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1973

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1 ! 1LA CRiTiQUE U A GAGE

/ ET SON · ECONOMiE 1' .

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ÉDITIONS GALILÉ E

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Langue

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la critique du langage

et son économie

Classes sociales, articulation, pouvoir.

aux combattants chiliens de l'unité populaire

et de la gauche révolutionnaire

18 septembre 1973.

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DU MEME AUTEUR

A ux éditions Galilée

Luttes de c/asses a Dunkerque. « Les morts, les mots, les appareils d'Etat », Cahiers Luttes, 1, 1973.

Chez d'autres éditeurs

Théorie du récit, Hermann, 1972.

Langages totalitaires, Hermann, 1972.

Hypotheses (avec Roman Jakobson, Morris Halle, Noam Chomsky, Jean París, Jacques Roubaud, Mitsou Ronat). Seghers/Laffont, collection Change, 1972.

lskra. Narration pour Lénine. Seghers/Laffont, 1972. Hexagramme. Seghers/ Laffont (a paraitre).

Le récit lumique. Notes pour une théorie du récit. Seuil, 1967.

« Graphie de l'idéologie. Hitler et les intellectuels alle­mands » in : Contributions a la sociologie de la con­naissance (avec Roger Bastide, J acques Derque, Lucien Goldmann, Albert Memmi). Anthropos, 1967.

Doctrines et maximes d' Epi cure. Introduction, Hermann, 1965.

Que peut la littérature? (avec Yves Buin, Simone de Beau­voir, Yves Berge r, Jean Ricardou, Jorge Semprun, Jean-Paul Sartre) . 1 O! 18, 1965.

Couleurs pliées. Gallimard, 1965.

Holder/in (Traduction de douze poemes), GLM, 1965.

« La Machine Folle et l'Anti-Gohring >>, Change 12, 1972.

« Pouvoir, violence. Note sur le mot " Gewalt " :t, Change 9, 1971.

« Eclats, Le tres sombre noyau », Change 7, 1970.

,, Destruction, révolution, langage », Change 2, 1969.

et

jean pierre faye

la critique du langage

, . .

son econom.1e

éditions galilée

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AVERTISSEMENT LATERAL

Ce volume se développe par retours successifs a la question qui le constitue, et ~~mme _,par récurrence - reprenant et retra~ant ICI la fievre récurrente de l'histoire.

Tous droits de traduction, de reproductio~¡ r.tu d~a~aftation réservés pour tous les pays, y compns . . . .

© Editions Galilée, 1973. Série « Langue_ >.

4. rue des Meuíieres, 95430 Auvers-sur·Üise. . ISBN-2-7186-001 2-8

e Le mot re¡;oit de l'articulation (die Articu­lation) le pouvoir de représenter par sa forme une partie d'un tout infini, c'est-a-dire d'une langue. Car c'est a l'articulation que nous devons la possibilité, présente jusque dans 1~ mots isolés, de former a partir de Ieurs éléments et d'apres un ensemble de détermi­nations implicites et explicites, une quantité indéfinie d'autres mots, et, ce faisant, de cons- . tltuer une affinité entre tous les mots qui est la réplique de l'affinité des conceptS. :. HUMBOlDT, üeber die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, 1836, p. 71 (tr. J. C. Milner).

e La production et l'échange des moyens d'existence conditionnent de leur coté la distribution, l'articulation (die Gliederung) des différentes classes sociales. ~

MARX, Deutsche Idéologie, l.

« Pour HuGJboldt, dire d'un mot a !'intérieur d'une Iangue qu'il est « articulé >, c'est ie renvoyer au systeme d'éléments sous-jacents a pan i; duque[ il f'S l construit, tiéments qui pourraient etre urilisés pour former, a l'infini, de nombreux autres mots, en fonction d'intui­tions et de regles bien précises. >

C HOMSKY, Cartesian Linguistics.

« Nous avons toujours dans le pouvoir go:-! vernen:ental deux élén,ents, l'action réelle et la raison d'E tat de cette ac tion : comme une autre conscience réelle qui , dans une articulation totale (in einer tata­len Gliederung), est la Bureaucratie. ~

MARX, Critique de la philosoplzie de l'Etat de H egei, § 308.

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I

la critique du langage

et son , . econom1e

Il y a cinq ans nous vivions la chronologie d'une cer­taine année : l'année 1968.

I! y a exa(;tement cinq ans - dans la mesure ou il y a une exactitude de cette pratique mi-empirique mi-scien­tifique qu'est la chronologie- il y a cinq ans exactement, le 24 février 1968, Louis Althusser venait parler ici de Lénine et la philosophie. Il nous disait : ce que la philo­sophie ne peut supporter, c'est l'idée d'une théorie de la philosophie capable « de changer sa pratique » - car la philosophie vit et survit grace a la dénégation d'une pareille théorie. C'est pourquoi, précisait-il, Lénine est « insupportable a la philosophie universitaire et... a la tres grande majorité des philosophes >> . Il est « insuppor­table paree qu'au fond, et en dépit de tout ce qu'ils peu­vent raconter sur le caractere précritique de sa philoso­phie, sur l'aspect sommairc de certaines de ses catégories,

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

les philosophes sentent bien et savent bien que ce n'est pas la vraie question ». Ainsi, ce que les philosophes peu­vent raconter sur la philosophie de Lénine n'est pas la vraie question.

Curieusement cette remarque althussérienne semble re­dire quelque chose qui a été dit en un temps préléniniste, ou préléninien : par Hegel. Et par Hegel en un texte rccopié et réécrit par Lénine dans ses Carnets de philoso­phie. Ce texte de la Wissenschaft der Logik souligne ce quelque chose, en effet : « La philosophie ne peut se contcnter de raconter ce qui est; elle doit chercher a con­naitre la vérité de ce qui arrive, et c'est a la lumiere de cette vérité qu'elle doit chercher a comprendre ce qui, dans le récit, n'était que simple événement l. » Ce texte, que je reproduis ici dans la traduction J ankélévitch, nous le retronvons traduit de l'allemand en russe par Lénine -- et en traduction-retour ou plutót en traduction-détour -·- dans la traduction franc;aise de Lida V ernant : « La philosophie ne doit pas etre le récit de ce qui se produit; elle do.it chercher a connaitre ce qu'il y a d.s vrai dedans. »

Mais entre le récit et le vrai, outre leur opposition, une certaine relation de complicité transpa::-ait avec la remar­que qui pr¿cédait immédiatement cette citation cu cette réécriture, dans les Carnets : « La vérité n'est pas dans le commencement, mais dans la fin, plus exactement dans la continuation. » Entre le récit et le vrai, entre le rasskaz et l'istinno, i1 y a cette relation curieuse qui est désignée ici comme la « continuatiÓn » : ce qui est davantage que le simple « commencement », c'est-a-dire l'histoire.

l . « Aber die Philosophie so11 keine Erzablung dessen sein, was geschiebt, sondern eine Erkenntnis dessen, was wahr darin ist, und aus dem Wahren soll sie gerner das begreifen, was in der Erzablung als ein blosses Geschehen erscheint. :. (Wíssenschaft der Logik, II. Teil, l. Abschnitt, l. Kapitel.)

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La critique du langage et son économie

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La remarque de la Grande Logique reprise par Lénine parait opposer le « vrai » au « récit » qui, pour ainsi dire, le contient. Mais un autre texte les relie au contraire par une relation de provenance : celui ou Spinoza, dans l'Appen~ice aux Principes de la Philosophie « contenant les pensées métaphysiques », s'attache aux · deux mots « Vrai » et « Faux » en annonc;ant paradoxalement sa démarche : « nous commencerons par la signification des mots ». Paradoxe en effet, pour ceux qui, comme luí, « sont occupés des eh oses et non des mots ». Or les mots, c'est « le .vulgaire » qui les a d'abord « trouvés », avant qu'i1s ne soient « employés par les philosophes ». Voici qu'un singulier relais sémantique s'introduit dans Ja dé­marche spinoziste : celui qui « cherche la signification premiere d'un mot » doit se demander ee qu1il a ·d'abord signifié pour « le vulgaire » . Une remarque faite comme entre parentheses ajoute curieusement : · « surtout en l'absence d'autres causes qui pourraient etre tirées de la nature du langage (ex linguae natura) pour faire cette re(;herche ». Quelle est dO.dl_; cette nature du langage dont pourraient etre « tirées }) d'autres causes, dans la recher­che en question ?

Pour revenir au « vulgaire >> - c'est-a-dire au simple locuteur linguistique et sociologique - le détour de l'in­vestigation par son expérience va déboucher sur une dé­couverte : c'est que « la premiere signification de Vrai et de F aux semble avoir tiré son origine des récits 2 >>. De quelle fac;on ? « On a dit vrai un récit quand le fait raconté

2. Prima igitur veri et fa/si significatio ortum videtur duxisse a narrationibus (Prin cipia Philosophiae cartesianae. Appendix continens cogitata metaph ysica, Pars 1, cap. VI).

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était réellement arrivé; faux quand le fait raconté n'était arrivé nulle part 3. »

Dans l'entre-deux, ou l'intervalle entre ces deux possi­bilités, se déploie le domaine de la fiction, de l'idea ficta : a cet égard 1' Appendice aux Príncipes est d'avance com­plété par le Traité sur la réforme de l'entendement. L'étude de l'idée fausse, de l'idea falsa ne sera pas diffi­cile si elle vient apres l'exploration de la fiction, « post inquisítionem ideae fictae ». Qu'est-ce qu'un récit ou le fait raconté n'était nulle part arrivé? Erreur, ou fiction, falsa ou ficta ? Ce que Spii1oza appelle la fiction premiere, fictio prima, « fiction coJI.cemant l'existence « ( (( ou l'exis­tence seule est objet de fiction ») se rapporte précisément a ce « fait raconté » qui n'est nulle part arrivé : « Par exemple, je forme la ·ficticn qt!e Pief!"e, que je connais, s'en va a la maison, qu'il vient me voir et autres choses semblables 4. » Quant a la fiction seconde, elle se rapporte « a l'essence seule », et de telle fagon qu'il peut y avoir une « fiction fausse », une falsa fictio - par exemple la fiction d'une mouche infinie ou d'une ame carrée. Et comme on peut envisager la fiction d'une chose fausse par sa nature, on peut concevoir la fiction qui a pour objet une chose vraie : si res ficto ... sit vera. La différence - la seule - entre l'idée fausse et la fiction, c'est que l'idée fausse implique l'assentiment. Tandis que celui qui forme une fiction, ie « fingens ,>, au sujei: des représentations qui lui viennent a !'esprit, est en mesure de conclure qu'elles ne proviennent pas de choses extérieures a lui 5.

C'est pourquoi, en sens inverse, le danger qu'il y aurait de voir la fiction « confondue avec les idées vraies » n'est pas a craindre. On sait qne l'unique cause de la fausseté

3. Ea que narratio vera dicta fuiss~, quae erat. f~cti, q_uod re~era contigerat ; falsa vero, quae erat factl, quod nulhb1 conhgerat (1d.).

4. Tractatus de intellectus emendatione, 52. 5. Tractatus ... , 66.

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La critique du langaf?e et son économie

est dans la connaissance du premier genre, par opinion ou imagination, tandis que la connaissance du deuxieme genre est ce niveau de pensée qui « nous enseigne a dis­tinguer le vrai du faux 6 ». La fiction est ce mode de la pensée qui oscille entre les deux niveaux. Dans sa rela­tion meme a la « fiction premiere », la pratique du récit est cela dont « tire son origine » la premiere signification (et la premiere distinction) áu Vrai et du Faux. Or « qui sait distinguer entre le vrai et le faux doit avoir du vrai et du faux une idée adéquate », c'est-a-dire ce pouvoir de « connaitre le vrai et le faux » par le deuxieme genre de connaissance. Et c'est dire que le faiseur de récit porte en lui par définition cette « idée » - adéquate ou non. Mais qu'est-ce qu'une « idée » ? Avec le Spinoza de l'Appendice aux Príncipes, il faut admettre que « les idées ne sont pas autre chose que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit : Ideae nihil aliud sunt, quam narrationes slve historiae naturae mentales (Appendix I, VI).

Ainsi, a u ni vea u m eme de la « fiction seconde », rap­portée· aux essences ou aux idées, nous trouvans ce degré abstrait du « rédt )) - ~~ :·édt de la nature dans la pen­s6e >; ca, plus li'téralement, « narrations n;entales de la nature ».

Autour de ces concepts ambigus, « fiction » dans le De emendatione, « récit » dans l' Appendice aux Príncipes, toume la question la plus caractéristique du spinozisme : la question unde, la question « d'ou vient? » Question toujours reprise et répercutée : « d'ou les notions secondes et les axiomes tiren! leur origine ? » (Eth. II, Scolie n. « D'ou vient que les hommes ont des idées fausses? » On est tenté de poursuivre jusqu'a une question toute pro­che de nous dans le temps et dans la prégnance : « d' o u

6. Ethique, Proposition 42.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

viennent les idées justes ? » Cette question, ~ui e:,t datée de mai 1963, s'acheve sur « le moyen de frure 1 epreuve

de la vérité » . D'ou viennent les idées justes? D'ou vient que l~s

hommes ont des idées fausses ? La répons~, ~·~ae pertl­nence fulgurante et ironique, nous est donnee 1c1 : « P?ur nous fail·e une idée juste de ces deux ch?se:''. le _Vrru et le Faux nous commencerons par la stgnificati?n des mots » _'- or « la premiere signification ~ Vral et de Faux semble avoir tiré son origine des réclts », a narra-

tionibus.

Peut-étre ces quelques fragments spi~ozistes _sont-~s les seuls, dans la lc!1gue marche de la. ph~osophi: occtden~ tale, ou est pressenti un rapport qm frut pr~bh;me, celm qui relie théorie de la connaissance, et _n_arratlon. Et pour­tant ce rapport est écrit de fa<;on tres llSlble_ d~s les mots, ces mots r¡ue l~ « vulgaire » - comme dtsrut la _sagesse a l'áge classique - a « trouvés » . Dans la prattque_ de l'écriturc chez les fondateurs de l'histoire_ en la~gue latme, nous trouvons en efff"t ofc mots singuhers, et~angement

f ~ --, c"m~e la gnaritas - « la connrussance de co!'! l,ftueS, v .~..~. ..

quelque chose », dans 1es Hist_oria:un: de Saltus:e,-. vU

1 arus Chez Tite-Live, celm qm smt qne le rül etatt en e gn . . 7 Thessalie est le « gnarus in Thessalta r_egem ~sse ». 0 Si la théorie de la connaissm:ce ~valt, capte au yassaoe

l'ironique et furtive réponse spmoZ1Ste a 1~ q~estwn fon­damentale, elle aurait été la rechercher }a ou_ le « v,ut~

· l'ava·1t 1·nscrite et dans les mots qu 11 avrut trouves . gatre » ' · • d en retournant son apprtreil optique contre .le heu m eme e sa tache aveugle _ la gnaritas, la narratw. . .

Ainsi la réponse a la question - la ques~on : C~l: . sl· l'on veut de ce perpétuel proscnt qu a ete no1se », '

7 . Livre 33.

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La critique du langage et son économie

Spinoza, ce fils d'expulsés d'Espagne, ce travailleur immi­gré soumis a toutes les surveillances de l'idéologie - la réponse a la question partout implicite chez lui : D'ou viennent les idées justes ? cette réponse passe implicite­merit par une critique de la « nature du langage )) et de la fiction, ou, plus précisément, par une critique de la fonction narrative, de la fonction du récit.

Mais fort curieusement cette réponse, cette critique, elle n'est nulle part développée, elle n'est méme · jamais formulée expressément, a aucun moment de la philoso­phie occidentale. Plus curieusement encore, la philoso­phie semble ignorer qu'elle a raconté ... , non seulement a propos de Léfl:Ílle, mais auparavant a propos de bien d'autres objets, en commen<;ant par Socrate. Ou, chez Montaigne et Descartes, a l'aube de la pensée critique justement, a propos de soi. Méme, et surtout, cet auto­récit de la philosophie a échappé a sa critique, comme un point aveugle qui serait en méme temps un point névral~ gique .

2

Est-ce a dire que la fonction narrative ou récitative -c'cst-a-dire la fonction référentielle, au sens de Roman .T akobson -, comme fonction primitive du langage, soit totalement absente panni les objets du discours philoso­phique? li semble bien que non, il semble qu'elle soit présente sporadiquement, ou comme en diaspora, - et cela en se regroupant dans deux « archipels » de ce discours. Le premier archipel : celui des poéticiens -archipel platonicien et aristotélicien, englouti et resurgí avec le groupe russe de la revue Poétika, dans le Petro­grad révolutionnaire, futuriste et formaliste, des années 1917-1925. Le second archipel : celui des épistémologies

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de l'histoire - archipel hégélien et léniniste, a l'intérieur duquel Marx. fournit une ironique et fulgurante liaison.

Le premier archipel ·rapporte le récit au langage. Le second le rapporte a la vérité. ·

Mais un troisieme rapport court par surcro!t; · comme au travers de la relation qui rapporte le langage a la vérité. Celui-Ia ne transpara!t qu'a travers une ·«· pensée sauvage » de la philosophie, et de la révolution.

. Cette pensée sauvage, elle traverse, sans etre. di te pour elle-méme, elle transperce en diagonale troi~ p~nsées révo­lutionnaires aux prises directement avec leurs.: objets · : Mably, Liebknecht, Lénine - non pas :celui de la dispute philosophique, d'ailleurs, mais celui de la lutte politique et de ses tout premiers enjeux, au temps du Que faire ? et de l'Iskra. , ·.·

Précisons déja que cette « sauvagerie » n'est pas de celles qui sont censées toumer le dos a l'histoire, mais de celles qui produisent l'histoire méme.

* **

La premiere perr..sée sur le récit ne le per<;oit pc.s dans ce rapport a l'histoire, mais dans !e rapport au langage - et pourtant cette pensée se place dans le mouvement d'une démarche politique, et meme dans le livre par excellence a partir duque} le mol « politique » est entré dans la langue universelle : la Politeia - la « Républi­que ». Les séquences du Livre III développent étrange­ment une << Poétique » a l'intérieur d'une « Poli tique »,

et cela sous la forme ironique de la question : « Tout ce que disent les conteurs de fables ei les poetes n'est-il pas le récit des événements passés, présents ou futurs 8 ? »

Et la question se redouble : « N'y a-t-il pas récit quand il

S. 392 d.

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La critique du langage et son économie

[Homere] rapporte, soit les divers discours prononcés soit les événements intercalés entre les discours 9? » Qu'~st-ce que cette ~~~Y1Jcr~c;, ce récit, ce « je raconte » ce ~ry¡.yéo¡.w.~, -.- si proche du « je conduis », <; je

. gmde », << Je marche, devant » : ~yéo¡¡.cx~? ? Articulant .. l'action méme de 1' ~ye¡¡.wv, ou de 1' ~yeo¡¡.ov(cx ; ce mot g~ec qui a annoncé, au moment de l'hégémonie athé­~e~t', ce que sera l'imperium latín. Notons qu'il ne s ag1t pas de recherch_er la « racine » des mots, « l'éty­~ologt~ », -.- ce ~mrage étymologique ou se perd la regr~10n he1deggenenne _ , mais de voir simplement se d~ssmer le premier geste d,u « vulgaire », dessiné sur le vif de la « premiere signification ». Et voici que soudain la diégesis se change en autre chose. Alors que l'une de ses ,.fo~~s, cell~s du réCit tragique ou dramatiquc, est «, l_liDitatiOn » des paroles prononcées, voici venir « le rec1t du poete lui-méme » : 1' &7tcxy¡eA.(cx 10. Ici le geste se r~toum~ : il s'agit de la réponse rapportée, du rapport d~ .1 envoye ou du messager, avant d'étre la forme plato­n~cienne ou arist?téli~ienne du récit, ou, chez Thucy­d,Ide 11, la forme h1stonenne de !a narration. L' &.7tcxyyf:XAe¡v, e est ~e geste de revenir rapporter une réponse 12 ou de reverur ílnnoncer : ainsi chez Hérodote 13. C'est ce geste-la qui détinit l'épopée, comme « merre et récit » -

1 ' ' ¡.teTpov x ca cmo:yyeJ...¡cx 14. Le récit, c'est le message en retour, c'est le geste meme que décrit Mably au co~men­cement de ses Observations sur l'Histoire : celui des « c~asseurs impatiens de raconter. .. les merveilles qu'ils avment vues » et qui « retoumerent dans leurs habita-

9. 393 b. 10 394 c.

11. ", 67. 12. Odyssée 9,95. 13. Histoire, 3,25. 14. Poétique ( ll<:pt rron¡nxr¡c; ), 1449 b.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

tions » - de telle fac;on que « les récits par lesquels ils piquoie'1t la curiosité de leurs compatriotes, devoient ehanger la face des nations ».

n y a dans cette breve séquence de Mably, sur laquelle i1 n'est pas nécessaire de s'attarder, quelque chose de com­parable a la fac;on dont Spinoza décrit le commencement de la connaissance, en le rapprochant de la fabrication des « instruments matériels », des instrumenta corporea : « Car pour forger le fer on a besoin d'un marteau, et pour avoir un marteau il est nécessaire de le faire 15. »

On n'est plus ici dans la notion gnostique de « !'origine »

- !'origine comme « chute » . . ou comme « abaisse­ment », comme Verfall heideggerien ou comme abaisse­ment de l'archiécriture ... Mais dans le concept de com­mencement, le commencelllt:llt 2oillille ,, un début réel ».

Etienne Balibar a souligné la différence, en ce sens-Ui, entre origine et commencement, et voit dans les remar­ques spinozistes les vnüs termes d'une théorie de l'histoire réelle. La séquence de Mably a cette vertu-la : elle pro­cede a partir des « circonstances }) réelles - {( les pro­vinces appauvries et presque désertes >>, « les finances ... épuisées » - et il y introduit « l'événement » des <' rér:its " : l'a11parit\on du disconti!lu narratif.

Mably lie les « récits » des chasseurs Runs a la << révolution » franque : le passage du Rhin. Mais d'autres récits sont liés a une tout autre révolution. Le premier texte publié par Lénine au début du siecle, sous la forme d'une brochure éditée par l'lskra, est une préface « aux récits des ouvriers » portant sur << la mémorable joumée du 1 cr mai 1900 a Kharkov ». Ces << J oumées de Mai »,

Malskié dni v Karkovié 16 - ces journées de Mai, il s'agit de faire, en retoumant ainsi 1eurs récits, que leur « tero­pete » ne soit pas un orage spontané, mais un mouvement

15. Tractatus de intellectus emendatione, 30. 16. (Euvres completes, Moscou, t. IV.

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La critique du langage et son éccnomie

conscient du prolétariat insurgé a la tete de tout le peuple ».

La situation, ou en termes spinozistes : le fait raconté, se développe ici dans les termes suivants :

e: le gros des ouvriers s'est déja mis en branle, pret a suivre les chefs socialistes, »

e mais « l'état-major général ~ n'a pas en-core su constituer un noyau solide. ~

- Le récit sur les récits ouvriers, chez le Lénine de I'Iskra, s'élargit en récit sur l'histoire :

« L'histoire du mouvement ouvrier de Rus­sie arrive précisément a une de ces périodes d'effervescence et d'explosions se produisant pour les motifs les plus variés, et si nous ne voulons pas rester « a la traille );' nous devons orienter tous nos l!fforts pour mettre sur pied uue org<Jnisation pour toute la Russie, capable de diriger toutes les explo­sions isolées. »

Ainsi mouvement ouvrier et récits ouvriers se sont déja << mis en branle » : c'est cela déia, « l'histoire ».

Nous, dit l t".ine, nous << l'état-major >; général, si nOllS

ne voulons pas rester a la traine derriere (( le gros des ouvriers » qui est pret a nous suivre, nous devons cons­tituer un << noyau solide ». Mais pour cela, que faire ? Par ou commencer? Avant meme d'écrire le texte de l'article qui prendra précisément pour titre « Par ou commencer ? » dans l'Iskra, no 4, et avant la brochure qu' annoncera 1'1 skra, no 18 sous le titre << Que faire ? »,

Lénine va publier son récit des récits ouvriers : signe avant-coureur annon¡;ant que << dans six mois les ouvriers russes célébreront le 1 er mai de la premiere année du nouveau siecle >> .

Le premier travail du plus grand révolutionnaire du nouveau siecle, dans la premiere année de ce siecle, c'est

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

bel et bien ce récit des « récits des ouvriers eux-memes ».

On peut le comparer a ce que dira Rossana Rossanda sur l'importance de la méthode de formation politique qu'est « l'exposé d'amertume » : « le parti se forme en apprenant aux pau.vres a se raconter 17 ».

On est tres loin des antitheses scolaires auxquelles le discours commun revient obstinément, de préférence dans le langage joumalistique. Comme si l'on avait le choix entre une analyse par les classes sociales et la lutte des

. classes d'une part, et une analyse par les langages et les récits d'autre part. Le sens commun conservateur répond inlassablement : les langages c'est peut-etre important, mais il y a. aussi d'autres causes : la guerre, la crise économique, les luttes de classes ... Altemative rassurante, qui fait sa place parmi d'autres a cett¿ derniere « cause »

- certains rabácheurs de l'idéologie se chargeant alors de la répétition rituelie a laquelle le discours commun s'est depui'> longtemps habitué, et dont il s'accommode ie mieux du monde.

Mais Marx lui-meme n'est pas atteint de cette cécité bienheureuse qui r~nd le discours commun inconscient de son propre discours et de ses provenances. Iv1arx sait, et il a dit, que le concept de luttes de. c!asses, a un moment bien précis, a été énoncé, et il a précisé le lieu de cette énonciation : chez les historiens qui ont écrit pendant l'ere bourgeoise par excellence, la Restauration et la monarchie de juillet, chez Guizot et, avec lui, chez le premier des secrétaires successifs de Saint-Simon, Augus­tin Thierry. Or, l'un des premiers énoncés de Thierry sur cet objet -· sur ce proces - est formulé dans ses Consi­dérations sur l'histoire de France, au cours d'une démar­che méthodologique singulierement pertinente qui s'ef­force de déterminer les relations entre ce qu'il nomme

17. Les Temps Modernes, I, 1971.

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La critique du langage et son économie

l'?ístoire na~rative ~t _l'hístoire critique. Analysant les d~verses vers~o~s de 1 h1stoire de la France - plus préci­sement les differents systemes de narration, chacun porté P~ ~~ classe sociale, la noble8se pour le systeme Bou­lamvilliers ou Montlosier, la bourgeoisie pour le systeme Du Bos -, il en vient a décrire, sous ces systemes narratifs ce qui les porte : « la lutte des classes ennemies e; rivales ». Le systeme narratif de Montlosier reportait sur la Révolution franc;aise la guerre ethnique qui opposerait d'une part les « races conquérantes » (Francs Romains Gaulois, unís dans un seul front) et de l'autre' « tous 1~ anciens esclaves », les « misérables ». « L'emploi de la phras~ologie » propre a Montlosier, comme l'appelle ~- Thien;:, « su?stitu~ a l'idée de classes celle de peuples divers, qm applique a la lutte des classes ennemies ou rivales le vocabulaire ... de l'histoire des invasions et des conquetes 18 ». Le rapport opératoire entre la théorie des syste::zes narratifs et la théorie de la lutte des classes n'ap­parmt nulle part plus clairement - et plus d:!ngereuse­ment - que sur le terrain ou le concept meme de lutte des classes est produít eí énoncé pour la premiere fois, dans !'un de se~ trmt pre~iers ;: tmplois ». Car la st:bsti­tu~ion de Montlosier, c'est l'opération meme qui va pour­smvre ses transformations chez Gobineau, H. S. Cham­berlain, Paul de Lagarde, et Dietrich Eckart mentor d'~d~lf Hitler et de Rosenberg, jusqu'au « Mythe du XX s1ecle » et aux commentaires sur les Pseudo « Proto­coles des Sages de Sion » : chez les racistes franc;ais et les Volkísche allemands.

18. Considérations sur l'Histoire de France, chap. IV, p. 158.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

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Ce qui se déploie dans un pareil proces - social et narratif a la fois - est comparable a ce qui a lieu dans l'analyse du Capital, et qui détermine son objet.

La Préface de la premiere édition allemande esquisse un parallele entre sa démarche et celle de l'expérimenta­tion physicienne :

« Le physicien, pour se rendre compte des procédés de la . nature >> - des proces naturels : N aturprozesse -, « ou bien étudie les phénomenes lorsqu'ils se présentent scius la forme la plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien il expérimente dans des cnnditions qui assurent autant que possible la régula­rité de leur marche ;> - ou: « le pur modele du proces » :

den reinen Vorgang des Prozesses. Or, poursuit Marx, « i'étudie dans cet ouvrage le mode de production capi­taÍistc , et les rapports de production et d'échange qui lui corresuondent. L' Andeterre est le lieu classique de ceüe produ~tion. VoiHt ~o~~quoi j'e~prunte a e~ pays l~s faits et les exemples pnncrpaux qlil servent d illustration a~ Jéve!I)PP•'ntent d~ mes théorics », -- remaryaons _q~e l.a o u la traduction Roy dit : « mes théories », Marx ~cnvar: plus sobrement, avec la réserve qu:il garde touJours a l'écrard du substantif en question : « mon développement

b . E . théorique », meiner theoretischen Entwicklung. t m~-tenant, ajoute Marx, « si le lecteur allemand se permet~art un mouvement d'épaules pharisaique a propos de l'et~t des ouvriers anglais, industriels et agricoles, ou se berºart de l'idée que les chuses sont loin d'aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui crier : De te fabula narratur ! (Ueber dich wird hier berichtet !) »

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~ C'est sur toi que c'est ici raconté » << Sur toi par la fable c'est narré ».

La critique du langage et son économie

Pourtant, comme on 1' a souligné justement, dans Le Capital « Ü n'y a pas de récit... ni concret ni abstrait ».

Ou plutót : « i.1 n'y a pas de récit " concret ", i1 n'y a que ce que Marx appelle " des illustrations ", c'est-a-dire des fragments de récit qui ont cette particularité impor-

' tante d'etre sans avant ni apres; leur apparition est com­mandée par la découverte successive des effets ·de la structure de production capitaliste selon une articula­tion qui n'a rien d'historique, au sens usuel duterme » 19.

Qu'est-ce done que ces « illustrations », ces « fragments de récit » ? Marx lui-meme les désigne dans la Préface de 1867, ou plutót il en désigne les trames primitives : celles qui luí sont foumies, ou « racontées » (berichtet) par les Berichterstatier, les « Reporter .oo Public Health »

- par des « hommes aussi experts, aussi impartiaux (ou sans parti pris, « sans partí » : « unparteiische » ),

aussi rigides et désintéressés, « annés des pleins pouvoirs pour la recherche de la vérité 20 ».

Le fait que la dénotation la plus immédiate du mot « Bericht » oscille, dans les dictionnaires du XIx• ou au début du xx", entre deux synonymes - Erziihlung der Tatsachen 21 et Referat 22 - don.'l.e la mesure de l'an­crage du c;évcloppemcnt ti1éorique, chez Marx, da:1s ce qu'il faut bien appeler la fonction référentielle du lan­gage. Fonction toute premiere a l'reuvre sur le proces de l'énoncé ou, ce qui est synonyme pour Roman J akobson, le narrated event 23. La relation entre la fonc­tion du Bericht et la theoretische Entwicklung, chez

19. Etienne Balibar, « La science du " Capital " :., Centenaire du Capital, Mouton 1969, p. 75. (Colloque de Cerisy 1967.)

20. « mit... Machtvollkommenbeit... zur Erforschung der Wahrheit ausfrüstet. ~

21. Sachs-Villatte, p. 159. 22. Id., p. 790. 23. Essais de /inguistique générale, éd. Minuit, p. 181 .

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET. SON ÉCONOMIE

Marx, exigerait a elle seule un minutieux examen épisté­mologique, qui ne se ré1uirait pas aux apergus que laisse entrevoir la Préface de 1867, mais qui rendrait compte, sous cet angle, de la démarche entiere du Capital, ou plus exáctement (puisque c'est la son titre développé) de la Critique de l' économie · politique. On pourrait montrer comment la méthodologie des « références » précisément

· rend visible la coupure entre lt: jeune Marx de l'ldéologie et le Marx de la Critique. La fagon dont les textes de l'économie politique anglaisc ou frangaise sont cités (et recités), c'est la mise a nu du champ des fragmenís de récit qui circulent dans l'univers de l'idéologie boqrgeoise, de cette « économie politique » dont Marx entend faire la Critique, c'est-a-dire « l'économie » au second degré. La Postface de 1873 24, - le Nachwolt dCi la ·d¿uxieme édition allemande dont nous pouvons considérer que l'an­niversaire, le centieme annivcrsaire est a feter aujourd'hui - met a découvert les liaisons entre ces fragments de récit. Liaisons entre Ricardo, c'est-a-dire la théorie de l'éco!!omie politique dans sa période classique - et Sismondi; c'est-a-dire déja, sous une forme aigue ruais pflrtielle, la critique- enfin (comme ille précisera seule­ment dillls la t:aduction fran:;;ai&e 25 de cette Postf;:1ce 21\)

les « quelques écrivains non enrégimentés 27 » qui retournent déja la théorie ricardicnne en « arme offen­sive contre le capitalisme » . C'est en Allemagne, poursuit Marx, que « la marche propre a la société allemande excluait tout progres original de l'économie bourgeoise, mais non de sa critique » : aber nicht deren - Kritik ».

Et il poursuit : « en tant qu'une pareille critique repré-

24. Datée du 24 janvier 1873. 25. Datée du 28 avril 1875. 26. Le texte allemand dit seulement : « La théorie de Ricardo

sert exceptionnellement d'arme... »

27. Il s'agit de Th. Hodgskin, de W. Thompson, de T. R. Ed­rnonds.

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La critique du langage et son économie

sente une classe en général » - soweit eine solche Kritik überhaupt eine Klasse vertritt - « elle ne peut repré­senter que celle dont la mission historique est de révo­lutionner le mode de production capitaliste et, finalement d' abolir les classes - le prolétariat ». '

Ce que Marx dans la Préface de 1867 désignait sur un . mode ironique - mais attention : l'ironie est chez lui le mode meme de la pertinence et la fagon . meme de souligner ou d'accentuer -, ce qu'il désignait comme le· narratur, le « c'est raconté »; le berichtet qui reprend en compte les Berichtersiatter, le récit des récits - c'est cela meme qui se découvre, dans la Postface de 1873, comme la critique.

Mais on voit qu'il ne s'agit pas du touí. de ce dont parlait Hegel, pour le rejeter d' ailleurs dcmere lui, dans les Lerons sur la Philosophie de l'h1stoire : « l'histoire critique », ou l'on « ne donne pas l'histoire meme, mais ' · une histoire de l'histoire, une appréciation des récits his­toriques et une enquete sur leur vérité et leur crédibi­lité ». Cette histoire critique, c'est celle, précisément, d'Augustin Thierry dans ses ConsidérQ/ions : c'est la réfkxion méthGdoiogiqüe de l'historien.

Mais i1 s'agit ici, dans la Kritik, de tout autre chose : du champ ou, plus Iittéralement chez Marx, du proces qui prend en compte les « fragments de récit » et les désar­ticule, tout en las réarticulant sur un autre niveau.

Voici deux brefs récits, deux « historiettes » qui sont en meme temps, au sens spinoziste, des narrations men­tales:

« Un hornrne s'est occupé pendant une se­maine a fournir une chose nécessaire a la vie ... et celui qui Jui en donne une autre en échange, ne peut pas mieux estimer ce qui en est l'équi va ient qu 'en calculant ce

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

que lui a cofrté exactement le meme travail ~t le meme temps 28. »

(Livre I, ch. 1, p. 62.)

« L'argent est devenu le bourreau de toute chose 29. :P

(Uvre I, ch. m, p. 145.)

Ce qui a lieu entre ces deux « fragments de récit »,

c'est une certaine transformation des rapports, un certain « proces structural », ou un certain change structural, ou en termes économiques, dans les énoncés de Marx, un Formwechsel, ou changement de forme qui effectue le passage du chapitre I au chapitre m du Livre Premier. Ce n'est pas une histoire critique, mais une critique de « l'économie » qui rattache l'un a l'autre, en les démruJ.te­lant dans leur contexte, ces fragments de récit. On püur­ralt s'exercer a construire le proces auquel s'applique le Capital en dénudant la trame qui relie ses << références » :

celles-ci ne sont pas des omements rhétoriques ou érudits, mais les fragments référentiels attestant que le p;-oces s'est a la fois articulé et masqué ainsi.

4

Quelque chose parcourt ainsi la démarche de la pensée philosophique occidentale - de Platon a Lénine -comme un impensé a la fois énigmatique et central que désignent 1' &·lt(xyys/..(a ou la Ót~yr¡cr~~ , la narratio spinoziste et l'Erziihlung hégélienne, le narratur ou le berichtet de Marx et le rasskaz des Carnets léninistes. Mais ce quelque chose n'est pas du meme ordre que l'objet des réflexions auxquelles s'applique la philosophie

28. C'est l'auteur anonyme de Sorne Tlwughts on the lnterest of money, prédécesseur d' Adam Smith.

29. Boisguillebert, DissertaJion sur la nature des richesses.

28

La critique du langage et son économie

analytique anglo-saxonne depuis quelques années. n y a pres de huit ans une « Philosophie analytique de l'his­toire » paraissait aux Cambridge University Press et ce lieu cambridgien n'est pas sans signification, qui rattache cette démarche a la tradition de Wittgenstein. Or son chapitre central portait sur les « phrases narratives » -

N arrative sentences. -

Il reste que le type de probleme abordé Ia avec perti­nence est celui d'une épistémologie de la méthode histo­rienne, incluant 1' « enquéte narrative » , la « narrative inquiry 30 ». Il s'éleve et se construit par-dessus le terrain repéré par les Considérations d'Augustin Thierry, comme l'épistémologie elle-méme au-dessus de la simple métho­dologie.

Mais la question, tout autre, demeure entiere, d'une critique de la production de l'histoire (( réelle )) ' a travers la fonction narrative elle-méme. Ce qui détermine un tout autre enjeu.

C'est la question qui nous est posée avec désinvolture, comme en dehors de la « questio!l philosophique » elle­méme, par ce discours pvur ainsi dire excentrique et sauvagc quí p?sse par les Observations dt lviably, par les Journées de Mai a Kharkov de Lénine, et par cet essai singulíer et éminemment politique - si peu « spéculatif »

- qu'est l'opuscule de Liebkuecht intitulé Die Emse Depesche, oder wie Kriege gemacht werden, ou est analysé le « texte du récit >> - der T ext der Erziihlung -o u le « récit officiel >> (offizielle B ericht) de la fameuse dépeche.

Récit • « qui racontait (erziih lte) l'outrage fait a Bene­detti par le roi de Prusse >> ;

30. W. H. Dray, « On the nature and role of narrative in historiography », History and Theory, 2, 1971, p. 170.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

• « et qui causa (herbeiführte) la guerre franco­allemande ».

Ou il est affirmé que « ce qui raconte » (une promenade)

va etre « ce qui cause » (une guerre).

Bien plus, quelque chose « agit » (wirkt) dans cette Erziihlung ou ce Bericht et qui est lié a une opération décrite par Bismarck lui-meme, au cours de ses entretiens avec Moritz Busch, comme une « condensation '' : le récit a été erdichtet. Cette Erdichtung narrative du désir de guerre fonctionne comme une V erdichtung freudienne du désir, dans le reve raconté et manifesté par l'histoire réelle.

Mais quittons le terrain qui vaut a Liebknecht -Liebknecht le pere, Wilhelm - d'aller en prison. Quit­tons ce terrain pour celui qui vaudra a Liebknecht - le fils, cette fois ; Kari, Karl Liebknecht - d;etre lynché par des offi ciers de corps-francs prénazis, en meme temps que Rosa Luxemburg. Ce terrain-Ia est ceiui ou, plus nettement que jamais, plus clairement encore C]_Ue d2ns les temps analysés par Augustin Thierry, « chacune des classes de la société véhiculait son systeme de narra­tion 31 » .

Il faut préciser les objectifs, e t déjouer certains contre­sens risibles, qui donnent la mesure de l'inaptitude regret­table de leurs auteurs a saisir l'objet et le proces analysés. JJ ne s'agit nullement d' « expliquer le fascisme par les mots » , ou de (( donner une histoire du fascisme a partir des mots » , d' « illustrer la these selon laquelle ce sont les mots qui font l'histoire ». Les idéologues e hez qui ce

31. Théorie du récit, p. 16 (c.a.d. p. 2 : qui a dit qu'il n'éta it pas questio n des classes sociales daos ce liv re « avant la p. 127 ,. ?)

30

1 ' (

La critique du langage et son économie

type de formulations est si fácheusement rabáché ont peut-etre trop lu, ou trop ff.al lu, un célebre livre qui s'intitule Les mots. Ils n'ont en tout cas rien saisi de la question qui se pose désormais.

* **

En fait il ne s'agit nullement des « mots », mais des « langages », et des langages rapportant leurs objets (ou leurs actions), c'est-a-dire des langages ou des énoncés narratifs, des narrations au sens simple et bien déterminé que Spinoza donnait déja a ce term~. En inclTJant p ::! rm! elles les « narrationes natura e mentales », les « narrations mentales de la nature » ou les « récits de la nature dans la pensée » , plus communément désignés par le .terme d' « idées » : les « idées » entendues comme des narra­tions abrégées, ou du second degré.

Or, c'est ainsi qu'il faut appréhender le matériel qui nous est livré par le cauchemar de l'histoire : par exemple, daos I'entre-de¡¡ ;;:-guerres allemand et it::!licn. -

Des séquences narratives en déplacement les unes par rapport aux autres, et constituant des contextes ou des « hors-textes >>, les unes pour les a u tres. Et e~ la, bien entendu, abstraction faite de tout « vécu » indicible et inconnaissable (quoi qu'aient pu en penser les idéologues a contre-sens, qui interpretent encore toutes choses dans les termes de l'ancienne phénoménologie).

Ces séquences narratives, prélevées littéralement et pour ainsi dire matériellement - dans leur matérialité littérale, leur « corporalité », auraient dit les Stoi"c iens - il s'agit d 'en voir se dessiner et se construi re l'économie, c'est-a-dire les modes de production et de circulation. C'est cette « économie » qui v:1 en livrer « les formes

31

:r.·

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

beaucoup plus complexes et plus plein¡;s de con ten u 32 »,

pour parler comme la Préface de 1 f< 67.

Ainsi ce que nous pouvons appeler « 1' énoncé totalitaire primitif », le premier énoncé politique qui inclut l'épi­thete totalitario en langue italienne, n'est pas autre chose, dans le Discours prouoncé par Mussolini au Théatre de 1' Augusteo le 22 juin 1925 au soir, qu'un fragment de récit, destiné a COUVRIR UN CRIME DE LA POLICE, de la policc parallele des chemises noires : ce crime, c'est l'as­sassinat de Matteotti, le 10 juin 1924. Entre le 3 janvier 1925 et le 22 juin, les fragments de récits procedent ainsi:

« Si le fascisme a été une association de malfaiteurs, moi, je suis le chef de cette association de malfaiteurs. ~

Discours du 3 janvier.

tout ce qui a eu iieu entre le 3 janvier et le 22 juin tenant dans cet énoncé-la et dans celui-ci, et dans le rapport des deux runa l'autre :

e Bien plus : ce qu'on a appelé notre fa­ronche volonté totalitaire poursuivra son actiorr avec une force encore plus grande. ~

Discours a 1' Augusteo.

Ce qui nous importe dans ces énoncés, ce n'est certai­nement pas le « vécu » de Benito Mussolini, dont nous pouvons nous désintéresser sans perte grave, -- c'est la

32 . ... '< die Analyse viel inhaltsvollerer und komplizierter For­men wenigstens annahernd gelang » (Vorwort, p. 5-6): trad. Roy: « des formes bien plus complexes et cachant un sens plus pro­fond >.

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La critique du langage et son économie

fa~?n dont la production de ce syntagme héroi:-comique va maugurer un proces de circulation dont l'une des étapes

' sera,. avec l'entrée en scene du philosophe néo-hégélien G~ntlle, la production corrélative d'un syntagme plus ag1ssant : le Stato totalitario. Ou agit, de loin et indirecte­

, men~, . la résonance d'un concept hégélien tout a fait ' ·explicite : la Totalité de l'Etat, die Totalitiit des Staates. ·

En effet, Mussolini le proclamera a Carl Schmitt le doctrinaire allemand de « l'Etat total » : « ·!eh 'bin Hegelianer ».

~e fa~on comparable, le syntagme du « Troisieme Re1ch », - Das Dritte Reich - chez Moeller van der Bruck ramasse en une breve « na..,-ation mentale » une série de << propositions de narration » :

e La Révolution allemande n'est pas (arrivée) a sa fin. »

(ist nich zu Ende)

1

achever ¡· « Nous devons la gagner

Révolution allemande. »

-- en encore

« Les expenences révolutionnaires sont un détour. »

. « Il s'agit de dompter de far,:on conserva­tnce le mouvement de la Révolution. »

Car pour le fondateur du mouvement Jeune-Conser­vateur

« La Révn!ution est née de la trahison. >>

- tandis que :

« L'Etat c'est la Conservation. »

On pressent ce que va etre « l'Etat » de cette « Révo­lution allemande >> pour qu}

,.., ,.., _l .)

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Car

LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

« Ce qui est révolutionnaire aujourd'hui sera conservateur demain. >

e le Conservateur ... sait simplement que le monde sera toujours te! qu'il est >.

De mémé fa<;:on, i1 cst possible d'entrer dans l'analyse de ce que le Jeune-Conservateur Emst Fortshoff dési­gnera en 1933 par l'Etat total, Der totale Staat, cette tra­duction allemande du S tato totalitario mussolinien · et g~ntilien effectuée des 1931 par son maitre C~l ~hmitt. Ce qui est raconté dans la formule ou « l1dee » , de l'Etat total a été ramassé par Forsthoff dans une breve et redoutable narration : Es gibt wieder Parias in Europa

· .. _ •. _ ,< il y a de nouveau des parias en Europe )). Dans les memes années - au póle opposé du « Mou­

vement national » qui englobe toute l'extréme-droite alle­mande, ü son póle nátional-bolchevique - Ernst Jünger contracte tout ce qui a eu lieu entre l'éclatement de la guerre mondiale et les premieres années trente dans ~a narration de la Mobilisation totale, de la totale Mobzl-

machung. Que }f: cliscours l}itl€riei1, la « 1ang12~ nouvelle » cont

Goebbels se croit l'inventeur, ne soit pas autre chose que ¡;a qd se trame, dans l'espace dépl?yé d'un póle a l'autre de ce champ, voila qui nous fmt entrer de fa¡;on déterminée dans la question fondamentale : celle de l'ac­ceptation - die Annahme, disait Rauchn.ing, cet a~tre Jeune-Conservateur. Plus précisément : dans la quest10n

de 1' acceptabilité. Je ne m'attarderai pa:, sur une interrogation a mon sens

mineure : celle de savoir s'il y a ou non « une différence réelle » entre le discours de la démocratie libérale -depuis Spinoza, Locke, Rousseau -: et celui du St~to totalitario ou du totale Staat de Genttle et Carl Schm1tt, de Musso1ini et Hitler - et s'il y a « une différence

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1

1 .. L.¡ critique du langage et son économie

réelle » dans le « fonctionnement » entre les uns et les autres ... Seuls les idéologues les plus déformés par l'exer­cice ue l'illusion spéculative peuvent, de nos jours, sous­estimer cet ordre de différence. Sa méconnaissance mal­heureuse, introduite en son temps dans la K.P.D. et le mouvemei!t ouvrier par la ligne de Heinz Neumann (directement dictée sans doute par Staline), la confusion · voulue entre l'Etat social-démocrate de Weimar1 désigné comme « social-fasciste », et le futur Etat total hitlérien

' - cette méconnaissance et cette confusion ont eu des effets trop visibles et trap redoutables pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir. D'autant plus que les idéologues en question n'ont pas l'excuse de raconter fa du fond du cauchemar de l'histoire, au présent. Ceux d'alors ont du apprendre et mesurer la différence entre les cafés wei­mariens et les camps hitlériens.

Au contraire, la question de l'acceptabilité nous place dans l'opération meme qui va donner le pouvoir ~t la violence d'Etat, la Staatsgewalt, a Adolf Hitler -, au défi de toutes les prévisions qui pouvaient etre bfities depuis 184 7-1848 a partir de la relation observée par MaiX ¿" ~18 le cycle industrie! et les crises économiques, d'nne part, e~ rle l' ::!utre le !"~nfercc!llent de la lutte des classes et du mouvement prolétarien. Cette précision rationnelle et scientifique de Marx, premier théoricien du cycle économique, qu'est-ce qui va la déjouer? Toute une opération dans le champ des langages, dans la combi­natoire des « récits idéologiques » , dans sa topographie et ses « regles cartographiques >> , va contribuer a rendre le discours - et la pratique -· des hitlériens acceptables, et livrer les masses allemandes a la servitude d'un Etat total dont Carl Schmitt vantait les mérites, des novcmbre 1932, aux Messieurs de « l'Union au long >> : « l'Union pour la Conservation des Intérets économiques en Rhé­nanie et Westfalie >>. C'est a travers ce proces dans la mise en acceptabilité des récits hitlériens que la lutte des

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LA CRIT!QUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

classes voit brusquement ses effets se renverser, au moment le plus favorable a la réalisation de la prévision marxiste.

Mais le proces de l' acceptabilité va se déplacer désor­mais sur un mitre terrain, celui de l'expérience économi­que. Dans les premieres années 30, nombreux sont les tapports d'experts, les Berichte, qui sont émis et lancés dans la circulation. Le paradoxe de la situation finale va etre celui-ci : l'homme qui énonce en 1932 des « Prln­cipes » en opposition violente avec toute politique de grands travaux publics, le Docteur Schacht, ce meme « expert ,, va les réaliser (en príncipe) a partir de 1934. ·Mais cela, a üavers une série de relais dans l' énonciation, et dans la pratique :

(1) L'énoncé meme de ces '< príncipes }) de 1932 lui permet de combattre et de faire arreter celui qui soutenait au meme moment cette politique : Gereke, l'homme qui avait coalisé contre lui les grands intérets de la Ruhr précisément, et les groupes de pression du Grand Capital dans l'ení.ourage du Président du Reich, Hindenburg.

(2) Au Programme de « création de travail » lié a la réa­lisation de grands travaux d'amélioration économique et demandé d' ahord par les syndicats, il va substituer dis­cretement, des le début de mai 1933, un Programme de réarmement cl andestin qui aura pour « lieu d'acceptation >>

- clandestin également - une firme fantome, prete-nom des quatre grands de la grande industrie privée : la « Me­tallforschun!! Gesellschaft » , lieu d'émission et d'accev tation des effe ts Mefo.

(3) Le caracterc « secret >> du réarmement, imposé par les clauses du traité de Versailles, permettra de laisser dans le secret également cette substitution du militaire au social, en vue de la Mobilisation totale - et d'éviter du

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\ La critique du langage et son économie

meme coup les effets inflationnistes de ~ette hyperproduc­tion sans renforcement correspondant de la « demande effective « (Keynes) ou de la « consommation payante »

(Marx) . . Cette condensation du « secret » ou du message, dans

les énoncés successifs de Schacht, ne fait que déployer ~ . dans le temps 1' Erdichtung du récit bismarckien, comme

piege de langage pour l'histoire réelle. Peu de terrains d'analyse laissent mieux apparaitre dans

leurs rouages et leurs replis, les « mouvements contra­dictoires » par lesquels les énoncés économiques sont captés et entrainés eux-memes dans une économie des énoncés. Mais avec eux le champ entier des énoncés ou des récits idéologiques est mis en mouvement, car les niveaux de ceux-ci entrent en correspondance multiple avec les niveaux de ceux-Ia.

La question n'est done pas simplement de savoir si les . énoncés de Schacht,-l'homme d'Hitler, sont plus « faux >>

que ceux de Gereke, l'homme de Schleicher, ou ceux de Woytinsky le social-démocrate, ou de Fogarasi, l'un des porte-parole économiques du Komintem et de la K.P.D. leí en effet la critique de la :: raison narrati-ve » se trans­fonJ1e en critique d'une économie des « narrations >>.

Ici la lutte des classes se découvre entierement tramée dans et par les langages, y compris lts langages lourds de la Warensprache, de la « langue des marchandises >> - et c'est sur ce terrain qu'elle peut laisser a découvert le détail rigoureux de ses opérations. Dans le rapport interne par lequel s'articulent la base réelle et le proces d' acceptation.

* **

Car, nous l'avons vu, pour Spinoza une « narration »

peut etre dite vraie ou fausse - et aussi, comme s'il existait la une troisieme « valeur logique » , fictive, de meme qu'il existe l'idea vera, l'idea falsa et l'idea ficta ,

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

et puisque les ideae « ne sont rien d'autres que des natra­tions mentales de la nature » (Ideae enim n1hil aliud sunt, quanr narrationes naturae mentales)~

Et puisque le « vrai » et le « faux » sont par excelÍeric.e ces « · Principes de philosophie » qui donnent son titre meme au livre (a l'unique livre) que Spinoza a publié de son vivant, on peut parler d'une « raison narrative ·», · si l'on donne au mot « raison » le sens défini par la Critique

; kantienne : ({ pouvoir qui nous fournit les principes de la connaissance » -- qui nous les« donne en main 33 ».Le concept de raison narrative souligne qu'il s'agit bel et bien d'un preces de connaissance.

Mais ce concept de « raison narrative », défini comme « systeme des 9pérations - liinites dans les regles de la pensée - lié a la production meme de la déraison, dans la narratlon de l'histoire 34 », ce concept n'est qu'un concept ironique, i1 n'est qu'un passage ou une premiere approximation, dans la mise a découvert d'un proces de connaissance désigné par les termes de « raison narra­dve », d lui-meme soumis a des conditions de production (et d'échat1ge). Il s'agit d'une connaissance produite - ct c'est la l'ironie de l'histoire - p!oduite pour ainsi dire malgré elle ou a son imu. Cest pourquoi le concept de raison narrative n'est qu'une approximation sur le chemin qui mene a une critique de l'économie narratille :une cri­tique du proces de production d'une connaissance - nar­rative ou historique.

Que celle-ci doive s'exercer au premier abord dans une expérience historique tres particuliere, celle ou la langue critiqtr.e de Kant, Hegel, Marx s'est trouvée mise

33. « Nun ist Vernunft das Vermogen, welches die Prinzipien der Erkenntnis a priori an die Hand gibt 1> (Kritik der reinen Vernunft, Einleitung, VII).

34. L.T., p. 4.

38

La critique du langage et son économie

a l'épreuve, provisoirement volatilisée et détruite ... , '1 .; , , dan~ 1' expérience « total e », et totalement négative, de

· la langue nazie -, cela meme appartient aux plus pro­fondes ruses de l'ironie de l'histoire.

* **

Cette critique de l'économie narrative enveloppe néces­~airement, comme disciplines a constituer, une sociologie des · langages - une sémantique de Z'histoire. La pre­miere, comme science empirique, doit lier le champ et féínission des langages au champ des groupes sociaux et, phis ,fondamentalement, des classes sociales en lutte ou 'en guerre déclarée : langages du pouvoir, de la violence ou la virulence de l'objet touche a celui que Bataille assignait au College de Sociologie. La seconde, comme discipline théorique ou, tout au moins, comme prcblé­matique théorique rigoureuse, doit déterminer les rapports entre les niveaux qui relient la production du sens a la « syntaxe idéologique » (a la prosodie politique) des dis" cours, et a l'articulation des groupes et des classes : a leur Gliederung, au sens ou Marx l'entend dans l'Idéologie allemande, comrue au sens ou I'entend Humboldt dans sa conception préchomskyenne de la grammaire philosophi­que et de la « créativité » du langage.

Mais elle ne se confond pas avec la constitution, collec­tive et progressive, de ces disciplines comme « sciences rigoureuses ». Et nous retoumons a la question : qu' est-ce qu'une Critique? Qu'est-ce done que ce mouvement dans la pensée dont on sait les deux moments marquants et fondamentaux, et qui vient produire sur nous, de gré ou de force, maintenar1t, dans la situation historique et intel­lectuelle ou nous sommes, un effet pour ainsi dire cumulatif?

39

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LA CRITIQUE DU LAt'lGAGE ET SON ÉCONOMIE

La premiere Critique-« Kritik der reinen Vemunft »

- a été liée historiquement au fait immense de la révolu­tion scientifique occidentale durant le xvm• siecle; ou se ramassent la géométrie grecque, l'algebre indienne ·· et arabe, et la série qui passe par Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton. Que l'expérience, l'expérience scienti­fique en tout cas, soit produite - comme un Produkt -- voila ce qu'énonc;ait la phrase premiere de I'lntroduc­tion dans la premiere édition de cette Critique (dont la seconde édition atténuera a la veille de la Révolution fran~aise la v:irulence théorique).

La seconde Critique - « Kritik der politischen oko­nomie »-· - · s'est liée au fait plus brutal encore de la révo­lution industrielle anglaise puis occidentale et bientót mondiale, á travers les péripéties spasmodiques du cycle économique et de l'impérialisme, d'avance perc;ues par Hegel. De meme que Kant avait été peut-etre le premier a désigner Copernic comme une « giinzliche Revolution »,

de meme fa((on il semble qu'Engels et Marx aient été les premiers a désigner ce proces historique nouveau comme << industrielle Revolution ». Les premiers mots de cette Critique sous sa forme pléniere, dans le Capital, lui donner.t con1me 8bjet le mcade de prooudon, 1a Prod:rk ­tionsweise de la Société capitaliste. Il est bien évident que cette seconde Critique, celle de Marx, ne peut etre consi­dérée comme un << retour a Kant » par-dessus la dialec­tique hégélienne (a la fac;on de ce que voudra etre na!ve­ment << I'empiriocriticisme » ). Elle est le développement dialectique de la Critique, se rapportant désormais a une politique par une économie.

Ce qui a lieu sous nos yeux, le proces qui nous enve­loppe et dont nous avons a rendre compte, est l'effet cumulatif de ces deux révolutions. La révolution indus­trielle du xvm· est un fait économique massif, mais elle n'cst encare rattachée que de fa<;on mineure aux techni-

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\ La critique du langage et son économie

ques virtuellement inscrites déja dans la révoluti'on s · ti' fi cien -

que de ~on te~ps. Le proces qui nous entrame, et dont nous .sub1ssons a chaque instant les effets, a fait de ces ~eux_ ~hamps un seul champ : la conséquence la plus

· , :unmed1ate en étant l'unification instantanée tou1·0 . , , urs ·· · renouvelee, du champ historique - I'unité instanta '

di' d . ~ e es~ace_ es versions ou, pour reprendre le singulier

mot s~moZiste, des « narrations ». Le champ économiqu mondial s'est constitué avec les grandes découvertes et 1: ~ marché des Deux Mondes » - et « c'est la grand mdus~rie qui a cr~é l'histoire universelle ». Mais le cham; ~ond1~ des .ve~I~ns s'est constitué par la fusion de la revolut10n scientifique et de la révolution industrielle.

Ce c~~p a propagé en tous sens les « mouvements contradictOires » de l'idéologie et de ses narration L

. ff s. e premier . e et de ce~t~ accélération idéologique et de ses entrecr01sements a e te le monstre historique du . nazisme comme Ré~olution conservatrice. Révolution rétrograde.' D_ans les memes moments, la chaine des révolutions Jibéra­tnees - la « grande Révolution franc;aise », l'Octobre r~ss: .-. cettP shaine universelle que la contre-révolution h1tlec-1enne er,tendait briser 15, et gui reliait so!idüiremcnt le mouvement de libération des masses au mouvement meme de la Critique justement, cette grande chaine au D_Iéme_ , moment se tordait sur elle-méme o u se nouait smguberement daos la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d'un seul, dénoncée par le testament d l:énine et about~ssant a un processus de type << cultuel » ~ ~~~n~ ~·Áune soc ~ol~gi~ sacrée a la Bataille. Le récit gui s ecr~Vai t ~ans _J I-~IstO!re du parti bolchevik, du parti de la Revolutwn, eta1t soumis a une suite indéfinie de réécri­ture et de refonte des versions narratives, directement rat-

35. « Die internationa le Solidaritat des Prokt·, r1'a ts hab · . ···· ·" ' en w: r zerbrochen. » H ttler, 13 septcmbre 1933.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

tachées au rythme des exécutions qui frappaient les pion­niers de la Révolution d'Octobre.

Dans le champ mondial de la révolution scientifique ét technologique, dans le champ de ce que Karel Teige a Prague et Wilhelm Reich a Vienne et Berlín appelaient en memo temps la REVOLUTION CULTURELLE, dans ce champ qui est aussi celui qu'ont pu envahir ce que Marx appelait les « Révolutions rétrogrades », les révo­lutíons du pouvoir exécutif, de la violence exécutive, de la Regierungsgewalt - je pense que la Critique de la raison et la Critique de I'économie passent désormais par une critique de la raison narrative et de I'économie narra­tive. Je pense également que cette prise en compte expli­cite de la narration n'est pas simplement un effet d'ironie spinoziste.

A cette économie narrative appartient également l'éco­nomie (et la déraison) de la fiction : dans l'entre-deux vacillant entre l'idée fausse et l'idée vraie.

Fort étrangement, le 24 février 1968 - au terme d'une démarche admirable ou il prenait manifestement partí pour Lénine contre l'empiriocriticisme de Bogdanov - , Louis Althusser affirmait que « la notion de vérité ... e' est une notion idéologique, ·c'est tout ».

Or cet énoncé se ramenait, presque mot pour mot, a celui que Lénine reprochait précisément a Bogdanov ... -la vérité est une form e idéologique (istina est ideolo­gitcheskaia forma) 36.,

Mais, répliquait Lénine, « si la vérité n' est qu'une forme idéologique, il ne peut y avoir de vérité indépendante du

36. Materialism i em piriocrititsism , Moskva 1967, p. 107.

42

La critique du langage et son économie

sujet et ~e l'h_!Jmanité, car, pas plus que Bogdmov, nous ne connrussons d'autre idéologie que l'idéologie numaine ... I! ne ~u-t p~~ plus y avoir de vérité indépendante de 1 humarute qu il ne peut y avoir de vérité objective ».

C'est sur cette contradiction que nous questionnons . Louis Althusser.

.; Car la Critique - ou si I'on préfere ce terme : la / philosophie - ne peut se contenter d'etre le récit des

··~ ··;· pr?cAes de prod~ction et de la prQduction des récits. Elle \ ' !;. ~-a :t:e cett: mzse en rapport des fragments de récit, et a ' . ;/ 1 mteneur meme du champ de ces rapports et de ces mou-

f

~- · vements, dont elle ne peut se détacher pour les survoler

. /!,: elle a également a connaitre et a narrer « ce qu'il y a d~ .,. vrai dedans ».

Société fran~aise de philosophie. 24 février 1973.

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11

1' acceptabilité

" Le rapport social et ... gouvemer, étant une fiction. ,

MALLARMÉ, Sauvegarde, mai 1895.

« Le langage lui est apparu l'instrument de la fiction. :~>

MALLAaMÉ, Notes de 1869.

1

L'histoire, ce mot d'Hérodote, et cette chose qui lui correspond, ressemble peut-etre a un appareil compa­rable - si l'on veut - a une salle ou l'on :;'adresserait aux auditeurs a la fois de face et de dos. Tout a la fois, elle nous adresse ses messages de plein fouet et, si l'on peut dire, les yeux dans les yeux, et en meme temps elle émet des messages et des signes au moment ou elle paraí't s'etre retournée. Si on l'envisage comme cette mise en scene, cette Darstellung dont parle Hegel dans la Préface

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r.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

de la Phénoménologie de !'Esprit - ce mot de « Dars­tellung » qui intéresse particulierement Louis Althusser -, si l'on veut décrire cette mise en scene de l'histoire, il faut entrer d'emblée dans le paradoxe de ses messages et de leurs transmissions.

Bien entendu, tout le monde s'accordera pour dire que l'on n'écrit pas l'histoire du présent. Mais ou finit le présent ? Un arret judiciaire rendu en 1971, dans un conflit opposant un éditeur et un historien, a soutenu qu'il s'étendait sur qu~ante ans dans le passé : ainsi l'Histoire s'arreterait en 1932, l'année 33 serait encare, pour quelques mois, notre « histoire » ? Et la tache de la science historique serait maintenant de franchir le mur qui sépare l'ru;lnée 32 de l'an 33. n se trouve, par hasard, que c'est aussi exactement mon projet.

2

Mon projet, depuis plusieurs années, a été d'aborder cette année-la - et cela par un biais fort simple, celui d'une théorie de l'Etat. Je croyais savoir qu'il y avait cni.r~ les doctrines de l'E.tat dit ,< totalitaire » , d'uue p1r! , et la « Totalité de l'Etat » entendue au sens de la Philo­sophie du Droit de Hegel, d'autre part, au moins une certaine homologie. Sur la toile de fond de deux crises économiques : celle des années 1930, et celle de l'année 1817, analysée par Sismondi et évoquée par Hegel aux § 245-246 de sa Philosophie des Rechts. Car il est admi <: comrnunément, et a juste titre, que la conquete de l'Etaí. par les nazis est liée a la Grande Dépression. Evidence massive, mais qui ne dispense pas d'entrer davantage dans le comment.

Or l' entrée m eme dans le do maine recouvert par ces mots- « Etat totalitaire » - m'a fait percevoir un cer­tain nombre de contradictions et de paradoxes.

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L' acceptabilité

• Premier paradoxe : 1' « Etat totalitaire » , cette for­, , . · mule faite d'une alliance de mots, est en langue fran<;aise

· ·• une traduction - et une traduction non pas de l'alle­. .. • mand, comme on pourrait s'y attendre, mais de la langue · , dont les Fran<;ais n'attendent pas la provenance du tra-

.gique politique, de la languc italienne. Celle de Mussolini ' et de Gentile, et de leur Stnto totalitario. ·

• Second paradoxe : en langue allemande les mots totalitiire Staat sont aussi une traduction de la langue politique du fascisme italien - et comme tels, ils sont récusés par les doctrinaires de l'idéologie nazie. Par exemple Wilhelm Stuckart, le juriste et policier qui a rédigé les lois racistes dites de Nuremberg.

• Troisieme paradoxe : la version allemande propre­ment dite, ou « autochtone » , de l'idéologie totalitaire se fixe autour de la formule du totale Staat, de « l'Etat total ». Mais ceíte formule est produite, forgée ou estarn­pillée, comme an l'a dit, non par les nazis eux-memes, mais par des messagers situés a leur périphérie, pour par­ler comme Goebbels. En premier lieu par Carl Schmitt, ses éleves et ses amis : Ernst Forsthoff, Ernst Rudolf Huber, Gerhard Günther, Ernst Krieck (celui dont l'in ­fluence paradoxale sur Martín Heidegger peut et1e démon­trée). Tous se référant a la formule de la totale Mobil­machung, développée par Ernst Jünger en 1930 et 1932.

• Quatrieme paradoxe : alors que le Stato totalitario es t le mot d'ordre officiel de Mussolini et de son Etat, le tota!e Staat est assumé une seule fois - le 3 octobre 1933 - par Hitler lui-meme, puis récusé violemment par ses idéologues officiels : par Rosenberg (le 9 janvier 1934), et par Freisler (le 12 janvier), le futur Président du « Tribunal du Peuple » qui condamnera les résistants du 20 juillet 1944.

Ainsi, la ou l'on pouvait s'attendre a trouver une doc­trine reflétant la réa!ité politique, on ass iste bien plutót

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r.·

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

a ce que l'on pourrait appeler des événements de langage, introduisant des ruptures entre des états de langue : des états de la langue politique.

Ce sont ces événements et ces états qu'il s'est agi , pour moi, de reconstituer et d'analyser : comme une expéri­mentation, portant tout a la fois· sur le langage et sur l'histoire, a rebours d'une certaine idéologie qui tendait a les opposer, celle du structuralisme parisien, ou de ce que la Mode en a fait.

3

Une sorte Je renversement (que je ne qualifierai pas de copernicien) s'empare alors de toutes les données. La question n'est plus de recomposer le « portrait » doctrinal de cet objet qu'a été l'Etat allemand ou italien, a travers les formules qui en ont été données. n s'agit de prendre pour « objet » ces fom<.üies ;;;Jrnes, de définir leur lieu de ¡.,roductivn ct d'éruission, et leur circnlation dans res­pace des transmissions ou des échanges d' énoncés : le proces de leur production et de leur circulation.

Mais ce proces se dédouble : il est a la fois (J akobson) proces de l'énoncé et proces de l'énonciation, « événement raconté » (narrated event) et « acte de discours » rap­porté a lui. Il s'agit done de prendre en charge, en tout premier lieu, ce qui dans le langage releve de la fonction référentielle : ou, en langue espagnole, du referir, du referente; ou, en italien, du referto : du rapport ou du récit; ou encore, dans la langue de la sémiotique anglo­saxonne depuis Peirce, de la re/erence. (Abord qui entraine des rebondissements imprévus - « the man who makes researches into the reference of symbols to their objects

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L' acceptabilité

will be forced to malee original studies into all branches of the general theory of signs » C.S. Peirce.) 1

La tentati~e ~récédent~ se trouve ainsi engagée dans cette reconstitution des enoncés ou, plus précisément des « récits » idéologiques qui sont porteurs des mots cié~

1 o~ .d~s. syn~a~es fondamentaux que sont pour nous, par deflllltion ICI, le Stato totalitario ou le totale Staat. En commen9ant par ceux que donne Carl Schmitt ·dans son

·<;>uvr~ge de 1931, Der Hüter der Verfassung, ou est rap-po~e (ou « raco~té » ), avec les divers Rapports ou Berichte qm en sont les ]alons, le « tournant vers l'Etat total » die W endung zum totalen Staat. ' . Et a propos de cette reconstitution, et de ses enjeux, il faut rap~ler la remarque de Marx : « si le lecteur ( ... ) se perme~tart u~.n:ouvement d'épaules pharisalque ( ... ) ou se ber9art de ltdee optimiste que les choses sont loin d'aller aussi mal ( ... ), je serais obligé de Iui crier : de te fabula narratur! -Ueber dich wird hier berichtet J « C'est sur toi que la fable narre » - « c'est sur toi que c'est ici raconté. »

4

. Mais le proces de ces « récits idéologiques » n'est pas stmplement ce qui énonce l'action rapportée : il est aussi ~.e qui pr~duit l'action qui se fait. Au sujet de ce que J a~pellerat l'~ffet de récit, je vais me borner a rappeler ~rots explorat10ns qui, déja, fllt-ce brievement et comme a Ieur insu, s'y sont attachées.

, Celle de Michelct, qui sernble anticiper sur certains developpernents de la Philosophie analytique a Oxford :

M l. .ct. « Prolego.mena to an Apology for Pragmaticism », The VI~ntst, 1906. Et In : Proc. Am. A cad. Arts and Sci., Boston,

, 1868, p. 295.

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1.· .

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

« Parole et acte, c'est tout un. La puissante, l'énergique affirmation ( ... ) c'est une création d'actes; ce qu'elle dit, elle le produit. » (Histoire de la Révolution fran~aise, Livre VIII, 3.)

Celle de Mably, sur laquelle je passerai rapidement, en soulignant que la situation décrite par lui au début de ses « Observations sur l'Histoire de France » est exactement la meme que désigne en langue grecque le verbe « revenir rapporter », par quoi la Poétique d'Aristote ­désigne l'acte du récit, de 1' oc7tctyyD.Aew . C'est la situation du chasseur Hun qui revient raconter ses découvertes a l'Ouest des marais Méotides, et dont « les récits ... devaient changer la face des nations » .

Celle de Liebknecht enfin - Wilhelm Liebknecht -, décrivant publiquement (et le premier) aux yeux de l;opi­nion aUemande de quelle fa~on le « texte du récit »

de la promenade du Roi, paree qu'il a subí une conden­sation 2 (une Verdichtung, dirait Freund), et qu'il est introduit dans une circulation d'avance calculée par Bismarck, par le chancelier de fer et de sang, produira un certain effet de la forme: une Ergebnis der Form, dira Bismarck lui-meme, a propos d~ sa dépeche falsifiée - de la Dépeche d'Ems, productrice d'une guerre et d'un Empire, sur sa « fondation de papier » .

Ces trois exemples ont pour simple but de sensibiliser l'attention a la tentative qui va etre faite ici : construire - avec le matériel des langages politiques allemands pendant la République de Weimar et jusqu'a l'avenement hitlérien - un modele de l'effet de récit dans l'histoire.

2. Erdichtete.

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L' acceptabilité

5

, ~ t-!'_ Mais la surprise que réservait la reconstitution de ces ·« récits totalitaires », c'est qu'ils dessinent une configura­tion bien déterminée : !'ensemble des langages que leurs messagers ou leurs· récitants nomment eux-memes le ,«-, Mouvement national », la nationale Bewegung, ou l'Opposition nationale (la nationale Opposition). Ensem­ble _qui inscrit d'avance sur le sol de l'histoire, en le racontant par anticipation, la « Révolution nationale » -

dans la version exotérique - ou en version ésotérique, la << Révolution conseivátrice » : die konservative Revolu­tion. Les memes ré'gions de cet ensemble définissent les lieux ou sont prodqites les premieres « propositions de narration », pour patler comme Shaumjan, qui incluent le totale Staat et la konservative Revolution tout a la fois.

. Dans ce systeme de Hmgages - comme énoncés du « Mouvement national en son ensemble », de la gesamte ' nationale Bewegung- les termes sont liés jrar des rela~ tions d'opposition, qui operent comme des lois de compo­sition dans une structure algébrique.

f.ir;::>Í : langages Jeunes-Crmservateu!'s face rtux l aJ:~Il­ges Nationaux-Révolutionnaires, langages Bündische du Mouvement de Jeunesse face aux langages de:; Volkische racistes et antisémites : cela pour les póles idéologiques fondamentaux.

Ainsi, dails l'Allemagne du Nord-Ouest, Campagne contre Ville (Landvolkbewegung de type poujadiste, face au groupement « hanséatique » du D.H. V., de la puissante Association des Employés de commerce nationaux-alle­mands). Ou langages liés aux groupes des « jeunes officiers » de la Reichswehr, face aux Anciens Combat­tants (Tat-Kreis contre Stahlhelm) : cela pour les Iangages idéologiques les plus représentatifs des classes moyennes, autour de 1930.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Disons tout de suite, sans pouvoir le montrer ici dans le détail, que chacun de ces mouvements porteurs d'idéo­logie a été, a son heure et a tour de role, plus fort, plus important stratégiquement, plus « armé », ou plus nom­breux, que le mouvement hitlérien.

Ces éléments de langages fonctionnent comme des inverses, ou des « quasi-inverses », dans un ensemble qui se compase ainsi avec lui-meme, comme peut le faire un groupe algébrique.

6 . ' .·

Parmi les éléments (et le~ axiomes) de ce groupe, celui que nous désignerons comme le « langage Hitler » est tres paradoxalement décrit, par l'un des témoins et joueurs principaux (Rauschning), comme un « élément de me­sure » , et par un autre (zehrer) comme un « Hote muet ».

Dans cette stratégie des langages, le somnambule Hitler, ainsi que l'appelle également Rauschning, apparait en effet comme üll « élément neutre » - comme le Tambour, le Trommler. A vant de changer de fonction, et de se cons­tituer pour une autre loi de compositic~ en élément absorban!. Ce qui suppose une transformation de la structure, un « changement structural ».

Ainsi peut-on observer le proces qui a fait passer l'élé­ment hitlérien de l'état ou il se trouve dans les années 20 a celui qui devient brusquement le sien au début des années 30 : « De secte volkische 3 » , écrit Rauschning, « il était devenu un mouvement révolutionnaire extrémiste avec des motifs nationaux » : er war aus einer volkischen

3. « L'adjectif " volkiscb " que nous traduisons par raciste :t,

tr. f r. de « La Révolution du nihilisme », éd. Gallimard, 1939, p. 96.

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L' acceptabilité

Sekte zu einer radikal-revolutionaren Bewegung mit natio­nalen Motiven geworden ». (Réédit. de 1964, p. 47.)

Rauschning lui-meme, avec le biais qui lui est própre et qui est d'accent « jeune-conservateur », souhaitait « examiner a la lumiere de la logique la toile de fond de l'idéologie nationale-socialiste » (tr. fr., p. 67). Et il montre comment, dans l'intervalle qui sépare les póles « diamétralement opposés du Mouvement national »,

Hitler, élément fondamentalement volkisch- c'est-a-dire raciste antisémite - va s'introduire comme élément de « mesure » entre les éléments « nationaux » (ou conser­vateurs) et les éléments « révolutionnaires » de la Droite allemande.

Et i1 entrevoit lui-meme, par instants, la fonction des langages. Tentant de décrire ce qui appelle le « proces de transformation dans l'appareil du partí », il le présente comme << la mist: en acceptation du nouveau langage volkische » - die Annahme der neuen volkischen [Sprache] » (réédi!. all., p. 96). Ce proces de l'acceptation, de l'Annahme, c'est notre probleme fondamental : com­ment a-t-il rendu l'hitlérisme << acceptable » pour " le peuple de la philosophie » , 1.:- peüp:c allemand ?

La répo!lse [.. certe r¡ue~ti0n passe, en le vr:;it, par 1 a mise a découvert d'un Prozess der Umwandlung, d'un proces de transformation. Le langage de la volonté poli­tique se camoufle, précise Rauschning. Mais il << est sous­jacent a une transformation substantielle )) (unterliegt einer subtantiellen Aenderung, ibid., p. 96), opérant au­dessous de la nouvelle doctrine » et de ses énoncés. Ce proces sous-jacent, il est décrit par luí en termes de « cercles de motifs diamétralement opposés » : diametral entgegengesetzter Motivkreise. Au milieu d'eux, raconte Rauschning, Hitler se présente comme le seul sauveur possible, et « ses arguments se ramenaient toujours a répéter qu'il était le seul élément de modération »,

l'élément de mesure : Faktor der Massigung. Telle est la

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

mise en scene, le darstellen 4 hitlérien, la topographie de ses- e arg1m1ents » - comparable sous nos yeux a ce paysage lunaire décrit par Jünger en 1930, au moment ou il déclarait avoir besoin d'une « nouvelle Topographie ».

7

Voici done se dessiner, comme un proces « sous­jacent >:, la configuration ou la topographie du Mouve­ment national - ou plutót, car elle se déploie dans un espace non mesurable, sa topologie. Mais elle reste incom­plete, si on ne la replace pas dans !'ensemble des énoncés de l'idéologie allemande sous Weimar. Cet ensemble, il est décrit de fa9on implicite - quelquefois tres explicite -par les Iocuteurs eux-memes, sous la forme singuliere qui est la sienn~ : forme, non pas linéaire, mais recourbée en fer a cheval . Forme du fer a cheval, Hujeisengestalt. Cctte courbure formeLle de fespace politique, ou la N.S.D.A.P. hitlérienne et la K.P.D. constituent les deux póles o_pposés, ct le Zentrum catholique le « centre »

précisément, dessine le circuit d'un ~sci!!::!teur de Hertz. Effectivement, les récits idéolcgiques eux-memes déc.ci­vent l'oscillation, le Schwanken - et la Schwenkun.g -des positions de langage. Surtout, celle-ci est décelable dans le mouvement des énoncés eux-memes. La zone d'une sorte d'éclateur des langages figure dans l'espace vide du fer a cheval, la ou passent les langages du « natio­nal-bolchevisme » , désignés et dénoncés par Radek et Lénine des 1920.

Topographíe de !'ensemble des langages, oscillation du sens, ou oscillateur sémantique : c'est la le proces sous-

4. e Seine Argumente gingen immer wieder dahin, sich als den einzigen Faktor des M iissigung darzustellen » (rééd. all ., p. 209).

54

L ' acceptabilité

jacent (unterliegende) aux énoncés nazis. Proces compa­rable a celui du mouvement décrit par la Préface a la

, « Phénoménologie de !'esprit >.' : cette Darstellung der ···:· · dialektischen Bewegung dont Hegel nous dit qu'elle est ~ · un proces qui s'engendre (ou se « génere ») lui-meme :

· · Sich selbst erzeugende. Formulation tres comparable a celle que l'on retrouve chez Humboldt dans les memes années, lorsqu'il décrit la Spracherzeugung s, l'engendre­ment du langage, dans ces pages posthumes auxquelles se référera Chomsky avec ses « Cartesian linguistics ».

· Ce mouvement qui s'engendre lui-meme, ce mouvement % auto-génératif, Hegel le décrit comme « analogue a ce

qui a lieu dans le rytllme entre le metre et l'accent », la ··· ou « le rythme résulte du centre oscillant ». Cette prosodie

oscillante, elle est la en effet dans le proces des langages ·· idéologiques qui constituent notre objet.

« Prosodie » qui va jouer comme un piege du désit : « des concepts réactionnaires s'ajoutant a une émotion . révolutionnaire » , dira Wilhelm Reich, témoin fonda­mental de ce temps.

8

Cette configuration et ce proces sous-jacents a la « sur­face )) des énoncés idéologiques, les déterminent a travers certaines transformations. Il est a prévoir que ces opéra­tions peuvent etre éclairées par la référence aux modeles de la linguistique contemporainc, plus particulierement aux grammaires génératives de Chomsky, dont les « struc­tures profondes » constituent un underlying process, qui détermine la structure superficielle des énoncés effectifs,

5. Ueber die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, Berl in 1836, § 10.

55

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

par l'intermédiairc des regles de transformation. Du moins est-ce l'hypothese que nous formulons ici, et que nous donnons comme telle.

Entendons-nous sur cette hypothese : il ne s'agit nul­lemeiit d'appliquer mécaniquement aux textes de l'idéo­logie allemande les méthodes des grammaires choms­kyennes -· - et, par exemple, de « traduire » le corpus entier des énoncés de la nationale Bewegung en « arbres » et indicateurs syntagmatiques. Ce traitement « exhaustif »

serait d'ailleurs tout a fait contraire aux modeles meine~ de la linguistique chomskyenne. Car pour elle ce n'est pas l'invent?ire d'un corpus fini qui est éclairant, mais la saisic adéquate de sa machine a produire, de son « device for oroducing ». Autrement dit : de la compétence qu'elle do~e au locuteur, en le rendant capablc de produire, avec un nombre fini d'éléments, un nombre infini d'énoncés.

leí, de meme fac;on, !'ensemble des énoncés totalitaires est a nos yéux non borné, sinon infini. (Et certaines chaines nouvelles, relíées aux précédentes de fac;on assez bien détermínée, víellú.ent d'etre prononcées l'été dernier en Bo1ivie par un certair1 pronunc!amento.) Mais, ce qui sompte surtout, c'est la « compétence » donnée a quí en devíent le porteur, et qui est indépendante de ses qualités íntellectuelles qu'il se nomme Adolf Hitler ou Martín Heidegger 6. J'ajouterai que ce modele a l'avantage de nous épargner les considérations sur « l'intelligence » ou « le génie » d'Hitler - et d'etre compatible avec ma conviction, toute subjective mais bien fondée, de sa remarquable betise.

Précisons seulement un demier aspect. ll ne s'agit pas nécessairement ici de déceler une « syntaxe » particu­liere et comme surdéterminée par rapport a la syntaxe

6. L'homme de la « langue de Messkirch ,. ,

56

L' acceptabilité

natun:lle de la langue allemande. Il s'agit, bien plutót, ', . rde strnctures profondes comparables a celles que décrit

• " .la théúrie de Halle et Keyser dans la linguistique de la ..p~osodie : la « structure profonde », sous-jacente a un o ;vers énoncé, est une succession (o u une coexistence) dis-

' :'crete de positions, chaque position pouvant avoir l'une ·,de plusieurs « valeurs » possibles. La structure profonde

. : se reliant a la structure de surface par des o mapping 'tules, des regles de transformation ou, littéralement, des -~ regles cartographiques :t. Quand Rauschning écrit que les .~ :arguments » du langage d'ilitler « se ramenaient tou­

. )ours a répéter » sa valeur de püsition, comme « élément de mesure », cet « immer wieder » a une valeur quasi prosodique. Remarquons que nous sommes ici reconduits a l'analogie de Hegel, énoncée plus haut, et je souligne­rai le mot analogie. Précisons également que l'usage de l'analogie peut se réduire a de simples métaphores, utili-sées a 1' essai, mais peut également conduire aux · hypo­theses les plus rigoureuses : peu de démonstrations scien­tifiques, voire mathématiques, procectent sans la · réfé­rence a des (( constructions analogues », pour parler comme Chomsky et Schützenberger.

9

Et voici le nreud meme de la question qui nous de­mande : comment le langage de la petite « secte volkische »

dont nous parle Rauscbning, de la « petite secte », du « petit groupe perdu » dans Berlin, comme Grebbels lui­meme l'a décrit, comment en est-il venu a etre rendu << acceptable » par la nation allemande - et en outre, lui qui se caractérisait par une indifférence totale en matiere économique (Bullock), a rendre « acceptable »

une certaine « solution » de la crise économique aBe­mande - enfin, et c'est la que la question devient im-

57

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

mense, et monstrueuse, a rendre acceptable la « Solution finale », en entendant par ces mots 1' extermination de miliions d'hornmes, de femmes et d'enfants désarmés?

Cette question de l'acceptation, de l'Annahme donne son enjcu et sa gravité a l'investigation théorique qui est tentée ici.

Or, le concept d' acceptabilité est explicite dans la théo­rie linguistique de Chomsky. Disons en peu de . mots qu'elle repose, en derniere analyse, sur :ette compét~n.ce pour ainsi dire sous-jacente, qui détermme ou contrtbue a déterminer les performances variéeS des locuteurs : c'est-a-dire qu'elle prend appui en detnier lieu sur la « grammaticalité ». Dans les registrés qui nous conc~r­nent, i1 s'agit de construire des concepts, dans leur regis­tre proprc, qui s'apparentent a ceux de l'acceptability et de la arammaticalness dans la théorie linguistique con-

o

temporaine.

D'antre part, et c'est 13. ce qui le rend intéressant, ce concept est implicite dans la « Théorie générale de l'em­ploi, de l'intéret et de la monnaie » de Keynes. le dis : implicite, car il ne figure pas comme tel dans l'Index de l'édition anglaise. Milis il est bel et bien opérant dans l'analyse et dans les termes memes de Keynes. Voyons-1e : « Il est curieux que le bon sens populaire (It is curious how common sense), dans son effort pour échapper a des conclusions absurdes, ait pu aller jusqu'a préférer les dépenses sur fonds d'emprunt totalement inutiles (wholly « wasteful » forms of loan expenditures) aux dépenses partiellement inutiles qui , n'étant pas completement dé­pourvues d'utilité, risqucf;t d'etre jugées au regard des principes strictement commerciaux. C'est ainsi que le financement des secours de chómage par l'emprunt est plus facilement accepté que le financement d'améliora­tions économiques a des conditions inférieures au taux de l'intéret courant; et la solution la plus acceptable de toutes

58 )

L' acceptabilité

' (the most acceptable of all solutions) consiste a creuser dans le sol des trous connus sous le nom de mines d'or,

' .. ·. solution qui non seulement ne saurait ajouter quoi que ce · ·.. soit a la richesse réelle, mais qui encore engendre du tra­

vail inutile. »

. ... , .. Ce texte du chapitre x, 5, sur la propension marginale ' a consommer, nous donne la clé de la fameuse e,;:périence

Schacht, qui a été si obstinément confondue par le « sens , commun » avec l'expérience préconisée par Keynes lui­meme.

En Allemagne en effet, la production des Rapports d'économistes et d'experts au début des années 30, vient doubler (et décalquer) celle des versions idéologiques. Et la meme topographie transparait dau.s leur circulation pro­pre. On peut y voir les énoncés d"un homme de Droite, Günther Gereke, se transformer, t. mesure qu'il vient se placer sur la « gauche de la Droite » dans l'année 1932, pour y assumer les plans de grands travaux publics pré­parés par un certain Wilhelm Lautenbach - que !'histo­rien Bracher et l'économiste Réipke s'accordent a désigner coro me le « Keynes allemand ». Plans voisins de ceux des syndicats socialistes de l'A.D.G.B. Scl1achr au méille mo­m;>nt ér.or..l:e, d::tns ses « Príncipes d'Economie üllc­mande »,son refus des grands travaux publics, qui « coü­tent trop cher » a l'Etat... Arrivé au pouvoir, il fait arreter Gereke et écarter Lautenbach. Et sous le couvert du « plan Reinhardt », qui reprend en apparence le plan Lautenbach mais dans une perspective de stratégie mili­taire, lui-meme va faire tout autre chose : des mai 193 3, i1 fait émettre secretement les traites mefo, tirées sur un lieu d'aci:eptation, une Akzeptstelle fort discrete, traites qui assurent le financement du réarmement secret de l'Allemagne. Aux plans d' « améliorations économiques »

est substitué le « Bericht... für eine wirtschaftli che Mobil­machung » .. . et ses dépenses « totalement inutiles »,

comme dirait Keynes.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Le commentaire qui convient pour cette opération, releve en effet de l'acceptabilité keynésienne : « la cons­truction des pyramides, les tremblements de terre et jus­qu'a la guerre (even wars) peuvent contribuer a accroitre la richesse, si l'éducation des hommes d'Etat dans les principes de l'EconOinie classique s'oppose a une ~oh~ti,on meilleure » (X, 5). Telle est en effet la « grammaucalite »

de l'Economie classique- ou du Capital. Cet even wars, c'est la. solution secretement inscrite par les effets mefo, et dont, soit dit en passant, aucun des quatre ouvrages clas­siques paru..c;; en France sur l'économie nazie (paree q_u'ils ont été écrits avant les proces de Nuremberg) ne fru.t la moindre mention, meme en réédition.

Ressaisir dans la stratégie de l'idéolagie la stratégie des Rapports d'économistes, c'est voir s'ai·i:iculer les énoncés sur l'économie et l'économie des énancés.

10

Les « Principes ,, de Schacht, déclarés dans l'été 1932 pour appuyer la campagne électorale du p>::uti nz.;:;i, nous « raccateni » a leur fa~on ce qui a lieu Nous aussi, en ce moment, nous racontons a nouveau les années de Weimar et du troisieme Reich. Laquelle de ces narrations est vraie? Qu'est-ce qu'une narration vraie?

Le seul peut-étre des grands philosophes occidentaux a avoir per~u que la question de la narration est au cen­tre meme du problemc de la connaissance. Spinoza a écrit dans J'Appendice aux Principes de la philosophie de Descartes (ch. vr) : « La premiere signification de Vrai et de Faux semble avoir tiré son origine des récits. » En effet, « l'on a dit vrai un récit quand le fait raconté était réellement arrivé ''· D'autre part, ajoute-t-il, les idées « ne sont pas autre chose ... que des récits ou des histoires de la nature dans la pensée » . C'est a ce caractere initial de

60

L ' acceptabilité

l'opération narrative ou, disons : de la rafson narrative que l'analyse se doit de remonter. '

Le probleme méthodologique de la narration historienne · a .été posé avec rigueur, déja, par Augustin Thierry. Les problemes épistémologiques qu'elle souleve ont été .énon­cés ~t discutés, récemment, par ceux que l'on appelle,

· depms quelques années, les « narrativistes », dans la perspective de la Philosophie analytique anglaise. Mais

·• la question que nous posons ici est d'un autre ordre. Pré-cisément l'une des sources principales - chez qui Chom­sky a trouvé la distinction entre grammaire profonde et gram~aire de surface - de la Philosophie analytique, Wittgenstein nous affirme : « c'est avec le langage que ~ous a;ez appris le concept « douleur » 7. Nous pour­nons aJouter : e' est ave e le langage que vous avez appris le concept « histoire >> - et que vous faites l'histoire.

La question qui se pose, des lors, est la suivante : com­ment. faire 1~ narration historique d'une Histoire que contnbuent a /aire les narrations immédiates de ses acteurs?

Question qui, en apparence, parait enfermer la science de l'histoire. dans un de ces paradoxes toumants qt!i ont ouvert la cnse des fondemcms des mathématiques, au dé­but de ce siecle. Mais de méme que cette crise a, tout au contra~re, éclairci et affermi ces fondements, je penserai volonhers que notre paradoxe livre une prise nouvelle et bien détenninée a la science de l'histoire, et peut contri­buer a cette constitution en « science rigoureuse }) qu'elle attend toujours, depuis les pertinentes (et insuffisantes) discussions de l'historicisme allemand.

Mais cette prise ne sera saisie qu'au prix d'un second renversement. Nous avions tout a l'heure provisoirement renoncé a « l' objet ,, historique - I'Etat - au bénéfice

7. Investigations philosophiqnes, § 184.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

des langages qui s'y rapportaient. Mais maintenant, au líen de faire de l'bistoire la « science d' appoint » de la linguistique - ce qui est le mouvement propre et légi­time de la « socio-linguistique s » - nous allons demander a la seule des sciences humaines qui ait atteint, depuis les travaux de Chomsky et SchütZenberger, Je statut de science rigoureuse, a la linguistique, de se laisser requérir par la science de l'histoire. - Dans la perspective de cette critique,. qui elle-meme doit se faire de part en part uarrative, c'est ainsi que la sociologie des langages, com.me discipline empirique, va tendre a se renverser dans une sémantique de l'histoire, comme discipline théorique du rappmt entre histoire et langage.

A dire vrai, l'enjeu en vaut la peine. Plus impérieuses que jamais sont les propositions énigmatiquement biffées par Marx sur le manuscrit -de l'ldéologie allemande: l'his­toire peut etre (( divisée en histoire de la nature et his­toire des hommes » - mais, affirmait la phrase raturée, << nous ne connaissons qu'une seule science : la science de l'histoire )>.

Cette science limite qui e:;t a Lürc:, cette sciellce << to­tale » qui n'existe pas, elle est pourtant notre demier recours face a << l'Etat total » qui, luí, existe fort bien, et meme toujours davantage sous nos yeux.

26 juin 1972.

8. Cf. Langages, Didie r-Larousse, n• 23, septembre 1971 , « Le discours politique :P , p. 20.

62

III

langage totalitaire

et "totalitarisme"

S'il y a un Iivre dont j'aimerais ne pas parler, c'est bien celui de Hannah Arendt - du moins ce que j'appelle son « grand Iivre 1 » . C'est de celui-ci pourtant, et de lui _rresque exclusivemcnt dans son ~~.1v.:-e importante, qu'il me faut parler, pour des raisons impérieuses.

En effet on a récemment évoqué a son sujet «la rigueur sur les notions fondamentales », qui le caractériserait. Je pense au contraire que l'absence regrettable de rigueur, sur les notions les plus décisives et les enjeux les plus graves, est flagrante dans ce livre. Et pourtant. il est en meme temps si prégnant que son influence se fait sentir dans tout ce qui a paru depuis, sur la question dont il traite. Y compris dans certains opuscules récents, ou l'in-

l. Hannah Arendt, Le systeme totalitaire, 1972, Seuil col!. Po!itique, 314 p.; The origins of totalitarianism, 1958, M~ridian Books Edition, 520 p. (1951, Harcourt and Brace.)

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';, '

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

tention prétendument « marxiste » ne fait que recouvrir les memes contresens IP:dOutables.

La raison majeure ~e ne pas souhaiter en parler est néanmoins celle-ci : Hannah Arendt est une émigrée d'Allemagne, qui a dix-neuf ans a échappé a l'extermina­tion. Cela seul, outre l'ampleur de son reuvre, mérite a mes yeux le respect. Car n'omettons jamais une occasion de le répéter- nous sommes tous des juifs allemands.

* ** Ce livre date de 1951 - et, reconnaissons-le, il date.

n date de l'apres-guerre, de la découverte des 'charniers hitlériens, - et de la guerre froide, ponctué~ par les grands proces staliniens ou se répétait, dans les démo­craties populaires, le style des proces qui ont mis a mort les compagnons de Lénine au cours de ce qui a nom en Occident la Grande Purge, et en Union soviétique la Iejovchtchina. La passion qui anime ce livre est expli­cable, mais elle ne justifie nullement l'erreur fondamen­tale a partir de quoi il est batí, comme un faux utilisé d;:~ns un proces.

Tout d'abord sa pierrc aagulaire, présente dans so!! titre, n'est jamais éclairée quant a sa provenance. Mais attention : il faut revenir ici a l'ouvrage original en anglais. ll s'intitule, non pas « Systeme totalitaire » (c'est le titre qui a été choisi par les traducteurs franc;ais), mais « The Origins of Totalitarianism ». Les « origines du totalitarisme » - pourquoi pas? Mais on s'attendrait du moins a voir l'auteur déclarer d'ou lui vient ce concept ou, tout an moins, ce mot. On garde longtemps l'espoir de voir expliqué le choix d'un tel vocable : a-t-il été forgé par l'auteur? est-il emprunté par l'auteur a ceux-la mémes dont elle analyse les pratiques? serait-ce le sobriquet par lequel ces derniers ont été désignés par leurs adversaires ? Toutes questions que je me posais en lisant ce livre, qua-

64

Langage totalitaire et « totalitarisme »

tre ans apres sa parution - au début de l'année 1955. ··r. Et c'est tres exactement en raison du silence de ce livre sur "' la question qui lui est nécessairement sous-jacente, que

jeme suis trouvé amené a mon tour a tenter l'exploration {• (en taisant le nom de Arendt). Mais peu importe cet aspect

' ~iographique. ll reste que ce livre ne se demande jamais · • : de « quoi » il parle, et quel est ce no m étrange accolé ·. 'par lui a cette chose monstrueuse. De ce fait méme,

. comme bien d'autres, de Carl Friedrich a Nicos Pou­, lantzas, il s'égare tout a la fois dans le nom et dans la chose.

Le résultat de cet « égarement » initial, on le trouve dans les deux affirmations suivantes, paralleles et sem­

, b!ables, a propos du fascisme italien :

" Ce qui prouve que la dictature fascisí.e n'est pas totalitaire, c'est que les con­damnations politiques y fu­rent tres peu nombreuses. »

H. ARENDT, Le systeme to-talitaire.

« J e !aisse cependant de coté le probl~me de l'Etat fascistf>, phénomene bien comple:-::e qu: ne peut, on s'en doute, étre dilué dans la nomenclature générale du totalitarisme. »

N. PouLANTZAS, L'ai;zsi nolllmé phPr¡omene tota­litaire.

Il faut done admirer ici le « ce qui prouve » ou le « on s'en doute » .. . Car, en fait, le premier et le seul Etat qui se soit lui-meme désigné avec persistance comme « Etat totalitaire », c'est précisément l'Etat fasciste mussolinien. Et cela, a partir du Discours au Théatre Augusteo pro­naneé par Mussolini, le 22 juin 1925, afin de couvrir un crime de sa po/ice paralLele : l'assassinat du député socialiste Matteotti.

A la veille de la Seconde Guerre mondial e, un juriste a gages de Mussolini écrira en toutes lettres : « C'est le mérite du Fascisme que d'avoir ... défini pour la premiere fois

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

le concept totalitaire de l'Etat 2. » Le meme Costamagn::t annonc;ait au Congres italo-allemand de Vienne, sur les themes « Race et Droit », que « l'Etat totalitaire est l'Etat par excellence, l'Etat vrai » - lo Stato totalitario e lo Stato per eccelenza, il vero Stato ».

· Mais de ces données, pourtant lourdes de graves en­jeux, la tradition de la « political science » américaine ou de la politologie allemande n'a cure. Sans prendre garde a l'~ppartenance historique du tenne « totalitaire » et a la fonction qu'il a effectivement remplie dans le discours fasciste au moment ou celui-ci cherche a conquérir sa crédibilité, elles recueillent le terme dans la poubelle des idées rec;ues et en usent arbitrairement, pour désigner ce que bon leur semble et apprécier qui << mérite » ce quali­ficatif singulier. A leur suite, avec une égale na!veté, vien­dra le « marxist~ Poulantzas, qui prendra pour argent comptant cette élaboration, en ajoutant simplement ses propres échelles a celles de ces prétendues « théories du totalitarisme ~. Chacun y allant de ses petites apprecia­tions - mais a vrai dire et pour parler net, elles ne nous apprennent en ríen la fac;on dont l'histoire effective s' est produite a travers l'articulation des d ;mes et des gro!lpes yui passe par cette guerre des énoncés et des formulations .

Or c'est cela seul qui compte : non pas de savoir ce que H. Arendt, C. Friedrich ou N. Poulantzas ont décidé d'appeler ou non « totalitaire » - mais la fonction du discours qui inclut ce terme et ses voisins linguistiques, la fac;on dont ces énoncés sont articulés a la lutte entre les classes et dont ils ont tramé celle-ci. Mais cette trame a la fois évidente et cachée n'est meme pas soupc;onnée par nos auteurs. Hannah remarque ingénument que Mussolini ,, aimait tant l'expression d'Etat totalitaire » .•. Elle oublie de dire qu'ill'a forgée .. . Et elle ose écrire que le << systeme

" Cf. in Théorie du récit, Hermano, pp. 95-96, le texte entier.

(,(,

Langage totalitaire et << totalitarisme »

totalitaire » réalise, chez Hitler comme chez Staline, la · ,; ' .. « société sans classes » ! Pour une société dominée par

· Thyssen et par Krupp la glose est curieuse. Quant a Pou­:lantzas, chez qui le culte du mot « lutte-des-classes » est

' f poussé a tel point qu'il mesure par sa fréquence a la page :~,}, le degré d'observance a la vraie foi (et qui n'hésite pas,

, · .~ dans sa passion, a forger de fausses citations, s'ille faut) - il ne lui vient pas davantage l'idée de chercher quel

. ·róle central les énoncés de Mussolini et de Gentile sur le ; : •·« Stato totalitario » ont rempli, dans la stratégie des dis­~l· .. cours et des récits, a l'intérieur de la guerre de classes qu'ils -;~ ·'ont menée pour écraser le mouvement ouvrier italien. Et

~surtout: de quelle fac;on ils contribuent a préparer l'accep­tabilité de la parole et de l'action hitlériennes.

* **

Car c'est la l'enjeu fondamental, que le livre de H. Arendt contribue facheusement a masquer. Affirmer avee elle que le fascisme << n' est pas totalitaire », paree q'.le ses tribun.aux sp~ciaux n'om vrononcé que sept morts, est un enfantillage. Autant dire qu'Athenes n'était pas une démoeratie paree que Soerate a bu la cigue : le mot, le eoncept et la pratique (imparfaite) de la « democratia )) n'y ont pas moins leur lieu de naissanee - et l'Apologie de Socrate appartient malgré elle a sa fondation. A !'in­verse, une seule mort, celle de Matteotti, raeontée et jus­tifiée a travers 1' apologie de ,, l'Etat totalitaire )) , prépare et rcnd possible les deux millions de morts d'Auschwitz, les six millions de juifs assassinés. I1 y a plus de morts sur la route un dimanche de Pentecóte que par l'action des bourreaux fascistes ? Mais les gestes de ces derniers appartiennent a un diseours qui va tramer J'action de tout le second quart du xx• siecle. Une des tres rares propo-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

sitions « théoriques » de J oseph Staline 3 qui méritent d'ctre gardées en mémoire est celle-ci: le langage, contrai­rement a ce qu'ont pu faire croire les conceptions méca­nistes affirmées au nom du « marxisme », n'est pas une superstructure, mais il est directement lié a l'activité pro-ductive de l'homme... ·

* **

Et nous voila conduits au point névralgique : Staline et le « totalitarisme ».

Disons tout de suite qu'aupres des immenses massacres ordonnés par Staline dans les masses paysannes et ouvrie­res, a l'intérieur du parti communiste et de 1' Armée rouge, et officiellement révélés par les documents officiels de sa propre administration, la répression du fascisme italien peut paraitre dérisoire : 7 condamnés a mort, 257 con­damnés a dix ans de prison ou plus. Mais la question véri­table n'est pas le compte brut des morts, car a cet égard les anciennes famines de la Chine ou les inondations du Fleuve J aune seraient plus « totalitaires » que le stali­nisme. Ce qui importe, c'est la trame et la chaine qui con­duisent 9nx ru;sassinats de masse par Hitler - ct e~ qui, d'autre part, conduit aux raz de marée meurtriers de la Grande Purge. Or, le fascisme italien appartient aux en­chainements qui out rendu possihle la rnonstruosité nazie. Tandis que le cauchemar décrit par le Premier Cercle ou Une journée d'lvan Denissovitch, ou simplement par les proces verbaux officiels du proces de Boukharine, releve d'un tout autre engrenage : ce n'ei>t pas en l'an1algamant au nazisme qu'on expliquera comment son appareil répres­sif a pu naitre de son contraire : le mouvement libérateur de la Révolution d'Octobre. Fascisme et nazisme se don-

3. On sait que ces tex:tes ont été republiés en 1966 par les Cahiers Marxistes-Léninistes, n• 12.

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1 ' 1 1

1

Langage totalitaire et « totalitarisme »

· nent explicitement pour des contre-mouvements venant · nier et effacer le sillage e! e la Révolution fran~aise; et leurs , objectifs avoués sont le fenforcement de l'inégalité de la

' hiérarchie, de l'oppression. Tandis que la Rév~lution russe se réclame de la longue marche des révolutions de

· libération, et s'insere expressément dans leur suite. Mais ce n'est pas la sévérité d'Arendt envers le stali­

, nisme qui est en cause : ce sont ses contre-sens. La seule idée de réhabiliter Staline est indéfendable, quelle que

• soit la vogue actuelle qui annonce une telle réhabilitation, en divers lieux. Mais chez Hannah Arendt le parallele Hitler-Staline s'élargit par contagian en un perpétuel parallele nazisme-bolchevisme. Des la troisieme page de son livre, dans la traduction franc;aise, on se trouve en

, face de formulations telle que celle-ci : « ll est compré­hensible qu'un nazi o u un bolchevik »... Et cette rhéto­rique se poursuit sans relache. Son aboutissement logique, c'est de laisser entendre par récurrence que les hotnmes d' avant Hitler étaient semblables aux hommes d' avant Stalin e... Pourquoi pas un parallele entre Hindenburg et Lénine, entre Rohm et Trotsky ? Mais justement on y arri ve. Le chapitre sur « Le Totalitarisme au pouvoir »

&'ouvrr- sur la suite de 1UÍYJioquos suivants : '< nous trou­vons dans le slogan de Trotsky : révolution permanente, la caractérisation la plus adéquate » ... de quoi done ? « de la forme de gouvemement qu'engendrerent les deux mou­vements » -- c'est-a-dire bolchevisme et nazisme, bien sur. Et l'on débouche sur cette énormité : « Au lieu du concept bolchevique de révolution permanente, nous trou­vons la notion de sélection raciale qui ne connaitra jamais de treve » ! Voila notre point d'aboutissement : la perspcc­tive des deux grands de J'Octobre russe - la lutte pour les opprimés contre les hiérarchies, les classes-élites, les bureaucraties, le monstre Etat - est assimilée a ce que Trotsky a justement appelé, dans un texte alors publié dans la N.R.F., le « matérialisme zoologique >> : la conso-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

lidation de toutes les oppressions sociales par le dressage animal, l'extermination des faibles par les prétendus « forts ».

Or, voici l'essentiel : le contre-sens d'Arendt, ce n'est pas elle qui l'a inventé. TI luí vient, a son insu, de Rausch­ning : l'ex-président nazi du Sénat de Dantzig a en effet coiffé par' le ·terme de « Révolution du nihilisme » une assimilation pei:manente de la « révolution permanente »

a la terreur .S.S .. Or qui est Rauschning ? un membre du Club des Seigneurs et du « Club Jeune-Conservateur » de Berlin, lieux géométriques des classes dominantes, de l'aris­tocratie fcnciere et du Grand Capital, lieux memes ou _la doctrine italienne de l'Etat totalitaire a été traduite par l'idéologie allemande d'extreme-droite dans le livre 'dll Jeune-Conservateur Emst Forsthoff intitulé « L'Etat to­tal >> -- Der totale Staat. Tous ces noms, et les énoncés qui leur sont liés, appartiennent au proces qui a rendu Hitler <e acceptable >>.Une fois en exil, Rauschning 1' ~ antl­nazi l> imposera sa version biaisée aux historiens nalfs d'Occident.

La conclusion qui s'impose, c'est qu'il faut laisser au Dictionnaire des idées refues la notion de " totalítarisme »,

cette invention confuse de la science politique amérícainc et de la sagesse des nations, dont la propriété princípale est d'etre applicable a n'importe quoi. En revanche ce qui a directement agi sur l'histoire réelle, ce fut l'invention d'un langage totalitaire : discours permanent de Mussolini, de ses philosophes et de ses juristes, en termes de « féroce volonté totalitaire », d' « Etat · totalitaire », de « parti qui gouvernt': totalitariamente » et, pour finir, de totalita­rieta ... Langage qui visait a légitimer la violence arbitraire et oppressive de l'Etat, et qui a eu pour effet de faciliter la mise au pouvoir d'autres usagers - plus redoutable­ment efficaces - de l'oppression et de la violence.

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Langage totalitaire et « totalitarisme »

Dans les Réflexions sur les documents du Pentagone 4

Hannah Arendt entre avec une beaucoup plus grande per­tinence dans la nouvelle langue politique de l'Empire amé­ricain. Les documents que publie Change 5 avec Noam

. Chomsky vont montrer que le langage de la guerre totale, · ' , justification allemande du discours sur « l'Etat total »

1 dans les premieres années 30, est entré désormais dans " cet univers. La critique de l'économie impérialiste et de

1 la domination de classe doit passer désormais par une critique de l'économie des langages, qui inclut les métho­des de la nouvelle linguistique, et non les impostures de ce que Jacques Lacan a appelé ironiquement « la sémio-logie prétendue ».

4. Premier des essa is rassemblés dans Du mensonge a la vio­lence, Calman-Lévy, col!. « Liberté de !'Esprit ».

5. Dans Change 15 : Po/ice fiction .

71

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1

IV

le hiéroglyphe · social

sociologie des langages

et sémantique de l'histoire: questions sur la méthode

1

La question initiale va porter sur un objet tres simple, celui de l'expérience sociale la plus triviale - l'usage d'un m o t.

I1 -=st vrai que le mot dont il importerait de capter et d'analyser l'usage sodal rr'est pas un mot tri.vial. Il sem­blerait au contraire qu'il s'agisse de ce dont souhaitait s'emparer, pour le constituer en objet d'analyse, la décla­ration « sur la fondation d'un College de Sociologie »

signée de Bataille et de Klossowski et publiée dans Acé­phale en juillet 1937 : de ces « points de co!ncidence entre les ten dances obsédantes fondamentales », du cóté de la psyché, « et les structures directriceo qui président a l'organisation sociale et commandent ses révolutions » - du cóté de la société.

Ce mot dont l'usage social (et les « tendances obsé­dantes » qui lui correspondent) est en cause, c'est « tota­litaire » en langue fran¡;aise, et ses diverses traductions - ou peut-étre, a l'inverse, ce dont il serait lui-meme la

73

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

traduction, soit : totalitario en langue italienne, espagnole et portugaise, totalitiir en langue allemande. Et aussi tota­litarian, dans la langue anglaise. Totalitamy, en langue

russe. Au sens élargi, l'objet prélevé englobera toutes les for­

mulations, ou syntagmes, incluant cette épithete ou ce! attribut, et les discours ou récits auxquels ceux-c1 appartiennent.

* **

Qu'il appartienne encare a l'usage contemporain, en voici au moins deux exemples :

t. n y a une opposition totalitaire, d'une démagogie froide, cultivant les mécont~n­tements avec des pensées d'autant plus sim­ples qu'elles sont plus fausses et d'aut~nt plus fausses qu'elles apparaissent plus sim­ples. :. J. CHABAN-I'ELMAS, Discours de Dijon,

27 juin 1971 (Le Figaro, 28 juin 1971).

« i) u ¡:;:·ésident omnipotent, un Parle~~nt sans pouvoir étouffé p3r h! masse t?tahta1re de l'U.D.R., des moyens d'expr~ss,on con­sidérables a son service, une loi électorale truquée, une censure pesante, tout :e.la n~ suffit pas encore a la grande bourg~oisie qt~l craint la montée du courant democratl-que. ~

G. MARCHAIS, Discours de Waziers, 27 juin 1971 (L'Humanité, 28 juin 1971).

Le moins que l'on puisse dire de ces deux usages, c'est qu'ils sont exactement contemporains, symétr.iques -;--. et opposés. Sans qu'il s'agisse pour nous de les lmsser d.ecnre sous nos yeux un parallele « neutre », et sans pnse de partí.

Mais pourquoi, dans ces deux cas contraires, ce meme mot ? Quel est son « sens » ? Ou, plus précisément -

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Le hiéroglyphe social

·· . puisque des Bréal et sa « sémantique » les ~eux questions . ··· sont liées - quelle est sa provenance ? Son lieu de p~o­. . duction et son champ de circulation ?

Problématique qui s'apparente a celui d'une « écono­: mie » : d'une science de la production et de l'échange.

11 reste a déterminer davantage cet « objet » qui est ~usceptible de production et de circulation, et a définir les premiers enjeux théoriques de la question ·qu'il nous

'r pose.

Tout d'abord, il apparait que l'objet élargi incluant le .... _ terme ou le syntagme « totalitaire » n'est pas une simple

· .,' .. suite de mots, un lexique, un dictionnaire inerte. C'est :r u.•1 discours rapportant des « objets » ou des « actions »,

a la fa<;on du rapport d'un messager- ou d'un expert.

Disons, par convention - une convention que nous avons tenté de justifier auparavant - que c'est un « récit » : un Bericht ou, ce qui est synonyme, une Erziihlung der Tatsachen 1, un « récit des faits ». C'est un narratur, un berichtet (un « c'est racunté » ), pour reprendre le<; énoncés de Marx dans la P1éface de la pre­miere édition du Capital.

Que cette problématique du langage appartienne a une économie plus générale des produits sociaux, cela est bien évident des les analyses du « caractere fétiche » de la marchandise, dans le premier chapitre du Livre Premier :

e: La valeur ne porte done pas écrit sur le front ce qu'elle est (was er ist). Elle fait bien plutot de chaque produit du travail un hiéroglyphe. Ce n'est qu'avec le temps que l'homme cherche a déchiffrer le sens de l'hiéroglyphe, a pénétrer les secrets de l'a:uvre socia.le a laquelle il contribue, et la

l. Définition donnée de la Dépeche d'Ems par W. Liebknecht, on l'a vu.

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------- - - -·-- --LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

transformation des objets utiles en valeurs est un produit de la société tout aussi bien que le langage z. »

« . . . die Bestimmung der Gebrauchs­gegcnstande als W erte ist ihr gesellschaft­liches Produkt so . gut wie die Sprache 3. »

Ainsi la valeur · « transfo!me chaque produit du travail en un hiéroglyphe social » (verwandelt... jedes Arbeits­produkt in eine gesellschaftliche Hieroglyphe) - et cette transformation s' opere « tout comme le langage ».

Que le concept saussurien de « valeur » ait trouvé sa provenance épistémologique au voisinage de la sociologie durkheimienne ·- par la chaine Saussure-Meillet-Dur­kheim -- et du concept d'un systeme des valeurs sociales; que l'autre provenance en soit sans doute l'analyse écono­rnique de l'Ecole de Lausanne 4, ou la problématique Walras-Pareto de la valeur vient s'inscrire face a celle de · Ricardo-Marx et par référence a celle-ci; et nous voici débouchant sur les pages centrales du Cours de Linguis­tique générale ou Saussure affirme: « C'est que la, comme en économie po1itique, on est en face de la notion de valeur 5 .. »

Notre objet, en général, c'est ce hiéroglyphe social de la valeur ou, plus exactement, la productinn socia/e de ce hiéroglyphe. De fa~on plus restreinte, et pour prendre un point de départ plus déterminé, c'est la production sociale du hiéroglyphe « totalitaire » dans le champ des discours qui rapportent - ou racontent - des objets sodaux ou des actions sociales. Ce champ des discours qui

2. Le Capital, 1, trad. fr. J. Roy (Ed. Sociales, t. 1, p. 86). 3. Das Kapital, I (Dietz Verlag Berlin, 1, Bd., p. 80). 4. Cf. Jean Molino, « Linguistique et économie politique. Sur

un modele épistémologique du cours d<: Saussure », L'age de /a science, Dunod, 10, 1969.

5. C.L.G., p. 115.

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Le hiéroglyphe social

rapportent l'objet et l'action dans la société, s'il faut lui donner un ' no m, e' est l'histoire m eme.

Voici done l'objet d'une sociologie des langages, bien distinct de ce qui se nomme presque ainsi chez Maree! Cohen ou Joshua Fishman; ou de ce qui s'est désigné

. parallelement comme socio-linguistique, pour laquelle l'histoire « ne saurait apparaitre, dans ce domaine lin­

. ~tique, que comme science d'appoint, et non comme terine ultime 6 ».

· .·. I1 s'agit ici, tout au contraire, de renverser radicalement , . I'enjeu.

Or, dans un langage,

la valeur d'un signe, d'un mot, pour Saussure, est don­née par la constellation ou le systeme « des autres mots qui lui sont opposables » - et elle est déterminée « par ce qui l'entoure ». · ·

Autrement dit : ce qui la détermine, ce sont des rap­ports de voisinage, et d' opposition a l'intérieur de ces « voisinages » ou « entourages ».

Or les relations de voisinage et entcurage sont les rela­tions constitutives de la topologie.

Les rapports d'opposition sont des rapports bien déter­minés de la logique.

Ainsi le probleme fondamental qui est le nótre - la production de ce double hiéroglyphe social qu'est la « valeur » : valeur économique et valeur sémantique -ce probleme engage l'analyse dans des relations tcpologi­ques et logiques tout a la fois. Mais a l'intérieur de la problématique du langage, de la Sprache.

Que cette problématique soit tout entiere enveloppée

6. L. Guespin, Langages, n• 23, septembre 1971.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

par celle de la sociologie, c'est ce qu'affirme Saussure lui­meme, par l'intermédiaire d'un témoin direct de sa pen­sée 7.

2

Retoumons a ce cas particulier du hiéroglyphe social : la valeur du signe « totalitaire » ou du syntagme usuel d' « Etat totalitaire ». Quelle est la valeur d'usage- quel est l'usage social - de ces signes politiques dans les sacié­tés modernes ? Quelle est l'économie -- et la topologie -­qui sous-tendent cette valeur sociale ?

Puisqu'il s'agit d'usage- il existe ici, comme on peut s'v áttehdre un « premier usage », et il est possible de le r~trouver. Cet énoncé totalitaire primitif, en l'a trouvé, aussi surprenant que puisse en etre la constatation, la oi:t les idées rc<;ues ne l'attendent pas : dans le langage poli­tique du fascisme italien. Plus précisément, dans le lan­gage de Mussolini, et dans son tout premier usage, s~~­ble-t-il : le :< Discours a l'Augusteo », prononcé le 22 JUill

1925 au so ir, dans un théatre romain bati sur le lien présumé du tombeau du fondateur d'Empire par excel­lence, lieu que le Duce ::llait ultérieurement fain:: réappa­raitre dans sa nudité tombale. Le terrain de la sociologie des Iangages n'a jam~is touché de fa<;on aussi manifeste au domaine de ce que Bataille nommait, en constituant le College de Sociologie, la « sociologie sacrée ».

1. « La sémiologie est une partie essentielle de la sociologie .. . la science sérniologique la plus avancée, c'est b linguistique .. . Des innombrables sciences sociologiques désirables, une seule, outre la linguistique, semble s'approcher d'une constitution vrai­ment scientifique, c'est l'économique » (Adrien Naville, Nouve/le classification des sciences). Or, « il est légitime de penser qu'une telle phrase reflete ... !'écho de conversation avec Saussure l> (in : Jcan Molino, op. cit., p. 336). Sur l'utilisation actuel!e du projet saussurien de « sémiologie », voir plus loin Mitsou Ronat : ~ D es sémantiques contre la sémiologie l>.

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Le hiéroglyphe social

« Bien plus : ce qu'on a appelé notre farouche volonté totalitaire » .•.

••• « la nostra feroce volanta totalitaria » ....

Il nous faut nous attarder ici un instant sur ce qu'il est ., nécessaire d'appeler le sophisme de la « s~ience politi­, .. que» (ou de la« sociologie politique »). Sophisme carac­

.. téristique de ce que Marx définit comme l'idéologie : il met les choses a l'envers- sur la tete.

Prenons-en deux exemples :

l. Le premier : dans The origins of totalitarianism, Hannah Arendt nomme « totalitaire >> ce qu'il lui plait d'appeler ainsi, sans jamais se demander d'ou luí vient cette désignation et, surtout, si cette désignation meme a prod:.lit, au moment de son premier usage, un effet. D'ou le quiproquo suivant :

« Mussolini, who was so fcind of the term " totalitarian state ", did not attempt to establish a full-fledged totalitarian regime and contented himself with dictatorschip and one-party rule » (Part TII, ch. X, p. 308 d~ !a =- ~ éónion r ~ 19')8).

Rarement I'inversion idéologique n'a été plus naivement représentée. Ce que H. Arendt décide de nommer " Etat totalitaire », a partir de l'exemple hitlérien et de l'exem­ple stalinien, elle ne le retrouve pas sur l'exemple de l'Etat mussolinien : elle va done exclure ce dernier Etat de sa rubrique. Mais ce qu'elle oublie avec ingénuité, c'est que Mussolini est « l'inventeur >> méme de « l'Etat totali­taire » dans l'histoire et au double sens du mot histoire : dans le langage et dans la réalité des faits. Sans le « Stato totalitario » mussolinien, H. Arendt n'aurait nulie part fait usage du mot totalitaire et ·- ce qui est beaucoup plus important - la fonn e allemande de l'Et~-t - tqtalitaire 7- __ , G ' ,

,-'<: · o,.v · !~ \ () ,. . -q L' ,....,9

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

n'aurait pas eu !ieu : n'aurait pas été rendue acceptable par l'effet de ce premier degré italien.

H. Arendt admet, comme un postulat implicite, que la désignation d'Etat totalitaire est inscrite dans la nature des choses. Elle omet ainsi une question capitale : l'ef/et de cette désignation sur les choses memes.

2. Deuxieme variante de l'inversion idéologique, au second degré pour ainsi dire: chez N. Poulantzas. Ceder­nier pousse la na1veté théorique a une puissance supé­rieure : i1 admet comme allant de soi que « l'Etat totali­taire - le fascisme par excmple - » .•. est une simple invention des « auteurs » de la science politique améri­caine, ceux qu'il appelle cudeusement « les idéologues dn totalitarisme e », c'est-a-dire H. Arendt elle-meme ou ses disciple-8, W. Kornhauser, Carl Fdeddch. La naiveté d'Arendt inscrit le signe totalitaire dans Ia « nature »

politique, celle de Poulantzas !'enferme dans la bouteille de la biblicgraphie ... Attribuer le signe décisif de la stra­tégie fasciste - dans la guerre qu'il a menée comre le mouvement ouvrier et contre la démocratie - aux com­mentaires :-ét;:-osp.;;difs -l'une exilée, c'est le comble dt> l'illu~ion spécL1lative et idéoJogiquc. Le contresens d'Arendt a !'excuse de la souffrance politique, celui de Poulantzas a le bénéfice de la suffisance académique ou doctrinaire. Mais laissons cela.

Ces divers degrés de l'illusion idéologique ont du moins l'intéret de nous faire expédmenter, par ses variations aberrantes, la jointure entre histoire et langage.

8. Fascisme et dictature, pp. 343-344. Cf. aussi Pouvoir politi­quc et classes sociales, ll, p. 122.

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Le hiéroglyphe social

Construisons rapidement 1~~ jalons fondamentaux de la narration totalitaire : ses passages et ses « opérateurs de passage ». Soit : .

l. Le Discours a 1' Augusteo du 22 juin 1925 comme récit masqué de l'assassinat de Matteotti, a partir des deux narrations antérieures et conditionnelles :

Discours du 12 juin 1924, 19 h 30:

« ... La Chambre des dé­putés est anxieuse d'avoir des nouvelles sur le sort du député Matteotti, disparo subitement dans l'apres-midi de mardi dernier dans des circonstances de temps et de lieu qui n'ont pas encore été bien précisées, mais cepen­dant susceptibles d'étayer I'hypothese d'un délit qUI, s'il s'avere avoir été commis, ne pourrait que susciter I'in­dignation émue du gouver­m:n~ent et du parü~me;:¡t. l>

Discours du 3 janvier 1925 :

« Si le fascisme a été une association de malfaiteurs, moi je suis le chef de cette association de malfaiteurs. :.

La narration totalitaire du 22 juin 1925 constituera le passage a l' énoncé sans condition.

2. Passage de la « volonta totalitaria » au « Stato totalitario », en passant par le « carattere totalitario del fascismo » de Gentile, qui deviendra dans la traduction allemande de 1936le « Totaliüirer Charakter des Faschis­mus ». Avec les prolongements de Rocco, et de Costa­magna son disciple, dans la n:::vue Lo Stato.

3. Le passage des Alpes : l'apparition en Allemagne de ce qui s'y nomme la « formule » : le totale Staat, pré­senté comme la traduction allemande du Stato totalitario .

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LA CRITIQ{)E DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

A travers les relais de :

Au contraire :

Carl Schmitt: Der lfüter des Verfassung : c. Die Wendung zum totalen Staat :., 1931.

Hitler: Discours de Leipzig, 3 oct. 1933 : e Der totale Staat wird keine U nterscbied dulden zwischen Recht und Moral. :.

Emst Forsthoff (Jungkcnservative Klub) : Der totale Staat, 1933 (incluant la réfé­rence au Discours de Leipzig).

Alfred Rosenberg, 9 janvier 1934; contre la formule du « totale Staat >.

Wilhelm Stuckart,. 1943 : contre l'expres­sion de « totalitare Staat >.

4. La topologie sous-jacente au discours du totale Staat, et de sesvoisinages : totale Mobilmachung (Jünger) tota!er Krieg (Ludendorff), totale Volk (E. R. Huber), V ollstaat (E. Krieck). On découvre des émetteurs de signe JK; NR, VO, TK, SH, HV ...

Topologie - « faisant abstraction de toutc idée de mesure et étudiaot seulement leurs rapp:4lS de positio1• ez d'inclusion (Riemann 9) --:- qui n'appartiendrait pas a la théorie des grandeurs continues, mais a une théorie dts champs narratifs.

5. Le champ de l'oscillateur de langages, sur lequel sont braochés les récits idéologiques de 1' Allemagne wei­marienne : ce que les narrateurs agissaots ont alors appelé eux-memes la forme du fer a cheval, la Hufeisengestalt. Ou la polarité du « national-bolchevisme » repere l'opé­ration d'une sorte d'éclateur des laogages, en relation

9. Théorie des fonctions ahéliennes. Cf. N . Bourbaki , Ir, I , III, ch. l (Hermann).

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Le hiéroglyphe social

déterminée avec le póle JK (Jungkonservative), diamétra­lement opposé a l'intérieur du graod cercle du << Mouve­ment nationallO ».

6. Daos le modele italien, la narration mussolinienne du 3 janvier 1925 précede de quelques heures ce qui a

' lieu : c'est daos la soirée du 3 jaovier que le ministre de l'Intérieur, Federzoni, traosmet par télégramme a tous les ~ouages de l'appareil d'Etat les mots d'ordre qui suspen­dent toutes les libertés publiques. Interdictions de jour­

.. naux, arrestations préyentives des leaders des partis poli­·~ tiques d'opposition : « le chef de l'association de malfai­

teurs » poursrtit sa narration daos les faits, pendaot les ·' six mois que .. ponctuera le récit totalitaire du 22 juin -

jusqu'au moment d'énoncer et d'annoncer « ce qui a été défini comme ma féroce volonté totalitaire 11 ».

4

Au sujet de ces jalons fondamentaux et des configu­rations qu'ils font er.trevoir, énon<;:ons quelqe~s proposi­tions.

l. Les rapports formels décelables sous la surface des discours - ainsi la Gestalt de l'oscillateur idéologique, du « Hufeisen » - mettent a découvert les configurations profondes ou les proces sous-jacents qui la supportent. Il s'agit de déterminer les relations de transformations qui les relient aux structures de surface : aux textes prononcés ou écrits.

1 O. Langages totalitaires, 1,2, et JI, 1 (Hermano). 11. Si l'on adopte cette version de ce texte singulier. Sur les

différentes versions de cet énoncé totalitaire primitif, voir Théorie du récit, Hermann, Il ' partie.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

2. Entre l'oscillateur linguistique de l'idéologie et 1' oscillateur économique 12 (Erik Lundberg, Paul Samuel­son) il existe des relations complexes de résonance, qui '' , sont a déterminer d'une fa~ton de plus en plus approchee, et peut-etre formalisable.

3. Cette topologie, plus précisément, ces groupes to­polugiques - « groupes discrets opérant continument dans un espace topologique » - · déterminent la stratégie de la lutte des classes, dans la période .et dans le champ considérés. La topologie ·des rapports de voisinage, de distancc, d' « oppositiortdiamétrale », c'est le jeu du rap­port ami/ ennemi sur quoi Carl Schmitt fonde brutalement le politique : c'est le qhamp de la guerre des groupes, des masses, des c:as:;es. ·

4. Les rapports entre ces configuratíons profondes et ces structures de surface s'introduisent dans les conditions memes de la mise en acceptabilité du discours - et de 1' action - hitlérienne par ceux qui en seront les récep­teurs et, bientót, les participants : en constituant une « gr:unmaticalité » nouvelle, une nouvelle « correction ».

5. Un probleme théorique demeure a débattre : celui de savoir sl ce proces sous-jacent o•: ces configuratim;s profondes sont ceux d'une syntaxe (d'une quasi-syntaxe) ou, bien plutót, d'une prosodie (d'une quasi-prosodie) 13 .

Prosodie qui se définirait comme une prosodie oscil­lante, comparable a celle que décrit Hegel dans la Préface a la Phénoménologie de /'Esprit :

« Le conflit de la forme d'une proposition... et de l'unité destructrice du concept est analogue a ce qui a

12. Défini par les formules : Un = U (n- 1)- U (n- 2) ou Un = aU (n- 1) + bU (n- 1)- U (n- 2), comme « générateur d'oscillations ».

13. Ou « la structure profonde ... est réalisée par une succes­sion discrete de positions » (J acques Roubaud, Change 6, p. 16).

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1 1

Le hiéroglyphe social

lieu dans le rythme e1~tre le metre et 1' accent. Le rythme résulte du centre (ou milieu) oscillant » - aus der schwebenden Mitte.

Ce « schwebende Mitte » définissant la zone de l'écla­teur des langages, a l'intérieur de 1' oscillateur prosodique.

6. n ne s'agit done pas d~ tomber dans le piege de « ce que disent les hommes » :

• e< Es wird nicht ausgegangen von dem, was die Mens· chen sagen, si eh einbilden, si eh vorstellen... »

• « On n'est pas parti de ce que · disent les hommes, de ce qu'ils s'imaginent, de ce qu'ils se représentent, ni des hommes dits, pensés, imaginés, représentés, pour, en par­tant de la, aboutir aux hommes réels » ...

• « auch nicht von den gesagten, gedachten, eíngebilde­ten, vorgestellten Men.schen ... • :< on est parti des hommes réellement actifs ét c'est a

partir de Icur proces de víe effectif qu'on représente éga­lement le développement des réflexes idéologiques et des échos idéologiques de ce proces de vie ».

• e< es wird von den wirklich tatigen Menschen ausge-gangen und aus íhrem wirklichen Lebensprozesses .. . (Deut­sche ldeologie, l, 1.)

Car « la conscíence est... déja un produit social >> -

« e in gesellschaftliche Produkt » ...

Or « le langage est la conscience pratique, exístant éga­lement pour d'autres hommes, done aussi pour moi-meme, réelle » ...

- <~ die Sprache ist das praktische, auch für andere Menschen existierende, also auch für mích selbst existie-rende, wirkliche Bewusstsein >> -

Il nc s'agit done nullement de refaire l'histoire a partir des représentations ou des intentions des acteurs, de leur « vécu parlé >> (Poulantzas). Pour nous, peu importe le « vécu >> de Mussolini pronongant au soir du 22 juin 1925 son premier énoncé totalitaire. I1 s'agit de reconsti-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

tuer et d'analyser la production . de ce produit social qu'est l'énoncé actif et rapportant (rapporteur), ou de capter ce que font les hommes en le disant.

Cette saisie, ce n'est pas autre chose que celle d'un pro­ces de production et d'un proces de circulation : c'est .la reprise des deux premiers livres du Capital14, mais a l'inté­rieur de cette économie généralisée qui incluait l'économie des énoncés narratifs ou rapportant.

7. De meme que l'économie du Capital et de ses pro­ces, pour Marx, s'est constituée en Critique de l'économie poli tique, c'est une Critique de l' économie narrative qui se constitue nécessairement sous nos yeux. Elle prend en compte l'intrusion de la science du langage dans le champ de la science eí. de l'histoire, comme la critique kantienne enregistrait la constitution d'une science expé­rimentale de la nature, et comme la critique marxiste pre­nait en charge la constitution d'une science économique.

C'est cette critique qui pourrait soumettre a son ana­lyse les renversements des effets de langage, caractéristi­ques de notre époque.

Ainsi le langage des « nationaux-révolutionnaires »

fournit une large part de sa crédibilité au discours et a l'action des nazis pour écraser le mouvement ouvrier alle­mand. Mais dans le contexte argentin, et sud-américain en général, ne luí est-il pas arrivé de contribuer a l'appari­tion ( « aliénée ») d'un mouvement ouvrier, jusqu'alors a peine développé ?

E.P.H.E., Séminaire du Centre d'étude des mouvements sociaux, mars 1973 .

14. Der Produktionsprozess des Kapitals. Der Zirku/ationspro­zess des Kapitals.

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V

narration ·et économie matér!elle

Réponses a André Miguel

l. L'histoire est autant narration qu'écono­mie matérielle. Comment envisagez-vous les rapports de ces élémeats fondamen!aux du devenir historique?

L'histoire, c'est le geste des hommes produisant leurs moyens d'exister - mais seulement a partir du moment ou ce geste se sait : ou il est rapporté et narré. 11 n'y a pas d'histoire des fourmis et des abeilles.

C'est par ces deux trames a la fois, dont chacune est l'envers de l'autre, qu'il faut tenter de la saisir. Trame de la « langue des marchandises » (Marx), et trame des langages : prendre l'histoire par ces deux grilles, c'est aussi la cerner par deux degrés de récit. « N arration lo urde » ( « de te fabula narratur », dit Marx a pro pos de l'histoire économique anglaise) et récit vif, écrit ou parlé.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Le fait fondamental, c'est que le récit n'est pas simple décalque ou reflet; i1 exerce, sur l'action qu'il raconte, un effet de récit, qui est effet en retour, action de change, Wechselwirkung, disait Engels, mais en omettant d'explo­rer les paradoxes de cet effet-Ia. Les nails diront-ils que c'est de « l'idéalisme » ? Mais quand Liebknecht, pere du premier parti marxiste du monde, et pere de !'admirable Karl Liebknecht, l'ami de Rosa Luxemburg - · quand ·il décrit la dépeche d'Ems comme un e texte de récit », et raction qu'elle a exercée comme un« effet de la forme »,

il ne se livre pas a un jeu idéaliste, il opere au contraire le démontage de l'histoire mystifiée. Pas d'histoire sans ses effets de récit. Mais voyez le cercle vicieux, comme dirait Klossowski, dans lequel on se trouve introduit. L'histoire, ce serait alors le récit des effets de récit ?

2. Dans votre premier volume, Théorie du récit, vous expliquez votre méthode de narra­tion de la narration, que vous mettez a l'ceuvre dans votre second volume, Langages totalitai­res. Cet importen! volume constitue une an!l­lyse minutieuse de la formatLn du langage totalitaire qui, peu a peu, se développe avec l'apparition de certains mots, de certaines ex­pressions en divers gro u pes d' écrivains poli ti­ques, en ltalie et en Allemagne. On parle de l'objectivité historique? Qu'en pensez-vous? Comment peut-on définir le récit critique que vous faites des événements et des narratíons ? Vous avez déja dit qu' il n' est pas « neutre » ?

Cette saisie, qui peut paraitre « formelle », est la seule a pouvoir construire l'objectivité historique? Qu'arrive­t-il au peuple allem and? D'un cóté une dépression écono­mique, la quatorzierne crise du cycle industrie! et la plus

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1

N arration ei économie matérielle

monstrueuse. De l'autre, un ex-clochard, Hitler, qui se raconte a lui-meme sa vie, et la « vie du monde » vue a sa fac;on, dans l'ignorance complete de ce qui a lieu dans le registre de l'économie. Comme lui, d'innombrables

, narrateurs émettent d'innombrables circulations de messa­ges, ou se réfractent les conflits et les luttes. C'est a tra­vers ce groupe de narrations que se dessine une situation qui finalement, au lieu de donner le pouvoir a la révolu­tion prolétarienne, comme Marx l'annonc;ait depuis 1847, va le livrer a la contre-révolútion la plus rétrograde et la plus oppressive. Si la narpttion ne prend pas en compte cette matérialité de l' eff~t de récit, alors le matérialisme historique s'est trompé dans sa prévision, puisque la crise économique devait ::~voit· P0'1! effet l'avenement du socia­lisme - et non pas ce contraire piégé : le « national­socialisme ». Ce demicr? Une ~orte de mot-valise, pro­duit par l'ironie de l'histoire, comme le « famillionaire »

de Reine cité par Jean Paris : le nazi-sozi de Grebbels, ou se contracte toute une combinatoire, ou se condense et se pervertit un désir.

Devant ces mots-la, bien entendu, il ne s'agit pas d'étre « ncutre ))' pas plus que d'etre badin ou (( joyeux "• a la fac;:on de ceux-la qui prétendent maintenant faíre « joyeu­sement la révolution mondiale », par la contrepeterie. Le rire de l'histoire n'est pas badinage.

3. Considérez-vous votre méthode critique­narrative comme une méthode nouvelle, révo­lutionnaire ?

On a objecté a son propos, de préférence dans les publi­cations les plus conservatrices : c'est tres bien, parrni les causes historiques, de faire sa place « au discours », mais il en est d'autres, comme la crise économique ou la lutte des classes ... C'est ne pas comprendre le déplacement de

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

méthode. Car la lutte de classes ( « l'articulation de das­ses », comme dit parfois Marx) s'articule aussi, et meme principalement, dans le discours, dans le langage, dans la « narration idéologique ». La lutte fondamentale sous Weimar oppose a une gauche qui développe le narratur marxiste (raconter l'histoire c'est dire le ·développement des forces prod1_1ctives) le récit raciste (c'est raconter le << combat des races » ). Cette lutte des récits articule la lutte de classes - et, de fa¡;on plus complexe, les. mou­vements économiques eux-memes.

Ce qui est révolutionnaire dans la · inéthode, 1' est aussi dans r~njeu politique. Libérer le. tabou sur le langage, c'est élargir la visibilité, et aussi la:_précision des mesures. Quand on a pris en caasidératión le fait des :;ignaux lumineux dans la mesure du mouvement physique, on n'introduit pas simplement un accessoire ou un ornement : la lumiere allait se révéler elle-meme comme un fait d'énergie, et la faite entrer dans l'analyse allait faire écla­ter la matiere d'elle-meme. Mettre a découvert le fait actif du langage, c'est se préparer a dégager de prodi­gieuses caches d' énergie.

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1

VI

classes sociales, articulation,

• pouvo1r

Réplique a Poulantzas

« C'est pourquoi ne pensez pas que vous répo~dant ici, j'estime répondre 'a un pa_rfait ~t subt!l philos_ophe, tel que je ~a.Is que vous etes; ma1s comme si vous et1ez du nombre de ces hommes... dont vous empruntez le visage. »

D~::a rtes a Gassendi.

ll est vrai que répondre a Poulantzas, ce n'est malheu­reusement pas répondre a ces (( hommes de chair )) - a cette « tres bonne chair » - dont Gassendi serait aux yeu~ ~e _Descartes le porte-parole, comme représentant du matenahsme non dialectique. Le role que s'est donné Pou­lantz.as est tout ~utre, et il n'a guere la pertinence relative d~ role gassend1en (de celui qui fut en son temps le pre­rruer lec,teur de Képler) .. ll s'apparente a une philosophie s~ntanee dont la fonctwn au sein de l'idéologie acadé­IDiq~e est remplie avec persistance, celle de I'auto-satis­faction : celle qui a été assignée a Bouvard et Pécuchet et a Mme Verdurin.

* Cf. les notes de ce chapitre, pp. 143 et sq.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Le lieu Une telle fonction dispose d'un lieu d'élection que

Poulantzas n' a pas manqué de choisir pour jouer le role a lui dévolu : une publication de littérateurs actuellem~nt occupée a régler ses vieux comptes dans un hebdom~d~re d'extTeme-droite 1, pour y découvrir que « ne fru_sa:ent aucun doute i> les « tendances fascistes » et les « op1mons Algérie fran~aise » de son premier Directeur-,gér~t . et Secrétaire général des années 1960-1962 - e est-a-due du responsable des douze premiers numéros, p~ dans les années cruciales du grand massacre colomali<;te et raciste 2 auquel s'est livré l'armée « fran~aise ~ s~r le peuple arabe. Voici done le terrain sur lequel a Jnge bon de se placer un parfait et subtil philosophe po?r nous ra­rnener l'idéologie telle qu'elle est, sous un verms nouveau.

On ;:econnait celle-ci a la redond:mce solennelle avec quoi M. Dühring garantissait a~ lec~eur, a ~ha~ue pa~~, « la science la plus-müdeme-»~clle eclate des les yre~le­res }iones du role qu'a su apprendre notre parfmt phllo­soph; pour les besoir.s de la publicati~n c~oi~i~. Par exem­nle : (( Je laisserai a d'autres le som ae oeccruquer la ~( métliocie )) et ia (( théorie du récit ;; . J e me limiter:li a voir comment se porte - dans tout son texte, la lutte des classes. >> Ce qui se porte bien, dans le texte de ce parfait philosophe et juriste, c'est la rhétori~~e satisfai.te.

Donnons-lui a lire les Récits de la reszstance vz.etna­míenne 3. Il répondrait avec la m eme assurance : Je ne m'intércsse pas aux « récits » vietnamiens, mais seulement a la f2c;on dont se porte « la résist~ce ». .

Mais ni la résistance vietnam1enne m la lutte des classes n'est un vetement qui « se porte )) de telle ou telle fac;on. Que tout cela reUwe -simplement d: la rhéto­rique de Mode, pour la publication en que~t~on , on le sait déja, puisque de son propre aveu la res1stance ?e l'armée de libération algérienne ou celle des conse1ls

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Classes sociales, articulation, pouvoir

: '. ouvriers tchécoslovaques ne 1' ont pas concemés, que son ' « combat était ailleurs » - au niveau du « nouveau .· roman 4 », ou de « l'écriture » - dans les moments ou

"-. !'une et 1' autre se sont successivement insurgées contre -roppression, sous nos yeux et a portée de nos mains. Que notre parfait philosophe ait élu ce lieu de Mode, ce lieu . indirectement décrit par Barthes comme « névrose de Mode », voila qui parait indlquer ce qui chez lui se porte.

Mais, lisons les Récits de la résistance vietnamienne, des ·' le premier paragraphe du premier récit : « Au pays,

j'aimais me faire raconter l'histoire de De Than ... mais je n'appartenais encore a aucune organisation révolution­naire. » Le second paragraphe du second récit : « On parlait de la mutinerie de la roer Noire, comme si elle datait de la veille. Je fus ébloui par l'histoire ... Des lors mes idées changerent. » Et au retour de la · premiere rencontre a París avec Nguyen Ai Quoc (Ho Chi Minh), « a mon arrivée au Havre, les camarades m'ont entouré, pressé de questions. Je Jeur ai tout raconté, sans rien omettre. Ils étaiení. enthousiasmés 5 ».

Dans ces récits, la lutte de clas~es des cpprimés fHce a leurs oppresseurs se développe a chaque ligne, a travers le souci d'avoir tout raconté. Mais elle-meme, cette lutte est fort rarement désignée par son nom général et abstrait : la trame des rapports qui la tissent, en revanche, est en tous sens déployée. A cet égard ce petit livre est comparable au grand livre dont le sous-titre est Critique de l' économie politique et qui s'intitule Le Capital : ce dernier (et r.::e n'est qu'en apparence un paradoxe) ne voit presque jamais apparaitre le terme allemand de Klassen­kampf, avant la Postface, le Nachwort de la seconde édi­tion (ou ce terme survient qun-tFe fois)_ Ce n'est pas au kilo de redondance dans l'emploi du mot que ~o m"-"!11 .

rent la pertinence de l'analyse, sa force opératoire et la masse des enjeux.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

La forme, la narration, la théorie

On peut imaginer le « marxiste » nañ et poulantzien q'-li pour la premiere fois lirait effectivement Le Capital. Nt'? pourrait-il s'étonner - a partir des idées rec;ues qui lUi ont été léguées ·sur le ('. marxisme J) par une certaine phraséologie générale et redondante -- de ne jamais (ou presque jamais) trouver a lire les mots les plus communé­ment attribués a Marx, et de voir a leur place se déve­lopper la théorie abstraite de la valeur ou les descriptions concretes (et « événementielles ») de la joumée de tra­vail ? Ou, plus encore, de lire un énoncé comme celui-ci : « Nous avons a considérer le proces entier du coté de la forme, c'est-a-dire du changement de forme 6. » La cri­tique des rapports sociaux et de la lutte des classes chez Marx, dans ses moments opératoires, passe en effet par la théorie de la valeur comme théorie du Formwechsel, et par les développements empiriques sur la joumée de travaü et sur les Rapports - Reports ou Berichte - des inspecteurs de fabrique mesurant l'évolution concrete de cette joumée. Rapports ou narrations qui sont autant d' « événo;;ments » dans le cours d~ l<'. révolution indus­tnelle anglaise, par les effets de rapport qu'ils produisent sur le terrain de la conscience publique et de la législa­tion. C'est dans la sociologie empirique de la joumée de travail, et dans la sémantique économique du « signe de valeur », du W ertzeichen, que le concept poli tique de lutte de classes, déja développé avec virulence dans La lutte des classes en France, a acquis le statut opérant de concept théorique. Et =:i le détail des événements anglais parait superflu au lecteur allemand, précise l'auteur de la Préface a la premiere édition du Capital, rappelons-lui l'adage ironique : de te fabula narratur.

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Classes sociales, articulation, pouvoir

La ~évolution scientifique par excellence: qui va se poursmvre dans les révolutions galiléenne et cartésienne ·

a quoi la Critique kantienne se réfere comme a~ modele fondamental de tout bouleversement théorique

· ~-, autrement dit : le De Rl¿volutionibus de Nicolas Copernic - sera presque toujours accompagnée dans ses rééditions successives par le Rapport qui a fait con­

,n~i~re au mon~~ en tout premier lieu l'astronomie coper­ructenne, la celebre Narratio Prima de Georg Joachim

· Rheticus. Bien plus, sa parution a précédé de trois ans celle du grand livre dont elle narre la théorie.

. '. Dans cet usage préclassique de 1~ --~• narratio » sur le ~errain de la théorie, dont les prolongements passent de fac;on cursive dans les énigmatiqnes éngitat(l de Spinoza, une question nous est posée latéralement, que la grande

. ; chaine de la philosophie occidentale n'a jamais aperc;ue 21 pour elle-meme. Notre parfait philosophe annonce qu'il

la laisse « a d'autres » : on peut s'en réjouir, étant donné le traitement peu enviable qu'il inflige aux questions qu'il a « choisies ».

Articulation des classes

Ayant done rejeté aux enfers de la non-théorie le probJeme qu'a censuré la philosophie classique tout entiere avec obstination, il ne s'en retoume pas moins vers « les mots ». Le voici adonné a u contresens amplement dé~eloppé par la presse bourgeoise, et opposant a l'expli­catiOn « par les classes » ou « par l'économie » une prétendue explication « par les mots ». Le « fond de !'affai re )) - Poulantzas nous parle - « c'est que l'his­toire est affaire de mots 7, que ce sont les idées qui font l'histoire et c'est l'histoire des discours, lieu originaire, qui scande le proces de l'histoire 8 ». Mais s'exclame alors Poulantzas - et la lutte des classes ? On croirait entendre

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Le Figaro : « M~üs l'histoire du nazisme, c'est aussi la personnalité troub1ante de Hitler ... , ou bien l'affronte­ment des idéologies, ou bien et surtout la détresse d'un peuple clochardisée, la crise économique et la lutte des classes. En faisant du discours le moteur de l'histoire, on renouvelle la compréhension de celle-ci. On la mutile aussi 9 ». Mais qui a fait du discours le « moteur de l'histoire », ou son « lieu originaire » ? Certainement pas l'exploration que j'ai tentée, et sur laquelle la revue pou­lantzienne ou le Figaro peuvent feindre de se niéprendre a ce point. Ma « these », selon Poulantzas, c'est que « ce sont les mots qui font l'histoire »; se~ci:rÍ le Figaro, c'est que le discours est « le moteur de l'histoire ». Lais­sons-leur cette responsabilité. Et allons ?! cé ·í:J.Hi est notre objet, et que Marx détermine avec rigueur dans la Deutsche ldeologie lorsqu'il désigne « die Gliederung der verschicdenen gesellschaftlichen Klassen 10. Ce que la prerniere traduction franc;:aise rendait par « la structure des différentes classes sociales 11 », et dont l'équivalent est le mot cher a Humboldt et a Chomsky 12 : << Arti­culation l> •

L'articulation de l'ex.istence soc.iale, ce qui la trame tout entiere, comme le montre la langue grecque en dis­posant au centre de sa ville la Place du « Syntagma )) - de la Constitution -, voila notre objet : c;:a qui relie les hommes « comme un langage )) . ~uv--rcxy¡.tcc : chose rangée, corps de troupes chez Polybe ou, chez Diodore de Sicile, cla.~se d'hommes, de citoyens; ou encere : accord de musique, ou constitution politique, avant d'etre sys­teme, loi de composition -- syntagme. Dans le premier texte qu'il a écrit au xx· siecle, au sujet des Journées de Mai a Kharkov, Lénine soulignait qu' « il existe un rapport incontestable entre ces dernieres revendications »

- « réduire d'une demi-heure la journée de travail et distribuer la paye pendant les heures de travail >> -

« et celle de la Constitution », et « si nous arrivons... a

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Classes sociales, articulation, pouvoir

le faire sentir aux masses, le cri : " Une Constitution ! " ne sera plus isolé, mais sortira de milliers et de centaines de .milliers de bouches, et alors il ne sera plus ridicule, maiS menac;:ant 13 ». Le lien entre les revendications les plus strictement matérielles et cette revendication-la -

. celle du « Syntagma » - Lénine précise qu'elle << pou­vait paraitre ridlcule », mais qu'il n'en était rien : ce cri signifiait que les ouvriers « voulaient se sentir des hommes libres, qu'ils voulaient librement et publique­ment déclarer leurs besoins et se battre pour eux » ·_

c'est-a-dire qu'ils « se battent pour la liberté du peuple tout entier », pour « le grand jour qui libere le peuple de l'arbitraire policier 13 ».

· Libre au petit bourgeois et au parfait philosophe de rire. Cene sont pas « les mots » qui entr~nt en scene, mais les hommes sociaux revendiquant k droit de déclarer les exigences et les conditions de leur existence matérielle exigeant - par le langage - lellf droit au langage: . Revendiquant le droit d'énoncer librement leur critique sur l'articulation de l'existence sociale. Cene sont pas « les mots qui font l'histoire », mais les homrnes so~~aüx .-1a.'-zs leur articulatit;n.

Langage nouveau. et révolution

Pour affirmer son mépris absolu des problemes de l'ar­ticulation ct du langage, Poulantzas a curieusement choisi son terrain : il parait dans la revue du Pantextua­lisme, dans une publication qui s'est donné pour « Pro­grarnme » l'affirmation de « l'écriture textuelle comme histoire réelle »; qui annonc;:ait a di verses reprises, dans ses communiqués a La Nouvelle Critique comme dans sa prétenduc « Théorie d'ensemble » , que l'histoire et I'idéologie de la société bourgeoise et du capitalisme occi-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

dental se caractérisaient par « la mise en avant de la parole », « au détriment de l'écriture » ...

Pareilles affirmations, notons-le, étaient émises sur ce mode satisfait, alors qu'a peine cinq années s'étaient écoulées depuis la fin de la guerre d'Algérie - et au moment meme ou reparaissaient les admirables textes réunis sous le titre de Sociologie d'une révolution. « Il ne faut pas oublier, y rappelait pourtant Fanon, que l' analpha­bétisation généralisée du peuple le laissait indifférent aux choses écrites. Dans les premiers mois de la Révolution, la grande majorité des Algériens identifiaient toute chose ecrite dans la langue fran{:aise a l' expression du pouvoir conquérant. La morphologie de l'écriture ( ... ) était le sign.e de la présence fran{:aise 14 », et de l'cppression. Tout au contraire, avec les émissions radiodillusées de La Voix de l' Algérie combattante, la montée révolution­naire se confirme : '< Paro le de l' Algérie en lutte, Voix de chaque Algérien ». Et « cette voix, souvent absente, phy­siquement inaudible, que chacun sent :nonter en lui, fondée sur une perception intérieure ( ... ) se matérialise de fa{:on non récusable . Chaque Algérien, pour sa part, émet et transmet le langage nouveau. La modalité d' ~:.xistence de cettc voix rappd!e el pl!ü á"¿tn titre c.:elie de la Rivn­lution : présente atmosphériquement, mais non objective­ment, m morceaux détachés 15 . » Rarement le rapport entre langage et révolution n'a été directement et presque immédiatement pen;u et théorisé avec cette force : face a ce que Fanon appelle ironiquement les « spécialistes de la Sociologie 16 » et qui sont tout au plus des experts en légitimation 17 - voulant que « 1' « indigene » soit inac­cessible au raisonnement ou a l'expérience- la sociologie de la révolution passe chez lui par une sociologie du langage nouveau et de sa modalité. Or, entre ces « moda­lités » ou ces « manifestations ,, du langage (ainsi les nomme pour sa part Mallarmé) que sont parole et écriture, une relation complexe et rigoureuse se développe

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Classes sociales, articulation, pouvoir

d:ms le rapport a l'action révolutionnaire. n se trouve ·. · qu'elle est tres précisément l'inverse de ce qu'a affirmé

... · la revue du scripturalisme « textuel » dans laquelle Pan-. gloss Pou lantzas, parfait philosophe mais théoricien mal­

b.eureux de l'histoire, a choisi désormais de publier ses propres assertions. Retournement complet : en ce lieu l'histoire de l'Europe occidentale est a la fois « mise en avant de la parole » et « abaissement ou refóulement ou oubli de l'écriture 18 ». Que cette histoire totalement rhétorique participe des séductions et des prestiges de l'ontologie heideggerienne - l'abaissement de « l'écri­ture l> ne faisant que traduire dans un autre kxique l~ Verfall, l'abaissement ou la chute loin de « l'etre » -

et a son insu, derriere celle-ci, a l'une des tb.ématiques les plus consí.antes de l'idéologie allemande ultra-conserva­trice depuis H. S. Chamberlain jusqu'au troisieme Reich en passant par Spengler, Moeller van den Bnick et Ernst Krieck; que le fait d'introduire ce mythe de « l'abaisse­ment l> dans la problématique de l'économie moderne -soit précisément le dangereux coup de théatre idéologique qu'avaient réalisé les doctrinaires de la « konservative Revolution » dans 1' Allemagne weima:::ien.ae, vuila toute une opératloü effectuée dans la démagogie du discours, et qui a déja surpris et piégé quelque temps certains marxis­tes dans le miroir aux alouettes scripturo-textualiste. Ce coup de théatre et ce piege a joué un role trap redou­table, sur le terrain des luttes de classes justement, pour que Nicos Poulantzas ne puisse pas demeurer indéfiniment aveugle aux enjeux. Que la publication a Iaquelle il s'est provisoirement (ou définitivement ?) melé, ait précisément inversé le rapport entre parole et écriture qu'avait mis a l'épreuve et vérifié la Révolution algérienne, cela n'a pu surprendre ceux qui connaissaient ses positions politiques pendant les année.." cruciales. Mais que ses démagogies successives aient pu faire assez lOu¡;t=r"" tilusion chez quelques marxistes, en bénéficiant des polémiques inté-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

rieures au léninisme et en jouant habilement de celles-ci pour se faire successivement cautionner par elles de la fa<;on la plus contradictoire, voila qui étonnera (et amn­sera) les historiens futurs de l'idéologie, mais sur quoi nous ne devrons pas trop nous attarder.

Sociologie des langages, sociologie de la révolution

Mais venons-en a la véritable question. L'an V de la Révolution algérienne est ce mouvement ou chaque homme, chaque femme « émet et transmet le langage nou­veau ». Quelles sont les modalités de ce langage, de son émission et de sa transmission, voila done une question décisive. Ce que Fanon nomme « la secousse qui a brisé les chaines du colonialisme l> se propage a travers les divers niveaux de ce que Mane, de ce que Chomsky nom­ment « l'articulation ».Bien plus, cette articulation meme appartient a ce qui déclenche et produit cette secousse : « opposition de mondes exclusifs, interaction contradic­toire de techniq:1es différentes, confrontation véhémente de valeurs 19 » - lieu ou chaque colon, en tant que mem­bre d'une société dominante, « invente une nouvelle société, meten place ou esquisse de nouvelles structures ».

Et elle traverse corporellement l'existence. Ainsi « le colonisé qui va voir le médecin est toujours un peu rigide. 11 répond par monosyllabes, est avare d'explications ... or le corps du colonisé est également rigide. Les muscles sont contracturés 20 » . Et encore : « les paroles du tech­nicien sont toujours comprises de fa<;on péjorative. La vérité objectivement exprimée est constamment viciée par le mensonge de la situation coloniale 21 ». L' articulation du langage traverse le corps entier a partir de la société entiere, comme opposition de mondes sociaux, de classes

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Classes sociales, articulation, pouvoir

ou de peuples-classes en lutte et en guerre, comme « con­frontation véhémente de valeurs » : elle est tendue entre la société et le corps, entre le groupe et le geste, . entre la

. classe et sa guerre.

· . Langage - mais pas n'importe quoi du langage, ou -~·~porte quel « traitement » de celui-ci. n ne s'agit pas :c1 de ~a rhétorique textualiste, interdisant de faire « appel a un rulleurs du texte ». Qu'il s'agisse au contraire du lan­g~ge rapportant ou de la «. narratio », c'est la une pré­rmsse fondamentale de l'exploration a entreprendre: . Au mome?t ou ~astro va apprendre l'assassinat de Kennedy, et apres avou re<;u le message de celui dont les círcons­tances ont fait provisoirement le messager de son <~ ennemi intime » et qui peut devenir en retour son nroore mes­sager, il répond a ce dernier : « dans ce que ~ou~ m'avez rapporté il y a des éléments positifs », avant de préciser : « soyez un messager de paix 22 · ». Ce qui est rappvrté se retoume en message actif. A la mort pres, l'histoire de !a Révolution cubaine a été tout pres d'etre changée par ce pouvoir narratif; apres avoir trouvé son signa! tout pre­mier dans ce « discours de la Moneada » que son auteur méme nommait un narrativo épico 23 .

Critique de l'économie narrative et contre-révolutions

Que des transformations narratives se relient a la trame des luttes sociales, cela peut se percevoir des les premiers développernents de la narration historienne sur cette con­figuration que la langue universelle désigne communément comme nation et comme fran<;aise. Depuis Loyseau le légiste jusqu'a Augustin Thierry le saint-simonien, on peut voir que « chacune des classes de la population véhiculait alors son systeme de narration 24 ». Qu'on y

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONCMIE

prenne garde : au terme de ces transformations dans la narration de la nation fran9dise, et de la guerre des « deux races » (franque et gallo-romaine) qui est censée s'y poursuivre, une version narrative va se propager de Boulainvilliers a Montlosier et de Gobineau a H. S. Cham­berlain, puis de celui-ci a Dietrich Eckart et Alfred Rosenberg, et finalement a l'auteur de Mein Kampf et des Tischgespriiche, ces récits dictés a la prison du Lands­berg ou au Grand Quartier général de la Tanniere du Loup en Prusse orientale : la ou seront énoncées les déci­sions de la Solution Finale et de ses immenses extermina­tions. On peut y vérifier de fa9on redoutable ce qu'est, sur le sol de l'histoire, la frappe narrative ou l'effet de récit.

Cette trame narrative de la guerre des classes, cette pénétration de la lutte des classes dans le tissu des récits - voila le champ a explorer pour une sociologie de la révolution, et plus fondamentalement pour une critique de l' économie générale des sociétés et des langages.

Car la sociologie de la révolution- ou, plus générale­ment, des mouvements de libération dans les sociétés -a pour complément permanent et nécessaire celle des contre-révolutions, celle des contre-mouvements par quoi les sociétés confirment ou réintroduisent les formes de 1' oppression. Dans L' an V de la révolution algérienne Fanon ne constitue pas seulement en 1959 la sociologie de la Révolution algérienne, de la guerre de libération du peuple algérien : il écrit également celle de la prétendue « Révolution du 13 mai » (1958), la « fameuse cavalcade du 13 mai », ce cas exemplaire d'une contre-révolution dont nous n'avions pas eu d'exemple aussi pur depuis le 2 décembre du prince-président ou la « Révolution natio­nale » du maréchal-chef d'Etat. L'admirable analyse qu i

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Classes sociales, articu/ation, pouvoir

s'intitule « L' Algérie se dévoile » explore le discours muPt (ou parlé) des interdits du corps féminin : avant la Révo­lution algérienne, dans le cours de celle-ci, mais aussi « apres le 13 mai » 25.

Le discours de cette pseudo-révolution, si l'on s'enga­geait dans le détail de son analyse, reproduit des segments entiers dans les langages, et les pratiques corrélatives, qui prennent forme tout au long de ce qu'il faut bien rappeler la narration contre-révolutionnaire de l'Europe occiden­tale.

. Poulantzas veut « de la lutte des classes »... En voici, 1' pour qui sait lire, et de la plus violente. Partant de Bou-

lainvilliers :

e: Les Gaulois devinrent ~ujets, les Fran­¡;:ois furent maitres et seigneurs. Depuis ia conquete, les Fran¡;:ois origirzaires ont été les véritables nobles et les seuls capables de l'etre 26. »

en passant par Gobineau :

« Si la valeur intrinseque d'un peuple déri;:.c de son origine; !l f::ilait res<r~indre peut-etre suppr!mer tout ce qu'on appell~ Egalité 21. »

jusqu'au texte sinistre du raciste et antisémite Lanz von Liebenfels, dont on a pu prouver qu'il était la lec­ture réguliere du jeune Hitler dans sa période viennoise de la Felberstrasse:

« La race des hommes primitifs socialiste­bolchevique nous a retiré la parole ... Nous donnons congé a Ieur bienfaisance et a leur humanité.. . Ils veulent la lutte des clas­ses, ils auront la lutte des races, la lutte des races rnenée de notre coté jusqu'au couteau de la castration 23. »

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Que la théorie de la lutte des classes ait aussi pour ·objet l'analyse des transformations narratives, et que ce moyen terme ne soit pas une plaisanterie, les récits mythi­ques de Lanz le Néo-Templier en donnent un exemple terrifiant. La séquence

e Sie wollen den Klassenkampf, sie sallen den Rassenkampf haben, Rassenkampf von unserer Seite his au.fs Kastrationsmesser 29. ,.

raconte tout a la fois le dernicr et triomphal combat de la réaction contre le mouvement ouvrier aut."ichien et alle­mand, et, par anticipation, la pratique a venir de la SS et de son lugubre Institut d' « Héritage ancestral » -

l'Ahnenerbe. C'est la terminaison rhétorique, poussée jus­qu'a ses limites littérales, des énoncés narratifs du Comte de Boulainvilliers :_ ,< la conquete des Gaules et le fonde­ment de l'état fran<;ois dans lequel nous vivons > 30 -

et celui-ci, le plus bref et ie plus redoutable :

« 11 y a deux races d'hommes dans le pays 30. »

On croirait entendre d'avance les énoncés <J.Ue Fanon reproduird:

« Avec ces gens, on ne pratique pas la médecine, mais l'art vétérinaire (Oui, cela se dit) 31 . »

de libération du peuple algérien a suscité une des fMlm'¡!ences les plus violentes du langage issu du

uete » : la conquete de l'Algérie ou pluiót sa recon.quete entre 1956 et 1962 ont

uru"'\1\~>f' langue fran<;aise, des segments entiers

post -gobinienne, tendue », disait « conquete des G

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suscité, dans la langue allemande la narration (par la « narration pré-

1Jql:»f-'"'1ument Augustin Thierry) de la

Classes sociales, articulation, pouvoir

Mais voici l'aspect le plus important a faire ressortir de cette exploration. C'est que la formulation meme de la lutte des classes survient dans le cours de ce qu'il faut bien appeler la querelle de la narration portant sur « l'an­cienne France », et dont l'ancien secrétaire de Saint­Siman ramasse les enjeux dans ses Considérations sur l'hfstoire de France, cette épistémologie préalable aux Récits des temps mérovingiens.

Toute la chaine narrative allant de Boulainvilliers a Montlosier vient construire

e ... l'emploi d'une phraséologie qui subs­titue a l'idée de classes et de rangs celle de peuples divers, et applique a la lutte de classes ennemies ou rivales le vocabulaire pittoresque de l'histoire des invasions ou conquete 32 ».

tandis que la narration de Mably

~ ... fit entrer dans le langage des mots comme patrie, citoyen, volonté générale ou souveraineté du peuple 33 ».

li importe de ne pas oublier en effet que c'est dans « l'histoire critique » comme dans « l'histoire narrative »

de Thierry (apres celle de Guizot dont i1 dégage avec force les impensés) que l'énoncé de la lutte des classes intervient, sans doute pour la premiere fois - et que Marx l'y trouvera, bien plus : e' est la gu'il reconnaitra l'avoir trouvé. Car tout au contraire de Poulantzas, qui semble croire étemel le concept de classe sociale, ou gui se donne l'illusion de I'avoir découvert tout naturellement dans le microscope de sa « science », Marx souligne que l'apparition de ce concept dans les champs de l'idéologie et de la science est liée elle-meme a un moment déterminé dans le mouvement de la société et de I'histoire, et dans

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

le discours idéologique qui luí correspond. Et dans sa perspective, il n'est pas indifférent que le concept de lutte desclasses ennemies aít été énoncé par le premier des

secrétaires de Saint-Simon 34.

* **

Appareils idéologiques,

roles politiques

Poulantzas, a qui le ridicule ne fait pas peur, me donne des conseils de lecmre : « Que Faye relise dans ce sens Machiavel, Hobbes, les physiocrates, les fameux « libé­raux >> anglais, Montesquieu, B. Constant, qu'il revienne sur 1e " cas " Hegel... » Voila Poulantzas en moniteur. Et k voici, pour finir, qui fournit le conseil le plus pré­cieux, le véritable guide du Baccalauréat es-idéologies, le parfait modele : « Je n'ai pas l'intention de reprendre ici des an.Rlvscs que j'ai faites '.lilleurs : je dirai simplen1ent q u' ... il ~urait fallu fai~e une ... » Nous allons etre fixés car, en toute modestie, il renvoie au titre du livre qu'il aurait fallu faire, et qu'il nomme ici avec simplicité (c'cst F ascisme et Dictature). Car « il aurait fallu faire une analyse en termes de luttes de classes )) - on s'en aou­terait, mais une analyse de quoi? - ... « des divers stades et · phases du capitalisme, des articulations dif~é­rentielles des · divers appareils idéologiques et répress1fs suivant les formes d'Etat capitaliste >>.

Ici Poulantzas nolls appelle sur son vrai terrain de combat : celui des appareils idéologiques d'Etat. On sait qu'il se réfere ici expressé~e~t a une admirable ~naly;c d'Althusser 35. Mais entre ]Um 70, date de parutwn uu texte althusserien, et novembre de la meme année, date Jc l'achévé d'imprimer du livre poulantzien, une découvcrtc

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1

Classes sociales, articulation, pouvoir

\ ·.~apitale a été faite. dont ce livre meme est le lieu. « Je ' .~ p~nse » (c'es~ Poulantzas qui parle) « que ce texte ·•l .:d Althu~ser peche, dans une certaine . mesure, par son ~ !, ~bstractJ.on et son formalisme : la lutte. de classe n'v a :. ·Pll_S la plaee qui lubrevient de droit » (Fascisme. et

!h pzctature, P• 329). Poulantzas, qui ne recule devant ·. ·'!:. aucun ridicule, va_l!laintenant faire la les;on a Louis ;•; ~,thuss~r. Carla conception althusserienne des appareils ~ -~d,eol?giques d'~tat, si profusément pillée par la glose pou­¡: ~ Iantz1e~e, « s1 ~lle n'est pas rigoureusement située par ~· rapport a la lutte des clásses, risque de conduire a cer­·~, tatnes _confdsions » (ibid.). Et encare : « Cette analyse est ,,abstratte et formelle en ce qu'elle ne prend pas (concrete­~ men.t) e~ -considération la lutte des classes. »(!bid., p. 336, ·. s~uhgnee dans le texte.) Que prend done « en considéra-tion » . ~thusser d~s ce texte, sinon cela ? de quoi parle-t-11 a ~haque ligue sinon de cela ? Mais passons. Et allons vorr dans le livre qu'il aurait fal!u faire - et que Poul_antzas fort heureusement a su faire pour nous --: ce qm va, nous etre dit sur cet objet principal et, cette fms, « concretement ».

De cet objet, il nous est annoncé (p. 109 du livre pou­l~?tzi~n). : « L'idéologie s'incame dans toute une série d mst1t~t10ns ou appareils idéologiques - que l'on dési­gnera a propos comme appareils idéologiques d'Etat. >>

Sel~n les étap.es de la lutte idéologique, « ces appareils rev~tent une illlportance et un poids politique plus ou moms grands >>. Voila qui est excitant. La suite va l'a..in?nccr : « Pour n'en menlionner que quelques-uns : les d1vers ~rou~es ~ natio~alistes » qui, apparus pourtant avant la re~ublique de Wellllar- par exemple la « Ligue ?ange~antste » -, commencent a pulluler et voient leur ~nfluence s'accroitre. >> Juste avant, Poulantzas a affirmé a leur ~ro~os : « Pendant la prcmiere période du proces de fasc!satlon, on constate effectivement un tournant vers Un role politique décisif de Cé$ appareils idéoJogiques »

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

(ibid., p. 109). Nous toumons la page avec impatience car voici, page 110, l'analyse du rOle politique décisif de ces appareils idéologiques que sont les divers groupes « nationalistes » weimariens et préweimariens. Que ne va-t-on apprendre ici?

C'est bien simple. Nous apprendrons en quatre lignes que

« Si des cercles constitués autour d'écri­vains tel O. Spengler - le Juni-Klub -menent une lutte contre l'idéologie Iibérale, lutte située neitément dt.i coté de l'idéologie impérialiste-féódale, les choses sont parlois, ailleurs, autrement plus compliquées. ,.

(Fascisme et dictature, p. llO.)

Qu'y a-t-il done, ailleurs, de plus compliqué?

~ On remarque souvent, dans la lutte contre l'idéologie libérale, un aspect e anti­capi!aliste :> - et pas du tout socialiste -tenc,i1t a I'influence de l'idéologie petite­bou:geoise et aussi de l'idéologie ouvriere a travers la crise idéologique généralisée » ...

(!bid.)

Et, a la page suivante :

« .. . Ce fut le cas pour de nombreux cer­clcs groupés autour de revues, constituant ce qui a été désigné comme la tendance e na­tional-bolcheviste » ou Linke Leute von Rechts - hommes de gauche de la droite ( ... ) C'est de cette tendance que se rap­prochent des écrivains tels qu'Ernst Jünger et Ernst von Saloman, qui avaient créé le gro u pe des « nationalistes- révolutionnai­res ». Constatons pour le moment que ces offensivcs viennent de cercles nettement dis­tincts de l'organisation nationale-socia-liste. »

(Op. cit., p. 111.)

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Classes sociales, articulation, pouvoir

Et c'est tout. En une page et demie, on en a fini avec . le « role politique décisif )) de ~< ces appareils idéologi­' ques ». Notons la clause de style du « pour le moment »,

.. : qui est une perle : elle parait annoncer un « plus tard »

qui ne viendra guere. Nous voici, a la jauge poulant­J zienne, suffisamment renseignés sur ce role décisif. Meme

si tous les rensúgnements sont des a-peu-pres. Car soyons précis. On nous parle ici du groupe des

,;¡, « nationalistes-révolutionnaires ». Erreur : le terme exact 't est N ationalrevolutionar, pourquoi le déformer ? On nous

~; dit qu'il « a été désigné » comme « national-bolcheviste » :

·- mais par qui? Faut-il taire que cette désignation est

l. de Radek en 1919 et de Lénine en 1920 ? Donner cette · précision, est-ce faire « la description événementielle »

1

t dont notre bon Poulantzas m'accusera : « description .- -"' organisée autour des mots qu'énoncent ces acteurs~ ...

intellectuels... qui, dans des " cercles ", des " cénacles ", d "al "d" " 'h d es s ons , es groupes , etc., ec angent es mots, en produisant a l'occasion l'histoire » ... (T.Q., 53,. p. 77)? De toute fa~on, Poulantzas n'a pas k temps de s'attarder Ia-dessus : en une page et demie, il en a fini (( pe'..:::: le moment » - et pour toujours - avec le role décisif jou.é par ces cp pareils idéoiogiqur>s, rlan~ le pro ces de fascisation qui conduit a l'appareil d'Etat le plus exter­minateur de l'Histoire entiere.

L' appareil de la désignation

Eh bien, oui : en dépit du mépris pouluntzien pour « ces acteurs » qui se nomment, dans l'exemple invoqué par lui, Radek et Lénine (mais peut-etre l'ignorait-il ?), en dépit de la désinvolture avec laquelle il reproduit inexactement et a peu pres les désignations de l'Histoire meme (tout comme les phrases des auteurs qu'il prétend attaquer) - en dépit du laisser-aller poulantzien. il faut

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LA CRJTI:QUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

persister a penser qu'il importe d'inclure ~~S l'é?-oncé vif ce fait fondamental et agissant de la des1g~atwn et , d.e repérer avec la plus grande exactitude _??SStbl~ .les dest­gnateurs. ll importe également de preCtSer lCl que le terme de « Nationalbolschewismus 36 » apparait dans la langue allemande avec les textes ?es deux gran~ ani­mateurs du Komintem dans les annees 19-20, tandis que ceux de « Unke Leute von Rechts » appartiennent a l'écrivain expressionniste et pacifiste Kurt Hiller et appa­raissent seulement dans les W eltbühne en 1932. Que le lieu idéologique et le moment historique importent de fa~on évidente, dans le repérage d~. « roles déc~sifs »

en un pareil proces, cela semble eVIdent : le f?Jt .. que celui-ci passe par le Komintern on par les Weltbuhne appartie;t a la stratégie de cette lutte dont P<;mlantzas réoete maoiquement le nom (ou le « mot »), sans en dicrire eÚ~ctivement le champ et les actions dans les termes exacts aui sont les siens.

Cet a-peu-p;es poulantzien quant aux termes dans lesquels se jouent les luttes concretes, jour par jour, enjeux par enjeux, est corrélatif de la redon~ar:ce sans limite ¡:rvc.'- hquelle il use des mots de la << theone >: '. ou d~ ce qu'il croit pouvCJi;:- :uommer ainsi. L'ivresse qu'Jl '! trouve est telle qu'il lui faut inventer pour eux des abre­viations télégraphiques, tel le sigle du « M.P.C. » dont est semé son propos, et qu'il substitue comiq~e~ent au . concept mandste du mode de production c~p1taliste ?ar lequel s'ouvre le premier paragraphe du L1vre Prem1er, dans Le Capital. L'usage de ce sigle n'est pas strictemen~ burlesque, il remplit une certaine fonct~on;. grace a .1m Poulantzas pourra mener a bien la subsutuuon dont 1.1 a besoin : a u lieu de faire s' énoncer ce mode de productwn et de retrouver par qui et comment il s'énonce, au lieu de le « laisser parler » , Poulantzas va parlera sa place. C'est lui qui affi rmera sans pre.uve le plus, ~~uv~nt, sans le moindre souci de justificat10n et de verif1cat10n, ce que

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Classes sociales, artículation, pouvoir

fait « le M.P.C. » : celui-ci se révele en direct, a travers la voix poulantzienne.

Chez Marx, la production capitaliste n'est pas ce quasi­sujet d'ou émanent magiquement certaines « formes spé­cifiques » de l'Etat : elle est un proces que la Critique de l'économie politique met . a découvert a travers les énoncés, ou les « idées » 37, de la théorie économique franco-anglaise, du coté de l'entrepreneur capitaliste, et a travers les Repor.ts, les Berichte des inspecteurs de fabri­que, du coté de la classe ouvriere et de ce qu'Engels était le premier a vouloir décrire comme sa situation. Les con­cepts fondawentaux de l'analyse marxiste se construisent a travers la critique de l'emploi des « mots )) que la société capitaliste a forgés pour désigner, de fac;on plus ou moins adéquate, son propre fonctionnement; et dont déja ses tout premiers théoriciens ont construit Jcs notions : le rapport valeur-travail lui vient de William Petty; l'opposition valeur d'usage/valeur d'échange, ·de Smith; la « plus-value » (ou « surplus-value ») des ricar..: · diens égalitaires comme Hodgskin; le sur-travail (et I'ac­cumulation du capital) de Sismondi. Ces quatre concepts clés, avant de se développer dans l'analyse, sont eux­mer:1es énoncés '"u pitmier degré pa¡ d~s désignateurs, aux prises avec les étapes successives du proces : celui-ci, Marx commence a l'appréhender en prenant au mot ses désignateurs primiti/s, pour faire apparaitre les cohéren­ces cachées entre leurs énoncés. Bien plus, et cela on risque de l'oublier, ceux que Marx nomme « les capita-

. listes » se désignaient eux-memes ainsi, et le terme est courant et laudatif, par exemple, dans l'Hístoire de la Révolution et de l' Empire de M. Thiers, en particulier dans le moment qui décrit l'avenement du bonapartisme.

Les premieres ligues du Capital ne nous livrent pas le mot de la fin, elles n'annoncent point, par exemple, que le capitalisme est le systeme économique sans cesse menacé par la chute tendancielle du taux de profit (Livre III) ,

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LA CRITIQUE 'DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

taodis que s'accroit tendaocieilement, en sens inverse, la plus-value relative (Livre n - contradiction qui se résout dramatiquement daos le cycle économique (Livres I, TI, rrn. Les premieres pages du Livre Premier sont l'énoncé d'un probleme d'ores et déja posé dans I'auto-énoncé que le mode de production capitaliste donne de lui-meme a travers ses désignateurs ou, mieux encare, ses << acteurs » :

car Ricardo était baoquier, Franklin ou Turgot ont joué · les róles que l'on sait; Say fut le secrétaire d'un ministre . des Finaoces girondin, le baoquier Claviere. Sismondi lui­n:ieme a été membre du · Conseil représentatif a Geneve, la ville de Claviere et de Necker. Et, plus étraogement, Quesnay fut le médecin du Prince.

Tout au contraire, la procédure poulantzienne - et en cela elle n'est marxiste que de nom, par le seul vocabu­laire et de fa~on toute « idéologique » - commence par se donner la réponse a toute question sur son sujet. Des la page 8 (c'est-a-dire la deuxieme page) de Fascisme et dictature, nous l'apprenons : « le fascisme n'est qu'une forme particuliere de régime de la forme d'Etat capita­liste d'exception ». Muni de cette cascade de quatre génitifs, nous savons déja tout de ce qu'il faut savoir pour etre poulantzien. Quei besoin de 402 pages, apres cela ? On ne peut les comparer qu'a ces exégetes du début du siecle qui occupaient de gros livres sur les Ecritures, mais des la premiere page assuraient leur lecteur que la provenance de celles-ci était d'avance garantie par 1<! révé­lation. Sans doute leur fallait-il cela pour obtenir leur Nihil Obstat et leur Imprimatur. De quel Imprimatur a done besoin Nicos Poulantzas ? Faut-il le lui apprendre : contrairement a ce que l'usage a pu faire croire, de Kautsky a Staline et au-deia, la méthode de Marx est celle meme qui balaye les Nihil obstat en meme temps que les pétitions de principe. En revanche, elle met son point d'honneur a expliciter d'emblée ses príncipes de méthode et ses hypotheses théoriques.

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Classes sociales, articulation, pouvoir

Done, si nous donnons comme objet d'analyse le fas­cisme, il nous faut commencer par ignorer ce que c'est, et non pas se donner d'avaoce son essence, son « -ro -rL 'YJV

ELVIXL >>. Mais il nous fautégalement nous donner a u préa­lable les moyens de l'approcher, la méthode de sa connais­sance approchée, en définissaot nettement ces moyens. Précaution théorique élémentaire dont Poulaotzas ne sou~onne meme pas la possibilité. A toute question

1 • Ia-dessus, gageons qu'il répondrait : je vais savoir ce qu'est le faseisme par la cié des classes sociales, et de la lutte des ciasses~ Si l'on pousse plus loin Poulantzas, en lui deman­qarit comment il sait quelque chose de la lutte des classes daris un pays et a une époque dont il n'a pas l'expérience directe, il répondra saos do u te : je le sais ... par la théorie.

· Mais comment cela? A partir de quci? Serait-ce par les témoins ? Mais comment savoir dans leurs récits - et pom parler comme le Lénine des Cahiers philosophiques - << ce qui est vrai dedans » ?

Finalement, et concretement - puisque Poulantzas croit pouvoir reprocher a Althusser de ne pas aoalyser « concretement » les appareils idéologiques d'Etat - lors­qu'il s'applique au role politique décisif de ces appo¡·Pi/s idéologiques que ::;ont les « divers groupes nationalistes »

de Weimar pendant « la premiere période du proces de fascisation », le pe u, le tres pe u qu'il va nous en di re, o u l'aura-t-il trouvé? En deux lieux et deux seuls (la note de la page 111 nous l'apprend) : les Cours de la Sorbonn e de J. Droz, et le vieux livre d'Edouard Vermeil de 1939, livre classique saos doute, courageux et lucide pour son temps, mafs fourmillant d'inexactituues littérales et d'er­reurs optiques, excusables si l'on songe qu'il fut écrit en un temps ou l'on ne pouvait songer a la recherche objec­tive-aes documents dans l'Allemagne des SS- mais inex­cusables maintenant, si on les prend pour référence der­niere. Voici l'homme qui reproche a Althusser, au sujet de son texte admirable sur les appareils idéologiques, de

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

pécher par « abstraction » et par « formalisme » - et cela pour donner comme terme ultime d'une analyse des appareils idéologiques allemands, avec un Cours de licence, le bouquin vétuste ou étaient amalgamés Thomas Mann et Alfred Rosenberg, Rathenau et le « Tat-Kreis » •..

Tant de prétention fait rever, jointe a de telles ingénuités.

* **

Mais, dira-:t-on peut-etre, ces appareils idéologiques constituent .des « cercles nettement distincts de l'organisa­tion nationaÍe-socialiste » (p. 111), et peut-etre l'objet de l'ouvrage poulantzien se réduit-il a cette derniere ? Voyons alors de cé coté-la

De ce coté, l'appréciation n'est pas moins ferme au point de départ : <' c'est ici l'aspect idéologique 38 du national-socialisme qui est fondamental » (p. 206), car c'est par Ht « qu'il faudrait expliquer ... la neutralisation et la passivité de la c!asse ouvriere auxquelles est parvenu le natilmal-soci?.lisme » (ibid.). Nous avons vu que le róle « décisif » des « appareils idéologiques » de la Droite non nazie était traité en deux pages. Ceti.e fois le carac­tere « fondamental » de « l'aspect idéologique » dans le nazisme rnéme est expédié en une page et demie, il tient tout entier dans cet . intervalle entre le « tout d'abord »

de la page 206 et le « enfin » de la page 207 39 ... Ainsi dans le livre qu'il aurait fallu !aire.- et que Poulantzas croit malheureusement avoir déja fait - « róle décisif »

et « aspect fondamental » sont évoqués par prestidigita­tion, pour etre omis et oubliés ¿tUssitót. A aucun moment n'est soup<;onné Le « role décisif >> des « appareils idéo!o-giques » dans l' acte social de la désignation. .

Mais peut-etre est-ce mieux ainsi, car le peu qu'en d1t Poulantzas est si inexact, qu'on a toute raison de se réjouir de sa brieveté. Tout a l'heure, évo~uant en quat:·c !iones les cercles du Juni-Klub, il trouvart le moyen d Y b

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Classes sociales, articulation, pouvoir

gli~.ser, ~e belle erreur, en assurant sans autre précision qu ils etruent « constitués autour d' écrivains, tels O. Spen-

.: gler » (p. 110). On sait en effet que le Juni-Klub s'est constitué en juin 1919 autour de Moeller van den Bruck et en opposant l'optimisme de son« Troisieme Reich » au pessimisme qu'exprimerait « Le Déclin de l'Occident »

- bien que Spengler ait paradoxalement c~nstitué en meme temps une sorte de póle idéologique hors du cercle proprement dit, comparable a ce que devra etre « l' Etoile du Bund », a u sens de Stefan George, dans les· ligues ou · . . . Bünde du Mouvement de Jeunesse; comparable a ce que George lui-meme sera pour la Jugendbewegung. Mais il

. est a peine croyable que Poulantzas puisse prétendre évo-q?e!" .les appareils idéologiques qui ont opéré de fa9on deciSive dans le proces de fascisation tout en omettant Moelier, ven Gleichen et ce lieu sans quoi l'opération Papen qui conduit Hitler jusqu'aux leviers de~ appareils d'Etat n'eut trouvé aucun point d'appui : le Herrenklub le Club des Seigneurs ou des Messieurs, appareil idéolo~ gique s'il en fut et qui va s'infiltrer de toutes parts en 1932 dans l'appareil d'Etai. allemand en vue d'y rendre accepiabte la « combinaison de janvier 1933 __ .

La désignation de l'État total

Encore le nom d' « O. Spengler >> est-il correctement reproduit. On ne pourra en dire autant de l'évocation mystérieuse, dans une note de la page 377, d'un certain « juriste G. Schmitt ». Il s'agit, dans le contexte, des " conceptions du troisieme Reich » en matiere juridiqne, pour lesc:¡uelles la volonté du chef supreme est considérée comme « globalisante et totale ».Bien que nul Iieu d'énon­ciation, ici encore, ne soit indiqué, on peut reconnaitre sous le travestí de l'a-peu-pres poulantzien, Carl Schmitt le « Kronjurist », « juriste de la Couronne » sous le Troi~

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

sieme Reich apres avoir été l'avocat du Reich de Papen contre le gouvemement social-démo~ra:e de :msse ,­celui qui, des 1931, s'est fait le doctnnarre et l_apologete du totale Staat, comme traduction et transposttio~ all~­mandes du Stato totalitario de Mussolini et <?entile : ~ s'agit bel et bien du dísignateur _principal qm a ch:mte le prélude idéologique a l'instauration en Alle~agn~ d ~e fom1e d'Etat construite sur le modele du fasctsme lt~lien.

De ce « róle décisif » s'il en fut, Poulantzas ne dtt (et ne sait) ríen, sinon _ qu'on peut le ranger a cóté de ,, l'avocat Frank, le tristement fameux bourreau de la P~lo-

e La, encore tout est confondu. Car les deux roles gn ». . . sont tres nettement distincts. Hans Frank est le Jur~st_e du parti nazi depuis sa fondation, et., a;ant c:lle-~1 i1 provient meme a Munich de la «. Soc!ete Th~~ ~ · ~r dans ia Thule-Gesellschaft se constitue 1 appareiltdeologt-que -· décisif et fondamental-. de_cett: chose d?n~ P~u~ lantzas curieusement ne parle Jamrus, bten. que_ 1 Histmr l'ait pariée si terriblement : l'idéologie antisémlte. ;rran~ sera k gouvemeur général .de la Pol_ogn~ ?ccup~e, ~u trois miJlions de juifs polonaJs avec tro1s milhons d autr ... s juifs et:ropéen.s st:!vuL anéantis, dont 1 8?0 ?~O e~fants de moin~ de quatorze ans. S\ jam ~üs &p¡Ja~eils Jd~ologtqu~s

t ' 'te' l'attention et l'examen d'une sctence ngoureus¿, on men r· t c'est bien ceux-la, qui ont eu de tels effe~s. :oans m ~r-valle, le mcme Hans Frank présidera a Lelpztg 1~ prer~u~r Concrres des Juristes allemands tenu sous le Retch httle­rien o au cours duquel Hitler fera sienne, le 3 octobre -1933 la « formule » énoncée par Carl Schmitt, sous la

' 'd' · L'Etat total forme de cette énigmatique pre tcttOn_ : «

ne tolérera aucune distinct10n entre D~mt et mura e.» -« Der totale Staat wird keine Unterschted dulden zwtschcn

. Recht und Moral. >> , ou A vrai dire Poulantzas n'est pas le seul a. omettre . .

, - stimer le role décisi/ de Carl Schmltt et de ~es a sous e . . l' t f nda­énoncés dans le proces de fasctsatiOn, et aspec o

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C/asses sociales, articulation, pouvoir

mental de la discussion par lui introduite dans l'idt!ologie nazie proprement dite. Chez Hannah Arendt déja, qui a en commun avec Nicos Poulantzas l'usage surprenant de l'a-peu-pres, on trouvera une note aussi constemante que celle-ci : « ll serait intéressant d'étudier en détail les carrieres des intellectuels allemands... Un cas extreme­ment intéressant est celui du jt1riste Carl Schmitt, dont les ingénieuses théories sur la mort de la démocratie et du régime légal se lisent encore avec pro!ít 40. » Quel « profit » a-t-elle tiré d'une telle lecture ? Hannah Arendt, qui s'est donné pour mission de traiter du « · systei:rie tota­litaire », parait ignorer en toute innocence que les « ingé­nieuses théories » de Carl Schmitt ne sont rien d'autre que l'apologie de l'Etat total, « im Sinne des stato totali­tario )) - et qu'avec elles est d'avance énoncé a partir de 1931 l'événement terrible que sera la remise de l'appareil d'Etat allemand au Führer de la N.S.D.A.P, : celui dont Carl Schmitt écrira en toutes lettres, apres les massacres de la Nuit des longs couteaux : « le Führer défend le Droit >> - Der Führer schützt das Recht.

Or, précisément - et c'est pourquoi i1 n'est pas inutile d'entrer méticuleusement d:ms le dét&il de Jeurs lapsus OtJ

de leurs bévues - Hannah Arendt tout comme Nicos Poulantzas ont passé a coté de cet « aspect fondamen­tal >> : que les énoncés juridiques sur l' « Etat total >> (en version allemande) ou 1' « · Etat totalitaire », le S tato totalitario (en version italienne) ont eu pour róle de pré­parer la jointure entre le discours conservateur tradition­nel, en termes de « défense » de l'Etat, et le « nouveau langage 4! » dont parle et que parle le singulier partí de Goebbels et de son Führer. Ce n'est point hasard si en décembre 1932, au moment m~me ou Papen prépare sa rentrée politique dans un discours prononcé au Clnb des Messieurs, en jetant d'ores et déja les jalons d'une alliance avec Hitler, son avocat aupres de la cour de Leipzig, Carl Schmitt, énonce pour sa part les vertus de

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

« l'Etat fort » , de « l'Etat total », au cours d'une Assem­blée générale de la Langnamverein, de 1' « Urdan au Long Nom » -l'Union pour la Défense des Intérets Economi­ques de Rhénanie-Westphalie 42 : le lieu meme · ou se réunissent régulierement les possédants de !'industrie lourde allemande, depuis la crise économique des années 1~73-1880.

ll existe un « marxisme » na,!f comme il existait, selon Marx, un matérialisme « vulgaire ». Celui-Ia ne s'y reconnait que si le vocabulaire est marqué en grosses lettres. Lit-illes noms de Thyssen, Vogler, Kirdorf, Sprin­gorum, von Schroder, et apprend-il qu'ils se retrouvent dans les parages du Club des Messieurs, dans les locaux de l'Union au Long Nom, ou dans les « salons » de l'un d'entre eux, et Poulantzas s'inquiete : est-il écrit qu'ils appartiennent a la classe bourgeoise? On s'en douterait. .. Répéter a cllaque ligne que Fritz Thyssen, dont releve 1' appropriation privée de 51 % de 1' acier allemand, est '.m membre de la grande bourgeoisie et représente le grand capital, c'est la une tautologie peu instructive.

Mais la question de savoir comment un proces idéolo­gique est mi~ ~n T:Oute, par lequf'l 51 % J e l'électorat allemand va etre amené a épouser ces intérets-Ia - ct cela au momcnt meme ou la crise mondiale du capitalismc vérifiait enfin de fac;on éclatante la prédiction énoncée par Marx des 1847 et dévcloppée en ses termes théori­ques des 1867 - -, voiUt le probleme dont la solution importe, et qui nous introduit dans le travail meme de l'histoire en acte : dans l'articulation de ses différents registres.

Le "spécifique" Versus l'articulation

Car le proces économique par une pareille conjoncturc devrait logiquement conduíre, dans les termes de la pré-

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Clusses sociales, articulation, pouvoir

vision marxiste, a la révolution prolétarienne, - mais c'est la petite « secte volkische » dont parle le Jeune-Con­servateur Rauschning avec mépris, c'est le dérisoire partí antisémite bavarois de douze députés qui va s'emparer de l'appareil d'Etat allemand a Berlin, la métropole « rouge ».

Quel rapport peut-il bien y avoir entre le discours vol­kische de l'antisémitisme allemand, dont la provenance remonte aux narrations fabuleuses du comte de Boulain­villiers et du comte de Gobineau, de Houston Chamber­lain le wagnérien et d'Alfred Rosenberg, le petit bourgeois germano-esthonien - et, d'autre part, le mode de pro­duction capitaliste dans 1' Allemagne hautement industria­lisée, et dans la conjoncture mondiale de la Grande Dépression? Peut-on éclairer l'idéologie antisérnite par la définition que donne Poulantzas de l'idéologie en général

' comme « instance spécifique d'un mode de production et d'une formation sociale » ? (Pouvoir politique et classes sociales, II, p. 29.) Mais l'absurde récit - car c'en est un - que Rosenberg développe dans le Mythe du XX siecle, comme idéologie 43 du national-socialisme, est-ce vraiment l'instance « spécifique » du mode de pro­duction capitaliste que décrit le Livre Premier - clu Capital? La question est presque dénuée de sens. Et il serait moins inexact de dire que l'un est aussi peu « spé­cifique » de l'autre que le son « b(Euj », dans l'exemple de Saussure, es t « spécifique » du b(Euj paissant dans un pré ou débité dans une boucherie; ou que la paralysie hysté­rique est « spécifique » du traumatisme. Dans ces der­niers cas, un rapport d'a rticulation relie soudain des registres différents. Comment cda ? Ce n'est pa::. la rela­tion statique du systeme saussurien quí est en cause ici , mais le ·proces génératif illimité de /'articulation, capable de lier une (( surface }) a des configuratíons profondes déterminant le sens. Un proces comparable, sous-jacent a la surface des énoncés, dans les toutes dernieres années de la République allemande, se relie souctain a la Glie-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

derung des classes sociales et a leur lutte, et s'empare soudain du pouvoir meme de « faire l'histoire » ou de lui donner sens.

Chómage et idéologie

. Deux fois, on l'a vu, Nicos Poulantzas a entrevu le róle décisif ou-l'aspect fondamental qu'il s'agirait d'éclair­cír pour rendre compte de . ce qu'il nomme excellemment le proces de fascisation. Les deux fois, i1 laisse échapper la question sans luí . ~onner pour réponse autre chose que de breves trivihliiés. La raisoü en est simple.

Ayant défini l'idéologie commc « un ensemble a cohérence relative de reorésentations, valeurs, croyances »,

il aurait pu etre par cette définition toute durkheimienne amené a se :;ouvenir de ce « disciple » singulier de Dur­kheim, qui a tiré de la sociologie durkheimienne le projet d'nne linguistique générale ou la notion de « valeur »

revet une fonction opératoire et quasi algébrique, du seul fait d'etre intrcdui~e ~i11si sur lt terrab du laagage. Ce formidable déplacement de terrain est susceptible de per-­mettre l'exploration rigoureuse d'un objet bien déterminé, car on ne peut capturer directement des « représenta­tions », mais on peut analyser des langages. 11 Ja-isse pourtant indifférents certains esptits qui préferent s'en tenir inlassablement aux considérations de typologie héri­tées de Max Weber - en dépit de leur parfaite stéri­lité 44. On voudrait pourtant leur poser la question cru­ciale, par exemple dans les termes suivants : quel rapport y a+il entre l'aspect idéologique du nazisme dont Pou­lantzas avoue qu'il est fondamental pour expliquer la neutralisation de la classe ouvriere a l'avenement du Reich hitlérien - et d'autre part ce que, deux pages plus loin (p. 208), il appelle « la résorption spectaculairc

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Classes sociales, articulation, pouvoir

du chómage » , que selon lui « le national-socialisme réussit )) entre 1933 et 1939?

Car enfin, pour un tel « marxiste )), cela ne fait-il meme pas probleme ? Cette prétendue « réussite )) , Pculantzas l'enregistre (« tout d'abord ))) comme une performance sportive, en quatre lignes, pour passer ensuite a d'autres sujets sans plus y revenir. Mais si vraiment le nazisme avait réussi cela, est-ce qu'il n'y aurait pas la un probleme pour le « marxisme )} poulantzien, meme préservé par une confiance miraculeuse ou une foi aveugle? Je pense qu'il y a beaucoup a dire sur cette « réussite )>, jusqu'a présent fort peu analysée, la plupart des travaux a son sujet ayant paru avant la mise a nu, au cours du Proces de Nuremberg, d~s mécanismes de l'effet Mefo. Je pense surtout - et c'est ce qui m'a valu l'irritation de la socio­logie traditionnelle- qu'il y a un rapport complexe, arti­culé sur plusieurs niveaux et plusieurs fois caché, entre « l' aspect idéologique )> du nazisme ou des appareils idéologiques qui l'ont précédé ou entouré et, d'autre part, « la résorption du chómage )} qu'il a « réussie )) . Et que ce rapport n'est 11as r~ que l'on croit.

Or1 puunait n~~L!mer ce que j'ai vou!u t~Dter ailleurs en soulignant I'exploration de ce rapport-la. On pourrait meme dire - mais ce n'est pas ainsi que cette tentative est née et s'est développée ·_ qu'elle a cherché des « réponses » rigoureuses et déterminées aux « questions >>

que les Iivres poulantziens ont soulevées au passage sans davantage s'en préoccuper. Soit :

- ie « róle décisif )> des appareils idéologiques pré­nazis ou paranazis dans le proces de fascisation, je dirai plutót : le proces de l'acceptabilité du discours et de la pratique fasc iste (voir Langages totalitaires, Livre I) ;

- « l'aspect idéologique fond amental » du national­social isme, mais mis en rapport avec le proces précédem­ment défini (Livre II, Partie I et II);

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

-- « la résorption du chómage » comme « réussite »

des nazis ou « miracle » Schacht (Livre II, Partie IV). Ramasser ainsi e hez lui les enjeux 45, dans leur disper­

sion, c'est faire sans doute beaucoup d'honneur a Nicos Poulantzas, ou lui faire d'une certaine fa<;on l'amitié de reconnaitre chez lui, quand elle se manifeste, les bouffées de la perspicacité. C'est aussi rendre compte de la hargne trop visible de son discours a mon propos.

N arration du Komintem

On en vient presque a se dire : mais de quoi done parle Poulantzas, dans e:: livre qui laisse sans précisions les points " décisifs » ou « fondamentaux » par lui-meme soulignés.

En fait, ce qu'il a fort bien nommé le proces de fasci­sation, n'est ;.--as eftectivement son objet. Qu'est-ce done? C'est le point de vue de « la Troisieme Internationale face au fasc i::;me » - ou plus exactement : la narration de l'Internationale fa ce au ~:-oce~ de fascisation, découverte a tra v~rs Jcs Protocoles et les Résolutions d~ Cü!1gres les theses de tcl Plénum, les Rapports des dirigeants ou des délégués .

Mais précisément ce qui enleve a ce travail sa portée, é'est que N.P. - donne ces résolutions, theses, rapports, etc., comme les éléments d'une définition (o u pire, d'une « typologie ») du fascisrne, en les mélant sans cesse a ses propres évalua­tions, et non commc des éléments du proces narratif d'en­semble dans lequel les fascismes d'une part, l'Internatio­nale de l'autre mcttent en jeu les stratégies d'une lutte a mort , - ne tente pas d'analyser le fait fondamental : la part que cette narration remplit dans le proces de fascisation , soit négativemcnt en le démentant ou le réfutant, soit,

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dans certains contextes, en contribuant malgré elle a son acceptabilité.

Cu.rieusement, et en contradiction apparente avec son dessem, .autant Poulantzas est faible - vague ou trivial, so.uve~t mexact - lorsqu'il traite du proces de fascisation lu:-mem~, autant son livre est intéressant, passionnant meme b1en souvent, la ou il s'attache au point de vue (o u a !a « ~ar~ation ») du Komintern sur ce proces. Mais ce. qm ,affm?l~t cette investigation, c'est la quete qui s'y fmt. des~sperement d'une « appréciation juste » du fa~c~sme a travers les textes des Congres ou des dirigeants, melee aux remarques poulantziennes sur telle ou telle « appréciation erronée » de la K.P.D. (p. 197), telles « erreurs » des uns ou des autres, plus généralement.

La tragédie du Komintern en Allemagne, pris entre l'extermination hitlérienne et la répression stalinienne méritt a la fois plus de distance et plus de réspect. Inutile: devant l'ampleur de son échec final, d't:n arriver a la situation de bavardage ou, comme dirait Breton, chacun y va de sa petite appréciation.

Ce !l'e,st done pas d~s ses textes que üous qu~terons, de congres en congres, la définition adéquate que recher­che, pour le fascisme, la science de l'histoire. Il ne peut non plus nous suffire d' affirmer, avec Poulantzas (p. 157), que « la conception profondément erronée » du Komin­tern fut « responsable ·des désastres de son application pratique )) - il nous faudrait le prouver. Or un moyen de vérification (ou de Kritik, dirait Marx) c'est l'cxamen des effets de cette « conception ))' c'cst-a-dire de son discours, sur ce qui est pour nous directement saisissa­ble : sur le discours des a u tres, de ses contem porains : de la presse ouvriere, et de son ennemi absolu (la N.S.D.A.P.) ; enfin et surtout des divers groupes qui oscillent chns les entre-deux.

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Masses matérielles et messages

Qu'on nous entende bien : ce n'est pas pour le plaisir d'en rester sur le terrain du « langage » ou du « narra­tif ». C' est en raison de la visibilité des effets sur ce ter­rain-la. Encore une fois la comparaison avec les effets électro-magnétiques peut etre pertinente ici. Va-t-on reprocher aux physiciens d'analyser la trajectoire des particules matérielles a travers le ricochet indirect de leur « sillage » lumineux dans la chambre de Wilson, c'est-a­dire ~ travers leurs contre-coups sur les particules électro­magnétiques? Est-ce la violer les príncipes du matéria­lisme. dialectique, en « privilégiant » les particules de la lumiere aux dépens des particules de la matiere ? C'est tout au contraire paree qu'il est matériellement possible de construire des expérimentations perceptibles pour nos sens a partir des effets électro-magnétiques ou lumineux, alors que le mouvement d'un électron, si nous pouvons en subir les effets (par exemple comme électrocution ... ), ne peut directement etre perc;:u. De meme fac;on, a la date oú nous so:nmes, nous ne pouvons percevoir directement l::s !"éactionc: dP. " J'o;;vrier aliemand » en 1932. Ncus avons a son sujet des matériaux d'analyse qui passent par des documents écrits d'ordre statistique (niveaux de vie, répartition professionnelie, résultats électoraux, etc.). Mais le détail des mouvements sociaux nous sera donné bien moins par ces aspects quantitatifs que par des « ré­cits » ou, de fac;on complexe, par les intersections des récits entre eux. Ce n'est pas contredire la conception rnatérialiste de l'histoire que de tenter de saisir le détail de la lutte des classes par les seuls registres perceptibles dont nous disposons -- c'est au contraire la mettre en

ap plication. Car les éléments électro-magnétiques ou « lumineux "

ne s'opposent pas aux éléments « matériels >) : ils sont émis par eux, et l'on sait que pour la particule matérielle

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chaque « saut )} d'un niveau énergétique a un autre, ou d'une « orbite )} a l'autre, s'accompagne d'une émission de particule lumineuse. De fac;on comparable les lan­gages - comparaison qui a du moins le mérite de souli­gner leur matérialité - sont émis par les corps humains dans leur relation aux groupes sociaux, et a ces groupes massifs qui se nomment pour !'historien, depuis Augustin Thierry et depuis Marx, les classes sociales en lutte : aux prises avec « la lutte des classes ennemies ou rivales ».

Et c'est sur ce terrain-de leur lutte que le Komintem va raconter les faits et gestes de la social-démocratie alle­mande en termes de<< sócial-fascisme ». Poulantzas signale meme au passage, sans paraitre percevoir l'importance de ce genre de notations 46, le moment et le lieu de la pre­miere apparition de ces termes, de leur premiere émission : « apres le x· Plénum de 1929, oú le terme de social­fascisme apparait pour la premiere fois officiellement " (Fascisme et dictature, p. 158 : c'est nous qui souli­gnons). Il précise également, apres ce point de départ, un point d'arrivée : « Le 25 avril 1932, le K.P.D. et la R.G.O. appellent, pour la premiere fois apres 1928, a un combat com;nun avec le P.S.A. 47 et les syndicats social­démocrates, avec Jes contacts au som:r..et. Mais, on i'a >ll,

les attaques contre le « social-fascisme » ne reprennent que de plus belle » (!bid., p. 197, no 29). Ainsi le « récit »

sur le social-fascisme se déploie au moins de 1929 a 1932 : voila une bonne précision. Et Poulantzas assure que son apparition (ou celle de la « conception » qui luí est liée) est « responsable des désastres » de 1933. On ne peut mieux souligner a son in su !'importan ce de l' effet de récit, ou de I'effet de langage (ou, si l'on préfere, dans un lexique plus << moral », la responsabilité du « terme » ).

Encore faudrait-il l'analyser de plus pres. Et c'est en vue de cette analyse qu'il importe d'entrer plus en détail dans l'exploration des appareils ídéoiogiques tout a l'heure évoqués, ceux du « national-bolchevisme » (ce: ux qm se

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dési~nent ainsi) en particulier. C'est en effet se donner la possibilité de mesurer la fa<;on dont est re<;ue cette « conception » en des régions clés du champ, et dont cette réception contribue a l'acceptabilité de la fascisa­tion. C'est done se dónner les moyens de la vérification ou, du moins, quitter l'usage tout idéologique de l'affir­mation sarls preuve pour le terrain de la vérifiabilité.

Effets du langage : la double narration

Que Manouilsky des le VI" · Con gres du Komintern, en 1928, assnre que le « proc~ssus de transformation de la social-démocratie en scci::!l-fascisme :! déja commencé >>

- et voici commencée en effet une certaine narration idéologique, sur laquelle la direction de la K.P.D. va bro­der d'incessantes variations. Ces tout derniers jours la « nouvelle » K.P.D. vient, en Al!emagne fédérale, de rééditer les discours de Thalmann 48, dont l'un des mo­ments ultimes est le discours de clóture du XII" Plénum en septembre 1932 : « Dans le stade actuel de fascisation progressíve, toute atténuation de notre lutte contre la social-démocratie devient une faute lourde 4':1. » A cette date, la social-démocratie a déja perdu le controle du gouvernement de Prusse, done de la police a Berlín ; et Carl Schmitt, représentant le Reich de Papen, plaide devant la Cour supreme de Leipzig la cause de ce coup d'Etat légaliste qui prépare, déja, la passation des pou­voirs policiers entre les mains de Goring. Dans peu de rnois Thalmann sera interné dans un camp de concentra­tion, au stade dernier de ce qu'il désignait justement comme la « fascisation ». Au moment crucial, entre-temps, la « gauche » nazie, Gcebbels en tete, appuiera la R.G.O. , organisation syndicale de la K.P.D., dans la fameuse greve des transports berlinois. Que signifie cette greve ? A-t-elle pour objectif les revendications des salariés des

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tramways de Berlín ? Pour les nazis elle est une fa<;on de raconter qu'ils sont aussi « révolutionnaires » que la R.G.O. - et cette narration prend des gages sur le grand capital, ou exerce un chantage sur lui. Hitler peut leur narrer les choses (confidentiellement) a sa fa<;on : voyez, j'ai peine a contróler mes troupes, il es~ grand temps que le pouvoir d'Etat me soit donné. L'ensemble de cette double narration - celle qui porte sur le « social­fascisme », du cóté de la K.P.D.; celle qui porte sur la « révolution », du cóté de la N.S.D.A.P. - fait décou­vrir lln proces sous-jacent ou une configuratiori « pro­fonde >~ que seuls certains narrateurs de tendance natio­nale-bolchevique ont su décrire alors comme une forme, une Gestalt en « fer a cheval » : une « Hufeisengestalt »,

dans laquelle oscillent les discours. Décrire cette configu­ration comme appartenant au proces sous-jacent, c'est

. explorer le détail redouta'ule de la situation historique, au moment ou la Grande Dépression économique bat son plein dans le monde et en Allemagne. C'est aussi rejeter les affirmations inexactes et faciles qui présentent une idéologie comrne « l'instance spécifique » 50 d'un mod<;; de production. Sur la hase eles grandes oscillations écono­miques de l'entre-deux-guerres, le proces sous-jacent de l'idéologie allemande engendre de paradoxales figures et, plus précisément, la forme d'un « fer a cheval )) : mais celui-ci remplit les fonctions d'un oscillateur, déterminant de fa<;on dangereuse le sens du discours collectif alors énoncé.

Ríen de plus nalf que le contresens par lequel on résu­merait tout cela dans b formule : les extremes se tou­chent ... En me pretant cette conclusion Poulantzas ambi­tionne sans doute et assume pleinement le róle de Bouvard et Pécuchet en proie a l'Idéologie.

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Taxinomie ou transformationnisme ?

0n s'en voudrait de s'attarder a cette rhétorique bou­vardo-pécuchiste, si de tels détails n'étaient pas l'occasion d'en finir avec la philosophie paléo-structuraliste ou néo­aristotélicienne - taxinomique en un mot - de « l'ins­tance spécifique )} ' qui fait obstad e désormais a une sai­sie effective des rapports entre histoire et langage. Le ton Poulantzien descend ici tres bas :

« J e me réft:re en particuli~r a u fameux épisode « Schlageter » dans le contexte du national-bolchevisme, et qui eut pour pro­tagoniste K. Radek. Quelle interprétation ressort du texte de Faye d'un épisode qui semble le passionner 51 ? La réponse toute naturelle, st> dessine en filigrane dans son texte ( ... ) Cette interprétation, je vous la donne en 111ille : dans le contexte d'un chamo dos d'intellectuels qui échangent des mots, ·!es " extremes ", n' est-ce pas, se tou­chent. On s'en douterait. On connait cette tarte a la creme de la bourgeoisie et qui res­sort actuellement : communiste (gauchis­tes) et fascistcs fi;·,z.lcrr.c;·.: <e rejoignent : le f~>ci~:ne ro::ge, etc. 5:¿ _ »

(T.Q. , 53, p. 77.)

Mais c'est au contraire notre Poulantzas qui qualifie de « national-bolchevique » la ligne Schlageter défendue par Radek en 1923, oubliant (ou ignorant simplement) que c'est le meme Radek, en 1919-1920, qui a désigné le premier comme « national-bolchevique » ce type de com-

binaison :

" Radek, qui pourtant pen;oit la né~~s­sité d'une alliance avec la petite bourgemste, préconise de la faire en exploitant son " na­tionalisme " et par des ententes avec le cou­rant d'extreme-droite du « national-bolche­visme » : c'est la fameuse ligne Sch/a ge ter. "

(Fascisme et dictature, p. 183.)

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Ce qu'ignore (ou omet consciemment) Poulantzas, c'est qu'au moment ou Radek, puis Lénine, en 1919-1920, stigmatisent le national-bolchevisme en lui donnant cette désignation paradoxale, il ne s'agit pas encare d'un « cou­rant d'extreme-droite » : il s'agit de 1' « Opposition de Hambourg » dans la K.P.D. 53. Celle-ci est alors soli­daire de la « Plateforme des Gauches de Francfort » (tt:n­dance Pannekoek), et Lénine combattra cette double opposition, dans la Maladie infantile, tout en faisant la différence soigneusement entre les « absurdités criant jus­qu'au ciel » propres au « national-bolchevisme » des Hambourgeois, et le « levizna » (k « gauchisme ») de Francfort, qu'il respecte tout en le discutant. Mais, insiste Lénine, le champ du politique se mesure et s'analyse en termes d'algebre et non en éléments arithmétiques : des signes plus, par I'effet de la multiplication (ou de l'inter­section), peuvent faire apparaitre le signe moins.

C'est dire qu'a définir l'idéologie comme « instance spé­cifique » d'un mode de production on n'a ríen saisi d'au­tre que le vide de la définition aristotélicienne. Car il n'y a pas une prédisposition « spécifique » de tel langage pur tel mode de production, dans uue distribution idéale des genres et des especes idéologiques - dans une sorte de zoologie linnéenne ou de botanique des discours - , il y a ce proces sous-jacent aux discours prononcés, qui s'articule dans des configurations et des syntaxes : le rap­port de celles-ci au proces de la production économique et a ses forrr.. es constituant le probleme fondamental. Le pseudo-structuralisme de Poulantzas est linnéen, et non pragois ou jakobsonien, il ignore ce mouvement dans la méthode qui conduira la linguistique structurale de Pra­gue a la théorie générative de la syntaxe, de la prosodie et, plus généralement, du langage : modele théorique fondamental qu'il est permis de discuter, non d'ignorer ou de méconnaitre. Ce qui a été obstinément le cas du lieu

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littéraire ou la philosophie juridico-poulantzienne a choisi, dans les conditions les plus défavorables, de s'exhiber.

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Ce lieu, de surcroit, parait avoir quelque peu déteint sur elle. Des argumentations qui sont pertinentes dans le livre se dégradent et se renversent de fac;on aberrante dans l'article récent.

Méconnaissance de la différence

Dans le livre de 1970, Poulantzas avait fort justement souligné que :

e Pendant tout le proces de fascisation, cette conception du social-fascisme est ~~;ss~ ­ciée ( .. . ) a !a mécon!laissance de la dtffe­rence entre la forme d'Etat " démocratique­parler,1entaire " et k fascisme. :> (P. 197.)

- et encare :

e Cette these (du 6• Congres du Komin­tern et du x· Plénum de 1929) suppose la méconnaissance de la différence entre la forme d'Etat et de régime spécifique qu'est le fascisme, et les autres formes d'Etat meme chose en tant que « dictature du bourgeois. Le fascisme et l'Etat " démocra­tique-parlementaire " n'étant qu'une seule et meme chose en tant que " dictature du grand capital ", la social-démocratie, dans cette deuxieme forme d'Etat, s'identifie au fascisme. :> (P. 159.)

- et ainsi arrive-t-on a la formule de Staline, ,, sans cesse répétée » a partir du X' Plénum

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« Objectivement, la social-démocratie est l'aile modérée du fascisme. :> (P. 158.)

Mais, soudain, dans l'articlc de 1973, la méconnais­sance de la différence entre démocratie parlementaire et fascisme cesse de faire probleme, et d'etre « responsable des désastres » de 1933, aux yeux de la philosophie pou­lantzienne. Bien au contraire, celle-ci éclate d'un rire sar­donique a la seule idée d'une différence entre la (( démo­cratie libérale » bourgeoise et le Stato totalitario fasciste ou le totale Staat hitlérien : · ·

« Ce qui. est postulé ici, c'est une préten­due opposition radicale entre les discours et le regime " iascisie " et les rfgimes " démocratiques " 54, précisément articulée autour de la question de l'Etat total. Quelle forme cette argumentation prend-elle chez Faye, dans le domaine qui l'intéresse, celui des idées (sic)? 11 nous casse lui-meme le morceau : " Ici (dans le discours de l'Etat total) s'inversent tres expressément les con­cepts construits par la pensée politique occi­dentale, de Locke il. Rousseau. " On ne Scturait etre plus clair.

« On ne saurait non plus si bien se troll1-per. En effet cette prétendue " inversion " dont on nous a assez rebattu les oreilles ne peut etre maintenue qu'en ignorant grossie­rement ce qui est pudiquement désigné par Faye comme " pensée politique occiden­tale " - tiens, tiens - et en tombant daos les pieges de l'apologétisme bourgeois, qui ne distingue 55 si bien les deux 55 que pour glorifier la dictature " démocratique " bourgeoise et se laver les mains de ses responsabilités dans l'avenement du fascis­me. C'est encore la tarte a la creme " libé­ralisme-humanisme versus fascisme " , voire " démocratie versus totalitarisme ". Faut­il etre ave ugle pour ne pas voir que les discours ¿¡ la fois 55 de la démocratie libé­raJe et du fasci sme se nourrissent tous les deux 55 a la m eme source, a savoir a l'idéo-

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logie politique bourgeoise. Quand diallble }~ " ensée politique occidentale " a-t-e e ete

1' P. . e , du discours sous-tendant le mwn li fascisme ? Soyons sérieux. Que Faye re se dans ce sens Machiavel, Hobbes, les phr­siocrates, les fameux " libéraux " a.~glms - Montesquieu ... , B. Constant,_ qu il . re-

. le " ,.,as " Hegel et il nous en vtenne sur v ' • f · · dira des nouvelles. Le seul cas qm ~sse, lCl

probleme est celui de Rou~se~u, m::ns e est effectivement une autre histmre. ~

(f.Q., 53, p. 79.)

Nous serons sensibles a la cohérence d~s. métaphores lantziennes et a leurs injonctions : nous evlterons pour­

pou . . , la source 56 . « a savoir » de nous tant de nous nourrzr a T . r-nourrir a l'idéologie politique bour~eozse, your nous t~u ner vers une opposition a mon avis pertmente, et meme radicale - celle de Mussolini et de Marx.

Mussolini contre Marx: d " "révoluticns rétrogra es

MUSSOLINI

« Le pouvoir exécutif est le pouvoir sou-

verain. l>

MARX

Disco urs ii. /'Augusteo, 22 juin 1925 (ou apparalt, sans doute pour 1~. pre­miere fois dans un contexte po!Itlque, le terme totalitario ).

« Le pouvoir !égislatif a fait les ~randes Révolutions universelles ... ~e pouvm: Gm;­vernemental (exécutif) a fatt ,les pelltes re­volutions, les Révolutions retrogrades, les réactions 57. »

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Critique de la Phi~os.ophie de ~Etat de H e gel, 1843 (1 '" edJtJOll : 19.) 2) .

Classes sociales, articulation, pouvoir

S'agit-illa de notions antérieures a la fameuse coupure, et abandonnées au « jeune Marx » par le Marx de la maturité ? Absolument pas : ces concepts sont examinés sous le méme point de vue dans les textes les plus claire­ment politiques de Marx, ceux ou il s'attache a déchiffrer, jour par jour, la pratique et les enjeux de la Comli.mne de Paris : dans les premiers et les seconds « Projets », les Entwürfe de l'Adresse de l'Intemationale, et dans ces étonnants Cahiers de presse qui constituent un véritable « joumal » théorique de Marx au cours des 71 joumées révolutionnaires de l'année 1871. Dans ces textes 58, pos­thumes tout comme ceux de la Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel, Marx énonce clairement que les motifs de son admiration pour la Commune et le caractere révo­lutionnaire et exemplai!:e de celle-ci ne tiennent pas seu­lemeni au con ten u social de la « Révolution du 18 Mars » ,

mais aussi aux formes politiques qu'elle va développer, en vue de celui-ci, dans sa pratique : liaison du concept de Commune avec celui de « e hambre législative »; dépen­dance du « pouvoir exécutif )) a son égard, par l'élection d'un délégué dans chacune des neuf Co!!' n:issions de la Commene: ca:.-act~re tc'.ljoars rb ocable de cet exécutif des neuf délégués o u « aucun n' a /' autorité supreme sur les autres ». La critique qu'il adresse au « parlementa­risme » du Second Empire réside dans le fait que celui-ci n'est que le masque d'un exécutif tout-puissant; de méme fa~on la critique de la séparation des pouvoirs a la Mon­tesquieu porte sur l'indépendance (le privilege) de l'exé­cutif a l'égard d'un pouvoir législatif qui représente direc­tement la souveraineté du peuple. A plus fo rte raison la Critique qu'il développe contre le Hegel de la Philosophie de l'Etat porte principalement sur le refu s par celui-ci du príncipe de la Volks-Souveranitat (Kritik der Hegelschen Staatsphilosophie, § 279), et la régression énorme que constitue ce refus par rapport a la pensée politique de Rousseau et a la pratique de la Révolution fran~aise,

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

comme « Révolution universelle » : allgemeine Revolu­

tion. Dans cette perspective, au risque de déchainer contre

Marx lui-meme les fureurs poulantziennes, il est néces­saire de distinguer entre les deux : entre les formes du pouvoir politique qui reposent sur le « privilege de l'exé­cutif » et celles qui, a l'opposé, organisent le primat d'un législateur collectif émanant, par libre élection 59, du peu­ple souverain.

Parmi les premieres et parmi les apologetes de « l'auto-rité supreme sur les autres », on peut compter ces diverses variations qu'apportent Machiavel, Hobbes, Hegel, les « petites révolutions » de l'exécutif en Brumaire et en Décembre, les « révolutions rétrogradf's » qu'ont été la « Rivoluzione nazionale » du hscisme italien, la « natio­nale Revolution » hitlérienne, la :: révolution nationale )) des colonels grecs d'avril 1967; et, pour la France, la « Révolution nationale )) de Vichy et ia « Révolution du 13 Mai )) d'Alger, telle que l'ont formulée ses doctrinaires de la sombre année 1958, les Delbecque, les Sanguinetti, les Biaggi, les Chassin, les Robert Marte], et ~111tres rlénon­ciatems ch.! « Systemc » et de~ « !J.oilllL.es du Systeme )) - du systeme démocratique, s'entend 60. Et a l'inverse, ce qu'il faut bien appeler le développement révolutionnaire occidental a pris forme a partir des révolutions hollan­daises et anglaises du xvn' siecle, énoncées (ou « racon­tées )) ) par Spinoza et par Locke sur le terrain de la théo­rie, en passant par Rousseau et la « grande Révolution franc;:aise » (comme l'appelle Marx) jusqu'a la Révolution du 18 mars 1871 et, ajoutons-le : la Révolution du Ir Congres des Soviets a Pétrograd. Ou le développeme~t des « formes )) politiques contribue a dégager corrélatl­vement le « con ten u )) , bourgeois, puis prolétarien, de l'évolution historique. Ce développement commence par « l'idée », fort bourgeoise, que la Couronne ne peut lever d'impóts sans le consentement de ses sujets dans le Par-

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Classes sociales, articulation, pouvoir

lement - et se construit ultérieurement dans la notion d'un « gouvemement civil » ou nul ne peut etre « sujet »

de la loi s'il n'en est d'abord le « législateur )) - puis, sur le fond d'une critique « utopique » de la société bour­geoise, dans le eoncept rousseauiste (et kantien) d'une législation universelle dont chacun serait a la fois le sou­verain et le sujet. La commence en effet la pensée de la Critique, dont la Critique de l'économie politique va etre le moment opératoire et culminant : a travers le langage manifeste dont Marx fait l'arme de la révolution proléta­rienne, et ou « le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous )'.

Quand diable, demande notre Ingénu poulantzien, la pensée politique occidentale a-t-elle été l'inverse de cela qui débouche dans l'idéologie fasciste ? La réponse évi­dente est : la, dans ce qui va ainsi de Spinoza jusqu'a Rousseau, et de la jusqu'au Manifest der kommunistischen Partei et a l'Adresse de l'Association lnternationale des travailleurs, a ses brouillons et projets manuscrit:>. Seul un certain antifascisme conservateur et de provenance plus ou moins maurrassienne, en France, a feint de croire apres la SecoPde Guerre mo!ldial~ que Rousseau était le précurseur du fascisme. Les héritiers de la Contre-Révo­lution anglaise et de Burke le sycophante, dans la tradi­tion anglo-saxonne, font inlassablement écho a ce type de contre-sens : parmi eux ~alheureusement se place J. L. Talmon, dénonciateur de la prétendue « démocra­tie totalitaire ll, et dont Poulantzas, qui ne manque pas une occasion d'emurouiller l'idéologie, fait plusieurs fois l'éloge (« Pouvoir politique ... », t. 11, p. 42, 120-124). Un signe singulier de l'histoire doit etre noté au passage : que chaque étape de la << révolution universelle )) occiden­tale est marquée, en Angleterre puis en France, par la libération des communautés juives (le sens codé de l'étrange querelle entre Bruno Bauer et Marx doit etre cherché la). La Révolution russe s'inscrit d'emblée dans

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

la perspective de 1' allgemeine Revolution des ce simple fait de libérer les juifs : les nazis qui désigneront comme <e juive » la Révolution d'Octobre ne s'y tromperont pas, et avec eux toute la <e nationale Bewegung » de la Droite allemande. De Moeller van den Bruck a Edgar Jung, de Spengler a Rauschning en passant par Rosenberg, il y a unanimité pour énoncer la narration fondamentale dans laquelle s'inscrit l'année 1933 : celle-ci est l'aboutissement du <e grand Contre-mouvement conservateur » qui s'oppose a la Révolution franc;aise - elle est la « Contre-révolu­tion conservatrice » ou, pour faire court, la Konservative Revolution elle-meme. Elle est l'reuvre de ceux que Tho­mas Mann désignait avec véhémence comme les révolu­tionnaires-rétrogrades, les Revvlutioniir-rückschliigige : elle réalise véritablement la retrograde Revolution prédite par Marx des sa toute premiere « Critique », et dange­reusement associée a la philosophie de l'Etat hégélienne --bien que Hegel soit en merne temps, par la dialectique, celui qui fournit les parad.oxes de sa méthode a la critique révolutionnaire.

Régression théorique : les "formes spéeifiques "

Telles qu'elles s'exhibent dans l'article de 1973; et a ce point d'inadéquation et de mauvaise foi, les confusions de l'idéologie poulantzienne sont sans importance. Toute­fois elles peuvent nous servir a repérer le champ des grands pieges que le langage a tendus a l'histoire. Car la méconnaissance de la dífférence entre démocratie et fas­cisme, contre quoi le livre de 1970 nous mettait en garde et dans laquelle l'article de 73 tombe joyeusement, cette méconnaissance porte les stigmates d'une double régres­síon, pratique et théorique.

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Classes sociales, articulation, pouvoir

Sur le terrain de la théorie? On l'a vu, la définition poulantzienne de l'idéologie fait de celle-ci « l'instance spécifique d'un mode de production et d'une formation sociale 61 ». Pour sa part, « l'Etat fasciste est une forme spécifique de l'Etat d'exception 62 ». Dans la vieille méde­cine, étaie~t 9u~és d~ spécifiques les traitements .(inopé­r~ts) destines a la verole. Dans la taxinomie poulant­zienne, tel <e M.P.C. » est a telle idéologie ou a telle forme__d'Etat ce que le << lieu naturel » est a tel élément dans la physique et la taxinomie aristotéliéiennes. Et sans doute la dialectique fait ses débuts dans le Politique d~ Platon par la méthode de la division ·· selon le genre et la « .. différence spécifique » - mais cette procédure archruque de la pensée serait-elle adéquate pour la science de l'histoire qui reste a faire ? Sans doute ainsi Marx use-t-il, au moins une fois, de l'allusion a la notion de differentia specifíca 63 - mais l'ironie de pareille allusion e~t, d_~s le contexte du capitalisme industrie! anglais, b1en eVIdente, et elle a pour fonction meme de mesurer I'écart entre l'archaicité du discours scientifico-culturel et la modernité de son objet. (La fonction chez lui des « coü­cepts ironiques », fort contrastée, vaudrait d'etre ana­lysée.) -·-:

Chose cutieuse etcaractéristique, Poulantzas parle sans c~sse du mode de production, qui est le simple point de dep~rt ~an~ l'~~a~yse. de Marx; mais guere de cela qui est 1 ob}et .a defmu fmalement , comme !'indique la série des trms tltres des trois Livres du Capital : « Le proces d~ pr~~uction », « Le proces de circulation », « Le pro­ces densemble » : Der gesamte Prozess. Pour des objets que Marx ne pouvait observer, tels que le contre-mouve­ment du fascisme et des « révolutions conservatrices ,, dans le proces d'ensemble de l'histoire, il importe préci­sément de tenter ce qu'il a effectué pour le proces écono-

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LA CRITIQUE DU LA...'•mAGE ET SON ÉCONOMIE

mique de la révolution industrielle et dont i1 attribue déja le mérite a Quesnay : (( dériver les différences a partir

du proces 64 ». La scolastique des « formes spécifiques » est exclusive

de la dialectique 65. L'analyse qui engendre les différences a partir du proces foumit au contraire la liaison entre le modele de la syntaxe générative, comme modele théori­que central, et la pensée dialectique, enrome critique fo~­damep.tale de la raison scientifique et de l'économie poli-

tique.

Acceptabilité de l'énoncé fasciste , . ·

Sur le terrain de la pratique politique, on sait a quoi va tendre la méconnaissance de la différence entre « démo­cratie » et « fascisme ». Elle va remplir, de fa¡;on suc­cessi~e ou simultanée, une triple fonction.

Dans le camp meme du fascisme tout d'abord, elle ser-vira une opération dont Gentile, au moment de son ralliement a Mussolini, avait fait l'essai. 11 s'agirait d'ac­croitre ra:::ceptabilité de l'idéologie fasciste en l'instituant héritiere de Mazzini et de la grande tradition démocrati­que du Risorgimento : les termes de « movimie~t~ nazio­nale », désignant jadis .les mouvcments mazzlillstes et garibaldiens (n'oublions pas que Garibaldi fut é!u en son absence, avcc Blanqui, par la Commune de Pans) ont pu servir un moment d'opérateurs dans ce difficile « pas­sage ». Dans l'effort qu'il faisait pour justifier et rendre acceptable le « carattere totalitario del f~cisn;:o 66 » , u~ an apres le Discours a 1' Augusteo, Gentlle eut .applaudl a des formules poulantziennes telles que celles-ct : «.Les discours a la fois de la démocratie libérale et du fascisme se nourrissent tous les deux a la meme source. » (T.O: , 53, p. 79.) - meme si son maitre Mussolini ne cessmt de déclencher des sarcasmes contre « demoliberali » et

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l

Classes sociales, articulation, pouvoir

« socialisti » tout a la fois, et jetait Gramsci en prison « pour empecher ce cerveau de fonctionner », tandis que les Chemises Naires assassinaient Matteotti le socialiste et batonnaient a mort le démocrate Amendola.

Dans le discours des nazis la « méconnaissance de la d~érence ?> joue également son róle. Apres l'adoption, breve et utile, du concept d' « Etat total » par Hitler lui­meme, une contre-offensive de l'idéologue officiel du ra­cisme hitlérien, Rosenberg, s'est efforcé de substituer au totale Staat la « volkische Ganzheit » : la Totalité ra­ciste 6~. !"f~s on le sait, dans l'étrange terme imposé par les an!tsemttes et les pangermanistes a partir de 1900, dans volkisch, i1 y a Volk. C'est pourquoi les idéologues pro­prement hitlériens de la seconde vague nazie, rivaux de Carl Schmitt et de Forsthoff, vont réintroduire dans les définitions de « l'Etat national-socialiste » la formule meme qui ouvrait le texte de la Constitui.i.on de Weimar sur l'affirmation de la démocratie : le « Volkstaat » :

« l'Etat du Peuple ». Mais pareil terme, ainsi volé a u « juif » Hugo Preuss, pere de la Constitution weima­rienne, est aussitót corrigé par l'affirmation qui en est - quoi que feigne de penser Poulantzas - l'opposé l'Etat national-sociaüste est un Führerstaat 68 .

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Guerre des changements de front

Dans la pratique politique de la gauche révolutionnaire la « ~éconnaissance de la différence » peut remplir une fonction plus grave encare : celle de brouiller les cartes de la lutte antifasciste en l'inclinant vers un combat anti­d~I?ocratique, s~us le prétexte de combattre « l'apolo­getlsme bourgems ». Fort curieusement, alors que Nicos Poulantzas souligne clairement les désastres auxquels con-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

duit la méconnaissance de la différence entre fascisme et démocratie dans le livre qu'il publie chez Maspéro, il est frappé soudain de cécité idéologique devant la nécessité de distinguer entre les deux - « entre les discours et le régime « fasciste » et les discours et régimes « démocra­tiques 69 » - des son entrée dans son nouveau lieu de publication. Ce lieu-13. a toujours fait l'impossible en effet pour brouiller les jeux dans la gauche, par les effets de ce que Rauschning appelait déja la guerre des conti­nuels changements de front. Pronant une expression « dé­livrée des iinpératifs politiques >> au moment du Front uni antifasciste contre la guerre d'Algérie (1960); menant une lutte sectaire contre le mouvement étudiant, sur une ligne prétendument « syndicaliste » et au nom du seul « partí de la classe ouvriere '' , en un moment o u la prodigieuse unité du 13 mai 1968 n'était pas encare entieremeüt eff(l­cée dans !'ensemble du mouvement ouvrier ct révolution­naire; effectuant une volte-face tactique aussi brusque que non motivée a la rentrée de la saison littérairt, pour couvrir désormais d'insultes ce dont il venait de faire l'apologie; proposant une alliance risible a de nouveaux alliés qui ont su faire, a juste titre, le vide devant úe tcües ¡::ropositions - smtout, surtout, affirmant que « le c0.11-

bat qui prime les autres est celui de la consolidation du groupe et de la revue 70 », au moment ou la Fédération syndicale mondiale des travailleurs comme la Révolution . culturelle prolétarienne de la Chine rouge réprouvaient résolument l'invasion militaire de la Tchécoslovaquie des Conseils ouvriers. Po~r en venir ensuite a un dénigrement célinien de tout ce qui s'est bati chez les peuples sovié­tiques et dans le sillage d'Octobre.

Que Nicos Poulantzas, en un teZ lieu, perde de vue jus­qu'aux évidences les plus aveuglantes de la pratique révo­lutionnaire, c'est une conséquence ironique et juste.

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Classes sociales, articulation, pouvoir

Pó1es extremes et oscillateur de langages

La conclusion la plus inexacte que 1' on puisse tirer d'une exploration dans les langages et dans les pratiques de la période marquée a mort par les fascismes, ce serait que les extremes se touchent.

Car- il est faux que !'extreme opposé au fascisme et au nazisme, ce soit la ligne imposée par l'appareil stalinien a l'Intemationale fondée par Lénine, Trotsky, Zirioviev et Boukharine, apres celle d'Engels et de Liebknecht, apres celle de Marx et de Varlin. A ceux qui doutent du fait décisif qu'est l'absence de Staline a la naissance de l'Inter­nationa1e communiste comme au moment de l'Octobre russe, il suffit de lire les séries du journal de Gramsci dans les années 1919-1920 71. Il leur deviendra évident que la ligne Staline est un fléchissement dans l'opposition radi­cale et intransigeante de l'Internationale a la vague fasciste.

C'est cela précisément que fait ressortir l'analyse du proces sous-jacent au discours idéologique de l'entre-deux­guerres : cette évidence, que j(lrnais ne se rapprochent les extremes opposés - c'est-a-dire, a une extrémité, les lan­;a;:;cs des ~lltra -ccnservateurs uU Herrenkluo, par q':Ji Hitler sera introduit a la Chancellerie, et, a l'autre extré­mité ceux de la Linke KP Opposition ou, dans les cadres memes du Komintem et de la K.P.D., ceux de Willi Münzenberg et de son « Secours Rouge », de l'lnterna­tionale Rote Hilfe.

Entre ces deux poles vraiment extremes, la m pture est permanente et absolue, et c'est par des relais infléchis que passent d'étranges et dangereuses oscillations entre les spheres de la Droite et de la Gauche : ceux du « natio­nal-bolchevisme » du coté droit, ceux de la « ligne Sche­ringer » 72 et (( national-communiste » du coté gauche. Or, sur ces deux régions de l'idéologie, l'ombre portée de Staline est profilée. Du coté des langages nationaux-bol-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

cheviques, ou la « ligue Staline » est chaudement appuyée contre « le juif déraciné Trotsky » 71. Du coté des groupes Scheringer, ou la ligue dite « nationalkommunistische »

est développée avec les encouragements de l'appareil stali­nien. De tout cela, du langage des « lieutenants d'Ulm »

pronazis, au proces qui permet a Hitler de prononcer son fameux « serment de légalité » par lequel il conquiert les conservateurs et la Reichswehr; de la déclaration, lue au Reichstag par un député de la K.P.D., ou Scheringer énonce sa mpture « avec Hitler et le pacifisme », crédi­tant ainsi les nazis d'une excessive (( modération » ( et 1' on sait que la Droite se parle comme « modérée », on I'a vu dans les moments ou elle couvrait et glorifiait la tor­ture eri Algérie) - de tout cela, les propos poulantziens ne disent ríen, ni dans ses livres ni, moins encore, dans son article de polémique, obscurci par on ne sait quelle passion soufflée.

Ces configurations, sous-jacentes dans les énoncés nar­ratifs des actants et des témoins, elles découvrent le pro­ces par quoi les langages vont rendre « acceptables » les plus grands cxterminateurs de l'histoire entiere. Proces qui est générateu1 de langages - et non simplement de « mots » --, de langages qui vont donner au geste d'assas­siner méthodiquement un million huit cent mille enfants de moins de quatorze ans son acceptabilité, par les récits attachés singulierement a l'énigmatique et bref mot « juif ».

Du langage, Holderlin a écrit qe'il était le plus dange­reux de tous le~ biens. D'un autre poete allemand, qui rendit visite a Gorki, nous vient cette affirmation : paree que poete, « il hai:ssait l'a-peu-pres ».

Nous n'avons pas fini de tenter l'exploration de ce pro­ces, et d'essayer collectivement d'en chasser l'a-peu-pres.

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NOTES

l. Lire (exceptionnellement) Minute du 3 janvier 1973, p. 23, rubrique e En toutes LETIRES l> : on y trouve le communiqué adressé par le comité de la revue Tel Quel.

2. Au dire du membre permanent de la rédaction entre 1960 et 1973, e le véritable embleme l> du Directeur et Secrétaire général de cette revue, en 1960-63, a cette date significative, · aurait été < la croix celtique l>. Termes fort graves, qui sont ceuX. de I'aveu collectif (mais de taille), ou bien ceux de la diffamation (et combien odieuse).

3. Petite collection Maspéro, 1966. 4. Le Nouvel Observateur, novembre 1970. ·Rappelons-nous

que les écrivains du Nouveau Roman ont, a l'inverse, appoité' leur soutien a la lutte du peuple algérien tout a u contraire de . la revue.

5. Récits de la résistance vietnamienne, Maspéro. 6. e Wir haben also den ganzen Prozess nach der Formseite zu

betrachten, also nur den Formwechsel oder die Metamorphosen der Waren :. (souligné par Marx), Das Kapital, 1, l. 3, 2;· a).

7. C'est luí qui souligne. 8. T.Q., 53, p. 74. 9. Le Fígaro, 30 décembre 1972, p. 12. 1 O. Deutsche Jdeologie, 1, A, l. (Die Frühschriften, Stüttgart

1955, Kroner Verlag, p. 352). · 1 l. Marx, CEuvres Philosophiques, Ed. Costes 1937, T. VI,

p. 162 12. Linguistique cartésienne, Seuil 1968, tr. fr. Dan Sperber. 13. Cf. Iskra, Change série rouge, 1972, p. 30 (Lénines, CEuvres,

t. I'l, p. 379). 14. Fr&ntz Fanal!, Sociologie c!'u;:e révolu tion (l'An V de la

révolution algérienne), Maspéro 1959, 1968, pp. 65-66. 15. Id., pp. 71-72. 16. Id., p. 63. 17. Au sens de Gramsci, repris par Chomsky dans Change 15. 18. « A notre avis, la période capitaliste repose avant tout sur

la mise en avant d'un primat de la paro/e sur l'écriture. » « Les présupposés de Saussure sont ceux de Hegel et Platon ... philoso­phie directement liée au développement du capitalisme occiden­tal.. . le primat donné .. . a la paro/e sur l'écriture ... " I'abaissement " dont l'écriture a fait et continue a faire I'objct... », Théorie d'en­semb/e, coL T.Q., p. 386,- 401, 402. « Cette méconnaissance de l'écriture, sa dissimulation dans une parole immédiate, présente, qui soutient !'Occident... la démocratie capitaliste bourgeoise .. . un des plus formidables refoulements tentés par une civilisation » .. . (f,Q., 39, p. 9.)

19. F. Fanon, Sociologie d'une révolution, p. 119. 20. id., p. 113. 21. Id., p. 115.

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__.i.--------- . LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

22. Jean Daniel, Le temps qui reste, Stock 1973. 23. F. Castro, La Historia me asolvua, La Habana. 24. Théorie du récit, Hermann, éd., p. 16. Inutile de s'exc~ser

de cette auto-citation : la mauvaise foi poulantzienne y contramt, assurant que dans ce livre, avant la page 127 « il n'y a aucune allusion aux classes l> ••• Précisons que la page 16, qui est la deuxieme page du premier chapitre de la Partie I, ouvre d'emblée sur cette guerre des classes, qui passe dans la narration de l'Histoire.

25. « Apres le 13 m_ai, le voil~ est repris, ?.ais définitiveme.nt dépouillé de sa dimenswn exclusrvement traditronnelle :¡> (Soczo­logie d'une révolution, p. 47).

26. In : 1'héorie du récit, p. 22. (Précisons, pour inciter Nicos Poulantzas a lire ce livre avant d'en parler, que le paragraphe incluant cette citation a pour titre, p. 22 : Lutte des classes, "' lutte des races ».)

27. Id. 28. Ostara 3• série, cahier 4, 1928. Cité in Langages totali­

taires, Herm~ 1972, p. 525. (Pour atténuer les désagréments de l'auto-citation, a laquelle nous force la mauvaise foi poulant­zienne nous utiliserons l'abréviation L.T.)

29. 'L.T., p. 525? Et ce qui suit : « Toute la polémique fran­caise de deux siecles, dont Lanz ignore assurément les tenants et ~boutissants, vient se résumer ici ( ... ) On sait qu'avec le comte de Boulainvilliers commence une tentative pour foncler les privileges de classe ou, disait-on alors, ceux des Ordres, sur une distinction de race. l>

30. L.T., p. 526. 31. Sociologie d'une révolution, p. 114. 32. Considérations s~,; r l' histoire de France, ch. I. Textc repris

dans 1'héarie du récit, p. 22 (Nou~ uLiiist::rons l'abréviation T.R.) 33. Id., T.R., p. 17. 34. On ne peut éviter a ce propos de signaler une fausse

citation de Poulantzas, et de la confronter au texte véritable

Citation poulantzienne

D'ailleurs Faye... ne s'en cache pas : on est vite édifié, déj a a la page 43 de son ln­troduction-Théorie du récit, en apprenant que ... « l'un des tout premiers de ces effets, c'est la lutte des classes ~. « Note a Propos du totalita-

risme. »

T.Q. n• 53, p. 75.

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1'exte-référence

« Le meme livre nomme, l'un des tout premiers, la lutte des classes, par son nom. »

1'héorie du récit :1ntroduction aux Langages totalitaires,. p. 43.

--- - --------Notes

Spinoza dirait-il qu'entre ces deux: textes le rapport est le meme qu'entre le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant?

35. La Pensée, juin 1970. 36. En passant, Poulantzas cite, a propos du conflit entre

Hindenburg et Schleicher, le « tollé contre l'Agrarbolchevismus » (p. 94). Pour une fois qu'il cite un terme de fa.;on précise, on souhaiterait qu'il ne l'écorche pas deux: fois dans sa forme alle­mande.

37. « Narrations mentales l>, dirait le Spinoza de l'Appendice aux Príncipes de la philosophie.

38. Souligné dans le texte de Fascisme et dictature. 39. Le seul document présenté est une citation de . Gregor

Strasser dont on ne sait ni quand elle fut énoncée, ni en quel lieu ; l'histoite-poulantzienne est · sans temps ni es pace.

40. 1'he origins of totalitarianism, Part III, ch. 1, n. 65, tr. fr. Le systeme totalitaire, éd. Seui!, p. 251.

41. « Die neue Sprache » (Goebbels, Kampf um Berlín). 42. « Gesl!nde Wirtschaft im starken Staat ~. Mitteilungc;;

des Langnamvereins, déc. l932. Les séquences principales du discours sont traduites pour la premiere fois en franc,:ais dans Langages totalitaires, IT, 4, 2. Voila ce que Poulantzas appelle ne pas etre ,(( effleuré par l'idée qu'il existe des classes sociales )) o •

43. Le mot Weltanschauung est traduit, dans l'édition fran­c,:aise de Midn Kampf, par « idéologie ~.

44. Lorsqu'elles sont privées de la charge concrete des analyses. wéberiennes.

45. Le premier enjeu est, dans Langages totalitaires, celui du Livre Premier; le second, celui du Livre II, Parties I-ITI; le troi· sicme, :::tiu! Je lz. Partie l'/ Ju Livre li. Ce que Poulantzas expédie en quelques lignes comme « décisif » et « fondamental » est devenu, sur des centaines de pages, objet d'analyse appro­ché:! et prolongée : ou il s'agit de saisir sur un matériau donné (id : les langages) ce qui est proprement objet de science, et que Marx désigne avec une paradoxale rigueur comme la F or­mseite - « le coté de la forme :¡> (Das Kapital, I, 3}

46. Il me les reproche furieusement (T.Q. 57, p. 77 : « ... qui a dit le premier ce mot... »)

47. Notons J'imprécision dans l'usage des sigles chez Pou­lantzas : il écrit la R.G.O. et le K.P.D. (bien que « Partei », done K.P.D., soit féminin en a!lemand); et plus bizarrement encore, « le P.S.A.: » au lieu de « la S.P.D. », si usuel en franc,:ais.

48. Ernst Thalmann, Reden und Aufsiitze, Frankfurt 1972. Rappelons ·que la K.P.D. est actuellement un parti marxiste­léniniste qui attaque le parti communiste allemand officiel d'Al­lemagne occidcntale - la D.K.P. - en reprenant a son compte le nom de l'ancien quotidien : la Rote Fahne.

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1

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I.A CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

49. Cité par Poulantzas, « Fascisme et dictature ~. 50. li faut nc~er la propension de Poulantzas pour cette ter­

minologie aristoiélicienne et linnéenne. On a pu dire justement dans la revue Critiques de l'économie politique (n•• 11-12, Ed. Fran~ois Maspéro, p. 268) qu'elle e tire dans un sens structu­raliste le concept de mode de production ~. En entendant par < structuraliste ~ l'aspect -régressif de ce qui est habituellement désigné par ce terme, c'est-a-dire le distributionnisme, la taxi­nomie. D.isons pour simvlifier : si la notion d' e instance spéci­fique ~ releve en effet d'un structuralisme taxinomique (non jakobsonien), le concept d'underlying process appartient au modele transformationniste-génératif.

· 51. On admirera que l'idéologie poulantzierine réduise de pareils problemes a une e question de gout ~. ou de e passion ~ . .

52. A propos de la délation calomnieuse, et habituelle dans l'idéologie bourgeoisc, des e gauchistes ~ · c0mme e fascistes rouges :», voir au contraire le démontage que nous avons effectué dans les cahiers Luttes, n• 1, dans la petspective militante du Grou¡x: d'information sur la répression et du Comité de vigilance sur les platiques policieres : Luttes de classes a Dunkerque : les moris, les mvts, les appareils d'Etat, éd. Galilée, février 1973. Cf. aussi Les Temps Modernes, déc. 1971 : n• 305; mai 1972 : n" 310 bis.

53. Plus précisément : Radek désigne comme e natio~ale Bolschewismus > les officiers du Nationalisten Klub alliés a la K.P.D. '~e Hambourg. Tandis que Lénine désigne comme e Natio­nalbolscilewismus », e !'Opposition de Hambourg ~. i l'intérieur de la K.P.D. (puis de la K.A.P.D.).

54. On admirera !e~ g~ill>!mets, et la dérision c¡u'il~ affectent a la seule vue de la différence fascisme/démocratie.

55. C'est nous qui soulignons. 56. De f <><;on comparable, le char de l'Etat navigue sur un

ve lean. 57. Die gesetztgebende Gewalt hat die grossen allgemeinen

Revolutionen gemacht ... Die Regierungsgewalt hat die kleinen ~evolutionen gemacht, die retrograden Revolutionen, die Reak­honen.

58. Pour ne point paraitre plus e pudique ~ que Poulantzas lui-meme, nous renverrons e:>-.pressément a CHANGE 9 : « Pou­voir : violence. Note sur le mot Gewalt ~ ; et CHANGE 15: « Police, Empire, Révolution ~. ainsi qu'aux inédits du e chef de la police politique ~ de la Commune, Gastan Da Costa dans les memes numéros. '

59. Marx note comrne un trait positif le fait pour le Comité central de la garde nationale d'avoir envoyé des bataillons dans les arrondissements qui refusaient de voter, pour les " contrain­dre " a des élections ou leurs voix iraient inévitablement au partí

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Notes

opposé a celui du Comité central lui-meme au e partí des maires ».

"'!- l'inverse : < Nous avons fait la révolution - la "' révolution natronale ~ - e pour éviter les élections >. Déclaration du colonel Pattakos, ministre de I'Intérieur de la junte grecque apres le coup d'Etat du 21 avril 1967. (Le Monde, 3 juin 1973.)

60. Toute l'extreme-droite allemande de la e nationale Bewe­gung. », J~ni-!([ub, Nationalrevolutioniire et nazis compris, a été unarume a denoncer e das System > et les e Sy.stemmiinner ,. .

61. e Pouvoir politique l> ••• , t. II, p. 29. 62. e Fascisme et dictature l>, p. 9. 63. Althusser use également de la notion de différence · spéCi­

fique, mais sans I'intégrer dans la tache fastidieuse et superflue de la (: typologie ~. Si l'on parlait d'un "' structuralisme .~ althus­serien de fa¡;:on juste, il faudrait dire qu'il tend vers le transfor- · mationisme chórnskyen. Le structuralisme poulantzien s'installe a l'inverse, dans' le distributionnisme et le taxinomisme. . '

64. Le Capital, Livre II, 10. 65. e Spécifique : qui désigne une espece a l'exclusion de toute

autre : les caracteres spécifiques du mouion, du breuf :~> . Darms­teter, Dictionnaire.

66. In : Che cosa e il fascismo ?, 1926. On mesure ce qu'a de comique le !fUÍpruquo de_ Poulantzas,

soulignant dans l'Etat fasciste et !lazi e ce qui a été impraprement désigné comme son caractere tctalitair>! :. (Pouvoir politique et classes sociales, Il, 40), et s'obstinant a attribuer l'emploi de e ce terrne " a la « science poli tique moderne ". Poulantzas est ici la victime innocente de Hannah Arendt, qui semble igno!'er également avec persistance, on l'a ' !U, tou c aü !c;:,g de son Ji·:re, q;;'e!!e doit "' ~;e tt:rme ~ a Gentile ::t Mussolini, et a ceux qui ont traduit en allemand le « Tota/itiire Charakter des Fascismus "·

67. Pour la traduction de 1' e intraduisible ~ volkisch, voir L.T., Livre I, Partie IIJ.

68. Cf. Wilhelm Stuckart, Der Staatsaufbau des D eutschen Reiches, Leipzig, 1943. Le meme Stuckart rejette la for:mule du « totalitiire Staat », laissée au fascisme italien. 0/. in : Théorie du rh:it, Hermann, Partie II.

69. T.Q., 53, p. 78. 70. T.Q., u• 47, p. 142. 71. Ordine Nuovo et L'Unitii. Cette suggestion amicale pour

les auteurs des « Lettres de !ecteurs , a Politique H ebdo, 26 avril 1973, pp. 24-25.

72. Beaucoup plus significative et lourde d'effets en 1932 que la breve « Ligue Schlageter " de 1923.

73. Otto Strasser, Nationalsozia/istiche Briefe, 15 Oktober 1927, e Trotz.kis Ende " (LT., p. 723).

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NOTE DERNIERE

Le 11 septembre 1973 allait etre annoncé l'appel du président Allende a un référendum débouchant sur J'élection d'une Assemblée Constituante. C'est a ce moment meme que les plus grossiers parmi ceux que Hegel nonímait les Fonctionnaires Exécutifs de I'Etat - I'Armée . - prennent l'initiative d'ún coup d'Etat, d'une " révoiution rétrograde », c.i'une réaction. Et cela précisément " non pour une nouvelle constitution contre une ancienne, mais contre la constitution "• paree que ce noyau des généraux chiliens á tetes de bCEufs se découvre la littéralement tel qu'il . est : « le représentant de la volonté particuliere, l'arbitraire de la partie magique de la volonté ''· Quelque chose de comparable a ce ivlagicien des Finances et du Capital qt.:i a ouvert les portes de I'Etat allemand aux tueu rs hit!órisns.

L' immonde massacre de septembre 1973 vient vérifier en derniére instance les relations que Marx avait su r­tout déterminées a partir du pays qu'il a curieusement appelé " le pays de la culture politique ,, - ia France - et dont pourtant le Pouvoir Exécutif s'est fait rem ar­quer par sa complicité éthique avec les Pinochets du continent américain.

29 septembre 1973

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discussions

ll y a d'abord les conservateurs, qui veu­lent continuer a utiliser le langage tel qu'il est. ·

Daniel Mothé, Le métier de militant (Minuit).

La Révolution . en profondeur, la vraie, paree q~e précisément elle change l'homme et renouvelle la société. Frantz Fanon, Sociologie d'une révolution : L'an V de la révolution algérienne (Maspéro).

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dialogue sur

" les langages

totalitaires "

jean pierre faye jeannine verdes-leroux

I

On suit tres bien, en vous lisant, comment la ¡;¿tite secte hitlérienne, s'íntroduísant dans le champ du Mouvement national, ou s'activent des !orces consídérables - et ou elle était le parent

· pauvre - profíte « des énergíes de leurs dis­cours », ainsi que vous le dites, et de leurs masses. Cela est tres claír en ce quí concerne, par exem­ple les Jeunes-Conservateurs ou la « VOlkische Bewegung ». On voít óíen ce qui passe au compte du:=;-wzisme. Mais cela appara!t beaucoup rrvJíns évídent avec la « Bündische Jugend », le Mouve­ment de Jeunesse, d' autant que le pole bündisch est proscrit, effacé et sans cesse réeffacé, apres la príse du pouvoir. Qu'a fourni la Bündische Jugend au nazisme?

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

Les polarités · droite et "gauche" de 1' extreme-droite

Ces quatre poles, il est évident que je ne les ai pas inventés, ils sont présents dans les descriptions déja faites chez les narrateurs allemands les plus proches des événements directs. La est le fil conducteur auquel on doit s'attacher pour com­mencer. Si l'on prend les histoires générales de l'entre-deux­guerres, on n'a guere de chance de trouver les rus qui sont l'objet de notre quete. Mais si l'on essaie delire ces documents en cherchant a retrouver les figures sous-jacentes qui les tra­ment, on voit apparaitre une sorte de double polarité. La premiere polarité est en apparence tres simple : c'est la pola­rité droi.te-gauche. Mais une polarité droite-gauche dans la Droite et meme a l'intérieur de rextreme-droite: ce qui va etre le fondamental paradoxe. Nous avons done, a l'intérieur de l'extreme-droite, une Q.;-oite de l'extreme-droite et ce qu'on a appelé ironiquement (c'est le mot de l'expressionniste Kurt Hiller) « les gens de gauche de la Droite ». Par leur force de frappe fondamentale, ce sont la dem spheres politiques qui, a certains moments, ont été plus importante~ que le na7isme lui-meme. Contrairem~nt a l:e 4 ui ::t ~~¿ dit a plusieurs reprises, <:>e ne ~>Ont pas siruplement des « groupu:;cules l', ~;e ne sc•nt pas meme comme on me l'a dit aYec insistance, des « PSU allemands de droite », ce sont des éléments qui ont eu un

. impact énorme.

Résumons : la droite de I'extreme-droite, c'est le « Herren­klub », le Club des Messieurs, des Seigneurs, que précede toute une longue histoire et qu'environne toute une banlieue, ctésignée habituellement par le terme de « Jungkonservative Bewegung », de mouvement « Jeune-Conservateur ». De l'autre coté, c'est le sillage de la < Brigade Ehrhardt », la troupe de corps-francs et de « marines » qui avait pris Berlín en mars 1920 : c'est la force de droite la plus forte dans les premieres années de la République de Weimar, et c'est de Et que part toute la narration idéologiqee des Nationaux-Révolu­tionnaires, des « gens de gauche de la Droite » . Voila une polarité qui se réfere aux catégories fondamentales de l'idéolo-

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Dialogue sur les langages totalitaires

gie européenne depuis la Révolution fran<;aise, depuis l'Assem­blée constituante : la gauche, la droite. Mais l'autre polarité est plus singuliere, en quelque sorte archéologique ou par classes d'age, et se situe sur l'axe de la mythologie politique. ll y a la microspbere des Volkische, que nous traduirons par

-les racistes allemands (mais l'on peut pressentir que c'est plus compliqué que cela). En face, nous avons la Jugendbewegung, le Mouvement de Jeunesse. Rien de plus archaique, . comme référence, que celle des Volkische, puisqu'ils se réferent a la notion d'un « Urvolk >, d'un peuple originaire, qui n'est autre

.que le pe'uple allemand, le peuple premier par excellence, et par son rattachement a ses propres racines : référence tout a fait passéiste. Alors que le Mouvement de Jeunesse prétend référer a !'avenir : l'une de ses revues les plus caractéristiques s'appelle « Die Kommenden », « Ceux qui viendront ». Ce quatrieme pole fait probleme précisément paree qu'il semble le moins important.

Le "mouvement de jeunesse"

Que vient faire la Jugendbewegung dans cette sombre af­faire ? Et d'abord, pourquoi la situer dans la sphere de l'ex­treme-droite ? n existe un mouvement de jeunesse de gauche : il y a une jeunesse de la SPD, de la KPD, il y a une jeunesse « apolitiqtie » qui s'occupe exclusivement de sports. Mais le · creur de ce qui, traditionnellement, est nommé J ugendbewe­gung se trouve marqué a droite, et cela de l'aveu de tous les témoins, qu'ils soient eux-memes de droite, ou de gauche, ou libéraux centristes. Ce consensus déja indique q1.1elque chose de fort curieux. A I'intérieur de !'ensemble des organisations de jeunesse, ce qui est alors appelé en Allemagne la « Jugend­bewegung )) sé déclare a la fois non marqué politiquement et se réclame des référcnces propres a I'extreme-droite. Mais ce noyau admet également en lui-meme tout un champ de pola­rités : il y a une « gauche de cette droite » et il y a une droite de la droite, et l'on y trouve aussi un póle ultra-raciste, « ultra-volkische », enfin quelque chose qui représente la

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

qwntcssence du Mouvement de Jeunesse, et c'est ce que la langue allemande appelle mystérieusement la « Bündische lugend >. Ce « noyau invisible >, comme l'appellent des témoins, est désigné comme la « Jeunesse liguée >,la jeunesse réunie dans des Bünde, dans des « ligues >.Ce mot « Bund :. n'est pas équivalent de ce que le mot e ligue > signifie tradi­tionnellcment en France, en commen~nt par la Ligue des Droits de l'Homme aux alentours des années 80. Le <t Bund >

au sens allemand est connoté dans ces années-la par l'idéologie esthétique de Stefan George, par toute une conception de la fermeture du . groupe. Le groupe bündisch se donne comme « fermé > et comme orienté en meme temps par une sorie d'étoile extérieure, « l'Etoile du Bund > : c'est le titre d'un recueil de George. Réduction microscopique de ce qui est l'idéologie meme de l'Allemagne, telle que la perc;oit l'extreme­droite en son entier : le peuple allemand con9u comme une Totalité fermée, caractérisée par cette orientation vers son pole transcendant, sa Führung,. son Führerprinzip. En outre, dans ia combinatoire générale des organisations, cette. « Bün~ dische Jugend > va jouer un role curieux. Tout en étant marquée a droite, elle joue sur la gauche de la Droite, princi­palement en liaison avec le pole précédemment apen;u : ;;atic;;d-révolutionnaire. Singuliere complicité entre cetk aile nationale-révolution!ld rc ct ce pólc des Bür.de, sita6 en quc:­que sorte « au-dessus des partís », au-dessus de la polarité droite-gauche, et comme une dimension imaginaire, latérale. Cet axe « imaginaire » et en quelque sorte « vertical > de la Jeunesse Bündische est comparable a l'axe des nombres ima­ginaires dans une fonction de nombres complexes. C'est la dimension par laquelle s'operent certaines rotations « laté­rales >, permettant justement les transformations du plus au moins (il se trouvc que, dans ,t Les désarrois de l'éleve Tor­less >, ce récit. bien antérieur a la guerre de 14, mais qui sem­ble la prémonition de la jeunesse bündische de l'entre-deux­guerres, Musil évoque précisément la fonction des nombres imaginaires)~ Dans la « fonction complexe » que constitue l'idéologie allemande du Mouvement national, l'axe JK/ NR représente l'axe des « réels », et les Bündische représentent l'axe des « imaginaires > par lequel il faut passer pour voir

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Dialogue sur les lang~ges totalitaires

justement se transformer en énoncés « révolutionnaires > le discours conservateur dans l'Allemagne de Weimar.

Les relais

Le coup de théatre que sera l'avenement du 111" Reich ne s'est pas opéré, évidemment, au niveau de la jeunesse. n n'en reste pas moins que, par exemple, au moment ou Heidegger s'adresse a la Jeunesse allemande dans le courant d~ l'année 33~ il parl~ ·a desétudiants qui sont a 70 ou 80 % déj~ gagnés :m nazisme, soit directement par la J eunesse hitlérienne, soit beaucoup plus souvent et indirectement par les otgaiüsations de la Bündische Jugend. C'est cela qui est fondamental : la jeunesse est en avance sur les plébiscites ou les référendums hitlériens. Ce fait joue un role extraordinairement opératoire au niveau du langage. Un homme comme Heidegger est amené a son ralliement de 1933 en grande partie par cette pression de la jeunesse, détour redoutable pour l'énonciation de l'idéologie. Paradoxe final; au moment ou ce Mouvement de Jeunesse a rempli son róle de véhicule pour le langage et de ricochet privil6gié sinon principal, pour !'ensemble des dis­cours « acceptables » dan:; les d~mieres années, !e :;igne de la Bündische Jugend va disparaltre dans le Ur Reich, un peu comme les éléments « imaginaires » d'une équation, dans la physique des oscillations électro-magnétiques, sont éliminés au terme du cálcul. L'analyse de cette disparition fait partie éga- · lement du proces fondamental qui amene Hitler au pouvoir. Tout compte dans une analyse qui serait complete : les ~~p~­ritions, les disparitions, les identifications finales et les e~I­nations. Voila une variable qui va etre élirninée. La traJeC­toire de « Tusk », par exemple, est exemplaire. <<" Tusk > a quitté ce mouvement de la droite qu'est la Fre~schar pour passer a la KPD, quitte la KPD ~t pass~ dans la HI:ler-Jug.~nd au móment de l'avenement de Hitler : il semble meme qu 1l Y brigue des fonctions importantes, mais, finalement, il_ s'exile (et ne reviendra qu'apres la guerre). Sorte de doublet « 1eu~e :>.>

de ce que représente Otto Strasser par exemple, ou m1eux

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

encore Richard Scheringer, dans l'univers des adultes. Mais la vitesse des oscillations de Tusk est beaucoup plus grande que chez les auires, c'cst une sorte d'aiguille affolée de l'idéo­logie allemande, prise dans cette sorte d' oscillateur sémantique qui se trouve la, au cceur de la machine idéologique.

11 m'est apparu, en lisant vos livres et en en ren­dant compte, qu' on risquait peut-etre de do_nner valeur et importance a des faits, compte tenu de questions fondamentales, pour nous, aujourd'hui, alors qu'ils n'ont peut-étre pas eu c,ette importance. Ainsi les échanges entre certains éléments du lan­gage de la gauche communiste et la droite natio­nalísie, par Le « pont » de la e gauche > de l'extreme-droite m'ont fascinée. En particulier, par tout ce que cela apporte a la compréhension de la KPD, et plus généralement au proble~e du nationalisme des partis communistes. Qudle im­portance cela a-t-il eu a l'époque meme, dans la << mise en acceptabilité du nazisme » ?

L' oscillateur national-bolchevique

Effectivement, cette zone de l'entre-deux, de l'oscillateur idéologique, dans la zone vide entre póles opposés, joue un role stratégique et fondamental dans la grande configuration des énoncés politiques et des actions. C'est la le lieu des « gens de gauche de la Droite » (Linke Leute van rechts). Ceux-la se sont placés en dehors de la ligne qui relie la gauche et la droite; autrement dit l'axe des _abcisses, l'axe des réels, l'áxe « horizontal » de l'énonciation politique; ils l'ont quitté pour se placer dans une zone qu'eux-memes vont définir curieuse­ment comme la zonc vide entre les deux póles extremes du « fer a cheval des partis », de la figure, de la Gestalt, de la

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Dialogue sur les langages totalitaires

forme du fer a cheval. Celle-ci définit la relation effective des forces poliCques dans 1' Allemagne de Weimar. Et cela signi­fie qu'eux seuls sont en dehors du Systeme (avec un grand S), du Systeme pris absolument - et remarquons en passant que cet usage « absolu > du mot « Systeme » se retrouvera en France au cours de la prétendue « Révolution du 13 mai »

en 1958 (de la contre-révolution des ultras d'Alger et des activistes de Paris) et en divers usages de style fasciste. Usage omniprésent dans 1' « opposition nationale > a la République de Weimar, dans le Mouvement national, toute cette zone de crédibilité -ou d'acceptabilité a la faveuf de laquelle les nazis vont entrer en jeu. Mais la sortie hors du « Systeme » présup­pose la forme recourbée du « fer a chevál des partís :1>.

Cette courbure de l'espace politiqué - plus exactement de l'cspace sémantique propre aux forces politiques -, cette courbure reliant la gauche et la droite passe par tous les par­tis fondamentaux de Weimar. Si l'on énumere ceux-ci, on trouve en partant de l'extreme-gauche, la KPD, puis la gauche social~démo_crate, la SPD, pour remonter vers le centre- -gauche, les -démocrates, la Deutsche Demokratische Partei, puis le Centre, le Zentrum (qui effectivement se trouve au centre), ensuite la Deutsche Volkspartei, le centre droit (en fran<;ais habituellement les « populistes » ), et l¡._ droite conser­vatrice « classique », la Deutschnationale V olkspartei, les nationaux allemands -, enfin, a l'extreme-droií.e, la NSDAP : les nazis. Mais la figure courbe qui relie ces différen<s points de l'énonciation politique est comrr.e outre­passée (a la fa<;on d'un are de mosquée, d'un -« are outre­passé ») par un mode d'énonciation fort étrange, situé juste­ment dans l'entre-deux reliant les póles extremes sans passer par le Centre. Cet entre-deux, un conservateur de style natio­nal-allemand te! que Adolf Ehrt le décrivait comme un « champ de forces :1' : non pas une zone de bavardages, mais un Iieu ou des torces circulent et oscillent dangereusement, entre deux póles incompatibles. _

Sur ce dernier point, il faut etre rigoureux : il existe une incompatibilité absolue, une lutte a mort entre ces deux póles. Il ne s'agit pas de tombi'T, a aucun degré, dans l'illusion qu'expriment les ouvrages de Hannah Arendt et qui consiste

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LA CRITIQUE DlJ LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

a amalgamer le nazisme et le bolchevisme. Rien de plu& falla­cieux, et de plus scandaleux, qu'un tel type d'amalgame, sur­tout si l'on se rappelle les positions premieres et fondamen­tales des bolcheviks. · Au moment ou ils prennent le pouvoir, elles sont exactement le contraire de ce que seront, d'emblée, les positions des nazis. Au moment ou les bolcheviks font accepter le Conseil des commissaires du peuple par le n· Con­gres des Soviets, ils considerent le Congres des Soviets comme le souverain face au gouvemement. Celui-ci n'est que l'émana­tion de ce souverain, responsable devant lui : c'est cela qui constitue la démocratie soviétique, au seris ou l'entend _alors Lénine, et qu'il jugc plus effective, plus juste que la ·· démo­cratie formelle du type parlementaire bourgeois, ou que 1' Assemblée constituante qui en est la transposition approxi­mative en Russie. Nous n'allons pas entrer dans la question de savoir si effectivement, a la fin de 1917, l'Assemblée cons­tituante est destinée a etre plus représentative que le Congres des Soviets. La question, extremement complexe, nous éloi­gnerait de notre probleme, bien que ce soit la un repere tout a fait fondamentai dans notre problématique. Précisons sim­plement que l'Assemblée constituante a ce défaut majeur, par rapport a la démocratie soviétique, d'etre en retard de quel­ques mois sur l'évolution des forces populaires dans la Russie révolutiormaire : le:; députés de l'Assemblée, en effet, ont été élus avant le moment ou le Congres des Soviets, frakhement élu, a pu se réunir a Petrograd. Si l'Assemblée peut etre con­sidérée comme anachronique lorsqu'elle se réunit en janvier 1918, le Congres des Soviet-; c'est, le 25 octobre 1917, l'ins­tance souveraine, a laquelle les commissaires du peuple bol­cheviks demandent leur investiture. N'oublions pas également que les bolcheviks au pouvoir vont chercher un autre parti, celui des S.R. de gauche pour l'associer a ce pouvoir; qu'une de lcurs premicres mesures (rapportée plus tard), c'est de décréter l'abolition de la peine de mort. Qu'en outre Kamenev est le président du Comité exécutif central des Soviets et fait done fonction de chef d'Etat face a Lénine, qui est simplement le chef du gouverncment comme président du Conseil des Commissaires du Peuple; or Kamenev est un juif russe. Et c'est un autre « juif russe », Sverdlov, qui lui succedera. Voilit

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Dialogue sur les langages totalitaires

ce qu'il ne faut pas oublier, en lisant les ouvrages de Hannah Arendt, pour qui les bolcheviks et les nazis sont tout bonne­ment des freres ennemis ...

C'est une telle falsification de l'analyse politique qu'il fallait juger avec rigueur, avant d'entrer plus avant dans le fonction­nement du « champ de forces :. situé entre les poles extremes de la figure, dans le fer a cheval idéologique de 1' Allemague de Weimar. Essayons de préciser un peu les teí:mes de ce champ en termes d' énonciation, car c'est cela seul qui nous reste. Nous ne pouvons pas faire jouer les acteurs devant nous. Nous ne tenons que leur discours, dont on peut mesurer et analyser les rapports, en les soumettant a une science rigou­reuse dans le sens husserlien du mot. On peut constituer une analytiqúe de ces énoncés qui pourrait avoir, a la limite, un d~gré d'é scienüfidté aussi rigoureux que celui des sciences dites exactes. L'analyse des forces sociales a l'état brut, « en direct ~. comment la faire? On ne p"!ut pas se replacer mira­culeusement en 1931-1932 et voir de nos yeux des groupes sociaux, Nous voyons s'échanger des énoncés, qui sont curieu­sement sournis a une circulation quasi économique. Des themes ou des syntagmes idéologiques - des idéologemes - se trans­mettent a travers ce champ de forces, d'une fa<;:on surpre­nante. Le mot « Révolution totale » est un mot qui est com-

, 1 d . d , , mt:n a presque toüs es gran s partenam::s u ~,;nar:Jp Cle forces : on le trouve dans cette « gauche » du groupe hitlérien que représente Grebbels, on le rctrouve chez son ennemi Otto Strasser; et chez Richard Scheringer, de l'autre coté de la lign~ de démarcation entre l'extreme-gauche et l'extreme­droite.

Optique

Mais, par exemple, les nationaux-révolutionnaires, comment percevons-nous qu'ils sont a « gauche » des nazis ? En écou­tant ceux qui les dénoncent comme tels, a droite des nazis eux­memes. Les Jeunes-Conservateurs nous disent qu'au-dela des nazis, il existe des hommes plus inquiétants encore : les

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

nationaux-révolutionnaires. Et un narrateur comme Rausch­ning, « Jungkonservative ~ tout a fait avou~, et qui réc~sera plus tard le nazisme, dénonce derriere les nazis un enne011 plus .dangereux encore : le pole national-révolutionnaire. Ce type d'illusions d'optique indique pour nous la visibilité de l'histoire pour les acteurs, la fa~n dont l'histoire est per\(ue sur le vif. Que ce soit « objectivement » une erreur, peu importe, Rauschning se croira obligé de censurer ses textes, dans l'apres-guerre, pour les rééditions en langue aliemande - car il était alors lisible d'annoncer qu'Ernst Jünger était plus dangereux qu'Adolf Hitler. ll n'empeche que dans l'édition fran\(aise parue en 1939, « La Révolution du nihilisme :~>, Rauschning écrivait littéralement ceci : Niekisch, Jünger,. c'est « le nihilisme conséquent », plus redoutable que la / ·. Révo­lution nazie » - cette perspective, c'est v:;:aimcD.t cellc qui est alors peu;ue : il faut la reconstituer dans les rapports topo­graphiques ou topologiques qui sont sous-jacent~ aux. éno~­cés. Ainsi < a gauche ~ des nazis, les nationaux-revolutwnmu­res eux-memes ont a leur « gauche l> cette sphere jui:ndle qui est celle du national-bolchévisme.

Le national-bolchevisme, c'est une de ces étranges constel-lations qui traversent l'histoire de Weimar depuis la Révolu­tion de 1918-1919, jusqu'a l'a,renement des nazis et meme jcsqu'a la nuit des longs eol!teaux et mcmc au-dela, ju:;qu'ae pacte germano-russe. Rappelons les étapes : le mot est forgé par Karl Radek pour dénoncer une étrange « déviation » de la KPD dans la ville de Hambourg. Les nationaux-bolche­viks, c.'étaient alors ceux qui voulaient, fin 1918, début 1919, tenter « une aHiance contre-nature » (dira plus tard Lénine) entre les officiers d'extreme-droite et les ouvriers spartakistes récemment transformés en rnilitants communistes, et cela afin de déclencher co;..ttre l'Entente et ses armées la guerre révolu­tionnaire. U s'agissait pour eux de recommencer l'expérience des bolcheviks : la fa\(011 dont les bolcheviks avaient su mobi­liser pour leur camp certains des officiers de l'armée tsariste. Cette plate-forme de Hambourg, représentée essentiellement par Laufenberg et Wolffheim, cst vigoureusement dénoncée par Radek en 1919 et l'année suivante par Lénine dans la <?. La Maladie infantile du communisme ». U faut préciser que

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Dialogue sur les langages totalitaires

la critique de Lénine fait une distinction nette entre la << plate­forme des gauches de Francfort » (Frankfurter Gruppe der Linken), qui représente a ses yeux le « gauchisme » (en russe : « levizna :t, en allemand : « linke Kommunismus » ), et la « plate-forme de Hambourg », c'est-a-dire le « national-bol­chevisme >. Avec le premier, on discute. Avec le second, il s'agit simplement d' « absurdités criantes ».Ce mot de << natio­nal-bolchevisme », a partir de la, va subir une série de circu­lations singulieres; il va etre repris en compte comme un énoncé positif par certains des groupes de la frange <~ national­révolutionnaire », en particulier celui d'Emst Nieldsch. Nie­kisch vient de l'extreme-gauche. A force d'opposition a Weimar, il se retrouvera exactement dans cette zone tangente au cerde de la nationale Bewegung, dans l'avant-poste du fascisme allemand. La, il reprend a son compte le ~erme de « national-bolchevisme ». La position d'un Niekiscb, c'est de combattre les communistes allemands et de fai:;:e alliance avec l'Armée rouge, en fondant cette alliance sur une .. réconcilia­tion mythique entre la Prusse des J unkers et les commissaires bolcheviques, une alliance qui va de Potsdam a Toukhat­chewski ou, finalement, a Staline. Telle est la ligne de Niekisch et de ses amis, et meme d'Otto Strasser, qui ne cesse d'etre en contacts plus ou moins alternatifs avec certain~s franges de l'extreme-gauche, en particulier avec le groupe constitué par Richard Scheringer : ce singulier lieutenant, pour avoir fait en 1930 de la propagande clandestine dans la Reichswehr au profit des nazis, est le héros d'un proces retentissant devant la Cour supreme de Leipzig. Ce proces de Leipzig voit arri- · ver, au titre de témoins de la défense, des personnages aussi considérables que le colonel Beck, supérieur hiérarchique de Scheringer (futur chef d'état-major de la Wehrmacht, future tete de la conjuration du 20 juillet 1944), et Hitler Jui-meme, qui vient jurer devant les juges que le parti nazi est un parti de légalité. L'année suivanfe, au cours de sa détention, le lieutenant Scheringer va passer du pole nazi au pole commu­niste, en énonrant ce passage de la fa<;:on la plus paradoxale - et c'est cet énoncé qui compte. Il déclare rompre avec Hitler comme avec « le pacifisme ». Tandis que lui-meme va

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

r¡oursuivre le combat pour « la libération nationale et sociale

du peuple allemand >.

La m1se en acceptation

n vient done créditer l'extreme-gauche, en quelque sorte, du syntagme « national social >. En tentant de déplacer la crédi­biliié des nazis au profit de fextreme-gauche marxi.Ste, en affirmant qu'en outre le nazisme est trop « pacifiste > a ses yeux, face aux moyens de "Violence nécessaires a une Révolu­tion nationale, en fait c'est au bénéfice du póle meme dont il vient de s'éloigner qu'il va: reuvrer a son insu. Car le déplace­ment de son érrcncé rre fáit qu'é!~_rgir le champ « national­social ». n tend a montrer que l'empire du national-social

A d' A h • '' 1'' t' • s'étend jusqu'au pole extreme-gauc e, mru.s qua m eneur de ce camp et gráce a son énoncé, les nazis font figure de persolillages plus « mesuré:; >, moins violents, plus « honoc rables » et plus rassurants, aux yeux du petit bourgeois alle­mancl ou de l'homme du juste milieu. Voyez la double opéra­tion : cl'une part, l' élargissement de l' acceptabilité, d'autre parL l'effet de retour en faveur de ce qui est le foyer du ~ltamp naticn3l-socil'Ü ai!lsi él:lrgi, e'est-a-dire les natbnat'X­socialistes proprement dits.

Voici done le lieutenant Scheringer qui raconte son passage a travers le champ de forces dans le sens NSDAP-KPD. En . faisant des communistes des « nationaux-sociaux » de second ordre le récit Scheringer est venu agrandir l'image des natio­naux:socialistes originaires et « authentiques ». Mais pareille opération ne serait pas aussi efficace et aussi importante a capter si, au meme moment, la KPD ne venait pas d'adopt~r un programme de « libération nationale et sociale )) ' a l'instl­gation de Heinz Neumann. Dans la tentative de Neuma~n a cette date, il y a un effort pathétique pour arracher a l'orb:tc nazie la crédit:>ilité « nationale » et la reprendre au compte de l'extreme-gauche, mais comme au meme moment il lutte sur le front de la social-démocratie avec une grande violence, Cil

dénonc;ant les sociaux-démocrates comme des « sociau\ -

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Dialogue sur les langages totalitaires

fascist~s », il apparait que sa ügne dite « ultra-gauche » vient ~rod~ un trouble extraordinaire dans le champ politique. E~e vten~, su:tout, accélérer l'oscillation des énoncés entre le pole de 1 extreme-gauche et celui de l'extreme-droite. . Lorsque. Scheringer s'introduit dans l'orbite de la KPD, il Y orgamse une sorte de noyau composite qui va etre la droite de l'extreme-gauche: l'AAK « Aufbruch Arbeitskreis >,

C:ercle de t~avail de la revue « Aufbruch ». Ce titre, qui veut dire « J?Crc~e », ou breche, ou départ, est un mot typiquement e~presstonmste, que l'on trouve des la Premiere Guerre mon­diale dans le titre d'une revue pacifiste, anti-militariste et · d:extreme-gauc~e: "V_ olla que; ce meme titre désigne l'organe d un groupe militanste, anti-pacifiste et guerrier dans son ac"cent, qui Se récl~e ele la ~D et tente d'imposer a .l'ex­treme-gauche une etrange alliance d'anciens officiers de la Reichswehr comme Scheringer et de militants responsables de la KPD. Un homme comme Beppo Romer se retrouve la : Romer est un dirigeant des corps-francs de Baviere dont le groupe ~ pris part au putsch nazi « de la Brasserie », 6n 1923.

En fatt, nous sommes a l'extreme-aauche mais sur « l'ail·e d . o '

rmte » de l'extreme-gauche. Au meme moment les Interna-tio~alistes opp_ositionnels qui se situent de fa~on plus ou moms clandestme au bord oppc:;5 de ~' :; rbite en question les ~o.mmes de !a Link!! K.P. O¡;¡;osition, les hommes de " l'o;po­Sltwn. de gauche du partí communiste », dénoncent la ligne Schennger avcc une_ grande précision, annon~ant (ou racon­tant) que. << Scheringer est en train de re m placer Liebknecht »

dans la ligue du marxisme et que cette substitution est une . catastrophe idéologique dont les effets réels ne peuvent tarder a S~ manifest~r. Cette ligne - ce que l'on a appelé a l'époqu~ la hg~e « natwnal~-communiste » - est préconisée par l'In­ternationale elle-meme. Lorsque Neumann préconisera le oui au référendum organisé par les Casques d'Acier et les nazis r~un.is, contre les sociaux-démocrates du gouvernement pro­vmctal de Prusse, on peut etre certain qu'il n'agit pas de son propre chef et qu'il est couvert en haut lieu. Il n'en reste pas . moins ~u'a la s ui~e, de l'échec désastreux de cette campagne, au proftt du « referendum du Casque d'Acier », Neumann tombe en disgriice et finalement disparalt de l'appareil central

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

dans la KPD. TI y a une tragMie de l'énonciation chez Neu­mann cet intellectuel juif allemand qui sera exécuté sur l'ordr~ de Staline apres avoir été l'un de ses favoris et son porte-parole dans l'Intemationale :t d~ la KPD, s~us le couvert de Thiilmann : il aura joue un role non negligeable dans la mise en acceptation de l' énoncé nazi. Mais la e li~e Neumann :. elle-meme ne suffit pas a comprendre ce qm se passe. Son langage passe, meme apres sa c~~te, d~ns les cer­cles de Scheringer. Un effet second de 1 enonce Neumann apparaít ainsi répercuté par tous les groupes du naticn,al­bolchevisme, tels que le Front Noir d'Otto Strasser. C: frere ennemi du parti nazi parle encore son la~g~ge, publie _un~ revue qui s'appelle « Der Nationale !~zzallst > - o~ il recommande le national-bolchevisme, ou il approuve la ligne Ne'.!mann, ou il tend la main a Richard Scherin~er... ': oyez cette forme de transmission curieuse entre deux poles qm, par a!lleurs, sont en lutte a mort, et a aucnn moment, ne cessent de l'etre - memc lorsqu'ils font campagne ensemble pour 1~ oui au référendwn du Casque d'Acier. C'est cela qu'il s'ag1~ de reconstituer en serrant de tres pres la circulation des éno:<­cés. .~. chaque moment fonctionne une altemance de trans­missíon et de rupture, comme dans un circuit oscillant : la machine a énoncer est une machín~ oscillante qui, dans sa zone fondamcntale, di:;pose e~ ce (l~u'orr pourrcit :::ppel~; ~p « éclateur », détnlisant la crédíbilité des langages constltues, dans la langue politique. La gauche, la droite, l'inte.mati?na­lisme prolétarien anti-militariste et, en face, le nat10n~~me chauvín, militaire et impérial, toutes ces langues polit~ques assez bien déterminées dans la tradition européenne ocCiden­tale, sont vraiment mises en éclatement, pulvérisées par cet

éclateur de langages. n n'y a pas de privilege de la « zone » en question. Cette

zone n~ fonctionne d'une fac;on intéressante que dans la me­sure ou elle appartient a l'ensemble du champ. Pour que cett.c zone de << l'éclateur » ou de « l'oscillateur » idéologique a1t cet impact, il faut qu'il y ait un póle de gauche et un póle de droite bien constitués, par ailleurs.

La droite de l'extreme-droite constitue une réalité politiquc beaucoup plus massive, beaucoup plus évidente, beaucoup

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Dialogue sur les langages totalitaires

mieux déterminée. Elle s'énonce a travers la constellation Jeune-Conservatrice, en commenc;ant par la Ligue Anti-bol­chevique d'Eduard Stadtler, qui mérite bien son nom. La, les énoncés se greffent tres dir~tement sur les forces sodales tra­ditionnelles : la grande industrie de la Ruhr, le Grand Capital. Pour prononcer quelques noms : Vogler, Thyssen, le directeur , ' et le président des Aciéries Réunies, contrólent ou possedent enviran 50 % de la production de l'acier allemand. Ici on est bien dans l' appropriation privée des moyens de prod~ction, sous sa forme la plus índiscutable, et qui s'articule direc­tement au langage de cette droite de la Droite : tous ces Messieurs, des la fin de 1918, prennent contact avec Stadtler et ses amis, au moment ou les Spartakistes contrólent encore Berlín. Vers le 15 décembre se tient la réunion qui scelle dans l'apres-guerre la premiere alliance entre les détenteurs du capital privé et les émetteurs de langage idéologique, alliance qui prélude a tout ce qui aura lieu jusqu'en 1933. On y trouve d'emblée la liste sempiternelle de noms qui reparaitra tout au long de Weimar : les memes qui, a la fin de 1932, viennent faire pression en faveur de l'ex-chancelier Papen, auprcs de Hindenburg, afín d'empecher la réalisation des plans de tra­vaux publics prévus dans le Rapport Gereke et programmés ¡:.c;.r !e ,;;c~vernement Schleicher. Ici la chaine du discours et son articulat!on dans ~c.> forccs réell"!s de la scciété scm tout a fait déterminées.

Une combinatoire de langues

La zone vide du champ de forces national-bolchevique n'est un lieu dangereux que dans la mesure ou existe effectivement ce p6Je tres constitué, sur la « droite » des nazis. Lorsque les hommes de la Ruhr vont chercher a prendre langue avec l'idéo­logie, ils se tourneront d'abord vers des tentatives moins aberrantes que celles du petit caporal autrichien. n a fallu des relais plus << respectables », d'abord, sur l'avant-scene : ceux de Stadtler, puis de Moeller van den Bruck - c'est lui qui rec;oit Hitler en 1922. Apres son suicide, von Gleichen va

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCGNOMIE

f r ce lieu idéologique encare flottant, et ce sera le

trans orme . orrstituer cornrne un Club des Messieurs, ce club qut va s~ e . . une

tre pouvoir facc a la démocratie republicame, cornrne . ~~~on~e chambre, Chambre des lords ou Chambre des pam,

b t d'etre < Herrenhaus :.. « Herrenklu > avan « ailes :t ui entourent le

Tel est le rapport entre les deux ~ 'd 'bTté . 'bl d' ntrer dans la mzst? en ere l z z

uazismc. ll est ~~o.SSl e e de décbiffrer ce double du petit gaug httlenen sans essayer . Rauscbning lui-

, d nous devons en crorre ch,.:UUP· A_ c~t eg:~a' uestion fondamentale : comment « un~ meme, qUJ a~ q . berrante et isolée que le seralt · petite sectc vo~~ch~ >, aus~: ntldic;tes, comment cette petite une secte de vegetanens ou ~tre un agrandissement sou­secte bavaroise a-t-elle pu connl al t s'introduire dans ce d . t d ' roesuré? C'est en a voyan c:m~ oucs'active~t des forc~s beat~ud ~~s ~:~~~tablesq:~ départ - le Club des Messieurs, a s ~ out conquis Berlin l'on t!ouve la réporrse. Les ho~e~ out tenu une brasserie pendant quatre jours (alors_que ·--~ n t les cadres SA pendant

h ) ceux-la foum1~~en ' pcndant une cure , • · b ti'ons C'est par la

M . nt apporter les su ven · que les 1 e.ss1eurs vo . d 0·1e JK ou des , . , ux des Me<:s¡eurs u p référence d:~s r~czts a ce NB) ~ l'on peut effectivement activistes dn role NR (ou . . que,_ ,. •<-= -- --- comme com-

1 mbill"lSGU ll!U<'J.<vuuv, constituer et penscr a co ~ ' . . d'' ncés vo: l ~

. . "" illhle COIDL'matorre eno. . bi!l&~GH~ ;:le langu~J.' Cu ' th de qui se dessinent a no~ done a la fois un objet et une me o

yeux.

II

' · d'accep-v - vez découvert que les mecanzsmes .

OUJ a l" . t permzs la b .l .t , qui sur le plan po ztzque, on

ta z 1 e , , . · le plan . dzl pouvoir nazie, operazent aussi sur

pnse , l' ' ·ence , ·que Et vous consacrez a expen econon11 · · , Pou-Schacht de nombreuses et etonnantes pages. ~ 1-

, . · · l apport entre champ en vez-vous prectser !Cl e r 'd ' l ·que? nomique et champ l eo ogz ·

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Dialogue sur les langages totalitaires

Les trames: crise économique et lang~ge

Une réponse, la plus massive, est habituellement donnée a la question : pourquoi le nazisme, et d'ou vieat-il ? n s'agit de bien voir que nous n'avons pas a choisir entre une « explica­tion par la crise économique :) et une « explication par les langages :.. Celle-d n'est pas la solution de rechange pour celle-hl. L'altemative appartient a la tradition la plus na!ve- · · ment conservatrice chez_Ies Ipstoriens, ou les observateurs en général. Elle présuppose que, d'une part, l'explication « par la crise économique > ne serait qu'une e;,:plicaí.iun parmi d'autres, particulierement chere aux marxistes et relevant de leur idée fixe : l'intervention de la lutte des classes dans l'Histoire. A l'inverse, et pour montrer leur « objectivité :) et leur tolérance, les memes observateurs nous diront que parler du langage, c'est bien bon, mais qu'il ne faut pas oublier les crises écono­miques ou la lutte des classes. Or il n'est pas possible d'ana­lyser une conjoncture historique en dehors de la conjoncture économique, quelle que soit la période envisagée, et il n'y a pas d'année dans l'histoire mondiale, au moins dans les sacié­tés industrielles, qui soit dépourvue de luttes des classes. On n'a done pas a cho!sir de pculer ou non áe b lutte des cl&sses et de la conjoncture économique. D'autre part, montrer que la lutte des classes et la conjoncture économique trament le langage idéologique en son entier, qu'elles sont présentes dans ce registre-la, a tout rnoment, c'est rendre en quelque sorte inexpulsable cette référence a la lutte des classes et aux mou­vements économiques. C'est bien pourquoi l'Histoire, entendue a la fac;on conservatrice, aime a se réfugier dans les alterna­tives - ou bien le biais de la lutte des classcs ( « choix comme un autre ») o u bien le biais des langages. Mais l'important, c'es t la fac;on dont l'un des registres trame l'autre et récipro­quement. D'autant plus que le registre des langages et le regis­tre économique sont les pltis susceptibles d'une analyse rigou­reuse. D'un coté, nous avons l'analyse économique et ses modeles de description, et de l'autre la science du langage, a laquelle on peut emprunter certains concepts ou modeles.

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

n est évident eme l'histoire de Weimar est tout entiere déli­mitée par ZC! conj~ncture économique - elle s'ouvre pratique­ment au seuil de l'année 1920, qui va etre marquée par une tres profonde chute des prix mondiau:x, plus rap~de et bru~ale que celle des années 30, mais beaucoup plus. brev~. ~es liens entre la crise de 1920 et la montée du fasczsme ztalzen sont tout a fait préds et évidents. L'année 1920 e~ ltalie a é:é marquée par des occupations d'usines, et le f~scrsm~ a~paratt daos le reflux de ces occupations et daos 1 orgamsation de cette milice anti-ouvriere que vont constitu~~ les Chetn!ses noires pendant les années 1921 et 1922 : bnseurs de greve, encadrés par d'anciens rnilitants de l'extrcme-,~auche s~~e­lienne venus del' « Unione Sincadale >. Jusqu a la dem1ere tentative de greve générale, en aofit 1922, que les Che~ses noires vont briser en quelques heures par les moyens qm leur sont uropres : matraquage, bombe incendiaire et revolver. ~e n'est ·pas par le discours que le fascisme s'em~are de l'Itahe: mais par l'usage du bois, du fer et du feu. Mrus cet usa~e est lui-meme tramé dans un discours idéologique qui va cónstltuer, pendant une décennie, une longue nappe d'acceptab~té - au bénéfice de l'extreme-droite allemande. La Republique alle­mande, pendant ce temps, va elle aussi connaitre les secouss~s de l'aw.tú; l ~20, suivies de l'inflation gigantesq,Je de l'anr.ee J 923 ct de la stabilisation ::n0t<étaire. En 1929, c'es! 1' Alie­magne, apres les USA, qui va etre le plus directement ~rappée par la crise mondiale du capitalisn:e, par 1~ dépress10n d~s prix, de la production et de l'emplm. Au romos deux ?u tr01s dizaines de millions de chomeurs daos le monde entler vont en etre la conséquence. o

Si l'on compare les deux victimes principales de la cnsc -les USA et l'Allemagne- on assiste a un effet idéologiqoue et politiquc tout a fait inverse : les USA, au cours de la cnse économique, s'orientent agauche, comme jamais plu~ au c~u~s de leur histoire ultérieure, alors que l'Allemagne dev1ent hltle­rienne. Mais la contre-épreuve de ce phénomene sera de découvrir comment le nazisme a son tour va exercer un contre­effet sur la crise elle-meme.

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Dialogue sur les langages totalitaires

Contre-effet idéologique

En deux mots, en quoi consiste ce redressement économi­que que va connaitre l'Allemagne entre 1933 et 1939? Q~ell~ en sont les ~ecettes, quelle est la clef de la « magie :. q~ s Y exerce, pU1Sque le Dr Schacht est habituellement denommé le « magicien des finances allemandes » ?

. Sur ce plan comme sur celui du jeu politique proprement ~t? « _l'histoire .. > a simplifié outrageusement. De meme que -1 historre de Welffiar s'acheve sur l'app~rition du héros Adolf · · l'histoire économique allemande est soudainement métamor~ p~os6e par -un docte~ magicien au nom de Schacht. Or, dé meme que la topolog¡e des groupes politiques allemands a été effacée par le triomphe des hitlériens, de meme le Dr Schacht a éclipsé les nombreu:x « cercles de travail > ~t de recherche qui s'étaient mis a l'reuvre a partir du déclenchement de la Grande Dépression. TI existe toute une géographie des groupes d;e.x~erts, ou de narrateurs économiques. Et voici le plus carac­tenstique : en 1932, alors que le Dr Schacht annonce comme son programme et ses « príncipes » exactement le contraire de la politique qui lui est communément attribuée dans les ~ées 1933-1~36, en revanche certains personnages, ulté­r:;emerucnt oubhés, énoucent :!V~c une assez gr<lndc précision en 1932, ou 1931, ce qui passera pour etre le programme Schacht. En 1932, Schacht annonce qu'il faut éviter a tout prix tme politique de grands travaux publics, car ces grands travaux o« coutent tres cher » ... Enonciation qui est le comble de la trivialité et de la betise, en termes de théorie économi­que. A la meme date, les économistes suédois savent qu'en période de sous-emploi les travaux publics ne coutent rien, en termes économiques réels, puisque la force de travail - ou en termes capitalistiques la « main-d'reuvre » - ainsi que les matieres premieres et les ressources énergétiques demeurent inutilisées : les employer coüte moins cher que les laisser inem­ployéeso Ce que les théoriciens de l'école de Stockholm énon-cent avec une grande précision, certains experts allemands au cours des années 31-32 le disent a leur fa~on, qui est moins exacte, mais qui est tout de meme d'un degré d'adéquation

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bien supérieur a tout ce que prononce Schacht dans le meme moment. L'intéressant, c'est non seulement de lire ces énon­cés mais de voir comment ils sont codés politiquement et idéologiquement, marqués dans la topographie de l'idéologie allemande. Ainsi le groupe de Gereke et Lautenbach a une e position ~ idéologique. Gereke se trouve paradoxalement, a son point de départ, en un lieu qui est celui ou est énoncée l'idéologie de « l'Etat total >, celui que j'appelle « le groupe hanséatique ~. paree que les Editions Hanséatiques el}. sont le foyer. C'est le groupe qui se rattache aux Conservateu~­populaires, au « Syndicat des employés de commerce na.~o­naux-allemands (DHV) et a d'autres forces totalement oubliees maintenant mais qui ont été extremement importantes. Pour sa part, le DHV était le plus grand syndicat de droite, le pl~s grand syndicat d'employés et, au niveau des forces de travatl, il avait une certaine représentativité. Le parti conservateur­populaire - la Konservative Volkspartei - est celui auquel la !!Tande indushie allemande avait accordé le plus de sub­ven~ions dans l'année 1930, au moment meme ou le nazisme va faire son grand bond en avant. Gereke part de cette zone-la, se déolace ensuitc vers la gauche, se retrouve dans le proche vois~age des porte-parole de von Schleicher, fort p~oche du << Cercle de l'Action ~. et c'est de la que, vers la fm de 1'allilée 1932, il se troüve prcmu 8.ü r;;.;:¡p; de << Co;nmissaire au chómacre », chargé également de la question redoutable du << Sec~urs a l'Agriculture ~. L'économiste qu'il s'adjoint comme expert, Lautenbacb, cst en correspondance avec des keynésiens ou semi-keynésiens : celui-la a une vision claire du caractere en quelque sorte gratuit, en termes de prix de revient réels, d'une politique de grands travaux dans une pers­pective de dépression et de ch6mage, et de sous-emploi des moyens de production en général.

Plans économiques

En dehors de ce crroupe, il existe également une frange d'ex-o .

perts, qui fera son entrée a l'intérieur de l'orbite nazie, ma~s par la « gauche », par le biaís Gregor Strasser, la ou se prc-

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Dialogue sur les langages totalitaires

pa~e un .programme (¡ u'Hitler ensuite va désavouer totalement mrus qm est « semi-kf!ynésien ~ sous certains aspects et asse~ ~edoutablement mystificateur par d'autres c6tés (tel' est tou­JOurs le cas dans l'é~o?:iation nazie qu'elle soit de « gauche », ou franchement hitlel!enne). Malgré tout, ce programme St:asser ~rogramme « Aussit6t ») c'est quelque chose qui se prepare a rendre « acceptable ~ le nazisme du point de vue dc;s masses prolétariennes; il déclare devoir combattre le cho­mage par des moyens qui sont tout de ineme appan!ntés a ceux que la gauche éno~ce dans le meme moment, . p~r le plan . WTB : « Plan der Arbettsbeschaffung ~.

Nous avons a cette époque au moins trois programmes inté­ressants : celui de la social-démocratie (WTB)., celui de . la « gauche )) nazie-strasserienne et celui du groupe Gereke-Lau­tenb.ach, autour de Schleicher. Schleicher va tomÍJéy err gr-~::1de partte paree que Papen dénonce le caractere de << gauche ~ du pro?ramme G~reke, et fait appel aux groupes de pression qui enVI_ronnent ~denburg. Les forces sociales les plus conser­~atnces v,ont JO~er du d~scours Gereke contre Schleicher qui 1 a assume. A peme Schletcher tombé, Schacht apparait comme le contre-Schleicher, le contre-Gereke - l'homme qui déclare « cofrteux ~ et nuisibles les programmes de grands travaux se r~~lame s~c~e~ent de « ~'initiative privée » et des principe~ . ?e} ec?r.o~e !Ib~rale chssr~u~. A peine a u pouvoi.:.-, Hitler, a l.mst1gatwn de :schacht qm n est encore que président de la Reichsbank, va faire arreter Gereke. Et pourtant Gereke est debout, derriere von Papen, sur les premieres photographies du gouvemement Hitler-Papen. Le Cabinet du << Soulevement nati~nal ~.comporte parmi. ses membres cet homme qui est la bete no1re de la grande mdustrie et va disparaitre rapide­ment dans un camp de concentration (il réapparaí't apres la guerre en DDR).

Quant a Lautenbach, son expert, il s'efforce de rencontrer Hitler, parvient a lui parler un bref moment, réussit meme a luí placer quelques impertinences ( << Monsieur le Chancelier, vous avez beau etre- l'homme le plus puissant d'Allemacrne íl vous est impossib!e de faire de l'infJation en période d; ch6-mage ~ ), mais Schacht réussira a éliminer Lautenbach comme Gereke. Dans le meme temps, au début de mai 1933,

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

il meten ceuvre son systeme e magique :., a l'insu du public, l'opération Schacht consistant a /aire le contraire de ce qu'il dit. Ce contraire étant « inacceptable :. pour les forces sociales qui l'ont mis au pouvoir, les propriétaires du grand capital industrie! - a moins d'etre fait et énoncé ainsi.

L' acceptabilité

n s'agit a la fois de cacher ce que l'on fait, mais de le faire d'une fa~on qui soit acceptable pour ceux-la a qui l'on ne peut rien cachet. Cela ~uppc~e tout un mécanisme a la fois de cache et de mise en acceptabilité, assez complexe et qui joue sur un certain nombre de données de la situation. Le moyen le plus sur de rendre acceptable l'inflation, c'est de la faire de fa~on qu'elle ne retentisse pas sur les prix et qu'elle n'existe qu'au niveau du crédit. Or, la fa~n la plus aisée de faire une inflation de crédit qui soit invisible, au niveau des prix, ~ qui n'accwisse pas soudainement la demande de marchandises consommabfes et n'ait done pas de retentissement sur les prix - c'est de la faire la ou il n'y a pas de consommateurs (hors les morts) pour les payer, c'est-a-dire sur le terrain du réar­rr.en:eu L. Cmnme r écrit Brechi dans « Artmo Ui ~, « la mort seule est pour rien ». On ne peut rendre l'inflation de crédit « acceptable », pour ceux qui savent, qu'au niveau du réarme­ment - mais le réarmement d'autre part, il s'agit de le cacner aux Alliés, qui ont encore les moyens militaires de l'interdire : on va done faire un réarmement qui devra rester caché au public international, et par conséquent, au public allemand. Ce qui présente un double avantage puisque, en cachant cette inflation de crédit au peuple allemand, on évite d'autant mieux l'inflation des salaires, et des prix. On repousse ainsi ce qui est la hantise de la classe possédante allemande depuis 1923. Le systeme des masques va dans le sens d'un renforcemeht par degrés de l'acceptabilité, aux yeux de ceux qui ont le role stratégique dans l'économie allemande - et cela c'est la premiere acceptabilité, pour le Capital. Mainte­nant, l'acceptabilité pour le public, on va la trouver en discou-

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Dialogue sur les langages totalitaires

rant de ~out autre chose : pendant que s'amorce le réarmement clandestin, on va parler de grands travaux publies utiles de pro~es d'améliorations économiques, du systeme routier, du syste~e communal, du systeme hospitalier, etc. Toutes cho~es qw -?e seront faites que d'une fa~on tout a fait partielle - a ~art, JUStement, la fameuse construction des autoroutes essenti~llem;nt li~ pour ~tler, au réarmement, moyen d; doter 1 armee du reseau qw lui permettra de combattre sur deux fronts. Le programme Strasser, rejeté au monient ou Strasser a été é~é du partí nazi - le discours et le pro­gramme de Strasser sont repris en compte, en meme tcmps que le pr~g~amme _de -&:hleicher est mis en ceuvre partielle­ment, mms 1 ens~mble en est_ completement travestí, transféré sur le plan du réa~ement. La méthode financiere que Schlei­cher et ses experts préconisaient, la production de « traites de travail >, d' « Arbeitswechsel >, Schacht va en uset fort peu lui-meme et y mettre fin des 1934. En revanche il va en reprendre le procédé sous une autre forme - les trai~es secre­tes de ré~rmement, les « Mefowechsel ~. a une échelle pres de 100 fms plus grande. Singuliere mécanique par quoi s'expli­~ue le « red~essement.économique > allemand. Mais l'opéra­tron ne fonct10n.ne vraliilent que si l'on fait entrer dans le cir­cuit éconor:zique ~ui-meme la circulation du discours idéologi­q~;~. Il est, Impos~Ible de décrire effectivement se qu'a été r~x­penenc~ econom~que en termes an-idéologiques, en faisant a?stractron des crrculations, des stratégies du langage idéolo­gique portant sur l'économie. n ne s'agít plus d'une antinomíe entre l'expiication par l'économie et l'explication par les ían­gages : les langages idéologiques trament l'économie. Le fait meme de la dépression économique est raconté par nombre de m~ssagers ou de « narrateurs », y compris les experts écono­IDiques que nous venons d'évoquer et Schacht lui-meme : les auteurs de Rapports, de « Berichte > (Marx Iui-meme tradui­s~_t P.ar.le partici~e. « berichtet ~ le terme latín « narratur » ). L e~~IO,n de~ rec1ts sur la dépression économique, qui sont codes Ideologtquement, constituent eux-memes une circula­tion : certains éléments du récit qui s'élabore autour de Schleicher, avant meme sa prise du pouvoir, sont captés par le groupe de Strasser. Les nazis empruntent un peu a droite

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

et a gauche certains éléments de ~eur démagogie économique. A cet égard, Gregor Strasser dispose de beaucoup plus d' « antennes :. idéologiques que le groupe Hitler proprement dit, a l'intérieur du parti nazi - mais ü le sert.

Cette circulation et cette stratégie de récits se rapportant a la crise économique vont ensuite entrer en ligue de compte dans l'intervention que la politique Schacht va effectuer sur le pian économique. Cette rotation des discours idéologiques va embrayer sur le plan meme de la réalité économique.

L' embrayage des narrations

Coru;ídérons, pour simplifier, que le registre des marchari­dises -- le langage des marchandises -- définit un plan sou­mis a des déplacements ou des circulations complexes, et que paralle.kment, le plan des circulations idéologiques se déplace jusqu'au moment ou i1 semble que les deux rotations embrayent tout a coup !'une sur l'autre : c'est ce qui se passe au prin­temps de l'alUJ.ée 1933. Soudain, toute la parlerie idéologique sur l'économíe vient « entrainer » la langue des marchandises dans une rertaine transformation qui prend le nom d' « Expé­rience Schacht » - qui, en fait, n'a p2s pour auteur Schacht, mais tout ce discours général. Dont on peut dire qu'il est, a chaque instant, « narratif :., dans la mesure ou l'énoncé con­siste a dire : voila ce qui se passe sur le plan économíque et voila ce que nous sommes en train de faire, voila ce qui· · va se faire pour que cela ait lieu autrement. Le langage, ce n'est pas quelque chose qui se meut en lui-meme, c'est quel­que chose qui se rapporte a la trame de l'économie, de la production et de l'échange. n n'y a pas un énom:é idéologique relativement complet, qui ne laisse transpara!tre cette trame réelle. De fac;on générale, c'est ce qui a lieu tout au long d'une analyse des langages :. á travers ces langages politiques, on ne voit rien d'autre que l'histoire méme de Weimar. L'his­toire, elle est tout entiere dans ses langages. Passer par les langages, ce n'est pas se donner un écran pour se masquer les événements. Bien au contraire, ces événements sont tous

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Dialogue sur les langages totalitaires

la-d~dans, ils so?t,tous et achaque instant racontés. Versailles ce n ~~ pas un_ ev~ement qui a eu lieu en juin 1919 et qui es~ tennme ce mots-Ia- Versailles c'est quelque chose qui dure douze a~ paree qu'il est raconté chaque jour chaque année . tout le diScours de Weimar, de la Droite a la G~uche en passan~ par le_ Centre, ne lait _que raconter le Traité de V ersailles. On pe~t dire ~ue _la narratwn de Versailles n'est pas encare achevée le _Jo~ ou Ht~er est promu chancelier. De la meme fac;on la c~c econoiDique, des I'instant ou elle éclate avec le J :u di norr d~ ~all_Street, va etre sans cesse racontée, par les dis­~urs Ideolog¡ques les plus inadéquats, ceux de Hitler ou de ucebbels, comme par les divers experts tout a l'heure évoqués.

V enons-en, f!our /inir, a ce qui est le scus-titre de votre gros lzvre : « Critique de la raison - et d l'' . e e~~nomze narrative », et aux rapports de cette

cnt~c¡ue, avec la démarche qui constitue la sociü­logze des langages, et la problématique théorique de. ce que vous appelez la sémantique de l'His­tozre. Pouvez-vous développ!!'" cela ?

Langage et histoire

Si_l'on tente d_e comprendre ce quise passe au travers d' paret~e exploratiO~, on en vient a distinguer plusieurs nive~ne de demarche :. mveaux qui d'ailleurs ne sont pas distin~t~ da~s la successiOn ou la chronologie du développement . qm ~ont imbriqués les uns dans les atitres. Premier ni~e:~~ celm d'une sociologie des langages c'est··a' d¡"re d' . . . d' · ' - une saisie . ~ne c_aptatiOn _de ces chames et de ces champs de langue~ ~d:olo?Iques et ec~momiques, dans leur ancrage social. Ce qui

us IIDp~rte,. ce ne sont pas les discours en eux-memes ~~mme ,O?J:ts m_ertes et amorphes. C'est la frappe sociale d; 1 enance zdeologzque, la fac;on dont i1 s'articule sur la 1 d" h d" , · angue ~s marc an ISes - au sens ou l'entend le L. p . 1vre rem1er du

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

« Ca'1ital ». Cette sociologie des langages, c'est la tache empi­rique~ indispensable et continuelle, qui se fraie un chemin a travers ces matériaux. Mais, corrélativement a sa démarche, un niveau théoriquc se constitue, parallele, qui est celui d'une sémantique, d'une théorie sémantique de ces langues - mais de ces langues comme histoire se constituant. Done, une séman­tique de l'histoire par-dessus la sociologie des langues. Dans le premier moment, il s'agit d'atteindre les langages a travers leur épaisseur sociale; dans l'autre cas, il s'agit a travers le jeu formel . du langage, de capter l'histoire en train de cons-tituer un sens. ·

Cette problématique théorique, ~lle n'est pas sans un certain rapport de parenté avec celle de,lillinguistique contemporaine. En particulier, dans la discussion Vive entre Chomsky et cer­tains de ses disciples. On sait que, pour Chomsky, les langues naturelles sont déterminées sur trois niveaux ou a travers trois composantes : syntaxique, sémantique, phonologique. La comoosante syntaxique engendre une structure profonáe et une structure de surface : la structure profonde déterminant l'interprétation sémantique, le sens meme de l'énoncé, et la structure de surface déterminant la composante phonologique, le soi1 meme des langues (ou pourrait ajouter : une compo­sante graphique, dans le cas ou l'écriture intervient). On sait que ces derni~res années, certains disciples de Chomsky, tels que Postal, en sont venus a délibérément confondre la compo­sante sémantique avec la structure profonde de la syntaxe, a confondre le niveau du sens avec le niveau de l'articulation dans les rapports syntaxiques. Apres un certain délai dans la discussion, Chomsky a pris position centre la perspective de Postal, en insistant au contraire sur la différence de niveau entre les configurations syntaxiques et la détermination du sens . meme. Ces problemes pourraient etre retrouvés sur le terrain ou nous nous mouvons.

Surface et proces Nous nous trouvons aux prises avec des configurations for­

melles - la Gestalt qui était en question tout a l'heure en est un exemple - et ces figures abstraites, sous-jacentes a la sur-

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/ Dialogue sur les langages totaiitaires

face ~es discours effectivement prononcés, on peut dire qu'elles contnbuent a la détermination du sens, !Tiais elles ne le livrent pas pour ainsi dire mécaniquement et tout fait. Pour essayer ~raiment d'éprouver la constitution du sens dans de pareilles figures, il faut aussi faire intervenir le choc en retour des sur­f~ce.: s_on~res_ ?u discolfs sur ces figures, abstraites et pour ams1 dire mVISibles : meme les allitérations ou les assonances peuvent entrer dans l'alchimie du sens - celles du fameux syntagme « Blut und Boden », Sang et Sol, par exemple, qui ~·est pas. sans avoir joué un role dans toute la partie de la' figure qm touche au Mouvement Paysan, a la « Landvolk- : bewegur.g >, décrite par « La Ville > de von Saloman. Ce dernier livre a d'ailleurs été le plus souvent mal pen;:u, consi­déré comme l'expression d'un moment ou von Saloman se trouvait « a gauche ~. alors que, précisément, il est a ce ~ome~t dans la zone vide du « champ de forces ». Or, ce qui detennme le sens de sou áiscours dans ces années 30-31 fondamentales pour la transmission de l'énoncé nazi a l'inté~ rieur des classes moyennes paysannes, c'est cette topographie étrange qui place le Mauveiilent paysan en pleine « zone vide » dans la Gestalt du fer a cheval - mais ce sont aussi des jeux phoniques comme celui du couple « Blut und Boden ».

Tout cela doit entrer dans ce!te sé.w<i;-,~~-1 ~e. Peut-etre le mom~nt n'es!-il pas enco::~ venü pour tenter c!e fnrm::lliiití cette sémantique. Les formalisations dans ce domaine ne peu­vent etre que des préliminaires, des taches antérieures a la mise en scene des narrations, afin de les aborder avec un mínimum de grille. Mais des formalisations « finales » qui nous donneraient une sémantique fonnelle, une sémantique théorique pleinement constituée, risquent-elles d'etre des faux­semblants ? Je pense que le projet saussurien d'une sémiologie universelle a sa validité cornme idée limite. Mais la plus grande par.ie des tentatives récentes peuvent etre considérées comme nulles et non avenues, précisément paree que la sémio­logie veut désespérément capter le sens dans le signe - en quelque sorte en court-circuit - sans passer par les niveaux profonds des rapports syntaxiques, ou quasi syntaxiques et prosodiques, qui constituent l'armature sous-jacente, le pro-ces développé dans les soubassements memes du discours au

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

sens de 1' « underlying process > de Chomsky. Or c'est cela qu'il est ~dispensable de dégager, av~t d'av?ir ~u~lque chance de faire apparaitre de fagon vraunent detenmnee le << sens > de ces narrations, le < sens , de cette histoire ou, pour faire court, le « sens de l'histoire , .

Économie narrative, critique de 1' économie ·. . Le concept de science de l'histoire, manipulé de fa~ton idéo­

-logique a certaines phases du second a~res-guerre, on a q~el­que chance désormais d'en voir se dessmer_les formules dev~-

.· 'Iopp6es : elles doivent passer par l' analytzque de ces, proces a la fois distincts et articulés les uns aux autres, proces de la production et de la circulation dans la langue des marchan~is,es, proces dam: Ja production et la circulation des langues tde?­logiques ou des narrations politiques. Et chacun de ces proces est lui-meme articulé sur les divers niveaux précédemment évoqués. Une sémantique de l'histoire, cela ne peut don~ etre une science formelle pure, précisément paree qu'elle dmt sans cesse se grefier sur une sociologie des langages. De meme que la raison physicienne ne ~ouvait etre ~ne raison ((})L~re ~· apres l'apparition de la phystque n~wtome~e, :t qu il fall~1t le moment d'une critique de la ratson speculattve pure afm d'en montrer rinfirmité et les contradictions - contradictions basculant dans un vertige dialectique extremement révélateur - de meme fagon nous sommes actuellement au bord d~s po~sibilités d'une critique de la raison hist~rique qui se:mt, plus précisément, une critique de l'éronomze des narratzons (immédiates ou historiennes). Le moment est venu de passer d'une critique de la raison a une critique de l'économie. La longue marche de la pensée philosophiq~e alle~ande. a été c_e déplacement : de la critiq~e de ~a rru~~n spe~ula~ve~ pws pratique, a la critique de l'econorrue politl~U~: C est-a-?trC au << Capital », en passant par la dialectique hegehenne qm en est l'intermédiaire nécessaire. Actuellement ce passage, nous soro­mes en train de le voir s'effectuer a l'intérieur meme du champ

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Dialogue .sur les langages totalitaires

de la science historique. La science de l'histoire - comme ~a~pelle Marx - est l'enveloppe de toute science car, a-t-il ecnt dans une phrase raturée de « l'Idéologie allemande > : 4 n n'y a qu'une seule science, c'est la science de l'histoire , affirmation si hyperbolique qu'il l'a barrée d'un trait d'encr~ sur le manuscrit meme, sans pourtant l'effacer définitivement. Cett~ affirmation n'est pensable, justement, que dans la pers­pective de cette critique.

Cette critique doit nous montrer comment l'histoire n'est P~_Ie décalq~e ~bsolu, effectué par on ne sait quel obseryateur dtvm et omrusctent venant mesurer l'événement a l'aide d'un c?m?as. « pur >, qui serait le H majuscule du mot Elistoire. ~ His~orre, c'est un proces de langage, c'est une. narr.ation histonante, qui vient, comme un effet second, par-dessus quelque chose de difficile a saisir : le mixte ou le double - a la ~oís geste physique de l'hommc, activement employé a pro­dmre ses moyens de production, ou a combattre pour eux -et aussi récit qu'il en donne, narration qu'il en fait, a mesure et sans fin. Cette narration primitive par laquelle l'homme produit son action en la narrant, cette narration primitive et son. p~oces, c'~s~ cela meme sur quoi veut prendre appui la ~arra~on ~e l Ju_storiant, comme ~'appelle Hérodote, lorsqu'il m~erv11~nt ~ l3. . fin ~es g~erres mediques pour nous dire ; je v:tts racont~r, JC vms m'mt~rroger, je vais etr~ l' (( bistar >-',

je vais ~tre celui qui voit et qui sair. Que vais-je faire ? de­mande egalement Thucydide, sinon faire raconter tous ceux qui ont dit et fait la guerre du Péloponnese, et je . vais dire ensemble tous ces << narrants »; je vais écrire ensemble, je vais << syngrapher >, je vais opérer le « syngraphein » de cette sorte ~e graphie simultanée, syntaxique, de cet ensemble « grave » dans les dessous de l'action : je vais done etre a ce moment-la « l'Histoire ». Mais cette opération de connais­sance n'est possible que sur et dans le prolongement du proces narratif fondamental de l'Histoire se faisant, et ce proces fon­damental et narratif est si étroitement adhérent a la produc­tion meme de la langue marchande que seule une éc~nomie généralisée pourrait rendre compre du proces réel a double versant, marchand et langagier a la fois. Cette économie aéné­ralisée, dont on a vu l'exemple sur le terrain de la crise é~ono-

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

mique allemande et de son redressement « magique », i1 est évident qu'elle ne peut etre c<instituée que de fac;on critique. C'est dire qu'on ne va pas la « fonder > d'un seul coup, de fac;on également < magique >. On ne la détermine qu' en la critiquant, en faisant la critique des histoires déja constituées, en passant au travers des narrations idéologiquement biaisées. Par exemple, chez les historiens allemands a marque jeune­conservatrice ou a marque nationale-révolutionnaire, dans le second apres-gucrre, tels que Schwierskot ou Schüddekopf, si utiles, une fois démontés.

En résumé, cette difficile jonction entre sociologie des lan­gages et sémantique de l'histoire, nous ne pouvons la consti­tuer que dans cette critique « économique > de la narration générale, cette critique de l'économie généralisée, de part en part traversée par une économie des narrations, par une éco­nomi~ narrative. Voila les trois accents majeurs de la tache qui nous incombe : i1 est évident que ces trvis accents ne sont pas ¡¡écessairement des momei:J.ts successifs, dans la chronolo­gie d'un livre. Pas plus que M<trx ne fait tantot de la << théo­rie », tantot de la « sociologie empiriyue >, tantot de la « cri­tique philosophique '>, dans « le Capital », dans « la Critique áe l'économie politique », mais passe du modele abstrait de la théorie de la plus-value a la « snciolcgic ~ de la journée de trav~'.!l dr.ns le mSm,;; mcu:;~ment de la critique, paree que précisément la théorie de la plus-value est alimentée et déve­loppée par la sociologie de l'exploitation du sur-travail.

C'est de part en part que la critique illumine, traverse et constitue l'économie au long de son double proces.

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"d " es sémantiques

"la" sémiotique contre

mitsou ronat

Le début des années soixante a vu fleurir en France toutes sortes d~ tentatives e sémiclogiqaes », a cause Je la publication de Saussure et de Hjelmslev. La fin des années soixante a été marquée par l'introduction, dans le champ culture! pmisien, des grammaires génératives, pa­rallelement a un renouveau d'intéret pour la « séman­tique ». L'effervescence des publications a quelque peu troublé les esprits érudits ou étudiants, car les spécialistes eux-memes ne sont pas parvenus a distinguer les diffé­rences fondamentales entre les théoties : leurs écrits con­fondent des points de vue incompatibles et donnent a penser, par exemple, que sémiologie et grammaire géné­rative sont des termes synonymes. L'enthousiasme avec lequelles revues de linguistique ont accueilli l'idée d'une « Sémantique Générative » est significatif; cette pseudo­théorie déja moribonde aux Etats-Unis, du moins sous

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

sa forme primitive, cherchait effectivement a réconcilier les logiciens et les syntacticiens, mais n'avait réussi, selon les mots de Morris Halle, qu'a dépouiller le concept de « transformation » de sa pertinence scientifique.

Dans Hypotheses 1 j'indiquai les liens idéologiques pro­fonds entre la « sémiotiq~e » et la prétendue « sémantique générative », pour les opposer aux príncipes des grammai­res génératives - transformationnelles. Ces liens ont été illustrés dans deux articles d' Alain Rey, fun pub lié dans Langue Franr;aise 2 en 1969, et l'autre récemment dans La Quinzaine Littéraire 3, pour rendre compte des deux livres de Jean Pierre Faye, Théorie du Récit et Langages Totalitaires (Hermann).

Dans le premier article 4, Alain Rey conclut sur une approbation de la « Sémantique Générative »,paree que :

" Son avantage évident est de rapprocher la linguistique transformationnelle de la sémantique « européenne » et toutes les sémantiques de la logique. Cette évolution semble favorable a la con"titution d'une sémantique unifiée, ou les sim­plifications opératoires de la logique (gage de pré­cision et de vérifiabilité) seraient mises en relation avec la langue et ses produits (i.e. avec les struc­tures superficielles) par l'intermédiaire des struc­tures profondes, cette relation étant explicitée

1. « Notes pour une théorie de la forme des langues », Hypotheses sur la linguistique et la poérique, Seghers / Laffont , coi. Change, 1972, p. 185-186.

2. « Remarques sémantiques », Langue Franfaise 4, Déc. 1969. 3. « Le discours du racisme nazi », La Quinzaine Littéraire 158, Fév.

1973 . 4. « La possibilité d'une interprétation sémantique a plusieurs

niveaux >> de la grammaire (Cf. p. 25), position soutenue actuelle­ment par Chomsky, n'a ri en a voi r avec les idées de Fillmore ou de McCawley contrairement a ce que dit Alain Rey. Pour ces derniers, structure profonde et représentation sémantique se confondent.

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Des sémantiques contre la sémiotique

mieux qu'elle ne l'a jamais été avec les tra"aux de Chomsky. » (J'ai souligné.)

Que l'application de la logique aux langues naturelles soit un gage de scientificité est déja éminemment douteux et contestable; mais l'intéressant pour moi dans ce pas­sage, c'est cette quete de la sémantique unifiée, qui sert de fond aux critiques qu' Alain Rey adresse a J ean Pierre Faye dans le second article.

En effet, a:pres avoir fait l'éloge de ce qui, dans ces livres, doit etre présent dans tout travail sérieux :

« ... L'analyse des conditions linguistiques d'une formation idéologique n'avait sans doute pas été menée avec une telle ampleur, une abondance d'informations disposée en faisceaux aussi denses un sérieux, une verve, une indignation Oa ver~ de l'historieii) aussi vifs... »

Alain Rey reproche a leur auteur précisément l'origina­l~té de ,sadém~rche, c'est-a-dire le refus de toute explica­ticn se1molog•que, en fave-:..r de la C011struction d'une grammaire de l'idéologie nazie. La grammaire, en termes chomskiens, c'est une théorie particuliere pour un objet déterminé. Que les idéologies soient posées comme des objets scientifiques possibles constitue l'une des grandes nouveautés de la these. La sémiologie au contraire cherche a,. établir une ~éthodologie « unifiée », valable pour n Importe quel d1scours. Pour les sémiologues, les discours littéraires, scientifiques, politiques ou philosophiques doi­vent etre envisagés soit comme des énoncés, soit comme des systemes de signes : l'analyse ne prévoit que l'étude des surfaces, et ne permet pas de découvrir ce qui les dis­tingue fondamentalement. En ce sens, la sémiologie ou sémiotique peut etre considérée comme une version mo­derne du projet « métaphysique )) visant a la construction

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LA CRITIQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

d'une science des sciences. C'est pourquoi d'ailleurs ríen en dehors des longues discussions générales, de projets dont la réalisatioil est reportée a un futur incertain, de résultats tautologi.ques ou triviaux, n'en est sorti de parti­culierement éclairant 5.

Or, Alain Rey propose tout simplement a Jean Pierre Faye de changer son titre :

« ... Langages totalitaires n'est pas un titre clair ... L'emploi ambigu de l'adjectif totalitaire m'empéche de réécrire ce titre, par clarification plate et désabusée, comme je le souhaiterais, Discours total du Totalitarisme. »

En fait de clarification, Alain Rey réduit le travail fayen aux dimensions limitées du stmcturalisme. Personnelle­ment je dirai qu'au contraire le choix d'un titre comme Langages totalitaires résonne aux oreilles des linguistes comme le symptóme méme d'une démarche cohérente. Le choix de « langage », a u lieu de discours, signifie que 1'6tude n::: ,'&r!éte pasa la descrlptivc. d'un corpl_¡3 d'énou­cés, mais cherche a établir les regles sous-jacentes qui déterminent leur acceptabilité dans l'occurrence. Rien, par conséquent, de la classificaticn figée des parties du. discours a laquelle les ethnologues nous avaient habitués. Plutót : un systeme saisissant les contraintes imposées aux « actants » de l'Histoire, a peine perceptible pour ces derniers, mais qui permet de prédire certaines résurgen­ces, récemment, en Bolivie 6 ...

5. Cf. Jacques Roubaud et Pierre Lusson, « Sur la Sémiologie .. . des paragrammes de J. K. ». Action Poétique 41-42 et 45, 1970; Jacques Roubaud, « Sur deux Iectures sémiotiques », A ction Poérique 53, 1973.

6. Cf. Langages Totalitaires, p. 602-604.

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Des sémantiques contre la sémiotique

Le choix d'un adjectif, << totalitaire », a u lieu d'un syn­tagme prépositionncl « du Totalitarísme », signifie, si j'ai bien comprís Jean Pierre Faye, que le totalitarísme n'existe pas comme une essence qui se manifesterait dans le lan­gage, mais comme un effet de langue, certes terrifiant, en relation dialectique avec l'économie. Ce choix est done tres important, et ne releve pas Je l'esthétique. Enfin le pluríel, « Langages totalitaires », montre qu'il s'agit bien de plusieurs langages idéologiques, autant que de langues naturelles les supportant, et tenant compte de leurs mémoi­res historíq_ues respectives : ici, les exemples allemands, puis italiens.

Quelle forme prendra cette grammaire des idéologies ? Certainement pas celle d'une « sémantique lexicale · », ou « d'une sémantique du discours » comme le suggere Alain Rey. Il n'est pas question non plus de compter les mots, de faire des statistiques dans lesquelles en retrouve les données de départ et ríen d'autre. A ma connaissance Jean Pierre Faye ne propase pas de linguistique appliquée: 11 compare sa théorie aux contraintes que la métrique impose aux poetes, et qui sont parfois les mémes pour différentes langues, tout ~n se distinguant par kurs points d'application : ce que la langue offre comme entité mesu­rable. I1 rejoint ainsi les hypotheses les plus récentes de l'école chomskienne, la métrique générative de Halle et Keyser, et les regles d'intérprétation sémantique de Jackendoff 7, qui, distinctes de la syntaxe, n'en fonction­nent pas moins comme des filtres de la syntaxe. Mais c'est bien Ia ce qu'Alain Rey lui reproche, puisqu'il taxe eucore Chomsky de « mentalisme » et de cartésianisme. S'il faut le dire, Chomsky est certainement aussi cartésien que Freud. Apparemment seuls des Franc;ais peuvent ne pas rire a l'idée de considérer la linguistique « carté-

7. Semantic Interpretation in C enerative Crammar, M.I.T. Press 1972.

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'IQUE DU LANGAGE ET SON ÉCONOMIE

: hc.mnky comme un archa1sme « pré-hégé­oul<m reprendre ce type d'argumentation, je ~st ínjustifié de reprocher aux travaux: en eju~· délibéré des pbilosophies du sens, aux­nanticiens ont repris explicitement ou impli­:onceptíons platoniciennes de l'idée, ou mé­igne ~- Ce qui donnerait, en changeant ce changé:

... cette sémiologie platonicienne (sous-en­rt : ah! ah !), c'est-a-dire pré-cartésienne ... -entendu : c'est tout dire !) ».

te semble que Rey fait un contresens, pour isoru;, lorsque tout au début de son article, i1 ) fÍe du récit » par une périphrase : « (l'His­l' étr~ par les mots :.. Le concept traditionnel ·alt mis violemment en question dans la car­itiyu(;, le réseau mouvant des positions rela­mmaíre « topologique », qui situent ces l'Hi~t(JJrc et sa narration, et réciproquement. ms hi·.toirc/etre/mots ne sont ras pertinen-1h6si, ,;_ aux modeles de communicaüon, dcr.t ; ré.clarne plusieurs fois, fait dire qu'un étre · l'hi~IJJire (grammaires de l'énonciation) ou vient a l'étre, par le schéma du destinateur

taire. Ut aussi la distinction n'est pas perti­eme que le sujet parlant possede a la fois unain.: de sa langue et ses productions parti-actant\ de l'Histoire sont tous, au meme la loi '> , des destinateurs et des destinataires.

a rn<Jntré que la structure du langage est : lié C(; que l'Oll SUppose etre Sa fonctÍOll, et :stion ~cic ntifique « quelle-est-la-loi » du phi-

~ atz, "f'hr: philo.wphy of Language, Harper and Ro"· ) rcilll<~ o, /Ju Sen.<. Le Seuil, 1970, pour qui << \"homme ndc :-.. ignifiant ~-

Des sémantiques contre la sémiotique

losJphique « pourquoi-est-ce-ainsi ». Les modeles de com­munication confondent les deux questions. Faire cette distinction pour l'Histoire reviendrait a définir un sujet de l'idéologie qui dépasserait l'opposition individu/collectif, comme l'a fait Lacan pour la psychanalyse. C'est pour cela qu'au lieu de noyer immédiatement les projets et les résultats de la Sociologie des Langages dans la mode sémiologique, je propase que l'on déplace le champ criti­que pour considérer l'apport de telles analyses aux tra­vaux marxistes traditionnels. Si j'étais philosophe, j'aime­rais expliquer pourquoi les théóriciens marxistes de toutes tendances s'occupant du larÍgáge ont finalement adopté sans beaucoup de discussions.les modeles des logiciens ou ceux de la cybernétique.

Note de la rédaction

Ce qu'on a fait dernierement a Paris des concepts pris a Saussure et a Peirce - sémiologie, sémiotique -, ce que Jacques Lacan a ironiquement appelé la « sémiologie prétendue généralisée » et ou se mclent taxinomie, néo-positivisme et survivances heideggeriennes - tout cela est fort loin du travail de rechtrche qui prend sa prove­nance dans le grand mouvP.ment des formalistes futuristes russes et s'énonc.e c!a!ls les écrits du gronpe d:: Tartp a u tour e! e la rcvne Semeiotiké.

TI faut done tracer une ligne de démarcation rigoureuse entre ce dernier et ceux qui ont volé a son admirable revue jusqu'ii son iiire e• jusqu'aux caracteres grecs de sa graphie, tout en étalant une ignorance si entiere de la langue grecque qu'elle va jusqu'a ajouter a ce li tre méme une coquille personnelle et a citer avec persistance durant des années le philosophe cynique « Antisphene ». De telles bévues donnent la mesure de certaines impostures pseudo-« théori­qucs », dont le détail est semé de cuirs dignes du directeur de !'Hotel de Balbec.

Quant au détail pseudo-« axiomatique » qui s'y mele, Jacques Ron·· baud et Pien·e Lusson se sont divertis en y recensant un nombre impressionnant de perles. Les affirmations concernant les relations entre « le fameux métathéoreme de l'existence » et « le morpheme phallus » dans Maldoror y sont tout spécialement dignes d'un rire ducassien. « Les notions et symboles mathématiques semblent avoir été traités par quelques générations de copistes pervertis. »

11 s'agit done de marquer les différences entre trois domaines bien distincis, entre les continuateurs d'un mouvement révolutionnaire dans la pensée, les applications de la taxinomie - et les adeptes de la « science » de Pécuchet.

J. P. F.

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Centre d'analyse et de sociologie des langages

(C.A.S.L.)

Jean Pierre Faye J eannine Verdes-Leroux Jacques Roubaud

· Mitsou Ronat Pierre Lusson

-membre correspondant , . Jean Paris ' .

Langue 1

novembre 1973

Rédacteur en chef : Mitsou Ronat

Oirecteur de la publication : Jean Pierre Faye .

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Achevé d'im¡;r:mu­le 5 novembre 1973

sur les presses de la S.N.I. De/mas

a Artigues-pres-Bordeaux.

Prernier tirage : 4 000 exernplaires.

Dépot légal : 4• trimestre 1973.

N" d'édilt!U!" : 7186. N• d'imprimeur : 29249.

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LA CRITIQU

¡\IGAGE ET SON ÉCONOMI on a l'autre - d'une critique (( de la raison pratique }) a 1 conomie politique, e' est a di re Le Capital- le

11éorique débouche sur une critique générale de ce que articulation. Critique du langage, la ou es~ marquée la ta philosophie :- la _ narration. Critique du pouvoir ilarratif

l'épistémologie d'un travail sur les /angages ermann éd.h pour répondre a la question: ions ont rendu « acceptables » le discours nazi a plu~ gr<~Pé!~ extermination de l'histoire 7 sur une problématique centrale ales, articulation, pouvoir.

le Gérard Fromanger

ÉD ITI ONS GALILÉE

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