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Abdelouahab BOUCHAREB Architecte/urbaniste. Faculté D’architecture et d’Urbanisme Labo. Ville/Santé. Université Constantine 3

Il était une fois le garage Citroen

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Tribulations d'un édifice singulier à Constantine ALGERIE

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Abdelouahab BOUCHAREB Architecte/urbaniste. Faculté D’architecture et d’Urbanisme

Labo. Ville/Santé. Université Constantine 3

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INTRODUCTION

Cette étude émane surtout des attitudes imprudentes affichées par les gestionnaires de la ville dans les opérations d’intervention sur le patrimoine bâti Constantinois. Les associations culturelles, corporatistes ou professionnelles dont l’engagement concerne la ville et son patrimoine, ne sont pas exemptes, elles sont aussi responsables dans une moindre mesure. Nous-mêmes, en tant qu’habitants de cette ville, sommes aussi responsables…Faut-il cependant que l’on soit informés de tout ce qui se trame en catimini….

En effet, l’irréversibilité des interventions sur le patrimoine est une évidence, par conséquent, les précautions doivent être de mise et même obligatoires.

L’utilitarisme se situe toujours dans la proximité de l’urgence. Il est même souvent mû par des attitudes malveillantes ou frivoles. Ainsi, toucher au patrimoine bâti commande non seulement une approche « résolument » collective et pluridisciplinaire allant si besoin est jusqu’aux démarches procédurales délibératives, mais aussi une maitrise des techniques appropriées.

Capitale de la Culture Arabe 2015 est une échéance qui semble autoriser de nombreuses initiatives. Parmi elles, certains projets ne s’encombrent nullement ni de la faisabilité, ni de l’éthique, ni des impacts sur le présent et le futur du cadre socio-urbain. Le Garage Citroën de Constantine, faisant partie du lot, a été dénaturé, car il n’est qu’un « vulgaire garage » datant de l’époque « coloniale »…

C’est par rapport à cette condescendance que nous inscrivons cet essai : un élan « pédagogique » et méthodique que nous adoptons pour une mise à nu de l’objet, de sa valeur et de ses charges signifiantes. Il n’est nullement question de se dresser en objecteur de conscience.

En tant qu’entité urbaine, il est possible que nous détenions avec ce « vulgaire » garage, le parangon d’une typologie d’objets rares, donc éventuellement d’un atout décisif. Ce qui en principe appellera à une mise en valeur motivée susceptible de renforcer la présence de la ville dans la trame du gotha des cités historiques.

Constantine fait partie de ce gotha de villes insérées dans la trame historique de la méditerranée depuis l’antiquité. Strabon, Tite Live, Polybe, Salluste et d’autres n’avaient pas oublié de citer Cirta dans leurs chroniques. C’est dire que quand le mundus se limitait à la mare nostrum, Cirta faisait figure de « place forte », l’équivalent de métropole actuelle.

Le palimpseste constantinois est une réalité. Combien de conquérants ont foulé le Rocher ! Tous ont laissé des traces que les archéologues rendent « bavardes ».

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Numides, puniques, Romains, Hammadides, Hafsides, ottomans et colonialistes français s’étaient succédés durant des intermèdes plus ou moins longs. Mais aujourd’hui le palimpseste est Constantinois et Algérien.

Enfourcher une attitude de « damnatio memorae » envers ce butin n’est ni indiqué ni intelligent. D’autre part, vouloir à tout prix incruster la « strate » arabe (plutôt qu’algérienne) dans ce palimpseste conduit à une artificialisation qui ne sied pas à l’authenticité de cette ville.

Ce texte a été élaboré surtout sur des informations collectées sur le Web et d’autres que nous avions « mémorisées » à partir d’une oralité qui tend à s’assécher. Il faut dire que les anecdotes recueillies ci et là ont leur poids quand il s’agit de mesurer combien tel ou tel édifice avait marqué les mémoires. Beaucoup d’amis abordant la soixantaine ne manquent pas d’évoquer des ID 19 et 21 qu’ils ont eu à admirer à travers les grandes vitres de cet « ancêtre des Showrooms ».

Un ami m’a rappelé un fait important que j’avais complètement oublié, bien qu’il ait été en relation avec ces forfaitures : en septembre 2013, avec un collègue, M.Sadok Bouziane, nous participions à une « commission » de wilaya en tant que représentants de l’Université aux côtés des cadres de la DUC, de la Culture et de la DLEP. Nous devrions valider un « marché » relatif à la réhabilitation de la Maison de Culture El Khalifa, Le siège de la Wilaya, la Medersa et le Centre Culturel M.Haddad, sur la seule base d’un cahier de charge. Nous avions refusé de parapher, en mettant en exergue le fait que les interventions sur le patrimoine sont « irréversibles ». D’autant que nous n’avions aucun visuel ni document donnant la possibilité d’apprécier la portée et la qualité des propositions de réhabilitation envisagées.

Cette contribution apparaitra comme une réaction tardive. Ce qui est vrai. Mais c’est parce que nous avons pu prendre conscience de cette aberration qu’à partir des « constats » observés sur le chantier. C’est-à-dire aucune information sur la nature des travaux de « réhabilitation » du Garage n’avait été divulguée avant l’entame des travaux.

Il faut également préciser que les informations techniques concernant le Garage et les travaux de reconversion dont il avait fait l’objet font grandement défaut.

Je tiens également à m’excuser de ne pas faire référence aux auteurs dont les photos ont été utilisées pour illustrer mes propos.

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POURQUOI PATRIMONIALISER ?

De Architectura n’est pas seulement un traité technique. Dans de nombreuses pages, Vitruve ne manqua pas de rappeler l’éthique essentielle dans laquelle doivent s’inscrire le maitre et son œuvre. C’est dire ce que signifie l’éthique dans l’exercice de la profession. Il s’agit par conséquent de se pencher sur la qualité des rapports auteur-ouvrage et surtout de sa réception.

Si l’architecte conçoit un édifice, il en assume la qualité et les impacts sur l’environnement, ses paires quant à eux, lui reconnaitront la paternité intellectuelle et artistique.

Mais qu’en est-il des interventions dans le cadre d’opérations de réhabilitation, de rénovation ou de reconversion sur des édifices anciens dont la filiation est authentifiée ?

Quelles positions adopter quand ces interventions dénaturent l’édifice initial ?

Ces interrogations convoquent des arguments les plus divers propres à alimenter le débat sur l’éthique de l’architecte.

Notre sujet s’appuie sur un exemple concret à Constantine, celui de l’édifice appelé « Garage Citroën ». Aujourd’hui, il fait l’objet d’une « reconversion » pour abriter le nouveau Palais de la Culture. Rappelons qu’avant cette opération en

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cour, l’ancien garage avait été reconverti partiellement en Maison de la Culture ( El Khalifa), tout en abritant des bureaux d’Air Algérie et une librairie. Comme, il faut souligner que cette reconversion datant des années 80 n’avait concerné que les espaces intérieurs et même des artistes de l’Ecole des Beaux-Arts de Constantine avaient apporté leurs subtiles touches pour humaniser l’édifice. En effet, ses façades étaient restées presque intactes, d’autant que cet édifice participe pleinement dans la formulation de l’image du centre-ville de Constantine.

Aujourd’hui, les travaux sur les parties visibles du garage laissent voir le parti du maitre d’œuvre, dont le principe majeur semble s’orienter sur la mise en scène d’une « arabité » factice, mais convenant parfaitement à l’évènement attendu (Capitale de la Culture arabe 2015). Il faut également signaler que les « préliminaires » pour préparer le corps du bâtiment à son habillage avaient concerné l’éradication de parties essentielles des façades originelles.

En effet, au rythme des travaux régulièrement observés, les nouvelles façades de l’ancien garage présentent un look clinquant et impressionnant. C’est à travers un habillage «néo-moderniste » suggestif et une texture dominante qui semble puiser ses éléments dans l’art arabo-musulman et mettant en relief un imposant détail emprunté à l’architecture antique gréco-romaine, que l’architecte tente de rendre visible son empreinte sur l’objet.

Dans le registre de l’antiquité gréco-romaine, il est fait appel au pronaos, pour mettre en valeur un édifice tétrastyle. Avec ses quatre colonnes monumentales portant un fronton au sommet (sur toute la hauteur, plus de 10 m), ce détail situé dans l’axe de symétrie de l’édifice occupe le fond de la perspective des Allées Benboulaid, en réaffirmant la monumentalité recherchée et consacrée dans l’art urbain.

Le reste de l’édifice est donc habillé d’une peau « trouée », constituée de claustras ajourés et continus évoquant une « arabesque », dont les motifs géométriques stylisés dessinent des étoiles à huit branches. Cet habillage, en plaques métalliques, évoque l’art arabo-musulman, convoqué dans ce cas pour rappeler, pensons-nous, un certain « âge d’or ».

Toujours est-il, cet éclectisme s’inscrivant dans la modernité tend à allier des époques révolues dans un élan historiciste, qui, sans renier l’antiquité de Cirta, la noie dans une arabité qui fait défaut dans le palimpseste local. Faut-il rappeler que les intermèdes des différentes dynasties depuis le départ des fatimides avaient été animés par l’élément local issu du substrat berbère (Zirides, Hammadides, Almoravides, almohades, Hafsides) ?

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Les travaux préliminaires de réhabilitation se sont attelés à se défaire des éléments essentiels des façades. Les baies vitrées cintrées, les saillies en bow-windows ont été démolies. Cette approche annonce les prémices conduisant à l’éclipse de l’ancien édifice

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Cette thématique architecturale prise dans un sens artistique absolu reste très pertinente. Cependant, fallait-il éclipser l’ancien édifice ? Car aucune trace de l’image du Garage ne sera désormais perceptible dans le paysage urbain du centre. Elle restera incrustée dans la mémoire de quelques habitants dont certains se souviennent encore du fameux « Casino » voisin démoli durant les années 70.

La dénaturation donc d’un ancien édifice situé au cœur de la ville, visible, imposant mais « apprivoisé », se justifie-t-elle ? L’utilitarisme contraint-il à « défigurer » l’image d’un centre ancien et authentique ? L’édifice défiguré, mérite-t-il ce sort ? Etait-il aussi banal ?

Ces questions appellent le débat qui, au-delà des sujets visés, se prolongera aux thèmes fondamentaux relatifs à l’éthique de l’architecte. Car, pour un architecte est-il si facile, si banal d’intervenir sur un ouvrage ancien, d’autant que ces interventions sont menées officiellement sous un intitulé de réhabilitation ?

Rappelons également que la réhabilitation d’un bâtiment vise presque toujours sa remise à niveau sous l’angle de confort pour permettre un usage actualisé et efficace. Ce qui suppose une interdiction formelle de toute intervention visant à modifier sa valeur architecturale ou son image.

D’autre part, l’intervention sur un édifice ancien suppose des études préalables approfondies pour évaluer son importance historique, urbaine, architecturale, artistique, fonctionnelle et symbolique. En effet, le maitre d’ouvrage public est censé disposer d’une délégation lui permettant de préserver les intérêts de la ville et de ses habitants. Ces intérêts souvent « patrimoniaux », appellent des études poussées, des expertises et des consultations larges avant de valider les opérations.

Nous constatons que les interventions sur le Garage Citroën ont, d’une manière irréversible, « modifié », éclipsé et même effacé l’image de l’édifice, si bien que l’opération en cours s’apparente à une parfaite « reconstruction ». Cette situation oriente le débat sur l’utilité des opérations visant la mise en valeur du patrimoine. Patrimonialiser ou reconstruire ? A quel prix ?

N’oublions pas également que cet édifice se trouve dans le périmètre du Secteur Sauvegardé de La Vieille ville de Constantine. Et rappelons également que le Plan Permanent de Mise en en Valeur du Secteur Sauvegardé (PPMVSS) a été validé auparavant (en 2013), ce qui en principe, interdit toute opération dans le secteur, hormis les interventions d’urgence. Bref, la carte de la dérogation (autre issue juridique) a été sûrement employée comme faire-valoir !

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Les travaux en cours montrent l’imposant pronaos tétrastyle, avec ses colonnes monumentales et son fronton. Le bâtiment est vêtu d’une arabesque figurant des étoiles.

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Le patrimoine a une fonction principale : la mémoire collective. Cette dernière a besoin de repères matériels. « Les lieux participent de la stabilité des choses matérielles et c’est en se fixant sur eux, en s’enfermant dans leurs limites et en pliant son attitude à leur disposition, que la pensée collective du groupe des croyants, a le plus de chance de s’immobiliser et de durer : telle est bien la condition de la mémoire » (M. HALWACHS. 1950)1

Au-delà de ces arguments spirituels et même existentiels, nous avions consenti à faire cet exercice de recherche sur la valeur du Garage Citroën et de ce qu’il pourrait signifier, rien qu’en se basant sur les informations récoltées sur le Web et sur quelques bribes de l’oralité recueillies çà et là parmi nos ainés.

1 Maurice Halbwachs, Mémoires collectives et mémoires individuelles, éditions Albin Michel, 1997.

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QUE REPRESENTE LE GARAGE CITROËN ?

Ce « garage » était pour ainsi dire le parangon d’une catégorie d’équipements ayant vu le jour au premier tiers du XXe S : c’est l’ancêtre des « showrooms » qu’on voit se multiplier aujourd’hui sur le territoire algérien. Il intervenait dans une période ou l’industrialisation mécanique était à son apogée. Il fallait aménager des « vitrines » pour l’automobile alors objet de luxe. Les édifices classés dans la catégorie des bâtiments industriels représentaient pour les architectes une occasion propice pour mettre en pratique leur art et leur savoir, d’autant que la mode était dans la liberté d’expression architecturale ouverte dans le sillon du Mouvement Moderne. Ces « showrooms » étaient souvent situés dans des zones urbaines centrales, ce qui les leur octroie une importante visibilité d’ailleurs très recherchée dans le paysage urbain.

Les Garages Citroën à travers le monde

A partir des années 20, la construction automobile connaissait un essor spectaculaire. L’extension du marché, à travers un grand travail de promotion, s’étendait sur plusieurs continents. C’est ainsi que les garages, les salons (ancêtres des showrooms actuels) faisaient leur apparition dans les grandes villes du monde et dans les villes de France.

Ce marketing accompagnant la construction et le commerce automobile était l’œuvre de l’audacieux entrepreneur André Citroën, fondateur de la marque. En effet, l’esprit médiatique avait été poussé à son paroxysme. Les multiples traversées des continents en automobile avaient donné un coup publicitaire remarquable à Citroën. Le Sahara en 1923, la « Croisière Noire » en Afrique (1924), la « Croisière Jaune » en Asie (1931) la « Croisière Blanche » en Alaska (1934) ont été des grands moments dans l’inauguration des « routes modernes » reliant les contrées les plus reculées.

Déjà en 1927, le réseau commercial de Citroën couvrait de vastes territoires à travers ses 5000 agents. Ces derniers étaient chargés de la promotion du produit, souvent exposés dans des garages et assuraient également les réparations (service après-vente).

Ces « garages » étaient de différentes catégories : les micros garages, de petites surfaces destinés aux réparations, et les grands, souvent implantés dans les grandes villes, organisés pour l’exposition/vente et flanqués d’un service après-vente.

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Saigon, Shanghai, Rangoon, Tokyo, Cap Town, Buenos Aires avaient chacune son « garage Citroën », preuve d’un territoire conquis par l’automobile dans ses grands débuts et surtout dénotant l’audace du constructeur à investir et conquérir les horizons les plus éloignés.

L’entrepreneur, considéré aujourd’hui comme l’inventeur de « l’ancêtre du marketing direct », était également un mécène des artistes et des architectes. (Son nom est souvent cité comme sponsor à quelques travaux de Le Corbusier, particulièrement pour La Cité Radieuse). Ce dernier avait conçu la Maison Citrohan en 1922, faisant l’éloge de la production en série et adoptant le concept de l’industrie automobile de Citroën, comme pour s’attirer les faveurs et bénéficier de la générosité du grand constructeur.

Et conscient de l’apport de l’architecture dans les opérations de marketing, André Citroën dota son entreprise d’un service « architecture » (1925) sous la responsabilité de Maurice-Jacques Ravazé.

“ Maurice-Jacques Ravazé architecte, assisté de Wybo et Lagrange dirige le Service Architecture intégré. Il conseille les concessionnaires dans l’agencement fonctionnel de leurs garages et contribue à renforcer l’identité de la marque, le lient doit y sentir toute la modernité et l’esprit d’innovation Citroën (espaces d’accueil, façades, éclairage nocturne.) ” 2

2 http://lettres-histoire.info/lhg/histoire/tice_histoire/Bac%20Pro%20Citroen/citroen/ere_architecture.html

Garage Marbeuf 1926 (Paris)

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Garages Citroen de Casablanca, de Bruxelles et de Saigon.

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Adoptant un marketing de look, Citroën se lançait dans la formulation des « images de marque » en s’appuyant sur l’architecture. Les salons de l’automobile ont été de véritables écrins architecturaux, il fallait « accrocher » les citadins.

Le Garage Marbeuf (« à deux pas des Champs-Elysées »), construit en 1926 et dessiné par Laprade, Bazin et Ravazé, se voulait ainsi « le magasin d’exposition….conçu comme une salle de théâtre, dont la scène serait la rue, les acteurs les passants, et les spectateurs les automobiles, bien alignées à leur place, aux différents étages, face au spectacle de la rue. L’objectif est que le passant, de plus en plus aspiré par la trépidante vie urbaine, puisse s’immobiliser, ne serait-ce que quelques secondes, devant cette salle comble où l’accumulation des véhicules est soulignée par le profil des « plateaux-balcons »3.

Cet édifice monumental, (aujourd’hui disparu) alliant béton, acier et verre, augurait une « espèce » de construction totalement dédiée à l’automobile, comme objet citadin. Les architectes ont trouvé ici l’occasion de concrétiser leur style en rapport à l’industrie.

La postérité des « Garages Citroën ».

Une recherche sur la toile laisse deviner que seuls quelques grands garages « Citroën » ont été préservés même partiellement, moyennant leur reconversion « fonctionnelle ».

Parmi ceux-là, celui de Bruxelles, construit en 1933/34, couvrant une superficie de 16 500 m², cet ensemble est considéré comme « moderniste exceptionnel

3 CAPPRONNIER Jean-Charles. http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=509#sthash.mm1R8UzX.dpuf

Garage Citroen de Bruxelles (1933)

Rampe du Garage Citroën de Bruxelles

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d’acier et de verre dénué de toute décoration,…un témoin monumental de la logique fonctionnaliste de l’architecture industrielle »4.

Ce complexe a été conçu par M. Ravazé, chef du service « Architecture » de la Maison Citroën, assisté de deux architectes belges, Alexis Dumont et Marcel Van Der Goethan. L’ensemble est composé de deux parties :

• une salle d’exposition, « cathédrale vouée au culte de l’automobile, mesurant 76 sur 17 mètres, avait à l’origine une hauteur libre sous voûte de 25 mètres. De conception originale, sa forme en cocon ou en comète reflétait la technologie de pointe caractérisant la marque. Elle était formée d’une baie vitrée monumentale occupant tout le côté sud-ouest donnant sur la place de l’Yser et se terminait en abside tout de verre elle-aussi, tournée vers le centre-ville »5.

• les ateliers, « avec leurs magasins de stockage de pièces, leur station-service et leurs bureaux étaient situés dans l’autre aile côté quais situé au nord-est. Ils se trouvaient dans un grand hall rectangulaire de 103 sur 130 mètres pourvu d’une architecture tout aussi remarquable. La structure interne de cette grande salle vitrée sur trois côtés est constituée de croisées métalliques rivetées qui sont l'œuvre de véritables spécialistes et qui sont supportées par un assemblage de piliers d'acier »6.

Considérant son importance, historique, symbolique, architecturale et urbaine, l’ensemble Citroën fait l’objet d’un intérêt particulier pour son insertion dans le registre patrimoniale Bruxellois.

“ le complexe Citroën est un monument fétiche du siècle de la vitesse, c’est une expression emblématique de l’esthétique aérodynamique. Sur le plan urbanistique, il est essentiel. Sur le

4 http://www.ac-good.com/tractionavant1934/index_fichiers/garage_bruxelles.html 5 Idem. 6 Idem.

Garage Citroën de Bruxelles : vue nocturne

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plan technique, il est performant et affiche de grandes potentialités de reconversion. Qui plus est, il est en bon état. Bref, il est unique. Alors, on le classe ou on le casse? Pour une fois, classons-le! ”7 . Selon des informations recueillies, l’édifice a connu quelques transformations récentes qui n’affectèrent nullement la « perception de l’ensemble ». Il est à noter que Pétitions-Patrimoine8, avait demandé le classement de l’édifice le 14 novembre 1998. Elle était appuyée par une autre demande de la Commission Royale des Monuments et Sites (CRMS), datée du 14 septembre 2000. Selon le quotidien belge Le Soir du 3 mai 2014, le ministre-président Vervoort annonça que l’édifice Citroën sera reconverti en Musée d’Art Moderne, opérationnel en 2017.

Le Grand Garage Citroën de Lyon, construit entre 1930/32, est une masse en forme de trapèze en plan. Il occupe une surface de 6 500 m², haut de 6 niveaux

7 Van Der Meerschen M, Le complexe Citroën à Bruxelles : Classer ou Casser ?. in IcOMOS WALLONE. Bul.de liaison N° 4. Janvier 2001. Pp.1-2. En p.2. 8 Pétitions-Patrimoine est une « association citoyenne régionale » bruxelloise fondée en 1993 « spécialisée dans la défense du patrimoine remarquable dans les dix-neuf communes de la Région de Bruxelles » . http://petitionspatrimoine.blogspot.com/

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offrant une superficie de 4 hectares de planchers exploitables. Il développe un périmètre de 536 m linéaires de façade sur quatre rues importantes.

Conçu par M.Ravazé, assisté de Wybo et de Lagrange, avec Bergerot comme ingénieur Conseil, cet ensemble avait bénéficié de la participation de Jean Prouvé qui dessina la ferronnerie en tant qu’artiste-designer avant-gardiste.

Le programme du garage est composé d’un rez-de-chaussée dédié à l’exposition des voitures neuves, d’une station-service (réglages freins et lavage) et de bureaux (réception et comptabilité), d’un entresol abritant la direction, les services techniques, administratifs et commerciaux. Le premier étage est réservé aux voitures d’occasion, le deuxième et troisième étage destinés aux réparations (mécaniques, électriques et carrosseries) et enfin le quatrième étage est un stock de voitures neuves en attente de livraison. Ces niveaux sont reliés entre eux par des escaliers, des ascenseurs et des rampes.

GARAGE CITROEN DE LYON : Plan du RDC.

« L’architecture grandiose imposait (et impose toujours de nos jours) par des baies vitrées énormes intégrées dans une façade nécessitant un minimum de points d’appuis, donnant une légèreté toute particulière à l’édifice. C’est à Lyon que la maladie du gigantisme d’André Citroën se manifesta à son paroxysme ».9

9 http://www.ac-good.com/tractionavant1934/index_fichiers/succursale_citroen_lyon.html

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Classé dans la catégorie stylistique « art-déco », l’édifice est représentatif de l’architecture fonctionnaliste qui s’imposa avec le Mouvement Moderne à la fin des années 20. Sa monumentalité, les lignes simples et épurées de ses façades, sa texture, son omniprésence dans le paysage urbain ont constitué les arguments fondamentaux de son classement en tant que Monument Historique à Lyon.

Nous relevons dans le quotidien Libération du 21 juillet 1995 cette information relative au Garage Citroen de Lyon : « Pour les Lyonnais, le «garage de la rue de Marseille» figure parmi les points de repère pour s'orienter dans la ville. Avec tout ça, le préfet du Rhône a décidé, le 18 mai 1992, d'inscrire à l'inventaire des Monuments historiques ce bâtiment typique de l'architecture industrielle. Pour des raisons financières, la société Automobiles Citroën a contesté l'arrêté préfectoral. »

Malgré les contestations de la Société Citroen, le jugement rendu par le Tribunal Administratif estima que «Le garage Citroën de la rue de Marseille à Lyon présente, par son aspect, ses dimensions, sa conception et son histoire, un témoignage rare et important de l'architecture fonctionnaliste de l'entre-deux-guerres», et «son intérêt historique et artistique est de nature à justifier son inscription à l'inventaire supplémentaire des Monuments historiques ».

Acquis par un promoteur immobilier, l’édifice est en cours de réhabilitation/reconversion, dont la charge a été confiée à deux Cabinets d’architecture spécialisés en patrimoine. Le programme comprend le réaménagement du Hall principal, qui restera la propriété de la Société Citroën,

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alors que les différents étages sont destinés à des bureaux et des parkings. Dans la commercialisation des espaces, l’INSEEC, un institut de l’enseignement supérieur privé y réserva au 3eme étage une surface de 4300 m² (avec 23 places de parking) pour un centre de formation, .

Le cahier de charge insiste sur les travaux de curage et de désamiantage, ainsi que sur la conservation des rampes intérieures. Cette contrainte a été transformée en atout ; chaque étage possède son propre parking.

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IMAGES DE SYNTHESE DU GARAGE CITROEN DE LYON APRES SA REHABILITATION

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Il ressort que les garages Citroën hérités sont des objets de convoitises et d’intérêts divers. Les patrimonialistes mettent en évidence les significations historiques, architecturales et symboliques de ces édifices conçus durant une époque marquée par l’avènement de l’automobile. Les promoteurs y voient cadre propice à l’investissement. Et les politiques trouvent y trouvent des opportunités pour dynamiser et mettre en valeur l’image de leurs villes.

Ceci étant, nous relevons, pour le cas du Garage de Lyon, comment les Architectes des Bâtiments de France (ABF association corporatiste) ont pesé de tout leur poids pour « imposer » la préservation de la rampe ainsi que la perception de l’ensemble.

A Bruxelles, le Garage, selon la décision de Gouvernement local, sera réhabilité pour recevoir le Musée d’Art Moderne et surtout pour « redynamiser le quartier ».

Les garages Citroën de Lyon et de Bruxelles sont dans une logique de mise à profit et la postérité consciente semble « détenir » des objets architecturaux et historiques susceptibles de constituer des atouts importants. Ils constituent un patrimoine servant de « leviers » à la dynamisation des investissements dont les apports auront des impacts concrets et positifs sur les images et les vocations des quartiers et des villes.

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LE GARAGE CITROEN DE CONSTANTINE

L’ancien garage Citroën de Constantine est d’une visibilité singulière, car il se situe au cœur de centre « bicéphale » de la ville. D’autre part, sa monumentalité et son architecture participent considérablement pour le rendre « omniprésent » aussi bien sur le plan physique que sur le plan mémoriel.

Il intervenait dans l’élan de « marketing » que le constructeur avait insufflé pour la promotion de l’objet automobile. « En Afrique du Nord, la société a 40 agents et une filiale, la Société Nord-africaine des Automobiles Citroën, avec succursale à Alger, Oran et Constantine »10.

La recherche d’un cadre urbain à forte culture citadine est au centre des choix des lieux d’implantation des succursales. Dans cette optique, Constantine possède ce statut bien avant la colonisation (1837). L’ancrage dans ce milieu ou la clientèle disponible et surtout solvable, est voulu pour inciter les couches aisées à se démarquer et surtout à se singulariser par des modes de consommation puisant dans la haute gamme.

Situé dans l’espace d’articulation entre la Vieille-Ville et la ville « européenne », le garage est implanté au piémont Est du Coudiat, face à un carrefour névralgique où toutes les avenues déversent leurs flux. Entourée de rues de toutes parts,

10 LOUBET J-L (Etudes présentées). L’Industrie automobile : 1905-1970. Lib.Droz. Genève. 1999. En p.152.

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Arc de Triomphe en sac de blé et autres élévé en l’honneur de Napoléon en visite à Constantine en 1865.

cette position lui procure deux champs ; côté centre-ville, où ses façades s’ouvrent considérablement et participent à imprimer au paysage urbain une image caractéristique. En effet, la symétrie et la hauteur des baies s’inscrivent dans la perspective suggérée par les Allées Benboulaid. La façade arrière, plutôt banale, évoque le garage avec ses accès et son aspect encombrant et industriel.

Toutes les entrées au Centre-ville par la Brèche ne peuvent pas manquer de « tutoyer » l’édifice. Son omniprésence dans le Centre lui octroie un statut d’entité de repère, si bien qu’il est toujours évoqué par les habitants dans les noms des lieux de la ville.

Auparavant, sur ce même emplacement, un marché de grains de gros et des tribus avait été élevé, vers 1850, appelé Rahbet Ez’raa. Compte tenu de l’importance acquise en tant que relais et centre de transactions, Constantine s’érigeait en « gros centre collecteur » dans le domaine d’exportation des céréales vers la métropole via le port de Skikda. De 35 000 hectolitres en 1843, les exportations en blé passent à 700 000 hectolitres en 1870. Vu l’intensité du trafic, le Marché a été remplacé par une Halle aux grains en 1860. « Ce rôle de relais se confirme avec la création d'une vaste halle aux grains, en 1860, qui devient le principal grenier de la Province et avec le principe retenu de la création d'une ligne de chemin de fer Constantine - Skikda en 1870 »11. Notons que ce lieu a été « mémorisé » par l’élévation d’un « arc de Triomphe » fait de sacs de blé, d’orge et d’autres produits agricoles, dressé à l’occasion de la visite de Napoléon à Constantine. Il semblerait que cette visite avait tellement marqué les mémoires, que le lieu avait acquis une signification particulière.

11 PAGAND B. Constantine : métropole ou ville intermédiaire ? In Cahiers de la Méditerranée, N°51, 1995. Villes intermédiaires en Méditerranée Tome 2. pp. 1-14 en p.8

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Localisation de la Halle aux Grains, qui sera supplantée par un « bâtiment » industriel en 1929.

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Photo probablement prise à partir du Coudiat vers 1850 . Nous distinguons nettement la présence d’un enclos, qui devait figurer le « Marché aux grains » ou Rahbet Ez’raâ . Il se situait dans l’axe des Allées faisant la jonction avec la Brèche.

Sur cette photo, la rue S.Villevaleix en contre-bas Nord du Coudiat pend naissance du à proximité de la Halle aux Grains.

L’architecture de la Halle aux Grains, construite en 1860, s’inscrivait dans le style des bâtiments agricoles, qui commandaient le recours à l’emploi des structures métalliques, une architecture produite exclusivement par les ingénieurs.

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La décision de faire la ville européenne sur le Coudiat avait connu quelques retards dus essentiellement l’indisponibilité des fonds concernant les travaux d’arasement du site et aux hésitations du Conseil Municipal de la ville. Depuis 1886, date d’acquisition du terrain, les premiers édifices n’avaient pu voir le jour qu’en 1919. Restait donc l’articulation de la ville européenne accueillant le centre administratif à la Vieille-Ville, qui s’imposait par son caractère économique. Justement, cet espace d’articulation avait constitué un lieu d’investissement remarquable. Durant la fin des années 20, cet espace de jonction, lieu de convergence des avenues et des rues, connaissait l’implantation de nombreux édifices très importants.

En effet cette articulation comprend :

• Des immeubles à Loyers sur la Rue Viviani (auj. Av.Zabana), conçus par l’architecte J.Medecin, construits entre 1927/28.

• L’Hôtel Cirta, dans le prolongement des immeubles précédents, conçu par le même architecte et durant la même période.

• La Maison de l’Agriculture, œuvre de l’architecte Ange Journeau, en 1929. • Le Casino Nunez, construit entre 1923/24, démoli vers 1930 puis

reconstruit en 33/34. (aujourd’hui démoli).

Maison de l’Agriculture (Arch. A.Journeau. 1929).

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Cependant, dans cet ensemble, Le Garage Citroën, supplantant la Halle aux grains, bénéficia donc d’un site privilégié.

Ces édifices introduisaient dans le centre des activités « nouvelles » en imprimant une vocation remarquable au centre-ville. En effet, l’administration, le commerce, le tourisme et le loisir affirmaient l’urbanité d’une population qui pensait avoir fait « souche », un siècle après la colonisation.

Sur le plan de l’image, ces édifices adoptent un style « art-déco » qui ne manqua pas d’adresser quelques « clins d’œil » au néo-mauresque promu par Jonnart durant la même période. Cette attitude est encore lisible sur les façades des immeubles de l’Avenue Zabana et sur l’Hôtel Cirta.

La Maison de l’Agriculture se présente comme un édifice « sérieux » et allégé, ou les détails décoratifs ne concernaient que quelques figurations en relief inspirées du thème « agricole ». Le Casino Nunez était un complexe comprenant salles de cinéma, bar et salles de jeux. Son aspect morphologique se caractérisait par des volumes arrondis, sa colonne assez élevée et ses façades en claustras. Ces équipements signifiaient l’ancrage dans la ville d’une « souche culturelle », imposant ses pratiques urbaines par une sémiotique qui se mettait déjà à la mode. Cette articulation urbaine est toujours représentative du Centre de la ville en s’inscrivant à équidistance de la ville originelle vernaculaire, déstructurée mais identifiable et la ville européenne entourée de ses faubourgs et arborant une image « moderne ».

Façade de l’Immeuble Avenue Zabana (ex Viviani). Arch. J.Medecin. 1927

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HOTEL CIRTA (Façade et vue d’ensemble). Arch.J Medecin. 1928/29

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LE CASINO NUNEZ (Aujourd’hui démoli)

Le Garage Citroën était probablement l’équipement le plus original : d’une part, il était un « local » ou se vendaient des objets « nouveaux » et surtout il offrait des services après-vente pour l’objet vendu. D’autre part, par son aspect, il introduisait une architecture mettant en valeur la marchandise vendue. L’automobile avait donc son salon, et comme objet convoité, il lui fallait des « showrooms » à son échelle et sa gamme.

Ainsi, ce « salon » dédié à l’automobile convenait à une citadinité qui s’était affirmée dans la ville après d’un siècle d’ancrage. La clientèle visée n’était pas seulement « allogène » mais aussi aborigène dont une partie s’était maintenue dans l’échelle sociale (surtout les grands propriétaires fonciers).

Le Garage Citroën, en supplantant la Halle aux grains, affirmait le privilège de la citadinité au détriment de la ruralité, repoussée sur la périphérie. La ville se mettait donc dans l’ère urbaine moderne.

Les Grands garages Citroën construits en dehors de la France ne concernaient que des capitales. Edifier un « showroom » et des ateliers réservés à Citroën à Constantine peut s’expliquer par l’importance et le statut de la ville et de ses habitants dans le réseau urbain.

Conçu par Maurice Jacques Ravazé en 1929, le Garage Citroën de Constantine compte parmi les plus anciens (plus ancien que celui de Lyon ou de Bruxelles).

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Plan de Situation du Garage Citroën : un grand espace d’articulation entre la Vieille ville et la Nouvelle Ville coloniale (sur le Coudiat). Cet espace est marqué par des squares disposés de part et d’autres des allées ( Auj. Benboulaid, ex. avenue Liagre). Le garage occupe une position privilégiée, car situé dans l’axe des allées, offrant ainsi par sa volumétrie et ses façades une image caractéristique et surtout identifiable au centre-ville.

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C’est une masse en forme de trapèze isocèle, dont la petite base fait face à un carrefour appelé Place des Martyrs (ex Place Lamoricière) prolongée par les Allées Benboulaid (ex Avenue Liagre). La grande base (avec des angles chanfreinés), à l’arrière du bâtiment longe la Rue A. Boughaba (ex. Rue L.Sportisse). Les côtés latéraux sont limités par la Rue M.Boudjeriou (ex Rue S.Villevaleix) et l’avenue R.Abane (ex Rouhault). Ces deux dernières se croisent au niveau de la Place des Martyrs. Cette position, au croisement des avenues et des rues importantes du Centre, octroie à l’édifice un statut particulier de par sa fonction et de par sa visibilité dans le paysage urbain.

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Sur le plan fonctionnel, le garage était divisé en trois parties : un espace accessible de l’arrière destiné aux réparations des automobiles et aux autres travaux mécaniques et dont l’étage voué au stockage, était desservi par une rampe et un espace d’exposition occupant toute la partie faisant face à la ville.

Les façades correspondent à cette distribution : trois hautes baies cintrées ouvertes sur les rues principales. Ces vitrines monumentales étaient dessinées pour rendre visible les automobiles exposées de puis l’extérieur, et surtout elles correspondent à l’échelle du site dans lequel le bâtiment devait s’intégrer. Nous sommes quasi certains, que ces ouvertures étaient les plus grandes (en dimensions) dans le centre-ville à leur époque.

Sur chaque baie cintrée, trois ouvertures (en vasistas) baignant dans une frise en bande large soulignée par des rebords en saillie et dans le plein est couvert d’une céramique verte posée en mosaïque. Cette large frise est marquée par un léger auvent en tuile verte.

Les façades (principales et latérales) donnant sur la Place et les rues sont également marquées à leurs extrémités par des avancées en forme de tours, comportant en hauteur des « encorbellements » avec un angle en saillie recouvert d’un chapeau en demi-coupolette. Les allèges des fenêtres ouvertes sur deux niveaux de part et d’autre de l’angle (proches du bow-window) sont recouvertes de la même céramique verte (en mosaïque également) que la frise large en bandeau.

Ce garage a été réceptionné par la critique à son époque (1935) d’une manière positive :

« Voici un garage comportant 6 000 m² de planchers. Il présente un visage architectural heureux avec ses grandes façades unies, percées de baies en plein cintre et flanquées d’avancées rectangulaires. Ses dimensions révélées par l’échelle des personnages sur les photographies surprennent par leur amplitude, car les proportions des différents éléments de l’édifice sont si bien étudiés que l’équilibre de l’ensemble en atténue la masse »12.

Il y a dans le programme et dans le parti architectural du Garage Citroën de Constantine une « matière » remarquable et très originale.

D’une part, le « fonctionnalisme » s’instaure dans les bâtiments en définissant des espaces en rapport avec leur fonction, et en assurant la distribution par des relations précises et sans équivoques. Concernant ce dernier point, les rampes utilisées dans la plupart des grands garages Citroën, constituaient une originalité

12 In La Construction en Afrique du Nord. Le béton Armé. N° 323.Janvier 1935. pp. 1170-1172.

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LE SHOWROOM EN 1934/15

FAÇADE DU GARAGE

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dans les modes de circulation verticales. (La Villa Savoie du Corbusier, symbole du fonctionnalisme, se démarque par sa rampe).

Concernant le parti architectural, il y a une nette intention d’inscrire partiellement l’édifice dans la « mode » de l’époque. En premier, le style art-déco se précise par les formes épurées des baies et leur hauteur, les avancées rectangulaires (en lieu et place des pilastres engagés), les saillies verticales assez prononcées, les vitraux, le couronnement par un attique…

Puis, les clins d’œil au « néo-mauresque » se distinguent dans l’auvent en tuiles vertes, la frise large en céramique et les baies en plein cintre. Il faut préciser qu’à cette époque, Jonnart avait « institué » le recours à l’architecture local dans un élan de « rapprochement » avec la population indigène mais surtout pour exposer un certain « orientalisme » susceptible de favoriser le tourisme.

DU GARAGE A LA MAISON DE LA CULTURE AL KHALIFA

Vers les années 80, le Garage a fait l’objet d’une première reconversion. Il abrita le Centre Culturel Al Khalifa dont le programme avait commandé l’aménagement d’une salle de spectacle et des ateliers. L’étude réalisée par la SEAU (Société des Etudes d’Architecture et d’Urbanisme) se limitait à la partie arrière (celle réservée aux réparations mécaniques). D’après nos visites aux locaux réservés au public, il y avait un grand hall qui servait aux expositions publiques, une salle de spectacle, et des locaux à l’étage accessible par la rampe, dont les parois ont été décorées de majestueuses fresques conçues par les artistes constantinois.

La partie réservée jadis au showroom a été occupée par une agence d’Air Algérie, alors que les locaux sur le côté latéral (Rue Boudjeriou) ont été occupés par un Libraire-Editeur (Mediaplus).

Ce réaménagement a tenu à préserver l’aspect extérieur de l’édifice. Les quelques rajouts concernant l’entrée de la Maison de la Culture et la menuiserie des ouvertures n’avaient pas « dénaturé » l’image et la perception globale du garage.

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De ces travaux de réaménagement et concernant la salle de spectacle, nous tenons une anecdote très révélatrice d’un collègue architecte alors chargé du suivi des travaux sur le chantier. En effet lors des travaux destinés à donner plus de « profondeur » à la salle, les ouvriers rencontrèrent une fosse pleine d’eau ….

C’était une énigme tant la trouvaille était insolite. Et d’après notre collègue, il a fallu qu’un habitant de la ville parmi les plus âgés intervienne par hasard pour leur expliquer qu’il s’agit d’une fosse pour stocker le grain (matmour), héritée de l’ancienne Halle. Cependant nous ne savons pas comment elle a été exploitée dans les fonctions du garage. Bâche à eau ? Réservoir de fuel ?

En tout cas, il semble que la mémoire de ce lieu est appuyée par des traces archéologiques remarquables. La stratification confirme le « palimpseste » très évocateur de l’histoire de la ville et de ses édifices.

LA DEMOLITION PROGRAMMEE DU GARAGE

Concertation pour la réhabilitation du centre de Constantine

La rehabilitation «profonde» du centre de Constantine exige, entre autres, la demolition du complexe culturel Mohamed Laïd Al Khalifa et le périmètre vétuste et délabré qui l'entoure, a recommandé, samedi dernier, la commission mixte de wilaya chargée de l'organisation du centre-ville. Selon le rapporteur de cette commission, installée le 17 août dernier et constituée de représentants des élus locaux et des directeurs de l'exécutif de wilaya, « l'actuelle maison de la culture (aménagée dans un ancien garage d'une marque de voitures durant la période coloniale) doit disparaître pour être remplacée par un authentique repère culturel, digne de la réputation de l'antique Cirta». Le représentant de la commission a ajouté que « la métamorphose du centre-ville de Constantine nécessite la création d'un véritable palais de la culture, des arts et des expositions » en lieu et place de l'actuel siège du secteur urbain de Sidi Rached. Le site en question abritait, lui aussi, les locaux d'un ancien garage exploité par un fabriquant d'automobiles, avant d'être aménagé, tour à tour, en showroom d'une marque de tracteurs, en magasins de vente de produits textiles de la défunte Sonitex et en annexe administrative de la commune de Constantine. La commission mixte, chargée de la réhabilitation du centre-ville de Constantine, « entend continuer ses efforts de dialogue et de concertation avec toutes les parties concernées par cette opération y compris la société civile »,a encore ajouté son porte-parole. A ce titre, les architectes et les bureaux d'études sont invités à participer à la concrétisation de cet objectif de réhabilitation du «cour de la cité» par la conception de modèles architecturaux et de maquettes pour les présenter à la prochaine session de l'APW, «en prélude à leur concrétisation sur le terrain».

La Tribune (quotidien national) du 5 janvier 2009

Il y va de soi que la démolition du Garage Citroën figurait bien dans les agendas des élus locaux et de l’exécutif de la wilaya. La dotation de la ville d’un complexe culturel devait supplanter le Garage Citroën, choix qui semble irrévocable. Il y a

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lieu de relever que cette option ne s’est pas encombrée d’une « étude » sérieuse et précise sur la valeur patrimoniale du garage.

La condescendance affichée envers un édifice presque centenaire peut bénéficier d’une petite compréhension, dans la mesure où les études sur le patrimoine bâti constantinois ne sont ni encouragées ni favorisées. D’un autre côté l’absence d’une culture patrimoniale bien ancrée aussi bien chez les élus que chez la plupart des architectes conduit irrémédiablement à la « tabula rasa »….ou souvent à la « damnatio memoriae ». Dans les deux cas, les attitudes ne sont pas réalistes.

Si le Garage Citroën n’a pas été totalement démoli, il le doit à l’approche imminente des festivités que la ville était appelée à honorer en Avril 2015. En effet, les travaux en cour, sans le démolir, ont quand même « scalpé » l’édifice. La nouvelle « peau » se présente comme un lifting, mettant en valeur un faciès «inspiré » de l’arabité sur un corps meurtri.

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CONCLUSION

Nous n’avions nullement l’intention de faire ni une plaidoirie ni réquisitoire. C’est-à-dire que l’élan affectif n’est pas notre dans objectif, mais la manière dont est traité le patrimoine constantinois, n’est pas dans la bienséance que l’on doit à une ville authentique, antique, un haut lieu figurant dans les récits et les chroniques des historiens grecs et romains. Faut-il rappeler qu’elle a été incontournable dans la trame historique méditerranéenne ?

Constantine est un véritable palimpseste…. La moindre parcelle du sol que nous foulons à chaque pas dans cette ville est un condensé de siècles d’histoires, d’œuvres archéologiques et de mémoires enfouies.

L’irréparable se résume à vouloir « effacer » une mémoire en pensant effacer un objet.

Concrètement, il apparait nettement que le Garage Citroën de Constantine est dans la lignée des mêmes édifices qui ont marqué l’histoire de l’humanité, de la civilisation moderne , de l’architecture et des modes d’insertion des artefacts dans la vie urbaine.

Il est , dans le MONDE, l’un des rares survivants des plus anciens « SHOWROMS » s’inscrivant dans l’histoire de l’humanité.

A ce titre il possède une charge :

1. Symbolique, comme édifice dédié à l’automobile dans ses grands débuts, 2. Historique, signifiant l’investissement de la ville par l’automobile produite

dans la dynamique de la Révolution Industrielle. 3. Architecturale, rassemblant des styles architecturaux d’époques, 4. Urbaine, marquant le paysage du centre par sa monumentalité.

Il est dans la catégorie des garages de Lyon et de Bruxelles (il est même plus ancien), et ce détail lui octroie une « originalité » et une singularité mondiale. Il est « colonial », comme l’aqueduc de la Confluence Boumerzoug/Rhummel est romain, comme le Soumaa du Khroub est Numido-punique….et Comme Djemaa El Kebir est Hammadide et comme le palais du Bey est Ottoman…..Ces objets précités ne sont que des « aspérités » qui marquent le palimpseste par leur présence indélébile.

Ces objets font l’authenticité de la ville… Il s’agit de faire preuve de prudence et de savoir-faire en les approchant.

Maintenant si des architectes « osent » défigurer, dénaturer ou éclipser des œuvres de leurs prédécesseurs, savent-ils qu’ils sont dans la spoliation ? Car, Il ne

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s’agit pas d’une réhabilitation, ni d’une reconversion, ni d’une démolition avec reconstruction. Ils sont dans la « réappropriation » forcée, car ils ne font aucune référence à l’auteur initial.

Le Garage Citroën a été irréversiblement défiguré, c’est-à-dire, que son état d’origine ne pourra jamais être rétabli. Et c’est là que se situe la maladresse !

A ce titre, la valeur patrimoniale des édifices anciens engage à se prémunir de précautions dans les interventions dont ils feront l’objet. Ce qui devrait être de l’apanage des hommes de culture, éclairés et surtout honorables….

Maintenant, pour le Garage Citroën, si le maitre d’œuvre ne possédait pas ces informations concernant la valeur historique et architecturale de l’édifice et qui s’est quand même lancé dans son travail de défiguration, c’est grave…Et s’il avait en sa possession ses informations, et il s’est entêté à le défigurer c’est encore extrêmement grave…

A moins qu’il considère que le métier d’architecte doit renoncer à l’intellectualité et à la sensibilité … Et là, c’est la mort de la profession, car, il sera très loin de l’essence même de l’architecte.

L’éthique dans cette éventualité n’a pas de place devant l’utilitarisme… Et Vitruve avait tout « faux », il doit revoir sa « copie » !