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Auguste Barbier Iambes et poèmes 2003 - Reservados todos los derechos Permitido el uso sin fines comerciales

Iambes Et Poèmes d'Auguste Barbier

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Poèmes de l'auteur Auguste Barbier

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  • Auguste Barbier

    Iambes et pomes

    2003 - Reservados todos los derechos

    Permitido el uso sin fines comerciales

    http://www.biblioteca.org.ar/
  • Auguste Barbier

    Iambes et pomes

    p7

    Toutes les muses glorieuses n' ont pas au front le calme et la srnit,

    et dans le choeur sacr de ces nobles chanteuses plus d' une grande voix sonne avec pret.

    L' une panche son me en plaintes infernales, par les bois, et les monts, et les flots voyageurs ; l' autre, frappant au seuil des demeures royales, des monarques tombs, des grands usurpateurs,

    chante les tragiques douleurs ; une troisime, enfin, la muse populaire,

    se plat dans la vapeur des immenses cits ; tantt sa voix grave et svre

    gourmande le torrent des esprits rvolts, ou, bruyante comme un tonnerre,

    roule une marseillaise aux faubourgs irrits.

    p8

    Lecteur ! Telle est la muse fire qui par un temps d' orage apparut mes yeux,

    et que depuis ce jour dans les gouffres de pierre suivirent mes pas hasardeux.

    Je sais qu' il en est de plus belles, dont le chant toujours plane aux votes ternelles ;

    mais j' aime cette muse l' gal de ses soeurs : elle montre le bien aux mes indociles,

    sans crainte elle s' abaisse aux choses les plus viles, et trouve quelquefois dans la fange des villes

    consoler les coeurs.

  • Or, j' ai voulu tenter une oeuvre austre, par la triple clameur d' un concert menaant, j' ai voulu dtourner les enfants de la terre

    des noirs excs du temps prsent. Effort laborieux, peut-tre tmraire !

    Peut-tre, hlas ! Ai-je entrepris plus que je ne voulais et plus que je ne puis !

    p9

    Pourtant, si dans sa course imptueuse, ardente, la muse fille des cits

    ne m' a pas toujours vu marcher ses cts, je me suis dirig sur sa voix clatante.

    Malgr mon pas tardif, lecteur souverain ! J' ai toujours retenu dans mon coeur la maxime

    qui tombe si souvent de ses lvres d' airain ; toujours je me suis dit : en ce monde incertain,

    quels que soient les partis qui commettent le crime, en face de l' injure et du mal indompt, le pote doit tre un protestant sublime

    du droit et de l' humanit. IAMBES, PROLOGUE

    p11

    On dira qu' plaisir je m' allume la joue ; que mon vers aime vivre et ramper dans la boue ;

    qu' imitant Diogne au cynique manteau, devant tout monument je roule mon tonneau ;

    que j' insulte aux grands noms, et que ma jeune plume sur le peuple et les rois frappe avec amertume ;

    que me font, aprs tout, les vulgaires abois de tous les charlatans qui donnent de la voix,

    les marchands de pathos et les faiseurs d' emphase, et tous les baladins qui dansent sur la phrase ?

    Si mon vers est trop cru, si sa bouche est sans frein, c' est qu' il sonne aujourd' hui dans un sicle d' airain.

    p12

    Le cynisme des moeurs doit salir la parole,

    et la haine du mal enfante l' hyperbole. Or donc, je puis braver le regard pudibond :

    mon vers rude et grossier est honnte homme au fond. IAMBES, LA CUREE

  • p13 I

    oh ! Lorsqu' un lourd soleil chauffait les grandes dalles

    des ponts et de nos quais dserts, que les cloches hurlaient, que la grle des balles

    sifflait et pleuvait par les airs ; que dans Paris entier, comme la mer qui monte,

    le peuple soulev grondait, et qu' au lugubre accent des vieux canons de fonte

    la marseillaise rpondait, certe, on ne voyait pas, comme au jour o nous sommes,

    tant d' uniformes la fois :

    p14

    c' tait sous des haillons que battaient les coeurs d' hommes ;

    c' tait alors de sales doigts qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la

    foudre ; c' tait la bouche aux vils jurons

    qui mchait la cartouche, et qui, noire de poudre, criait aux citoyens : mourons !

    Ii quant tous ces beaux fils aux tricolores flammes,

    au beau linge, au frac lgant, ces hommes en corsets, ces visages de femmes,

    hros du boulevard de Gand, que faisaient-ils, tandis qu' travers la mitraille,

    et sous le sabre dtest, la grande populace et la sainte canaille

    se ruaient l' immortalit ? Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles,

    ces messieurs tremblaient dans leur peau,

    p15

    ples, suant la peur, et la main aux oreilles, accroupis derrire un rideau.

    Iii c' est que la libert n' est pas une comtesse

    du noble faubourg saint-Germain, une femme qu' un cri fait tomber en faiblesse,

  • qui met du blanc et du carmin : c' est une forte femme aux puissantes mamelles,

    la voix rauque, aux durs appas, qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles,

    agile et marchant grands pas, se plat aux cris du peuple, aux sanglantes mles,

    aux longs roulements des tambours, l' odeur de la poudre, aux lointaines voles

    des cloches et des canons sourds ; qui ne prend ses amours que dans la populace,

    qui ne prte son large flanc

    p16

    qu' des gens forts comme elle, et qui veut qu' on l' embrasse

    avec des bras rouges de sang. Iv

    c' est la vierge fougueuse, enfant de la bastille, qui jadis, lorsqu' elle apparut

    avec son air hardi, ses allures de fille, cinq ans mit tout le peuple en rt ;

    qui, plus tard, entonnant une marche guerrire, lasse de ses premiers amants,

    jeta l son bonnet, et devint vivandire d' un capitaine de vingt ans :

    c' est cette femme, enfin, qui, toujours belle et nue, avec l' charpe aux trois couleurs,

    dans nos murs mitraills tout coup reparue, vient de scher nos yeux en pleurs,

    de remettre en trois jours une haute couronne aux mains des franais soulevs,

    p17

    d' craser une arme et de broyer un trne

    avec quelques tas de pavs. V

    mais, honte ! Paris, si beau dans sa colre, Paris, si plein de majest

    dans ce jour de tempte o le vent populaire dracina la royaut ;

    Paris, si magnifique avec ses funrailles, ses dbris d' hommes, ses tombeaux,

    ses chemins dpavs et ses pans de murailles trous comme de vieux drapeaux ;

    Paris, cette cit de lauriers toute ceinte,

  • dont le monde entier est jaloux, que les peuples mus appellent tous la sainte,

    et qu' ils ne nomment qu' genoux, Paris n' est maintenant qu' une sentine impure,

    un gout sordide et boueux,

    p18

    o mille noirs courants de limon et d' ordure viennent traner leurs flots honteux ;

    un taudis regorgeant de faquins sans courage, d' effronts coureurs de salons,

    qui vont de porte en porte, et d' tage en tage, gueusant quelque bout de galons ;

    une halle cynique aux clameurs insolentes, o chacun cherche dchirer

    un misrable coin des guenilles sanglantes du pouvoir qui vient d' expirer.

    Vi ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire

    le sanglier, frapp de mort, est l, tout palpitant, tendu sur la terre,

    et sous le soleil qui le mord ; lorsque, blanchi de bave et la langue tire,

    ne bougeant plus en ses liens,

    p19

    il meurt, et que la trompe a sonn la cure toute la meute des chiens,

    toute la meute, alors, comme une vague immense bondit ; alors chaque mtin

    hurle en signe de joie, et prpare d' avance ses larges crocs pour le festin ;

    et puis vient la cohue, et les abois froces roulent de vallons en vallons ;

    chiens courants et limiers, et dogues, et molosses, tout se lance, et tout crie : allons !

    Quand le sanglier tombe et roule sur l' arne, allons ! Allons ! Les chiens sont rois !

    Le cadavre est nous ; payons-nous notre peine, nos coups de dents et nos abois.

    Allons ! Nous n' avons plus de valet qui nous fouaille et qui se pende notre cou :

    du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille, et gorgeons-nous tout notre sol !

    Et tous, comme ouvriers que l' on met la tche,

  • fouillent ces flancs plein museau,

    p20

    et de l' ongle et des dents travaillent sans relche, car chacun en veut un morceau ;

    car il faut au chenil que chacun d' eux revienne avec un os demi-rong,

    et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne, jalouse et le poil allong,

    il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne, son os dans les dents arrt,

    et lui crie, en jetant son quartier de charogne : " voici ma part de royaut ! "

    aot 1830. IAMBES, LE LION

    p21 i

    j' ai vu pendant trois jours, j' ai vu plein de colre bondir et rebondir le lion populaire, sur le pav sonnant de la grande cit.

    Je l' ai vu tout d' abord, une balle au ct, jetant l' air ses crins et sa gueule vorace,

    tordre doubles replis les muscles de sa face ; j' ai vu son col s' enfler, son orbite rougir,

    ses grands ongles s' tendre, et tout son corps rugir... puis je l' ai vu s' abattre travers la mle, la poudre et les boulets l' ardente vole,

    p22

    sur les marches du louvre... et l, le poil en sang et ses larges poumons lui battant dans le flanc,

    la langue toute rouge et la gueule bante ; haletant, je l' ai vu de sa croupe gante,

    inondant le velours du trne culbut, y vautrer tout du long sa fauve majest.

    Ii alors j' ai vu soudain une foule sans nombre,

    se traner plat-ventre l' abri de son ombre ; j' ai vu, ples encor du seul bruit de ses pas,

    mille nains grelotant lui tendre les deux bras ; alors on caressa ses flancs et son oreille, on lui baisa le poil, on lui cria merveille,

  • et chacun lui lchant les pieds, dans son effroi, le nomma son lion, son sauveur et son roi.

    Mais, lorsque bien repu de sang et de louange, jaloux de secouer les restes de sa fange,

    p23

    le monstre son rveil voulut faire le beau ;

    quand, ouvrant son oeil jaune et remuant sa peau, le crin dur, il voulut, comme l' antique athlte,

    sur son col musculeux dresser toute sa tte, lorsqu' enfin il voulut, le front chevel,

    rugir en souverain, -il tait musel. dcembre 1830.

    IAMBES, QUATRE-VINGT-TREIZE

    p24 i

    un jour que de l' tat le vaisseau sculaire, fatigu trop longtemps du roulis populaire,

    ouvert de toutes parts, demi dmt, sur une mer d' cueils, sous des cieux sans toiles,

    au vent de la terreur qui dchirait ses voiles, s' en allait chouer la jeune libert ;

    tous les rois de l' Europe, attentifs au naufrage, tremblrent que la masse, en heurtant leur rivage,

    ne mt du mme choc, les trnes au nant ;

    p25

    alors, comme forbans qui guettent une proie, on les vit tous s' abattre avec des cris de joie,

    sur les flancs dgarnis du colosse flottant. Mais, lui, tout mutil des coups de la tempte,

    se dressa sur sa quille, et relevant la tte, hrissa ses sabords d' un peuple de hros,

    et rallumant soudain ses foudres dsarmes, comme un coup de canon lcha quatorze armes,

    et l' Europe l' instant rentra dans son repos. Ii

    sombre quatre-vingt-treize, pouvantable anne, de lauriers et de sang grande ombre couronne,

    du fond des temps passs ne te relve pas ! Ne te relve pas pour contempler nos guerres,

    car nous sommes des nains ct de nos pres,

  • p26

    et tu rirais vraiment de nos maigres combats.

    Oh ! Nous n' avons plus rien de ton antique flamme, plus de force au poignet, plus de vigueur dans l' me,

    plus d' ardente amiti pour les peuples vaincus ; et quand parfois au coeur il nous vient une haine,

    nous devenons poussifs, et nous n' avons d' haleine que pour trois jours au plus.

    janvier 1831. IAMBES, L'EMEUTE

    p27

    comme un vent orageux, des bruits rauques et sourds roulent soudainement de faubourgs en faubourgs ;

    les portes des maisons, les fentres frmissent, les marteaux sur le bronze grands coups retentissent,

    la peur frappe partout, et les vieillards tremblants, les femmes en dsordre, et les petits enfants,

    d' un grand oeil tonn regardant ce qui passe, tout sous les toits voisins ple-mle s' entasse,

    se cache, et dans la rue un vaste isolement remplace tout coup ce chaos d' un moment ; et l' meute parat, l' meute au pied rebelle,

    p28

    poussant avec la main le peuple devant elle ;

    l' meute aux mille fronts, aux cris tumultueux, chaque bond grossit ses rangs imptueux,

    et le long des grands quais o son flot se droule, hurle en battant les murs comme une femme sole. O va-t-elle aujourd' hui ? De ses sombres clameurs

    va-t-elle pouvanter le snat en rumeurs ? Vient-elle secouer sur le front des ministres

    tout le sang rpandu pendant les jours sinistres ? Non, l' meute longs flots inondant le saint lieu, bondit comme un torrent contre les murs de dieu.

    La haine du pontife aujourd' hui la travaille ; son front comme un blier bat la sainte muraille ;

    sur les dalles de pierre, au bas de leurs autels roulent confusment les vases immortels.

    Adieu le haut parvis, adieu les saints portiques, adieu les souvenirs, les croyances antiques ;

  • tout tombe, tout s' croule avec la grande croix, Christ est aux mains des juifs une seconde fois.

    p29

    ma mre patrie, desse plaintive,

    verrons-nous donc toujours dans la ville craintive les ples citoyens dserter leurs foyers !

    Toujours les verrons-nous, implacables guerriers, se livrer dans la paix des guerres intestines !

    Les temples verront-ils aux pieds de leurs ruines, comme le marc impur chapp du pressoir,

    des flots de sang chrtien couler matin et soir ! Patrie, ah ! Si les cris de ta voix plore

    n' ont plus aucun pouvoir sur la foule gare ; si tes gmissements ne sont plus entendus, les mamelles au vent et les bras tendus,

    mre dsespre, la face publique viens, dchire deux mains ta flottante tunique

    et montre aux glaives nus de tes fils irrits les flancs, les larges flancs qui les ont tous ports !

    fvrier 1831. IAMBES, LA POPULARITE

    p30 i

    dans le pays de France aujourd' hui que personne ne peut chez soi rester en paix,

    et que de toutes parts l' ambition bourgeonne sur les crnes les plus pais,

    tout est en mouvement sur la place publique ; la voix bruyante et le coeur vain,

    chacun bourdonne autour de l' oeuvre politique, chacun y veut mettre la main.

    L, courent tous les gens de bras et de parole, pote, orateur et soldat,

    p31

    tout ce qui veut paratre et jouer quelque rle

    dans le grand drame de l' tat ; tout, des hauts carrefours abonde sur la place,

    et haletant, pressant le pas, sur le pav fangeux se prcipite en masse,

    et vers le peuple tend les bras.

  • Ii certes le peuple est grand, maintenant que sa tte

    a secou ses mille freins, que, l' ouvrage fini, comme un robuste athlte

    il peut s' appuyer sur ses reins ; il est beau ce colosse la mle carrure,

    ce vigoureux porte-haillons, ce sublime manoeuvre la veste de bure

    teinte du sang des bataillons ; ce maon qui d' un coup vous dmolit des trnes

    et qui, par un ciel touffant,

    p32

    sur les larges pavs fait bondir les couronnes comme le cerceau d' un enfant.

    Mais c' est piti de voir, avec sa tte rase, son corps sans pourpre et sans atour,

    ce peuple demi-nu, comme ceux qu' il crase, comme les rois avoir sa cour ;

    oui, c' est piti de voir, genoux sur sa trace, un troupeau de tristes humains

    lui jeter chaque jour tous leurs noms la face, et ne jamais lcher ses mains ;

    d' entendre autour de lui mille bouches mielleuses, souillant le nom de citoyen,

    lui dire que le sang orne des mains calleuses, et que le rouge lui va bien ;

    que l' inflexible loi n' est que son vain caprice, que la justice est dans son bras,

    sans craindre qu' en ses mains l' arme de la justice ne soit l' arme des sclrats.

    p33

    Iii

    est-ce donc un besoin de la nature humaine que de toujours courber le dos ?

    Faut-il du peuple aussi faire une idole vaine, pour l' encenser de vains propos ?

    peine relev faut-il qu' on se rabaisse ? Faut-il oublier avant tout,

    que la libert sainte est la seule desse que l' on n' adore que debout ?

    Hlas ! Nous vivons tous dans un temps de misre, un temps nul autre pareil,

    o la corruption mange et ronge sur terre

  • tout ce qu' en tire le soleil ; o dans le coeur humain l' gosme dborde,

    o rien de bon n' y fait sjour ; o partout la vertu montre bientt la corde,

    o le hros ne l' est qu' un jour ;

    p34

    un temps o les serments et la foi politique ne soulvent plus que des ris ;

    o le sublime autel de la pudeur publique jonche le sol de ses dbris ;

    un vrai sicle de boue, o plongs que nous sommes, chacun se vautre et se salit ;

    o comme en un linceul, dans le mpris des hommes, le monde entier s' ensevelit !

    Iv pourtant, si quelques jours de ces sombres abmes

    o nous roulons aveuglment, de ce chaos immense o les mes sublimes

    apparaissent si rarement, tout d' un coup, par hasard, il en surgissait une

    au large front, au bras charnu : une me toute en fer, sans peur la tribune,

    sans peur devant un glaive nu ;

    p35

    si cette me splendide, tonnant le vulgaire et le frappant de son clat,

    montait, avec l' appui de la main populaire, s' asseoir au timon de l' tat ;

    alors je lui crierais de ma voix de pote et de mon coeur de citoyen :

    homme plac si haut, ne baisse pas la tte, marche, marche et n' coute rien !

    Laisse le peuple en bas applaudir ton rle et se repatre de ton nom ;

    laisse-le te promettre un jour mme l' paule pour te porter au Panthon !

    Marche ! Et ne pense pas son temple de pierre ; souviens-toi que, changeant de got,

    sa main du Panthon peut chasser ta poussire, et la balayer dans l' gout !

    Marche pour la patrie et sans qu' il nous en cote, marche en ta force et le front haut ;

    et dt ton pied heurter la fin de ta route

  • le seuil sanglant d' un chafaud,

    p36

    dt ta tte royale, nouvelle victime, tomber au bruit d' un vil tambour ;

    du peuple quel qu' il soit ne cherche que l' estime, ne redoute que son amour ! ...

    v la popularit ! -c' est la grande impudique

    qui tient dans ses bras l' univers, qui, le ventre au soleil comme la nymphe antique,

    livre qui veut ses flancs ouverts ! C' est la mer ! C' est la mer ! -d' abord calme et

    sereine, la mer, aux premiers feux du jour,

    chantant et souriant comme une jeune reine, la mer blonde et pleine d' amour ;

    la mer baisant le sable, et parfumant la rive du baume enivrant de ses flots,

    et berant sur sa gorge ondoyante et lascive son peuple brun de matelots ;

    p37

    puis la mer furieuse et tombe en dmence,

    et de son lit silencieux se redressant gante avec sa tte immense,

    et tordant ses bras dans les cieux ; puis courant et l, hurlante, chevele ;

    et sous la foudre et ses carreaux, bondissant, mugissant dans sa plaine sale,

    comme un combat de cent taureaux, puis, le corps tout blanchi d' cume et de colre,

    la bouche torse et l' oeil errant, se roulant sur le sable et dchirant la terre

    avec le rle d' un mourant ; et, comme la bacchante, enfin lasse de rage,

    n' en pouvant plus, et sur le flanc, retombant dans sa couche, et jetant la plage

    des ttes d' hommes et du sang ! ... fvrier 1831.

    IAMBES, L'IDOLE

    p38

  • i allons, chauffeur, allons, du charbon, de la houille,

    du fer, du cuivre et de l' tain ; allons, large pelle, grand bras plonge et fouille,

    nourris le brasier, vieux vulcain ; donne force pture ta grande fournaise,

    car, pour mettre ses dents en jeu, pour tordre et dvorer le mtal qui lui pse,

    il lui faut le palais en feu. C' est bon, voici la flamme ardente, folle, immense,

    implacable et couleur de sang, qui tombe de la vote, et l' assaut qui commence ;

    chaque lingot se prend au flanc. Ce ne sont que des bonds, que hurlements, dlire,

    p39

    cuivre sur plomb et plomb sur fer ;

    tout s' allonge, se tord, s' embrasse et se dchire comme trois damns dans l' enfer.

    Enfin l' oeuvre est finie, enfin la flamme est morte, la fournaise fume et s' teint,

    l' airain bouillonne flots ; chauffeur, ouvre la porte et laisse passer le hautain !

    fleuve imptueux, mugis et prends ta course, sors de ta loge, et d' un lan,

    d' un seul bond lance-toi comme un flot de la source, comme une flamme d' un volcan !

    La terre ouvre son sein tes vagues de lave ; prcipite en bloc ta fureur,

    dans ton moule d' acier, bronze, descends esclave, tu vas remonter empereur.

    Ii encor Napolon ! Encor sa grande image !

    Ah ! Que ce rude et dur guerrier

    p40

    nous a cot de sang et de pleurs et d' outrage pour quelques rameaux de laurier !

    Ce fut un triste jour pour la France abattue, quand du haut de son pidestal,

    comme un voleur honteux, son antique statue pendit sous un chanvre brutal.

    Alors on vit au pied de la haute colonne, courb sur un cble grinant,

    l' tranger, au long bruit d' un houra monotone,

  • branler le bronze puissant ; et quand sous mille efforts, la tte la premire,

    le bloc superbe et souverain prcipita sa chute, et sur la froide pierre

    roula son cadavre d' airain ; le hun, le hun stupide, la peau sale et rance,

    l' oeil plein d' une basse fureur, aux rebords des ruisseaux, devant toute la France,

    trana le front de l' empereur. Ah ! Pour celui qui porte un coeur sous la mamelle

    ce jour pse comme un remord ;

    p41

    au front de tout franais, c' est la tache ternelle qui ne s' en va qu' avec la mort.

    J' ai vu l' invasion, l' ombre de nos marbres entasser ses lourds chariots ;

    je l' ai vue arracher l' corce de nos arbres, pour la jeter ses chevaux ;

    j' ai vu l' homme du nord, la lvre farouche, jusqu' au sang nous meurtrir la chair :

    nous manger notre pain, et jusque dans la bouche s' en venir respirer notre air ;

    j' ai vu, jeunes franais ! Ignobles libertines, nos femmes, belles d' impudeur,

    aux regards d' un cosaque taler leurs poitrines, et s' enivrer de son odeur.

    Eh bien ! Dans tous ces jours d' abaissement, de peine, pour tous ces outrages sans nom,

    je n' ai jamais charg qu' un tre de ma haine... sois maudit, Napolon !

    p42

    Iii

    Corse cheveux plats ! Que ta France tait belle, au grand soleil de messidor !

    C' tait une cavale indomptable et rebelle, sans frein d' acier ni rnes d' or ;

    une jument sauvage la croupe rustique, fumante encor du sang des rois,

    mais fire, et d' un pied fort heurtant le sol antique, libre pour la premire fois :

    jamais aucune main n' avait pass sur elle pour la fltrir et l' outrager ;

    jamais ses larges flancs n' avaient port la selle

  • et le harnais de l' tranger ; tout son poil reluisait, et, belle vagabonde,

    l' oeil haut, la croupe en mouvement, sur ses jarrets dresse, elle effrayait le monde

    du bruit de son hennissement. Tu parus, et sitt que tu vis son allure,

    p43

    ses reins si souples et dispos,

    centaure imptueux, tu pris sa chevelure, tu montas bott sur son dos.

    Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre, la poudre et les tambours battants,

    pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre, et des combats pour passe-temps ;

    alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes, toujours l' air, toujours le travail,

    toujours comme du sable craser des corps d' hommes. Toujours du sang jusqu' au poitrail ;

    quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide broya des gnrations ;

    quinze ans, elle passa, fumante, toute bride sur le ventre des nations.

    Enfin lasse d' aller sans finir sa carrire, d' aller sans user son chemin,

    de ptrir l' univers, et comme une poussire de soulever le genre humain ;

    les jarrets puiss, haletante et sans force,

    p44

    prte flchir chaque pas, elle demanda grce son cavalier corse ;

    mais, bourreau, tu n' coutas pas ! Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse,

    pour touffer ses cris ardents, tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,

    de fureur tu brisas ses dents ; elle se releva ; mais un jour de bataille

    ne pouvant plus mordre ses freins, mourante, elle tomba sur un lit de mitraille

    et du coup te cassa les reins. Iv

    maintenant tu renais de ta chute profonde : pareil l' aigle radieux,

    tu reprends ton essor pour dominer le monde.

  • Ton image remonte aux cieux. Napolon n' est plus ce voleur de couronne,

    p45

    cet usurpateur effront,

    qui serra sans piti, sous les coussins du trne, la gorge de la libert ;

    ce triste et vieux forat de la sainte-alliance qui mourut sur un noir rocher,

    tranant comme un boulet l' image de la France sous le bton de l' tranger ;

    non, non, Napolon n' est plus souill de fanges ; grce aux flatteurs mlodieux,

    aux potes menteurs, aux sonneurs de louanges, Csar est mis au rang des dieux.

    Son image reluit toutes les murailles, son nom, dans tous les carrefours

    rsonne incessamment, comme au fort des batailles il rsonnait sur les tambours.

    Puis de ces hauts quartiers o le peuple foisonne, Paris comme un vieux plerin,

    redescend tous les jours au pied de la colonne abaisser son front souverain.

    Et l, les bras chargs de palmes phmres,

    p46

    inondant de bouquets de fleurs ce bronze que jamais ne regardent les mres,

    ce bronze grandi sous leurs pleurs ; en veste d' ouvrier, dans son ivresse folle,

    au bruit du fifre et du clairon, Paris d' un pied joyeux danse la carmagnole

    autour du grand Napolon. V

    ainsi passez, passez, monarques dbonnaires, doux pasteurs de l' humanit ;

    hommes sages, passez comme des fronts vulgaires sans reflet d' immortalit !

    Du peuple vainement vous allgez la chane, vainement, tranquille troupeau,

    le peuple sur vos pas, sans sueur et sans peine, s' achemine vers le tombeau ;

    sitt qu' son dclin votre astre tutlaire

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  • panche son dernier rayon,

    votre nom qui s' teint, sur le flot populaire trace peine un lger sillon.

    Passez, passez, pour vous point de haute statue, le peuple perdra votre nom ;

    car il ne se souvient que de l' homme qui tue avec le sabre ou le canon ;

    il n' aime que le bras qui dans des champs humides, par milliers fait pourrir ses os ;

    il aime qui lui fait btir des pyramides, porter des pierres sur le dos ;

    passez ! Le peuple c' est la fille de taverne, la fille buvant du vin bleu,

    qui veut dans son amant un bras qui la gouverne, un corps de fer, un oeil de feu,

    et qui, dans son taudis, sur sa couche de paille, n' a d' amour chaud et libertin

    que pour l' homme hardi qui la bat et la fouaille depuis le soir jusqu' au matin.

    mai 1831. IAMBES, VARSOVIE

    p48

    i la guerre : mre ! Il tait une ville fameuse :

    avec le hun, j' ai franchi ses dtours, j' ai dmoli son enceinte fumeuse,

    sous le boulet j' ai fait crouler ses tours, j' ai promen mes chevaux par les rues,

    et sous le fer de leurs rudes sabots j' ai labour le corps des femmes nues

    et des enfants couchs dans les ruisseaux ; j' ai sur la borne, au plus fort du carnage,

    p49

    brutalement et le front tout en nage, le corps frott de suif et de saindoux,

    sur un sein vierge essuy mon poil roux ; puis j' ai tran sur mes pas l' incendie,

    et le gant hurlant matin et soir, a nettoy de sa langue hardie

    les vieux moellons inonds de sang noir. Houra ! Houra ! J' ai courb la rebelle,

  • j' ai largement lav mon vieil affront, j' ai vu des morts hauteur de ma selle,

    houra ! J' ai mis les deux pieds sur son front. Tout est fini, maintenant, et ma lame

    pend inutile ct de mon flanc, tout a pass par le fer et la flamme, toute muraille a sa tache de sang :

    les chiens vaguant sur leurs maigres chines, dans les ruisseaux n' ont plus rien lcher, tout est dsert, l' herbe pousse aux ruines ;

    mort ! mort ! Je n' ai rien faucher.

    p50

    ii le cholra-morbus : mre ! Il tait un peuple plein de vie, un peuple ardent et fou de libert...

    eh bien ! Soudain des champs de Moscovie je l' ai frapp de mon souffle empest alors, alors, dans les plaines humides le fossoyeur a lev ses grands bras, et par milliers les cadavres livides

    comme de l' herbe ont encombr ses pas. Mieux que la balle et les larges mitrailles, mieux que la flamme et l' implacable faim,

    j' ai dchir les mortelles entrailles, j' ai souill l' air et corrompu le pain ;

    j' ai tout noirci de mon haleine errante, de mon contact j' ai tout empoisonn,

    sur le tton de sa mre expirante

    p51

    tout endormi j' ai pris le nouveau-n. J' ai dvor mme au sein de la guerre des camps entiers de carnage fumants,

    j' ai frapp l' homme au bruit de son tonnerre, j' ai fait combattre entre eux des ossements ;

    enfin, partout l' humaine crature sur un sol nu, sanglant et crevass, gt maintenant pleine de pourriture,

    comme un chien mort au revers d' un foss ; partout, partout, le noir corbeau bqute, partout les vers ont des corps manger ; pas un vivant, et partout un squelette... mort ! mort ! Je n' ai rien ronger.

    iii la mort :

  • tristes flaux, cratures hideuses, oh ! Mes enfants, de moi que voulez-vous ?

    p52

    Cessez, cessez vos plaintes hasardeuses,

    et sur la pierre tendez vos genoux. Le sang toujours ne peut rougir la terre,

    les chiens toujours ne peuvent pas lcher, il est un temps o la peste et la guerre ne trouvent plus de vivants faucher ;

    il est un jour o la chair manque au monde : o, sur le sol, le mal toujours ardent,

    comme sur l' os d' une charogne immonde ne trouve plus repatre sa dent.

    Enfants hideux, couchez-vous dans mon ombre, et sur la pierre tendez vos genoux,

    dormez, dormez ! Sur notre globe sombre tristes flaux, je veillerai pour vous.

    Dormez, dormez ! Je prterai l' oreille au moindre bruit par le vent apport,

    et quand de loin, comme un vol de corneille, s' lveront des cris de libert ;

    quand j' entendrai de ples multitudes, des peuples nus, des milliers de proscrits,

    p53

    jeter bas leurs vieilles servitudes, en maudissant leurs tyrans abrutis ;

    enfants hideux, pour finir votre somme comptez sur moi, car j' ai l' oeil vide et creux, je ne dors pas, et ma bouche aime l' homme

    comme la fivre aime le malheureux. dcembre 1831.

    IAMBES, DANTE

    p54

    Dante, vieux gibelin ! Quand je vois en passant le pltre blanc et mat de ce masque puissant

    que l' art nous a laiss de ta divine tte, je ne puis m' empcher de frmir, pote ! Tant la main du gnie et celle du malheur ont imprim sur toi le sceau de la douleur.

    Sous l' troit chaperon qui presse tes oreilles

  • est-ce le pli des ans, ou le sillon des veilles qui traverse ton front si laborieusement ?

    Est-ce au champ de l' exil, dans l' avilissement, que ta bouche s' est close force de maudire ?

    Ta dernire pense est-elle en ce sourire

    p55

    que la mort sur ta lvre a clou de ses mains ? Est-ce un ris de piti sur les pauvres humains ? Ah ! Le mpris va bien la bouche de Dante,

    car il reut le jour dans une ville ardente, et le pav natal fut un champ de graviers

    qui dchira longtemps la plante de ses pieds : Dante vit comme nous, les factions humaines rouler autour de lui leurs fortunes soudaines ;

    il vit les citoyens s' gorger en plein jour, les partis crass renatre tour tour ;

    il vit sur les bchers s' allumer les victimes ; il vit pendant trente ans passer des flots de crimes,

    et le mot de patrie tous les vents jet, sans profit pour le peuple et pour la libert.

    Dante Alighieri, pote de Florence, je comprends aujourd' hui ta mortelle souffrance ;

    amant de Batrice, l' exil condamn, je comprends ton oeil cave et ton front dcharn,

    le dgot qui te prit des choses de ce monde, ce mal de coeur sans fin, cette haine profonde

    p56

    qui te faisant atroce et te fouettant l' humeur, inondrent de bile et ta plume et ton coeur aussi, d' aprs les moeurs de ta ville natale,

    artiste, tu peignis une toile fatale, et tu fis le tableau de sa perversit

    avec tant d' nergie et tant de vrit, que les petits enfants qui le jour, dans Ravenne,

    te voyaient traverser quelque place lointaine, disaient en contemplant ton front livide et vert :

    voil, voil celui qui revient de l' enfer. IAMBES, MELPOMENE

    p57

    M Alfred De Vigny :

  • i fille d' Euripide, belle fille antique,

    muse, qu' as-tu fait de ta blanche tunique ? Prtresse du saint temple, oh ! Que sont devenus

    les ornements sacrs qui couvraient tes pieds nus ! Et les cheveux dors relevs sur ta tte,

    et le grave cothurne, et la lyre pote, et les voiles de lin, en ta marche longs plis

    flottant et balayant les dalles du parvis, et le fleuve ternel de tes larmes pieuses,

    et tes sanglots divins, douleurs harmonieuses ? belle fille antique ! toi qu' on adorait !

    De tes chastes habits, prtresse, qu' as-tu fait ?

    p58

    Tu les as changs contre des haillons sales ; ton beau corps est tomb dans la fange des halles,

    et ta bouche oubliant l' idiome de miel qu' elle semblait puiser dans les concerts du ciel,

    ta bouche, aux passions du peuple descendue, s' est ouverte aux jurons de la fille perdue.

    Ii c' en est fait aujourd' hui de la beaut de l' art !

    Car l' immoralit levant un oeil hagard se montre hardiment dans les jeux populaires ;

    les thtres partout sont d' infmes repaires, des temples de dbauche, o le vice hont donne pour tous les prix leon d' impuret.

    C' est qui chaque soir sur leurs planches banales talera le plus de honte et de scandales, qui droulera dans un roman piteux

    des plus grossires moeurs les traits les plus honteux,

    et sans respect aucun pour la femme et pour l' ge,

    p59

    fera monter le plus de rougeur au visage. Allez, homme au coeur pur, allez en curieux

    heurter vos pieds, le soir, tous ces mauvais lieux ; dans ces antres infects descendez quand la brume

    sur la grande cit comme un fallot s' allume ; vous verrez au milieu d' un fleuve de sueur

    sous un ple soleil et sa jaune lueur, sans haleine, sans pouls, et les lvres muettes,

    tout un peuple accroupi sur de noires banquettes,

  • coutant plaisir la langue des bourreaux, apprivoiser ses yeux au sang des chafauds. Vous y verrez sous l' oeil du pre de famille,

    de lubriques tableaux enseigner sa fille, comment sur un sopha, sans remords et sans peur, on ouvre tout venant et sa jambe et son coeur ;

    comment font les deux mains d' un homme qui viole ; comment ses transports une femme s' immole ;

    et les femmes, au bout de ces drames impurs, haletantes encor, l' oeil en feu, les seins durs,

    d' un pied lent dsertant la salle solitaire,

    p60

    regagner leur foyer en rvant l' adultre. Voil, voil pourtant l' air ftide, empest, que l' art de ses rameaux verse sur la cit ;

    l' air malsain que Paris, comme une odeur divine, vient humer chaque soir de toute sa poitrine ! Arbre impur ! On dirait que ton front dgarni ne porte plus au ciel qu' un feuillage jauni ;

    et que les fruits tombs de ta branche sonore, comme ceux qui poussaient aux arbres de Gomorrhe,

    sous la lvre du peuple amers et tout fltris ne sont que cendre sche et que germes pourris !

    Iii ah ! Dans ces temps maudits, les citoyens iniques ne sont pas tous errants sur les places publiques ;

    ce ne sont pas toujours ces rudes affams aux seins poilus, aux bras pniblement arms,

    ces pauvres ouvriers hurlant comme une meute, et que le ventre seul mne et pousse l' meute ;

    p61

    ces hommes de ruine et de destruction

    ne soufflent pas le vent de la corruption, leur bras n' atteint jamais que l' aride matire ; ils branlent le marbre, ils attaquent la pierre ;

    et quand le mur battu tombe sur le ct, leur torrent passe et fuit comme un torrent d' t.

    Mais les hommes pervers, mais les hommes coupables, dont le pied grave au sol des traces plus durables, ce sont tous ces auteurs, qui, le scalpel en main,

    cherchent, les yeux ardents, au fond du coeur humain, la fibre la moins pure et la plus sale veine

    pour en faire jaillir des flots d' or main pleine.

  • Les uns vont calculant du fond du cabinet, d' un spectacle hideux le produit brut et net ;

    d' autres aux ris du peuple, aux brocards de l' cole, promnent sans piti l' encensoir et l' tole ;

    d' autres dshabillant la cleste pudeur, ne laissent pas un voile l' humaine candeur.

    Puis viennent les maons de la littrature, qui, portant le marteau sur toute spulture,

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    courent de sicle en sicle arracher par lambeaux

    les crimes inouis qui dorment aux tombeaux. Sombres profanateurs avides de dpouilles,

    ils n' attendant pas mme au milieu de leurs fouilles que la terre qui tombe ait refroidi les morts ; de la fosse encor frache ils retirent les corps,

    et sans crainte de Dieu, leur bras, leur bras obscne les livre encor tout chauds aux clameurs de la scne.

    Iv ils ne savent donc pas, ces vulgaires rimeurs,

    quelle force ont les arts pour dmolir les moeurs ; que l' encre dgouttant de leurs plumes grossires renoircit tous les coeurs blanchis par les lumires ;

    combien il est affreux d' empoisonner le bien, et de porter le nom de mauvais citoyen !

    Ils ne savent donc pas la sanglante torture, de se dire, part soi : j' ai fait une oeuvre impure ;

    et de voir ses enfants la face du ciel

    p63

    baisser l' oeil et rougir du renom paternel ! Non, le gain les excite et l' argent les enfivre, l' argent leur clt les yeux et leur salit la lvre,

    l' argent, l' argent fatal, dernier dieu des humains, les prend par les cheveux, les secoue deux mains,

    les pousse dans le mal, et pour un vil salaire leur mettrait les deux pieds sur le corps de leur pre.

    Honte eux ! Car trop loin de l' atteinte des lois, l' honnte homme peut seul les fltrir de sa voix ! Honte eux ! Car leur main jamais ne s' est lasse

    couvrir de laideur l' immortelle pense ! De l' art, de l' art divin, ce bel enfant des cieux,

    cr pour enseigner la parole des dieux, ils ont fait sur la terre un affreux cul-de-jatte,

    tronon d' homme manqu, marchant quatre pattes,

  • et montrant aux passans des moignons tout sanglants, et l' ulcre honteux qui lui ronge les flancs !

    mars 1832. IAMBES, TERPSICHORE

    p64

    M A Royer : i

    lorsque la foi brlante a dsert les mes, quand le pur aliment de toutes chastes flammes, le nom puissant de Dieu des coeurs s' est effac,

    et quand le pied du vice a partout repass, la vie tous les dos est chose fatigante ; c' est une draperie, une robe tranante,

    que chacun son tour revt avec dgot, et dont le pan bientt va flotter dans l' gout.

    Quand l' on ne croit rien, que faire de la vie ?

    p65

    Que faire de ce bien que la vieillesse envie, si l' on ne peut, hlas ! L' envoyer vers le ciel,

    comme un encensoir d' or fumant devant l' autel ; la remplir d' harmonie, et, dans un beau dlire,

    des mes avec Dieu se partager l' empire, ou la teindre de sang, comme un fer redout,

    aux mains de la patrie et de la libert ; quand le coeur est sans foi, que faire de la vie ?

    Alors, alors il faut la barbouiller de lie, la masquer de haillons, la couvrir d' oripeaux,

    comme un ivrogne mort l' enfouir dans les pots ; il faut l' user enfin force de luxure,

    jusqu' au jour o la mort, passant par aventure, et la trouvant courbe et vaincue moiti, dans le foss commun la poussera du pi.

    Ii ainsi, du haut des tours les cloches branles,

    battant l' air sourdement de leurs pleines voles,

    p66

    sur la ville frivole et sans dvotion ont beau rpandre encor de la religion ;

    les cierges allums ont beau luire l' glise, et sur l' autel de pierre et sur la dalle grise

  • le prtre a beau frapper de son front pnitent : au culte des chrtiens on vit indiffrent,

    mais non pas l' ennui. Toute face tourne vers ce triste dmon la main dcharne

    craint toujours de sentir son fade embrassement, son baiser glacial ; et chacun lestement de le fuir aussitt, et de suivre la trace

    la moindre occasion qui traverse et qui passe, le tumulte en la rue, et le rire banal

    de l' antique Saturne aux jours du carnaval. Le carnaval ! Jadis cette courte folie tait de la misre avec un peu de lie,

    des malheureux pays, le long des boulevards, poussant des hurlements sous des masques blafards ;

    mais les gueux aujourd' hui ne sont plus seuls en scne :

    p67

    les beaux noms du pays descendent dans l' arne,

    et, le gosier bard des plus sales propos, des porteurs de la halle ils se font les chos.

    Puis viennent aprs eux les hommes de pense ; et tous ces curieux de la joie insense,

    le soir, vont au thtre, et, sans chaleur, sans rt, apprennent l du peuple danser le chahut.

    Quelle danse et quel nom ! D' abord c' est une lutte : les accents du clairon, les soupirs de la flte, les violons aigus et les tambours ronflants,

    irritent tous les corps, agitent tous les flancs ; puis, le signal donn, les haleines fumeuses versent de tous cts des paroles vineuses.

    Bientt le masque tombe, ainsi que la pudeur ; la femme ne craint pas de tendre avec ardeur

    au vin de la dbauche une lvre altre, et l nulle ne fait la longue et la sucre.

    L' homme attaque la femme, et la femme rpond. La joue en feux, les yeux luisant chaque bond, et la jambe en avant, elle court sur les planches ;

    p68

    elle arrive sur l' homme en remuant des hanches ;

    et l' homme, l' animant du geste et de la voix, par ses beaux tordions la met toute aux abois,

    comme un triton fougueux prend une nymphe impure, il la saisit au corps, et, forant la nature,

  • simule tous les yeux ce que les animaux n' ont jamais invent dans leurs plaisirs brutaux.

    Horreur ! Cette luxure est partout applaudie, et l' imitation court comme l' incendie.

    Puis la salle chancelle, et d' un lan soudain le bal entier se lve, une main dans la main ;

    les corps joignent les corps ; comme un torrent qui roule

    sur le plancher criant s' parpille la foule. Alors une poussire immonde, en longs anneaux,

    enveloppe la salle et ternit les flambeaux ; le plafond tourne aux yeux ainsi que dans l' ivresse ;

    la chair a tout vaincu, l' me n' est plus matresse, et l' homme n' est plus froid en cet emportement, car c' est la mer qui gronde en son lit cumant, c' est le vent qui tournoie en hurlantes rafales,

    p69

    c' est un troupeau fumant de bouillantes cavales,

    c' est la fosse aux lions. -malheur, hlas ! Malheur au pied de l' apprenti qui n' a pas de vigueur ! Malheur au faible bras qui dlaisse une taille !

    Ah ! C' en est fait ici comme au champ de bataille du maladroit qui tombe ! -aux clameurs du plaignant

    tout est sourd, et le pre, et la mre, et l' enfant ; personne n' a d' entraille en ce moment terrible, et la ronde aux cent pieds, impitoyable, horrible,

    passera sur le corps, et sous ses bonds vivants meurtrira sans effroi des membres palpitants.

    Iii pudeur ! vertu ! Douce et belle pense ! chevelure d' ve longs flots disperse !

    Pudeur, voile de pourpre, adorable manteau, dchire-toi devant cet ignoble tableau !

    Et vous, de Terpsichore compagnes fidles !

    p70

    filles d' Apollon ! Danseuses immortelles, n' abaissez pas vos pieds sur nos planchers mesquins,

    o se ternirait l' or de vos beaux brodequins ; muses, restez aux cieux, car la plus grande peine

    qui pourrait affliger votre me surhumaine serait de voir encore ces dbordements

    se mler le flot pur de vos nobles amants ; oui, ce serait de voir, sans respect pour soi-mme,

  • l' artiste profaner sa dignit suprme, d' avance dpouiller ses oeuvres de grandeur en faisant de leur pre un grotesque sauteur ;

    l' artiste devenir le jouet du vulgaire, un singe balladant devant le populaire,

    lui, dont la grande voix et les chants rebuts percent si rarement l' air pesant des cits,

    pour lequel notre temps est un sicle pnible, et pour qui l' avenir semble encor plus horrible !

    IAMBES, L'AMOUR DE LA MORT

    p71

    Hlas ! Qui le croirait ? Ce fantme hideux, ce monstre l' oeil teint dans son orbite creux, au crne sans cheveux et souill de poussire,

    aux membres allongs et froids comme la pierre, la teinte jauntre, cette fade odeur

    qui vous met malgr vous le trouble dans le coeur ; tout ce je ne sais quoi qui n' est plus de la vie,

    que ne peut expliquer nulle philosophie, et dont l' entier silence et l' immobilit

    rvlent le nant dans sa difformit, la mort, ce laid produit de la vieille nature,

    la mort, le vaste effroi de toute crature,

    p72

    la mort a rencontr sur terre un amoureux, un tre qui l' adore, un amant vigoureux

    qui la serre en ses bras d' une treinte profane, l' asseoit sur ses genoux comme une courtisane,

    l' entrane avec ivresse sa table, son lit, et comme un vieux satyre avec elle s' unit ! Hideux accouplement ! Aussi de prfrence

    tout autre pays la mort aime la France, et depuis cinquante ans devant ses yeux ont tort

    les barbares excs des peuplades du nord. Que lui font les baisers de la vieille Angleterre ? Il est vrai qu' elle sait auprs d' un pot de bire

    tranquillement s' ouvrir une veine du front, ou se faire sauter la tte avec du plomb ;

    mais la France vaut mieux et lui plat davantage. C' est l qu' au suicide, au duel on s' encourage ;

    c' est l, malgr Gilbert et son vers immortel, que l' on court voir encor mourir un criminel ;

  • l que la politique aux sanglantes chimres vient sans peur essayer ses formes phmres ;

    p73

    l que l' on a dress l' abattoir social ; enfin le sol chri du meurtrier brutal,

    et le seul lieu sur terre o peut-tre sans haine on attente en riant toute vie humaine ; comme si ce qu' on souffle avec lgret

    pouvait se rallumer notre volont, et comme si les forts, les puissants de ce monde, tous les bras musculeux de la plante immonde,

    pouvaient dans leur vigueur refaire le tissu que le doigt de la mort une fois a rompu ! Ah ! N' est-ce pas assez que l' avare nature nous redemande tous une dette si dure, la vie, tous la vie ? Et faut-il donc encor

    nous-mmes dans le gouffre enfouir le trsor ? Oh ! N' est-ce pas assez de la ple vieillesse, de tous les rongements de la vie en faiblesse,

    du venin dvorant des soucis destructeurs, et de la maladie aux plaintives douleurs ?

    N' est-on pas sr enfin, au bruit des chants funbres,

    p74

    de faire tt ou tard le saut dans les tnbres, d' avoir trois pieds de terre aprs soi sur le flanc ? Ne doit-on pas mourir ? -s' il faut que notre sang

    s' panche, il est toujours des cas en cette vie o l' on peut le verser avec quelque nergie :

    alors que l' tranger, tout cuirass de fer, passe travers nos champs comme un dieu de l' enfer, foulant d' un pied sanglant l' herbe de nos campagnes, et chargeant sur son dos les fils de nos compagnes ; quand le bouclier d' or qui doit tous nous couvrir,

    l' honneur de notre nom est prs de se ternir ; ou bien lorsque la loi, viole et maudite,

    rpand des flots de pleurs par la ville interdite. Ah ! Voil le moment ! Et le sang qui se perd

    toute la cit du moins profite et sert. Mais tel n' est pas le train ordinaire des choses ;

    ce n' est point pour le juste et pour de belles causes que la mort violente aime faire ses coups :

    c' est pour de vils hochets, des rves d' hommes sols, une vaine piqre, une raison foltre,

  • p75

    une affaire souvent de luxe ou de thtre,

    une froide parade, et, sans savoir pourquoi, le dsir d' occuper les langues aprs soi.

    Vanit, vanit, je connais ton empire, et je retrouve en toi toute notre satire. fille de l' orgueil ! terrible flau

    d' un peuple au coeur sans fiel, mais au faible cerveau !

    Toujours ton noir venin distill sur ma race, du haut jusques en bas, en corrompra la masse ;

    toujours, nous ramenant dans un cercle fatal, ton souffle changera l' oeuvre du bien en mal.

    Triomphe donc, monstre ! Oui, de nos pauvres femmes comme un bouquet de fleurs fane les pures mes ;

    fais de leur douce vie un cordeau mal fil ; au vice dgotant vends leur corps macul ; jusqu' au dernier degr de l' impure misre

    tu soutiendras l' clat de leurs yeux, mgre ! Puis, verse au coeur de l' homme un dsir insens

    de dominer le monde et d' en tre encens ;

    p76

    pour briller tout prix, lance-le dans le crime ; mets devant lui l' tat au penchant de l' abme ;

    invente des forfaits inouis et sans noms : qu' importe que le sang ruisselle gros bouillons,

    que le soleil se voile et la terre frmisse, que la tombe en un jour dans son ventre engloutisse

    femmes, enfants, vieillards frapps d' un plomb soudain ?

    Qu' importe tant de morts l' infme assassin ? Il entendra les cris de toute la nature,

    sans trembler un instant ou changer de figure ; car sur le champ du meurtre et mme l' chafaud,

    vanit, c' est toi qui lui tiens le front haut, et lui donnes, grand dieu ! Souvent plus de puissance que n' en donne au coeur pur la sainte conscience !

    IAMBES, LA REINE DU MONDE

    p77

    puissant Gutenberg ! Germain de bonne race

  • dont le mle et hardi cerveau de l' antique univers a rajeuni la face

    par un prodige tout nouveau ; lorsqu' aux rives du Rhin, dans une nuit ardente,

    amant d' une divinit, tu pressas sur ton sein la poitrine fervente

    de l' immortelle libert, tu crus sincrement que cette femme austre

    enfanterait quelque beau jour un tre sans dfaut qui, semblable sa mre,

    du monde entier serait l' amour ; et tu t' en fus, vieillard, te reposer l' ombre

    de l' ternel cyprs des morts, comme un bon ouvrier s' endort dans la nuit sombre,

    p78

    sans trouble aucun et sans remords.

    Hlas ! Quelle que ft la sublime esprance dont s' enivra ton noble orgueil,

    l' espoir qui de la mort t' allgea la souffrance et te bera dans le cercueil ;

    le chaste embrassement d' une cleste femme ne t' a point fait l' gal des dieux,

    et tu n' as pas vers dans l' oeuvre de ton me le sang pur des enfants des cieux :

    car tel est le destin de la nature humaine qu' il n' en sort rien de vraiment bon,

    et que l' me ici bas la plus blanche et sereine toujours conserve du limon.

    Il est vrai que l' aspect de ta fille immortelle tout d' abord vous ravit les yeux ;

    son noble front tourn vers la vote ternelle et refltant les plus beaux feux ;

    la splendeur de sa voix plus rapide et profonde que la vaste rumeur des flots,

    p79

    et comme une ceinture enveloppant le monde

    dans le bruit de ses mille chos ; le spectacle divin des sombres injustices,

    devant son visage en courroux, brisant les instruments des horribles supplices,

    la hache et les sanglants verroux ; l' harmonieux concert des villes et des plaines

    clbrant ses dons prcieux,

  • et le choeur des beaux-arts et des sciences vaines chantant la paix fille des cieux :

    tout en elle vous charme et vous remplit d' ivresse, et retrouvant l' antique ardeur,

    comme un fougueux coursier, d' amour et de tendresse quatre fois bondit votre coeur ;

    et chacun de bnir la jeune crature et l' heure o, plein d' un grand dsir, tu fis, Gutenberg ! la race future

    le don d' un sublime avenir. Mais si, pour contempler de plus prs ton ouvrage,

    pour voir ta fille en son entier,

    p80

    l' on ose sparer les plis de son corsage, ouvrir sa robe jusqu' au pied ;

    alors, alors, grand dieu ! Ce corps aux belles formes ne prsente plus aux regards

    qu' une croupe allonge en reptiles informes, un faisceau de monstres hagards.

    Et l' on voit l des chiens aux mchoires saignantes, aux redoutables aboiements,

    souffler sur les cits les discordes brlantes, la guerre et ses emportements ;

    on voit de vils serpents touffer le gnie prt prendre son vaste essor,

    la bave du mensonge et de la calomnie verdir le front de l' aigle mort ;

    puis des dragons infects et des goules actives, pour de l' or, broyant et tordant

    le coeur tendre et sacr des familles plaintives sous l' infme acier de leur dent ;

    le troupeau corrupteur des passions obscures souillant tout, et vivant enfin

    p81

    du pur sang coul des cent mille blessures

    par lui faites au genre humain. Quel spectacle ! Ah ! Soudain reculant la vue

    de tant de maux dsordonns, Gutenberg, Gutenberg ! Stupfait, l' me mue,

    les pieds l' un l' autre enchans, plus d' un fier citoyen de sa brune paupire

    sent tomber des pleurs longs flots, et dans ses froides mains plongeant sa tte entire,

  • touffe de profonds sanglots. Alors, alors, souvent accusant d' injustice

    la nature et son dieu fatal, et les blmant tous deux de t' avoir fait complice

    des noirs panchements du mal, plus d' un grand coeur regrette, en sa douleur

    extrme, ton amour pour la libert :

    et l' on va, Gutenberg, jusques crier mme : que n' as-tu jamais exist !

    septembre 1835. IAMBES, LES VICTIMES

    p82

    une nuit je rvais... et dans mon rve sombre, autour d' un tnbreux autel,

    passaient, passaient toujours des victimes sans nombre, les bras tendus vers l' ternel.

    Toutes avaient au front une trace luisante ; toutes, comme un maigre troupeau

    qui laisse l' corcheur sa tunique pesante, portaient du rouge sur la peau.

    Et toutes, ce n' taient que vieillards grand ge, le bton d' ivoire la main,

    comme ceux que la mort, en un jour de carnage

    p83

    trouva sur le fauteuil romain ; que jeunes gens amis, la vaste poitrine,

    au coeur solide et bien plant, frapps, la bouche ouverte, et d' une voix divine

    chantant la belle libert ; ce n' taient que des corps meurtris et noirs de fange,

    du sable encor dans les cheveux, et battus bien longtemps, sur une rive trange,

    des vents et des flots cumeux ; ce n' taient que des flancs consums par les flammes

    dans le creux des taureaux d' airain, que membres dchirs sous mille dents infmes

    devant le peuple souverain ; que des porteurs divins de blessures infimes,

    des sages couronns d' affront, des orateurs sacrs, des potes sublimes,

    tombs en se touchant le front ;

  • puis des couples d' amants, puis la foule des mres tranant leurs enfants par le bras,

    et les petits enfants pleins de larmes amres

    p84

    et soupirant chaque pas et ces ombres, hlas ! Avides de justice,

    plaintives, les mains dans les airs, demandaient vainement le prix du sacrifice

    au dieu puissant de l' univers. IAMBES, LE PROGRES

    p85

    quoi servent, grand dieu ! Les leons de l' histoire pour l' avenir des citoyens,

    et tous les faits nots dans une page noire par la main des historiens,

    si les mmes excs et les mmes misres reparaissent dans tous les temps,

    et si de tous les temps les exemples des pres sont imits par leurs enfants ?

    pauvres insenss ! Qui, le front ceint de chne devant l' univers enchant,

    voil six ans bientt, entonnions d' une haleine l' hymne brlant de libert !

    Nous chantions tous en choeur, dans une sainte ivresse,

    p86

    la vierge pure comme l' or, sans penser que plus tard l' immortelle desse

    devait tant nous coter encor. Nous rvions un ciel doux, un ciel exempt d' orages,

    un ternel et vaste azur, tandis que sur nos fronts s' amassaient les nuages :

    l' avenir devenait obscur. Et nous avons revu ce qu' avaient vu nos pres,

    le sang humain dans les ruisseaux, et l' angoisse des nuits glaant le coeur des mres,

    quand le plomb battait les carreaux ; le rgicide infect aux vengeances infmes

    et ses stupides attentats, la baonnette ardente entrant au sein des femmes,

    les enfants percs dans leurs bras :

  • enfin les vieux forfaits d' une poque cruelle se sont tous relevs, hlas !

    Pour nous faire douter qu' en sa marche ternelle le monde ait avanc d' un pas.

    IAMBES, LE RIRE

    p87

    Nous avons tout perdu, tout, jusqu' ce gros rire gonfl de gat franche et de bonne satire,

    ce rire d' autrefois, ce rire des aeux qui jaillissait du coeur comme un flot de vin vieux

    le rire sans envie et sans haine profonde, pour n' y plus revenir est parti de ce monde. Quel compre joyeux que le rire autrefois !

    Maintenant il est triste, il chante demi-voix, il incline la tte et se pince la lvre ;

    chaque pli de sa bouche est creus par la fivre : adieu le vin, l' amour, et les folles chansons !

    p88

    Adieu les grands clats, les longues pamoisons !

    Plus de garon joufflu, bien frais, et dans sa gloire chantant plein gosier les belles aprs boire ;

    prs d' un jambon fum plus de baisers d' poux, plus de bruyants transports, plus de danse de fous,

    plus de boutons rompus, plus de bouffonnerie : mais du cynisme force et de l' effronterie,

    de la bile longs flots, des traits froids et mordants, comme au fond de l' enfer des grincements de dents,

    et puis la lchet, l' insulte la misre, et des coups au vaincu, des coups l' homme terre...

    ah ! Pour venir nous le front morne et glac, par quels affreux chemins, vieux rire, as-tu pass ? Les clats de ta voix, comme hurlements sombres,

    ont retenti longtemps travers des dcombres ; dans les villes en pleurs, sur le bl des sillons, ils ont rgl longtemps les pas des bataillons ; longtemps ils ont ml leurs notes infernales au bruit du fer tombant sur les ttes royales,

    p89

    et, suivant dans Paris le fatal tombereau,

    men plus d' un grand homme au panier du bourreau :

  • rire ! Tu fus l' adieu qu' en dlaissant la terre de son lit de douleur laissa tomber Voltaire ;

    rire de singe assis sur la destruction, marteau toujours brlant de dmolition,

    depuis ce jour, Paris te remue toute heure, et sous tes coups puissants rien de grand ne demeure.

    Ah ! Malheur au talent plein de vie et d' amour qui veut se faire place et paratre au grand jour !

    Malheur, malheur cent fois la muse choisie qui veut livrer son aile au vent de posie ! En vain elle essara, ddaigneuse du sol,

    sur le bruit des cits de prendre son beau vol, le rire l' oeil stupide est l, qui la regarde,

    et qui, jaloux des lieux o son pied se hasarde, comme miasmes brlants, ou comme plomb mortel,

    montera la frapper aux campagnes du ciel ; et cette me perdue aux votes ternelles,

    p90

    qui, devant le soleil ouvrant ses larges ailes,

    allait, dans son transport, chez la divinit exhaler quelque chant plein d' immortalit ;

    pauvre me, atteinte encore au bord de la carrire, triste, penchant la tte et fermant la paupire,

    elle retombera dans son cloaque impur, et s' en ira bien loin vers quelque coin obscur, gmissante, tranant l' aile et perdant sa plume,

    mourir avant le temps, le coeur gros d' amertume. IAMBES, LA CUVE

    p91

    Il est, il est sur terre une infernale cuve, on la nomme Paris ; c' est une large tuve, une fosse de pierre aux immenses contours

    qu' une eau jaune et terreuse enferme triples tours ; c' est un volcan fumeux et toujours en haleine

    qui remue longs flots de la matire humaine ; un prcipice ouvert la corruption

    o la fange descend de toute nation, et qui de temps en temps, plein d' une vase immonde,

    soulevant ses bouillons dborde sur le monde. L, dans ce trou boueux, le timide soleil

    p92

  • vient poser rarement un pied blanc et vermeil ;

    l les bourdonnements nuit et jour dans la brume montent sur la cit comme une vaste cume ;

    l personne ne dort, l toujours le cerveau travaille, et, comme l' arc, tend son rude cordeau.

    On y vit un sur trois, on y meurt de dbauche ; jamais, le front huil, la mort ne vous y fauche, car les saints monuments ne restent dans ce lieu

    que pour dire : autrefois il existait un dieu. L tant d' autels debout ont roul de leurs bases, tant d' astres ont pli sans achever leurs phases, tant de cultes naissants sont tombs sans mrir, tant de grandes vertus l s' en vinrent pourrir,

    tant de chars meurtriers creusrent leur ornire, tant de pouvoirs honteux rougirent la poussire,

    de rvolutions au vol sombre et puissant crevrent coup sur coup leurs nuages de sang, que l' homme, ne sachant o rattacher sa vie,

    au seul amour de l' or se livre avec furie.

    p93

    Misre ! Aprs mille ans de bouleversements, de secousses sans nombre et de vains errements,

    de cultes abolis et de trnes superbes dans les sables perdus, et couchs dans les herbes, le temps, ce vieux coureur, ce vieillard sans piti,

    qui va par toute terre crasant sous le pi les immenses cits regorgeantes de vices,

    le temps, qui balaya Rome et ses immondices, retrouve encore, aprs deux mille ans de chemin,

    un abme aussi noir que le cuvier romain. Toujours mme fracas, toujours mme dlire,

    mme foule de mains partager l' empire, toujours mme troupeau de ples snateurs,

    mme flots d' intrigants et de vils corrupteurs, mme drision du prtre et des oracles,

    mme apptit des jeux, mme soif des spectacles, toujours mme impudeur, mme luxe effront,

    en chair vive et en os mme immoralit ;

    p94

    mmes dbordements, mmes crimes normes, moins l' air de l' Italie et la beaut des formes.

    La race de Paris, c' est le ple voyou

  • au corps chtif, au teint jaune comme un vieux sou ; c' est cet enfant criard que l' on voit toute heure

    paresseux et flanant, et loin de sa demeure battant les maigres chiens, ou le long des grands murs

    charbonnant en sifflant mille croquis impurs ; cet enfant ne croit pas, il crache sur sa mre,

    le nom du ciel pour lui n' est qu' une farce amre ; c' est le libertinage enfin en raccourci ;

    sur un front de quinze ans c' est le vice endurci. Et pourtant il est brave, il affronte la foudre,

    comme un vieux grenadier il mange de la poudre, il se jette au canon en criant : libert !

    Sous la balle et le fer il tombe avec beaut. Mais que l' meute aussi passe devant sa porte, soudain l' instinct du mal le saisit et l' emporte,

    p95

    le voil grossissant les bandes de vauriens, molestant le repos des tremblants citoyens,

    et hurlant, et le front barbouill de poussire, prt jeter Dieu le blasphme et la pierre.

    race de Paris, race au coeur dprav, race ardente mouvoir du fer ou du pav !

    Mer, dont la grande voix fait trembler sur les trnes ainsi que des fivreux tous les porte-couronnes ! Flot hardi qui trois jours s' en va battre les cieux,

    et qui retombe aprs, plat et silencieux ! Race unique en ce monde ! Effrayant assemblage des lans du jeune homme et des crimes de l' ge

    race qui joue avec le mal et le trpas ; le monde entier t' admire et ne te comprend pas !

    Il est, il est sur terre une infernale cuve, on la nomme Paris ; c' est une large tuve, une fosse de pierre aux immenses contours

    qu' une eau jaune et terreuse enferme triple tours ;

    p96

    c' est un volcan fumeux et toujours en haleine qui remue longs flots de la matire humaine ;

    un prcipice ouvert la corruption o la fange descend de toute nation,

    et qui de temps en temps, plein d' une vase immonde, soulevant ses bouillons dborde sur le monde.

    octobre 1831. IAMBES, DESOLATION

  • p97 i

    comme tout jeune coeur encor vierge de fiel, j' ai demand d' abord ma posie au ciel.

    Hlas ! Il n' en tomba qu' une rponse amre ! Pauvre fou, cria-t-il, que la pense altre,

    toi qui, haussant vers moi tes deux lvres en feu, cherches, comme un peu d' eau, le pur souffle de Dieu,

    oh ! De moi n' attends plus de clestes haleines, car le vent de la terre a dessch mes plaines : il a brl mes fleurs, et dans son vol fougueux

    p98

    fait mon sein plus pel que la nuque d' un gueux. L' encens humain parfois a beau fumer encore, ce n' est qu' un souvenir qui bientt s' vapore ;

    il retombe la terre, et ne va pas plus haut que la vote du temple et son froid chafaud :

    l' homme enfin ne peut plus parler avec les anges, j' ai perdu tous mes saints, mes vierges, mes

    archanges. Tout ce peuple du ciel qu' aux regards des humains,

    un homme aim de Dieu, pote aux belles mains, Raphal, fit souvent descendre sur ses toiles.

    Tout est mort maintenant, par-del mes toiles, par-del mon soleil nul cho ne rpond ;

    et l' on ne trouve plus qu' un abme profond, un vaste et sombre anneau sans chaton et sans pierre,

    un gouffre sans limite, une nuit sans lumire, une fosse bante, un immense cercueil,

    et l' orbite sans fond dont l' homme a crev l' oeil.

    p99

    Ii plus de dieu, rien au ciel ! Ah ! Malheur et misre !

    Sans les cieux maintenant qu' est-ce donc que la terre ? La terre ! Ce n' est plus qu' un triste et mauvais lieu,

    un tripot dgotant o l' or a tu Dieu, o, mourant d' une faim qui n' est point assouvie,

    l' homme a jauni sa face et dcharn sa vie, o, vidant l son coeur, libert, ciel, amour, l' infme a tout jou, tout perdu sans retour ;

  • un ignoble clapier de dbauche et de crime, que la mort, mon gr, trop lentement dcime ;

    un cloaque bourbeux, un sol gras et glissant, o, lorsque le pied coule, on tombe dans du sang.

    Ainsi donc jette bas toute sainte pense, comme un pais manteau dont l' paule est blesse, comme un mauvais bton dont tu n' as plus besoin,

    au premier carrefour jette-la dans un coin ; puis, abaisse la tte et rentre dans la foule,

    p100

    l, sans but, au hasard, comme une eau qui s' coule,

    loin, bien loin des sentiers battus par ton aeul, dans ce monde galeux passe et marche tout seul ; ne presse aucune main, aucun front sur ta route ;

    le coeur vide et l' oeil sec, si tu peux, fais-la toute, et quand viendra le jour o, comme un homme las,

    tout d' un coup malgr toi s' arrteront tes pas, quand le froid de la mort, dnouant ta cervelle,

    dans le creux de tes os fera geler la moelle, alors pour en finir, si par hasard tes yeux se relvent encor sur la vote des cieux,

    souviens-toi, moribond, que l haut tout est vide ; va dans le champ voisin, prends une pierre aride,

    pose-la sous ta tte, et, sans penser rien, tourne-toi sur le flanc et crve comme un chien.

    novembre 1831. IL PIANTO, IL EST TRISTE

    p103

    il est triste de voir partout l' oeuvre du mal, d' entonner ses chansons sur un rhythme infernal.

    Au ciel le plus vermeil de trouver un nuage, une ride chagrine au plus riant visage.

    Heureux qui le ciel a fait la bonne part ! Bien heureux qui n' a vu qu' un beau ct de l' art ! Hlas ! Mon coeur le sent, si j' avais eu pour muse

    une enfant de seize ans, et qu' une fleur amuse, une fille de mai, blonde comme un pi,

    j' aurais, d' un souffle pur, sur mon front assoupi, vu flotter doucement les belles rveries ;

    j' aurais souvent foul des pelouses fleuries ; et le divin caprice, en de folles chansons,

    aurait du moins charm le cours de mes saisons.

  • p104

    Mais j' entends de mon coeur la voix mle et profonde,

    qui me dit que tout homme a son rle en ce monde ; tout mortel porte au front, comme un blier mutin,

    un signe blanc ou noir frapp par le destin ; il faut, bon gr mal gr, suivre l' ardente nue qui marche devant soi sur la voie inconnue ; il faut courber la tte, et le long du chemin, sans regarder qui l' on peut tendre la main,

    suivre sa destine au grand jour ou dans l' ombre. Or, la mienne aujourd' hui, comme le ciel, est sombre ;

    pour moi, cet univers est comme un hpital, o, livide infirmier levant le drap fatal,

    pour nettoyer les corps infects de souillures, je vais mettre mon doigt sur toutes les blessures.

    IL PIANTO, LE DEPART

    p105

    Les Alpes ont beau faire et m' opposer leur dos, leurs glaciers verts et bleus aux terribles passages,

    et leurs pics dcharns o les sombres nuages viennent traner le ventre et se mettre en lambeaux ; tombent, tombent sur moi, leurs effrayantes eaux,

    leurs torrents bondissants, leurs neiges, leurs orages, et que les vents sortis de cent rochers sauvages

    dchirent mes poumons comme de froids couteaux ! J' irai, je foulerai, car, j' en ai l' esprance, les champs dlicieux de la douce Florence

    p106

    et les vieux monts sabins que Virgile adora.

    Je verrai le soleil et la mer de Sorrente, et mollement couch sur la plage odorante,

    je boirai ton air pur, terre d' Ischia ! IL PIANTO, LE CAMPO SANTO

    p107

    M A Brizeux : dsolation, misre profonde !

    Dsespoir ternel pour les mes du monde !

  • Sol de Jrusalem, que tant d' hommes pieux ont baign de sueur et des pleurs de leurs yeux ;

    sainte terre enleve aux monts de la Jude, et du sang des martyrs encor tout inonde ; sainte terre des morts qui portas le sauveur,

    toi, que tout front chrtien baisait avec ferveur, tu n' es plus maintenant qu' une terre profane,

    un sol o toute fleur dprit et se fane,

    p108

    un terrain sans verdure et dlaiss des cieux, un cimetire aride, un clotre curieux,

    qu' un voyageur parfois dans sa course rapide heurte d' un pied lger et d' un regard stupide.

    -mais n' importe ! Je t' aime, vieux Campo Santo, je t' aime de l' amour qu' avait pour toi Giotto.

    Tout dsol qu' il est, ton clotre solitaire est encore mes yeux le plus saint de la terre :

    aussi quand l' oeil du jour, de ses regards cuisants, brle le front dor des superbes pisans,

    j' aime sentir le froid de tes votes fltries, j' aime voir s' allonger tes longues galeries,

    et l, silencieux, le front bas, le pied lent, comme un moine qui passe et qui prie en allant,

    j' aime faire sonner le cuir de mes sandales sur la tte des morts qui dorment sous tes dalles ; j' aime lire les mots de leurs grands cussons,

    rveiller des bruits et de lugubres sons, et les yeux enivrs de tes peintures sombres,

    voir autour de moi mouvoir toutes tes ombres.

    p109

    Salut ! Noble Orcagna ! Que viens-tu m' taler ? -" artiste, une peinture faire reculer ;

    regarde, enfant, regarde ! ... il est de par le monde des tres inonds de volupt profonde ;

    il est de beaux jardins plants de lauriers verts, des grands murs d' orangers o mille oiseaux divers, des rossignols bruyants, des geais aux ailes bleues, des paons sur le gazon tranant leurs belles queues,

    des merles, des serins jaunes comme de l' or, chantent l' amour, et l' air plus enivrant encor.

    Il est, sous les bosquets et les treilles poudreuses, des splendides festins et des noces heureuses ; il est des instruments aux concerts sans pareils,

  • et bien des coeurs contents et bien des yeux vermeils. l' ave Maria, sous les portes latines,

    on entend bien des luths et des voix argentines ; on voit sur les balcons, derrire les cyprs,

    bien de beaux jeunes gens qui se parlent de prs bien des couples rveurs, qui, le soir la brune,

    p110

    se baisent sur la bouche en regardant la lune.

    Hlas ! Un monstre ail qui plane dans les airs, et dont la lourde faux va sarclant l' univers,

    la mort, incessamment coupe toutes ces choses ; et femmes et bosquets, oiseaux, touffes de roses, belles dames, seigneurs, princes, ducs et marquis,

    elle met tout bas, mme des Mdicis, elle met tout bas avant le jour et l' heure ;

    et la stupide oublie, au fond de leur demeure, tous les gens de bquille et qui n' en peuvent plus,

    les porteurs de besace et les tristes perclus, les catarrheux branlant comme vieille muraille,

    les fivreux au teint mat qui tremblent sur la paille,

    et les frles vieillards qui n' ont plus qu' un seul pas pour atteindre la tombe et reposer leurs bras.

    Tous ont beau l' implorer, elle n' en a point cure, la mort vole aux palais sans toucher la masure ;

    elle jette tous vents les plaintes et les voix de ces corps vermoulus comme d' antiques bois : la vieille aime lutter ; c' est un joueur en veine

    p111

    qui nglige les coups dont la chance est certaine.

    " enfant, ce n' est point tout ; enfant, regarde encor !

    La montagne s' branle aux fanfares du cor, sous le galop des chiens entends sonner la pierre,

    en pais tourbillons vois rouler la poussire, et du fond sinueux de ces sombres halliers

    bondir flots presss de nombreux cavaliers. Ce sont de francs chasseurs qui courent la campagne,

    de grands seigneurs toscans, des princes d' Allemagne, avec de beaux habits chamarrs d' cussons,

    des housses de velours, de lourds caparaons, des couronnes de ducs l' entour des casquettes,

    des faucons sur les poings, des plumes sur les ttes,

  • et des hommes nerveux, retenant pas lents, des lvriers lancs sur leurs quatre pieds blancs. Hol ! Puissants du jour, chasseurs vtus de soie,

    qui forcez par les monts une timide proie ; vous, femmes, que l' ennui mne la cruaut ;

    hommes, dont le palais plein de stupidit

    p112

    a soif, aprs le vin, du sang de quelque bte, vous qui cherchez la mort comme on cherche une fte,

    oh ! N' allez pas si loin, arrtez vos coursiers, la mort est prs de vous, la mort est sous vos pieds,

    la mort vous garde ici les plus rares merveilles ; croyez-en vos chevaux qui dressent leurs oreilles,

    voyez leur cou fumant dont la veine se tord, leur frayeur vous dira qu' ils ont senti la mort,

    et que ce noir terrain a reu de nature le don de convertir les corps en pourriture.

    Or, en ces trois tombeaux ouverts sur le chemin, voyez ce qu' en un jour elle fait d' un humain :

    le premier, que son dard tout nouvellement pique, a le ventre gonfl comme un homme hydropique ;

    le second est dj dvor par les vers, et le dernier n' est plus qu' un squelette aux os verts,

    o le vent empest, le vent passe et soupire, comme travers les flancs dcharns d' un navire. Certes c' est chose horrible, et ces morts engourdis

    figeraient la sueur au front des plus hardis ;

    p113

    mais, chasseurs, regardez ces trous pleins de vermine sans boucher votre nez et sans changer de mine, regardez bien fond ces trois larges tombeaux ;

    puis, quand vous aurez vu, retournez vos chevaux ; aux fanfares du cor regagnez la montagne,

    et puis comme devant, travers la campagne, courez et galopez, car de jour et de nuit

    vous savez maintenant o le temps vous conduit. " mais tandis que la fivre et la crainte fconde assigent les cts des puissants de ce monde,

    que l' ternel regret des douceurs d' ici-bas leur tire des soupirs chacun de leurs pas,

    que l' horreur de vieillir et de voir les annes pendre comme une barbe leurs ttes veines,

    arrose incessamment d' amertume et de fiel

  • le peu de jours encor que leur garde le ciel ; tandis que sur leurs fronts comme sur leurs rivages,

    habitent les brouillards et de sombres nuages, le ciel, au-dessus d' eux blouissant d' azur,

    p114

    pand sur la montagne un rayon toujours pur. L, dans les gents verts et sur l' aride pierre, les hommes du seigneur vivent de la prire ;

    l, toujours prosterns, dans leurs lans pieux, ils ne voient point blanchir le poil de leurs cheveux.

    Leur vie est innocente et sans inquitude, l' inaltrable paix dort en leur solitude,

    et sans peur pour leurs jours, en tout lieu menacs, les pauvres animaux par les hommes chasss,

    mettant le nez dehors et quittant leurs retraites, viennent manger aux mains des blancs anachortes :

    la biche leur ct saute et se fait du lait, et le lapin joyeux broute son serpolet.

    " heureux, oh ! Bienheureux qui, dans un jour d' ivresse,

    a pu faire au seigneur le don de sa jeunesse ; et qui, prenant la foi comme un bton noueux, a gravi loin du monde un sentier montueux !

    Heureux l' homme isol qui met toute sa gloire au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire,

    p115

    et qui, tout jeune encor, s' est crev les deux yeux,

    afin d' avoir toujours dsirer les cieux ! Heureux seul le croyant, car il a l' me pure ; il comprend sans effort la mystique nature,

    il a, sans la chercher, la parfaite beaut, et les trsors divins de la srnit.

    Puis il voit devant lui sa vie immense et pleine, comme un pieux soupir, s' couler d' une haleine ; et, lorsque sur son front la mort pose ses doigts,

    les anges prs de lui descendent la fois, au sortir de sa bouche ils recueillent son me ;

    et, croisant par-dessus leurs deux ailes de flamme, l' emportent toute blanche au cleste sjour,

    comme un petit enfant qui meurt sitt le jour. " heureux l' homme qui vit et qui meurt solitaire ! Enfant, tel est mon oeuvre, et l' immense mystre

    que mon doigt monacal a trac sur ce mur.

  • La forme en est svre et le contour est dur ; mais j' ai fait de mon mieux, j' ai peint de coeur

    et d' me

    p116

    la grande vrit dont je sentais la flamme ; et comme un jardinier qui bche avec amour,

    sur mon pinceau courb, j' ai su plus d' un jour : puis, quand j' ai vu tomber la nuit sur ma palette,

    j' ai crois les deux bras, et reposant la tte sur le coussin sculpt de mon sacr tombeau, comme mes devanciers, le Dante et le Giotto, j' ai ferm gravement mon oeil mlancolique et me suis endormi, vieux peintre catholique, en pensant ma ville, et croyant fermement

    voir mon oeuvre et ma foi vivre ternellement. " dors, oh ! Dors, Orcagna, dans ta couche de pierre,

    et ne rouvre jamais ta pesante paupire, reste les bras croiss dans ton linceul troit ;

    car si des flancs obscurs de ton spulcre froid, comme un vieux prisonnier, il te prenait envie de contempler encor ce qu' on fait dans la vie,

    si tu levais ton marbre et regardais de prs, ta douleur serait grande, et les sombres regrets

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    reviendraient habiter sur ta face amaigrie :

    tu verrais, Orcagna, ta Pise tant chrie, comme une veuve, assise aux rives de l' Arno,

    couter solitaire ses pieds couler l' eau ; tu verrais le saint dme avec de grandes herbes,

    et le long de ses murs les cavales superbes monter, et se jouant, chaque mouvement emplir le lieu sacr de leur hennissement ;

    tu verrais que la mort dans les lieux o nous sommes, n' a pas plus respect les choses que les hommes ;

    et reposant tes bras sous ton cintre touff, tu dirais, plein d' horreur : la mort a triomph ! La mort ! La mort ! Elle est sur l' Italie entire,

    l' Italie est toujours son heure dernire ; dj sa tte antique a perdu la beaut,

    et son coeur de chrtienne est froid son ct. Rien de saint ne vit plus sous sa forte nature, et, comme un corps us faute de nourriture, ses larges flancs lavs par la vague des mers

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    ne se raniment plus aux clestes concerts.

    Oh ! C' est en vain qu' aux pieds de l' immobile archange le canon tonne encor des crneaux de saint-ange, que saint-Pierre au soleil, sur ses degrs luisants,

    voit remonter encor la pompe des vieux ans. quoi bon tant de voix, de cris et de cantiques,

    les milliers d' encensoirs fumant sous les portiques, le choeur des prtres saints droulant ses anneaux, et la pourpre brlante aux flancs des cardinaux ?

    Pourquoi le dais splendide avec son front qui penche, et le grand roi vieillard, dans sa tunique blanche, superbe et les deux pieds sur le dos des romains,

    de son trne flottant bnissant les humains ? Morts, morts, sont tous ces bruits et cette pompe

    sainte, car ils ne passent plus le Tibre et son enceinte ;

    mort est ce vain clat, car il ne frappe plus que des fronts de vieillards ou de ptres velus.

    Tous ces chants n' ont plus rien de la force divine, c' est le son mat et creux d' une vieille ruine,

    c' est le cri d' un cadavre encor droit et debout

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    au milieu des corps morts qui l' entourent partout. Hlas ! Hlas ! La foi de ce sol est bannie,

    la foi n' a plus d' accent pour parler au gnie, plus de voix pour lui dire, en lui prenant la main :

    btis-nous vers le ciel un immortel chemin. La foi, source fconde, en sublime rose ne peut plus retomber sur cette terre use,

    et remuant la pierre au fond de ses caveaux, faire jaillir le marbre en milliers de faisceaux :

    la foi ne pousse plus de sublimes colonnes, plus de dmes d' airain, plus de triples couronnes,

    plus de parvis immense, faire mille pas, plus de large croix grecque talant ses longs bras,

    plus de ces grands christs d' or au fond des basiliques penchant sur les mortels leurs regards angliques, plus d' artistes brlants, plus d' hommes primitifs

    bauchant leur croyance en traits secs et nafs, de pieux ouvriers s' en allant par les villes

    travailler sur les murs comme des mains serviles,

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    plus de parfums dans l' air, de nuages d' encens, de chants simples et forts, et de matres puissants versant, dans les grands jours, de leur harpe bnie

    sur les fronts inclins des torrents d' harmonie. Rien, absolument rien, et cependant la mort branle sous ses pas ce qui semblait si fort ; elle est toujours robuste, et toujours, chose

    affreuse ! Elle poursuit partout sa marche dsastreuse ;

    chaque jour elle voit sur quelque mont lointain, comme un feu de berger, le culte qui s' teint ; chaque jour elle entend un autel qui s' croule,

    et sans le relever passe auprs la foule ; et l' image de Dieu dans ces dbris impurs

    semble tomber des coeurs avec les pans des murs. Le vieux catholicisme est morne et solitaire,

    sa splendeur prsent n' est qu' une ombre sur terre, la mort l' a dchir comme un vtement vieux ;

    pour longtemps, bien longtemps, la mort est dans ces lieux.

    IL PIANTO, MAZACCIO

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    Ah ! S' il est ici-bas un aspect douloureux, un tableau dchirant pour un coeur magnanime,

    c' est ce peuple divin que le chagrin dcime, c' est le ple troupeau des talents malheureux.

    C' est toi, Mazaccio, jeune homme aux longs cheveux. De la bonne Florence enfant cher et sublime ;

    peintre des premiers temps, c' est ton air de victime, et ta bouche entr' ouverte et tes sombres yeux bleus...

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    hlas ! La mort te prit les deux mains sur la toile ; et du beau ciel de l' art, jeune et brillante toile,

    astre si haut mont, mais si vite abattu, le souffle du poison ternit ta belle flamme,

    comme si, tt ou tard, pour dvorer ton me, le venin du gnie et t sans vertu.

    IL PIANTO, MICHEL-ANGE

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    Que ton visage est triste et ton front amaigri, sublime Michel-Ange, vieux tailleur de pierre !

    Nulle larme jamais n' a baign ta paupire : comme Dante, on dirait que tu n' as jamais ri. Hlas ! D' un lait trop fort la muse t' a nourri, l' art fut ton seul amour et prit ta vie entire ;

    soixante ans tu courus une triple carrire sans reposer ton coeur sur un coeur attendri.

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    Pauvre Buonarotti ! Ton seul bonheur au monde

    fut d' imprimer au marbre une grandeur profonde, et puissant comme Dieu, d' effrayer comme lui :

    aussi, quand tu parvins ta saison dernire, vieux lion fatigu, sous ta blanche crinire

    tu mourus longuement plein de gloire et d' ennui. IL PIANTO, ALLEGRI

    p125

    Si dans mon coeur chrtien l' antique foi s' altre, l' art reste encor debout, comme un marbre pieux

    que le soleil, tomb de la vote des cieux, colore dans la nuit d' un reflet solitaire. Ainsi, vieil Allegri, musicien austre,

    compositeur sacr des temps religieux, ton archet bien souvent me ramne aux saints lieux,

    adorer les pieds morts du sauveur de la terre.

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    Alors mon me vaine et sans dvotion, mon me par degrs prend de l' motion,

    et monte avec tes chants au sjour des archanges : et mystique pote, au fond des cieux brlants,

    j' entends les bienheureux dans leurs vtements blancs, chanter sur des luths d' or les divines louanges.

    IL PIANTO, LE CAMPO VACCINO

    p127

    M Antoni Deschamps :

  • c' tait l' heure o la terre appartient au soleil, o les chemins poudreux luisent d' un ton vermeil,

    o rien n' est confondu dans l' aride campagne, o l' on voit les troupeaux dormir sur la montagne,

    et le ptre robuste avec ses beaux chiens blancs taler auprs d' eux ses membres nonchalants,

    l' heure aux grands horizons, l' heure o l' ombre est mortelle

    au voyageur suant qui s' arrte sous elle, o le plerin las, son bton la main,

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    laisse tomber la tte en suivant son chemin,

    o l' on n' entend au loin sous les herbes brlantes que les cris rpts des cigales bruyantes,

    l' heure o le ciel est rouge, o le cyprs est noir, et Rome en son dsert encor superbe voir...

    cette heure, j' tais sur un monceau de briques, et, le dos appuy contre des murs antiques,

    je regardais, de l, s' tendre devant moi la vieille majest des champs du peuple roi ; et rien ne parlait haut comme le grand silence

    qui dominait alors cette ruine immense, rien ne m' allait au coeur comme ces murs pendants,

    ces terrains sillonns de mles accidents, et la mlancolie empreinte en cette terre

    qui ne saurait trouver son gale en misre. Sublime paysage ravir le pinceau !

    Le colyse avait tout le fond du tableau ! Le monstre, de son orbe envahissant l' espace,

    foulait de tout son poids la terre jaune et grasse ;

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    l, ce grand corps sevr de sang pur et de chair, talait tristement ses vieux membres l' air, et le ciel bleu luisant travers ses arcades,

    ses pans de murs crouls, ses vastes colonnades, semait ses larges reins de feux d' azur et d' or, comme au soleil d' Afrique un reptile qui dort. droite, en long cordon, au-dessous de sa tte,

    du haut d' une terrasse crouler toute prte, tombaient de larges flots de feuillages confus, des pins au vert chapeau, des platanes touffus,

    et des chnes vots, dont la racine entire jaillissait comme l' onde travers chaque pierre,

  • l' ombre paisse, je crois, des jardins de Nron, le seul dont le bas peuple ait conserv le nom...

    gauche, prs d' un mur charg d' herbes nouvelles, le temple de la paix aux trois votes jumelles, immense, laissait voir par un trou dans le fond

    les hauts remparts de Rome et son dsert profond ; puis Castor et Pollux, dpouills de leurs marbres,

    avec d' humbles maisons se perdaient sous les arbres,

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    et les arbres voilaient de leurs feuillages roux le grand arc de svre enfoui jusqu' aux genoux ;

    enfin dans le milieu de cette large enceinte, auprs du capitole et de sa base sainte,

    la terre de Remus, le vieux pav romain... mais las ! Dans quel tat ! Tout meurtri par la main

    et par le pied brutal de cent hordes guerrires, un terrain sillonn de briques et de pierres, et sem de trous noirs et si larges, que l' eau

    faisait plus d' une mare en cherchant son niveau. Comme des souvenirs, l, de frles colonnes

    dressent de loin en loin leurs jauntres couronnes, et leurs feuilles d' acanthe et leurs fts cannels

    rappellent la splendeur des sicles couls. Mais en vain, bien en vain, sur leurs bases rompues,

    quelques-unes encor, comme des vierges nues semblent mener un choeur, et se donnant la main, chanter d' un noble accord un hymne pur et saint

    la b