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ARTIGOS DOUTE METHODIQUE ET MORALE CARTESIENNE Jean-Robert Armogathe * RESUMO O artigo examina o estatuto da moral ao longo da obra de Descartes, da «moral por provisão» do Discurso à «moral como sabedoria» da carta-prefácio à edição francesa dos Princípios. A constituição da meta- física neste ínterim, com a separação entre a verdade e o bem, permite a Descartes tomar a «moral como sabedoria» como perfeita e definitiva não obstante a dúvida epistemológica que esta moral traz em seu âmago. ABSTRACT The article examines the place and nature of morals in Descartes’s works, from the « provisional morals » of the Discourse to the conception of morals as wisdom in the letter-preface to the French edition of the Principles. Descartes’s elaboration of his metaphysics, with the separati- on of the truth from the good, allows him to assume his later view of morals as wisdom as definitive and perfect despite the epistemic doubt intrinsic to this morals. Palavras-chave: Descartes, moral, dúvida, modernidade “Je puis dire, avec vérité, que la principale règle que j’ai toujours obser- vée en mes études, et celle que je crois m’avoir le plus servi pour acquérir quelque connaissance, été que je n’ai jamais employé que fort peu d’heures, par jour, aux pensées qui occupent l’imagination, et fort peu d’heures, par an, à celles qui occupent l’entendement seul, et que j’ai donné tout le reste de KRITERION, Belo Horizonte, nº 106, Dez/2002, p.9-19 * E.P.H.E. (Sciences Religieuses), Frana. Kriterion 106.p65 10/2/2006, 11:19 9

Jean-Robert ARMOGATHE, Doute Methodique Et Morale Cartesienne

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  • ARTIGOS

    DOUTE METHODIQUE ET MORALECARTESIENNE

    Jean-Robert Armogathe*

    RESUMO O artigo examina o estatuto da moral ao longo da obra deDescartes, da moral por proviso do Discurso moral como sabedoriada carta-prefcio edio francesa dos Princpios. A constituio da meta-fsica neste nterim, com a separao entre a verdade e o bem, permite aDescartes tomar a moral como sabedoria como perfeita e definitiva noobstante a dvida epistemolgica que esta moral traz em seu mago.

    ABSTRACT The article examines the place and nature of morals inDescartess works, from the provisional morals of the Discourse to theconception of morals as wisdom in the letter-preface to the French edition ofthe Principles. Descartess elaboration of his metaphysics, with the separati-on of the truth from the good, allows him to assume his later view of moralsas wisdom as definitive and perfect despite the epistemic doubt intrinsic tothis morals.

    Palavras-chave: Descartes, moral, dvida, modernidade

    Je puis dire, avec vrit, que la principale rgle que jai toujours obser-ve en mes tudes, et celle que je crois mavoir le plus servi pour acqurirquelque connaissance, t que je nai jamais employ que fort peu dheures,par jour, aux penses qui occupent limagination, et fort peu dheures, par an, celles qui occupent lentendement seul, et que jai donn tout le reste de

    KRITERION, Belo Horizonte, n 106, Dez/2002, p.9-19

    * E.P.H.E. (Sciences Religieuses), Frana.

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    mon temps au relche des sens et au repos de lesprit; mme je compte, entreles exercices de limagination, toutes les conversations srieuses, et tout ce quoi il faut avoir de lattention1 : en ces termes, Descartes expose en 1643 la princesse Elisabeth le programme de vie qui fut le sien. Loin dtre envahipar la recherche des sciences, qui occupe limagination, et la rflexion m-taphysique, qui occupe lentendement seul, Descartes a plac au cur de sonexprience le souci de la morale, la recherche de la sagesse. Lentreprisemtaphysique ne peut pas tre prise la lgre, et la publication, en 1637, duDiscours de la mthode suivi des trois Essais, est une dmarche profond-ment volontaire de la part de cet homme de quarante et un ans. Or danslexposition de leffort initial, mthodique, destin carter tout prjug,dans linstitution de ce doute hyperbolique, opration mentale qui lui sembleindispensable pour progresser dans la recherche de la vrit, pour voir clairdans ses actions et marcher avec assurance en cette vie (AT 6, 10),2 Descartesentend expressment prserver un espace daction, et par consquent unemorale de lagir.

    Cest un lieu commun de rappeler comment Descartes amnage cet es-pace immune du doute mthodique, quil nomme morale par provision, dontil met part, avec les vrits de foi, trois ou quatre maximes:

    afin que je ne demeurasse point irrsolu en mes actions pendant que la raisonmobligerait de ltre en mes jugements,3 et que je ne laissasse pas de vivre ds lorsle plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui neconsistait quen trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part (AT 6,22).

    Dont je veux bien vous faire part (ou, dans la traduction latine duDiscours : non pigebit adscribere ): une nette rserve est ainsi marquepar ce caractre confidentiel, sorte daveu dune morale possible. En 1647-1648, cest--dire dans le contexte des attaques dont il est objet de la part desJsuites en France et des ministres rforms en Hollande, Descartes explique Chanut4 et Burman5 , les raisons de sa prudence et de son aveu :

    1 Nous dsignons ldition des Oeuvres de Descartes par Charles Adam et Paul Tannery, rvise et com-plte par J. Beaude, P. Costabel et R. Rochot par AT suivi du tome et de la page. Ici lettre du 26 juin 1643,AT 3, 693.

    2 ut rectum iter vitae clarius viderem, et majori cum securitate persequerer (De methodo, AT 6, 545).3 Dans son commentaire, Ferdinand Alqui donne le sens exact de la distinction propose entre mes

    actions et mes jugements : tre irrsolu dans ses jugements, ce nest pas sabstenir de ju-ger (Oeuvres philosophiques, t. 1, p. 594).

    4 Lettre du 20 novembre 1647, AT 5, 86.5 Entretien AT 5, 178 ; Ed. Beyssade, Paris, PUF, 1981, p. 145.

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    auctor non libenter scribit ethica, sed propter paedagogos et similes coactus est hasregulas adscribere, quia alias dicerent illum esse sine religione, fide, et per suammethodum haec evertere velle.

    Etienne Gilson a admirablement comment ces trois rgles, et les appro-chements avec Charron et Montaigne sont clairants, nous y reviendrons. Ildemeure que les maximes que Descartes nonce dans cette troisime partiedu Discours de la mthode semblent fort banales: obissance la tradition,en religion comme en politique, fidlit aux rsolutions prises et restrictionde nos dsirs ce qui nous est accessible. Elles constituent un ensemblecohrent pour laction, mais qui nappelle ni lhrosme ni la saintet. Ilsagit bien dune morale par provision, condition de bien entendre ce quesignifie lexpression.

    Genevive Rodis-Lewis a rapproch du syntagme par provision unephrase du Pre Richeome (dun ouvrage, Le plerin de Lorette, paru en 1603,Oeuvres t. 2, p. 200a, que Descartes a bien pu lire) :

    en toute action projete avec prudence, il est requis de (...) faire provi-sion de moyens propres pour y parvenir 6 .

    A cette rfrence, je pense quil faut joindre le sens juridique delexpression et, surtout, prendre en considration le syntagme par provisi-on: lInventaire de Philibert Monet (Lyon, 1635) donne comme synonymesde par provision , pour commencer, en attendant 7 . Descartes crit ail-leurs, dans le mme sens:

    une Morale imparfaite, quon peut suivre par provision pendant quon nen saitpoint encore de meilleure 8 .

    Descartes propose Huygens, en 1637, un Abrg de mdecine, que jetire en partie des livres, et en partie de mes raisonnements, duquel jespreme pouvoir servir par provision obtenir quelque dlai de la Nature, et ainsipoursuivre mieux ci-aprs en mon dessein (4 dcembre 1637, AT I, 649). Ilcrit Reneri pour Pollot (1638, AT I, 35) :

    je ne me sers [dune maxime] que par provision, avec dessein de changer mesopinions, sitt que jen pourrai trouver de meilleures, et de ne perdre aucune occasi-on den chercher.9

    6 Cit dans Gen. Rodis-Lewis, Loeuvre de Descartes, Paris, J. Vrin, 1971, p. 454.7 Philibert Monet Inventaire des deus langues franoise et latine, assorti des plus utiles curiositez de lun et

    de lautre idiomes, Lyon, 1635, rimpr. de ld. 1636 chez Slatkine, Genve (1973).8 Principes de philosophie, lettre-prface, AT 9,15.9 Voir encore AT 2, 268 (par provision je vous dirai...); 3, 47 (si vous attendez que je vous dise par

    provision ma conjecture...); 3, 128 (et par provision je serai bien aise quil soit su de tous ceuxauxquels il vous plaira montrer ma rponse.

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    Il sagit bien dune morale pour commencer , de ce qui permet tout la fois dattendre et de mettre en oeuvre sans attendre: ce double sens soulig-ne toute lambigut dune dcision qui est la fois moratoire et initiale.

    La squence historico-gntique des textes permet de relire la constituti-on de la morale cartsienne dans la complexit de son intrication mtaphysi-que, depuis la morale par provision du Discours de la mthode jusquauxchanges sur la sagesse des dernires annes. La priode 1643-1650 est com-plexe: on peut difficilement dissocier la correspondance avec Elisabeth, Chanutet Christine de la rdaction contemporaine de deux grands traits : celui desPassions, rdig pendant lhiver 1645-1646, mais remani et publi par Des-cartes en 1649 seulement, celui des Principia/Principes, dont la prface lati-ne Elisabeth (1644) et la lettre-prface de ldition franaise (1646) tou-chent de prs la morale. Les trois morales de Descartes : prudence,sagesse et gnrosit10 ne peuvent donc pas tre classes dans une successi-on chronologique stricte, et les pages des Passions sur la gnrosit sontantrieures la lettre-prface sur la sagesse11 .

    En 1647, en effet, Descartes dfinit la sagesse par la seule connaissance:

    par la sagesse, on nentend pas seulement la prudence dans les affaires, mais uneparfaite connaissance de toutes les choses que lhomme peut savoir, tant pour laconduite de sa vie que pour la conservation de sa sant et linvention de tous les arts.

    La suite du texte distingue encore une sagesse incertaine (celle des opi-nions, celle des lectures) et une sagesse vritable, lie la connaissance vraieet certaine. Cette insistance sur le lien entre sagesse et connaissance parfaitenest pourtant, dans le texte latin (lettre-prface Elisabeth de 1644), quuneseule des deux voies:

    Et quamvis sufficere debeat iis qui sunt natura tardiusculi, quod, etsi multa ignorent,modo tamen firmam et constantem retineant voluntatem nihil omittendi, quo ad rec-ti cognitionem perveniant, atque id omne quod rectum judicabunt exsequendi, promodulo suo sapientes et hoc nomine Deo gratissimi esse possint: multo tamen pra-estantiores illi sunt, in quibus, cum firmissima recte agendi voluntate, perspicacissi-mum ingenium et summa veritatis cognoscendae cura reperitur.12

    10 Sous-titre et titre de la communication de T. Ruyssen au Congrs de Bordeaux Les sciences et la sages-se, 1950, p. 235-238 (rfrence donne par Genevive Rodis-Lewis, La morale de Descartes p. 5).

    11 Lettre dElisabeth 25 avril 1646 (AT 4, 404), o elle se dit fort satisfaite de toute la partie morale dupremier manuscrit du trait (des Passions) que Descartes lui avait envoy.

    12 AT 8-1, 3. Traduction franaise de labb Picot : mais, encore que ceux qui nont pas le plus despritpuissent tre aussi parfaitement sages que leur nature le permet, et se rendre trs agrables Dieu parleur vertu, si seulement ils ont toujours une ferme rsolution de faire tout le bien quils sauront, et denomettre rien pour apprendre celui quils ignorent; toutefois ceux qui, avec une constante volont de bienfaire et un soin trs particulier de sinstruire, ont aussi un trs excellent esprit, arrivent sans doute un plushaut degr de sagesse que les autres (AT 9-2, 23).

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    Le doute mthodique pargne les maximes morales que Descartes ta-blit. Mais le doute reste-t-il tranger au projet dune morale parfaite ? Com-ment peut-elle se constituer, au long des annes ? Et quel statut lui accorderdans le projet cartsien dun monde nouveau? Lexamen des passions permetdapprocher la conversion de la morale la sagesse. Loin dtre invalide parle scepticisme philosophique, la morale cartsienne se trouve tre la fois,dans ses tats successifs, hritire de la rflexion des Anciens et porteuse desexigences mtaphysiques de lage moderne. Sous le regard de la raison, elleconfre la qute de la sagesse le statut souverain de la conscience.

    Descartes commence son enseignement moral par correspondance encommentant le De uita beata de Snque (21 juillet 1645), mais trs vite ilsirrite du peu dexactitude que suit lauteur latin dans sa mthode (AT 3,264) et il lui oppose (son) opinion : il faut analyser les causes du conten-tement. Il faut chercher toutes les principales vrits dont la connaissanceest requise pour faciliter lusage de la vertu et rgler nos dsirs et nos passi-ons, et ainsi jouir de la batitude naturelle .13

    Nous relevons ici encore les deux fonctions que Descartes assigne ladmarche morale: faciliter lusage de la vertu (et nous sommes encore icidans un domaine par provision), mais aussi (et nous entrons dans le doma-ine du dfinitif) rgler nos dsirs et nos passions. Cest lunion de la vertupratique, de la vertu sans peine, de la vertu sans larmes, et de ses dsirs, etde ses passions rgles et contenues. Cette union permet la jouissance de labatitude naturelle : il sagit dun texte franais, mais le latin est tout pro-che, et il faut rappeler que deux mots latins concident au 17me sicle, beati-tudo et beatitas, que lon trouve chez Cicron et chez saint Augustin. Cecouple permet de jouer entre deux types de batitude (on trouve e scripturisbeatitas chez un auteur calviniste de la fin du 16me sicle).14

    La morale peut tre affecte par le doute de deux manires : dabord, onpeut y tudier lextension du doute mthodique et en reprer, dans ces condi-tions, le dveloppement. Mais aussi on peut envisager que le doute apparti-enne au contenu de la morale dans sa forme parfaite.

    On peut, en un premier temps, constater que le domaine thique, celuidans lequel nous introduit la morale par provision, comporte des illusionset des erreurs,15 et un disciple americain de Husserl16 a voulu tendre, cau-

    13 (4 aot 1645 AT 3, 267) voir aussi lettre du 15 septembre 1645.14 Beatitas e scripturis : un exgte calviniste au 17me sicle: Jacobus Kimedontius , La vie, la mort,

    la foi, le temps. Mlanges offerts Pierre Chaunu, Paris, 1993, p. 397-401.15 Max Scheller, Sittlichkeit und ethische Werterkenntnis, Jahrbuch fr Philosophische und Phnomenolo-

    gische Forschung, V, 1922, p. 463 (rappelant les arguments de Dietrich von Hildebrand).16 Herbert Spiegelberg, Indubitables in Ethics : A Cartesian Meditation , Ethics (Chicago), LVIII, 1947-

    48, p. 35-40.

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    se de cela, le doute la morale, pour dgager de cette mise entre parenth-ses les lments indubitables qui permettent de la fonder. On peut objecter cette exprience mentale deux arguments: dabord, Descartes ne prtendpas dans le Discours que lexprience morale chappe lerreur, cest mmepour cela quil ne propose quune morale par provision , en en donnantles motifs. Ensuite, lextension de lpoch au domaine moral aboutit moins fonder la morale qu dgager des lments sociologiques, provenant dunconstat de valeurs. Il peut tre intressant denvisager ce passage ltat zrode la dcision morale, que Descartes carte expressment. Les raisons queDescartes donne restent nanmoins valides: comment, dans ces conditions,peut-on mme juger lgitime de passer lexamen attentif des fondements ?Nest-il pas ncessaire de conserver une rmanence ( par provision ) quipermette dinitier lagir de la rflexion ?

    Dune toute autre porte me semble tre la considration que le doutesoit susceptible dappartenir la morale parfaite. Il convient ici de soulignerquune telle hypothse reflte la distinction, avance par Descartes lui-mmedans les Secondes rponses entre lusage de la vie et la contemplation de lavrit:

    Caeterum uelim ut hic memineritis me, circa ea quae licet amplecti uoluntati, accu-ratissime distinxisse inter usum uitae et contemplationem ueritatis. Nam, quod adusum uitae attinet, tantum abest ut putem nullis nisi clare perspectis esse assentien-dum, quin e contra nequidem uerisimilia puto esse semper expectanda, sed inter-dum e multis plane ignotis unum eligendum, nec minus firmiter tenendum, post-quam electum est, quandiu nullae rationes in contrarium haberi possunt, quam si obrationes ualde perspicuas fuisset electum ut in Dissertatione de Methodo pag. 26explicui (IIae Resp., AT 7, 149).17

    En commentant ce texte, Etienne Gilson a soulign quil existe un pou-voir de dtermination intrieur la volont, et mme, dans certains cas, undevoir de dtermination, indpendamment de la connaissance intellectuel-le.18 A partir de la rponse donne par Descartes Buitendijk en 1643 (sur laquestion de savoir sil est possible de mettre en doute intellectuellement

    17 Traduction de Ferd. Alqui : je vous prie ici de vous souvenir que, touchant les choses que la volontpeut embrasser, jai toujours mis une trs grande distinction entre lusage de la vie et la contemplation dela vrit. Car, pour ce qui regarde lusage de la vie, tant sen faut que je pense quil ne faille suivre que leschoses que nous connaissons trs clairement, quau contraire je tiens quil ne faut pas mme toujoursattendre les plus vraisemblables, mais quil faut quelquefois, entre plusieurs choses tout fait inconnueset incertaines, en choisir une et sy dterminer, et aprs cela ne la pas croire moins fermement (tant quenous voyons point de raisons au contraire) que si nous lavions choisie pour des raisons certaines et trsvidentes, ainsi que je lai expliqu dans le Discours de la mthode page 26 [de ld. 1637, le texte de lamorale par provision] (Oeuvres, d. Alqui, t. 2, p. 574-575).

    18 Commentaire du Discours de la mthode, p. 232.

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    lexistence de Dieu),19 Gilson dveloppe cette distinction, concluant la strictencessit de la morale provisoire, qui doit apparatre non comme un expdi-ant, ni mme comme une prcaution facultative. Il poursuit:

    son fondement mtaphysique premier est la distinction entre lordredu vrai et lordre du bien (p. 233).

    Nous touchons sans doute ici, par cette distinction, la plus originalecontribution de Descartes la modernit. En distinguant ces deux ordres,Descartes ouvrait la conscience morale les chemins et les traverses delaventure moderne. Quel type de certitude peut en effet qualifier une moralede perfection dans lordre du bien? Le bien le plus probable doit tre choisi,pour viter derrer et de connatre le malheur. Nous ne considrons pas ici lesconsquences techniques dun tel point de vue dans les querelles morales dutemps.20 Notre approche se rduit la validit philosophique de cette dis-tinction dans ltablissement dune morale dfinitive.

    Pour le dire autrement, lorsquun auteur anonyme prtendit tablir unArt de vivre heureux partir de trs belles maximes de M. Descartes21 , il dutle former sur les ides les plus claires de la raison et du bon sens , ce quirevient proposer une chimre compose par la raison et le bon sens tout lafois, un mixte de pratique et de spculatif dont on peut lgitimement se de-mander sil possde encore quelque cohrence.

    En effet, dune part, la plus parfaite morale prsuppose une entireconnaissance des autres sciences (AT IXb, 14), tandis que, dautre part,Descartes, sans attendre, propose avec son trait des Passions une vritablemorale, o la physique sert tablir des fondements certains ( Chanut,15 juin 1646, AT 4, 441-442).

    Quest-ce qui a permis Descartes danticiper de la sorte sur son propreprojet? Pour lessentiel, me semble-t-il, sa conviction dune sagesse quicorrespond lidal ultime de la vie morale.

    Les exigences de laction, crit Genevive Rodis-Lewis, maintien-nent une srie de degrs de probabilit entre la totale incertitude et lentireconnaissance de ce quil faut faire: la plus parfaite morale, en tant quelleprsupposerait ce savoir achev, ne peut tre quun idal .22

    19 AT 4, 62.20 Nous nous permettons de renvoyer J.J.I. von Dllinger et F.H. Reusch Geschichte der Moralstreitigkei-

    ten ...., (2me d., Nrdlingen, 1889, reprint 1984 Scientia Vlg, Aalan) et nos articles sur le probabilismede Caramuel (Revue de lHistoire des Religions 3, 1983 p. 465-466 et dans les actes du colloque deVigevano, Le meraviglie del probabile, Vigevano, 1990, p. 35-40).

    21 Lart de vivre heureux, form sur les ides les plus claires de la raison et du bon sens, et sur de trs bellesmaximes de M. Descartes, 1re d; Paris, 1667 (souvent attribu lOratorien Ameline, affirmation con-teste par Henri Gouhier, La vocation de Malebranche, p. 71-72, n.).

    22 La morale de Descartes, p. 118-119.

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    Plus encore, dans cet idale mme, il reste une part dindcision, voirede doute. Ce nest plus le doute mthodique du Discours, mais une forme dedoute permanent, rmanent, garantie de la rsolution. Cest ainsi que je com-prends le glissement, souvent analys par les commentateurs, entre les troisrgles de morale par provision mises dans le Discours de la mthode en1637 et celles quil nonce Elisabeth dans sa lettre du 4 aot 1645 (AT IV,265-266):

    un chacun se peut rendre content de soi-mme et sans rien attendre dailleurs, pour-vu seulement quil observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois rgles demorale, que jai mises dans le Discours de la Mthode.

    Discours de la mthode

    La premire tait dobir auxlois et aux coutumes de mon pays,retenant constamment la religion enlaquelle Dieu ma fait la grce dtreinstruit ds mon enfance...

    Ma seconde maxime taitdtre le plus ferme et le plus rso-lu en mes actions que je pourrais,et de ne suivre pas moins constam-ment les opinions les plus douteu-ses, lorsque je my serais une foisdtermin, que si elles eussent ttrs assures....

    Ma troisime maxime tait detcher toujours plutt me vaincreque la fortune, et changer mesdsirs que lordre du monde; et g-nralement, de maccoutumer

    Lettre de 1645

    [1] quil tache toujours de seservir, le mieux quil lui est possi-ble, de son esprit, pour connatre cequil doit faire ou ne pas faire entoutes les occurrences de la vie.

    [2] quil ait une ferme et cons-tant rsolution dexcuter tout ceque la raison lui conseillera, sansque ses passions ou ses apptits lendtournent; et cest la fermet decette rsolution, que je crois devoirtre prise pour la vertu, bien que jene sache point que personne laitjamais ainsi explique; mais on ladivise en plusieurs espces, aux-quelles on a donn divers noms, cause des divers objets auxquelselle stend.

    [3] quil considre que, pen-dant quil se conduit ainsi, autantquil peut, selon la raison, tous lesbiens quil ne possde point sontaussi entirement hors de son pou-

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    On peroir le changement, dune morale encore inspire du stocisme une sagesse humaine. Cest quentre temps, la constitution dune mtaphysi-que avait rendu permanente lentreprise morale. Par provision, on peut biense contenter de garder les lois de son pays et de se dcider rester rsolu dansses actions. Mais la dcouverte mtaphysique de lhomme (F. Alqui) en-trane laffirmation dune morale dfinitive et imparfaite tout la fois: Dieuseul peut totalement juger, dans ladquation du bien et du vrai, tandis quelhomme doit, pour suivre la raison , faire tout le mieux que notre enten-dement a pu connatre (Passions de lme a. 146). Dieu seul peut connatrece bonheur sans bornes quest ladquation du vrai et du bien; mais lhommeny reste pas totalement tranger pour autant.

    Lexprience de la volont me porte me connatre comme image etressemblance de Dieu :

    sola est voluntas, sive arbitrii libertas, quam tantam in me experior, ut nullius majo-ris ideam apprehendam; adeo ut illa praecipue sit, ratione cujus imaginem quandamet similitudinem Dei me referre intelligo. (Meditatio IVa, AT 7, 57).

    Cest cette image et ressemblance de Dieu, dont la volont infinie que jeporte en moi est le vestige, qui permet lhomme davoir accs, de partici-per, cette batitude que Dieu seul peut connatre par ladquation du vrai etdu bien. La preuve a contrario de la dmarche se trouve dans la tentation deleritis sicut dii:

    nous pouvons venir lextravagance de souhaiter dtre dieux, et ainsi,par une trs grande erreur, aimer seulement la divinit au lieu daimer Dieu(AT 4, 608).

    A contrario, cest bien parce que nous avons en nous limage et ressem-blance de Dieu que nous pouvons commettre lerreur de souhaiter dtre desdieux et de substituer lamour de Dieu lamour de la divinit. Mais, par

    croire quil ny a rien qui soit en-tirement en notre pouvoir, que nospenses, en sorte quaprs que nousavons fait notre mieux, touchant leschoses qui nous sont extrieures,tout ce qui manque de nous russirest, au regard de nous, absolumentimpossible. ...

    voir les uns que les autres, et que,par ce moyen, il saccoutume neles point dsirer; (...) si nous faisonstoujours tout ce que nous dicte no-tre raison, nous naurons jamaisaucun sujet de nous repentir, enco-re que les vnements nous fissentvoir, par aprs, que nous nous som-mes tromps, parce que ce nestpoint par notre faute.

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    ailleurs, cest parce que nous avons cette image et ressemblance que nouspouvons participer de cette batitude laquelle nous sommes appels: si latotale dpendance ontologique de lhomme Dieu fait de chaque instant unchoix de lacte crateur dont lternit nous dpasse infiniment, cest notreniveau dtres temporels en situation, loccasion de tel ou tel vnement,que se manifeste notre choix (Gen. Rodis-Lewis La morale de Descartesp.35). Le doute reste donc constitutif, de manire permanente, fondatrice, duprojet moral; celui-ci peut devenir dfinitif, il ne cesse pas dtre prgnant dedoute.

    Il convient ici de rapprocher Descartes de Montaigne, chez qui la ques-tion que sais-je? est un moteur permanent de curiosit, cest--direlessentiel de la dmarche philosophique: la sagesse comme dcouverte, com-me exercice et comme ascse.

    Il nest dsir plus naturel que le dsir de connaissance. Nous essayonstous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous yemployons lexprience (...) qui est un moyen plus faible et plus vil, mais lavrit est chose si grande que nous ne devons ddaigner aucune entremisequi nous y conduise. La raison a tant de formes que nous ne savons laquellenous prendre; lexprience nen a pas moins (Montaigne, Essais 3, 13 DeLexprience).

    Le doute rmanent, lintrieur mme dune morale parfaite, signifieque la sagesse dans sa jouissance nest pas limite, ne connatre pas de riva-ge, et que le questionnement qui permet lhomo viator lenrichissement debonheur que confrent lacquisition de la connaissance, son accroissement,est port par cette rmanence du doute dans lcartlement paradoxal quisitue, de faon personnelle, mais aussi de faon historique et dans sa postri-t, le questionnement de Descartes.

    Lun des points de ma morale est daimer la vie sans craindre la mort:dans une lettre Mersenne (9 janvier 1639, AT 2, 481), Descartes donne laclef intime de sa morale. Frappe comme une maxime, cette phrase permet,dans son analyse, de retrouver lcartlement des termes dans loppositionentre aimer et craindre, dans lopposition entre la vie et la mort.Aimer la vie sans craindre la mort, voil qui, pour Descartes, constitue lecur dune sagesse quotidienne, qui nest plus une morale par provision,mais qui constitue le cur dfinitif du projet moral. Et au cur de ce projetun doute constitutif persiste. Ce nest plus le doute mthodique, ce nest pasle doute sceptique, mais cest un doute pistmologique, savoir la curiosit,source suprme de la sagesse.

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  • 19DOUTE METHODIQUE ET MORALE CARTESIENNE

    BIBLIOGRAFIA

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