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30 l territoires octobre 2011 DOSSIER Services publics locaux : innover pour résister ? Innover dans la tarification Les politiques tarifaires mises en place par les collectivités ont un impact sur l’accessibilité et le financement des services publics. Les gestions de l’eau et des transports publics sont ainsi devenues les terrains d’expérimentations favoris des collectivités locales dans ce domaine. G arantir des services publics ac- cessibles à toutes les tranches de population, y compris les plus démunies, peut vite tourner au casse-tête en période de restrictions budgétaires. Les collectivités locales le savent bien, mais certaines d’entre elles ne renoncent pas à tester des so- lutions qui soient à la fois égalitaires, durables et viables. Les politiques ta- rifaires sont sans doute l’instrument le plus parlant pour les administrés, parce qu’ils en constatent au quoti- dien les effets. Dans ce domaine, l’in- novation tarifaire tourne souvent au- tour de la notion de gratuité, bien que d’autres pistes existent. Aujourd’hui, en France, l’accès à l’eau et aux trans- ports en commun représente le ter- rain privilégié d’expérimentation de ces formes de tarification. Eau : tous progressifs Fin 2010, la ville de Libourne a beau- coup fait parler d’elle suite à la mise en place d’une tarification « sociale et pro- gressive » de l’eau. « Sociale » puisque désormais chacun des 11 000 abonnés de la commune (particuliers, admi- nistrations et entreprises) a le droit à 40 litres d’eau par jour au prix quasi symbolique d’1,5 euros. Ce qui revient à 10 centimes d’euro le mètre cube, soit sept fois moins que le prix prati- qué sur la commune avant l’introduc- tion de la nouvelle tarification. Elle est également « progressive », car le tarif au mètre cube augmente par tranche. Ainsi, de 16 à 120 m 3 , ce volume est considéré comme « utile » et facturé 70 centimes le mètre cube. C’est dans cette tranche que va se situer la plupart des usagers, selon une consommation moyenne annuelle historiquement proche de 120 m 3 . Ensuite, de 121 à 150 m 3 , le prix au mètre cube passe à 75 centimes ; puis à 83 au-delà. Le dis- positif dans son ensemble vise à allé- ger la note pour les ménages les plus modestes et à toucher le porte-mon- naie des gros consommateurs pour les inciter, à terme, à faire plus d’écono- mies. Une idée qui n’est pas née dans la tête de Gilles Mitterrand, maire de cette commune de 25 000 habitants. Plusieurs autres villes de France pra- tiquent déjà depuis longtemps une forme de tarification plus ou moins progressive. Cela va des deux tranches de Niort aux cinq tranches de Rouen, en passant par des réductions sur les premiers mètres cubes de consomma- tion à Arras ou Bordeaux. Selon un recensement du Cemagref, 2 % des communes (5 % de la population) appliquaient en 2004 une tarification progressive pour la distribution. Pour Henri Smets, membre de l’Académie de l’eau et expert en économie de l’eau, le taux actuel se situe entre 5 et 10 % des communes : en progression, certes, mais encore marginale. « Nous avons beaucoup de retard par rapport à nos voisins belges ou espagnols », estime l’auteur d’un rapport sur le sujet sorti en 2011. « Mais, depuis récemment, on constate que lorsqu’il est question de changer de tarif, souvent on le fait au pro- fit d’une tarification progressive. » Cela a été le cas à Libourne, mais aussi dans la communauté d’agglomération des Lacs de l’Essonne. Depuis le 1 er jan- vier 2011, l’agglomération a repris sous forme de régie l’exploitation du réseau et la distribution de l’eau. Première nouveauté : une tarification en trois tranches avec 3 litres d’eau par jour et par personne gratuits à travers une remise en facture de 2,7 %. Peu importe d’ailleurs si l’eau est gérée en régie ou en délégation de service public : « Les entreprises ne font pas de blocage. Au contraire, elles sont favo- rables à ce système », souligne Henri Smets. Le passage en tarif progressif de la ville de Libourne s’est fait par exemple dans le cadre de la reconduc- tion d’un contrat avec la Lyonnaise des eaux, à l’issue tout de même d’une longue négociation. Et pourtant, les Entre 5 et 10 % des communes appliquent une tarification progressive de l’eau.

Innover dans la tarification

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Revue Territoires n° 521 (Octobre 2011)

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DOSS IERServices publics locaux : innover pour résister ?

Innover dans la tarification

Les politiques tarifaires mises en place par les collectivités ont un impact sur l’accessibilité et le financement des services publics. Les gestions de l’eau et des transports publics sont ainsi devenues les terrains d’expérimentations favoris des collectivités locales dans ce domaine.

Garantir des services publics ac-cessibles à toutes les tranches de population, y compris les

plus démunies, peut vite tourner au casse-tête en période de restrictions budgétaires. Les collectivités locales le savent bien, mais certaines d’entre elles ne renoncent pas à tester des so-lutions qui soient à la fois égalitaires, durables et viables. Les politiques ta-rifaires sont sans doute l’instrument le plus parlant pour les administrés, parce qu’ils en constatent au quoti-dien les effets. Dans ce domaine, l’in-novation tarifaire tourne souvent au-tour de la notion de gratuité, bien que d’autres pistes existent. Aujourd’hui, en France, l’accès à l’eau et aux trans-ports en commun représente le ter-rain privilégié d’expérimentation de ces formes de tarification.

Eau : tous progressifs Fin 2010, la ville de Libourne a beau-coup fait parler d’elle suite à la mise en place d’une tarification « sociale et pro-gressive » de l’eau. « Sociale » puisque désormais chacun des 11 000 abonnés de la commune (particuliers, admi-nistrations et entreprises) a le droit à 40 litres d’eau par jour au prix quasi symbolique d’1,5 euros. Ce qui revient à 10 centimes d’euro le mètre cube, soit sept fois moins que le prix prati-qué sur la commune avant l’introduc-tion de la nouvelle tarification. Elle est

également « progressive », car le tarif au mètre cube augmente par tranche. Ainsi, de 16 à 120 m3, ce volume est considéré comme « utile » et facturé 70 centimes le mètre cube. C’est dans cette tranche que va se situer la plupart des usagers, selon une consommation moyenne annuelle historiquement proche de 120 m3. Ensuite, de 121 à 150 m3, le prix au mètre cube passe à

75 centimes ; puis à 83 au-delà. Le dis-positif dans son ensemble vise à allé-ger la note pour les ménages les plus modestes et à toucher le porte-mon-naie des gros consommateurs pour les inciter, à terme, à faire plus d’écono-mies. Une idée qui n’est pas née dans la tête de Gilles Mitterrand, maire de cette commune de 25 000 habitants. Plusieurs autres villes de France pra-tiquent déjà depuis longtemps une forme de tarification plus ou moins progressive. Cela va des deux tranches de Niort aux cinq tranches de Rouen, en passant par des réductions sur les premiers mètres cubes de consomma-tion à Arras ou Bordeaux. Selon un recensement du Cemagref, 2 % des

communes (5 % de la population) appliquaient en 2004 une tarification progressive pour la distribution. Pour Henri Smets, membre de l’Académie de l’eau et expert en économie de l’eau, le taux actuel se situe entre 5 et 10 % des communes : en progression, certes, mais encore marginale. « Nous avons beaucoup de retard par rapport à nos voisins belges ou espagnols », estime l’auteur d’un rapport sur le sujet sorti en 2011. « Mais, depuis récemment, on constate que lorsqu’il est question de changer de tarif, souvent on le fait au pro-fit d’une tarification progressive. » Cela a été le cas à Libourne, mais aussi dans la communauté d’agglomération des Lacs de l’Essonne. Depuis le 1er jan-vier 2011, l’agglomération a repris sous forme de régie l’exploitation du réseau et la distribution de l’eau. Première nouveauté : une tarification en trois tranches avec 3 litres d’eau par jour et par personne gratuits à travers une remise en facture de 2,7 %. Peu importe d’ailleurs si l’eau est gérée en régie ou en délégation de service public : « Les entreprises ne font pas de blocage. Au contraire, elles sont favo-rables à ce système », souligne Henri Smets. Le passage en tarif progressif de la ville de Libourne s’est fait par exemple dans le cadre de la reconduc-tion d’un contrat avec la Lyonnaise des eaux, à l’issue tout de même d’une longue négociation. Et pourtant, les

Entre 5 et 10 % des communes appliquent une tarification progressive de l’eau.

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questions de gouvernance peuvent en retarder la mise en place. C’est ce qui s’est passé à La Seyne-sur-Mer. Inspiré par l’expérience de Libourne, la Ville, qui travaille avec le même prestataire, a monté un dossier. « Mais le montage est plus complexe chez nous, car Libourne possède un forage et est donc son propre producteur d’eau », explique Nathalie Mille, conseillère municipale délé-guée à l’eau et à l’assainissement. « En revanche, notre prestataire nous distribue de l’eau rachetée au Canal de Provence et au Lac de Carcès. » Plus d’acteurs, plus de négociations, plus de temps...

Craintes et fausses promessesL’adoption d’un tarif progressif et so-cial n’est pour autant pas une solution miracle. Certes, la mesure est à bud-get égal pour la collectivité à partir du moment où les remises accordées aux premières tranches sont compensées par les factures des gros consomma-teurs. Dans une petite ville comme Le Séquestre (Tarn), le passage en 2009 au tarif progressif a fait baisser la facture des 1 500 habitants de 70 %. Pour que le tarif progressif ne soit pas simple-ment « symbolique », l’écart entre les tranches doit être sensible. « Or, ce n’est pas toujours le cas : le Syndicat des eaux d’Île-de-France, par exemple, propose trois tarifs à 0,6, 0,8, 1 », glisse Henri Smets.

Ensuite, le simple caractère progressif ne garantit pas un effet en faveur des ménages plus défavorisés. « L’effet social d’un tarif progressif n’est que marginal si l’on ne supprime pas la part fixe de l’abon-nement. » Le tarif des Lac de l’Essonne, plus cher mais sans abonnement, serait donc plus social que celui de Libourne qui, en revanche, exige un abonnement à 15 euros HT par an (ce qui est déjà un tarif bas). Enfin, nombreux sont

ceux qui craignent des effets pervers sur certaines tranches de population, notamment les ménages nombreux en logement collectif. « C’est d’ailleurs l’argument qui met souvent fin aux débats dans les conseils communaux qui décident d’aborder le sujet », reconnaît Henri Smets. Au Séquestre, la mairie avait prévu de prendre en charge des éven-tuelles augmentations affectant ces fa-milles mais, finalement, cela n’a pas été nécessaire. « La consommation est beau-coup plus proportionnelle aux revenus et à

l’utilisations de l’eau qu’au nombre de per-sonnes dans un foyer », constate Gérard Poujade, maire de la commune.

Trains et bus à l’œilDifférente est la logique qui inspire les expérimentations en matière de politique de tarification des réseaux de transport urbain et extra-urbain. Dans ce cas, au contraire, le tarif progressif (plus on parcourt de kilomètres, plus on paye) est de plus en plus remplacé par des forfaits. Et même, en matière de transport urbain, la gratuité progresse. Il y a encore dix ans, il n’y avait que la ville d’Issoudun (36) à pratiquer la gratuité sur son réseau. Aujourd’hui, douze réseaux urbains de villes et deux communautés de communes ont fait ce choix. On y retrouve d’ail-leurs, depuis la rentrée 2010, la ville de Libourne. Ces collectivités ont plutôt constaté que le maintien d’un système de billetterie était trop onéreux par rapport aux entrées qu’il engendrait. Elles ont donc jonglé avec les deux autres sources de financement – le ver-sement auquel sont soumises toutes les entreprises de plus de neuf salariés, et les contributions publiques – pour supprimer les tickets. Résultat : une augmentation de la fréquentation pouvant dépasser 100 % et des bus remplis. Mais aussi le mécontente-

La gratuité des transports serait sans effet sur la fréquence, la fiabilité et le maillage des réseaux.

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ment de l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP), qui accuse les municipalités d’être en train de « bra-der » un service public qui mériterait d’être payé à son juste prix. « La gratuité ne permet pas d’absorber efficacement le rebond de fréquentation qu’elle suscite, elle peut donc à terme menacer la qualité du service rendu », affirme l’UTP dans une note. « La malveillance s’est développée, la relation personnel-usagers s’est dégradée. » La Fédération des associations d’usa-gers des transports (Fnaut) défend des tarifs sociaux pour les ménages à faible revenu mais s’oppose également à la gratuité. Accusée d’induire des dépla-cements inutiles et l’étalement urbain, elle n’aurait surtout pas d’effet sur la fréquence, la fiabilité et le maillage des réseaux. Et pourtant, aucune collecti-vité n’a fait marche arrière après l’ins-tauration de la gratuité. Elle reste néan-moins encore très marginale en France.

Tarif unique sur cars et TERUne mesure beaucoup plus diffusée dans le pays est le tarif unique au sein des réseaux de transport départemen-taux. Selon les chiffres du Gart (grou-pement des autorités responsables de transport), 45 des 90 réseaux de France métropolitaine pratique-raient un tarif unique allant de un à trois euros par trajet. Et la tendance va clairement dans ce sens : « Ces deux dernières années, nous avons observé une croissance de 40 % », explique Florence Geremia, chercheuse au Certu, spé-cialisée dans les politiques tarifaires dans les transports publics. « Alors que, paradoxalement, les collectivités ont de moins en moins de ressources. Il est pourtant difficile pour elles de revenir sur des choix de ce type, faits pour attirer une clientèle active ou scolaire. » Le phéno-mène est néanmoins trop récent pour que l’on puisse disposer d’analyses fines des impacts de la mesure. C’est pourquoi les tentatives d’appliquer ces politiques tarifaires au transport ferro-viaire régional suscitent aujourd’hui scepticisme, voire hostilité. Parmi les premières à tenter l’expérimentation, la région Poitou-Charentes a lancé, dès 2004, le TER à un euro pendant l’été. Initiative victime de son succès puisque les trains ont été pris d’assaut et ont subi des graves dégradations. « La facture présentée par la SNCF a

entraîné l’arrêt d’une initiative qui ne pouvait réussir, peut-être, qu’avec un per-sonnel d’encadrement nombreux… que la SNCF n’a plus », juge Bernard Plicahrd, vice-président de la Fnaut régionale. Des promotions ponctuelles toujours à un euros ont par la suite été ten-tées sans rencontrer un franc succès, jusqu’à ce que, cette année, la région propose un « pass mobilité » pour les salariés à 40 euro maximum, ce qui ramène les trajets à un euro. Pour

l’instant, la seule région qui semble croire à la tarification unique et at-tractive est le Langedoc-Roussillon. L’ancien président Georges Frêche s’était en effet engagé à appliquer à l’ensemble du réseau régional un tarif à un euro. Depuis sa mort, son successeur Christian Bourquin a re-pris le flambeau et lancé cet été une expérimentation sur la ligne TER

entre Nîmes et le Grau-du-Roi (Gard). Avant l’été, les inquiétudes étaient grandes. Si, à la différence du Poitou-Charentes, les voyageurs se sont mon-tré respectueux, des doutes persistent quant au financement de l’opération. « En juillet-août 2010, alors que le billet s’élevait à 6 euros en moyenne, la ligne avait généré 30 000 euros par mois de recettes », rappelle Pascal Rousson, responsable régional à la CGT trans-ports. « Certes, cette année on a eu cinq fois plus de voyageurs, mais cela ne suffit pas à payer la différence. » Pour éviter que les contribuables aient à payer cette ardoise, le syndicat souhaite-rait que le versement obligatoire des entreprises soit étendu au transport ferroviaire régional. Car il faut rap-peler qu’aujourd’hui, le financement des TER absorbe déjà jusqu’à 25 % des budgets régionaux. On s’explique alors pourquoi, à la veille des États généraux du transport ferroviaire régional de Nantes, Alix Lecadre, conseiller aux infrastructures et transport à l’Association des régions de France (ARF), ne soit pas du tout optimiste quant à la généralisation de ces tarifs. n

Andrea Paracchini

45 des 90 réseaux de France métropolitaine pratiqueraient un tarif unique allant de un à trois euros par trajet.

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