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Le temps qui passe Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d’une rencontre sans lendemain > Sophie Mendelsohn * Psychologue clinicienne, doctorante en thèse de troisième cycle, École doctorale de recherches en psychanalyse de Paris-VII, 9bis, rue Michel-Chasles, 75012 Paris, France Disponible sur internet 14 mai 2004 Jacques Lacan et Gilles Deleuze, une rencontre pour le moins improbable... Comment en effet imaginer une jonction entre le psychanalyste du désir fondé sur le manque et le promoteur philosophique de la machine désirante ? Que penser même de la possibilité d’une rencontre entre celui qui prône un « retour à Freud » et celui qui finit par vouloir faire imploser l’inconscient freudien pour mieux exproprier la psychanalyse de son terreau normatif, régulateur, quasi-clérical ? Inutile d’en dire plus pour qu’apparaisse d’emblée le caractère incongru du rapprochement de ces deux penseurs : à partir de 1972–1973 et de la publication de l’Anti-Œdipe [1], écrit conjointement avec Félix Guattari, la polémique avec la psychanalyse devient particulièrement virulente, les attaques frontales sont violentes et n’ont finalement ouvert sur aucun véritable débat. Á qui la faute ? Mais il y a un « avant l’Anti-Œdipe », constitué entre autre des deux thèses de Deleuze, Différence et répétition [2] et Logique du sens [3], publiées toutes deux en 1968 et 1969. C’est sur ce dernier ouvrage que, suivant les conseils de Lacan lui-même, je souhaite me pencher. Au cours de la séance du 12 mars de son séminaire de la même année, intitulé D’un Autre à l’autre 1 , Lacan renvoie en effet ses auditeurs à la lecture du livre « capital » que Gilles Deleuze vient donc de faire paraître, Logique du sens – et de signaler à ses auditeurs « qu’il doit y avoir quelque rapport avec mon discours, ce dont certes il [Deleuze] est le premier averti. [...] ». Et de continuer en disant qu’il y a là une façon « d’articuler, de rassembler dans un seul texte [...] ce qu’il en est au cœur de ce que mon discours a énoncé – et il n’est point douteux que ce discours est au cœur de ses livres puisqu’il y est avoué comme tel et que le séminaire sur la lettre volée en forme en quelque sorte le pas d’entrée, en définit le seuil ». C’est forcer un peu le texte deleuzien que de le lire de cette façon, mais enfin c’est malgré tout une manière « lacanienne » de lui faire allégeance... > Toute référence à cet article doit porter mention : Mendelsohn S. Jacques Lacan – Gilles Deleuze : Itinéraire d’une rencontre sans lendemain. Evol psychiatr 2004 ; 69. * Auteur correspondant : Mme Sophie Mendelsohn. Adresse e-mail : [email protected] (S. Mendelsohn). 1 Lacan J., D’un Autre à l’autre, séminaire 1968–1969, inédit. L’évolution psychiatrique 69 (2004) 364–371 www.elsevier.com/locate/evopsy © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.002

Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d'une rencontre sans lendemain

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Le temps qui passe

Jacques Lacan – Gilles Deleuze.Itinéraire d’une rencontre sans lendemain>

Sophie Mendelsohn *

Psychologue clinicienne, doctorante en thèse de troisième cycle, École doctorale de recherchesen psychanalyse de Paris-VII, 9bis, rue Michel-Chasles, 75012 Paris, France

Disponible sur internet 14 mai 2004

Jacques Lacan et Gilles Deleuze, une rencontre pour le moins improbable... Commenten effet imaginer une jonction entre le psychanalyste du désir fondé sur le manque et lepromoteur philosophique de la machine désirante ? Que penser même de la possibilitéd’une rencontre entre celui qui prône un « retour à Freud » et celui qui finit par vouloir faireimploser l’inconscient freudien pour mieux exproprier la psychanalyse de son terreaunormatif, régulateur, quasi-clérical ? Inutile d’en dire plus pour qu’apparaisse d’emblée lecaractère incongru du rapprochement de ces deux penseurs : à partir de 1972–1973 et de lapublication de l’Anti-Œdipe [1], écrit conjointement avec Félix Guattari, la polémique avecla psychanalyse devient particulièrement virulente, les attaques frontales sont violentes etn’ont finalement ouvert sur aucun véritable débat. Á qui la faute ?

Mais il y a un « avant l’Anti-Œdipe », constitué entre autre des deux thèses de Deleuze,Différence et répétition [2] et Logique du sens [3], publiées toutes deux en 1968 et 1969.C’est sur ce dernier ouvrage que, suivant les conseils de Lacan lui-même, je souhaite mepencher.Au cours de la séance du 12 mars de son séminaire de la même année, intitulé D’unAutre à l’autre1, Lacan renvoie en effet ses auditeurs à la lecture du livre « capital » queGilles Deleuze vient donc de faire paraître, Logique du sens – et de signaler à ses auditeurs« qu’il doit y avoir quelque rapport avec mon discours, ce dont certes il [Deleuze] est lepremier averti. [...] ». Et de continuer en disant qu’il y a là une façon « d’articuler, derassembler dans un seul texte [...] ce qu’il en est au cœur de ce que mon discours a énoncé– et il n’est point douteux que ce discours est au cœur de ses livres puisqu’il y est avouécomme tel et que le séminaire sur la lettre volée en forme en quelque sorte le pas d’entrée,en définit le seuil ». C’est forcer un peu le texte deleuzien que de le lire de cette façon, maisenfin c’est malgré tout une manière « lacanienne » de lui faire allégeance...

> Toute référence à cet article doit porter mention : Mendelsohn S. Jacques Lacan – Gilles Deleuze : Itinéraired’une rencontre sans lendemain. Evol psychiatr 2004 ; 69.

* Auteur correspondant : Mme Sophie Mendelsohn.Adresse e-mail : [email protected] (S. Mendelsohn).1 Lacan J., D’un Autre à l’autre, séminaire 1968–1969, inédit.

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 364–371

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© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.002

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Logique du sens, un « essai de roman logique et psychanalytique » selon les termes deDeleuze lui-même, est le support d’une recherche de « quelque chose qui n’est ni individuelni personnel, et pourtant qui est singulier, pas du tout abîme indifférencié, mais sautantd’une singularité à une autre, toujours émettant un coup de dés qui fait partie d’un mêmelancer toujours fragmenté et reformé dans chaque coup ». Ce « quelque chose » finira partrouver son nom dans le livre : une « singularité anonyme et nomade », qui n’est autre quela façon deleuzienne de nommer l’inconscient. Ce livre tourne tout entier autour de laquestion de savoir quoi faire, en philosophie et en psychanalyse, du structuralisme, ouplutôt d’un certain structuralisme qui se laisserait réinterpréter avec la psychanalyse. Eneffet, à cette époque, Deleuze se rattache encore ouvertement au courant structuraliste,mais d’une manière qui lui est véritablement singulière - cet héritage fera, après Logique dusens, l’objet d’un remaniement très important qui portera Deleuze vers d’autres horizons,que d’aucuns ont pu qualifier de « postmodernes ». Or, les séminaires de Lacan de lapériode correspondante (à peu près 1967–1972) sont également un moment critique de sathéorisation du sujet de l’inconscient et de la psychanalyse en fonction de sa propre dettepar rapport au structuralisme. Pour l’un comme pour l’autre, pourrait-on résumer d’uneformule, ce qui était au fond remonte à la surface – chez Deleuze, la profondeur obscure ducorps organique devient la surface du corps sans organe, l’être devient devenir, la penséedevient flux et intensité ; et chez Lacan le sujet se matérialise en un nouage topologique oùsurgit, sous une forme que l’on pourrait dire « géographique » et non plus historique, cequ’il en est des régimes d’organisation de l’espace psychique - Réel, Imaginaire etSymbolique. Deleuze ira beaucoup plus loin que Lacan dans la radicalisation de cette miseen question des origines structuralistes de sa pensée, jusqu’à se débarrasser avec pertes etfracas de la psychanalyse qui avait pourtant été le terrain privilégié de l’émergence de cesnouvelles questions concernant le sujet et la subjectivation. Et c’est bien ce qui, mesemble-t-il, fascine Lacan lecteur de Deleuze en 1969 : dans l’usage même que fait alorsDeleuze d’un structuralisme qui trouverait sa singularité de se nouer aux problématiquespropres à la psychanalyse, se trouve en germe le dépassement du structuralisme de ladeuxième génération, celui des années soixante, dans une philosophie dont la puissance nepouvait certainement pas laisser indifférent le psychanalyste qu’il était, concerné bien sûrpar ces points de rencontre possibles - en témoigne d’ailleurs la première séance duséminaire de cette année-là qui tente de conjoindre structuralisme et théorie marxiste.

À partir de 1966 - qui voit la publication d’ouvrages majeurs : entre autres les Écrits [4]de Lacan, Les Mots et les Choses [5] de Foucault ; l’année suivante est écrit l’article centralet programmatique de Deleuze intitulé « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »2 -, lestructuralisme s’impose pour tous ceux qui se situent dans le champ des sciences humainescomme un paradigme dominant au point que chacun se sent obligé de prendre position parrapport à lui, fût-ce pour refuser d’y inscrire sa pensée. Ce contexte particulier fait naîtred’ailleurs un certain nombre de prédictions apocalyptiques : c’est la mort de l’homme oubien celle du sujet, s’est-on écrié en lisant Foucault ; ou bien c’est le triomphe de lastructure dont le sujet se contente d’être simplement l’expression. Or, dans ce contexte,définir l’inconscient apparaît comme un enjeu majeur aussi bien à Lacan qu’à Deleuze :c’est à travers la question de l’inconscient, en effet, que sera possible la mise en jeu d’un

2 Deleuze G., « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? ». In ([6] p. 238–269).

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structuralisme à même de dépasser ses propres limites, d’éviter ses propres impasses,d’impliquer son propre dépassement, autrement dit de sortir du sujet comme formeimposée pour atteindre autre chose, que l’on pourrait appeler les « modes de subjectiva-tion ». Cela n’aura d’ailleurs pas échappé aux commentateurs de Deleuze, qui le souli-gnent : « La question de la subjectivation est en effet la question fondamentale et récurrentepour Deleuze [...]. Tandis que Hume [une des inspirations philosophiques de Deleuze]attribuait au sujet une « forme nécessaire », Deleuze le pense à partir d’un « principe mobiled’unification par distribution nomade » ([7], p. 78)3. Et cela n’est pas sans lien avec la façondont Deleuze a défini « son » structuralisme dans l’article de 1967 : « Le structuralismen’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et ledistribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer deplace en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou desingularités, mais pré-individuelles » ([6], p. 267). Je ferai donc l’hypothèse que c’estjustement cette façon singulière de s’emparer du structuralisme qui intéresse Lacan dans lapensée de Deleuze, ce dont témoigne sa prise de position très claire au cours de cette séancedu 12 mars 1969 : « Quand vous lirez Deleuze - il y en a peut-être quelques uns qui sedonneront ce mal – vous vous y romprez à des choses que la fréquentation hebdomadaire demes discours n’ont apparemment pas suffi à vous rendre familières, sinon j’aurais plus deproductions de ce style à lire, c’est que l’essentiel, est-il dit quelque part, du structuralisme,si ce mot a un sens, [...] l’essentiel, c’est à la fois ce blanc, ce manque dans la chaînesignifiante, avec ce qu’il en résulte d’objets errants dans la chaîne signifiée ».

Ce blanc, essentiel en effet, il y a longtemps que Lacan tourne autour : c’était déjà lafonction de la lettre dans le séminaire sur « La lettre volée » datant de 1955, où la nouvelled’Edgar Poe était analysée à la lumière de cet objet manquant autour duquel s’organisentles positions de chaque personnage. Ce séminaire, placé ensuite en ouverture de la série desÉcrits, est généralement considéré comme le « manifeste structuraliste » de Lacan, ou toutau moins le moment le plus manifestement structuraliste de sa théorisation. Il se joue eneffet, autour de cette « case vide » que constitue la lettre volée, la mise en lumière de deuxséries dont les places sont occupées par des sujets variables : dans la première série setrouvent le roi qui ne voit rien, la reine qui voit la lettre sans pouvoir la prendre et le ministrequi la voit et la prend ; dans la deuxième série, il y a la police qui ne voit rien, le ministre quipour mieux cacher la lettre la rend visible, et Dupin, le détective, qui la voit et la reprend.Cette nouvelle rend donc particulièrement perceptible le fait que pour qu’il y ait structure,il faut qu’il y ait au moins deux séries : en effet, de quoi s’agit-il dans une structure sinon derendre possible la mise en rapport de termes hétérogènes ? Or, cette mise en rapport résulted’une opération complexe : dans la nouvelle de Poe, les choses se jouent en deux tempslogiques – il existe d’une part une organisation des places internes à chaque série, d’autrepart il va s’agir de voir comment chacune des séries fonctionne avec l’autre et ce qui enrésulte. C’est donc bien de deux manières que les éléments des séries sont mis en rapport :à l’intérieur de chaque série et entre les séries. Comme le remarque Deleuze, c’est à partirde là seulement que l’on peut concevoir la fonction de la case vide comme ce qui fait jouerune série par rapport à une autre ou comme ce qui crée des singularités assignables dans lastructure. « On en conclut, souligne Deleuze dans Logique du sens en se référant

3 Rigal E., article « Désubjectivation ». In [7].

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explicitement au texte de Lacan, qu’il n’y a pas de structure sans séries, sans rapports entretermes de chaque série, sans points singuliers correspondant à ces rapports ; mais surtoutpas de structure sans case vide, qui fait tout fonctionner » ([3], p. 66).

Voilà sans doute pourquoi Lacan souligne la présence de ce texte comme un pointinaugural dans la réflexion deleuzienne : d’autant que ce que le travail sur la nouvelle dePoe a d’exemplaire pour une démarche structuraliste permet à Deleuze d’élever la lettrevolée, qui n’est donc autre que « le blanc » ou la case vide, au statut de « paradoxe deLacan ». Ce paradoxe repose sur une instance à double face – qui sera successivementnommée par Deleuze « instance paradoxale », puis « objet paradoxal », puis « objet = x » :cette instance paradoxale, donc, qui est également présente dans la série signifiante et dansla série signifiée, se définit d’être à la fois mot et chose, nom et objet, sens et désigné,expression et désignation, etc. Elle a pour fonction de parcourir les séries hétérogènes,d’une part de les coordonner, de les faire résonner et converger, d’autre part de les ramifier,d’introduire en chacune d’elles des disjonctions multiples. Ce caractère paradoxal luipermet donc d’assurer la convergence des deux séries, mais uniquement dans la mesure oùelle les fait aussi, et en même temps, diverger sans cesse. Autrement dit, ce qui rend cetteinstance éminemment paradoxale, c’est qu’elle n’est jamais où on la cherche, pas plusqu’elle ne se trouve là où elle est. Deleuze reprend là les termes exacts de Lacan en disantqu’elle manque à sa place : « Et, aussi bien, elle manque à sa propre identité, elle manqueà sa propre ressemblance, elle manque à son propre équilibre, elle manque à sa propreorigine » ([3], p. 55). Qui dit structure ne dit donc pas règle générale, toujours déjà là etprête à l’emploi : « nous touchons ici au point où le structuralisme implique tantôt unevéritable création, tantôt une initiative et une découverte qui ne vont pas sans risques » ([6],p. 256).

Quel peut être alors le devenir de cette instance paradoxale, ou objet paradoxal, objet = x,se demande Deleuze dans son article ? « Est-il et doit-il rester l’objet perpétuel d’unedevinette, le perpetuum mobile ? Ce serait une manière de rappeler la consistance objectiveque prend la catégorie du problématique au sein des structures. Et il est bon finalement quela question « à quoi reconnaît-on le structuralisme ? » conduise à la question de quelquechose qui n’est pas reconnaissable ou identifiable. Considérons la réponse psychanalytiquede Lacan : l’objet = x est déterminé comme phallus. Mais ce phallus n’est ni l’organe réel,ni la série des images associées ou associables : il est phallus symbolique. C’est pourtantbien de sexualité qu’il est question, il n’est pas question d’autre chose ici [...]. Mais lephallus apparaît non pas comme une donnée sexuelle ni comme la détermination empiriqued’un des sexes, mais comme l’organe symbolique qui fonde la sexualité toute entièrecomme système ou structure, et par rapport auquel se distribuent les places occupées defaçon variable par les hommes et les femmes, et aussi les séries d’images et de réalités. Endésignant l’objet = x comme phallus, il n’est donc pas question d’identifier cet objet, deconférer à cet objet une identité qui répugne à sa nature » ([6], p. 263). Dire que l’objet = xest le phallus ne revient donc pas ici à promouvoir à partir de la psychanalyse une nouvellenormativité pour mieux assigner au sujet une place déterminée d’avance au sein de l’ordresymbolique, en le rendant en quelque sorte redevable de sa position en fonction du phallus,conçu comme un point d’ancrage fixe. Au contraire, pourrait-on dire : ce que rend possiblel’objet = x a le statut d’un événement, au sens deleuzien, soit ce qui fait proprement éclaterla structure. Ce que rend possible l’objet = x, c’est un sujet nomade, qui se déplace dans la

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structure du même mouvement que l’objet = x, manifestant de la sorte qu’il y a des états destructure et non pas une structure. Deleuze parle de cet objet = x avec une pointe d’ironie,qui ne va pas sans une certaine tendresse ou un certain romantisme, comme d’« un hérosstructuraliste : ni Dieu ni homme, ni personnel ni universel, il est sans identité, faitd’individuations non personnelles et de singularités pré-individuelles. Il assure l’éclate-ment d’une structure affectée d’excès ou de défaut, il [lui] oppose son propre événement »([6], p. 269).

Il est certainement possible de soutenir que ce mouvement de pluralisation, de complexi-fication est également en jeu dans l’évolution de l’enseignement de Lacan : ce qui avaitd’abord été conçu comme le nom propre du phallus, comme l’instance supportant l’ordresymbolique, soit le Nom-du-Père, dès 1955, est repris au tournant des années 1970, et, parle truchement des nœuds borroméens, se trouve élevé à la dimension du pluriel. Effective-ment, derrière le Nom-du-Père, n’est-ce pas toujours et nécessairement les Noms du Père,ou encore les « non-dupent errent », que l’on retrouve ? Une errance, un nomadisme donc,une singularité à trois ronds (Réel, Imaginaire, Symbolique), dont finalement aucun neprévaut sur les autres – le nœud borroméen se spécifie en effet d’être formé de trois rondsnoués de telle façon qu’en couper un libère les deux autres. Dans le séminaire de 1973–1974, justement intitulé Les non-dupes errent, Lacan va jusqu’à dire que « la structures’avère nœud borroméen »4 - par où l’on voit que sa conception de ce qu’est la structurelaisse place à tout ce qui sera de l’ordre des « modes de subjectivation » sous la forme desremaniements dans les nouages auxquels ouvre la théorie des nœuds. Car, à partir de cetusage du nœud borroméen – qui intéresse Lacan au titre où il lui sert « si je puis dire àinventer la règle d’un jeu, de façon telle que puisse s’en figurer le rapport du Réel trèsproprement à ce qu’il en est de l’Imaginaire et du Symbolique » - il s’avère en effet qu’il ya un très grand nombre de possibilités de nouages. Et lorsque Réel, Imaginaire et Symbo-lique ne tiennent pas ensemble, par exemple dans la psychose, on peut adjoindre au nœud àtrois ronds un quatrième rond, que Lacan nomme « sinthome », et qui fonctionne tout à faità la façon de l’objet = x de Deleuze, parcourant les séries que forment le Réel, l’Imaginaireet le Symbolique pour matérialiser leurs points de jonction. Ce sinthome, autrement dit cetévénement, au sens deleuzien, Lacan le rencontre chez Joyce qui se construit un mode desubjectivation absolument singulier par son usage des langues, mais on pourra aussi bien envoir une autre réalisation chez l’enfant autiste qui bricole ses machines afin de parvenir àfaire tant bien que mal fonctionner son propre corps, par exemple.

Si l’on se penche maintenant sur cette question de l’événement, qui serait donc l’indiced’une subjectivation du « héros structuraliste » selon Deleuze, on entendra certainement cequ’a de paradoxal ce soi-disant « héros », qui ne peut être autre qu’un anti-héros (c’estd’ailleurs en cela qu’il n’est pas dupe !), puisque ce qu’il a de proprement héroïque consisteà assumer les conséquences ultimes de la structure, ce qui revient en particulier à cesserd’être structuraliste. Mais on entendra peut-être aussi l’intimité que partage cet anti-hérosavec l’analysant, puisqu’il leur appartient à tous deux de parvenir à ne pas se figer sur leurposition initiale afin que se défasse l’illusion qu’il y a une structure : il leur appartient deprouver par leur propre événement, c’est-à-dire le fait même de leur existence, qu’il n’y arien de plus, rien d’autre que des états de structure qui forment autant d’étapes constituti-

4 Lacan J., Les non-dupes errent, séminaire 1973–1974, inédit ; séance du 19 février 1974.

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ves, de modes de subjectivation, pour une singularité nomade. Comment ne pas entendre,dans la citation suivante de l’article de Deleuze, une analogie avec ce que le transfert doitrendre possible dans la cure pour l’analysant, ce nomadisme structural auquel Lacan donneune autre forme de réalisation dans sa théorie des quatre discours [8] : « Qu’il appartienneà une nouvelle structure de ne pas recommencer des aventures analogues à celles del’ancienne, de ne pas faire renaître des contradictions mortelles, cela dépend de la forcerésistante et créatrice de ce héros, de son agilité à suivre et sauvegarder les déplacements, deson pouvoir de faire varier les rapports et de redistribuer les singularités, toujours émettantencore un coup de dés. Ce point de mutation définit précisément une praxis, ou plutôt le lieumême où la praxis doit s’installer » ([6], p. 269).

Le lieu même de la praxis, voilà la porte d’entrée deleuzienne dans la psychanalyse, quiest définie dans Logique du sens comme « science des événements » et présentée, de par lastructure même du livre, comme l’horizon de toute la réflexion qui s’y trouve en jeu : leschapitres, ou séries comme Deleuze les appelle, qui tentent de cerner les possibles de lapsychanalyse et les prennent directement comme sujet de réflexion, sont les derniers del’ouvrage, et fonctionnent comme une invitation à faire advenir cliniquement ces « singu-larités nomades ». La psychanalyse peut apparaître dès lors comme critique et clinique, etmême en réalité indissociablement critique et clinique : c’est bien ce qui lui donne sonstatut de « science des événements » ou pratique des singularités nomades, « à condition dene pas traiter l’événement comme quelque chose dont il faut chercher et dégager le sens,puisque l’événement, c’est le sens lui-même en tant qu’il se dégage ou se distingue des étatsde chose qui le produisent et où il s’effectue. Sur les états de chose et leur profondeur, leursmélanges, leurs actions et passions, la psychanalyse jette la plus vive lumière ; mais pour enarriver à l’émergence de ce qui en résulte, l’événement d’une autre nature, comme effet desurface » ([3], p. 246). La psychanalyse n’est donc en rien une herméneutique - Freud lesavait déjà, et Deleuze le redécouvre ici par d’autres voies -, mais elle pourrait être unepraxis de l’événement.

C’est à très juste titre, me semble-t-il, que Deleuze utilise la théorie freudienne dutrauma pour donner les coordonnées cliniques de ce qu’il entend par événement : il rappelleque cette théorie consiste d’abord à montrer qu’un traumatisme suppose au moins l’exis-tence de deux séries indépendantes, séparées dans le temps, l’une infantile, l’autre post-pubertaire, entre lesquelles se produit une sorte de résonance. Si l’on reprend la définitionde la structure telle que nous l’avons vue mise en jeu par Deleuze et Lacan, il y aurait alorsune première série prégénitale, une seconde œdipienne, et le fantasme comme objet = x quiles fait entrer en résonance. Dans la terminologie deleuzienne, ce qui fait événement, c’estproprement la résonance que permet le fantasme comme objet = x. La première série, quifait jouer les zones partielles prégénitales, ne trouve ainsi son sens que d’entrer enrésonance avec la seconde, œdipienne et réciproquement : cette résonance pourrait aussi sedire sous la forme d’une montée à la surface, où se forme l’événement dont la psychanalyseest la science, c’est-à-dire dont elle s’occupe spécifiquement. Tout remonte ainsi à lasurface, qui est le lieu de déploiement de l’événement... et la surface, c’est le sens. Deleuzesaisit remarquablement, à travers cette question du trauma, à quel point les petites histoirespropres à chaque série importent bien moins que l’événement que constitue leur point dejonction (qui peut être là une autre façon de dire l’« événement ») et qui véritablement leurdonne leur sens en les mettant d’un coup en continuité. « La continuité de l’envers et de

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l’endroit remplace tous les paliers de profondeur ; et les effets de surface en un seul et mêmeÉvénement, qui vaut pour tous les événements, font monter dans le langage tout le deveniret ses paradoxes » ([3], p. 21). On reconnaîtra, dans cette continuité entre l’envers etl’endroit, et dans ce qui n’est dès lors plus, logiquement, que surface, la figure topologiquede la bande de Möbius, à laquelle Deleuze se réfère explicitement et dont Lacan se sertsouvent dans ces années-là pour montrer notamment quels rapports l’inconscient entretientavec le conscient. Dès les derniers chapitres de Logique du sens, la psychanalyse est ainsipour Deleuze « de la géographie » : « Une psychanalyse doit être de dimensions géométri-ques avant d’être d’anecdotes historiques » ([3], p. 113).

On est donc loin ici d’une « psychologie des profondeurs » - Deleuze signale en effet àquel point cette formule est malheureuse, et il rallie à son désaccord la théorie lacaniennedepuis son départ : si pour lui la notion de « paradoxe de Lacan » a un sens, c’est biend’éclairer, à partir du séminaire sur « La lettre volée », le fait qu’on ne trouvera pasl’inconscient en le cherchant dans d’obscures cachettes - à l’instar de la lettre de la nouvellede Poe, il est là, sous nos yeux, à la surface même des choses. Contre cette profondeurontologique, Deleuze projette sa propre perspective pour la psychanalyse : « Nous necherchons pas en Freud un explorateur de la profondeur humaine et du sens originaire, maisle prodigieux découvreur de la machinerie de l’inconscient par lequel le sens est produit,toujours produit en fonction du non-sens » ([3], p. 69). On entendra là un nouvel écho de cequi préoccupe Lacan au tout début de son séminaire D’un Autre à l’autre, à savoir ce qu’ilen est de l’inconscient et de ses modes de surgissement : « Une règle de pensée qui a às’assurer de la non-pensée comme de ce qui peut être sa cause, voilà à quoi nous sommesconfrontés avec la notion de l’inconscient »5. S’il n’y a sans doute pas d’équivalence stricteentre « non-sens » et « non-pensée » ici, il n’en reste pas moins que leur fonction est lamême au niveau de ce que Lacan aussi bien que le Deleuze de Logique du sens conçoiventcomme ce qui matérialise l’inconscient : en termes deleuziens, il s’agit de la « quasi-cause,ce non-sens de surface qui parcourt le divergent comme tel, ce point aléatoire qui circule àtravers les singularités, qui les émet comme pré-individuelles et impersonnelles » ([3], p.206) ; en termes lacaniens, la quasi-cause c’est l’objet a qui cause le désir comme sensspécifique de l’inconscient6.

En soutenant qu’il existe tout un réseau, densément tissé, de résonances entre l’œuvre deDeleuze et la théorisation lacanienne, à condition d’accepter de faire une sorte de coupesynchronique dans leurs parcours respectifs, j’ai souhaité m’interroger sur une rencontreque tout annonçait comme prometteuse, et qui est pourtant restée sans lendemain. Lesélèves de Lacan n’ont pas relevé le défi de la confrontation avec les propositions deleuzien-nes ; quant à ceux de Deleuze, leur critique acerbe de la psychanalyse s’est finalement figéeen une opposition de principe. Il s’agit pourtant à partir de là, me semble-t-il, de revenir surla mécompréhension actuelle dont le structuralisme fait l’objet, qui a petit à petit pris laforme d’un pur et simple rejet au nom de l’avènement des « nouveaux » paradigmes de lapostmodernité, dont on peut sans doute entendre les échos dans la clinique psychanalytiqueà travers la création, quelque peu artificielle, de toute une cohorte de « nouveaux symptô-

5 Lacan J., D’un Autre à l’autre, séance du 13 novembre 1968.6 Zizek S., « Quasi-cause ». In [9] p. 26–33. Slavoj Zizek souligne en effet dans ce chapitre ce qu’ont de

commun les concepts de « quasi-cause » et d’ « objet a ».

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mes ». La jonction de Deleuze et Lacan en 1969 permet de voir que la véritable nouveautén’est pas nécessairement à chercher du côté d’un reniement de tout l’héritage structuraliste,mais plutôt dans un mouvement de dépassement qui garderait malgré tout en lui quelquechose de cet héritage – héritage qui seul permet de poser pertinemment le problème del’actualité de la structure. Á travers cela, il en va également de l’actualité de la pensée deJacques Lacan.

Références

[1] Deleuze G, Guattari F. L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie. Paris: Minuit; 1972–1973.[2] Deleuze G. Différence et répétition. Paris: PUF; 1968.[3] Deleuze G. Logique du sens. Paris: Minuit; 1969.[4] Lacan J. Écrits. Paris: Seuil; 1967.[5] Foucault M. Les mots et les choses. Paris: Gallimard; 1967.[6] Deleuze G. L’île déserte et autres textes. Paris: Minuit; 2002.[7] Sasso R, Villani A. Le vocabulaire de Gilles Deleuze. Les cahiers de Noesis 2003;3:75–81.[8] Lacan J. L’envers de la psychanalyse. Paris: Seuil; 1991.[9] Zizek S. Organs without Bodies, On Deleuze and Consequences. New York: Routledge; 2004.

371S. Mendelsohn / L’évolution psychiatrique 69 (2004) 364–371