6
L'OUTILLAGE DE PIERRE DES PREMIERS MELANESIENS (Nouvelle-Calédonie) Une approche technologique Hubert FORESTIER Préhistorien, ex-VAT, allocataire du MESR, UR 53 : "Espaceet territoires" Introduction Malgré une quarantaine d'années de recherche en Mélanésie insulaire, il existe très peu d'informations sur la culture matérielle (lithique) et le degré de technicité des premiers colons. Fort discréditée par la majeure partie des archéologues, la question d'une industrie lithique reste en suspens : indudrie atypique ou industrie fantôme ? En Europe, les analyses technologiques tendent actuellement vers une ap- proche systémique des chaînes opératoires. Les industries anciennes de Nouvelle-Calédonie ont été étudiées dans cette optique, leur place dans la variabilité des grandes méthodes de débitage connues à ce jour sera discutée. Nous présenterons la méthode utilisée et une synthèse des résultats obtenus à partir de l'étude du matériel de plusieurs sites archéologiques de la Grande Terre (Forestier, 1994). La technologie : une méthode d'analyse La technologie propose une lecture de l'outillage de pierre résolument dyna- mique et insère la pièce lithique dans une logique opératoire une matière inorganisée devient une matière organisée : le silex est alors pris comme 'kupport de mémoire" des chaînes opératoires (Stiegler, 1991). Le concept de chaîne opératoire, proposé par André Leroi-Gourhan dans les années 60 puis repris par d'autres chercheurs, est un outil méthodologique mis au service du préhistorien pour tenter de décrypter le comportement technique de l'homme préhistorique. En effet, l'objectif est la compréhension des connaissances mises en jeu à travers la taille de la pierre. La chaîne opératoire va prendre en compte toutes les étapes de la produc- tion, depuis la collecte de la matière première jusqu'à l'abandon de l'outil. Elle se présente comme une structure séquentielle hiérarchisée comprenant cinq phases majeures : une phase d'acquisition des matières premières, une phase de configuration du bloc (mise en forme du nucléus, phase d'initialisa- tion volumétrique), une phase de production de supports (des éclats, des lames...), une phase de confection (transformation du support en support- outil) et enfin une phase d'utilisation et d'abandon. La chaîne opératoire peut être décomposée en un schéma opératoire et un schéma conceptuel. Le schéma opératoire expose les différentes étapes de réalisation, en prenant en compte les techniques mises en oeuvre, leur ni- veau d'introduction ainsi que les sous-produits (Fig. l). Le schéma 98

Hubert Forestier_Outillage de Pierre

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Hubert Forestier_Outillage de Pierre

Citation preview

L'OUTILLAGE DE PIERRE DES PREMIERS MELANESIENS (Nouvelle-Caldonie) Une approche technologique Hubert FORESTIER Prhistorien, ex-VAT, allocataire du MESR, UR 53 : "Espace et territoires" Introduction Malgr une quarantained'annes de recherche en Mlansie insulaire, il existe trs peu d'informations sur la culture matrielle (lithique) et le degr de technicit des premiers colons. Fort discrdite par la majeure partie des archologues,laquestiond'uneindustrielithiqueresteensuspens : indudrie atypique ou industrie fantme ? En Europe, les analyses technologiques tendentactuellement vers une ap- prochesystmique deschanesopratoires.Lesindustriesanciennesde Nouvelle-Caldonie ont t tudies dans cette optique, leur place dans la variabilitdesgrandesmthodesdedbitageconnuescejoursera discute. Nous prsenterons la mthode utilise et une synthse des rsultats obtenus partirdel'tudedumatrieldeplusieurssitesarchologiquesdela Grande Terre (Forestier, 1994). La technologie :une mthode d'analyse La technologie propose une lecture de l'outillage de pierre rsolument dyna- mique et insre la pice lithique dans une logique opratoire o une matire inorganise devient une matire organise : le silex est alors priscomme 'kupport de mmoire" des chanes opratoires (Stiegler, 1991). Le concept de chane opratoire, propos par Andr Leroi-Gourhan dans les annes 60 puis repris par d'autres chercheurs, est un outil mthodologique mis au service du prhistorienpour tenterde dcrypter le comportement technique de l'homme prhistorique. En effet, l'objectif est la comprhension des connaissances mises en jeu travers la taille de la pierre. La chane opratoire va prendre en compte toutes les tapes de la produc- tion, depuis la collecte de la matire premire jusqu' l'abandon de l'outil. Elle se prsente comme une structure squentielle hirarchise comprenant cinq phases majeures : une phase d'acquisition des matires premires, une phase de configuration du bloc (mise en forme du nuclus, phase d'initialisa- tion volumtrique), une phasede productionde supports (des clats, des lames...), une phase de confection (transformation du support en support- outil) et enfin une phase d'utilisation et d'abandon. La chane opratoire peut tre dcompose en un schma opratoire et un schma conceptuel. Leschma opratoire expose les diffrentes tapes de ralisation, en prenant en compte les techniques mises en oeuvre, leur ni- veaud'introductionainsiquelessous-produits(Fig.l). Leschma 98 Figure 1- Exemple de schma opratoire (Forestier, 1993) Figure 2 - Les principales composantes du systme technique en technologie lithique (Forestier, 1993) 99 conceptuel indique la nature de l'image mentale de l'objet en projet : le prin- cipe tabli, les particularits gomtriques, les concepts abords, ou encore le degr de prdtermination recherch. Dansletempsetdans l'espace, lachaneopratoire proposedestapes transformatives de la matire variables selon les objectifs et les besoins du tailleur au sein du territoire : "Lapremire u.tilit de la chane opratoire est de permettreune dfinitiondu temps dansun processusen distinguant des tapes,dessquencesdesgestesoudesgestesisols.C'estpossibleavec parfoisunegrandeprcisionparcequechaquefragmentderochetaille possdedescaractres techniquesqu'ilest possiblededfiniren serfrant auxremontagesarchologiques,remontagementaletexprimentation" (Geneste, 1991, p. 10). Une pice taille a non seulement sa place (temporelle) dans la chane de production, mais est aussi un tmoin d'un concept volumtrique tabli par des mthodes, elles-mmes intgres dans un systme technique (faonnage ou dbitage) (Fig. 2). Leconcept de systme technique sera pris dans son acceptation la plus large intgrant les notions de globalit, d'organisation et d'interrelationentrelesdiverslments: "(. ..,I ilyainterdpendance statiqueetdynamique,desdiffrentsniveauxdecombinaisons,impliquant desliensdefonctionnementetdesprocessusdetransformation.Chaque niveausetrouveintgr unniveausuprieurquidpenddelui, jusqu' h cette cohrence globale formant le systme" (Stiegler, 1994, p. 45). Le matriel archologique reprsente le rsultat d'une activit de dbitage ou de faonnage, c'est--dire une srie de produits standardiss, non hasar- deux et indpendants de la morphologie originelle du bloc de matire pre- mire. Le but recherch peut apparatre sous forme d'une constante : la fr- quence de supports aux caractristiques morphotechniques connues et re- cherches, comme des clats longs et rectangulairespour faire des outils massifs ou au contraire des supports triangulaires plus petits qui serviront autre chose. Pour aboutir un objet spcifique et dsir, le tailleur peut avoir plusieurs solutions. Autrement dit, un objet peut tre obtenu par une quantit de mthodes. I1 s'agit donc de discuter de la finalit de la production par une lecture de la pice, qui est la fois techno-psychologique (registre des connaissances, con- cept, mthode, technique) et techno-conomique (contexte environnemental, social, conomique). Une pice taille est un corps organis et organisateur dans la logique du dbitage, l'intrtmajeur sera de comprendre sa gense qui implique une gense de la technicit (Simondon, 1989). La technologie lithique vise tre une approche tlologique qui analyse les modes d'obten- tion des industries lithiques par la comprhension des chanes opratoires. Les rsultats :production et produits de dbitage Encequiconcernel'industrielithiquedeNouvelle-Caldonie, l'analyse technologique nous a permis de reconstituer la chane opratoire (site TON6 et TON7) associe une mthode de dbitage. Les produits obtenus ont t 100 diviss en deux groupes appartenant respectivement deux tapes de la chane opratoire : - des clats de morphologies htrognes, souvent quadrangulaires, pais et relativement longs. Ces pices sont les supports qui ont gnr un outillage lourd, compos d'outils comme des racloirs, des denticuls ou des coches. Les nuclus qui sont amens produire ce type de pices sont et ne peuvent tre quedesnucluspolydriquesenlvementspolysmiques.Cesnuclus polydriques tendent vers une triangularisation qui annonce la phase ultime de configuration volumtrique : le conique et le biconique. Cette tape de configuration est capitale, elle marque un changement d'orientation dans la nature de la production de supports d'outils : le tailleur va alors entamer une exploitation du volume partir d'une surface plans de frappe naturels (nuclus conique) oupartirdedeux surfaces impliquantdes plansde frappe auto-prpars (biconique) ; - des clats triangulaires de petite dimension, produits par des nuclus coni- ques et biconiques. Ces deux types de nuclus manent dun mme concept dit discode, recherchant l'obtention en srie de petites pointes, par un auto- entretien des surfaces de plans de frappe et de dbitage. Ces nuclus ren- trent dans la grande famille des nuclus discoides auxquels sont associs un certain nombre de produits.Ces derniers ont l'avantage de prsenterdes caractristiquestechniquesinduitesparlaconstruction volumtrique, savoir une gamme varie de petites pointes utilises l'tat brut sans retou- che ouservant de supports un micro-outillage (pointes pseudo-Levallois, pointes une ou deux nervures...). Le concept discode est une mthode de dbitage qui impose des rgles prci- ses la matire au travers d'une conception volumtrique basale reposant sur des invariants, c'est--dire des critres techniques structuraux, volum- triques et fonctionnels spcifiques pour une production en srie de supports triangulaires. Malgr la diffrence de produits et de formes nucliformes obtenus au cours du dbitage, l'analyse technologique a montr qu'il y avait dans une mme mthode, une discontinuit de formes mais une continuit de gestes et d'ta- pes s'inscrivant en interaction dans la logique du systme technique. L'ana- lyse technologique de TON6 et TON7 est le reflet d'un comportement techni- que et d'une connaissance culturelle technique du groupe, orients vers une adquation parfaite entre le support et l'outil : ils n'ont pas fait des denticu- ls ou des coches doubles et encore moins des racloirs sur des petits supports triangulaires ! Conclusion Cette premire analyse amne tre plutt optimiste tant sur le plan tech- nologique que typologique : une industrie lithique existe bien en Nouvelle- Caldonie. Trop longtemps sous-estime, elle reconquiert prsent la place qu'elle tientenarchologie partoutailleursdanslemonde.Onpeuty reconnatre une mthode de dbitage discode dont la production principale 101 est "la pointe" : la forme n'est-elle pas toujours l'expression d'une fonction, dans le but de rpondre un besoin ? L'analyse du matriel des fouilles de C. Smart confirme la contemporanit des niveaux, cramiques et lithiques. Compte tenu du nombre de pices par niveaux, on n'observe pas de diffrence technologique et typologique entre le matriellithiquedelapriodedeKon(niv.IetdeIIdeTON7)et l'industrie de la priode de NaaI (niv. I et II de TON6). Les nouvelles campagnes de fouilles et les campagnes de prospections dans le norddu territoirevontapporterdesdonnessupplmentairesquipermettront d'affiner notre connaissance des systmes techniques et de leur variabilit intra-le etinter-les. Cesdcouvertes,oupluttceregardneufsurles donneslithiques,semblentconfirmerl'htrognitdel'outillage no- Caldoniensepartageantentreunmacro-outillage(endbutdechane opratoire) et un micro-outillage (en fin de chane opratoire) dans un mme systme technique. L'outillage no-caldonien et la mthode discode employe sont la preuve de l'adaptation du systme technique aux contraintes physiques de la matire premire (la phtanite). Nous savons dsormais que l'industrie lithique est prsente aux temps prhistoriques en Nouvelle-Caldonie (3 O00ans BP) et qu'elle, relved'unemthodedetaillediscodesystmatique(coexistence d'unmmeschma opratoire) attestantune ralittechnique bienplus complexe qu'on aurait pu le croire. I1 est intressant de signaler la profon- deur diachronique du concept de dbitage discode dans le temps et dans l'espace : on le trouve en Afrique durant le Middle Stone Age, durant tout le Plistocne moyen en Europe... et prsent 3 O00ans BP en Mlansie occidentale. Le fait de retrouver des pointes pseudo-Levallois et toute une panoplie de pices attribuables aux industries du Plistocne moyen euro- pen, 3 O00ans BP dans l'hmisphre sud, en milieu tropical insulaire et de surcrot tailles par Homo sapienssapiens,vient confirmer la variabilit potentielle des structures et des mthodes de dbitage : "Plusieurs mthodes issuesd'une mme structure peuvent permettred'obtenirun mme objetou mme une panoplied'objets. Il n'existe pas d'adquation stricte entre un type d'objet particulieret une mthode dfinie.(...) Eneffet, si un mme type d'ob- jet peut rsulter de mthodes diffrentes, il peut rsulter de structures volum- triquesdiffrentes.Lescaslesplussignificatifssontlespointesdites Levalloisetles pointes pseudo-Levallois"(Boda, 1993, p. 393). En effet, le dbitage discode tout comme le dbitage Levallois, ne doivent en aucun cas tre pris comme des marqueurs culturels. Ainsi, pour la Nouvelle-Caldonie, on s'en tiendra uniquement la dfinition technologique ; nous ne nomme- rons pas cette industrie afin de rsister la simplification "mutilatrice" et rductrice qu'imposerait un nom cet outillage. Sur un plantechnologique, les industries deMlansieinsulairerestent encoremalconnues.LaNouvelle-Caldonie,leVanuatuouencoreles Salomonfontpartiedesterritoiresviergesexplorer.LaMlansie constitue un vastelaboratoire o, pourla comprhension d'une le,d'un archipel, nous devons nous placer dans une dynamique de peuplement et 102 tenircomptedesapports,desinfluences insulindiennesouencoreno- guinennes. Rfrences bibliographiques BOEDA (E.), 1993. - Le dbitage discode et le dbitage Levallois rcurrent centripte. Bulletin de la Socit Prhistorique Franaise, t. 90, no 6, p. 392- 404. FORESTIER (H.), 1993. - Le clactonien : mise en application d'une nouvelle mthode de dbitage s'inscrivant dans la variabilit des systmes de produc- tion lithique du Palolithique ancien. Palo n05,p. 53-82. FORESTIER (H.), 1994. - Contribution la connaissance du peuplement du PacifiqueSud-Ouest. L'industrielithiquedespremiersMlansiensde Nouvelle-Caldonie : tude du site de Na,(Province Sud) et quelques l- ments de comparaison avec le rgion de Koumac (Province Nord). Mmoire de D.E.A, Musum National d'Histoire Naturelle, 98 p. GENESTE (J.-M.), 1991. - Systmes techniques de production lithique : va- riations techno-conomiques dans les processus de ralisation des outillages palolithiques. Techniques et culture, 17-18,p. 1-35. SIMONDON (G.), 1989. - Du mode d'existence des objets techniques. Paris. Aubier, 333 p. STIEGLER (B.), 1991. - Du silex l'hypertexte : techniques et connaissan- ces, in Technologie et cognition. Sminaire. Collge international de Philoso- phie.CentredetransfertdeRoyallieu,CompigneUniversitde Technologie. STIEGLER (B.), 1994. - La technique et le temps, 1. La faute d'Epimthe. Cit des Sciences et de l'Industrie. Galile, 279 p. 103