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LES CAHIERS DE LA FONDATION LA FABRIQUE À FANTASMES Regard sur la collection du Musée de Ouidah

La Fabrique à Fantasmes

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Regard sur la collection du Musée de Ouidah par Didier Houénoudé " L’hybridité est au cœur de la société contemporaine. Elle en est même la dynamique principale. L’hybride pourtant est le résultat du croisement de deux éléments de nature différente. L’art contemporain se fait l’écho de cette hybridation à l’œuvre dans un monde qui se complexifie de jour en jour. Le monde contemporain est la grande fabrique à fantasmes, l’univers de tous les possibles. Et les artistes sont les démiurges de ce monde nouveau. "

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La fabrique à fantasmesregard sur la collection du musée de Ouidah

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texte OriginaL en francaisDidier Houénoudé

traductiOn en angLaisEZTraduction

PhOtOgraPhiesJean-Dominique Burton

cOOrdinatiOnElise Debacker

graPhismeJean-Yves MartinBarthélémy Hlouin

© 2015 - Fondation ZinsouDépôt légal n° 8238 du 09 novembre 2015

Bibliothèque Nationale - 4ème trimestre ISBN : 978-99919-0-826-7

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Titulaire d’une Licence en Histoire (1997) et d’une Maîtrise en Archéologie (2000) obtenues à l’Université Nationale du Bénin, Didier Houénoudé a travaillé à l’École du Patrimoine Africain sur le projet ‘‘Étude de Réhabilitation du Patrimoine Historique de la Ville de Porto-Novo’’ (2001-2003). Il a ensuite été admis au sein du Collège Doctoral ‘‘Identität und Differenz. Geschlech-terkonstruktion und Interkulturalität (18. - 21. Jahrhundert)’’ de l’Université de Trier en Allemagne où il a réalisé une thèse de doctorat sous la direction de Viktoria Schmidt-Linsenhoff (Entre stéréotypes et affirmation identitaire : quatre artistes africains d’Afrique occidentale, 2007).

Historien de l’art et enseignant-chercheur à l’Université d’Abomey-Calavi (République du Bénin), son champ d’intérêt porte entre autres sur la problématique identitaire dans l’art contemporain africain, les questions patrimoniales, les arts vivants et de la scène, l’urbanisme et le développement des villes africaines. Il a dirigé la Direction de la Culture et du Patrimoine de la capitale du Bénin, Porto-Novo, et a été Conseiller Technique à la Culture du Ministre de la Culture, de l’Alphabétisation, de l’Artisanat et du Tourisme (2013-2014).

Didier Houénoudé est actuellement chef adjoint du département d’Histoire et d’Archéologie chargé des études et de la recherche à la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de l’Univer-sité d’Abomey-Calavi.

Didier hOuénOudé

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Le Musée de Ouidah est né de l’envie de partager, avec tous, la collection créée au fil des années d’existence de la Fondation Zinsou.

Cette collection est sans cesse enrichie, avec passion et volonté de contribuer à la préservation des œuvres contemporaines sur le continent africain. Chaque acquisition répond à un choix ponc-tuel, familial, libre de toute ‘‘politique d’acquisition’’ figée. Hasard ou goût inconscient, de nombreuses œuvres de la collection sont ‘‘peuplées’’ de créatures hybrides ; un point commun que voit celui qui porte un regard transversal sur la collection. De mé-diums divers et dues à des artistes variés, ces œuvres ont peut-être en commun de nous interroger sur ce que nous sommes… Ce corpus, nous l’avons soumis au regard de l’historien de l’art Didier Houénoudé, dont les recherches portent notamment sur la problématique identitaire dans l’art contemporain. A travers La fabrique à fantasmes il nous offre un point de vue subjectif sur la collection du Musée de Ouidah. Nous invitons chacun à en faire sa propre lecture.

AVANTPrOPOs

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Le XXIème siècle avait été prédit comme une ère de profonds bouleversements, de mutations si radicales et si violentes que l’humanité s’en trouverait totalement bouleversée. Pour les plus optimistes l’homme pourrait rivaliser avec les dieux tandis que pour les plus pessimistes il provoquerait son propre anéantissement. Quoiqu’il en soit les deux parties prédisent la disparition de l’Homo sapiens sapiens ou induisent sa transformation en une créature plus adaptée aux changements. C’est la loi même de l’évolution. Mais plus que tout le XXIème siècle nous questionne sur la place de l’humain dans l’évolution de la société. Notre monde n’a jamais semblé si proche de celui décrit par Herbert George Wells dans L’île du docteur Moreau1. Si une telle proximité est rendue possible, c’est parce que la société contemporaine brouille les formes de représentations de soi et des autres. L’humanité, entendue comme la nature humaine (l’essence de l’homme) n’est plus là où on l’attendait. Elle semble s’être distillée dans les différentes formes hybrides qui peuplent l’es-pace contemporain.

1. Roman de science-fi ction écrit par Herbert George Wells et paru en 1896 sous le titre original de The Island of Dr. Moreau. L’ouvrage raconte les aventures d’Edward Prendick, unique survivant du naufrage du Lady Vain qui échoue sur une île sur laquelle le Docteur Moreau et son assistant Montgomery se livrent à des expérimentations sur des animaux pour en faire des monstres, des êtres hybrides doués de parole. L’aventure s’achève de façon dramatique pour le Docteur Moreau et son assistant. Prendick, à nouveau unique survivant humain de l’île, rentre traumatisé en Angleterre après ce qui semble après tout un questionnement sur l’identité.

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L’hybridité est au cœur de la société contemporaine. Elle en est même la dynamique principale. L’hybride pourtant est le résultat du croisement de deux éléments de nature différente. L’art contemporain se fait l’écho de cette hybridation à l’œuvre dans un monde qui se complexifie de jour en jour. Le monde contemporain est la grande fabrique à fantasmes, l’univers de tous les possibles. Et les artistes sont les démiurges de ce monde nouveau.

Les créatures qui peuplent la création contemporaine sont protéiformes et semblent tout droit sorties des mythes et légendes qui ont façonné le monde. La tradition dans le Bénin méridional veut que l’artiste doive sa géniale ins-piration à la bénédiction que lui aurait octroyée Aziza, le génie civilisateur et de l’inspiration créatrice. Cet être mystérieux que Cyprien Tokoudagba repré-sente avec un corps humain et une cime d’arbre feuillue en guise de tête, appartiendrait au monde invisible.

L’artiste qui recevait la bénédiction d’Aziza avait alors la capacité de com-prendre le monde visible et le monde invisible, et la faculté de passer d’un monde à l’autre sans en être affecté. Il semble aujourd’hui qu’il soit en mesure d’abolir la frontière qui sépare les deux univers provoquant dans le nôtre, des discordances et des télescopages entre les êtres humains et des créa-tures d’un autre âge. De telles intrusions du monde surnaturel dans le nôtre ne peuvent le laisser indemne. Elles font ressurgir cette part inquiétante de notre être qui se reflète dans des métamorphoses corporelles. L’animal en nous que notre humanité s’était évertuée à refouler semble s’être libéré de sa prison.

Ainsi la condition humaine n’échappe pas à l’animalité que nous possédons tous en nous. C’est une part de notre identité. Bodo aborde ‘‘l’animalité hu-maine’’ que chaque individu posséderait en son for intérieur. Son tableau Sape met en scène un couple d’êtres à bec d’oiseau se promenant en amou-

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reux dans les rues d’une ville aux allures ultramodernes. L’homme, ou plutôt celui qui semble être le mâle parmi ces créatures hybrides est vêtu selon une mode vestimentaire que l’on retrouverait surtout dans les couches juvéniles : un tee-shirt que couvre une veste et un pantalon jeans. Sa compagne quant à elle est vêtue d’une jupe et d’un haut court faits de feuilles d’arbres. Faut-il y voir une référence au monde végétal vécu par de nombreuses populations africaines comme l’antichambre du monde surnaturel d’où aurait pu sortir le couple d’hybrides ?

Aucune agressivité ne semble se dégager des deux créatures, pas plus qu’on ne note une quelconque peur de la part des humains qui se promènent et semblent plutôt surpris par l’allure de ces créatures géantes qui donnent l’impression de parader.

Par contre le masque de Lassissi Dossou, La femme aux deux visages laisse augurer d’un personnage à la personnalité trouble et ambivalente à l’instar d’un docteur Jekyll et Mister Hyde2. Le masque cimier présente sur une face un visage féminin portant sur chaque joue et sur le front des scarifications. À l’arrière se trouve une autre face qui présente une tête d’oiseau au large bec. Les scarifications et le style du masque laissent suggérer qu’il appartient à l’aire culturelle Yoruba-Nago et qu’il est lié à la pratique du Guélédé.

Le Guélédé est une société secrète principalement originaire de la région de Kétou3. La pratique du Guélédé aurait pour fonction d’apaiser la colère des mères et d’honorer la mère primordiale dans le but de ramener l’harmonie

2. Stevenson, Robert Louis. L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde. L’ouvrage publié en 1886 sous le titre Strange case of Dr Jekyll and Mr Hyde aborde le thème du dédoublement de personnalité.

3. Kétou est une ville située dans le sud-est du Bénin, dans le Département du Plateau. La ville est peuplée en majorité de populations issues de l’aire culturelle yoruba-nago mais aussi de populations holli, mahi et fon.

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sociale. Le Guélédé exprime aussi à un autre degré la mauvaise conscience de l’homme vis-à-vis de la femme.

Selon les croyances yoruba les femmes jouiraient d’un pouvoir ambivalent qui ne serait ni positif ni négatif mais qui peut le devenir par le choix des détenteurs, en l’occurrence toutes les femmes du pays yoruba. Ce pouvoir c’est l’ase, l’énergie vitale contenue en chaque être. L’ase pourrait devenir exceptionnelle chez certaines femmes et serait capable de menacer l’harmo-nie sociale. Elles deviendraient ainsi des sorcières dont les actes mettent en danger l’équilibre social, les institutions traditionnelles. Canaliser le terrible pouvoir des ‘‘mères’’ est la fonction primordiale du Guélédé. Le masque de Lassissi Dossou représenterait ainsi le pouvoir ambivalent des femmes, et la face aviaire du masque ferait sans doute référence à l’aspect négatif de ce pouvoir. Certains oiseaux sont considérés en effet dans plusieurs socié-tés africaines comme l’une des métamorphoses qu’affectionneraient les sor-cières, notamment pour leurs déplacements nocturnes. A certains égards, l’oiseau symbolise le savoir et le pouvoir, surtout celui de la psyché. C’est certainement ce que représente Kifouli Dossou à travers le penseur figuré au sommet de la superstructure du masque Épa. La figure est entourée de personnages hybrides et de deux squelettes qui semblent la protéger, tandis que sur sa tête est perché un oiseau.

L’ ‘‘oiseau-sorcier’’ nocturne et l’oiseau posé sur la tête du penseur rappellent étrangement l’oiseau de Minerve qui ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Les créatures nées de l’hybridation apparaissent comme le reflet dyna-mique de ce qui se passe lors d’une négociation entre ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur des frontières identitaires.

Cette part en nous deviendrait bestiale lorsque nous ne réussissons pas à réaliser la symbiose parfaite des deux appartenances, humaine et animale.

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Les personnages de Seni Awa Camara nous montrent-ils notre échec ? L’im-possibilité pour nous de réaliser la symbiose finale ? Notre quête d’identité tournerait en ce moment-là en cauchemar. La clé pour l’aboutissement de cette quête de soi, de réalisation de notre être, se trouve dans l’animal en nous. Il est le gardien du temple que nous devrons affronter et auquel nous devrons nous identifier pour réussir l’épreuve ultime, celle de l’humanité. Lorsque Soly Cissé peuple ses tableaux d’animaux ou de chimères, il aborde un champ de la connaissance longuement exploré depuis l’antiquité : l’ani-malité en l’homme. Mais pourquoi les animaux ? Sont-ils porteurs d’un sens allégorique, symbolique ?

L’animalité, comme l’écrit Dominique Lestel, ‘‘hante l’humain, et définir un homme indépendamment de l’animal n’a pas grand sens’’4. Il y a donc quelque part des questionnements philosophiques ou spirituels lorsque l’on s’intéresse aux relations de l’homme avec l’animal. La construction de l’hu-main s’est faite à partir de cette part animale que nous portons en nous. Lestel propose donc de transcender l’opposition homme/animal, car écrit-il dans les dernières lignes de sa conclusion : ‘‘L’humain n’est rien sans la texture de l’animalité dans laquelle il s’est progressivement construit une niche écologique, spirituelle, juridique et affective’’5.

Le lien profond et ambigu entre l’homme et l’animal apparait déjà dans les textes mythologiques. Les dieux grecs sont ainsi capables de prendre la forme d’animaux de leur choix pour abuser leurs adversaires, leur échapper ou encore pour faire des conquêtes galantes. Certains des dieux comme Dionysos ou Pan étaient identifiés avec des attributs animaux. Dans l’Egypte antique les dieux étaient presque tous des entités hybrides mi-humaines, mi-

4. Lestel, Dominique. L’animalité, essai sur le statut de l’humain. Paris : Hatier, 1998. P. 79.

5. Ibid. P. 80

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animales, parfois représentés entièrement sous leur forme animale : Horus le dieu à tête de faucon, Thôt l’ibis ou le babouin, Sobek le crocodile, Hator la vache, Bastet la chatte, Anubis le chacal, Apophis le serpent, etc. L’iden-tification de dieux anthropomorphes ou hybrides aux caprices identiques à ceux des mortels à l’animalité et à la nature, a fini par convaincre les hommes de leur propre héritage animal et de leur double nature humaine et animale. Le darwinisme et sa théorie de l’évolution renforce la filiation naturelle entre l’animal et l’homme. Et même si la question du Chaînon manquant n’a pas livré tous ses secrets, notre parenté animale semble parfaitement établie, n’en déplaise au dogme de la Création. Certains textes bibliques se fondant sur des textes anciens de la kabbale juive décrivent les chérubins, un chœur d’anges parmi les plus puissants, comme des êtres fantastiques aux traits humains et animaux, munis d’ailes recouvertes de très nombreux yeux ; parfois bipèdes, parfois quadrupèdes. L’une des représentations les plus courantes du chérubin est celle reproduite dans le sphinx de Khéphren6 ; c’est-à-dire un lion (ailé) à tête d’homme. C’est sous cette forme que les ché-rubins ont été représentés sur la célèbre Arche d’Alliance qu’ils avaient pour charge de protéger. Ce n’est pas, cependant, la seule représentation. Le livre d’Ezéchiel en effet, les décrit comme étant des êtres humanoïdes, marchant sur deux jambes aux pieds bovins, possédant quatre bras humains et quatre ailes, et surtout quatre visages : celui d’un homme, d’un taureau, d’un lion, et d’un aigle. Ils sont en outre incandescents, luminescents et porteurs de glaives enflammés.

Les mythes qui fondent l’origine du monde, son essence et son sens, sont incarnés dans de nombreuses cultures africaines par des éléments de la

6. Khéphren est un pharaon de la quatrième dynastie de l’ancien empire égyptien connu surtout pour avoir fait construire la deuxième pyramide de Gizeh et le sphinx, monument représentant une chimère à corps de lion et à tête d’homme. Le visage du sphinx aurait été sculpté à l’image de Khéphren.

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nature : l’eau, la terre, l’air, le feu ; par des animaux-totems incarnant l’être primordial, par des figures ancestrales, héroïques ou légendaires. Agassou, l’ancêtre mythique de la dynastie royale d’Abomey serait le fruit de l’union d’une panthère mâle et de la princesse Aligbonon de Tado. Cet être fan-tastique divinisé par ses descendants symbolise le caractère conquérant de la dynastie danxoméenne. Il rejoint dans le panthéon vodun, des créatures supranaturelles telles que Mami Wata qui incarnent le croisement de trois mondes : animal, humain et spirituel. C’est certainement cette triplicité que Tokoudagba aborde dans sa peinture de Mamiwata, génie de la mer, à tra-vers son personnage tricéphale lequel tient un serpent par chaque extrémité tout en ayant un pied posé sur le corps du reptile. D’autres représentations de la déesse des mers en font une sirène au corps de femme et à queue de poisson en lieu et place des pieds.

Mais s’il semble concevable pour les mortels que les dieux ou des créatures divines puissent facilement et à loisir s’incarner en différents animaux ou autres ‘‘monstruosités’’, ce n’est pas le cas des hommes pour qui le contrôle de cette part d’animalité en eux n’est pas chose aisée. Cet héritage peut se révéler être une malédiction qui place l’élu à la lisière de la monstruosité. Des créatures comme le minotaure rappellent l’échec de la réconciliation entre l’homme et la bête en nous. Pourtant l’univers magique associé au monde animal exerce une réelle fascination sur les humains qui pensent y trouver les différentes réponses aux questions qu’ils se posent. Les rites de pas-sage dans certaines sociétés, le chamanisme sont des moyens d’arpenter un monde animalier sous contrôle et sans risques majeurs.

Si Soly Cissé, Barthélémy Toguo et Dominique Zinkpè s’intéressent au zoo-morphisme, c’est aussi pour mettre en relief nos travers, qui n’ont rien selon eux d’humains. La relation entre l’homme et l’animal qu’ils essaient de souli-gner a quelque chose de mystérieux et d’inquiétant. La bestialité humaine se

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manifeste dans sa pulsion de mort, l’instinct du sexe et du carnage indomptés par la culture. Pour avoir enfoui cette animalité profondément en lui, il faut que l’homme en ait une immense et terrifiante frayeur. Françoise Armengaud7 lève une partie du voile sur cette frayeur lorsqu’elle écrit :

‘‘À y réfléchir, c’est en lui-même que l’homme trouve son pire animal [...]. L’animalité, c’est la profondeur de l’homme, vertigineuse, une inquiétante et familière étrangeté : l’élément archaïque et ancestral, voire régressif et par là-même dévorant enfoui et énigmatique. C’est la hantise, dans tous les sens du terme, de l’humanité.’’

Mais il s’agit d’une crainte à laquelle se combine une fascination pour le moins étrange. Elle nous ramène à l’origine mythique de ce que nous fûmes, lorsque nous étions doués de capacités à nous métamorphoser en animaux. Cette animalité est investie aussi de l’énergie primordiale et d’une bestialité primitive, dont les fonds obscurs angoissent et hante le civilisé.

Une fascination qui s’explique aussi par le fait que l’animal est à la fois notre contraire et notre alter ego. En effet de nombreuses cultures africaines du golfe de Guinée, Ashanti, Ewé, Fon, Yoruba, signalent l’existence de l’alter ego animal. Dans ces cultures, le lien qui unit l’homme à l’animal n’est pas uniquement symbolique, mais également vital. Car lorsque l’animal est tué, son alter ego humain meurt aussi. Les souverains danxomèens reconnais-saient cette part animale en eux et l’assumaient entièrement. Aussi dispo-saient-ils d’un nom qui rappelait leur nature animale, bestiale et dangereuse et étaient figurés sur les bas-reliefs par des artistes sous cette forme. Ainsi le roi Guézo est-il représenté par Tokoudagba sous la forme de son double animal, le puissant buffle qui dévaste la savane, tandis que son fils Glèlè

7. Armengaud, Françoise. ‘‘Animalité et humanité’’, in Encyclopœdia Universalis, Supplément II, Les Enjeux. Paris : Encyclopædia Universalis, 1985. P. 15.

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est le lion dont le rugissement inspire la crainte aux autres créatures de la nature. Le buffle vêtu à qui l’on aurait du mal à retirer les vêtements est la représentation de Tégbéssou et le jeune homme-requin aux dents longues est celle de Kondo, futur roi Béhanzin. La définition de notre humanité se fonde sur cet autre que constitue l’animal, à la fois repoussoir et miroir. C’est dans l’image qu’il nous renvoie que nous puisons pour affirmer notre iden-tité. Mais la condition humaine est toujours mise en danger par l’animal qui sommeille en nous, et qui menace à tout instant de resurgir. En effet, d’après Edgar Morin8, l’Homo sapiens sapiens que nous sommes devenus à travers l’évolution biologique, la maîtrise technologique et la domination de la nature, porte toujours inscrit en lui son passé animal dans sa manière d’être : dans sa jouissance, sa façon d’aimer, la territorialité, l’agression. Les stratégies que nous développons pour nous adapter à notre monde environnant, pour conquérir un espace vital, pour nous procurer l’objet de nos désirs, sont liées à cette part animale en nous.

Le processus de construction de notre humanité conquise sur notre anima-lité n’est donc pas encore entièrement achevé. L’animalité en nous subsiste toujours et est une réalité dont nous ne pouvons nous débarrasser. Nous sommes en quelque sorte un lieu de conflit : entre notre part humaine et notre part animale qui ne désespère pas de prendre un jour le dessus. L’un est l’envers de l’autre. Un duo toxique en quelque sorte comme le signale Norman Catherine dans son tableau Toxic duet. La toxicité de notre ambiva-lence animalité/humanité semble représenter un poison ; mais cette menace s’adresse à qui ? La position de l’homme est celle d’un être pris entre l’abîme de son animalité et la cime de son humanité. L’animalité cependant nous parle de nous-mêmes sur un mode subversif. Car il y a dans l’animalité une profondeur qui nous révèle le monstre tapi en nous. Le monstre qui définit la

8. Morin, Edgar. Das Rätsel des Humanen. München, Zürich : R. Piper und Co. Verlag. 1974.

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face obscure la plus brutale de l’animalité : notre bestialité.

Au-delà de l’opposition entre humanité et animalité, c’est le conflit entre culture et nature qui se profile. L’état de nature serait celui duquel nous avons émergé pour aboutir à l’état de culture. Mais l’homme en accédant à la culture a abolit sa dimension naturelle. Il s’est en quelque sorte dénaturé comme le pense Jean-Jacques Rousseau. Cependant comme le montre Rousseau dans Dis-cours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes9, l’homme aurait de la sorte réussi à se défaire du déterminisme animal. C’est une des caractéristiques majeures dont ne peut s’affranchir l’animal qui doit accomplir ce pour quoi il est déterminé. Les cartésiens quant à eux soulignent que l’homme est pourvu de qualités spirituelles dont serait dépourvu l’animal. L’âme serait l’une de ces qualités inhérentes à la nature humaine, tandis que son absence de la nature animale ferait des animaux, des êtres mécaniques incapables de res-sentir la moindre émotion. En un mot, des corps sans âmes. Pour Dominique Zinkpè, pourtant, l’âme serait une créature hybride, mi-humaine, mi-animale.

Mais puisque pour les cartésiens l’âme et le corps sont de nature radica-lement distincte, il en va de même pour l’homme et l’animal. Jean de La Fontaine10 réfute cette théorie, en objectant que les animaux seraient doués à l’instar de l’homme, d’imagination sensible et d’une âme corporelle. Mais cette supériorité de l’homme sur la création entière soulignée par René Des-cartes dans Discours de la méthode11, à travers son injonction de se rendre maître et possesseur de la nature, est confortée par Rousseau qui voit dans la stupidité de l’animal, ce qui le sépare radicalement de l’humanité. Pourtant Rousseau semble reconnaître que la supériorité de l’homme sur les espèces

9. Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes. Paris : Le Livre de Poche, 1992.

10. Cf. La Fontaine, Jean (de). Discours à Madame de la Sablière.

11. Descartes, René. Discours de la méthode. Paris : Editions sociales, 1974.

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inférieures est surtout morale. Une supériorité qui selon La Fontaine n’est pourtant pas toujours conforme à la morale. Car la présomption et la vanité de l’homme l’ont conduit à s’imaginer à l’égal de Dieu.

L’opposition entre animalité et humanité sert en fait de toile de fond au pro-blème existentiel de la définition de ce qu’est l’homme lui-même. Sigmund Freud a souligné à quel point les pulsions inconscientes de l’homme peuvent être liées au monde animal.

C’est dire à quel point le conflit intérieur en l’homme en quête de son être profond, ne peut se résoudre que si cette part animale en lui est connue et assumée.

À travers les métamorphoses corporelles et les entrecroisements génériques des créatures qui hantent Dominique Zinkpè on lit une mise en question de l’identité. Une identité qui pour George Lilanga prend racine dans les mythes de la culture Makonde dont il était l’un des héritiers et des dépositaires. Ses personnages hybrides sont des caricatures de notre monde bouillonnant et trépidant. Un monde cependant moins terrifiant, moins mystérieux que le Monde perdu de Soly Cissé. Selon Dominique Stella, ‘‘Soly Cissé nous dessine un monde qu’il rêve à la fois actuel et éclatant mais aussi sombre et inquiétant, imprégné d’une tradition animiste fortement liée aux mystères de la vie humaine et animale, illuminé de l’espoir d’un monde en deve-nir qu’il voudrait meilleur mais habité par le doute d’une contemporanéité problématique.’’12

Ce monde perdu auquel rêve Soly Cissé est certainement celui de l’âge d’or raconté par de nombreuses mythologies africaines où les dieux, les hommes et les animaux cohabitaient en totale harmonie. Ce premier âge aurait été

12. Stella, Dominique. Soly Cissé. Chaleur d’été. Paris : Forma, 2011. P. 8.

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suivi de deux autres au cours desquels l’homme et l’animal perdirent leur immortalité. En effet, c’est au cours de ces phases de différenciation que la mort fit son apparition dans le monde, que l’homme et l’animal s’éloignèrent de Dieu. Lors de cet éloignement, l’homme et l’animal conservèrent certaines qualités de cette unicité originelle mais perdirent une qualité divine essen-tielle, l’immortalité.

C’est certainement le but ultime de l’hybridation des formes, des genres et des espèces entreprise par les artistes contemporains. Elle ne signifie pas la chute de l’homme sur l’échelle de l’évolution. C’est un processus tran-sitoire, cet entre-deux, le ‘‘in-between space’’ de Homi Babbha13, qui situe l’homme ‘‘métamorphe’’ aux portes de la divinisation. L’homme du présent et du futur est un mutant qui, sur le chemin de la déification voudrait à nouveau prétendre à l’immortalité. Frédéric Bruly Bouabré cependant, rappelle que le désir d’éternité des hommes peut se payer au prix fort. Ainsi la série La légende de Bêkora raconte en douze dessins de petites dimensions, l’histoire de Bêkora un chasseur en quête d’immortalité. L’homme parvint à son but, mais fut métamorphosé en pierre. Et l’artiste de conclure par cette sentence prophétique ‘‘Qui cherche l’immortalité devient ‘‘caillou’’ !!!’’. La métamor-phose dans ce cas de figure est absolument irréversible.

13. Selon Homi Bhabha, les espaces de l’entre-deux renvoient à des lieux intermédiaires de création culturelle qui exprimerait le caractère inachevé et transitoire de l’identité. Cf. Bhabha, Homi K. The Location of Culture. London : Routledge, 1994.

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TOKOUDAGBA Cyprien, Aziza, 2005Acrylique sur toile / Acrylic on canvas203 x 102 cm©Tokoudagba Cyprien

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BODO Pierre, Sape, 2006Acrylique sur toile / Acrylic on canvas99 x 119 cm©Bodo Pierre / Courtesy Bodo Amani

DOSSOU Lassissi, La femme aux deux visages, 2010Bois, pigments naturels, acrylique / Wood, natural pigments, acrylic26 x 19 x 59 cm ©Dossou Lassissi

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DOSSOU Kifouli, masque Épa, 2010Bois / Wood178 x 42 x 42 cm ©Dossou KifouliVue d’ensemble /General viewVue de détail / Detailed view

CAMARA Seni Awa, Enoukouren, 2007Terre cuite / Terra cotta107 x 34 x 20 cm ©Tous droits réservés / All rights reserved

CAMARA Seni Awa, Sans titre, 2008Terre cuite / Terra cotta104 x 32 x 31 cm ©Tous droits réservés / All rights reserved

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CATHERINE Norman, Toxic Duet, 2001Pastels gras sur papier / Oilbar on Paper175 x 120 cm©Catherine Norman

CISSÉ Soly, Carnaval mutant, 2011Acrylique sur toile / Acrylic on canvas150 x 150 cm©Cissé Soly

ZINKPÈ, L’âme, 2011Pigments et pastel gras sur toile / Pigments and Oilbar on canvas180 x 150 cm©Zinkpè

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LILANGA George, Sans titre, 2002Acrylique sur toile / Acrylic on canvas122 x 174 cm©Tous droits réservés / All rights reserved

CISSÉ Soly, Monde perdu 5, série Monde perdu, 2004Fusain sur papier/ Charcoal on paper38,5 x 54 cm©Cissé Soly

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BRULY BOUABRÉ Frédéric, série La légende de Bêkora / La légende de Bêkora seriesCrayon à papier, pastel et encre sur carton / Pencil, pastel and ink on cardboard20 x 15 cm ©Tous droits réservés / All rights reservedP

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