisme vers lan mil le, mais la mmoire des anciennes traditions sest transmise oralement au fil des gnrations avant dtre fixe sur parchemin. Mais, contrairement aux religions monothistes (les religions du Livre), le polythisme nordique ntait pas dogmatique, et il arrive parfois que ses mythes prsentent des variantes

    enfants, dont descendra la race des gants, les ennemis des dieux et des hommes. Audhumla salimente en lchant le givre, do elle libre Buri, un homme n de la glace et de la chaleur bovine. Plus tard, son fils, uni une gante, engendre Odin, le premier des dieux. Sans que lon sache pour quelle raison, Odin, aid de ses deux frres, tue le gant Ymir, dont le dmembrement va servir la formation du monde : de sa chair ils crent la terre ; de son sang, la mer et les lacs ; et de ses os, les montagnes

    UNE FORTERESSE EN CILS DE GANTCe rcit de la cration du monde nous est connu grce aux Islandais du Moyen ge, qui ont consign par crit de nombreux savoirs tradition-nels, historiques, hroques et mythiques. Lessentiel de nos connaissances sur les mythes pr-chrtiens est contenu dans deux ouvrages. Lun fut compos par un chef islandais, grand rudit et

    u commencement, le monde que nous connaissons nexiste pas. Lespace est dsert et inorganis. Au nord se trouve le N i f l he i m r, l i e u sombre et glac. loppos, il y a le

    Mus pellsheimr, le monde des flammes, chaud et lumineux. Entre les deux stend le Ginnungagap, Abme bant , calme et immobile. Dans le Niflheimr sourd une source do scoulent des fleuves veni-meux qui, dans leur cours vers le sud, se transforment en glace et couvrent de givre le Ginnungagap.

    Mais un jour, au contact de lair brlant provenant du sud, le givre se met fondre, et des vapeurs pro-duites nat le premier tre vivant, le gant Ymir. Et ces gouttes de givre donnent galement vie une vache, Audhumla, dont le lait abon-dant nourrit Ymir, tre hermaphro-dite qui donne naissance des

    Introduction

  • 11LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    Perte et fracasLe tonitruant Thor, n du Ciel et de la Terre, veille sur le domaine des hommes en dispersant coups de maillet toute engeance malfaisante. Un marteau utilis sous forme damulette, surtout aux Xe et XIe sicles, par les fidles de lancienne religion, qui y voient larme magique contre le christianisme.

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  • 12 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    dont la prennit repose sur un quilibre fragile. linstar du monde quil soutient.

    Le mot par lequel les langues ger-maniques dsignent prsent le monde (Welt en allemand, world en anglais) drive dun compos qui signifie ge de lhomme (ver-ld en norrois). Les Vikings avaient donc une vision cyclique du temps. Ils pensaient que leur univers tait sans cesse menac par les forces du dsordre, incarnes notamment par les gants. Contenir ces derniers dans leur espace extrieur tait le

    borgne ! Quant la troisime racine, elle stend vers le monde infernal, o un dragon, associ dinnombrables serpents, la rogne inlassablement. Au sommet de larbre vit un aigle dune grande sagesse. Un cureuil court de la cime la racine dYggdrasill afin de transmettre les paroles haineuses que laigle et le dragon changent. Ajoutons que quatre cerfs broutent les pousses du frne, tandis que les Nornes en arrosent les branches avec leau limoneuse de leur source sacre. Un arbre plein de vie, mais

    Odin est le plus minent des dieux, souvent appel comme Zeus chez Homre le Pre de toutes choses Cest lui qui a cr le premier couple humain, partir de deux souches darbre trouves sur le rivage. Il a engendr une par-tie des divinits : les Ases. Mais il en existe dautres appeles Vanes : Njrdr et ses deux enfants, Freyr et Freyja, dont la fonction est lie la fertilit et la fcondit. Ils se sont joints aux Ases, au terme dune guerre longue et indcise, pour for-mer une nouvelle communaut. Avec les cils du gant Ymir, les dieux construisent une forteresse, Midgardr, enclos du milieu , qui spare le monde habit par les humains du monde extrieur, o vivent les gants (tgardr) ; et au centre de Midgard, ils lvent leur propre forteresse, Asgardr.

    LA SAGESSE COTE UN ILCette vision horizontale et concen-trique de la Terre tait sans doute partage par lensemble des peuples germaniques, dont les langues mdivales ont conserv ce mot qui dsigne cet espace intermdiaire que reprsente la Terre. cette conception horizontale se super-pose un principe vertical, un axe du monde incarn en Scandinavie par le frne Yggdrasill, larbre toujours vert qui recouvre lensemble des mondes. Lune de ses racines se situe dans le ciel, prs dune source sacre o vivent les trois Nornes, divinits fminines qui dcident du destin de chaque homme. Cest ga-lement en ce lieu que les dieux tiennent quotidiennement conseil.

    La deuxime racine plonge dans le monde des gants. Cest l que se trouve la source de la sagesse appartenant Mmir, dieu ou gant, on ne sait pas au juste, lequel per-met Odin den boire une gorge condition quil laisse au pralable lun de ses yeux en gage Cest pour cette raison quOdin est

    Introduction

    Figure trinitaireOdin, la plus minente des dits, cre le monde partir du premier tre vivant, le gant Ymir. Ce rle de pre qui prside toutes choses se retrouve dans trois des 170 surnoms qui le caractrisent : Hrr ( Trs Haut ), Jafnhrr ( galement Haut ) et Pridi ( Troisime ), mis en avant dans le contexte culturel chrtien du XIIIe sicle par lcrivain islandais Snorri.

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  • 13LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    rer, sans exception. Les Ases envoient donc des messagers tra-vers le monde qui demandent tous de dplorer le malheur de Baldr. Loki, sous les traits dune gante, refuse de le faire Il va tre pour cela puni par les Ases, qui le cap-turent alors quil sest transform en saumon pour leur chapper. Ils lui infligent un chtiment qui rap-pelle celui de Promthe : il est enchan trois pierres. Au-dessus de lui, un serpent dont le venin dgoutte sur son visage

    met dans la main de Hodr, un dieu aveugle dont il guide le geste, afin quil puisse, comme les autres, samuser avec Baldr. Ce dernier, frapp par le gui, seffondre aussi-tt, sans vie.

    Un autre fils dOdin, Hermdr, se propose de se rendre aux enfers afin dy rechercher son frre. Il che-vauche le cheval huit pattes dOdin. La desse du sjour des morts, Hel, pose une condition au retour de Baldr : toutes les choses, vivantes ou mortes, devront le pleu-

    rle de Thor, dieu dont le nom est li au tonnerre et qui incarne la force, arm de son marteau et mont sur un char tir par deux boucs. Les Eddas voquent souvent ses incursions vers lest o il fend les crnes de quelques gants. Il semble quil ait t particulirement vnr lpoque viking si lon en croit nos sources et la frquence des lieux et des individus qui reprennent son nom (Thorolf, Thorgeir).

    VOYAGE AU SJOUR DES MORTS linverse, il en est un parmi les dieux qui se distingue par sa capa-cit de nuisance : Loki. Engendr par des gants, tantt factieux, tantt malfaisant, il provoque des situations qui mettent rgulire-ment les Ases dans lembarras. Comme quand il aide un gant capturer la desse Idunn, qui pos-sde des pommes de jouvence grce auxquelles les divinits ne vieil-lissent pas. Ds lors, les Ases com-mencent grisonner. Ce nest que sous la menace que le fauteur de troubles accepte, en usant de cette ruse qui le caractrise, de rsoudre la crise. long terme, Loki consti-tue une terrible menace pour lordre du monde, au chaos final duquel il va contribuer.

    Il est tout dabord le meurtrier de Baldr, lAse sage et lumineux, fils dOdin et de la desse Frigg. la suite de rves funestes que fait Baldr, Frigg fait prter serment toutes les choses et tous les tres de la Cration leau, le feu, le bois, le mtal, les animaux, les plantes de ne pas porter prjudice son fils. Les Ases samusent, donc, envoyer toutes sortes de projectiles Baldr, qui bien sr reste indemne. Le fourbe Loki parvient toutefois obtenir de Frigg linformation que seul le gui, quelle a jug trop inof-fensif, na pas prt serment. Fort de cette indication, le nuisible va cueillir une pousse de la plante, la

    Les Vikings, la vision cyclique du temps, pensaient que leur univers tait sans cesse sous la menace des forces du chaos

    Une pierre dans le jardin divinLe perfide Loki est souvent appel la rescousse par la socit cleste pour rgler des conflits quil a foments ! En provoquant la mort dun dieu, il rompt le fragile quilibre de lUnivers et accomplit le funeste destin des Puissances la fin du monde.

    DeA

    gostini/Leemage

  • 14 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    Loki est galement le pre de trois tres monstrueux : Hel, la desse des enfers ; le serpent de Midgardr, quOdin envoie dans la mer circulaire, o il grandit jusqu se mordre la queue et entourer ainsi la Terre. Quant au troisime reje-ton, cest le loup Fenrir. Celui-ci est lev par les Ases, qui, voyant la rapidit avec laquelle il se dve-loppe et connaissant par des pro-phties le danger quil leur fait cou-rir, dcident de le neutraliser. Une tche ardue. Ils lui passent succes-sivement trois liens magiques autour du cou. Il se dgage des deux premiers, mais le troisime dont il na accept le joug qu la condi-tion que le dieu Tr laisse son bras droit dans sa gueule lentrave dfi-nitivement. Fenrir est enfin ma-tris, mais Tr devient manchot

    DES LOUPS AVALENT LES ASTRESCette neutralisation des puissances destructrices garantit un quilibre qui se maintient jusqu la fin du monde, le Ragnark, cest--dire le crpuscule, ou, plus probablement, le destin des dieux. Des signes de dgradations climatiques et morales annoncent le cataclysme final. Il se produit dabord un terrible hiver, long de trois ans. Puis lordre social se dtriore, cest la dbauche qui rgne : lon assiste des combats gnraliss, des parjures et des incestes. Cest alors que les forces du dsordre se librent. Des loups avalent les astres, le serpent de Midgardr, en se dgageant, pro-voque un raz de mare, avant que Thor et lui ne sentretuent. Le loup Fenrir, gueule bante, engloutit Odin, tandis que Freyr est tu par le gant Surtr, qui provoque lem-brasement du monde

    La suite ? Une nouvelle Terre sur-git des flots. Les dieux de la seconde gnration ont survcu, de mme quun couple dhumains. Une nou-velle Terre, pleine de promesses, succde lancien monde L

    L es runes forment un alphabet appel futhark (ci-contre), du nom de ses six premires lettres, adapt de systmes dcritures italiques au dbut de notre re par des populations germaniques. On ne sait pas trs bien lesquelles, ni quel alphabet prcis a servi de modle les plus anciennes inscriptions se trouvent en Scandinavie et datent de la fin du IIe sicle apr. J.-C., mais elles ont t en usage dans le monde germanique, et notamment en Angleterre. Les inscriptions anciennes sont souvent brves et difficiles interprter. On y trouve des formules magiques, des marques de proprit ou la simple mention de celui qui a grav les runes. Les supports sont divers : des pierres leves sur lesquelles linscription est souvent accompagne dun dcor, mais aussi des objets usuels (peignes, armes, amulettes). partir du IXe sicle, au moment mme o les Vikings entrent en scne, lusage de cette criture se dveloppe considrablement travers la Scandinavie. Dans le mme temps, lalphabet se simplifie : de 24 signes, il passe 16, alors que la langue senrichit de nouveaux

    sons, ce qui ne facilite pas le dchiffrement La plupart des inscriptions de lpoque viking sont des stles funraires, qui relatent en certaines occasions le lieu et les circonstances du dcs. Les activits courantes, comme les raids, le commerce ou les tches plus paisibles au pays natal (lexploitation dune ferme, la construction de chausses, voire le droit des femmes), sont aussi voques. Les runes continuent tre en usage aprs la conversion au christianisme des royaumes nordiques, au XIe sicle. Certaines constituent des sources historiques de premire importance. Cest notamment le cas de la clbre pierre de Jelling, au Danemark (page de droite). Lemploi des runes se poursuit jusquau XIIIe sicle, dans des contextes divers, y compris pistolaires. Mme si les inscriptions lies des pratiques magiques sont bien attestes travers tous ces sicles, les runes ont rempli des fonctions varies, comme toute criture Cependant, elles nont pas rsist lalphabet latin, apport par lglise et plus adapt aux textes longs. L F..

    LALPHABET RUNIQUE : LE CHANT DES SIGNESLes hommes du Nord gravent le bois, la pierre, los, les mtaux, de cet ancien systme graphique. Autant de prcieux chantillons dune riche et difiante documentation.

    Introduction

  • 15LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    LALPHABET RUNIQUE : LE CHANT DES SIGNES

    f u th a r k g w

    h n i j p z s

    t b e m l ng d o

    Bloc-notes La grande pierre de Jelling (v. 965) fait partie dun

    vaste ensemble cultuel et funraire dress la gloire de la monarchie danoise. Le roi Harald qui rendit

    les Danois chrtiens , peut-on y lire sous un relief de la Crucifixion y proclame sa nouvelle foi.

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    SynthseLes sculptures du coffret dAuzon, faonn dans le nord de lAngleterre vers 700, abordent les thmes romains, bibliques, germaniques et scandinaves, associs des textes runiques.

  • LA CIVILISATIONBarbare, pillard, soudard nen jetez plus, la coupe des ides reues est pleine ! Dcouvrons quel homme

    navigateur, fermier, artisan, marchand se cache sous (allez, un dernier clich) le casque cornes.

  • LA CIVILISATION

    Image extraite de la srie tlvise Vikings, saison II, 2014.Collection Christophe L 2013 World 2000 Entertainment/Take 5 Productions/Shaw Media/Irish Film Board / DR

  • 18 HISTORIA SPCIALLES VIKINGS

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    COMMENT ILS MERGENT DES BRUMES SCANDINAVESCes habiles marins sinvitent au banquet de lEurope trs tt. Avant dy jouer plus franchement, et durablement, des coudes partir de 700. Venu du Nord, le lgendaire phnomne viking est en marche.

    Par Alban Gautier

    cette poque, trois navires des hommes du Nord vinrent pour la pre-mire fois depuis le Hordaland. Lin-tendant [du roi] alla leur rencontre et voulut les contraindre se rendre la rsidence royale, parce quil ne savait pas qui ils taient ; alors ils le turent. Ce furent l les premiers navires des Danois qui parvinrent au

    pays du peuple des Angles. Cest ainsi que la Chronique anglo-saxonne voque lexpdition qui, en 789, endeuilla les ctes du Dorset, en Angleterre. Bien des lments qui feront par la suite la fortune du mythe viking sont dj dans ce bref passage : leur brutalit, leur origine

    scandinave, lincapacit des pouvoirs locaux contrer la menace. Or, cet extrait nest pas aussi simple quil y parat. Dabord, il a t crit plus dun sicle aprs lvnement, et certains dtails ont t ajouts dans le manuscrit du XIIe sicle qui nous est parvenu. Le texte com-prend aussi des lments mythiques : larrive des premiers migrants sur trois navires est un trait rcurrent des rcits dorigine des peuples. Enfin, les pirates viendraient du Hordaland, une rgion de lactuelle Norvge ; pourtant, ils sont appels Danois Tout cela illustre assez bien les difficults inhrentes ltude des dbuts du phnomne viking.

    DE GRANDS BLONDS AVEC LE REGARD NOIRLes sources crites sont rares, pas toujours fiables du fait que leurs auteurs connaissaient souvent la suite des vnements. Et les donnes archologiques ne sont pas faciles interpr-ter : un objet irlandais trouv dans une tombe sudoise peut provenir aussi bien dun pillage que dun change commercial ou dune rcom-pense pour service rendu. Les fouilles nous apprennent que tout na pas commenc bruta-lement autour de 790. Ds lpoque romaine, puis plus intensivement partir de 700, des objets dorigine mridionale circulent sur des

    Pierre tombale. IXe sicle, prieur de Lindisfarne, Angleterre.

    la civilisation

  • 19LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    sites des actuels Danemark, Nor-vge et Sude. Mais ces hommes nont pas crit leur propre histoire. Les premires mentions expli-cites datent seulement de la fin du VIIIe sicle et ont pour origine le monde franc, lAngleterre ou lIrlande. Et refltent une prise de conscience du phnomne plutt que son dmarrage.

    Qui taient donc ces hommes du Nord ? Les sources les appellent Nortmanni (dont nous avons tir Normands ), Danois (quand bien mme ils viendraient de Sude ou de Norvge) ou simplement pirates ou paens . Le mot viking , souvent employ aujourdhui, est extrmement rare dans les textes de lpoque : il a franchi la barrire de lcrit aprs leur conversion au christianisme et leur adoption de lalphabet latin, au Xe-XIe sicle. Une vking, mot fminin en vieux norrois, dsigne toute expdition maritime visant senrichir. Elle se pratique en bande arme, runie autour dun chef, et peut prendre la forme de la piraterie : semparer de la cargaison dun navire, du tr-sor dun monastre, de vivres entreposs dans

    une rsidence princire, de marchandises dans un port, et surtout dhommes et de femmes quon revendra comme esclaves ou quon changera contre une ranon.

    Mais il y a bien dautres moyens pour senri-chir au cours dune vking : faire le commerce de produits prcieux du Nord, comme livoire ou les fourrures, sengager comme merce-naires, monnayer auprs des pouvoirs locaux le dpart de la bande. Le noyau de ces bandes est form de Scandinaves, mais il ne fait aucun doute que des hommes venus dautres horizons se sont joints eux. Les Vikings ne sont donc pas un peuple surgissant des brumes du Nord pour envahir lOccident, ce sont des personnes qui exercent une activit, la vking, et quon appelle les vkingar. Il serait donc plus logique dcrire viking sans majuscule, comme pirate .

    LOCCASION FAIT LE LARRONPourquoi se sont-ils lancs dans de telles expditions ? Bien des hypothses ont t avances : surpopulation en Scandi-navie, rchauffement climatique et mon-te du niveau de la mer, progrs de la

    construction navale. Il y a srement eu une combinaison de plusieurs facteurs, mais deux dentre eux apparaissent plus dterminants. Au cours du VIIIe sicle, les Francs, les Anglo-Saxons et surtout les Fri-

    sons dveloppent leur activit commerciale en direction des mondes du Nord, nouveaux inter-mdiaires entre lOccident et lOrient. Les Scandinaves sinitient aux routes maritimes et prennent la mesure de la richesse des terres voisines. Ds lors, leurs expditions traversent autant la mer du Nord que la Baltique, se portent vers lEurope de lOuest comme vers lactuelle Russie et, au-del, vers Byzance.

    Lautre facteur tient lmergence, la mme poque, dune puissante aristocratie scandinave, avide de richesses (or, argent, bijoux, vtements et vaisselle de luxe, vin, esclaves) propres runir et fidliser les troupes armes qui soutiennent leurs ambi-tions. Le phnomne viking serait en quelque sorte le dbordement hors de Scandinavie de la comptition intense et acharne laquelle se livrent ces rois des mers L

    SpectresLimage de pillards sortis de nulle part et bran dissant deux mains une lourde hache darmes colle durablement ces hommes en qui lOccident chrtien voit une punition divine.Lin

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  • 20 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    es Vikings, autrement dit des Danois, des Norvgiens, des Su-

    dois et, en partie, des Islan-dais des Scandinaves,

    donc , nont jamais t des guerriers invul-nrables, dirrsistibles prdateurs ou des forbans sans foi ni loi Ils venaient de pays chiches de biens, accabls par lhu-midit et sans grandes ressources. Ni agriculture ni industrie . Leur seule

    possibilit tait le commerce, normalement par voie deau, ce qui explique que ces matres arti-sans aient mis au point fort tt (vers le Ve sicle sans doute) leur fameuse embarcation (que vous nappelez jamais drakkar, nest-ce pas, mais knrr, skeid, lang skip, skuta ou snekkja), avec laquelle ils transportaient lambre, la laine, le vadml (tissu qui servait confection-ner vtements et voiles de bateau) ou le bois quils changaient en Occident continental contre les marchandises dont ils taient friands. Aux origines, comme de nos jours, ce

    Des pillards-ns ? Et invincibles, de surcrot. Rien nest moins sr. Ces navigateurs-commerants ne ngligent surtout aucune piste pour faire fortune. Lattaque surprise en est une quils exploitent la perfection.

    Par Rgis Boyer

    La civilisation

    OPRATION COMMANDO

  • 21LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    furent des matres commerants qui avaient leurs itinraires bien tablis dans toutes les directions possibles en Europe. Et au-del. Navigateurs, ils ltaient, et de premire force. Le bateau fait le Viking. Sans bateau, pas de Viking. On na pas fini de smerveiller devant la prouesse technique que reprsente cet esquif. Ne parlons pas seulement de qualits esth-tiques, car ce btiment est en soi une merveille, comme en tmoignent, notamment, les exem-plaires du muse des Bateaux vikings de Bygdoy, prs dOslo.

    UN SENS DE LORIENTATION DBOUSSOLANT Sa quille est dun seul tenant ; sa coque, mon-te clins vifs. Il dispose dun mt central haut, portant une voile carre ou rectangulaire tail-le dans du vadml. Son gouvernail, autre trait gnial, est fait dune petite barre horizontale perpendiculaire la coque, ce qui explique que ce bateau se mne dune main denfant, si lon peut dire. Une girouette fixe au sommet du mt est certainement linstrument majeur dont se servaient ces navigateurs. Cet esquif ne rsiste pas la lame. Dune extrme souplesse, il se plie. Il est capable daffronter les eaux les plus calmes et les moins profondes tout comme la haute mer. Toutefois, il nest pas fait, semble-t-il, pour la grande navigation, mais plutt pour le cabotage. Pour ne donner quun exemple, une traverse depuis Bergen (sud de la Nor-vge) jusquen Amrique du Nord reprsente toute une srie de sauts dlot en lot. De plus, et ce trait est essentiel, ce bateau ne disposant pas de boussole, les spcialistes se perdent en conjectures sur les moyens utiliss par ses occupants pour sorienter : le vent, la forme des vagues, le vol des oiseaux, les bancs de pois-sons En outre, le knrr avait trois dfauts principaux : primo, il tait trs bas de bordage. Il embarquait donc beaucoup deau, comme lat-testent les nombreuses copes retrouves par les archologues. Secundo, il ne remontait pas au vent, do la longue attente au port avant de se trouver en mesure de prendre le large. Enfin, il ntait pas pont ou seulement semi-pont : hommes, btail, marchandises, vivres, tout tait entass. Conclusion : il fallait des

    Tout doit disparatre ! la nuit tombe, ils accostent une le lembou chure dun fleuve proche dun lieu de culte, cible privilgie pour ses richesses et sa vulnrabilit. Le dbarquement est rapide, le dferlement de violence tel quil ne reste aprs leur passage clair que cendres et dsolation

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  • ^ CEST UN THME CHER AUX SAGAS islandaises, notamment celles dites lgendaires (fornaldarsgur), que ces guerriers-fauves (berserkir), ou guerriers furieux, qui, dans des circonstances martiales, rotiques ou magiques, se rendent capables dexploits hors

    du commun. Devenus invincibles, ils traversent le feu, mordent rageusement leur bouclier ou hurlent comme des animaux sauvages. Il nest pas ncessaire, contrairement ce que voulait lhistorien Georges Dumzil, de voir en eux un reflet danciennes socits

    viriles, comme en aurait connu la Germania aux origines. En revanche, leur nom mme pourrait renvoyer une ancienne thmatique animale ou totmique. Les textes les appellent berserkr (au singulier) ou ulfhednir : si serkr ou hedinn sont la peau, le cuir, ber renvoie

    ours, et ulfr loup. Ces cratures participeraient donc de la nature, de la force de lours ou du loup, animaux la rputation tnbreuse et surnaturelle dans cette culture. En tout tat de cause, il revient au hros de la saga daffronter un berserkr Et de loccire ! R. B.

    22 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    hommes dune rare nergie pour supporter le voyage. nergie , cest dailleurs le mot qui les dfinit le mieux. En rgle gnrale, ils taient jeunes, non seulement parce quune aventure de ce genre favorisait ce que nous appellerions leur promotion, mais aussi parce quelle pouvait faire leur fortune.

    COURAGEUX MAIS PAS TMRAIRES Les Vikings empruntaient quatre routes dis-tinctes. Celle de louest, bien sr, qui les mnera en Angleterre, dans les les nord-atlantiques (Orcades, Shetland, Hbrides, Man, Fro), en Islande, au Groenland et en Amrique du Nord. Celle du sud-sud-ouest, qui suit les ctes europennes, passe le dtroit de Gibraltar, longe les ctes septen-trionales de la Mditerrane pour aboutir Byzance, foyer de rayonne-ment du monde en ce temps-l. Celle du sud, qui retrouve les migrations des lointaines tribus germaniques ( les grandes invasions des Vandales, Cimbres, Teutons, Goths), tra-verse lEurope la verticale. Et, dtail souvent oubli, la route de lest, par laquelle les Sudois se rendaient de lembouchure de la Neva Byzance par le lacis des fleuves russes.

    Chemin faisant, ces navigateurs se sont rapi-dement aperus que les territoires quils lon-

    geaient ou frquentaient ntaient pas des plus pacifiques ou des mieux dfendus. Le cours de lHistoire leur tait favorable : dune part, il y avait le dlabrement de lEmpire carolingien, trop vaste et dispa-rate ; dautre part, les Arabes taient en train de prendre le contrle de la Mdi-terrane (milieu du VIIIe sicle) et donc de couper laxe ouest-est que suivaient nos Vikings. Lesquels nont pas mis longtemps comprendre quun bon coup dpe tranchant double ou de hache fer large permettait de rsoudre une transaction

    plus vite et efficacement que dintermi nables palabres. Les Scandi-naves sont donc

    devenus pillards. Du moins, l o ctait

    possible, car nous navons pas dexemple de bataille range laquelle ils auraient particip et quils auraient gagne. Et certains souverains, comme Alfred le Grand de Wessex, ont trouv la parade en organisant un systme de dfense efficace.

    Les Vikings ntaient pas nombreux. Mme pas 50 000 entre 800 et 1050, dates extrmes de leurs interventions (ils ne sont dailleurs, de nos jours encore, qu peine 20 millions). Com-

    Le juste prixParmi leur quipement commercial, la balance avec laquelle ils apprcient la valeur dun objet, estim selon un certain poids en argent.

    la civilisation

    DES GUERRIERS DE MAUVAIS POIL

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    ment se fait-il alors quils aient jou un tel rle dans lhistoire de lOccident, pendant deux sicles et demi, et laiss des traces si profondes dans notre imaginaire ? Lexplication est simple. Peu nombreux, ils privilgiaient les sites sans dfense, quils attaquaient selon une tactique appele strandhgg.

    LES CLERCS CRIENT AU LOUP On la reconstitue sans peine : leur bateau venait sembosser, le soir, dans une le situe lembouchure dun fleuve important et non loigne dun grand centre religieux monas-tre, glise abbatiale, couvent La nuit tom-be, ils fondaient sur leur proie , au moyen des chevaux quils avaient embarqus (la tapisserie de la reine Mathilde en livre un tmoignage) ou quils raflaient au passage. L, ils pillaient sans vergogne, mettant tout en pices, les objets sacrs dor et dargent, laide de la hachette quils portaient la ceinture. Ils fourraient le tout dans des sacs, mettaient le feu (ce furent de grands incendiaires) et dis-paraissaient avant que les populations locales naient eu le temps de ragir.

    Ainsi, les clercs, sans dfense, taient leurs principales victimes. Ctaient aussi les seuls qui sachent crire lpoque. De l viennent

    les crits tragiques, pathtiques, outrs, invrai-semblables mme, quils ont laisss la post-rit et que nous avons entrins que nous entrinons toujours, soit dit en passant. Rap-pelez-vous linvocation des moines : A furore Normannorum, libera nos Domine ( De la fureur des hommes du Nord, dlivrez-nous, Seigneur ). Car ce fut une priode de profonde et relle foi chrtienne populaire. Et leffet de scandale que provoqurent les incursions vikings ne peut tre diminu. Cest l que rside lorigine du mythe viking .

    Pourtant, une constatation anti-romantique simpose. Le Viking sembarquait pour acqurir des richesses, afla sr fjar, comme le disent les inscriptions runiques et les pomes scaldiques, les seuls tmoins authentiques contemporains de ces navigateurs. Et donc, partout o ils le purent, ils sinstallrent en entrant en bonne intelligence avec les populations locales : par exemple, en Danelaw (Angleterre), en Irlande, en Islande, bien entendu, dans les les nord-atlantiques, dans notre Normandie et en Rus-sie. En deux ou trois gnrations, ils sont deve-nus des Anglais, des Irlandais, des Islandais, des Normands de Normandie et des Russes. Telle aura t la rcompense de leur nergie et de leur courage L

    Petites coupures Ces marchands indlicats nhsitent pas concas ser les objets prcieux quils ont rafls. Le hacksilfr ( argent hach ) obtenu leur sert, le plus souvent, de monnaie dchange.

    Ils bnficient de circonstances favorables, que lHistoire rserve ses favoris, comme le dlabrement de lEmpire carolingien

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  • PAISIBLES EN LA DEMEURE

    Par Jean Renaud

    Vous avez dit barbares ? Cest bien mal les connatre. Les Scandinaves sont ptris de valeurs morales et guids par des rgles. Au quotidien, ces excellents fermiers et artisans aiment la chasse, la pche et les veilles au coin du feu.

    La civilisation

  • Il ny a pas beaucoup dintimit dans une ferme scandinave, cest vrai. Plusieurs gnrations v ivent ensemble sous le mme toit : le matre de maison, son pouse ainsi peut-tre quune concubine ( frilla) et le fils dune autre famille ( fs-tri), confi pour parfaire son du-cation. Sans oublier les journaliers. Entrons dans la skli, le btiment

    principal, un long rectangle aux murs incurvs de pierre et de tourbe (ou en bois dans les rgions forestires), coiff dun toit soutenu par des poutres et garni de tourbe ou de chaume. Le foyer, allong, est mme le sol, de terre battue, au milieu de la grande salle commune. Une source de chaleur et de lumire bienvenue dans une pice assez sombre, dpourvue de fentres, dont la seule aration est une simple ouverture pratique au plafond Cest cet endroit que toute la maisonne mange, soc-cupe et dort. Cest l aussi que le matre de maison a son sige surlev (ndvegi), aux

    montants sculpts. Les bancs disposs le long des murs servent de lits, o tous couchent sur de la paille et sous des couvertures de laine ou des peaux. Les rares meubles sont des coffres et un grand mtier tisser vertical dress en oblique sur le mur du fond. Un peu lcart de la skli, dautres btiments, plus petits, servent de dpendances : resserre provisions, cellier, table et son fenil, bergerie, forge ou ateliers. Leur nombre autour de six varie en fonction de la taille de la ferme.

    UNE BOUILLIE DE CRALES ET AU LIT !Eh oui, le Viking peut aussi tre un excellent fermier ! Il lve des chevaux, dont il est par-ticulirement fier, mais galement des porcs, des moutons, quelques chvres et des vaches, qui passent les longs mois dhiver dans ltable. Les rserves de foin rcolt la belle saison conditionnent la survie des btes et la produc-tion laitire. Or, la nature et le climat sont sou-vent ingrats Le Scandinave sefforce de pro-duire ou de se procurer tout ce dont il a besoin.

    Tous ensemble Longue denviron 12 mtres et rectan gulaire, la btisse principale du hameau comprend une halle, o se tient la maisonne, et une table deux parties qui seront spares la fin du XIe sicle.Sc

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  • ^ LA POSIE SCALDIQUE (une spcialit scandinave ne du long vers germanique) fleurit en Norvge aux plus beaux jours de lpoque viking, sous le rgne de Harald Hrfagri (872-933). Son originalit est son extraordinaire technicit :

    sa mtrique labore (avec rimes et allitrations dans chaque strophe), son vocabulaire sophistiqu (avec synonymes et mtaphores files) et ses phrases volontairement imbriques la distinguent particulirement. Deux scaldes lhonorent :

    Thjdlfr des Hvnir, auteur de lYnglingatal, un pome gnalogique, et Thorbjrn Hornklofi, dont le Haraldskvdi est comme un dialogue entre une Walkyrie et un corbeau. Au Xe sicle, de nombreux Islandais reprennent le flambeau. Citons Egill

    Skallagrmsson, auteur de ladmirable Sonatorrek, dans lequel il se lamente de la perte de ses deux fils puis se rend compte que son uvre leur assurera la postrit ; et Kormkr gmundarson, qui parle damour, un thme rarement abord. J. R.

    26 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    Que ce soit en nourriture, en boisson, en vte-ments et en combustibles.

    Dans les champs autour de la ferme, il cultive de lavoine, de lorge, du bl, mais aussi des pois, des raves et des choux. Son alimen-tation de base est dailleurs constitue de gruau (grautr), une bouillie de crales cuite dans la marmite au-dessus du foyer, de pain non lev, de poisson (souvent sch) et de viande (bouil-lie, parfois grille). Les produits laitiers sont varis : lait caill, beurre, fromage. Il boit volontiers du petit-lait (sra), de lhydromel (mjdr), et brasse diffrentes qualits de bire plus ou moins fortes (l, bjrr), partir dorge ou de malt ferments. Ct habillement, la laine des moutons est file et tisse pour obte-nir un lainage pais, impermable et rsistant, le vadml, utilis pour la confection des vte-

    ments (de mme que le lin) comme des voiles des bateaux. Et pour ce qui est du combustible, le Scandinave coupe du bois, bien sr, mais extrait galement de la tourbe avec une sorte de bche, quil fait scher par blocs. Celle-ci sert lisolation ; et le bois, la construction ou la remise en tat des maisons ainsi que des bateaux (dans lesquels on embarque pour pcher ou partir en expdition).

    Si les mois dt sont dvolus aux travaux des champs et autres activits extrieures, lhi-

    Jeu dchecs de Lewis. XIIe s., British Museum, Londres.

    La civilisation

    DES VERSIFICATEURS VIRTUOSES

    Les cuvettes et tuves mises au jour tordent le cou limage du Viking peu concern par lhygine corporelle. Mieux, liconographie de lpoque le montre la barbe bien taille et le cheveu peign avec soin

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    ver est la saison des travaux intrieurs. Les femmes se consacrent la couture, la brode-rie, au tissage ; les hommes taillent et sculptent des pices de bois qui serviront pour la maison, les bateaux, les chariots ou les traneaux. Ils forgent de nouvelles armes et les dcorent, rparent les outils endommags et fabriquent de magnifiques bijoux (colliers, bracelets, broches dor, dargent et de bronze). Ces objets de la vie courante rvlent leur dextrit et leur sens artistique. Ils recherchent fonctionnalisme et beaut, contraste et harmonie, soignent les dtails autant que lensemble. Leurs motifs pr-frs sont les animaux styliss, qui changent de forme et dallure au fil du temps.

    UN ESPRIT SAIN DANS UN CORPS SAINLe Viking dispose aussi de beaucoup de temps libre. Il existe un mot, ithrttir, pour dsigner les distractions la fois intellectuelles et spor-tives, car la vivacit desprit et la prouesse phy-sique comptent tout autant. Le Scandinave passe donc les longues soires dhiver non seu-lement boire ou festoyer, mais aussi cou-ter des pomes et des rcits, ou jouer. Les

    divertissements les plus populaires ? Les ds et les jeux de pions que lon fait avancer sur un damier, comme le hnefatafl, qui est un jeu de stratgie o quelques pices en dfendent une plus vulnrable contre ses attaquants mais on en ignore les rgles exactes. Les loisirs de plein air sont, entre autres, la natation, la course, la lutte (glma) et les jeux de balle. Sans oublier la pratique des armes (escrime, javelot, tir larc), qui fait office tant de sport que den-tranement Les combats de chevaux sont trs apprcis, et en hiver le ski, le patinage sur glace ainsi que le knattleikr, qui se joue avec une batte et une balle.

    Le paysan viking, dans sa ferme, est un bndi autrement dit, un homme libre. Il a le droit de porter les armes, et sa terre, quil a reue en hritage et quil cdera intgralement son propre descendant selon le principe de lalleu (dal), lui appartient. Mais il nest pas forc-ment le propritaire, il peut tre employ comme mtayer ou ouvrier agricole, ou encore devenir artisan spcialis. Sil est fortun, le bndi jouit de droits et davantages plus impor-tants. Or, il sait sassocier dans tous les

    Deux en unLes grands domaines possdent leur propre forge. Lartisan sy livre son travail en artiste. Dailleurs, le vieux norrois ne le distingue pas de lorfvre.

    Pices vivreEn octobre sabattent la nuit et le froid ; le rythme sengourdit. Calfeutrs, les hommes rcitent des pomes, sculptent le bois ou taillent des figurines, super be ment ouvres, en ivoire (ci-dessous), en verre, en ambre

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    Quant llite scandinave, elle comprend des jarlar (le titre hrditaire de jarl est trs ancien et pourrait se traduire par prince ) et des konungar, des rois, qui appartiennent un lignage donn, mais qui sont lus (car ce titre nest pas ncessairement hrditaire) pour assurer la scurit et le bien-tre matriel sur un territoire parfois trs limit. La notion de royaut loccidentale ne simpose que peu peu en Scandinavie, la fin du Xe sicle, o certains rois plus puissants imposeront un pou-voir centralisateur. Cest alors que dans chaque district des chefs choisis parmi les bndr (plu-riel de bndi) les plus riches obtiennent des responsabilits administratives et militaires : ils sont notamment chargs du maintien dun ou plusieurs bateaux de guerre, ce qui finit par tre institutionnalis sous le nom de leidangr. Au sein de chaque district, les bndr rglent ensemble, sous la prsidence dun des leurs,

    domaines, mettre en commun pour russir. Une formule associative ( flag) sans laquelle, dailleurs, les raids nauraient probablement jamais pris une telle ampleur. Car partir en expdition permet dacqurir des richesses ! Il faut dire quun bndi nest pas seulement agri-culteur. Il pratique la chasse, la pche, cest un bon artisan, et, comme il excelle dans la navi-gation, il nhsite pas aller vendre ou chan-ger ses produits sur les marchs voisins. Il a le sens du commerce.

    LA JUSTICE EST LAFFAIRE DE TOUS Au bas de lchelle, les esclaves (thrlar), astreints aux travaux les plus pnibles, nont que de maigres droits. Mais leur affranchisse-ment peut tre accord par leur matre ou achet grce aux fruits de leur labeur. Les affranchis (leysingjar) restent assez longtemps sous la dpendance de leurs anciens matres.

    Des dmocrates prcocesLe thing, une assemble publique qui se tenait ciel ouvert, gnralement au mois de juin, est une des institutions fondamentales de leur socit. Chaque homme libre vient y prendre connaissance des lois, qui ne sont pas consignes par crit, et dbattre des problmes dintrt commun.

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    quils lisent, les questions dordre lgislatif et juridique les plus diverses. Cette assemble locale, en plein air, le thing, o chacun peut prendre la parole et donner son avis, est convo-que rgulirement en un lieu dtermin.

    Progressivement, de nouvelles assembles plus importantes voient le jour, o sont pr-sents des reprsentants venus de toute une rgion, comme le Gulathing ou le Frostathing en Norvge. Leur principale fonction est de lgifrer. Mais un thing local remplit aussi celle de tribunal et rgle toutes sortes daffaires, selon des procdures bien dfinies. Toutefois, cette institution, sur laquelle repose lorgani-sation de la socit, nest pas aussi dmocra-tique ou galitaire quil y parat.

    LA FAMILLE PASSE AVANT TOUTLa socit est fonde sur la proprit, la famille et le droit. Le bndi sefforce de faire fructifier ses biens, et sa famille joue un rle essentiel, lenjeu tant la fois conomique et social. Tous sont extrmement solidaires et veillent jalou-sement sur leur honneur. Ils se prtent mutuel-lement assistance, sefforcent de conserver le patrimoine de la ligne. Le mariage en est la meilleure expression puisquil est avant tout lunion concerte de deux familles.

    Les anciens Scandinaves laborent leurs lois avec grand soin afin que lordre public soit maintenu. Elles ne sont pas crites, mais doivent tre apprises par cur, et certains sont davantage verss dans ce domaine. En outre, elles diffrent dun thing lautre. La sentence la plus frquente est la compensation, la rpa-ration pour les dommages infligs. La mort dun homme est gnralement considre comme une perte matrielle subie par ses proches. Pour un crime inexpiable, le coupable est condamn au bannissement temporaire ou la proscription dfinitive ses biens et sa vie sont alors la merci de tout un chacun. Chez eux, les peuples vikings retrouvent leurs habi-tudes, loin du fracas des armes ! L

    Les rites funraires

    L EURS TRADITIONS EN MATIRE DE FUNRAILLES NE SONT PAS UNIFORMES, mais elles sont autant de reflets de leurs croyances paennes. Ds quune personne meurt, un premier rituel consiste rendre les secours au cadavre (veita nbjargir). On lui ferme les yeux, la bouche, les narines, et on place son corps lav, aux cheveux peigns et aux ongles coups, sur la couche mortuaire. On a aussi coutume de lui attacher aux pieds les chaussures de Hel (helskr), qui laideront parcourir le long chemin qui le mnera jusquau monde souterrain de Hel, celui des morts. Il est parfois dusage de faire un trou dans le mur pour sortir le corps de la pice et de le reboucher ensuite. Ainsi, si le dfunt ne repose pas en paix, il ne pourra pas revenir par la mme issue hanter la maison.

    O N DONNE CE REVENANT MALFIQUE le nom de draugr. Enfin, on enterre ou on incinre les deux pratiques coexistent le dfunt proximit des siens, avec ses armes et ses outils, la dfunte avec ses bijoux et ses instruments de tissage, et, pour les deux, des ustensiles de cuisine, peut-tre de la nourriture, et parfois mme un cheval ou un chien, un traneau ou un chariot, ou de simples crampons glace dans lide dun voyage vers lau-del, comme limplique aussi lusage dune barque ou dun bateau pour accueillir la dpouille, ou plus frquemment des pierres leves en forme de bateau. Ldification dun tertre complte la spulture. Au cours du banquet funraire, appel erfil ( bire des funrailles ), on sacrifie et on consomme la chair de certains animaux, et on boit au dfunt et aux autres disparus de la famille. Selon la mythologie nordique, les Walkyries choisissent les meilleurs des guerriers morts au combat et les emmnent jusqu la halle dOdin, la Valhll : l, ils festoient et sentranent en prvision du Ragnark, de la lutte (perdue davance) contre les forces du chaos : cest sans doute lau-del espr des cavaliers inhums en armes, le commun des mortels devant se contenter de Hel. J. R.

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    Par Sylvie Joye

    eux images contradictoires hantent lima-ginaire ds que lon associe femmes et

    Vikings. Dun ct, il y a celle des malheureuses emmenes comme butin loccasion des raids dvas-tateurs. Cest ainsi que se les repr-sentaient les peintres dhistoire du XIXe sicle, tel variste Vital Lumi-

    nais. Celui-ci met en scne, au pre-mier plan de ses Pirates normands,

    deux guerriers qui portent sans mnage-ment une gironde donzelle aux longs cheveux blonds dnous et la poitrine dnude De lautre ct, aux antipodes de cette figure fra-gile, lpouse du Viking est souvent incarne sous les traits dune femme en armes, prte accompagner son poux au combat.

    Deux images nuancer, voire corriger : si les expditions scandinaves ne rassemblrent sans doute pas autant de captives quon a pu le penser, elles nont pas plus entran dans leur sillage les farouches guerrires brosses dans certaines sagas ou encore dans la Geste des Danois, de lhistorien Saxo Grammaticus

    (v. 1150-v. 1220), qui les dcrit comme de vri-tables Amazones. Certes, des armes sont pr-sentes dans certaines tombes de femmes, mais elles renvoient plus une autorit sociale qu une relle activit guerrire. Mme si lon remarque parfois une inversion des rles tels quon se les imagine

    UNE RECONNAISSANCE TERNELLE Gerdrup, au Danemark, on a ainsi dcouvert une tombe double du Xe sicle qui ne laisse pas dtonner. Dans la spulture privilgie (rser-ve aux personnes dun certain rang), place sous de trs grosses pierres, ont t disposs avec le corps un fer de lance, un couteau et un tui aiguilles. ct, une fosse daccompa-gnement, qui ne contient aucune ornementa-tion, est occupe par un autre corps, apparem-ment mort par pendaison. Les tudes archo-logiques et anthropologiques nous apprennent que la tombe privilgie, qui abrite pourtant une arme, est celle dune femme dune quaran-taine dannes et que son mort daccompagne-ment est un homme peu prs du mme ge.

    Pendant que monsieur sillonne les ocans ou rgle quelque querelle de clans, madame prend soin de la maison.

    Et du domaine agricole, grce auquel elle prend du galon.

    LA FEMME, GARDIENNE DU FOYER

    la civilisation

  • 31LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    Si le mobilier funraire demeure relativement modeste, la famille de la dfunte a veill ce que ses funrailles bnficient dune mise en scne qui signifie clairement son autorit. Ce nest pas un exemple isol.

    Les spultures fminines connaissent une volution sensible au dbut de lpoque viking. Lhistorienne Helga Liv Dommanes a calcul que, en Norvge, elles reprsentaient 30 % des tombes privilgies entre 800 et 1050, contre 10 % entre 550 et 800. Cette volution tradui-rait selon elle un changement de leur statut survenu au IXe sicle. Elle note que les spul-tures privilgies de femmes sont situes de prfrence lintrieur du pays, proximit de fermes isoles, l o se trouvent les meilleures terres agricoles. Labsence rgulire des hommes, fort occups par les lointaines exp-

    ditions maritimes et les conflits entre chefs, aurait permis leurs pouses dy assumer de nouvelles et de plus grandes responsabilits, et par l mme datteindre des positions sociales plus leves.

    Mme si les richesses des sites funraires ne refltent pas toujours passivement le statut social de la dfunte, ces mises en scne semblent bien renvoyer limage dune femme sur les paules de laquelle psent des respon-sabilits et qui est traite avec respect. Elle est la matresse inconteste du foyer, dont lauto-rit est signale par le port la ceinture du trousseau des cls : celles des coffres renfer-mant les objets prcieux, du garde-manger ou encore des quelques placards qui peuvent aussi se trouver dans la maison. Les nombreuses pices de mtier tisser places dans les tombes rappellent que la confection des vte-

    ments jouait un rle minent, qui lui incom-bait traditionnellement.

    POUSE ET CONCUBINESLes mariages sont arrangs par les familles, et lamour noccupe gure de

    place dans laffaire. Aprs des fianailles scelles un an auparavant, un banquet ras-

    semble lensemble des parents pour fter len-tre de la jeune pouse dans sa nouvelle mai-

    son. Si elle doit souvent accepter la prsence de concubines, cest elle, lhsfreyja, la ma-tresse de maison, qui dtient la vritable autorit au sein du foyer. lextrieur, en revanche, elle ne peut compter que sur son

    mari : elle ne jouit ni de droits juridiques ni de droits politiques.

    Il lui est interdit dhriter directement de ses parents, sauf dans certaines provinces du Danemark, o elle ne reoit que la moiti des biens dvolus son frre. Nanmoins, elle est charge de linstruction des enfants et de la transmission de la mmoire familiale. Garante de lhonneur de la famille, elle apparat ainsi souvent dans les pomes hroques comme celle qui appelle la vengeance et entretient le souvenir des hauts faits. L

    CulotteGarante respecte de lhonneur de la famille, elle est plus largement, selon le professeur Rgis Boyer, lme dune socit dont son mari nest que le bras .

    Rle clEn matresse inconteste du logis, elle possde, accroch en trousseau la ceinture, de quoi ouvrir les coffrets bijoux et le garde-manger.

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    Pour dompter les mers, les Vikings ont dvelopp les qualits nautiques de leurs remarquables navires, les fameux langskips .

    Retour sur plusieurs sicles de progrs techniques.

    Par lisabeth Ridel

    LES MATRES DU CHANTIER NAVAL

    orvge, fin du Xe sicle. Une intense activit rgne dans le fjord de lactuel Trondheim : charpentiers, forgerons et cor-diers sactivent la construction du plus imposant navire viking jamais ralis, le Grand Serpent. Destine au roi de Norvge Olav Tryggvesson, cette embarcation ne comprend pas moins de

    35 bancs, pour 70 rameurs. Le matre charpen-tier Thorberg Coup de Plane dcide de rec-tifier ltrave, lune des pices les plus impor-tantes de la charpente primitive : sculpte dans la masse, elle reoit les bordages les planches qui recouvrent la membrure et dtermine la forme de la coque. Thorberg reproduit l un geste ancestral, le fruit dun savoir-faire peau-fin au gr dexpriences qui stirent sur plu-sieurs sicles. Lartisan saccorde une pause ; son esprit remonte le cours du temps

    Le navire reprsente loutil par excellence de lexpansion scandinave, laquelle sest tendue sur prs de trois sicles (VIIIe-XIe sicle). Il est le vhicule indissociable de ces peuples nor-diques qui traversent les mers aussi bien pour

    commercer que pour piller ou conqurir. Car sans navire, pas de Viking Notre connais-sance de leur embarcation a dabord repos sur les reprsentations graphiques, avant que ne se fassent les premires dcouvertes archolo-giques, la fin du XIXe sicle.

    PLUS QUUN VHICULE, UN SYMBOLECe sont avant tout les pierres histories de lle de Gotland (Sude), dates entre le VIIIe et le XIIe sicle, qui nous fournissent la silhouette presque immuable du navire scandinave, dont les caractres typologiques apparaissent dj bien marqus : forme allonge de la coque, symtrie de la proue et de la poupe, courbure accentue de ltrave et de ltambot (avec le plus souvent, ajustes leur tte, des figures de proue et de poupe), gouvernail latral mont sur tribord, ventuelle range de boucliers ronds, qui rappelle la fonction guerrire du bateau, et voile unique de forme rectangulaire ou carre. Ces pierres commmoratives consti-tuent une source iconographique de premier plan du navire prviking (qui permet notam-ment de dater ladoption de la voile en Scandi-navie au VIIIe sicle). Elles montrent son impor-

    La civilisation

  • 33LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    Remis flot Au dbut du IXe sicle, les embarcations nordiques, non adaptes la navigation hauturire, croisent principalement le long des ctes. Ainsi du bateau dcouvert Oseberg au dbut du XXe sicle, dat de 820, la superbe proue en col de cygne de 4,80 mtres de hauteur (dont il existe une rplique, ralise par des archologues avec les techniques de lpoque, ci-contre).

  • 34 LES VIKINGS HISTORIA SPCIAL

    tance dans la socit scandinave : symbole autant que vhicule, il fait partie intgrante de limaginaire collectif.

    Bien plus impressionnante que ces dessins styliss, la tapisserie de la reine Mathilde offre une reprsentation du navire de guerre de Guillaume le Conqurant. Construit dans la ligne des langskips ( longs navires ), il sap-parente la skeid, une grande embarcation de guerre denviron 30 bancs de nage dont la Chronique des ducs de Normandie rapporte quelle fut construite pour la traverse vers lAngleterre en 1066. Elle est lune des rares au sein de la flotte normande ne transporter que des troupes, sans aucun cheval.

    Les sculptures de navires de type scandinave sont plus tardives, postrieures la priode viking. Ce sont de prcieux tmoins de la mmoire nautique , car il nexiste ce jour aucune trace archologique de ces grandes embarcations qui ont perdur tout au long du Moyen ge. Et au-del. Lune dentre elles nous est parvenue sous la forme dune remarquable sculpture figurant sur le portail sud de la cath-drale de Bayeux et date de 1210 environ. Le navire que lon peut admirer prsente une mor-

    phologie incontestablement scandinave : la symtrie de la proue et de la poupe, la courbure de ltrave et de ltambot, laboutissement des bords sont caractristiques. On y distingue, par ailleurs, le bras dun personnage qui tient un gouvernail latral (le pilote, lesturman, en ancien normand) ainsi quun aviron. Il est pos-sible quil sagisse dun modle tardif desneke (de lancien scandinave snekkja, un navire de guerre denviron 20 bancs), qui, daprs les sources anglaises, circulait encore dans la Manche au XIIIe sicle. On pourrait aussi vo-quer les magnifiques sculptures navales (XIVe-XVIe sicle) des pierres tombales de louest des Highlands, en cosse, tmoins dune culture nautique sous influence scandinave.

    MIEUX RPONDRE LAPPEL DU GRAND LARGESeuls les vestiges manant directement de navires scandinaves nous informent sur les modes de construction qui caractrisaient leur charpenterie. Lembarcation nest pas seule-ment un bel objet, cest aussi voire surtout une structure architecturale compose dune multitude de pices. Les dcouvertes faites Oseberg et Gokstad, en Norvge, la fin du XIXe et au dbut du XXe sicle ont permis didentifier les principales caractristiques des bateaux vikings : la prsence dune quille en T (atteste vers 700), un mode dassemblage clins au moyen de rivets en fer, lintroduction de baux transversaux pour renforcer la coque, une carlingue destine recevoir le mt. Celui dOseberg (vers 820), avec sa magnifique proue sculpte, constitue le symbole mme de lex-pansion viking, bien que ses qualits nautiques fussent mdiocres la navigation, alors, est essentiellement ctire.

    Les charpentiers nordiques trouvent vite des solutions techniques vers la fin du IXe sicle pour rpondre de nouveaux besoins : navi-guer en haute mer la recherche de terres loin-taines. Le navire de Gokstad (vers 895) est par-ticulirement rvlateur des progrs effectus :

    Faux ami La proue, releve, est souvent orne dune tte de monstre, de prfrence un dragon un dreki, en vieux norrois, qui a donn au XIXe sicle, par un raccourci extravagant, limpropre drakkar .

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    Figure de proue. IXe s., muse des Bateaux vikings, Bygdoy, Norvge.

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    sa construction, plus rationnelle, vise renfor-cer la coque et en simplifier le montage. Celle-ci est mieux adapte la propulsion la voile ; ses capacits nautiques sont nettement plus dveloppes. Nul doute que cette embar-cation polyvalente (elle pouvait transporter de 40 60 hommes et environ 7 tonnes de charge) tait parfaitement adapte la plupart des routes commerciales que les hommes du Nord ont parcourues.

    Contrairement aux ides reues, ces deux grandes embarcations norvgiennes taient lourdes manier. Difficilement manuvrables laviron et pniblement transportables lors de portages terrestres (avec un rapport lon-gueur/largeur tournant autour de 4 pour 1), elles taient sans doute peu appropries aux raids des IXe et Xe sicles. Archologues et lin-guistes pensent quelles avaient reu la dno-mination gnrique de knrr, navire , avant que celle-ci ne dsigne plus particulirement des vaisseaux dun fort tonnage.

    CHAQUE FONCTION SON NAVIRE Le bateau de Ladby (900-950), mis au jour Hedeby, un ancien comptoir commercial dans le sud du Danemark, rpond mieux aux oprations militaires menes en milieu fluvial : long et fin, ce petit transporteur de troupes tait trs maniable laviron, tout en ayant dindniables qualits nautiques la voile. cette dcouverte sont venues sajouter celles qui ont t faites dans le fjord de Roskilde, dans lest du Danemark un corpus archologique, dit de Skuldelev , qui a boulevers notre vision du navire viking. Ces cinq embarcations dates entre 1030 et 1050 forment un ensemble unique de diff-rents types de bateaux : pour la pche, le com-merce, la dfense et la guerre. la suite de travaux dans le port de Roskilde a t trouv un nouvel ensemble de bateaux dats entre le dbut du XIe et le dbut du XIIIe sicle. Lun dentre eux, long de 36 mtres, est le plus

    imposant navire de guerre jamais dcouvert jusqu prsent ; cest ce que nous appellerions improprement en franais un drakkar , terme invent au XIXe sicle par le clbre historio-graphe de la marine Augustin Jal, auteur dun Glossaire nautique (1848).

    Le corpus de ces vestiges archologiques, dats entre 820 et 1060, confirme que la sp-cialisation des navires sest opre au cours de la premire moiti du Xe sicle pour rpondre aux nouveaux besoins militaires et marchands. lintrieur mme de la marine de guerre se dgagent deux types dembarcations : lun conu pour la propulsion laviron, dans la ligne des grands navires rames du VIIe sicle, qui taient associs une classe dominante dans la socit scandinave de cette poque ; lautre tant mieux adapt la propulsion la voile. Le rapport longueur/largeur du premier groupe est assez lev et se situe entre 10 et 11 pour 1, tandis que celui du second est compris entre 6,5 et 8 pour 1. Quant

    Bon sens Avec la voile, introduite au VIIe sicle, la girouette est un instrument essentiel. Le rapport distance parcourue/direction du vent comme lobservation des vagues, des oiseaux comptait parmi les moyens de sorienter.

    La construction est confie un charpentier chevronn, qui choisit les arbres, dessine les lignes deau, trace les pices complexes

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  • LE SERPENT DES MERS On dit de ce dfricheur des ocans quil pouse la lame. Lger, souple comme le roseau de la fable, il plie mais ne rompt pas. Sa supriorit technique limpose, son apoge, comme larme absolue.

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  • lquilibre Au VIIe sicle est introduite la quille (en jaune), qui apporte stabilit et pousse directionnelle. Dun seul tenant, elle donne lensemble une tonnante lasticit. Apparaissent la mme poque le mt et la voile, souvent rectangulaire, tisse en double paisseur. Celle-ci devient le principal moyen de propulsion. Les bordages (en rouge), en chne, fixs par des rivets de fer, se chevauchent comme les tuiles dun toit. Une technique de construction dite clins, qui perdurera jusquau XIIIe sicle dans les pays nordiques, et que les populations des ctes danoises ont sans doute inaugure, environ trois mille ans avant notre re, en rehaussant de planches les flancs de leurs pirogues.

    1. La poupe. Sa quasi-symtrie avec la proue donne au navire sa silhouette unique.

    2. Le gouvernail. En bois de chne, cette simple rame pale trs large, fixe tribord arrire et articule une barre, rend les manuvres trs simples.

    3. Les rames, utilises en cas de vent contraire ou de calme plat.

    4. Les boucliers, fixs au plat-bord.

    5. Le coffre de nage. Il accueille le sant du rameur et contient ses effets personnels.

    6. Lespar (longue pice de bois sur laquelle est envergure la voile).

    7. Le support de mt. Cette curieuse pice en forme de poisson donne du jeu au mt et la voile, qui ainsi ne rsistent pas au vent. lasticit, lasticit

    8. Le mt. Taill dans du pin, trs lourd donc, il est difficile hisser.

    9. Le hauban (cordage qui assujettit le mt).

    10. La bouline (cordage qui tient la voile de biais).

    11. La coque, borde clins (lire lquilibre , ci-contre).

    12. La quille (idem).

    13. La proue, souvent surmonte dune tte de monstre, cense protger lesquif contre les esprits malfiques.

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    aux bateaux de trans-port, ils apparaissent vers lan mille, sans doute en raison du dveloppement des colonies de lAtlantique nord, lesquelles ncessitaient un approvisionnement rgulier en denres et en matires premires introuvables sous ces lati-tudes ; leur rapport longueur/largeur est de lordre de 3,5 4 pour 1. Les navires de charge prsentaient galement des variantes selon leur emploi : on distingue les btiments de gros ton-nage des petits caboteurs destins au com-merce de proximit et la pche.

    UN MYTHE PROPULS PAR 74 RAMEURS Si ces vestiges directs tmoignent de lvolution fonctionnelle et typologique du navire viking, ils nous rvlent aussi des croyances religieuses et des pratiques funraires originales (dont cer-taines remontent la priode germanique). Les navires dOseberg et de Gokstad taient en fait des tombeaux dissimuls sous un important tumulus. Cette structure, appele spulture bateau , a t mise au jour dans les anciens tablissements vikings dEurope de lOuest, comme la spulture de Scar, dans larchipel des Orcades, celles de Balladoole, dans lle de Man, et de lle de Groix, en Bretagne.

    Notre matre charpentier Thorberg pose sa hache, tout tourdi davoir remont le temps, mais aussi de stre projet dans le futur Le chemin technologique parcouru par ses anctres et ses successeurs est incroyable. Il est fier de savoir que la mmoire de son Grand Serpent a t prserve au travers dune saga, celle consacre son roi Olav Tryggvesson. Courtes et bien choisies, les phrases du scalde (pote scandinave) lorigine de ce rcit dcrivent lorganisation du chantier naval : On nomme Thorberg Coup de Plane lhomme res-ponsable de ltrave, mais il y en eut beaucoup dautres pour y travailler, certains pour assem-bler le bordage, certains pour tailler le bois, certains pour enfoncer les clous, certains pour transporter les madriers. La mention de 35 bancs de nage (70 rameurs) pour ce navire de type skeid nest plus un mythe depuis la dcouverte de Roskilde, dont un navire pouvait tre propuls par 74 rameurs.

    On voit bien que ces sources narratives sont complmentaires. Elles apportent en quelque sorte une voix aux dcouvertes iconogra-phiques et archologiques. Dautres sagas nous informent aussi de lemploi dun type de bateau dans un contexte prcis. Celle consacre saint

    Trait de caractreEn dpit de leur imprcision chronologique, les graffitis sont riches denseignement sur la silhouette du bateau viking et, grce aux dcouvertes hors de Scandinavie, sur les routes maritimes et fluviales empruntes.

    La civilisation

    De gnration en gnration se passent de nouvelles informations chrement acquises sur les courants, les vents dominants

    Suite de la page 35

  • 39LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    Olav, par exemple, nous apprend quun certain Erling Sjlgsson possdait une skeid de 32 bancs quil utilisait soit pour prendre part aux expditions, soit pour lever des troupes. Mais il y a galement les inscriptions runiques, qui retracent la route emprunte par les Vikings et leurs navires. Ainsi linscription commmo-rative dEkeby, date du XIe sicle, signale quun certain Oyvind trouva la mort louest dans la skeid de Vrin . Le roi de la mer , un personnage emblmatique souvent associ son navire, est frquemment lou dans la po-sie scaldique et la littrature runique.

    LE LEGS DUN LEXIQUE LUSAGE DU MONDELes charpentiers et les marins vikings nous ont lgu leur mmoire nautique travers des mots, reflets de leurs techniques de construc-tion et de navigation : des noms de bateaux qui renvoient des types navals prcis que lar-chologie a confirms, tout un vocabulaire qui dcrit le navire et ses lments (charpente, grement, apparaux), les manuvres bord et lquipage. Les Scandinaves ont surtout trans-mis leurs termes de la mer aux Normands et, un moindre degr, aux Anglais, cossais et Irlandais. Linfluence des Vikings en matire dinnovation technique (que lon retrouve dans le vocabulaire normand dorigine scandinave relatif la coque et au grement) sur la construction navale en Normandie est saisis-sante, mme sil est vident quil existait des traditions de navigation avant leur arrive.

    Ils sont vraisemblablement lorigine dun mode de construction clins et quille (lire p. 36-37) quille , trave , carlingue sont des mots dorigine scandinave , alors que les Francs pratiquaient une construction sur sole (sur fond plat) ; du dveloppement dun grement plus marin, adapt la navigation en haute mer, dont tmoignent les termes qui se rfrent en particulier aux manuvres cou-rantes ( bouline , coute ) ; et de la consti-tution dune marine de guerre avec lintro-

    duction de transporteurs dhommes de type scandinave (skeid et snekkja donneront en ancien normand eschei et esneke).

    Quelques termes sont parfois communs plusieurs langues influences par les Vikings. Des noms de bateau, en particulier, sont attes-ts aussi bien dans le vieil anglais et lancien normand que dans le moyen irlandais et le ga-lique dcosse (knrr, navire , puis navire de charge , est lorigine du vieil anglais cnearr, du moyen irlandais cnarr et de lancien normand kenar). Certains sont galement reprsents dans le nord des Shetland et des Orcades, au nord de lcosse (knrr a donn le shetlandais knorin). Ladoption de tels noms tmoigne de lhritage des Vikings dans les lan-gues europennes, mais aussi de la popularit des navires de type scandinave, qui ont circul en Europe de lOuest vers la fin du premier Moyen ge (Xe-XIe sicle)

    Fier dtre un charpentier viking, Thorberg gonfle la poitrine, regarde au loin lhorizon et voit dj son Grand Serpent affronter la houle et mener son roi vers des conqutes loin-taines Tout coup, tir de sa rverie, il hurle sur un ouvrier incapable dutiliser la doloire, une hache fer long et manche dcal, lem-blme du charpentier de marine. Cet abruti est indigne de sen servir ! crie Thorberg Il arrache la doloire des mains de lapprenti et entreprend de faire le travail lui-mme. On ne plaisante pas avec un navire viking L

    Hissez haut Les fleuves sont une bndiction pour les hommes du Nord, dcids pntrer les continents. En cas dobstacle, le mt est abaiss, les rames rentres, et le navire port ou pouss sur des troncs darbre.

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  • LEXPANSIONIls sont partout ! Entre la fin du VIIIe sicle et le milieu

    du XIe, ces audacieux globe-trotteurs toquent la porte du monde. Une migration qui marque

    jamais lhistoire de lOccident.

  • Image extraite du film Outlander, le dernier Viking, 2008. Collection ChristopheL/DR.

  • 42 HISTORIA SPCIALLES VIKINGS

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    Des vagues successives de farouches Scandinaves dferlent sur lle au milieu du IXe sicle. Et laissent, en se retirant, un vaste hritage culturel, artistique et juridique.

    Par Alban Gautier

    EN ANGLETERRE, LES ROIS DANOIS

    FONT LA LOI

    u printemps 865, lAngleterre doit faire face une nouvelle menace : des bandes htroclites de pillards dbarquent sur lle. Et, dans les annes qui suivent, sattaquent aux royaumes indpendants qui forment alors le monde anglo-saxon. Les textes en vieil anglais, comme la Chronique anglo-saxonne (892), nomment ces envahisseurs se here

    ( larme ), Dene ( Danois ) ou hthenas ( paens ). Les historiens, eux, parlent de grande arme danoise . Pourtant, tous ces Danois ne viennent pas du Danemark. Tant sen faut. Les Anglo-Saxons dsignent ainsi tous ceux que les Francs appellent Normands et que nous qualifions de Vikings .

    En ralit, si certains viennent effectivement des terres danoises, dautres sont originaires de Norvge ou oprent en Occident depuis des dcennies. Certains sont mme ns en Irlande, en Angleterre ou dans lEmpire franc, et ont rejoint la grande arme , en qute daventure et de richesse. Les Anglo-Saxons connaissent bien ces prtendus Danois. Depuis le VIIIe sicle,

    au moins, ils subissent leurs raids de plus en plus audacieux, comme celui qui a ravag, en 793, labbaye de Lindisfarne. Mais, cette fois, les vnements prennent une autre tournure. Car ces Vikings nont pas lintention de retour-ner chez eux une fois leur butin amass. Ils veulent conqurir des terres. Et sy installer !

    UNE GRANDE ARME DE 1 000 HOMMESDautres groupes ne tardent pas les rejoindre : loccasion est trop belle pour ces bandes qui oprent depuis plusieurs dcennies entre les les et le continent. Lexpression grande arme est dailleurs trompeuse : comptant chacune quelques centaines dhommes, un mil-lier tout au plus, les bandes qui la composent sont en comptition autant les unes envers les autres que contre les rois anglo-saxons. Sil arrive que leurs chefs cooprent, ils sont tout aussi prompts se sparer ou conclure un accord avantageux avec un prince anglais, au dtriment de leurs allis de la veille.

    Les royaumes de lle, dstabiliss, tombent un un sous leur coupe. La Northumbrie (situe dans le Nord) clate en plusieurs prin-

    Lexpansion

    Fototeca/Leemage

  • 43MAI-JUIN 2015 LES VIKINGS

    Angles mortsEnhardis par le succs des premires oprations clair (inaugures par la mise sac du monastre de Lindis farne en juin 793), les aventuriers venus du Nord sorganisent en flottes pour fondre partir de 835 sur lactuelle Grande-Bretagne avec, en tte, une stratgie de conqute long terme.

  • ^ LARRIVE DES VIKINGS AU VIIIE SICLE reprsente un dfi pour les rois des nombreux petits royaumes irlandais, qui sallient pour repousser les envahisseurs. Les nouveaux venus fondent les ports de Dublin, Limerick et Waterford, premiers centres urbains

    de lle. Comme partout ailleurs, les Vikings sont composs de bandes rivales : dans les textes irlandais, ils sont appels Gaill (qui signifie trangers ), Fingaill ( trangers clairs ) et Dubgaill ( trangers sombres ). On a pu penser que ces diffrents

    termes distinguaient les Danois des Norvgiens, mais cette distinction est anachronique. Il sagit plutt de noms donns des groupes vikings qui oprent dans lle et interagissent avec les rois irlandais. Ainsi, la bataille de Clontarf, en 1014, il y a des Scandinaves et des

    Irlandais dans le camp des Vikings de Dublin, mais aussi dans celui de leur adversaire, Brian Boru. Certains textes voquent mme des Gallgodil ( trangers irlandais ) ! La preuve que, en Irlande comme ailleurs, les Vikings ont su sintgrer. A. G.

    44 HISTORIA SPCIALLES VIKINGS

    cipauts, dont la principale est le royaume viking dYork. En Mercie (au centre), le roi Bur-gred senfuit, et son successeur, Ceolwulf, doit cder la moiti orientale de ses terres. Cons-quence : les Cinq Bourgs Derby, Leicester, Lin-coln, Nottingham et Stamford deviennent les points dappui dune confdration dont les envahisseurs sont les matres. Seul le royaume de Wessex (au sud de la Tamise) rsiste : la faveur dune victoire en 878, le roi Alfred (871-899) arrache au chef Guthrum une paix favo-rable. Celui-ci se retire du Wessex et, avec laide de son ennemi dhier, est reconnu roi en Est-Anglie (au nord-est de Londres). Cest alors la moiti de lle au nord-est de la ligne Londres-Chester, lexception des confins cossais qui se trouve sous le contrle de pouvoirs issus de linvasion de 865.

    Les chefs rcompensent leurs hommes en leur donnant des terres. Et leur assimilation est rapide : les conqurants ne sont pas si nom-

    breux ; beaucoup ont dj vcu en Irlande ou dans le monde franc, et, bien que paens, connaissent le christianisme ; langlais est assez proche de leur langue, le norrois, pour quils lapprennent rapidement. Leur culture exerce dailleurs une forte influence sur lart du nord de lAngleterre. Comme sur la croix sculpte de Gosforth (Cumbria), o une crucifixion

    Pice matresseAprs avoir colonis le royaume de Northumbrie, dans le Nord, en 867, les Vikings relancent vite latelier montaire de sa capitale, York, et mettent un numraire abondant et de grande qualit.

    Lexpansion

    LIRLANDE, LARNE SCANDINAVE

    En favorisant lunification politique du pays sous la houlette des rois du Wessex, la prsence danoise se rvle dterminante

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    Pice dargent dric Ier. Milieu du Xe sicle, British Museum, Londres.

  • 45LES VIKINGSMAI-JUIN 2015

    ctoie des scnes du Ragnark (rcit scandi-nave de la fin des temps) et o, au pied de la sculpture, le centurion fait face une figure fminine voquant une Valkyrie Une syn-thse culturelle se fait autour de cette nouvelle lite anglo-scandinave qui, ds avant 900, et malgr la dsorganisation des structures ecclsiastiques due linvasion, semble stre entirement convertie au christianisme.

    LA NAISSANCE DUN EMPIRE Le royaume de Wessex a survcu grce au talent et la chance du roi Alfred. La premire moiti du Xe sicle voit ses successeurs son fils douard, sa fille thelfld, son petit-fils thelstan passer loffensive : leurs armes, leur diplomatie et leur propagande uvrent en chur la conqute du Nord-Est. Champions de lAngleterre chrtienne contre les paens (qui, on la vu, sont pourtant chrtiens), ils sou-mettent peu peu les princes danois dEst-Anglie, des Cinq Bourgs et de la ville dYork. Nat alors, entre 920 et 960, un royaume qui runit cest une nouveaut tous les pays de langue anglo-saxonne. Le processus est labo-rieux, chaque victoire militaire dbouche sur un accord avec une lite anglo-scandinave qui tient conserver son influence et ses coutumes. Ainsi se forme un territoire o prvaut un droit spcifique, qui reoit au XIe sicle le nom de Danelaw : domaine de la loi danoise . Sous le rgne pacifique dEdgar (959-975), lin-fluence de laristocratie danoise se consolide.

    Les difficults reprennent sous thelred II, fils dEdgar, aprs 990. Les raids de bandes plus nombreuses et mieux organises quau sicle prcdent se multiplient, et le souverain est contraint dacheter leur dpart en versant des danegeld ( tributs aux Danois ) de plus en plus levs. Le rgime, pourtant riche et puissant, spuise. Le processus culmine en 1013, quand le roi Sven Barbe fourchue arrive en Angle-terre, dtrne thelred et sempare de la cou-ronne. Aprs trois annes mouvementes, son

    fils Knut parvient simposer : la dynastie issue dAlfred est dchue, le royaume tombe sous la frule dun Danois. Knut le Grand rgne de 1016 1035 su