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1 Les institutions européennes et l’impact de la législation sur les métiers de journalistes Par Philippe de Casabianca, ancien journaliste, chargé de communication Athenora Pour certains, les institutions européennes travaillent trop: trop de loi tuerait en effet la loi européenne et son efficacité. A force de tenter d'avoir de l'impact sur les Européens, à force de se soucier de leur bien être, de leur travail ou de leur pouvoir d'achat, les législateurs européens en seraient devenus contre productifs. Pire, leur surabondance de travail aurait nourri les eurosceptiques de tout poil et de tous acabits. Après le trop d'information tue l'information, on aurait donc le trop de loi tue la loi… Mais comme l'absence d'esprit critique tue le journaliste ou à défaut le journal qui le nourrit, il est sans doute utile de prendre de la distance face à cette affirmation sur l'impact de la législation européenne. Et à l'heure où la presse européenne connaît moultes concentrations capitalistiques tandis que la Commission européenne s'interroge sur la façon de construire une meilleure politique de communication sur l'Union, en venir à s'interroger soi même sur l'impact général de la législation européenne sur les métiers des journalistes prend-il un sens tout particulièrement actuel. Même l'apprenti journaliste en sera vite convaincu: le travail des institutions européennes, et donc en premier lieu, la production législative a un impact sur le travail des journalistes. C'est physique. A Strasbourg comme à Bruxelles, institutions européennes et journalistes travaillent de conserve si ce n'est de concert, en tout cas le plus souvent concentrés en un même périmètre, en un même cercle. L'Union européenne a beau multiplier les représentations diplomatiques, les agences spécialisées comme celle de la sécurité ferroviaire à Valenciennes ou celle de la sécurité alimentaire à Parme, l'Union européenne a beau développer les structures de réseau où les uns et les autres apportent conseils et expertises personnelles, une réalité demeure, celle de la concentration du travail, tant géographique que politique ou décisionnelle. Sans doute faut-il aller au-delà de cette image et de cette réalité de gestion du pouvoir pour apprécier l'impact concret de la législation sur les métiers de journalistes. Il est bien entendu utile de distinguer les différents statuts et occupations des journalistes (en fonction du média, du contrat de travail…), mais il est aussi pertinent de nuancer l'analyse en fonction de l'affectation du CONSULTING

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Comment l\'appareil institutionnel européen s\'occupe des journalistes...

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Les institutions européennes et l’impact de la législation sur les métiers de journalistes Par Philippe de Casabianca, ancien journaliste, chargé de communication Athenora

Pour certains, les institutions européennes travaillent trop: trop de loi tuerait en effet la loi

européenne et son efficacité. A force de tenter d'avoir de l'impact sur les Européens, à force de se soucier de leur bien être, de leur travail ou de leur pouvoir d'achat, les législateurs européens en seraient devenus contre productifs. Pire, leur surabondance de travail aurait nourri les eurosceptiques de tout poil et de tous acabits. Après le trop d'information tue l'information, on aurait donc le trop de loi tue la loi…

Mais comme l'absence d'esprit critique tue le journaliste ou à défaut le journal qui le

nourrit, il est sans doute utile de prendre de la distance face à cette affirmation sur l'impact de la législation européenne. Et à l'heure où la presse européenne connaît moultes concentrations capitalistiques tandis que la Commission européenne s'interroge sur la façon de construire une meilleure politique de communication sur l'Union, en venir à s'interroger soi même sur l'impact général de la législation européenne sur les métiers des journalistes prend-il un sens tout particulièrement actuel.

Même l'apprenti journaliste en sera vite convaincu: le travail des institutions européennes,

et donc en premier lieu, la production législative a un impact sur le travail des journalistes. C'est physique. A Strasbourg comme à Bruxelles, institutions européennes et journalistes travaillent de conserve si ce n'est de concert, en tout cas le plus souvent concentrés en un même périmètre, en un même cercle. L'Union européenne a beau multiplier les représentations diplomatiques, les agences spécialisées comme celle de la sécurité ferroviaire à Valenciennes ou celle de la sécurité alimentaire à Parme, l'Union européenne a beau développer les structures de réseau où les uns et les autres apportent conseils et expertises personnelles, une réalité demeure, celle de la concentration du travail, tant géographique que politique ou décisionnelle.

Sans doute faut-il aller au-delà de cette image et de cette réalité de gestion du pouvoir

pour apprécier l'impact concret de la législation sur les métiers de journalistes. Il est bien entendu utile de distinguer les différents statuts et occupations des journalistes (en fonction du média, du contrat de travail…), mais il est aussi pertinent de nuancer l'analyse en fonction de l'affectation du

CONSULTING

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journaliste (PQR, PQN, correspondant étranger). Cette affectation a souvent des répercussions importantes sur la nature même du journalisme, pas seulement par ce qu'on n'a pas besoin des mêmes ressources ni des mêmes talents pour être fait-diversier ou chef de rubrique dans un magazine national, mais aussi parce que la différence d'affectation géographique implique pour le journaliste de savoir traiter différentes scène politiques. C'est ainsi qu'on peut déceler deux catégories de journalistes européens: le journaliste qui vit en Europe et le journaliste qui traite des affaires européennes. Ce dernier ressentira sans doute davantage d'impact de la part de la législation européenne car il sera au plus près de son élaboration même.

Officiellement donc, bien des points indiquent un impact réel de la législation des

institutions européennes sur le travail des journalistes européens considérées comme acteurs des médias mais aussi comme simples travailleurs ou comme tout autre acteur du marché intérieur.

Pour autant, cet impact doit souvent être considéré comme accidentel comme si le

journaliste en tant que tel n'était pas la première cible.

I) Le journaliste, en première ligne officielle de l'activité des institutions européennes

Même si à peu près tous les journalistes ont vocation à relater la production législative et

ses conséquences, il est logique que les journalistes affaires européennes soient plus que les autres affectés par le mode de fonctionnement des institutions. Quoi qu'il en soit, les institutions européennes pratiquent peu de discrimination entre ces différentes catégories de journalistes, les correspondants en poste à Bruxelles ou Strasbourg bénéficiant cependant d'un allègement des formalités d'accès à leurs bâtiments officiels.

Cela montre que les institutions européennes ont tenté d'adapter certaines de leurs

structures en fonction même des impacts que cela pourrait avoir sur le travail des journalistes. De manière tout aussi prosaïque, ces institutions exercent des activités centrées sur l'activité même des journalistes.

A) Les structures des institutions européennes form atent le travail des journalistes

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Au-delà de la question du référendum sur la constitution européenne tenu en France et aux Pays Bas, les institutions européennes ont de longue date mis en place des structures pour tenter de renverser la tendance d'une opinion publique pour le moins boudeuse. C'est aussi la conséquence d'un mot d'ordre politique en provenance de l'Europe du Nord, porté par le Parlement européen fortement tourné vers la transparence des débats et des travaux législatifs.

1) Le formatage du travail des journalistes par des organismes officiels dédiés.

Peut être parce que la construction du marché commun puis celle du marché unique sont désormais considérés comme un acquis entré dans les mœurs et donc non plus comme un avantage, les institutions éprouvent des difficultés à faire recette sur l'Union européenne. La seule campagne récente qui contredise cette tendance est la campagne sur d'information sur l'euro. Election européenne après élection européenne, rien n'y fait, pas même l'élargissement de 2004, l'opinion publique des Etats membres se montre morose, tiède quand elle n'est pas hostile à l'activité des institutions européennes. Certains chefs d'Etats en stigmatisent les lenteurs alors que ce sont parfois eux qui ont poussé ces dernières à avoir des exigences moindres que leurs propositions initiales (cf le cas de la sécurité maritime au regard du naufrage du Prestige). Taper sur les institutions européennes sans vergogne fait donc recette chez les politiques. Du coup, exercer un travail critique chez les journalistes sur la réalité de la construction européenne n'est pas toujours chose aisée car ils risquent d'être assimilés à des hommes politiques alors qu'ils ne font qu'exercer leur devoir professionnel.

Pourtant, les institutions européennes déploient depuis longtemps déjà quantités de structures et de fonds pour accueillir le travail des journalistes. La plus récente initiative vient sans doute de la Commissaire en charge de la communication Margot Wallström en réaction aux échecs des référenda français et néerlandais sur le projet de Constitution européenne. En dépit de son actualité récente, cette initiative s'inscrit dans une tradition bien établie d'aller à la rencontre du journaliste "affaires européennes". Certes, comme on l'a déjà vu, les institutions européennes ont concentré leurs habitudes de travail, -à Bruxelles, entre le Rond Point Schuman et le Quartier Léopold-, mais la concurrence est rude entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil des ministres pour faire triompher son point de vue et prendre une décision européenne.

Aussi, c'est à qui bombardera le mieux les journalistes de leurs arguments et études pour les convaincre de la justesse de leurs positions politiques ou de leurs propositions législatives. Le travail du journaliste s'en trouve forcément formaté car les informations qu'il a à traiter illustrent cette lutte de pouvoir entre les institutions européennes, membres d'un système inachevé: la

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nécessité de chacune des institutions de se justifier par rapport aux autres entraîne une surabondance de communications techniques et politiques où le journaliste peut se trouver perdu.

L'institution qui gagne alors ce jeu est celle qui le guide ou le séduit le mieux. D'où l'importance des structures dédiées:

• La Commission européenne maintient elle ainsi l'habitude prise sous Romano Prodi de rattacher hiérarchiquement les porte-parole à la Direction Générale de la Communication et au cabinet du Président afin d'éviter les discordances de communication connues sous la Commission de Jacques Santer.

• Le Parlement Européen a lui aussi une Direction à part en charge des média, avec un accent mis sur l'audiovisuel. Mais en raison de la diversité des partis politiques, l'unité de communication est bien moindre, chaque parti, chaque groupe politique ayant ses propres services: la personnalisation des contacts avec les journalistes prend alors plus d'importance au risque d'une trop grande proximité, risque qui n'est pas absent des contacts prolongés avec les autres institutions. Mais c'est seulement en courant ce genre de risque que peuvent s'établir des relations de confiance entre agents des institutions et journalistes, relations à même d'aller au-delà des informations officiellement disponibles ça et là. Au nom donc d'un travail qui cherche l'exhaustivité, le journaliste a besoin d'une proximité géographique durable que ne vient pas remplacer la société de l'information, relations humaines obligent.

C'est peut être la difficulté du reportage sur le travail des institutions européennes qui explique la durée à rallonge de certains journalistes affaires européennes à Bruxelles, durée éminemment susceptible d'amoindrir leur distance critique du coup de la montée d'une naturelle empathie.

• Le Conseil des ministres a étoffé son équipe de presse depuis un certain temps déjà en recrutant, à l'image de la Cour de Justice de Luxembourg, des spécialistes de l'information et de la communication chargés de transmettre le point de vue le plus à même de rallier les suffrages de la majorité des Etats membres.

2) L'objectif de transparence législative, méthode de formatage du travail des journalistes

Les conclaves politiques, les négociations en secret, les réunions discrètes des Conseils des ministres en train de s'accorder sur telle proposition de loi ou tel amendement du Parlement européen, tout cela n'a pas bonne presse. En réponse à la pression des pays de l'Europe du Nord, notamment des écologistes finlandais mais aussi du gouvernement suédois, les institutions européennes ont décidé de donner davantage de publicité à la préparation de la législation. Au sein de la Commission européenne

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ainsi, tout refus de communication de document doit être soigneusement motivé. Certaines présidences de l'Union Européenne ont d'ailleurs eu à cœur de filmer certains débats des ministres.

Il n'est pas certain que cet objectif de transparence démocratique ait eu tout l'effet escompté: en

cas d'obligation de communication des documents officiels, certains de ces derniers perdent alors le statut d'officiel ou de document tout simplement (on les appelle des "non papers") et le filmage des débats les transforme en assauts d'amabilités convenues le temps d'attendre que les caméras quittent la scène. Du coup, la transparence des préparations de lois peut avoir pour conséquence un rapatriement du travail en coulisse. Auquel cas, pour rendre compte des travaux européens législatifs préparatoires, soit le journaliste doit avoir de bonnes amitiés bien placées (mais avec quelle impartialité?), soit il doit se contenter de la vulgate officielle, des dépêches, et alors il perd une bonne partie de l'information.

L'objectif de transparence n'est donc pas neutre sur le travail du journaliste; il peut même se

révéler contre-productif alors que son ambition est au contraire d'apporter davantage de grain à moudre au moulin du journaliste. Pour les institutions, la transparence doit aboutir à bien transmettre leur message. En octobre 2006, les services de la Commission en charge de la santé se sont exprimés en ce sens: "Nous souhaitons que les médias soient, le moment venu, en mesure d'agir au mieux de manière à limiter

les effets de panique collective et à aider au mieux la population", a dit Mme Benassi, fonctionnaire en charge de la santé des consommateurs, "pour l'heure il n'est pas question, dans les deux pays les mieux préparés contre la pandémie, la France et la Grande-Bretagne, de procéder à une réquisition des médias par les pouvoirs publics."

B) Le travail du journaliste au quotidien, une cert aine cible des institutions européennes

Parce qu'on l'assimile à un vecteur de démocratie, le journaliste fait l'objet de l'activité issue de certaines préoccupations des institutions européennes. Cette sensibilité se traduit par des opérations de communication et d'information mais aussi par des tentatives de peser sur le travail au quotidien des journalistes dans l'Union Européenne.

1) La préoccupation des institutions européennes fa ce à la précarisation des journalistes

Régulièrement, les institutions européennes se soucient de la précarisation du travail de

journaliste, tant en raison du financement de leur vie quotidienne au regard de contrats de travail aux fortunes diverses qu'en raison de la concentration capitalistique des groupes de média possédés par des industriels ou des banques.

La Commission Européenne et le Bureau International du Travail ont-ils ainsi soutenu un rapport

sur "La nature changeante du travail" (juin 2006). Cette étude affirme observer "une tendance à

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abandonner la négociation collective et à glisser vers les négociations individuelles" en matière d'emploi dans les médias. Selon cette étude, "ces changements semblent avoir un impact négatif sur la qualité du contenu rédactionnel et peuvent mettre en danger le rôle de vigilance qu'ont les médias vis-à-vis de la société. L'insécurité de l'emploi peut ouvrir la voie, et c'est perceptible, à un recul du journalisme critique et d'investigation; les modifications dans la concentration des médias et les pressions exercées par les forces extérieures peuvent entraîner un glissement vers l'autocensure…".

Au soutien de cette analyse, on peut citer la plainte déposée par l'organisation professionnelle

irlandaise ICTU auprès du Bureau International du Travail qui déplore l'usage du droit de la concurrence pour prohiber les actions judiciaires collectives de journalistes indépendants. De son côté, Daniel Deloit, directeur de l'Ecole Supérieure de Journalisme (ESJ) de Lille en est venu en octobre 2006, à constater "un double mouvement de concentration et d'émiettement des médias. Cela entraîne une paupérisation de la profession masquée par quelques grandes réussites." Le taux de pigistes chez les lauréats de l'ESJ semble en effet désormais substantiel (39% sur les trois dernières promotions). Pierre Desfassiaux, secrétaire Général du Syndicat National des Journalistes constatait de son côté que "les nouveaux médias correspondent à des secteurs peu structurés où il n'y a pas vraiment de syndicats patronaux et où les syndicats de journalistes sont peu représentés: un no man's land où tous les coups sont permis".

Dans le même ordre d'idée, la Direction Générale Emploi de la Commission Européenne

finançait-elle en 1997 un rapport d'experts intitulé " Construire la société européenne de l'information pour tous", qui s'inquiétait de "ce que l'internationalisation et la concentration simultanée des médias pourrait engendrer un déficit démocratique." D'où la proposition de "création d'un Conseil européen des médias indépendant pour garantir la représentation pluraliste des médias, préserver la liberté d'expression et soutenir le débat démocratique au sein de l'UE."

Concrètement et peut être à plus brève échéance, la Commission Européenne a lancé en 2002

(Commission Prodi) un projet de directive sur le travail temporaire. Cette proposition soutient un principe général selon lequel les employés des agences de travail temporaire auraient droit aux conditions de travail identiques à ceux des personnes employées dans l'entreprise sans passer par la dite agence de travail intérimaire. Deux exceptions sont prévues, en cas de contrat permanent avec l'agence ou en cas d'accord collectif. Depuis 2003, le Conseil des ministres bloque le projet, certains Etats exigeant une exemption pour les contrats de 6 mois. Dans un monde de journalistes où les correspondants permanents salariés ne sont pas forcément légions, ce projet pouvait apporter des solutions intéressantes. Ce ne sont sans doute pas les pigistes permanents dont certaines radios, même publiques, sont friandes qui viendront dire le contraire.

Les institutions européennes se préoccupent donc de la situation précaire des travailleurs, dont

les journalistes, mais la direction qu'elles donnent à leur législation comme celle que l'on peut attendre de la part des Etats membres laisse planer le doute sur le résultat escomptable. L'un des principaux écueils à une véritable harmonisation des droits des travailleurs précaires semble d'ailleurs rester les divergences d'interprétation dans les droits nationaux du mot "travailleur" lui même. Les différentes

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approches quant à la qualification du lien de subordination et à son identification n'arrangent rien de leur côté.

Observant ainsi la multiplication des différents types de contrats de travail affectant les

personnels de l'audiovisuel, et parfois l'absence corrélative de droits du travail, dont les journalistes, la Direction Générale Emploi de la Commission Européenne déclarait elle en mai 2006 que "l'adoption d'une loi en la matière pourrait être nécessaire".

En ce sens, le projet de livre vert (étude lancée par la Commission avec des questions posées

aux responsables du secteur visé pour pouvoir paramétrer au mieux une proposition de loi) en vue d'adapter le droit afin de "promouvoir la sécurité et la flexibilité pour tous" semble vouloir explorer les possibilités d'effacer "les discordances entre d'un côté cadre légal et contractuel, et, d'un autre côté les réalités du monde du travail. Mais l'objectif est de se concentrer sur les relations individuelles du travail plutôt que sur les questions collectives" car " le travail indépendant est aussi un moyen de faire face aux besoins issus des restructurations en réduisant les coûts directs ou indirects et en gérant les ressources de manière plus souple face aux circonstances économiques imprévues."

2) Les tentatives des institutions européennes de s tructurer le dialogue social dans les médias

L'individualisation des relations du travail que connaît le milieu journalistique se retrouve dans la difficulté qu'il a à se fédérer. Dans son étude menée à propos du travail atypique dans l'industrie des médias en 2006, la fédération international des journalistes est obligée de constater que des pays comptant nombre de journalistes n'ont pas répondu à son enquête. De même, dans le cadre des négociations du GATS (General Agreement on Trade in services), bien des pays n'ont pas envoyé de représentants…

Pourtant, dans le cadre du dialogue social européen initié par la Commission européenne et les

partenaires sociaux a été par ailleurs créé le Comité Audiovisuel le 29 avril 2004. Il rassemble des employeurs et des travailleurs dans des secteurs aussi variés que la radio, la télévision, les producteurs de films, les musiciens, les acteurs et les journalistes.

Autant dire que le caractère hétérogène de cette structure de dialogue social est très marqué. Il

s'agit en réalité beaucoup d'une initiative destinée à faire du lobbying sur la réforme de la directive Télévision sans frontière. C'est aussi une réaction aux conséquences possibles de l'élargissement de l'Union européenne sur le monde des médias qui ne se confond pas forcément avec celui des journalistes.

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En bref, aussi bien dans la législation initiée par les institutions européennes que dans les structures professionnelles, les journalistes semblent avoir bien du mal à faire entendre leur spécificité: la transmission éclairée et indépendante de l'information.

II) Le journaliste, un figurant du paysage législat if européen Si l'on s'en tenait au seul exemple français, la campagne pour le référendum sur la constitution

européenne a été marquée par une campagne quasi unanime en faveur de ce texte. Le résultat n'a sans doute pas été à la hauteur des espérances. Mais ce qui est aussi intéressant à noter, c'est la floraison des blogs, fora et autres sites internet, comme si le traitement par les journalistes traditionnels ne suffisait pas, comme si ce sentiment d'unanimité médiatique devait être considéré comme suspect.

Ce n'est qu'un exemple, qu'une hypothèse, mais cela nous montre peut être aussi que le

journaliste en Europe est contraint de subir bien des événements politiques et juridiques. Il en est parfois de même dans le domaine des effets de la législation des institutions européennes sur son travail, que ce soit à titre de négligence qu'à titre de choc frontal.

A) Le journaliste, un travailleur presque comme les autres Même si les institutions européennes reconnaissent son rôle spécifique, même si par exemple, à l'instar du Parlement Européen, elles créent un intergroupe parlementaire dédié à "la Presse, la Communication et aux libertés", il serait exagéré de dire que le journaliste est un authentique sujet de la législation européenne aussi souvent qu'on en vante les qualités. Son statut suit bien souvent l'évolution de la construction européenne comme d'ailleurs des technologies de l'information.

1) Le journaliste, acteur ordinaire du marché uniqu e

Comme tout travailleur, le journaliste utilise les libertés et droits sociaux mis en place par la construction communautaire depuis 1957: liberté de circulation, d'établissement et de travailler. Si les régimes de sécurité sociale ont évolué, il en a aussi bénéficié, comme les autres. C'est ainsi qu'il bénéficie de la lutte contre la discrimination basée par exemple sur le sexe ou l'âge. Certaines de ses fonctions, comme celles de secrétaire de rédaction par exemple permettent au journaliste de bien profiter de ces dispositions prolongeant dans le temps l'emploi d'un salarié. Mais il n'est pas certain que cela soit spécifique au journaliste. C'est une conséquence des technologies de la société de l'information.

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Comme beaucoup de représentants des salariés, les syndicats européens de journalistes se sont émus des conséquences de l'élargissement, et notamment de l'intensification de la circulation des travailleurs grâce à la directive dite "Bolkenstein". Mais comme les autres syndicats, ils se sont félicités (note FEJ Euronews de février 2006) de la nouvelle mouture de cette directive "services", pavoisant devant le retrait des secteurs audiovisuels de la directive et devant le retrait de la notion de pays d'origine. Par là même, ils négligeaient la directive de 1996 sur les travailleurs détachés en cas de prestation de services: celle-ci prévoit déjà l'application de la notion du pays d'origine, et donc la non application de la loi du pays où sont effectués les services.

Selon cette directive, lorsque la durée du détachement est inférieure à 8 jours ou si l'Etat membre

juge de faible ampleur le travail, c'est le droit du pays d'origine qui s'applique encore. La vraie question était donc bien plus de savoir si la directive de 1996 est effectivement appliquée ou pas…Cette référence au débat sur l'ex "directive Bolkenstein" a montré que les syndicats de journalistes européen ont donné dans le même concert que les autres syndicats de travailleurs comme si, plus que tout, ils ne voulaient décidemment pas s'en distinguer…

2) Le journaliste, fragile acteur européen par rico chet Le journaliste arrive à prendre plus de poids face à l'ensemble des autres travailleurs lorsque l'on évoque la question de la société de l'information et des nouvelles technologies dédiées. Mais cette focalisation sur le journaliste demeure limitée: ce n'est qu'à cause de ces technologies qu'on s'intéresse à lui et encore il peine à exister face à l'audiovisuel non journalistique. La Commission européenne en vient à constater que "la libéralisation progressive des industries audiovisuelles a entraîné une division croissante du travail tout le long de la chaîne de valeur". L'information serait-elle alors marchandise comme les autres? Le travail du journaliste en vient à être considéré comme rentable au vu de son coût salarial et social et non de la qualité de son travail in situ…

En 1996, la Commission européenne publiait-elle un livre vert intitulé "Vivre et travailler dans la société de l'information, priorité à la dimension humaine". On en vient ainsi à bien davantage s'intéresser au niveau européen et d'ailleurs national au contenant, aux médias, mais pas toujours au contenu sauf pour vérifier le respect des interdits (messages discriminatoires).

En 1997, un rapport d'expert commandé par la Commission s'inquiétait encore des risques des

dérives des nouvelles technologies de l'information, mettant en garde contre "le risque que trop d'informations et de débats ne nuisent à la conduite sérieuse des affaires et engendrent une démocratie en confettis. Il y a possibilité de confusion entre la transmission de données, la communication interpersonnelle et l'acquisition du savoir, il y a danger de confondre entre la transmission de données et le débat public" (Construire la société de l'information pour tous, avril 1997, DG emploi).

On mesure sans doute le chemin parcouru quand on lit le livre blanc (étude de la Commission

destinée à tester l'intérêt d'un sujet européen, sans propositions très concrètes) de Margot Wallström,

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commissaire européen en charge de la communication (février 2006) estimer qu' "il n'y a pas de démocratie saine sans communication. Le succès de cette entreprise dépendra de la participation de tous les acteurs-clé, à savoir les autres institutions et organes de l'UE, les autorités nationales, régionales et locales des Etats membres, les partis politiques européens et la société civile. Les informations doivent être rendues largement accessibles par un grand éventail de canaux, comprenant notamment les médias et les nouvelles technologies telles que l'internet". Selon les phrases de ce livre blanc, le journaliste est cité par ricochet ou, absent, il devient victime, par ricochet aussi.

B) La profonde difficulté des institutions à appréh ender le journaliste 1) La fréquente confusion entre communication et in formation

Comme on l'a vu dans la citation de Margot Wallström dans son dernier livre blanc, les institutions, pas seulement européennes associent de manière très étroite communication et information voire même pratiquent carrément une confusion entre les deux ("Il n'y a pas de démocratie saine sans communication. La démocratie ne peut prospérer que si les citoyens sont informés de la situation et que leur participation sans réserve est possible").

Margot Wallström a ainsi émis l'idée que la Commission européenne devait créer une agence de

presse pour mieux informer les Européens. Ce serait une structure pilotée par un organisme public diffusant des informations publiques au profit de celui-ci. Elle ne pourrait en fait donc pas diffuser de l'information mais de la communication. Voilà de quoi mettre mal à l'aise les journalistes en déconsidérant leur travail et in fine en l'accusant de partialité politique quand on ne suit pas la ligne officielle de l'Union. La Fédération Européenne des Journalistes ne s'y est pas trompée: lors de sa réunion de Bled (avril 2006), elle se disait convaincue que ce projet "vise à transformer les journalistes en agents de communication, insistant sur le fait que les institutions européennes n'ont pas à tenir le stylo, le micro ou la caméra des journalistes ou à se substituer à eux, mais plutôt à assurer leur nécessaire indépendance et leur libre accès aux sources afin que les journalistes apportent aux citoyens une information vérifiée, recoupée et mise en perspective".

Ce genre de confusion n'est pas propre aux institutions européennes. Dans son rapport rendu au

Premier ministre français, le député Michel Herbillon estimait en juin 2005 qu'" il existe une corrélation entre le niveau d'information et le soutien à la construction européenne". Ecrite sur les cendres de l'échec du référendum à la Constitution, cette phrase parait moins anodine qu'il y parait: elle repose sur des assimilations: 1) Les opposants à la Constitution sont des opposants à la construction communautaire…. Et 2) ils ne savent en général pas pourquoi ils ont voté….

Pourtant, les média français officiels n'ont pas ménagé leur énergie pour le leur expliquer. De

même, après le vote, ces mêmes médias n'ont pas ménagé leur peine pour expliquer ce vote comme

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une sanction contre Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin en faisant quasiment l'impasse sur les électeurs qui s'étaient réellement exprimés sur l'enjeu européen… De même, on peut s'interroger sur la pertinence de la remise de prix journalistiques par des syndicats européens à des reporters, pour leur travail d'auteur de blogs personnel, non pour leurs articles dont le produit les fait vivre… Est-ce à dire que la confusion entre communication et information serait aussi présente chez les journalistes eux-mêmes?

A titre d'exemple de ce genre de confusion eu niveau européen, Hans-Martin Tillack, journaliste

du magazine allemand Die Stern, parce qu'il avait bénéficié de fuites venant de l'intérieur de la Commission sur l'affaire Eurostat, est devenu l'objet de rumeurs de corruption orchestrées par l'Agence Anti Fraude OLAF, puis d'une descente de la police belge lui prenant tous ses documents au nom de la même rumeur… Le Tribunal de Première Instance européen (Luxembourg) n'y a rien trouvé à redire…

Des journalistes qui ont travaillé sur les mêmes thèmes de dysfonctionnement de l'OLAF ont

reçu un courriel les avertissant du risque à recevoir une plainte en justice contre toute personne portant atteinte à la réputation de l'agence…Au Parlement européen même, des députés (comme Daniel Cohn Bendit) ont jugé Hans Martin Tillack comme eurosceptique parce qu'il pointait du doigt ses dysfonctionnements. De quelle liberté de la presse s'agit-il?

2) La menace directe sur la protection des sources La législation européenne peut aller plus loin en s'en prenant directement à la matière première des journalistes: les sources d'information. Basée sur le droit et non plus seulement sur la force, l'UE ne respecte pas toujours ce principe. Des fonctionnaires s'en émeuvent et communiquent des informations à la presse. Il y a sans doute là aussi un jeu politique puisque parfois ce sont des syndicats de fonctionnaires qui transmettent ces informations.

Mais ce principe de saine information sur les violations des principes communautaires va être plus difficile à exercer depuis que la Conseil des ministres a approuvé avec le Parlement Européen une directive de rétention des données, détectant et enregistrant les communications dans l'UE. Toute donnée enregistrée (téléphone, internet, GSM) pourra être rendue disponible sans la moindre réserve légale pour toute enquête à l'occasion d'un crime quelconque. La menace sur la protection des sources semble donc se renforcer: non contente d'avoir des pratiques nationales (cf la récente perquisition au siège de journaux en Grande Bretagne, Irlande et Portugal), elle se dote maintenant d'un échelon européen.

S'agissant d'une directive, il reste aux Etats à la transposer dans leurs droits nationaux. Une

partie du combat des journalistes peut donc théoriquement encore se jouer auprès des élus nationaux pour éviter trop d'influence dommageable des institutions européennes sur le contenu ultime de leur travail. Rien n'est gagné: car si cette directive a vu le jour, c'est bien parce que les Etats l'ont acceptée au niveau du Conseil des ministres de l'Union Européenne et parce que le Parlement Européen a lui

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aussi donné son aval. C'est peut être l'occasion de souligner l'intérêt critique d'un travail journalistique critique dans l'Union Européenne.