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Pratiques psychologiques 14 (2008) 17–25 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Dossier Homoparentalité : quels changements dans la famille ? Homoparentality: Which deep changes in family structure? A. Ducousso-Lacaze 1 Laboratoire de psychologie EA 4139, université V-Segalen Bordeaux-2, 3 ter, place de la Victoire 33076 Bordeaux, France Rec ¸u le 1 er novembre 2006 ; accepté le 1 er septembre 2007 Résumé De quels changements dans la famille l’homoparentalité est-elle révélatrice ? L’auteur propose de répondre à cette question à partir de la distinction entre parenté et parentalité et en s’appuyant sur la synthèse de données cliniques présentées antérieurement. L’analyse métapsychologique du discours des couples lesbiens engagés dans la parentalité met en évidence la permanence des enjeux inconscients fondamentaux liés au devenir parent. Ainsi, des changements dans la parenté n’impliquent pas forcément des changements dans la parentalité. © 2008 Société franc ¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract Which deep changes in family structure does homoparentality reveal ? The author suggests to answer this question through the distinction between family relationships structure and parenthood and backs up his thesis on clinical data synthesis. The psychodynamic speech analysis of lesbian couples with children give evidence to the permanent unconscious issues involved in the process of becoming parent. Therefore, parenthood changes do not necessarily imply changes in family relationships structure. © 2008 Société franc ¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Couples lesbiens ; Parenté ; Parentalité ; Permutation symbolique des places ; Métapsychologie Keywords: Lesbian couples; Family relationships structure; Parenthood; Symbolic places permutations; Psychodynamic Adresse e-mail : [email protected]. 1 Maître des conférences HDR. 1269-1763/$ – see front matter © 2008 Société franc ¸aise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.prps.2007.09.004

Homoparentalité : quels changements dans la famille ?

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Pratiques psychologiques 14 (2008) 17–25

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Dossier

Homoparentalité : quels changements dans la famille ?

Homoparentality: Which deep changes infamily structure?

A. Ducousso-Lacaze 1

Laboratoire de psychologie EA 4139, université V-Segalen Bordeaux-2, 3 ter, place de la Victoire33076 Bordeaux, France

Recu le 1er novembre 2006 ; accepté le 1er septembre 2007

Résumé

De quels changements dans la famille l’homoparentalité est-elle révélatrice ? L’auteur propose de répondreà cette question à partir de la distinction entre parenté et parentalité et en s’appuyant sur la synthèse dedonnées cliniques présentées antérieurement. L’analyse métapsychologique du discours des couples lesbiensengagés dans la parentalité met en évidence la permanence des enjeux inconscients fondamentaux liés audevenir parent. Ainsi, des changements dans la parenté n’impliquent pas forcément des changements dansla parentalité.© 2008 Société francaise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

Which deep changes in family structure does homoparentality reveal ? The author suggests to answerthis question through the distinction between family relationships structure and parenthood and backs uphis thesis on clinical data synthesis. The psychodynamic speech analysis of lesbian couples with childrengive evidence to the permanent unconscious issues involved in the process of becoming parent. Therefore,parenthood changes do not necessarily imply changes in family relationships structure.© 2008 Société francaise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Couples lesbiens ; Parenté ; Parentalité ; Permutation symbolique des places ; Métapsychologie

Keywords: Lesbian couples; Family relationships structure; Parenthood; Symbolic places permutations; Psychodynamic

Adresse e-mail : [email protected] Maître des conférences HDR.

1269-1763/$ – see front matter © 2008 Société francaise de psychologie. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.prps.2007.09.004

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Dire que, dans les sociétés occidentales, la famille connaît des changements profonds estdevenu une banalité. La plupart des analyses actuelles considèrent ces changements commeles conséquences d’une double évolution ; évolution des mœurs, d’une part, avec la montée del’individualisme et une désinstitutionalisation du lien d’alliance ; évolution de la médecine, d’autrepart, qui a permis une maîtrise de plus en plus grande de la contraception et des mécanismes de laprocréation. Nous avons aujourd’hui le sentiment d’un bouleversement de nos repères tradition-nels et, selon les inquiétudes ou l’optimisme des uns et des autres, il est tentant soit de sombrerdans la vision d’un monde où la collusion de la technique médicale et de l’individualisme aboli-raient toutes limites et tous repères, soit de se contenter de percevoir dans tous ces changementsla seule marche de l’émancipation à l’égard de l’ancienne institution familiale : la croyance audéclin contre la croyance au progrès.

Le présent travail propose une réflexion destinée à permettre une prise de distance à l’égard desces deux figures de notre imaginaire sur l’époque actuelle. Parmi les nouvelles formes de familles,nous avons choisi de nous intéresser à celles que construisent les couples lesbiens ayant recoursà l’insémination artificielle avec donneur (IAD).1 Il existe deux raisons à ce choix. D’une part,nous sommes en présence d’une configuration familiale inédite. La question du changement estdonc particulièrement intéressante à soulever : de quel changement s’agit-il ? Comment pouvons-nous le penser, en dehors de la référence obligée au schème du déclin ou à celui du progrès ?D’autre part, dans le cadre de nos recherches cliniques sur l’homoparentalité, nous rencontronsdes femmes engagées dans ce type de familles. C’est donc à partir du discours des sujets2 quenous allons aborder les questions formulées ci-dessus en nous donnant pour objectif de proposerune synthèse des hypothèses dégagées dans des publications antérieures (Ducousso-Lacaze, 2004,2005 ; Ducousso-Lacaze et Gachedoit, 2006).

Mais toute analyse de discours suppose de s’appuyer sur un référentiel théorique. Le nôtresera, pour l’essentiel, celui des travaux psychanalytiques actuels sur la famille, la filiation etla parentalité. Une de leurs originalités est d’articuler l’éclairage anthropologique et l’éclairagemétapsychologique (Eiguer, 1987) et, comme on la voir, de permettre une distinction entre parentéet parentalité, distinction qui, dans notre travail, vient croiser nos questions sur le changement.

1. Des changements dans la parenté ?

Rappelons que toutes les cultures disposent d’un système de parenté, soit un ensemble de règlessociales qui définissent la place, les droits et les devoirs de chacun dans un groupe d’individusconsidérés comme entretenant un lien dit de parenté. Ainsi, tout être humain se voit assigné uneidentité au sein d’un groupe structuré par une logique culturelle, et juridique dans nos sociétés,définissant des liens de filiation, des liens d’alliance et des liens de germanité. Mais la descriptiondes règles est une chose, la question des principes qui les fondent en est une autre. Dans notreculture, la référence à la biologie et à ce que Iacub (1999) appelle « la procréation par les voiesnaturelles » est un principe prépondérant de fondation des règles de la filiation et de l’alliance.

1 Rappelons que les couples lesbiens déclarés n’ont pas droit à l’IAD en France. En revanche, en Belgique, en Espagne,au Pays Bas,. . . la loi ne la leur interdit pas.

2 À ce jour, nous avons rencontré 15 couples lesbiens. Sur la base d’entretiens semi-directifs, intégralement enregistrés,nous proposons aux sujets de raconter et de reconstruire leur histoire ; l’histoire de leur homosexualité, l’histoire de leurcouple, l’histoire de leur projet d’enfant, l’histoire de leur vie avec l’enfant. Les relances prévues visent à les amener àintégrer dans leur récit les attitudes, les paroles, les réactions de leurs proches : parents, frères et sœurs, grands-parents.Nous rencontrons les sujets à leur domicile. Nous les avons contactés soit par l’intermédiaire de l’association des parentsgays et lesbiens, soit par « connaissances de connaissances ».

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Pour notre système de parenté, les parents sont ceux qui ont engendré l’enfant. La manièredont ont été pensées les situations dites « artificielles » est particulièrement révélatrice denotre logique juridique en matière de parenté. Par exemple, dans l’IAD, le législateur sembleavoir été animé de la volonté d’aligner les « procréations artificielles » sur « les procréationsnaturelles ». Ce qui aurait pu interroger les principes de notre système de parenté, dans saréférence à la biologie, a été passé sous silence et a prévalu une logique d’assimilation. Lelégislateur a choisi de faire comme si le père institué était aussi celui qui a fabriqué l’enfantbiologiquement.3 L’essentiel, pour la logique de notre système de parenté paraît alors résiderdans la ressemblance apparente de la situation artificielle avec la situation conforme à la « véritébiologique ».

Or la configuration familiale qui nous intéresse ici est porteuse d’une mise en question desprincipes fondateurs de notre système de parenté à deux niveaux. Au niveau de l’institution del’alliance, c’est le principe de la nécessaire différence des sexes qui est interrogé. Au niveau dela filiation, c’est le principe selon lequel « les parents sont ceux qui ont engendré l’enfant ». Lecouple lesbien étant infertile par nature, il est impossible de faire comme si « l’enfant du couple »avait été procréé « par les voies naturelles ».

En ce sens, on peut estimer que, même si en France la législation résiste à entériner cettemise en question de la logique de notre système de parenté, il n’empêche que l’existence mêmede ces nouvelles formes de famille révèle un changement dans les représentations normativesconcernant la famille. Ainsi, le discours des sujets laisse entendre que le dispositif médical, telqu’il fonctionne en Belgique4 tout au moins, joue un rôle important dans ce changement denormes. En effet, tous les couples y insistent : le dispositif médical belge ne se contente pas depratiquer un acte médical légal, il accueille la demande d’IAD en tant que demande de couple.Toutes nos interlocutrices accordent beaucoup d’importance au fait qu’elles ont été recues à deuxet qu’il leur a été donné la possibilité de choisir ensemble un donneur (anonyme) en fonctiond’un certain nombre de caractéristiques physiques. De plus, elles pensent avoir percu que lesentretiens ont pour but d’appréhender le degré « d’insertion » sociale et familiale du couple. A-t-il un réseau de relations, amicales par exemple, indiquant sa « visibilité » sociale ? Commentse situe-t-il en ce qui concerne les relations avec les familles d’origine de chacune des deuxcompagnes ? Le souci d’imiter la « procréation par les voies naturelles » paraît absent et, à laréférence à la vérité « biologique », semble être substituée la référence au projet d’enfant, soità la subjectivité du couple. Avec une nuance sur ce dernier point : une norme est à l’œuvre. Lasubjectivité du couple et le projet d’enfant doivent correspondre à une certaine conception ducouple parental, conception dont la référence semble être l’inscription dans la vie sociale et dansles liens intergénérationnels.

On peut donc penser que le dispositif médical proposé aux couples lesbiens n’est pas purementtechnique. Il est porteur de normes, plus ou moins explicites, qui, pour une part, sont en contra-diction avec notre système de parenté actuel et sont donc probablement en train de le changer. Ence sens, le dispositif médical est à la fois support d’une transgression et pourvoyeur de normes.Il permet aux couples lesbiens de transgresser la règle commune tout en leur « suggérant » qu’ilexiste d’autres règles pour constituer un couple parental.

3 On peut faire un commentaire semblable pour l’adoption plénière. Le législateur a cherché à faire comme si les parentsadoptifs avaient fabriqué eux-mêmes l’enfant.

4 Les couples que nous avons rencontrés se sont rendus en Belgique pour procéder à l’IAD.

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1.1. De la parenté à la parentalité

Mais ces changements qui ont lieu dans le contexte anthropologique, normatif et techniques’accompagnent-ils de changements dans l’expérience de la parentalité ? Cette question exige depasser à un autre plan d’analyse, ce que la distinction entre parenté et parentalité va nous aider àréaliser.

Si la parenté renvoie à des règles socialement construites, la parentalité, en revanche, désigne leprocessus par lequel on devient parent du point de vue psychique (Houzel, 2002). Cette distinctionnous permet, tout d’abord, d’insister sur l’idée selon laquelle il ne suffit pas d’être institué « pèreou mère de » pour se sentir parent. Des processus relevant de la vie fantasmatique, consciente etinconsciente, doivent l’accompagner, faute de quoi la place de parent, désignée par l’institution,demeure une place vide.

Par ailleurs, elle nous oblige à penser que, de même que l’institution ne peut fabriquerde la parentalité sans l’actualisation de certains processus subjectifs, de même, l’expériencesubjective du devenir parent s’appuie sur la logique de l’institution. Par exemple, on ne sau-rait se sentir parent indépendamment de la référence à des places désignées par la logiqueculturelle de la succession des générations. L’expérience subjective de la parentalité ne sau-rait être ni réduite aux règles de la parenté ni concue comme totalement indépendante deces dernières. Il s’agit donc de penser une articulation nécessaire de l’intrapsychique et del’institutionnel.

Cette articulation s’effectue-t-elle dans les couples lesbiens ayant recours à l’IAD ? Commentla parentalité se construit-elle, alors que l’institution ne peut proposer une logique d’ensemblepermettant de penser la place de chacun dans un système de relations ? Assiste-t-on à l’émergenced’une forme de parentalité qui serait totalement indépendante de la référence à une logiqueculturelle de définition et de différenciation des places de chacun ? À l’émergence d’une expériencede la parentalité radicalement nouvelle ?

2. L’expérience et la parentalité et la figure imaginaire du donneur

Comme nous l’avons déjà suggéré, on peut penser que le dispositif médical légitime l’idée selonlaquelle deux femmes peuvent constituer un couple parental acceptable. La différence des sexesdans le couple ne serait pas une condition nécessaire. Mais un tel changement normatif ne soustraitpas les couples lesbiens à la contrainte biologique : deux corps féminins ne peuvent fabriquer unenfant, une substance issue d’un corps masculin est nécessaire. Entrer dans le dispositif de l’IADimplique donc pour ces femmes, non de rencontrer l’homme qui fécondera l’une d’elles, maisde se confronter au discours médical à son propos. Nos entretiens mettent en évidence le rôlefondamental que joue l’usage du vocable « Donneur ».

Ce vocable, que les femmes reprennent généralement à leur compte, alimente dans leur discoursla métaphore du don et de la générosité. De manière systématique, elles parlent d’un hommegénéreux qui a su faire un don sans en attendre la moindre contrepartie. D’autant plus que lediscours des représentants des services médicaux leur précise qu’il existe deux types de donneurs :ceux qui acceptent de donner seulement pour les couples hétérosexuels et ceux qui ne voientpas d’inconvénients à ce que leur sperme puisse être utilisé aussi pour des couples lesbiens.La plupart des couples y voient la preuve qu’il s’agit d’un homme particulièrement généreux,« deux fois plus » disent certaines et à l’esprit particulièrement ouvert. À aucun moment ne semanifeste l’idée selon laquelle cet homme pourrait trouver un certain bénéfice personnel dansson acte. Il est représenté sous les traits d’une pure générosité. Nous assistons donc à la mise

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en place d’un processus d’idéalisation,5 les qualités supposées du donneur sont portées à laperfection.

Nous retiendrons trois aspects des processus d’idéalisation tels que la métapsychologie nouspermet de les concevoir. L’idéalisation relève de l’axe narcissique de la relation à l’objet, c’est unecertaine image de lui-même que le moi aime dans l’objet idéalisé. Ainsi, les qualités de l’objetne sont autres que celles que le moi lui-même s’est flatté de posséder avant de se confronterà ses propres limites (dimension infantile). Par ailleurs, le processus d’idéalisation possède unefonction défensive contre les pulsions agressives. Il participe au refoulement de l’ambivalence dessentiments que le moi éprouve à l’égard de l’objet. Enfin, le processus d’idéalisation occupe uneplace centrale dans la parentalité. Comme Freud (1914) l’avait noté, l’idéalisation de l’enfant parles parents témoigne de la reviviscence de leur narcissisme infantile et, dans le prolongement deces réflexions, des travaux récents ont dégagé la notion de scénarios narcissiques de la parentalité(Manzano et al., 1999). Dans ces scénarios, l’identification projective joue un rôle déterminant :le parent projette, sur l’image de son enfant, des images infantiles de soi ou de ses propres parents.En ce sens, l’enfant est un représentant de son narcissisme infantile.

Ce rappel nous permet d’insister sur un premier point à propos de la signification del’idéalisation du donneur dans les couples lesbiens. Elle s’inscrit dans le processus plus largede l’expérience de la parentalité en tant qu’elle réactualise des enjeux narcissiques infantiles pourtous les parents. On peut donc penser qu’en devenant parents, les couples lesbiens ne peuventéchapper à la contrainte inconsciente de construire des scénarios narcissiques de la parentalitéincluant l’image idéalisée du donneur. Ainsi, ces femmes peuvent mobiliser des identificationsprojectives qui les amènent à attribuer à l’enfant soit des traits de caractère, soit des traits phy-siques qu’elles imaginent appartenir au donneur. Seul le contexte psychothérapeutique pourraitnous permettre d’appréhender quelles sont, pour chacune d’elles, les images infantiles masculinesqui supportent ces projections. Disons pour l’instant que tout se passe comme si la métaphore dudon, contenue dans le vocable « donneur », venait fournir un réseau de significations supportantl’inscription de la figure du donneur dans les processus d’idéalisation, par ailleurs banals lors del’accès à la parentalité.

Mais qu’en est-il de la fonction défensive de cette idéalisation ? Nous l’envisagerons à deuxniveaux : celui de la dette et celui des fantasmes à l’égard de l’autre sexe.

Comme l’a souligné Delaisi de Parseval (1984), les dons de lait, de sperme et d’ovocytes sontdes cadeaux empoisonnés. Ne serait-ce que parce qu’ils actualisent un mécanisme symbolique,bien étudié par l’anthropologie : tout don appelle un contre don. Or, justement, l’image idéaliséedu donneur le représente comme celui qui n’attend rien en retour. Une telle représentation n’a-t-elle pas pour fonction d’alimenter l’illusion selon laquelle il s’agirait d’un don sans obligation decontre don ? Idéaliser la générosité du donneur comme moyen de faire avec le sentiment de dettetout en le déniant. . . ou comment se protéger du sentiment de devoir un enfant à cet homme.

Venons en, à partir de la perspective métapsychologique maintenant, aux fantasmes à l’égardde l’autre sexe. Qu’est-ce qu’un homme qui se livre à un acte comme celui-là sans autre motivationque la générosité ? Un homme qui, dans la procréation même, pourrait mettre entre parenthèsesses désirs proprement masculins. Un tel homme, bien sûr, n’existe pas. Nous sommes donc enprésence d’une représentation inconsciente du masculin qui est une construction du couple et quinous semble reposer sur un clivage. D’un côté, la part idéalisée du masculin rapportée à son pouvoir

5 Notons que, dans les couples hétérosexuels ayant recours à l’IAD, la dimension ambivalente du lien fantasmatique audonneur est la plupart du temps très présente.

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de donner la vie et de donner à des femmes la possibilité de devenir mères, pouvoir reconnu etsource de gratitude. De l’autre, la part qui renvoie à la dimension phallique du masculin, celle qui,au vu de nos études de cas (Ducousso-Lacaze, 2004), semble confronter ces femmes à des conflitsintrapsychiques complexes. La métaphore du don et le processus d’idéalisation qu’elle soutient,fonctionneraient donc comme une défense contre ces conflits intrapsychiques et les sentimentsambivalents qu’ils peuvent susciter. Car on peut penser que, pour un certain nombre de coupleslesbiens, l’expérience de la parentalité réactualise des fantasmes hétérosexuels plus ou moinsacceptés sur les plans préconscient et conscient. Dans certains cas, est à l’œuvre une érotisationdu lien imaginaire au donneur (Ducousso-Lacaze, 2004 ; Corbett, 2003) relativement menacantepour le lien conjugal et le lien filial, selon les caractéristiques de l’alliance inconsciente (Kaës,1993) mise en place par le couple. L’idéalisation du donneur, avec le clivage qu’elle suppose,permettrait donc de « faire avec » la contrainte inconsciente d’avoir à penser la nécessité de l’autresexe qu’implique l’expérience de la parentalité, tout en se protégeant des menaces inconscientessuscitées par cette « présence » de l’autre sexe.6

Ajoutons que l’enfant en grandissant, par les questions qu’il pose sur les « papas », peut mettreà mal le clivage que nous venons de décrire, confrontant le couple de femmes à la nécessité dereprendre leur questionnement à propos du père et du masculin (Ducousso-Lacaze, 2004).

3. La « vérité biologique » comme référence fondatrice

En Belgique, après une première insémination réussie, il est possible de réserver le sperme dudonneur pour une seconde insémination. L’homme qui a donné son sperme reste anonyme maisle service médical garantit que, si le couple le souhaite, le second enfant pourra être fabriquéavec le même sperme. Or les couples lesbiens que nous avons rencontrés se sont tous emparésde cette garantie. Ceux qui n’ont encore qu’un enfant ont réservé le sperme pour la prochaineinsémination et ceux qui en ont deux y ont déjà recouru deux fois. Cette manière de procéder estparticulièrement intéressante dans les cas, les plus fréquents, où le couple choisit que le secondenfant sera porté par celle qui n’a pas porté le premier. La garantie qu’il s’agit du sperme du mêmedonneur est alors envisagée comme fondatrice du lien fraternel. Ainsi, les deux enfants, du pointde vue des filiations instituées et biologiques n’ont pas les mêmes mères, mais, pour le couple,ils sont reliés par un lien fraternel en tant qu’ils sont issus du même donneur.

Alors que cette configuration familiale paraît défier les principes de la filiation biologique(changement apparent), on s’apercoit que cette dernière revient sur le devant de la scène, dès lorsqu’il s’agit de fonder le lien fraternel (mais pas seulement, nous le verrons plus loin). Ce constatcomporte des conséquences importantes. La première relève de la réflexion métapsychologique,la deuxième de la réflexion anthropologique et la troisième concerne la médecine.

Les limites imposées par la filiation biologique ne sont pas déniées par les couples lesbiens quenous avons rencontrés. Ces femmes en prennent acte et même s’appuient sur elles pour construireune logique des places au sein de leur configuration familiale. En ce sens, on peut dire que, nonseulement on ne se débarrasse pas si facilement du « roc biologique » (Ducousso-Lacaze, 2004),mais que celui-ci, par les limites qu’il impose aux fantasmes, a une fonction organisatrice del’expérience de la parentalité.

6 Résumons ce que, sur ce point, nous avons montré ailleurs : à plusieurs reprises ces femmes nous ont dit, dans unquasi-lapsus, que « l’enfant a trois parents ». Parfois aussi, il leur arrive de commencer par affirmer que le donneur n’arien à voir avec l’enfant, puis, dans la suite de l’entretien l’appeler « son père » (de l’enfant). Quelques unes, évoquant lefait que c’est le même donneur pour les deux enfants (voir plus loin), en viennent à dire qu’il fait partie de la famille.

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Alors, avec ces nouvelles formes de familles, sommes-nous en présence de « la preuve éclatanteque la parenté dans son fond n’est pas biologique mais sociale » ? (Godelier, 2005). Si l’affirmationde Godelier ne signifie rien d’autre que, dans la construction de la parenté, le mode de référence àla biologie relève toujours d’une construction sociale, alors nous sommes d’accord. En revanche,si elle entraîne comme conséquence qu’il serait désormais souhaitable de se débarrasser de cetteréférence pour penser les nouvelles formes de familles, alors elle est problématique. Car les sujetseux-mêmes semblent bien se confronter à la nécessité inconsciente de s’y référer, contrairementà ce que pourraient suggérer les apparences.

La médecine vient ici jouer un rôle déterminant en tant que son savoir et ses techniques seprésentent comme les garants de la « vérité biologique ». En ce sens on peut faire l’hypothèsequ’en plus d’une nécessité propre aux sujets de se référer à la filiation biologique, les progrès dusavoir médical sur cette question sont une deuxième raison pour faire l’hypothèse qu’elle n’estpas prête de disparaître des enjeux juridiques de fondation des liens de parenté, comme des enjeuxfantasmatiques caractérisant l’expérience de la parentalité.

4. La permutation symbolique des places

À partir de nos données cliniques, nous explorerons un dernier processus, crucial pour la com-préhension de l’expérience de la parentalité en général et celle des couples lesbiens en particulierla permutation symbolique des places (Legendre, 1990). Cette notion désigne le processus intra-psychique par lequel un adulte, en devenant parent, se confronte à un double deuil, celui de sesimages parentales et celui de sa propre demande infantile à leur égard. En ce sens, il se rend biencompte de l’articulation entre la vie fantasmatique et l’institution de la succession des généra-tions que suppose l’expérience de la parentalité. Le devenir parent, sur le plan fantasmatique,implique tout autant la création d’une place d’enfant pour celui qui arrive que la fabrication degrands parents, création qui suppose nécessairement des conflits intrapsychiques et la recherchede compromis.

Pas plus que les parents hétérosexuels, les couples lesbiens que nous avons rencontrésn’échappent aux contraintes inconscientes propres à ce processus ni à son caractère conflic-tuel. Toutefois, le récit des remaniements des liens intergénérationnels consécutifs à l’arrivéed’un enfant donne des indications sur quelques unes de ses spécificités dans cette situationparticulière.

Dans certains cas, en effet, les couples lesbiens évoquent deux inquiétudes, éventuellementliées l’une à l’autre. La première concerne la reconnaissance, par leurs parents, de leur proprecouple en tant que couple conjugal et/ou couple parental. Cette reconnaissance ne va pas toujourssans difficulté soit parce que leurs propres parents rejettent l’homosexualité, soit parce que, surle plan fantasmatique, la réorganisation des places ne va pas de soi. Ce deuxième cas de figureest particulièrement intéressant, car les récits mettent en évidence que les places de père et degrand-père peuvent susciter des confusions. L’absence d’un homme désigné et institué commepère de l’enfant s’articule avec des enjeux inconscients, cruciaux pour le couple de femmes maisaussi pour les grands-parents. Il apparaît alors que la réactualisation des fantasmes œdipiensjoue un rôle déterminant pour les unes comme pour les autres. Par exemple, fantasmes œdipiensde l’une des compagnes qui peut craindre que son propre père ne se prenne pour le père del’enfant. Ou bien, fantasmes œdipiens d’un des grands-pères qui peuvent l’amener à se comportercomme s’il était le père de l’enfant, niant toute place symbolique à la compagne de sa fille,dans le lien conjugal et dans la succession des générations (Ducousso-Lacaze et Gachedoit,2006).

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Dans de telles occurrences, nos entretiens permettent de comprendre que le dispositif médi-cal avec la vérité biologique qu’il garantit joue un rôle symbolique déterminant par rapport à ladifférenciation des places générationnelles et à la barrière de l’interdit de l’inceste. Nous insiste-rons sur trois points. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà dit, l’accueil des deux compagneslégitime leur sentiment que leur couple constitue un couple conjugal et parental. Par ailleurs, ledispositif d’IAD garantit que le ou les enfants ont été fabriqués à partir du sperme d’un hommeétranger aux familles d’origine des deux femmes. Enfin, la « vérité biologique » du lien fraternelest articulée dans le discours en tant que limite aux fantasmes susceptibles d’entraîner une confu-sion des générations, fantasmes incestueux. Nous résumerons la logique sous-jacente, structurantle discours des femmes de la manière suivante : si le lien entre les enfants est un lien fraternel,alors le lien entre les deux compagnes est un lien conjugal, leur couple est un couple parentalet leurs parents respectifs des grands-parents. . . pour les deux enfants. En cela, on peut estimerque la permutation symbolique des places, même si elle se joue de manière spécifique (change-ment) demeure (permanence), dans ce type de familles, un enjeu inconscient fondamental de laparentalité.

Remarquons que la fameuse « vérité biologique » n’est donc fondatrice qu’en tant qu’elle estinterprétée en fonction de la nécessité de construire des compromis intrapsychiques entre lesdésirs œdipiens et la prise en compte des interdits culturels, en tant qu’elle soutient la différencedes générations.

5. Qu’est-ce qui ne change pas en dépit de ce qui change ?

L’approche que nous avons retenue vise donc une compréhension métapsychologique du dis-cours des sujets qui sont engagés dans les familles dites homoparentales. En ce sens, elle sedifférencie nettement de celles qui ont privilégié une position d’expertise a priori de même quedes approches sociologiques ou seulement anthropologiques. À notre avis, notre approche présenteun double intérêt.

Elle met en évidence qu’en dépit des changements importants que connaît aujourd’hui lafamille, quelque chose ne change pas dans l’expérience de la parentalité. De ce point de vue,elle s’inscrit dans le prolongement d’un des acquis de la théorie psychanalytique qui nous inciteà penser une permanence de l’identité humaine sous les différentes apparences historiques etculturelles qu’elle revêt. Devenir parent, aujourd’hui comme hier, c’est se confronter à la néces-sité d’élaborer des compromis intrapsychiques entre les exigences pulsionnelles, les interditsculturels et les impossibles liés à la biologie. Quelle que soit son orientation sexuelle, un adultedevenant parent est confronté à la réactualisation des enjeux infantiles, narcissiques et œdipiens età l’exigence de leur trouver une issue, sous forme de compromis intrapsychiques, en s’appuyantsur des repères culturels, permettant une différenciation des places au sein du groupe familial(Ducousso-Lacaze et Scelles, 2006).

Elle permet de comprendre que, contrairement à ce qu’ont prédit certains, nous n’assistons pas,avec ces nouvelles formes de familles, à un effacement de « l’ordre symbolique ». Nous assistonsplutôt à sa transformation (à la marge, car le nombre de ces familles reste très limité). Peut-êtrepouvons-nous reprendre les propos de Gauchet concernant le processus de laïcisation : « Tousles éléments du dispositif d’avant se retrouvent dans le dispositif d’après autrement répartis etliés » (1985, p. X). Les couples lesbiens et gays que nous avons rencontrés (Ducousso-Lacaze,2006) nous paraissent procéder à un travail de reprise des repères institués, habituels, tout en lessoumettant à des transformations susceptibles de soutenir l’émergence de nouveaux modes devie.

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Références

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