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3/37 Année 2003-2004 HI 904 : 1 er semestre : La France et les Français sous l’Ancien Régime (fin XV e -fin XVIII e siècle) Cours de Jean-Marc Moriceau Le cours portera sur les grandes structures socio-économiques qui ont constitué le cadre de vie des 15 à 28 millions de sujets qu’a comptés le royaume de France, de la fin du XV e siècle à la Révolution de 1789. Seront ainsi examinés le territoire, la population, les grands éco-systèmes, les cadres institutionnels fondamentaux (communautés et seigneurie), les principaux traits de l’économie, l’organisation sociale, le poids des paysans, la place des villes. Tout en insistant sur les grands facteurs de stabilité, on pointera quelques éléments d’évolution, notamment à partir de 1750. Orientation bibliographique La bibliographie qui suit est volontairement large (encore qu'il ne s'agisse évidemment que d'une sélection) afin de donner aux étudiants un éventail de choix suffisant pour tenir compte de leurs ressources, de leurs centres d'intérêts et du degré d'approfondissement qu'ils jugeront souhaitable. Les titres à conseiller en premier, et les plus accessibles sont précédés d'un ou deux astérisques. Parmi les ouvrages généraux (première partie), on s'en tiendra à un manuel de référence, parfaitement assimilé et d'usage régulier (indiqué par **) et à un ou deux autres ouvrages, utilisés à titre de complément et de comparaison. Parmi les monographies (seconde partie), il est vivement conseillé de choisir un titre pour établir une fiche de lecture et d'en consulter seulement un ou deux autres à partir de la table des matières. Ce sont ces monographies qui charpentent notre histoire rurale. Les sources indiquées (troisième parti e) ne sont aisément accessibles que dans les éditions récentes, qui rassemblent souvent de larges extraits commentés. De lecture facile et agréable, ces ouvrages — souvent courts — fourniront une connaissance plus directe des réalités, indispensable pour comprendre les anciennes sociétés rurales. On en retiendra un ou deux titres, que l'on ne consultera que partiellement.

La France et les Français sous l'Ancien Régime

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Année 2003-2004

HI 904 : 1er semestre : La France et les Français sous l’Ancien Régime

(fin XVe-fin XVIIIe siècle)

Cours de Jean-Marc Moriceau

Le cours portera sur les grandes structures socio-économiques qui ont constitué le cadre de vie des 15 à 28 millions de sujets qu’a comptés le royaume de France, de la fin du XVe siècle à la Révolution de 1789. Seront ainsi examinés le territoire, la population, les grands éco-systèmes, les cadres institutionnels fondamentaux (communautés et seigneurie), les principaux traits de l’économie, l’organisation sociale, le poids des paysans, la place des villes. Tout en insistant sur les grands facteurs de stabilité, on pointera quelques éléments d’évolution, notamment à partir de 1750.

Orientation bibliographique La bibliographie qui suit est volontairement large (encore qu'il ne s'agisse

évidemment que d'une sélection) afin de donner aux étudiants un éventail de choix

suffisant pour tenir compte de leurs ressources, de leurs centres d'intérêts et du degré

d'approfondissement qu'ils jugeront souhaitable. Les titres à conseiller en premier, et les

plus accessibles sont précédés d'un ou deux astérisques.

Parmi les ouvrages généraux (première partie), on s'en tiendra à un manuel de

référence, parfaitement assimilé et d'usage régulier (indiqué par **) et à un ou deux

autres ouvrages, utilisés à titre de complément et de comparaison.

Parmi les monographies (seconde partie), il est vivement conseillé de choisir un

titre pour établir une fiche de lecture et d'en consulter seulement un ou deux autres à

partir de la table des matières. Ce sont ces monographies qui charpentent notre histoire

rurale.

Les sources indiquées (troisième parti

e) ne sont aisément accessibles que dans les éditions récentes, qui rassemblent souvent

de larges extraits commentés. De lecture facile et agréable, ces ouvrages — souvent

courts — fourniront une connaissance plus directe des réalités, indispensable pour

comprendre les anciennes sociétés rurales. On en retiendra un ou deux titres, que l'on

ne consultera que partiellement.

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I. OUVRAGES GÉNÉRAUX

- **AUDISIO (Gabriel), Des paysans, XVe-XIXe siècle, Paris, Colin, 1993, coll. « U », 367 p.

[ouvrage commode par sa date et l'étendue de ses perspectives mais rempli de coquilles]

- *BAYARD (Françoise) et GUIGNET (Philippe), L'économie française aux XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles,

Gap, Ophrys, coll. Synthèse-histoire, 1991, 264 p. (avec bibliographie spécialisée, p. 252-

254).

- *BLOCH (Marc), Les caractères originaux de l'histoire rurale française, 3e éd., Paris, Colin, 1988

(1re éd. Oslo, Institut pour l'histoire comparative des civilisations, 1931).

- *BRAUDEL (Fernand), L'identité de la France. Les Hommes et les choses. Espace et histoire, (en

particulier, t. II : « Une économie paysanne jusqu'au XXe siècle »), rééd. Flammarion, 1990,

3 vol. (1re éd. Arthaud, 1986).

- **BRAUDEL (Fernand) et LABROUSSE (Ernest) éd., Histoire économique et sociale de la France,

t. I/2, De 1450 à 1660 par Emmanuel Le Roy Ladurie et Michel Morineau, Paris, PUF, 1977 ;

t. II, De 1660 à 1789, par Ernest Labrousse, Pierre Léon, Pierre Goubert et al., Paris, PUF,

1970 ; rééd. en format de poche, Quadrige-PUF, 1993.

- DUPÂQUIER (Jacques), La population française aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, coll. Que

Sais-Je?, 2e éd. refondue, 1993, 128 p.

- **GOUBERT (Pierre), L'Ancien Régime. I. La société. II. Les pouvoirs. Paris, A. Colin, 1969 et

1973, 232 p. et 262 p.

- **GOUBERT (Pierre) et ROCHE (Daniel), Les Français et l'Ancien Régime. Paris, A. Colin, 1984, 2

vol.

- HOUSSEL (Jean-Pierre) éd., Histoire des Paysans français du XVIIIe siècle à nos jours, Roanne,

Horvath, 1976.

- *Les XVIe et XVIIe siècles. Histoire moderne, sous la coordination de Robert MUCHEMBLED, Rosny-

sous-Bois, Bréal, 1995, en particulier chap. 7 : « Les paysans », par Serge Dontenwill (Grand

Amphi).

*Le XVIIIe siècle. Histoire moderne, sous la coordination de Robert MUCHEMBLED, Rosny-Sous-Bois,

Bréal, 1994, en particulier chap. 3 : « Agriculture et vie rurale dans la France du XVIIIe

siècle », par Jean-Marc Moriceau (Grand Amphi).

*LACHIVER (Marcel), Les années de misère. La famine au temps du Grand Roi, Paris, Fayard,

1991, 573 p.

LE ROY LADURIE, Emmanuel, Histoire des Paysans français. De la peste noire à la Révolution, Paris,

Le Seuil, 2002, 816 p. [rassemblement des contributions de l’auteur dans l’Histoire

économique et sociale de la France et dans L’Histoire de la France rurale, avec actualisation]

- *MANDROU (Robert), Introduction à la France moderne (1500-1640), Paris, Albin Michel,, 2e éd.

1974, 412 p. (L'évolution de l'humanité, 36).

- **MÉTHIVIER (Hubert), L'Ancien Régime. Paris, PUF, coll. Que sais-je?, 12e éd. 1994.

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- * SOBOUL (Albert), La France à la veille de la Révolution. Économie et société, 2e éd., Paris,

SEDES, 1974, 286 p.

II. MONOGRAPHIES

- *ANTOINE (Annie), Fiefs et villages du Bas-Maine au XVIIIe siècle, Mayenne, Éditions régionales de

l'Ouest, 1994, 541 p.

- * BOUCHARD (Gérard), Le village immobile, Sennely-en-Sologne au XVIIIe siècle, Paris, Plon,

1972, 386 p.

- ** DONTENWILL (Serge), Une seigneurie sous l'Ancien Régime : l'Estoile en Brionnais, du XVIe au

XVIIIe siècle (1575-1771), Roanne, Horvarth, 1973, 293 p.

- GALLET (Jean), La seigneurie Bretonne (1450-1680). L'exemple du Vannetais, Paris, publ. de la

Sorbonne, 1983, 647 p.

- **GOUBERT (Pierre) Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l'histoire sociale de

la France au XVIIe siècle. Paris, 1960, LXXII-653 p. + un vol. cartes et graphiques, 119 p.

(rééd. Paris, EHESS, 1982) ; éd. abrégée : **Cent mille provinciaux au XVIIe siècle, Paris,

Flammarion, coll. Science-Flammarion, 1968, 439 p.

- **LEBRUN (François), Les hommes et la mort en Anjou aux XVIIe et XVIIIe siècles, éd. abrégée,

Paris, Flammarion, coll. Science-Flammarion, 1975, 382 p.

- *LE ROY LADURIE (Emmanuel), Les paysans de Languedoc, Paris, SEVPEN, 1966, 2 vol., 1034 p.

(rééd. Paris, EHESS, 1985) ; éd. abrégée : **Les paysans de Languedoc, Paris, Flammarion,

coll. Science-Flammarion, 1969, 383 p.

- *SAINT JACOB (Pierre de), Les paysans de la Bourgogne du Nord au dernier siècle de l'Ancien

Régime, Dijon, 1960, 644 p. ; rééd. Rennes, Association d'Histoire des Sociétés Rurales,

1995, LXVIII-644 p. (Bibliothèque d'Histoire Rurale, 1).

III. SOURCES IMPRIMÉES

- *BERCÉ (Yves-Marie), Croquants et nu-pieds. Les soulèvements paysans en France du XVIe au

XIXe siècle, Paris, Gallimard-Julliard, coll. « Archives », 1974, 240 p.

- *GOUBERT (Pierre) et DENIS (Michel), 1789 : Les Français ont la parole, Paris, Gallimard-Julliard,

coll. « Archives », 1964, 270 p.

- LE ROY (Eugène), Jacquou le Croquant (1re éd. 1899), éd. Presses Pocket, 1978, avec préface

d'Emmanuel Le Roy Ladurie.

- *PLATELLE (Henri), Journal d'un curé de campagne au XVIIe siècle (Rumégies), Paris, Le Cerf,

1965.

- *RÉTIF DE LA BRETONNE (Nicolas), La vie de mon père, Paris, éd. Garnier, 1970, LV-305 p.

- *SOLNON (Jean-François) éd., Sources d'histoire moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Larousse,

1994, coll. « Textes essentiels ».

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- YOUNG (Arthur), Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, éd. critique par Henri Sée, Paris,

1921, 3 vol. (rééd. Paris, Colin, 1976).

- *Dossiers de sources publiés chaque semestre par la revue Histoire et Sociétés Rurales (depuis

1994).

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« Quand nous commençons à avoir peur d’un monde qui va trop vite, quand

nous nous affligeons de voir croître comme des champignons des banlieues tristes, nous sommes tentés de nous réfugier dans le passé, comme si le monde pouvait revenir en arrière, et nous rêvons d’une époque où la vie était plus calme, plus lente, où les choses restaient à leur place, où les changements étaient si imperceptibles qu’on avait l’impression de vivre dans un monde immobile, où le fils succédait au père, où on cultivait toujours le même blé pour manger le même pain, où les moissons restaient à la même place, les forêts aussi. Nous construisons alors un monde sans changements, mais en ne retenant que ce qui nous convient, un monde que nous ne datons pas, un monde qui s’appelle « jadis » et qui est généralement celui de la jeunesse des hommes. »

Marcel LACHIVER, Les Années de misère, 1991, p. 21.

Les Français du début du xxie siècle, pour la plupart gens des villes et des banlieues, pressés entre le bitume et les ordinateurs, de moins en moins dépendants des contraintes naturelles et des réalités agricoles, policés par des siècles d’égalité civile et de consommation capitaliste, sont assez éloignés des réalités dans lesquelles ont vécu leurs ancêtres, notamment jusqu’à la césure majeure de leur histoire sociale et politique, à savoir 1789.

De la société qui a précédé la Révolution, et qui pour certains pans, lui a survécu, ils sont de moins en moins bien armés pour comprendre la nature et le fonctionnement. Dès les derniers mois de 1789, on l’a baptisée, de manière posthume « Ancien Régime », expression qui disait clairement le souci de répudiation du proche passé.

Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville soulignait déjà que « la Révolution n’a pas eu seulement pour objet de changer un gouvernement ancien, mais d’abolir la forme ancienne de la société ». L’Ancien Régime n’est donc pas seulement une armature juridique et institutionnelle mais aussi une manière de vivre, un type de rapports sociaux et même certain état de l’économie. Les historiens parlent ainsi volontiers d’Ancien Régime politique, d’Ancien Régime économique et social. C’est à cette seconde acception que nous nous attacherons surtout.

De la fin du Moyen Age (milieu XVe) à la fin du xviiie siècle, dans ce qu’il est convenu l’époque moderne, les 15 à 28 millions de sujets qu’a comptés le royaume de France ont vécu sous l’Ancien Régime. Nous retiendrons ainsi les grandes structures socio-économiques qui ont constitué le cadre de vie des de la fin du XVe siècle à la Révolution de 1789. Seront ainsi examinés le territoire, la population, les grands éco-systèmes, les cadres institutionnels fondamentaux (communautés et seigneurie), les principaux traits de l’économie, l’organisation sociale, le poids des paysans, la place des villes. Tout en insistant sur les grands facteurs de stabilité, on pointera quelques éléments d’évolution, notamment à partir de 1750.

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Le besoin d’un retour aux sources, le fétichisme de l’épithète « médiéval », la prise de conscience de la fragilité et des héritages de ce qu’on appelle l’environnement, la nécessité d’un contrepoint aux modes de vie très urbanisés et très normalisés conduisent souvent à idéaliser le passé. Cette idéalisation est particulièrement forte autour du petit patrimoine rural, chapelles, manoirs, fermes anciennes, maisons fortes sans cesse colonisées comme lieux de villégiature. Un patrimoine qui, pour l’essentiel a été édifié, agrandi ou consolidé aux xvie, xviie et xviiie siècles. Dans cette réappropriation, bien des idées reçues font recette. Notamment ce mythe du « bon vieux temps » que seules des sociétés comme celles de l’Ancien Régime auraient su faire fructifier. Écoutons l’exergue qu’un des meilleurs connaisseurs de la société des xviie et xviiie siècles, Marcel Lachiver, a donné à son ouvrage Les Années de misère. La famine au temps du Grand roi (Louis XIV) :

« Bien clos dans sa maison de campagne du dimanche, les pieds sur les chenêts, un grand feu de bois flambant dans la cheminée, notre adepte du repos dominical contemple le carrelage de tommettes qui brille, pense avec délices au repas qui se prépare, au pain de seigle (ah ! le pain de seigle avec les huîtres), à la poularde qui cuit, à la bonne bouteille et au gâteau frais acheté chez le pâtissier. Loin de la ville, loin du bruit, il imagine vivre dans un autre monde, il arrive à croire que, pour un temps, il a renoué avec le passé.

Il oublie que, dans le passé, on mourait de froid devant le feu parce qu’il n’y avait pas de chauffage central, que le sol était le plus souvent de terre battue, la couverture de chaume et non pas de tuiles anciennes au petit moule, que le pain de seigle ne faisait les délices de personne et que tous les pauvres paysans regardaient avec envie le pain blanc des bourgeois, que la poule au pot du dimanche n’a pas nourri grand monde, et qu’on était bien aise quand on pouvait manger du pain tous les jours » Marcel Lachiver, p. 21-22).

Donc la vie quotidienne de ces siècles était rude. Beaucoup de Français ne faisaient que survivre, à la limite de la misère, tenaillés par la faim et le froid. C’est sur cette autre image aussi que le cours entend donner quelques éclairages.

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I.

Un espace immense et contrasté

La France de l'époque moderne n'avait pas de commune mesure avec celle

d'aujourd'hui. Unité de taille médiocre en 1993, l'hexagone -— si l'on compare dans le

cadre des frontières actuelles, acquises en 1860 — était aux XVe-XVIIIe siècles un

espace immense, difficile à maîtriser, à traverser et à surveiller. Vers 1450 Gilles Le

Bouvier, héraut de Charles VII, définissait ainsi la France : « De long vingt-deux

journées... et de large seize »1. En 1581, Montaigne met 15 jours pour aller de Lyon à

Bordeaux. Le territoire du royaume de France représentait un monde bien plus vaste que

le nôtre.

Alors que les conditions de transports ne changent guère, l'espace se dilate

jusqu'à la fin du XVIIe siècle, au fur et à mesure des conquêtes. Ce n'est qu'à la faveur

des améliorations du XVIIIe siècle (la « grande mutation routière ») qu'il commence à se

rétrécir. En fait, les réalités variaient selon les conditions sociales : l'espace de

l'aristocrate ou du grand marchand, sujets à de longs et fréquents voyages est bien plus

large que celui de la plupart des ruraux, même si leurs horizons ne se limitent pas

toujours aux clochers du voisinage... Mais par rapport à notre civilisation industrielle,

dans laquelle les voyages et les télécommunications abolissent les distances, l'espace

français paraissait à la fois plus cloisonné et infiniment plus large. Si les grandes

découvertes ont ouvert le monde aux dimensions de la planète à la fin du XVe siècle,

pour la plupart des hommes, l'espace est resté le domaine familier à l'intérieur duquel se

situaient leurs activités, c'est-à-dire le canton, le petit pays qui retient la mémoire

collective, regroupe la famille proche, circonscrit les échanges et les relations. D'autant

plus que la société est restée très majoritairement rurale.

1Gilles Le Bouvier dit Berry, Le Livre de la description des pays... éd. E. T. HAMY, 1908, p 30-31

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I. UN ESPACE MAL MAITRISÉ

1. L'immensité en raison de la longueur des distances

La mesure de l'espace est d'abord tirée du corps humain : pied (32,48 cm pour le

pied de roi) pouce, coudée ; puis du déplacement ou du travail : ainsi les mesures de

superficie : contenance que peut travailler un homme en une journée ("journal", arpent

... c'est-à-dire 30 à 50 ares) ou attelage de chevaux ou de boeufs en une année

("charrue", "bovée"...). Ces étalons marquent la prégnance de la vie rurale traditionnelle,

dans le cadre du terroir.

L’espace quotidien, qui est celui du travail, correspond aux horizons du village et

des clochers voisins, mais il diffère un peu selon les catégories sociales : exemple de

Toury-en-Beauce qui révèle 2 rayons d’action ordinaires (2 km pour la culture attelée

et 5 km pour le déplacement des troupeaux).

Les nouvelles circulent lentement et irrégulièrement. Sur les grands itinéraires

routiers, et en ne considérant que le transport à cheval, le plus rapide, le voyage de Paris

à Lyon exigeait 10 à 11 jours en 1664. Rouen était alors à 3 jours de Paris et Bordeaux à

15.

En 1638, lors de la naissance du Dauphin à Saint-Germain-en-Laye, le

dimanche 5 septembre, les « premières nouvelles » qui en viennent à Langres arrivent le

jeudi suivant par le courrier spécial du duc de Longueville « qui attendait exprès le

susdite naissance pour porter ces heureuses nouvelles à son dit maître » (Journal de

Clément Macheret, p. 98).

La vitesse quotidienne des coches et des carrosses, qui n'ont que 8 places, est de 40

à 50 km/jour selon les conditions météorologiques. Mais à l'extérieur des grands

itinéraires, à dos de mulet, les distances étaient encore plus longues : en avril 1648, le

curé Aulanier, parti soutenir des procès, met plus de 6 jours pour aller du Brignon (au

sud du Puy) à Toulouse avec un « fort mauvais temps de neige » mais, pour le même

trajet, il en met encore 5 en octobre 1648. 5/6 jours pour 140 km soit 25 km/jour en

moyenne : nous voilà ramené à la vitesse du piéton (Moi, Hugues Aulanier. Journal de

l'abbé Aulanier, curé du Brignon (1638-1691), t. 2, 1641-1650. Le Puy, Éditions de la

Borne, 1987).

Le réseau routier est embryonnaire, pavé seulement autour de Paris cf réseau

des routes de postes ne 1632 et en l'an V (Hist. écon. et sociale de la France, t. II,

p. 168-170 et Atlas de la Révolution Française. Routes et communications, cf.

documents 1 et 2). Au début du XVIIe siècle, la France ne possède qu'un réseau de

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routes sans cohésion et sans unité. La largeur des chemins varie à l'infini avec les

provinces : à Senlis, le chemin royal doit avoir 40 pieds ; dans le Valois, 30 ; dans le

Boulonnais, 60 etc... La carte des routes françaises dessine une mosaïque aux pièces

disjointes, aux réseaux mal ajustés, au travers desquels se dessine le réseau encore

élémentaire des chemins de poste, une France encore aux trois quarts féodale2. Pour les

particuliers, les transports inter-régionaux sont une aventure.

La voie d'eau est plus sûre mais plus lente : ici encore on retrouve les chevaux

qui halent les bateaux sur les rivières et les canaux et leur servent de renfort aux

passages difficiles. Mais l'état de ce réseau est déplorable : canaux longtemps peu

nombreux (Briare, Canal des Deux Mers) et rivières coupées d'endroits dangereux et de

péages multiples. En septembre 1675, la marquise de Sévigné prend des bateliers à

Orléans pour aller à Nantes : "Ah! quelle folie, écrit-elle à sa fille en cours de route, les

eaux sont si basses et je suis si souvent engravée que je regrette mon équipage qui ne

s'arrête point et qui va son train".

Ces nombreux obstacles ralentissaient les déplacements. Ils ne les annulaient pas.

A pied, par les cols Alpins, les grandes routes et les chemins de traverse, des dizaine de

milliers de travailleurs saisonniers se déplaçaient sur 100, 200, 300 voire 400 km. Ainsi

en était-il des colporteurs savoyards, des scieurs de long du Livradois, des maçons du

Limousin et surtout des moissonneurs qui partaient pour le Bassin Parisien assurer les

récoltes : de Basse Normandie, du Perche et du Val de Loire des équipes gagnaient ainsi

la Beauce et le Hurepoix ; de Picardie et de Haute Normandie, d'autres se dirigeaient

vers le Valois ou la plaine de France ; de Champagne, de Bourgogne et de Comté,

arrivaient les moissonneurs de la Brie...

De nombreux péages, seigneuriaux et royaux, interrompaient les transports (5688

au début du XVIIIe siècle). Enfin les moulins établis en travers des cours d'eau, les ponts

dont le franchissement nécessitait de longues manoeuvres et les mauvaises conditions

météorologiques (comme le gel lors des grands hivers) créaient des obstacles répétés.

2. Des progrès néanmoins

Le XVIIIe siècle instaure une amélioration (en 1724, 3634 péages sont

supprimés) et marque un véritable développement du réseau routier grâce à une

politique d'ensemble, à laquelle sont attachés les noms d'Orry et de Trudaine (carte p. 4

du polycopié).

2Henri CAVAILLES, La route française. Son histoire, sa fonction. Etude de géographie humaine, Paris, Colin, 1946, p. 50.

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1738, plan général des travaux (qui établit une hiérarchie entre "grandes routes"

qui relient la capitale du royaume aux capitales provinciales, "routes", qui doivent assurer

les liaisons inter-régionales, "grands chemins" et simples chemins de traverse en

organisant le calendrier des travaux suivant ce classement) et extension de la "corvée

royale" (obligation pour la population des campagnes riveraines des chantiers de

travailler gratuitement un certain nombre de jours par an à la construction et à

l'entretien des grands chemins pavés, ponts, etc )

« J’ai vu aligner la grande route du Mans à La Flèche à travers les champs, les prés et les landes. Ce fut le

peuple qui fit cette route à la corvée, les fermiers charroyaient les pierres et les autres les cassaient et

tiraient de la terre, puis les plaçaient sur la route. Elle a été commencée à la fontaine, l’an 1750. Cela ruina

le peuple, les domestiques des nobles, des moines et moinesses, et des prêtres en étaient exempts aussi

bien comme de la milice. La route n’a été finie que dix ans après son commencement ; ceux qui manquaient

à leur corvée au mois de mars et d’avril de chaque année, on les mettait en prison à leurs frais et

dépens »... « Ce sont les grandes routes qui ont facilité le commerce et qui nous ont procuré les

marchandises étrangères... mais si ces chemins nous procurent de l’aisance, nous devons en savoir bien de

l’obligation à nos ancêtres, car il leur en a bien coûté »... « Avant que la grande route fut faite, il n’y avait

aucun voiturier ici que les fermiers. On ne voyait à la campagne ni chevaux ni charrette, c’était les ânes qui

portaient et faisaient tout le service à la campagne. Comme il n’y avait pas de rouliers, c’était les métayers

qui approvisionnaient les villes et les bourgs pour le bois et les boissons » (Louis Simon, étaminier dans son

village du haut Maine au siècle des Lumières, 1984, éd. par Anne FILLON, p. 66-67, cf. Sources d’histoire

moderne, p. 759-761)

1747, création de l'École des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Résultats :

la France est en avance sur toute l'Europe (cf. carte des routes de poste en l'an V,

document 2) .

Avec la « grande mutation routière », la France inaugure sa révolution

des transports (en attendant le relais du chemin de fer au XIXe siècle à compter de la

loi de 1841). Le « pavé du roi » est à l'origine du dispositif en étoile du réseau ferré. La

route nouvelle modifie déjà la géographie humaine des pays qu'elle traverse.

Un exemple, parmi bien d'autres, pris dans une région que vous connaissez bien : la

route de Cherbourg entre Évreux et Caen. Avant 1770 l'ancien tracé passait au

Neubourg, à l'intersection de la route Rouen-Alençon. Chaque année, 35 à 40 000

bovins, venant surtout du Pays d'Auge et 80 à 100 000 moutons provenant de tous les

coins de Normandie la défonçaient en faisant halte au Neubourg avant de gagner les

marchés parisiens (Poissy et Sceaux). Le nouveau tracé passe plus au sud, de nombreux

marchands désertent le Neubourg qui perd une grande partie de son activité

économique. Passé 1770, le déclin du bourg est irrémédiable (André Plaisse, 1961 et

carte repRoduite par Pierre Chaunu, La Civilisation de l'Europe classique, p. 277).

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Ces reclassements locaux sont sla rançon d'une réorganisation routière qui réduit les

frais de transport pour tous les produits. Mais cet effort profite surtout à quelques grands

axes stratégiques et laisse de côté les liaisons locales. L'hiver, les chemins vicinaux sont

impraticables et bien des régions restent isolées. En 1789, les cahiers de doléances sont

nombreux à se plaindre de l'insuffisance des chemins locaux.

Parallèlement, une accélération des transports de voyageurs se produit : à la fin

du XVIIIe siècle, les diligences ou les voitures des Messageries Générales de France, qui

contiennent une quinzaine de places, roulent à 75/80 km par jour ce qui place Lyon et

Bordeaux à 5 jours et demi de Paris et Rouen à un jour et demi. Prenez les cartes du

poly. p. 27 : de 1765 à 1780, les temps de parcours par diligence ou messagerie se

reccourcissent singnicativement, notamment vers de Paris à la périphérie du royaume :

Toulouse passe de 15 à 7 jours, Marseille de 11 à 8 jours, Strasbourg de 10 à 5 jours.

Mais il ne s’agit que des routes de poste. En dehors des routes de poste, les

vitesses restent celles du passé et surtout les marchandises ne roulent pas à plus de 3 à

4 km/h soit d'une trentaine à une quarantaine de kilomètres par jour et les

transbordements allongent les délais : les toiles de Laval mettent 15 jours pour parvenir

à Lorient et au Havre et 20 à 25 jours pour arriver à Lille.

Localement, les chemins vicinaux sont détestables. Dans les régions de bocage,

les chemins creux deviennent de véritables fondrières lorsqu’ils sont gorgés d’eau. Dans

les régions à champs ouverts, les charrettes ne peuvent plus passer dans les chemins

boueux et coupent à travers champs, détruisant les récoltes. En 1789 encore, les plaintes

relatives au mauvais entretien du réseau vicinal sont innombrables.

Dans un mémoire de 1788, les habitants de Camembert, dont le fromage n’a pas

encore la réputation universelle qui est la sienne, font un tableau particulièrement

représentatif de cette situation :

« Pour ce qui est des chemins de communication aux villes les plus prochaines, comme

sont Argentan, Orbec et Falaise ; il est certain que la plupart sont très mauvais et même

quelques-uns impraticables, tant parce qu’ils sont trop étroits que parce qu’ils sont

défoncés, surtout ceux qui sont à la sortie de la paroisse ; il en est de même de ceux qui

tendent aux bourgs et lieux voisins, tels que sont Trun, Livarot, Vimoutiers. L’accès de ce

dernier, en particulier, ou se tient tous les lundis un des plus forts marchés qu’il y ait à plus

de dix lieues à la ronde, est très mauvais, pour ne pas dire impraticable ; plus de quinze

paroisses comme la nôtre en sont d’autant plus à plaindre qu’elles n’arrivent, et ne peuvent

sans beaucoup allonger leur chemin, arriver à ce bourg que par cet endroit, toujours

couvert d’eau, et ou se trouve quelquefois des molières (terres humides et marécageuses

où il est dangereux de s’aventurer l’hiver), dans lesquelles on a la douleur de voir souvent

tomber des chevaux chargés de différentes marchandises, au grand préjudice du particulier

auquel ils appartiennent, au détriment même de leur santé, puisque pour retirer leurs

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chevaux de ces espèces de précipices et sauver leurs marchandises, ils sont obligés, dans les

temps même les plus froids, comme en hiver, de se mettre à l’eau jusqu’à la ceinture ; aussi

on a déjà présenté des requêtes à l’effet d’obtenir la réparation de cette entrée impraticable

au bourg de Vimoutiers. Nous espérons, Messieurs, que vous voudrez bien les appuyer de

votre crédit, le représenter vous-mêmes à l’Assemblée provinciale et nous faire obtenir, par

quelque voie que ce soit, la justice que nous sollicitons. »

Il faudra attendre la loi de 1836 pour que l’État définisse les responsabilités en

mettent à la charge des communes l’entretien des chemins vicinaux, et le Second empire

pour que les travaux soient réalisés dans la plupart des régions. Sous l’ancien Régime il

n’en était pas ainsi et, une fois encore, la météorologie, et donc les facteurs naturels,

pesaient très lourdement sur les transports.

1775, effort de développement du réseau navigable : 1 000 km sont réalisés en

1789 avec les canaux de Briare (le premier xviie siècle achevé en 1642), d'Orléans, du

Charolais, de Bourgogne, de Luçon à la mer, du Midi et le système des canaux de la mer

du Nord. Il s'y ajoutait environ 7000 km de rivières navigables mais l'état de ce réseau

restait généralement déplorable. En la matière, certaines régions étaient particulièrement

défavorisées (Est, Centre, Basse-Normandie, Bretagne).

3. En fait, la maîtrise de l'espace reste géographiquement et socialement très

différenciée

Dans l'espace, l'effort principal a porté au nord d'une ligne St-Malo-Lyon où la

densité du réseau est plus forte (700 m/10 km2 contre 450 m au sud) et la qualité de

son revêtement meilleure (pavage plus fréquent). Les raisons sont à la fois économiques

et stratégiques (défense des frontières du nord-est et poids de la capitale). Dans le

Centre et le Midi, subsistent de nombreux isolats. Mais dans le Nord, les réseaux

régionaux ne communiquent entre eux que par Paris.

Socialement, on distingue plusieurs seuils. Le premier est marqué par la

détention d'une bête de selle, âne, bidet, mulet (dans le Sud-Est) et surtout cheval, en

général un animal qui sert à la fois au trait et à la selle ; le second correspond à l'accès

aux transports publics dont la vitesse varie du pas (pour les carrosses et coches où

s'entassent petits bourgeois, prêtres de campagne, employés) au galop (privilège de la

poste aux chevaux réservés aux communications officielles et aux transports des

particuliers les plus aisés). La diligence Paris-Bordeaux revient ainsi à 125 livres en 1789

contre 50 livres pour le simple fourgon, mais dans ce dernier cas, il faut 15 jours de

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route. Plus généralement, le rayon d'action est variable en fonction de la position

sociale : inter-paroissial (petite paysannerie), régional (notables, travailleurs spécialisés),

international (négoce, aristocratie).

La longueur des distances s'accroît de l'imprécision de la mesure du temps :

Longtemps les horloges furent réservées aux hôtels de ville alors que les

campagnes se contentaient des cloches de l'église paroissiale ; ce n'est qu'au

XVIIe siècle et surtout au XVIIIe que les horloges se répandent dans le monde

rural (dans les régions favorisées). Il faut attendre les années 1660 pour

qu'apparaissent les pendules, d'abord dans l'aristocratie urbaine. Chez les

notables ruraux (gros fermiers, marchands, maîtres de poste, riches curés), la

pendule n'est adoptée qu'au cours des dernières décennies de l'Ancien Régime et

la montre est un luxe, réservé à une petite élite. À la fin du XVIIIe siècle, la

majorité des ruraux écoutaient toujours les heures sonnées au clocher paroissial.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle les "cloches de la terre" (Alain Corbin) rythment

toujours la vie des paysans (cf. l'Angélus de Millet).

D'autre part, il faut tenir compte de la relative brièveté de l'existence . Un

grand voyage comme un pèlerinage (au Mont Saint-Michel, à Saint-Jacques de

Compostelle mais aussi, en cas de maladie à Notre-Dame de Liesse ou à Saint-Hubert)

marquera toute une vie. Il en est de même des campagnes militaires, d’abord celles

des miliciens recrutés dans les villages comme armée de réserve depuis 1688, et surtout

à compter des levées militaires de la Révolution et de l’Empire. Les souvenirs des

grognards de Napoléon Ier, au début du XIXe siècle, introduiront dans les campagnes

une expérience des grands espaces tout-à-fait inhabituelle.

Les privilèges locaux créaient enfin des obstacles aux communications

intérieures: l'Ancien Régime était le paradis des privilèges, c'est-à-dire des droits

particuliers qui reconnaissaient à leurs détenteurs des avantages honorifiques ou fiscaux

par rapport au droit commun. Ces privilèges ou « libertés » n'étaient pas propres aux

seuls groupes sociaux (ordres, corporations, etc.) mais aussi aux différentes provinces

(et à de nombreuses villes). Ils étaient facteurs de cloisonnement, ainsi en matière de

circulation des marchandises soumises à un régime de douanes intérieures (les "traites"

dont la multiplicité entrave le commerce, même après la simplification due à Colbert en

1664).

Mais la situation était particulièrement vive pour le sel, produit de première nécessité,

non seulement pour conserver les aliments, notamment la viande et le poisson de

carême (hareng) mais aussi pour l’élevage des animaux, la fabrication des fromages. Or,

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depuis la généralisation de la gabelle par François Ier l’espace français est coupé en 6

morceaux, codifiés par l’ordonnance de 1680 (ce. Carte) :

- la majeure partie (Ile-de-France, Orléanais, Berry, Bourbonnais, Nivernais,

Bourgogne, champagne, Picardie, hqute Normandie, Maine, Anjou et Touraine) est

soumise à la grande gabelle : le sel venant de Brouage et du comté nantais y est

fortement taxé et les habitants sont obligés d’en acheter une qsuantité minimum

dans 230 à 250 greniers royaux.

- Dans les régions de petite gabelle (Lyonnais, Beaujolais, Mâconnaisa, Bresse, Velay,

Forez, Provence, Languedoc, Roussillon et élections de rodez et Millau), le sel vient

de Peccais. Il est moins onéreux mais la consommation imposée y est supérieure.

- Les pays de salines (Franche-comté, Lorraine, Alsace) produisent leur sel et le

paient moins cher mais en absorbent davantage.

- Il en va de même des pays rédimés qui ont racheté l’impôt après une sévère révolte

en 1548 (Poitou, Aunis, Saintonge mais aussi Guyenne, Angoumois, Limousin, Marche

et une partie de l’Auvergne).

- Un tarif préférentiel « le quart bouillon » distingue les régions d’Avranches, de

Coutances et Bayeux : on y fabrique du sel en faisant bouillir du sable imprégné d’eau

de mer et les sauneries remettent, gratis, dans les greniers du roi, un quart de la

fabrication.

- Enfin, les provinces tardivement rattachées au royaume et dont l’annexion a pu être

négociée sont exemptées : Boulonnais, Artois, Flandre, Hainaut, Cambrésis mais

aussi pays de Gex, Navarre, Labour et surtout Bretagne) : le commerce y est libre et

le prix du sel bas.

Ce régime de très forte inégalité fiscale (impôt de la gabelle opposant les provinces exemptes comme la Bretagne ou l'Artois et les pays faiblement taxés comme le Sud-Ouest aux régions de grande gabelle, où l'on paye le prix fort ainsi dans le Bassin parisien. Un telle inégalité ne peut conduire qu’à la fraude et la contrebande — le faux-saunage —, sévèrement réprimée, est un véritable sport national au voisinage des frontières intérieures.

Un sport qui conduit aux galères et à la corde mais qui reste très populaire comme le montre l’exemple de Mandrin qui leva une véritable bande – les Mandrins – pour dévaliser les greniers à sel et les bureaux de tabac et libérer les contrebandiers en Dauphiné, en Vivarais, en Rouergue, en Auvergne et en Franche-Comté en 1754-1756. Il mène 6 campagnes à la barbe de la maréchaussée, dispersée en brigades trop peu nombreuses et trop distantes est impuissante… avant d’être capturé en Savoie par 500 soldats et employés des fermes.

Le 26 mai 1756, Mandrin roué vif à Valence mais son souvenir, transmis par la littérature de colportage, se maintient jusqu’à aujourd’hui : « La complainte des Brigands »…

En fait, les frontières extérieures n'étaient souvent pas plus étanches que les

frontières intérieures. L'échelle de déplacement très majoritaire correspondait au petit

"pays", rassemblant quelques dizaines de paroisses rurales liées par une commune unité

géographique (vallée montagnarde, ex. Le Pays de Bigorre dans les Pyrénées ; plateau

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de grande culture comme le Pays cauchois en Haute Normandie ou le Pays de France au

nord de l'Ile-de-France; régions de landes ou de marais, Dombes, Brière, Sologne...)

souvent autour ou à côté d'une ville. Le royaume en comptait peut-être 700.

4. Une insécurité permanente

L'ordre public n'est assuré sur les grands chemins que par des effectifs dérisoires (la maréchaussée ne compte que 3000 à 4000 gendarmes sous Louis XIV). Vols et brigandages sévissent continuellement.

On connaît les exploits de la bande d’Orgères sous la Révolution, qui chauffaient en Beauce les pieds des riches campagnards pour leur faire avouer l’emplacement de leur magot. Cette pratique était déjà signalée sous l’Ancien Régime. Dans le sud du Perche, dans les campagnes du Dunois en 1757, le curé de Thiville signale :

« en avril et mai, des fripons s’attroupaient, perçaient les maisons de nuit, surtout chez les personnes qui avaient la réputation pécunieuse, faisaient griller les personnes à petit feu pour leur faire déclarer leur argent ; ils en voulaient encore plus aux curés qu’aux autres. Mr le curé de Chapelle-Guillaume au Perche (près de la forêt de Montmirail) fut rôti auprès d’un grand feu et réduit en tel état qu’il mourut deux jours après ».

Autour de Dreux, en mai 1757, deux mendiants qui avaient assassiné un laboureur sont roués vif à Évreux. On prétendait que ces brigands étaient des déserteurs d’une garnison de Tours qui, sous la conduite d’un nommé Ficher, pillaient la campagne (E sup Eure-et-Loir, V, Thiville).

D'autre part, malgré les grandes battues organisées par la louveterie de France,

les campagnes sont périodiquement ravagées par les loups et les sangliers. Au XVIIe

siècle, les loups rôdent encore autour de Paris (en allant à la messe de minuit une petite

fille de Villejuif est mordue par un loup enragé en 1691) et en Anjou comme en Orléanais

des loups enragés font des dizaines de victimes dans les années 1690. 9 novembre 1692 : le marquis de Seignelay ordonne à l’intendant de Creil de faire une battue

aux loups aux environs de Pontgouin (Eure-et-Loir, vallée de l’Eure près des forêts de Champrond et de Senonches, sud du Thymerais). “ Le roi a été averti que cette bête qui mange les enfants a encore paru à Pontgouin ; sur quoi, SM m’ordonne de vous écrire de faire assembler les habitants de 4 ou 5 paroisses des environs pour tacher de la tuer ” (Depping, Correspondance, IV, p. 764).

Chaque grande forêt a sa "bête" :

la Bête du Gâtinais, dans les années 1650, un siècle avant la bête du Gévaudan,

aurait fait 300 morts (dévorés par des loups) entre 1652 et 1655 . « Premièrement, de mon jeune âge et de mes premières années, l’on parle de la Beste du Gâtinais »…. « Depuis, un loup prit un enfant à Blaise Bienvenu dans sa cour, un peu devant soleil couché, âgé de 2 ou 3 ans, et un à Jean Morin, de Maincy, aussi dans le même temps, sans pouvoir rien sauver » (Livre de raison de J-B.

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Vincelet, vigneron à Vaux-le-Pénil près de Melun, commencé en 1664, d’après Gauthier, 1938, p. 34).

Au lendemain de la Fronde, entre Montereau et Pont-sur-Yonne, un grand loup cervier ( ?) – sans doute y en avait-il plusieurs « causait par tout le pays une si grande consternation qu’on ne parlait que de la bête du Gâtinais comme d’une chose effroyable… Cette misérable bête y dévorait tant de gens… qu’elle en avait déjà fait mourir plus de 600 de compte fait. Elle en voulait particulièrement aux femmes et aux filles, et leur mangeait les deux mamelles et le milieu du front, puis les laissait là » (Mémoires de Madame de la Guette, p. 161-164).

la bête du Limousin en 1699-1699 qu’on appelle vulgairement la « mal bête »

la fameuse bête du Gévaudan au moins 101 morts de 1764 à 1767.

Que l'on songe encore au début du XIXe siècle, aux loups du Périgord qui faisaient

tant peur à Jacquou le Croquant. Il y aura encore la bête des Cévennes de 1809 à

1817 (60 à 80 morts dont 32 identifiés).

L’armement est insuffisant (fusil à un coup au xviiie siècle et surtout armes

blanches) le droit de chasse réservé aux seigneurs haut-justiciers, les rivalités de

compétences et de juridictions multiples. Tout cela faire les loups. Les guerres civiles et

étrangères multiplient les cadavres qui accoutument les loups à la chair humaine.

« Ce qui attire aussi quantité de loups en un pays, ce sont les guerres : car les loups suivent toujours un camp, à cause des carnages des hommes, chevaux, et autres animaux qu’on y trouve morts. Et quand ils sont accoutumés à manger chair d’hommes, à peine en veulent-ils manger d’autre, et en sont fort friands ; et s’ils n’en trouvent de morts, courent sus aux vivants : comme à quelques jeunes laquais, fillettes ou petits enfants, et pauvres simples gens, quand ils les trouvent à l’écart, et les tuent et les mangent ” (111v°).

Périodes de guerres : Guerres de Religion (1592-1598), Guerre de Trente ans (1618-

1648) suivie de la guerre franco-espagnole (1648-1659), guerre de Hollande (1672-

1678), guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697), de la succession d’Espagne (1701-

1714), de la succession de Pologne (1733-1738), de la succession d’Autriche (1740-

1748), Guerre de 7 ans (1756-1763), Guerre civile et étrangère (1792-1802).

De ces liens, les contemporains étaient bien conscients : Avant la guerre de Sept Ans, il n’y avait pas de loups en Allemagne, après ils s’y sont multipliés : “ Ces

bêtes féroces… se repaissent des chevaux qui périssent en si grand nombre dans les campements de l’arrière-saison ; souvent elles dévorent, comme je l’ai déjà observé, les cadavres des soldats tués en détachement et qui n’ont point la sépulture militaire, comme à la suite des grandes batailles ” (Delisle de Moncel, 1768, p. 47-49).

Sans exagérer ce phénomène, il est clair que dans certains régions cela crée une

véritable psychose dans les esprits. De là vient la croyance aux loups garous et l’essor

du fantastique :

Les effets strictement démographiques sont difficiles à mesurer faute d’études exhaustives et

surtout en raison du nombre important de blessés non indiqués. Seuls les décès sont enregistrés.

De ces ravages qui désolaient plusieurs mois de suite toute une province, voici un

exemple, en plein milieu du règne de Louis XIV :

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février 1693-juin 1694 : en Touraine, une bande de loups sème la panique dans la région de Bourgueil ; en juin plus de 70 personnes ont été tuées et autant de blessées. Au total plus de 200 personnes auraient été tuées, dont 12 femmes et enfants à Benais, 7 à Bourgueuil, 12 à Continvoir, d’autres à Varennes-sous-Montsoreau (Lebrun, 290). Voici le décompte de 102 victimes dûment recensées dans les registres paroissiaux

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La « Bête de Touraine » : 66 victimes mortes sous la dent du loup en 1693

19 février 1693 Saint-Patrice Pierre Boiron 9 ans « dévoré par une beste inconnue »

24 février 1693 Courtinvoir Antoinette Boriaut 7 ans « trouvée dans les landes … dévorée par une beste féroce »

01 mars 1693 Avrillé-St-Symphorien René Baupix 13 ans « dévoré par la beste »

01 mars 1693 Avrillé-St-Symphorien Cath. Baunier 13 ans « dévoré par la beste »

17 mars 1693 Benais Silvine Quische 28 ans « dévorée par les bestes féroces »

29 mars 1693 Benais Fleurant Serraut 3 ans « dévoré et mangé par les bestes féroces »

13 avril 1693 Les Essards Marie Bresseau 17 ans « sépulture d’ossements que la beste avoit dévorée… près la Rapinerie »

15 avril 1693 Restigné Fille « dévorée par la beste farouche »

01 mai 1693 Restigné Louis Abraham « dévoré par une beste farouche »

04 mai 1693 Courtinvoir Cath Guignard « dévorée par lad. beste qui fait des ravages continuels »

08 mai 1693 Avrillé-St-Symphorien

Urbanne Baudnier 10 ans « mangée par la beste, ne restant plus que les entrailles »

28 mai 1693 Benais Marg. Gaucher 20ans « dévorée par les bestes féroces »

30 mai 1693 Avrillé-St-Symphorien Charlotte Tupin « étranglée par la beste »

03 juin 1693 Benais Urbain Moriceau 13 ans « dévoré par la beste »

03 juin 1693 Courtinvoir Urbain Guibert 7 ans « estranglé et à demi-mangé par une beste féroce faisant quantité de semblables ravages

dans les campagnes icy »

05 juin 1693 Bourgueil Nicolas Boudri 2 ans

05 juin 1693 Bourgueil Marie Delacroix, épouse Boudri

48 ans

« tous deux dévorés ce matin, au lieu de la Coudraie, par une beste féroce »

09 juin 1693 Rillé Frse Nuard 50 ans

09 juin 1693 Rillé André Lallemand 17 ans

« dévorés par une beste cruelle en forme de loup »

09 juin 1693 Rillé Michèle Beldent 18 ans « dévorée par la mesme beste »

10 juin 1693 Continvoir André Mercier 7 ans « demi-mangé par cette même beste féroce qui fait tant de ravages »

17 juin 1693 Benais Marg. Arrault 60 ans « dévorée par les bestes féroces »

17 juin 1693 Continvoir Marie Audebert 11 ans « le corps trouvé dans les bois où la bête l’avait dévorée, gardant les bestiaux […] où

elle était en condition »

26 juin 1693 Avrillé-St-Symphorien Marie Godefroy 55 ans « avait été dévorée par la bête »

28 juin 1693 Continvoir Marie Chasteau 22 ans « étant en condition en cette paroisse, laquelle a été trouvée demi étranglée,

gardant des bestiaux, par cette même bête féroce, continuant ses mêmes cruautés »

5 juillet 1693 Continvoir Cath. Forest 22 ans « servante de Jean Mercier […], dévorée par cette même bête féroce »

9 juillet 1693 Avrillé-St-Symphorien Marie Grange 12 ans « avait été mangée par la bête, il ne restait que la tête et un bras »

10 juillet 1693 Ingrandes-de-Touraine

René Épinard 50 ans « étranglé par une bête féroce »

10 juillet 1693 Ingrandes-de-Touraine

Renée Épinard 11 ans « dévorée et mangée »

17 juillet 1693 Continvoir Pierre Fillon - « dévoré le jour précédent par ladite même bête »

23 juillet 1693 Avrillé-St-Symphorien Martin de Larçay 5 ans « avait été mangé presque tout de la bête »

24 juillet 1693 Avrillé-St-Symphorien Renée Moriceau 27 ans « avait été presque entièrement mangée par la beste »

24 juillet 1693 Benais Urbanne Faucher 10 ans « dévorée par les bêtes féroces »

28 juillet 1693 Les Essards Madeleine Baron 55 ans « sépulture d’ossements » « a été dévorée »

2 août 1693 Avrillé-St-Symphorien Madeleine Turpin 14 ans « avait été étranglée par la bête »

8 août 1693 Avrillé-St-Symphorien Vincent Chauveau 12 ans « avait été presque tout mangé de la bête »

22 août 1693 Langeais Jean ___ 13 ans « lequel ayant été attaqué par la mauvaise bête, vers Les Mortiers, et étant à demi mort,

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comme on le conduisait dans l’hôpital de Luynes, il a expiré devant l’église de ce lieu »

24 août 1693 Benais Jeanne Faneuvau 64 ans « dévorée par les bêtes féroces »

28 août 1693 Bourgueil Femme d’Élie Matherion

« mort funeste » « dévorée par les bêtes »

30 août 1693 Benais Marie Bedoit 12 ans « dévorée par les bêtes féroces »

8 sept. 1693 La Chapelle-sur-Loire

Catherine Parfait 17 ans « étranglée par une bête féroce »

27 sept. 1693 Saint-Patrice Marie Fair 34 ans « dévorée et étranglée par une bête féroce »

29 sept. 1693 Saint-Patrice Urbanne Dardeau 25 ans « étranglée par la bête carnassière »

19 nov. 1693 Bourgueil Marie Mutin 18 ans « mort funeste » « étranglée par une chose féroce »

22 nov. 1693 Coutinvoir Fille 15 ans « dévorée par la mauvaise bête à Moligeon où elle était en service »

23 nov. 1693 Bourgueil Fils « mort funeste »

25 nov. 1693 Restigné Fils « les restes… par la bête »

27 nov. 1693 Bourgueil Fille de Louis Beragnard

7 ans « mort funeste » « étranglée par la bête fauve »

28 nov. 1693 Langeais Françoise Auger 22 ans « plus de demi mangée par une mauvaise bête »

29 nov. 1693 Langeais Françoise Feruillet « étranglée et à demi mangée par la mauvaise bête »

29 nov. 1693 Mazières-de-Touraine

Martin Cramblay 9 ans « dévoré par un loup »

30 nov. 1693 Langeais George Peprigne « mort étranglé et à demi mangé de la mauvaise bête »

1er déc. 1693 Langeais François Ride « mort étranglé et les deux tiers mangé de la mauvaise bête »

2 déc. 1693 Mazières-de-Touraine

Urbain Barier 17 ans « dévoré par un loup »

3 déc. 1693 Langeais Florent Galnier « mort étranglé et presque tout mangé de ladite mauvaise bête »

3 déc. 1693 Mazières-de-Touraine

Étienne Chanier 16 ans « dévoré par un loup »

3 déc. 1693 Mazières-de-Touraine

Marie Depeigne 17 ans « dévorée par un loup »

13 déc. 1693 Langeais Anne Sinlon « morte étranglée et son corps les deux tiers mangé par la mauvaise bête »

13 déc. 1693 Langeais Catherine Dupin « morte étranglée et son corps demi mangé par la mauvaise bête »

13 déc. 1693 Langeais Fille de Jean Grenier

25 ans « morte étranglée et son corps tout mangé par la mauvaise bête »

17 déc. 1693 Les Essards Anne Lalemanet 9 ans « sépulture d’ossements » « dévorée de la bête féroce »

18 déc. 1693 Langeais Marie Bretonneau « morte étranglée et son corps demi mangé par la mauvaise bête »

20 déc. 1693 Saint-Patrice Fille 20 ans « dévorée par la bête carnassière »

27 déc. 1693 Langeais Anne Basson « morte étranglée de la mauvaise bête et son corps demi mangé »

30 déc. 1693 Langeais Gervais Duvan « mort étranglé et son corps demi mangé »

30 déc. 1693 Langeais Jean Dupin « mort étranglé et son corps les deux tiers mangé de la mauvaise bête »

____

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1694 Touraine: 36 victimes mortes sous la dent du loup

13 janvier 1694 St-Michel-sur-Loire Marie Despeigne 24 ans « mangée par la beste »

3 février 1694 St-Michel-sur-Loire Thomas Girard - « mangé par la beste »

13 février 1694 Hommes Jean Marechaux 15 ans « estranglé par le loup »

20 février 1694 Hommes Jean Aubry 13 ans « estranglé par le loup »

24 février 1694 Langeais Pierre Porcheron - « mort estranglé et son corps à demi mangé de la mauvaise beste »

27 février 1694 Hommes Susanne Charpentier 24 ans « estranglé par unloup »

2 mars 1694 Benais Michel Moriceau 6 ans « dévoré par les bestes féroces »

5 mars 1694 Continvoir René Gaucher 14 ans « estranglé »

7 mars 1694 Continvoir Marguerite Fontaine 6 ans « estranglée par la beste »

8 mars 1694 Langeais Michelle Berger - « morte blessée par la mauvaise beste »

18 mars 1694 Continvoir Etiennette Tessier 6 ans « estranglé par la beste »

24 mars 1694 Langeais Françoise Chaumin - « morte estranglée par la mauvaise beste et son corps demi mangé »

8 avril 1694 Hommes Urbaine Fourmi 55 ans « dévoré par un loup »

10 avril 1694 Les Essards Marie Chaumin 16 ans « dévoré des bestes »

15 avril 1694 Hommes Perrine Lejaudry 66 ans « dévoré par un loup »

26 avril 1694 Langeais Innocent Bauge - « estranglé et à demi mangé par lesdites mauvaises bestes »

3 mai 1694 Les Essards Jacques Besnard 16 ans « dévoré »

5 mai 1694 Continvoir Perrine Bretonneau 13 ans « dévorée par la mauvaise beste, autour de la maison de Noël Mercier où

elle estoit en service »

16 mai 1694 Les Essards Marie Proust 12 ans « dévorée »

20 mai 1694 Les Essards Urbain Gauffier 15 ans « trouvé mort dans les bois »

24 mai 1694 Benais Louis Arnault 16 ans « dévoré par les bestes féroces »

28 mai 1694 Hommes Jean Huet 15 ans « dévoré par un loup »

3 juin 1694 Bourgueil Fille de Pierre Moriceau

24 ans « mort funeste » « estranglée par la mauvaise beste »

10 juin 1694 Hommes Urbain Janvier 12 ans « dévoré par un loup »

12 juin 1694 Continvoir Jean Baudrier 9 ans « dévoré par la mauvaise beste »

14 juin 1694 Continvoir Jacques Basnan 11ans « domestique de Jean Charesseiner, dévoré par la mauvaise beste »

22 juin 1694 Mazières-de-Touraine Anne Momy 43 ans « dévorée par un loup »

28 juin 1694 Benais Urbain Ory 15 ans « dévoré par les bestes féroces »

29 juin 1694 Benais Anne Basse 28 ans « dévorée par les bestes féroces »

9 juillet 1694 Hommes Marie Gilbert 10 ans « demi dévorée par un loup »

14 juillet 1694 Les Essards Marie Laurent 20 ans « dévorée des bestes »

14 juillet 1694 Hommes Fille en nourrice 1 an « par un loup emporté »

14 juillet 1694 Hommes Fille 10 ans « il l’a estranglé »

17 juillet 1694 Langeais François Gaudin - « tué par une mauvaise beste et son corps demi-mangé »

17 juillet 1694 Mazières-de-Touraine Marie Leproz 27 ans « dévorée par un loup »

4 août 1694 Hommes Urbanne Lune 34 ans « dévorée par un loup »

Enfin les guerres civiles et les luttes féodales (que révèlent en Auvergne les

Grands Jours tenus par le Parlement de Paris en 1665 et relatés par Fléchier) sèment la

terreur dans l'intérieur du royaume. Les provinces frontières, de l'Est en particulier

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(Champagne, Lorraine, Alsace, Bourgogne) sont mises à feu et à sang pendant les

guerres de Religion et pendant la Guerre de Trente ans.

Les soldats désorganisent la vie économique : travaux des champs, industrie,

commerce…

Un exemple parmi bien d’autres : la région de Langres pendant la guerre de

Trente ans : Le 5 janvier 1641, la foire des Rois à Langres est perturbée par des pillards Croates et comtois,

venus de gray qui tiennent les grands chemins, font quantité de prisonniers et enneiger le bétail « ce qui a causé la ruine à une infinité de pauvres marchands » (Macheret, I, p. 148).

La soldatesque s’empare des chevaux de labour.

Le 6 avril de la même année 1641, « la nécessité du labourage a été si grande en ce

pays que l’on a vu 6 hommes attelés à la charrue en forme et place de bêtes et la

tirer pour labourer au finage de Torcenay » (Macheret, I, p. 153).

En 1643, conclut le curé Macheret, après de fastidieuses relations de ravages de

soldats qui volent le bétail de tous les villages : « Faut savoir que nos garnisons que nous

avions dedans nos châteaux de France faisaient la guerre aux pauvres paysans et

aux bestiaux du comté, et les Croates, Espagnoles et comtois qui tenaient les places

du comté », faisaient pareille guerre aux paysans et bestiaux de France, ce qui a

grandement ruiné le pays et n’a rien profité aux deux couronnes et tous les

libertins de par et d’autre se faisaient soldats pour voler plus hardiment et impunément :

les villes et les laboureurs payant tout le coût de cette guerre, se sont épuisés jusqu’au

sang pour ainsi parler car ils ont tiré jusqu’à la dernière pièce et on fait des emprunts

qu’ils ne paieront peut-être jamais » (Macheret, I, p. 271).

Conclusion : destruction du capital économique, de la population, et endettement… le

long terme est aussi compromis que lze court terme.

Jusqu'à l'encasernement des troupes à partir de Louvois, la peur des "gens de

guerre" est une réalité quotidienne qui explique la grande vague de fermeture des

villages (fin XVIe-début XVIIe s.) et le rôle refuge joué longtemps par les châteaux

(jusqu'à la Fronde, en 1652).

Les contemporains se rendent compte après coup de l’arrivée de ce fléau

En Brie, en 1559, Henri II,, une fois mort, est célébré par le prieur Claude Haton comme le “ père des laboureurs ” :

“ Il avoit bien pollicé la gendarmerie, et en telle façon y avoit mis ordre que les gens de guerre n’eussent osé rien prendre des biens du laboureur, sans le payer de gré à gré ; et a ceste ordonnance esté observée toute sa vie, c’est-à-dire le temps de son règne, qui a esté de treize ans non entiers (1547-1559), …

Non seulement lesditz gens de guerre n’eussent osé prendre aulcune chose sur les laboureurs sans payer, mais aussi ne les eussent osé desteler de leur harnois et charrue (préservation de l’attelage), ni les destourner de leur labourage pour se faire

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guider, eux ni leur bagage… ni prendre leurs chevaux, harnois ni charrettes (véhicules de transport), sinon en cas de nécessité et en payant.

Cest ordre fut tout son règne si bien observé que les laboureurs n’eussent daigné fermer les huis de leurs caves, celiers, garniers, coffres et aultres serrures de leurs maisons pour les gens de guerre, tant ilz se gouvernoient honnestement, selon laditte ordonnance. Les poulles, poullets, chapons et aultres volailles estoient parmi les jambres desditz gens de guerre ès maisons des laboureurs quand ilz y estoient logez, et si n’en eussent pas tué une seule sans demander congé à l’hoste et pour l’argent.

Ils ne faisoient bruict ni insolence ès maisons desditz laboureurs, non plus qu’en leurs maisons propres ; et pour ces causes, les laboureurs et gens des villages ont bien occasion de pleurer et regretter sa mort, car avec grande difficulté y aura-il roy au royaume de France de longtemps qui les gourverne si doulcement et en telle façon, et pour ce a-il esté appellé le père des laboureurs...” (HATON, 111)…

Ce temps béni ne revint pas… Les ordonnances royales se succèdent, interdisant aux gens de guerre de piller et de voler…

Il faut attendre le règne personnel de Louis XIV pour que la sécurité progresse, mais incomplètement grâce à l’appel de l’armée de ligne.

L'insécurité est aussi celle d'une insuffisante protection à l'égard des

conditions naturelles : mauvaise isolation des maisons, insuffisance des vêtements,

faiblesse des moyens en chauffage (on prend soin la nuit de conserver des braises sous

la cendre pour rallumer le feu dans des cheminées ouvertes qui diffusent très mal la

châleur) et en éclairage (maigre lueur des chandelles). Les rythmes d'existence (à

commencer par la durée du travail) dépendent étroitement des cycles climatiques.

Constatation banale, mais qui doit sans regret balayer le mythe du "bon vieux temps"

(cf. Robert Mandrou, Introduction à la France moderne, 1961, chap. I, et Marcel

Lachiver, Les Années de Misère...).

Ainsi donc, bien des Français témoignent d'une sensibilité particulière à l'égard

des forces naturelles, résignation, superstitions, favorable à des pratiques de protection

comme la sorcellerie.

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II. UNE DIVERSITÉ EXTRÊME

Le royaume de France :

« un agrégat inconstitué de peuples désunis » (Mirabeau) ?

1. Diversité géographique :

Par rapport à aujourd'hui, elle était accentuée par l'étroite dépendance à l'égard

des conditions naturelles.

Du poids plus ou moins fort de chacun des facteurs physiques (relief, climat, eau,

sols) il ressort une constatation impérative : même à l'échelle du pays, et a fortiori à

celle de la province ou du territoire tout entier, les inégalités sont multiples.

Ainsi dans les montagnes dauphinoises étudiées par Bernard Bonnin : selon les

différences d'altitude et de relief, l'emprise et les aspects du climat, la suffisance ou

l'insuffisance de l'eau, les caractères des sols, il y a une variété très large de hautes

terres dauphinoises, en chacune desquelles les conditions de l'élevage étaient très

différentes. Au point que l'auteur distingue par massifs, et même par vallée3. Semblables

remarques pourraient être faites dans les régions céréalières du nord du Royaume.

Il n'est pas jusqu'au terroir où les arpenteurs de l'Ancien Régime ne distinguent entre

toute une hiérarchie de classes de terre selon l'exposition, la richesse en limon etc...

Avant l'agriculture industrielle des XIXe-XXe s., ses engrais et ses puissants moyens

mécaniques et chimiques, la diversité des conditions locales était extrême.

On ne saura trop le rappeler. Ceci étant, cette diversité ne doit pas cacher

l'homogénéité propre à différents types d'espace selon leur appartenance aux grands

écosystèmes (atlantique/continental/montagnard/méditerranéen) ou selon leurs

caractéristiques locales : (littoraux/bordures forestières/banlieues urbaines).

UN PRODUIT DE LA GEOGRAPHIE HISTORIQUE : LES ECOSYSTEMES

Les paysages façonnés par l'homme depuis l'époque médiévale au moins, n'ont subi que de légères retouches.

De la répartition inégale entre champs labourés (ager), pâturages (saltus) et forêts (silva) selon les écosysèmes dérivent quatre grands modes d'organisation de l'espace qui

3L'élevage et la vie pastorale dans les montagnes de l'Europe au Moyen Age et à l'époque moderne..., p. 263-267.

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tous, mais à des degrés variables, accordent la première place à la production céréalière, base de l’alimentation.

A/ Le système du Nord-Est

Au Nord et dans le Bassin parisien, voici les vastes horizons des plaines et des plateaux limoneux, où les prés et les bois se cantonnent sur les sols pauvres. Ici la culture

des blés est reine.

Pays de champs ouverts (openfields), où règne la charrue tirée par de puissants chevaux, terre bénie de l'assolement triennal.

À l’intérieur des cantons de chaque terroir, les terres labourables se répartissent en trois grandes soles, de surface à peu près équivalente : jachère travaillée et fertilisée, emblavures de la sole d'hiver pour les hommes (essentiellement le froment), cultures fourragères de printemps pour les bêtes (les « mars », c'est-à-dire l'avoine, mais aussi l'orge et les légumineuses). C’est l’assolement triennal (figure).

La priorité frumentaire n'exclut pas d'autres orientations productives telle la vigne, qui prospère sur les moindres côteaux entre Somme et Loire, les cultures industrielles (chanvre, lin, osier, etc.), les jardins vergers ou maraîchers aux portes des villes. Si le manque de fourrage réduit l'importance du gros bétail (les bêtes à cornes), jachère et éteules entretiennent les bêtes à laine, surtout l'été au moment du parcage : pays de grains, pays de moutons et la laine alimente les industries drapantes.

Ces terroirs monotones vont souvent de pair avec un habitat groupé qui n'exlcut pas quelque ferme au champs disposant ses bâtiments autour de sa cour fermée et parfois fortifiée.

Le bâti rural signale les inégalités sociales qui traversent une société fortement hiérarchisée entre gros laboureurs, détenteurs d'attelages et d'un train de culture, locataires des grandes fermes (les « censes » dans le Nord), petits laboureurs réduits souvent à s'associer pour avoir une charrue complète (demi-laboureurs, « suitiers » ou « saussons ») et simples manouvriers, salariés ici ou là dans les grandes exploitations. Se maintenir dans la classe intermédiaire est toujours une prouesse ; assez vite on retombe dans le prolétariat ou dans le petit artisanat et il est bien rare de se hisser chez les fermiers-laboureurs, monde clos qui sait tirer profit de la gestion des seigneuries et de la levée des dîmes.

B/ Le système atlantique

Là où le ciel est moins favorable aux grains, les sols moins fertiles, les bois et les landes plus étendus, un autre système de culture s'est imposé.

Les animaux occupent une place plus importante et les pâtis le disputent aux emblavures. Même si les grains sont toujours essentiels, les prés d'embouche et les

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terrains de parcours assurent l'essor de l'élevage. Grâce à l'humidité des régions de l'Ouest, lins et chanvres abondent.

Plus au sud, la vigne s'étend. Dans les cours, au milieu des champs, des arbres fruitiers sont plantés.

Des haies vives entourent les parcelles, parfois montées sur des levées de terre (les « fossés »). En dehors de quelques enclaves de champs ouverts (les « méjous » en Bretagne), c'est le domaine du bocage, construit patiemment depuis le XVe siècle.

L'habitat éclate en petits groupes de maisons, isolées dans le bocage ou séparées par les bois.

Ici le manque de capitaux, l'éloignement des grands marchés, la faible productivité du sol maintiennent la petite culture dans le cadre du faire-valoir direct ou, plus fréquemment, dans celui du métayage.

Les chevaux cèdent le pas aux bœufs, dans des pays où la circulation est plus restreinte.

Aussi, l'avoine peut disparaître du cycle cultural qui devient biennal sur les bonnes terres tandis que des friches durables signalent le plus souvent des assolements à plus long terme (figure).

La charrue fait place parfois à l'araire, mieux adaptée aux sols maigres et en pente. Seule entorse à cette médiocrité économique, l'essor du maïs aquitain, arrivé vers 1630, qui se répand au début du XVIIIe siècle, culture vivrière qui réduit la jachère et contracte même la part du froment.

Dans cette France moyenne, la grande richesse n'existe guère, la médiocrité est très générale et la misère multiplie les migrations. À l'extrême, replié sur lui même, comme Sennely-en-Sologne, le village paraît « immobile ».

C/ Le système méditerranéen

En bordure de la Méditerranée, un troisième écosystème, hérité de l'époque antique et toujours dominé par les contraintes naturelles engendre un autre type de paysage, tout en contrastes.

Pays de soleil, parfois trop généreux, pays aux eaux capricieuses, tantôt trop abondantes, ravinant les sols et emportant les terres, tantôt si parcimonieuses que la végétation en souffre.

Pays de terres pauvres, où la roche n'est jamais très loin, où le labour doit seulement griffer la maigre couche de terre arable. Pays de relief et de pentes à l'assaut desquelles monte l'agriculture, grâce aux terrasses qu'il faut aménager (« oulières » ou « restanques » provençales, « bancels » cévenols, etc.) pour en assurer la mise en valeur. Seules ne sont donc cultivées que les meilleures parcelles.

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Le reste de l'espace est abandonné au « saltus », à la garrigue, au maquis, à une forêt toujours menacée mais plus vaste qu'aujourd'hui, terrain d'élection d'un élevage extensif et transhumant.

Le paysan est ici en conflit permanent avec le berger dont les parcours sont jalonnés pour tenter d'éviter les dégâts causés par chèvres et moutons.

Sur les champs irréguliers, fermés de murets de pierre sèche, l'araire permet les semailles de blé dur ou d'orge, un an sur deux sur les bonnes terres, beaucoup moins sur les autres.

L'arbre marque le paysage, installé souvent en culture complantée dans les parcelles emblavées : la vigne bien sûr, l'amandier, mais aussi l'olivier et le mûrier.

Une vieille tradition méditerranéenne, renforcée par l'insécurité médiévale et le danger barbaresque, a concentré l'habitat en gros villages fortifiés, perchés sur les pitons rocheux à l'abri des eaux torrentielles et des ennemis éventuels.

D/ Le système montagnard

Le dernier écosystème correspond aux régions de montagnes. Ici, les conditions naturelles ne laissent que de faibles possibilités d'action sur le milieu.

Le froid hivernal, avec ses gels et son enneigement prolongés, oblige hommes et bêtes à s'enfermer plusieurs mois de l'année; le relief multiplie les pentes difficiles à utiliser et réduit la circulation aux caravanes muletières ; l'exposition oppose adret ensoleillé et ubac ombreux, versants herbeux et versants forestiers ; enfin, le cours indécis des torrents, n'est jamais régularisé.

Isolés dans leurs vallées, les montagnards ont dû organiser une économie presque fermée, en s'efforçant de produire sur place l'essentiel. Quelques champs bien situés assurent le pain quotidien d'une population relativement nombreuse qui vit de l'élevage, qui fournit laitages, fromages, viande séchée. La forêt assure le bois de chauffage et le bois de construction.

L'habitat groupé marque la solidarité des hommes. Souvent, la famille élargie, formée de plusieurs ménages, cohabite sous le vaste toit de la maison avec le bétail pendant les mois d'hiver.

Et l'émigration saisonnière des hommes (scieurs de long du Livradois, limousins de la Marche, charbonniers, colporteurs du Dauphiné) procure des rentrées d'argent. Pour les gens des plaines, ces paysages austères sont l'objet d'effroi ou d'étonnement.

Mais les civilisations montagnardes présentent une originalité certaine.

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2. Diversité linguistique

Le Français ne s'impose dans la langue administrative qu'en 1539 (Ordonnance

de Villers-Cotterêts, art. 111 qui ordonne de rédiger en français tous les actes de justice,

de procédure, de notaires). Alors la pénétration administrative du français est rapide

dans le Midi. Mais il n'en est pas de même du domaine parlé pour lequel le français ne

conquiert le territoire que sous la IIIe République.

D'où un dualisme culturel nord-sud: langue d'oïl/langue d'oc (séparés par une

zone Bordeaux-Genève) et centre-périphérie en raison de la vitalité des langues

régionales des provinces frontières (basque, breton, dialectes flamand du nord et

allemand de l'est, provençal, catalan).

En dehors, l'abbé Grégoire ne recensait pas moins de 30 patois différents en 1790. Et

à l'intérieur de ces parlers locaux, de bourg à bourg, de village voisin à village voisin,

chaque patois se déformait qu'il s'agisse du gascon, du bourguignon ou du breton. Une

certitude donc : dans la langue parlée, le français n'est pas majoritaire, en dehors du

Bassin parisien et de ses marges occidentales. Il faudra attendre la seconde moitié du

XIXe siècle pour que, grâce à la conscription militaire et à l'instruction publique, il le

devienne (sur cette question, cf. Eugen WEBER, La fin des terroirs, 1983).

Encore dans la France des années 1820, le Tour de France qu’accomplit le compagnon

menuisier Agricol Perdiguier, souligne l’importance des patois et des langues régionales :

« À Marseille, à Nîmes, à Montpellier, à Béziers, à Toulouse, le patois ou langue d’oc, avec

quelques variations, est le langage naturel… à Bordeaux, on parle patois dans les faubourgs,

français dans la ville, à l’exception de quelques rues… à Chartres, à Paris, à Auxerre… on ne

parle que le français, la langue d’oïl améliorée, avec des accents particuliers… Dans les pays

du patois, le peuple s’abstient le plus qu’il peut de parler français, il a peur de faire ce qu’on

appelle vulgairement des cuirs et de s’attirer quelques railleries… Dans le midi du Vivarais,

du Dauphiné, dans tout le Comtat d’Avignon, on retrouve le patois. Il en est de même dans

le centre de la France, l’Auvergne, le Limousin, la Marche, le Périgord et autres provinces.

Les Bretons parlent breton, les Basques, basque, les Alsaciens, un patois allemand ; au

levant des départements du Jura et de l’Ain, on se sert d’un patois qui n’est ni la langue d’oc

ni la langue d’oïl : c’est du savoyard, de l’allobroge… Les Marseillais appellent Francio

l’étranger à la ville qui ne parle que français. Eux, ils parlent lez patois, peu le français.

Cependant ils sont Fran çais, ils en conviennent ; mais ne leur dîtes pas qu’ils sont des

Francios : ils se fâcheraient peut-être » (Agricol PERDIGUIER, Mémoires d’un compagnon

présentés par Maurice Agulhon, Paris, Impr. Nat., , 1992, p. 409-410).

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3. Diversité juridique

Elle correspond à un foisonnement de coutumes

Les sujets du royaume de France étaient soumis à un droit civil d'une extrême

variété et d'une grande complexité territoriale. La raison essentielle tient à l'origine

féodale du droit local. On distingue classiquement, un Nord, où règne le droit

coutumier (longtemps oral puis mis par écrit dès le XIIIe siècle dans certaines provinces

comme la Normandie dotée de son Grand coutumier vers 1240 et même d'un très ancien

coutumier dès 1198-1200, puis rédaction générale à partir de Louis XII et tout au long

du XVIe siècle lors de la « Réformation » des coutumes) et un midi, marqué par le droit

« écrit » (c'est-à-dire codifié à l'époque romaine), mais ce qui ne veut pas dire qu'il n'y

ait pas de coutumes. Dans ce cas, le droit romain n'y est utilisé que comme un recours,

en cas de silence des coutumes, considérées comme simples usages locaux : ainsi en va-

t-il des ressorts des Parlements de Bordeaux ou de Toulouse.

A l'intérieur des coutumes régionales, qui correspondent souvent (mais pas toujours)

aux bailliages et aux sénéchaussées (l'équivalent administratif de nos arrondissements

en un peu plus petit, il y en avait plus de 500), subsistaient des coutumes locales, parfois

limitées à une paroisse voire à une rue : Anne Zink, dans son étude sur la géographie

coutumière du sud-ouest de la France, cite le cas de la coutume de Bidache, qui ne porte

que sur une paroisse, de la coutume générale de Saint-Sever où chaque seigneurie

conserve sa coutume particulière (il en a plus d'une centaine), de la Soule qui, tout en

portant sur 69 paroisses accorde des dérogations à quelques maisons nobles ; de la

coutume de Dax divergent plus de trente juridictions et celle du Lavedan dont l'article 8,

relatif à l'aînesse masculine, ne concerne qu'une seule rue de Lourdes4. Il y a donc la

coutume du pays, mais aussi la coutume de la ville et même la coutume du lieu car au

moment de la Réformation, la rédaction des coutumes n'a réalisé souvent qu'une

juxtaposition des usages locaux.

Au début du XVIIIe siècle, dans son Nouveau coutumier général « ou corps des

coutumes générales et particulières de France », Bourdot de Richebourg ne consigne pas

moins de 506 coutumes différentes.

Ceci étant, la plupart des oppositions observées correspondent à des variantes

secondaires et les historiens du droit distinguent ainsi plusieurs aires coutumières

(égalitaires ou préciputaires, suivant le type de dévolution successorale). En fait les

coutumes avaient une grande importance en matière familiale (communauté de biens,

succession et avances d'héritage), contractuelle (locations, prêts) et patrimoniale

(réglementation des biens nobles, inventaires, partages, donations, testaments).

4Anne ZINK; L'héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France, Paris, EHESS, 1993, p. 29, 34, 35.

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4. Diversité métrologique.

En matière de poids et mesures, la variété est infinie. Voltaire déclarait qu'il

changeait de mesure à chaque fois qu'il changeait de relais de poste. Pour les seules

mesures de superficie, l'abbé Tessier, dans l'Encyclopédie méthodique (section

Agriculture, article « Arpent ») mentionnait pas moins de 92 dénominations différentes

en 1787. Rien que pour le Hainaut (313 communautés), il enregistrait 123 mesures

différentes! L'actuel atlas historique des mesures agraires mentionne, pour les 692

localités du département du Nord pas moins de 999 mesures différentes. Mais en réalité,

915 parmi ces 999 mesures découlent seulement de deux dimensions du pied (29,34 et

29,77 cm). C'est en effet la dimension du pied qui détermine la logique de la métrologie

ancienne : chaque perche correspond à un certain nombre de pieds et chaque mesure

agraire correspond à un certain nombre de perches carrées. Ainsi cette diversité

apparente n'est pas toujours synonyme de chaos : il n'y a que 7 pieds dans le Nord et 3

dans le Pas-de-Calais. En Franche-Comté, le système de mesures est relativement simple

: certes, il existe 6 types de pieds mais 5 d'entre eux sont peu utilisés.

À l'intérieur d'une même région, derrière la même appellation (ex. arpent en Ile-

de-France, baccino en Corse, sétérée en Languedoc, etc.) les contenances variaient selon

les lieux. Mais, assez souvent, la plupart des mesures n'étaient que des variantes d'une

mesure principale. Pour l'essentiel, cette diversité tenait à la géographie administrative

de la féodalité : les limites de châtellenies, de bailliages, de comtés déterminant l'emploi

de tel ou tel système métrologique. Nous retrouverons ce lien dans l'étude de l'institution

seigneuriales.

Notons enfin qu'un effort de simplification s'amorce au XVIIIe siècle, sous

l'impulsion de l'administration et en raison du développement des échanges. La

pénétration de l'arpent du roi (51,07 ares) et du pied du roi (32,48 cm) s'accentue. Pour

les mesures de capacité, les volumes déterminés par les grandes villes tendent à

éliminer, de facto, de nombreuses petites mesures locales : ainsi en va-t-il du setier de

Paris (1,56 hl pour le froment) qui, sous le nom de setier de rivière, tend à supplanter de

nombreuses mesures concurrentes.

Ceci étant, en 1789, l'unité métrologique est fort loin d'être réalisée. Chaque

région conserve son propre système. Et l'adoption du système métrique en l'an III ne

sera juridiquement obligatoire, dans les transactions, qu'en 1840. Pendant plus d'un

demi-siècle l'Ancien Régime allait donc ici survivre à lui-même. Et, dans les mentalités, il

faudra attendre le début du XXe siècle pour que les anciennes mesures disparaissent

effectivement.

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III. Une nation de paysans

Aujourd'hui, avec 25 % de ruraux, la France fait figure de pays moyennement

urbanisé en Europe de l'ouest : sous l'Ancien Régime, la proportion de ruraux y était

comprise autour de 85 %. Cette proportion était encore de 75 % en 1841 et il a fallu

attendre le recensement de 1931 pour que la population urbaine dépasse la population

rurale.

I. 20 MILLIONS DE RURAUX

1. Problèmes de définitions

En fait, il y a un problème de définition : à la définition statistique (2000 h.

agglomérés au chef-lieu), une analyse des variations interdépartementales par taille des

communes conduit à situer aux alentours de 4000 h le seuil qui sépare le "mode urbain à

l'état pur" de la situation plus compliquée où se mêlent gros villages, bourgs et très

petites villes. Sous l'Ancien Régime est ville toute agglomération entourée de remparts et

dotée d'une organisation de défense (milice "bourgeoise") : en 1556, des lettres patentes

royales exemptent d'une contribution levée sur les villes la communauté de Saint-Tropez,

parce qu'elle n'est qu'un « simple village, non du tout clos ni fermé »5.; en 1659, au

traité des Pyrénées le gros bourg de Llivia obtient de rester sous allégeance espagnole en

raison de ses murailles qui le distinguent de tous les villages voisins cédés au Roi de

France (c'est l'origine de l'enclave actuelle dans les Pyrénées-Orientales).

Mais la différence entre ville et campagnes n'est pas seulement démographique ou

juridique. De très humbles agglomérations disposent d'une enceinte fortifiée. D'autre

part, dans la plupart des villes, il se trouve dans les faubourgs et même à l'intérieur des

remparts, une population importante qui vit du travail de la terre. A Draguignan, on

accumule le fumier contre les murailles. A Auxerre, des milliers de vignerons vont et

viennent de part et d'autre des portes de la ville. A Paris même, le Luxembourg n'est

qu'une ferme de 80 ha exploitée par l'Hôtel-Dieu avant que Marie de Médicis y fisse

5René PILLORGET, Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Paris, Pedone, 1975, p. 44.

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construire son palais. Ici et là on élève des pourceaux en pleine ville et il n'est pas de cité

qui ne bruisse du sabot des chevaux d'attelages apportant récoltes et fermages. Entre la

ville et la campagne, les modes de vie s'interpénètrent. Mais ils ne se confondent pas. Et

la structure de la ville est bien plus diversifiée que celle du plat pays : l'armature

administrative et la spécialisation commerciale y éclipsent les activités agricoles.

Aussi préférera-t-on une acception économique large : est rural tout territoire où

l'activité agricole fait vivre la majorité des habitants. Ainsi, Saint-Maxime de Beaufort

constitue la première paroisse rurale du duché de Savoie avec 3172 habitants dont 95 %

de paysans en 1561) ; Argenteuil, malgré ses 5000 habitants, n'est que le plus gros

village de l'Ile-de-France dans un terroir qui comprend 1000 ha de vignes en 1790.

2. Des villes noyées dans les campagnes

Les villes : pour la plupart, héritage des XIIe-XIIIe siècles (et même antérieur,

quand on souligne, à propos des cités épiscopales, la stabilité du réseau urbain depuis la

fin de l'Empire romain). Elles restent très proches de leur plat pays, comme on vient de

le souligner.

Elles ont tendance à concentrer les pouvoirs : politiques (sièges de

l'administration royale) religieux (sièges épiscopaux), économiques (comptoirs des

négociants, maisons de banque, grosses études notariales, etc.), culturels (collèges,

universités, académies). Mais elles ne commandent directement qu'un espace limité

(avec banlieues maraîchères et viticoles) sauf au nord du Royaume (civilisation

flamande). A l'époque moderne, la plupart des villes sont avant tout des centres

administratifs en dehors de quelques métropoles, à commencer par Paris qui vient très

largement au premier rang (300 000 h vers 1560 ; 412 000 en 1637 ; 510000 en 1700 ;

plus de 600 000 en 1780) et les grands ports du royaume qui prennent une importance

nouvelle (Rouen aussi puissante que Lyon au XVIe siècle, Caen, Saint-Malo, Nantes, La

Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Marseille et Toulon).

Au XVIIIe siècle, la croissance des villes est plus soutenue que celle de la

population rurale (24% au lieu de 8 % et en dehors de Paris 3 villes dépassent 100 000 h

: Lyon 15000 h, Marseille et Bordeaux 110 000 h) mais de très loin, cette dernière reste

la réalité majoritaire.

L'essentiel du territoire : semis de bourgs-marchés, villages, hameaux établis au

Xe siècle, complété par les centres de défrichement (XIe-XIIIe siècles), quelque peu

modifié durant la Guerre de Cent Ans (villages désertés dont certains n'ont jamais été

réoccupés). L'espace agraire est contrôlé par ces communautés rurales.

Page 32: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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Or ces communautés rurales étaient pour la plupart composées d'unités de

peuplement de petite ou moyenne importance. L'analyse menée par Jacques Dupâquier

pour l'époque de Louis XIV souligne que 56 % des sujets du roi (au moins pour un grand

Bassin parisien) résidaient dans des villages de moins 900 habitants et 80 % habitaient

des communautés de moins de 1300 habitants. Certes, sort-on du Bassin parisien qu'on

rencontre des provinces où la taille des communautés rurales est plus élevée :

considérable en Provence, pays des "villages urbanisés" (la dimension moyenne est de

1200 habitants environ contre 800 habitants environ dans le Bassin parisien) et en

Bretagne (mais ici on distinguera entre communauté de hameau et communauté de chef

lieu). En revanche, les dimensions sont tout aussi médicres dans les provinces du Nord et

de l'Est.

On en arrive à une constatation fondamentale : la majorité des sujets des Valois

et des Bourbons demeuraient dans de petites communautés rurales. Ainsi les Français,

pour leur plus grande part, vivaient-ils en interconnaissance ; ils pouvaient mettre un

nom sur le visage de tous ceux qu'ils rencontraient.

3. Un espace social différencié

La campagne française aurait pu devenir un agrégat de petites molécules isolées,

si trois nécessités combinées n'avaient contraint les villageois à regerder plus loin que

leur clocher : se procurer du numéraire pour régler impôts, fermages et produits de

consommation complémentaires ; trouver du travail pour les jeunes en surnombre et

assurer la reproduction économique par une certaine diversification extra-professionnelle

(en particulier en dehors de l'agriculture) ; épouser des femmes qui ne fussent pas leurs

cousines (Jacques Dupâquier, La population rurale du Bassin parisien à l'époque de Louis

XIV, 1979, p. 204). Les relations sociales passaient donc d'abord par l'espace local, qui,

le plus souvent était un territoire rural.

Pour autant, cet espace était depuis longtemps socialement fortement différencié.

En dehors des contrastes économiques qui opposaient plus ou moins fortement les

ruraux selon les régions (oppositions sur lesquelles on reviendra dans l'étude sociale de

la paysannerie), on n'oubliera pas leur grande diversité :

- Seigneurs locaux résidant au château ou au manoir (ex. Bretagne, Normandie du

sire de Gouberville) ou représentés par un intendant

- Curés, vicaires et prêtres autour de l'église et des chapelles ; moines et

religieuses dans les monastères (abbaye cisterciennes , prémontrées, etc.)

- Agents administratifs locaux (procureurs, notaires, greffiers, huissiers, sergents,

etc. que l'on reverra en particulier dans l'érude de la seigneurie)

Page 33: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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- Nombreux marchands (grains, toiles, bois, vin, cabaretiers, hôteliers, etc.)

- Quelques transporteurs (voituriers, muletiers, maîtres de poste, passeurs, etc.)

- Quelques professions liées aux services (arpenteurs, maîtres d'école,

chirurgiens, domestiques, etc.)

- Artisans agricoles : (meuniers, maréchaux, charrons, tonneliers, bourreliers,

cordier etc.) très nombreux

- Artisans non agricoles, les plus diversifiés, dans le bâtiment (scieurs de long,

charpentiers, menuisiers, maçons, couvreurs, tuiliers, serruriers), l'alimentation

(bouchers, boulangers), le textile (cardeurs, fileurs, sergers, tisserands, etc. très

nombreux), l'habillement (chapeliers, cordonniers, sabotiers, savetiers, tailleurs d'habits,

etc.), la poterie, la vannerie, la métallurgie ...

- Paysannerie, numériquement majoritaire (surtout si l'on tient compte des

paysans en même temps artisans ou agents administratifs). En 1717, dans le cadre de la

généralité de Paris, les professions (on aurait dit alors "vacations") agricoles regroupaient

77% de la population active.

4. Une majorité d'exploitants

Au sein de la paysannerie, individuellement ou collectivement, à temps plein ou à

temps partiel, les sujets du roi de France participent à la production agricole, végétale ou

animale. Très diversifiés, suivant la nature et l'importance de leur activité agricole (nous

les retrouverons dans une analyse ultérieure), ils peuvent se regrouper en quatre

grandes catégories :

- chefs d'exploitation rurale ou aides familiaux (fermiers, laboureurs, éleveurs

alpagistes)

- régisseurs, intendants et métayers, étroitement surveillés par le propriétaire

- cultivateurs à bras (vignerons, petits laboureurs, maraîchers, etc.)

- ouvriers agricoles à l'année (charretiers, bergers, vachers, velets de cour, etc.)

ou saisonniers (moissonneurs, vendangeurs, sarcleurs, batteurs en grange, etc.)

- exploitants à temps partiel (manouvriers et journaliers occupés dans l'artisanat

ou la marchandise).

Page 34: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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II. LES GRANDES ETAPES DE L'ÉVOLUTION DÉMOGRAPHIQUE

Pour l'essentiel, la croissance des populations pré-industrielles est d'origine rurale.

C'est dans les campagnes qu'on observe une nuptialité et une fécondité plus grande. Le

plat pays constitue le réservoir démographiques des villes qui profitent de courants

continus d'immigration.

Quelles sont les grandes étapes de cette évolution? Le royaume enregistre de

fortes densités relatives dès le XIIIe siècle : à l'issue de la dernière vague de

défrichements, de nombreuses régions appartiennent au "monde plein" (Pierre

Chaunu), celui de l'Europe du nord-ouest où les densités dépassent 40 habitants/km2 et

où l'espace rural est occupé sans discontinuité : un atout pour la France par rapport à ses

voisins de l'est (Saint Empire), du sud (péninsule ibérique) et jusqu'au XVIIIe siècle, du

nord (Angleterre).

Mais l'équilibre démographique est fragile : on mesure des oscillations cycliques

entre un plancher supérieur (environ 20 à 22 millions d'habitants dans le cadre des

frontières actuelles) et un plancher inférieur (15 millions) en raison du rapport

population/subsistances et de la vulnérabilité épidémique de la population. Ce plancher

n'est crevé qu'à partir de 1730 pour des raisons que nous reverrons.

Ceci étant, quelques grandes phases peuvent être dégagées, avec des chiffres

indicatifs données dans le cadre des frontières actuelles (cf. Jacques Dupâquier, Histoire

de la population française, t. II, p; 65-68) :

1. Restauration 1450-1530 (reconstruction agraire après la guerre de Cent Ans et

repeuplement des campagnes après les grandes épidémies) 15 à 18 millions d'habitants

2. Expansion 1530-1560/90 (jusqu'aux guerres de Religion) 19 à 20 millions

d'habitants (dont 16 à 17 millions de ruraux)

3. Stabilisation 1590-1640 (effondrement puis récupération et même reprise de la

croissance dans les années 1630 puis essouflement) 18 à 22 millions d'habitants

4. Récession et récupération 1640-1730 (conséquences de la Guerre de Trente

ans en Champagne, Alsace, Lorraine ; grandes crises de subsistances du règne de Louis

XIV) 21 à 24 millions d'habitants (environ 20 millions de ruraux)

5. Expansion à partir de 1730 : le Royaume passe de 23 à 28 millions d'habitants

(et les ruraux de 20 à 23).

Page 35: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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Conclusion: une singularité française? non . Ce sont les sociétés à forte

composante urbaine qui sont l'exception (Provinces Unies, Angleterre)... D'autre part, les

campagnes ne vivent pas en autarcie mais en symbiose avec les villes...

Page 36: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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IV. La solidarité familiale :

le feu

Dans les sociétés pré-industrielles, où la dépendance à l'égard de l'environnement

est très forte, l'individu compte peu, en dehors du salut. Pour tous les actes de la vie

sociale et économique, il se réfère à des solidarités proches, plus ou moins

institutionnalisées, qui forment les cadres quotidiens de son existence. Le premier,

sanctionné par la christianisation, correspond à la famille domestique.

I. LE FEU : UNITÉ SOCIALE FONDAMENTALE

1. La notion de "feu"

Point d'établissement économique sans mariage ou insertion dans une

communauté familiale. A la campagne, la règle veut que ménage et exploitation

coïncident. Quelle que soit la position dans la société rurale, et en dehors de l'état

ecclésiastique, le célibat ou le concubinage ne débouchent que sur la marginalité. La

réalité économique et juridique de base sous l'Ancien Régime, c'est le « feu », c'est-à-

dire l'ensemble des personnes, unies par divers liens de parenté ou d'alliance, qui vivent

à pot commun autour d'une même cheminée (d'où l'expression « à pot et à feu »).

Le feu c'est aussi l'unité administrative de base, que l'on prend d'abord en compte

dans les dénombrements (qui sont rarement des recensements par individu) et dans la

fiscalité (pour les « fouages » ou les rôles de la taille royale). Le feu c'est donc le

ménage, mais un ménage dont la nature et la composition sont très variées.

2. Les types de ménages

Encore faut-il distinguer plusieurs types de famille. L'historien anglais Peter Laslett

a proposé une grille d'analyse de la famille d'Ancien Régime qui a servi de référence pour

un grand nombre de travaux d'anthropologie historique (Peter Laslett, « La famille et le

ménage : approches historiques », Annales ESC, 1972, p. 847-872) :

- ménage de célibataires (très rares)

Page 37: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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- ménage conjugal : très majoritaire en France du Nord (Normandie, Ile-de-

France, Artois, Lorraine etc.) et dans les villes là où l'établissement des enfants passe par

le départ de la famille d'origine

- ménage conjugal élargi aux ascendants et à quelque parent : fonction du cycle

familial (retraite du parent survivant) et des pratiques coutumières

- ménage multiple avec cohabitation de deux générations ou de plusieurs

ménages de collatéraux, modèle répandu dans le Centre et le Midi rural. Sous une forme

assez simple (communauté de deux ménages sur deux générations, c'est la famille-

souche), on la retrouvait dans les pays de Montagne (l'« ousta » du Gévaudan, la

« maison » pyrénéenne, la « domus » de Haute Provence). La forme la plus complète

(affrairements ou frérêches + communauté patriarcale) était très représentée dans la

France du centre (Nivernais, Bourbonnais, Auvergne). Elle y avait une longévité très

grande : cas extrême, la communauté des Quittard-Pinon, près de Thiers, dont

l'existence serait déjà attestée en 780 et qui fut dissoute en... 1819) . Les feux les plus

étendus sont ainsi ceux des grandes communautés du centre de la France qui combinent

toutes les formes de complexité familiale : elles rassemblent plusieurs couples avec

enfants, plusieurs générations, plusieurs collatéraux, 20 à 30 personnes, parfois

davantage, sous l'autorité d'un chef1.

D'une manière générale, plus l'exploitation coïncide avec la propriété familiale,

plus les formes complexes sont importantes. Préserver le domaine exige de mettre en

place des stratégies de protection familiale à long terme, qui passent par le modèle de la

famille-souche ou celui des grandes communautés. A l'inverse, plus grand est le décalage

entre les deux, et le recours à la location (bail à ferme ou à métayage) ou aux activités

complémentaires, plus forte est l'emprise du ménage conjugal.

Dans le temps, ces différents types d'organisation familiale ne sont pas restés

statiques : fin XVe-XVIe s., temps de la cohabitation (cf. partage des grandes fermes

entre ménages de frères laboureurs en Ile-de-France ; modèle de la famille de Martin

Guerre en Gascogne où l'oncle travaille avec ses neveu et nièces dans les années 1550) ;

fin XVIIe-XVIIIe s., effritement des formules complexes... mais tout ceci reste largement

une piste de recherches.

II. LE ROLE SOCIAL ET ECONOMIQUE DU FEU

Dans le monde rural, la formation et l'apprentissage relèvent d'abord de la

famille. L'école du village, réservée d'abord aux garçons, couteuse et hors-saison, existe

1Henriette DUSSOURD, Les communautés familiales agricoles du centre de la France, Paris, 1978.

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souvent dès le XVIe s. et la Réforme catholique en étend le réseau aux XVIIe et XVIIIe s.

En dehors de quelques enfants de catégories favorisées (marchands, gros laboureurs)

l'éducation et l'orientation socio-professionnelle sont le fait de la famille. Du ménage lui-

même à l'intérieur duquel filles et garçons servent comme aides familiaux (fillettes

envoyées pour garder les troupeaux, garçons employés pour aider à la charrue) ... mais

aussi de la proche parenté : un oncle marchand ou maître artisan recevra un neveu

comme apprenti, un cousin établi dans un autre village ou dans la ville voisine facilitera

une installation. Dans ce système, les évasions sociales sont rares. La reproduction

familiale débouche sur la reproduction économique. C'est à la fois une garantie face à un

avenir toujours incertain et un certain cloisonnement.

Au moment de l'installation, la famille fournit les moyens nécessaires : terres,

outils, cheptel, cautions auprès des propriétaires.... à moins d'intégrer le nouveau

ménage à l'intérieur de l'exploitation initiale. Dans les régions du nord du royaume, point

d'établissement sans mariage : minutieusement débattu entre les deux parentés, le

contrat de mariage fournit le capital de démarrage (fonds de boutique, train de culture,

matériel artisanal). Prenons l'exemple de deux laboureurs de l'Ile-de-France mariés en

1642, Nicolas Thérouënne et Marie Berson : pour installer les deux futurs conjoints, les

parents tous deux fermiers des environs de Roissy fournissent chacun 4500 livres. La

somme représente l'ensemble du capital d'exploitation nécessaire à une grande ferme :

chevaux, bétail, matériel, récoltes et droit au bail. On aboutit alors à une association

économique, distincte des familles d'origine. La famille fournit l'aide nécessaire au départ

mais il faut la quitter pour s'installer.

Il n'en est pas de même dans le cas des structures familiales complexes.

L'exemple le plus net est celui des grandes communautés du centre de la France. Là, la

famille s'efforce de vivre en circuit fermé : les parsonniers fournissent les artisans

nécessaires à l'exploitation ; les mariages s'effectuent dans les cousinages pour éviter

toute réduction de patrimoine ; le maître gère les finances communes, représente la

communauté à l'extérieur et assure à l'intérieur l'ordre public. Ceci étant, la survie de ces

communautés patriarcales a été rendue possible par la préservation d'un secteur privé :

si l'exploitation du domaine est collective, chacun y a sa part de propriété et dispose à

son profit personnel, d'un espace domestique (une chambre), de quelques meubles, d'un

peu de bétail et d'un lopin de terre.

Au moment du décès, la famille joue le rôle de caisse de retraite (les parents âgés

abandonnant à leurs enfants tout ou partir de leurs biens contre une pension alimentaire,

le "bail à nourriture"). Dans une société où l'héritage est reconnu depuis l'abolition du

servage aux XIIe-XIIIe siècles (à l'exception de quelques régions de mainmorte dans

l'est du Royaume), de la famille dépend enfin la dévolution patrimoniale qui s'exerce

de manière différente selon les coutumes : voie testamentaire ou avantage à l'aîné

Page 39: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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(préciput) au Sud, quitte à choisir l'héritier préférentiel (on « fait l'aîné ») ; ou partage

égalitaire au Nord (avec ou sans rapport des avantages donnés avant l'ouverture de la

succession).

III. LES DIMENSIONS DU MÉNAGE: UNE FAMILLE EN MIETTES?

1. Une fécondité pré-malthusienne

Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, les ménages ruraux accueillaient les enfants

aussi longtemps que la nature permettait aux femmes d'être mères, soit jusqu'à un peu

plus de 40 ans, en règle générale. Point de contraception par arrêt de la fécondité ni

même par espacement des naissances tant que les rapports sexuels restèrent associés à

la procréation. Ce n'est que dans les villes, et chez les grands notables, comme à Rouen,

qu'apparut une volonté de restreindre les descendances à la fin du règne de Louis XIV :

pratiques timides dans l'art de tromper la nature, avec l'essor du coïtus interruptus, au

détriment de l'enseignement de l'Eglise (cf. l'exemple de Rouen analysé dans la thèse de

Jean-Pierre Bardet).

Il faudra attendre plusieurs décennies pour que ces comportements touchent le

monde rural et justifient la protestation de Jean-Baptiste Moheau, qui publie en 1778 l'un

des premiers traités de démographie, Recherches et considérations sur la population de

la France : « déjà ces funestes secrets inconnus à tout animal autre que l'homme, ces

secrets on pénétré dans les campagnes ; on trompe la nature jusques dans les villages. »

En reconstituant les ménages, les historiens démographes saisissent l'apparition et la

diffusion de cette restriction que l'économiste anglais Malthus allait théoriser à la fin du

XVIIIe siècle (Essai sur le principe de population, 1798) : dans les années 1760 ou 1770

en Normandie (ainsi dans la région de Pont-l'Evêque) ou en Ile-de-France, et

généralisation sous la Révolution alors que les comportements démographiques

s'affranchissent des principes religieux.

Avant 1760/1770, on vivait dans un tout autre régime. Celui d'une fécondité

"naturelle", encore que ce mot soit trompeur puisqu'on était rarement au maximum des

possibilités biologiques. Tout d'abord l'âge au mariage des femmes, qui commandait le

début de la fécondité, s'est élevé du XVe au XVIIIe siècle, passant de moins de 20 ans à

plus de 25 ans, ce qui restreignit d'autant le nombre de maternités. Pour Pierre Chaunu,

le retard de l'âge des femmes au mariage a représenté la "véritable arme contraceptive

de l'Europe moderne". De fait, les mères ont évité ainsi au moins deux accouchements. Il

restait une quinzaine d'années, un peu plus, un peu moins, pour les maternités. En

Page 40: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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dehors de la durée de gestation et du retour des règles, les femmes de la campagne

allaitaient leurs enfants jusqu'à l'âge de 2 ans au moins. Or quatre fois sur cinq,

l'allaitement s'accompagnait d'une période d'aménorrhée qui empêchait toute fertilité. Si

l'on considère qu'en temps de gros travaux ou en période de difficulté alimentaire, ce

phénomène pouvait se reproduire, on comprendra pourquoi, en règne générale, les

intervalles entre naissances étaient de l'ordre de 2 ans à 2 ans et demi. Ce qui fait autour

de 8 naissances par famille complète, lorsque les couples pouvaient traverser tout le

cycle de fécondité. La mortalité des adultes, des femmes en couches, mais aussi des

hommes au-delà de 40 ans, brisait un certain nombre d'unions. Des crises épidémiques,

qu'on reverra en détail, fauchaient brutalement les ménages. A peine le tiers d'entre-eux

fêtaient leurs noces d'argent. En moyenne, les unions ne donnaient donc naissance qu'à

4 enfants. Une moyenne qui comportait des écarts importants selon le groupe social et la

résistance biologique des ménages.

2. Un renouvellement tout juste assuré

La moyenne des naissances ne correspondait pas pour autant à la dimension

moyenne des ménages. Car de ces nouveaux-nés, un quart ne dépassaient pas la

première année, un quart disparaissait avant 15 ans et il en restait à peine la moitié pour

assurer le remplacement des générations. Le manque d'hygiène, l'inadaptation des

régimes alimentaires aux nourrissons, la vulnérabilité physiologique aux maladies aux

époques antérieures à la vaccination maintenaient des taux très élevés de mortalité

infantile (jusqu'à 1 an) et juvénile (jusqu'à 5 ans) : coliques, varioles, coqueluches

emportaient régulièrement les jeunes enfants. On reviendra sur les causes de décès dans

une leçon spécifique sur la vie et la mort sous l'Ancien Régime. Pour aujourd'hui, il

importera de saisir les conséquences générales d'une telle situation. En raisonnant sur

4,5 naissances/ménage et en tenant compte du célibat définitif, il n'y avait donc en

moyenne guère plus de 2 enfants à s'établir à leur tour et à assurer la

descendance. Que les conditions alimentaires ou climatiques soient favorables, et la

croissance était possible. Qu'elles viennent à se détériorer et le remplacement des

générations était tout juste assuré. Qu'elle tournent à la crise et des familles entières

venaient à disparaître.

Page 41: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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3. De fortes variations internes

Les moyennes présentées ne sont qu'indicatives et très générales. Dans la réalité

locale les situations variaient beaucoup selon l'environnement, l'époque et le milieu

social. Certaines grandes épidémies, comme la peste (virulente aux XVIe et XVIIe siècle,

présente en Provence jusqu'en 1720, on y reviendra), frappaient indistinctement même

si la fuite en dehors des foyers de contagion, aisée pour les notables (gentilshommes,

curés, bourgeois) favorisait une relative prévention. Les conditions sanitaires et

alimentaires défavorisaient les plus démunis économiquement et culturellement.

L'inégale variété des ressources locales et de la facilité des échanges avantageait

relativement certaines régions : les côtes bretonnes, qui profitaient de la pêche et

importaient aisément des grains en temps de famine étaient davantage préservées que

les régions du centre de la France, à l'écart des communications et aux faibles

rendements agricoles. Des franges de relative prospérité tranchaient avec une médiocrité

générale qui dans beaucoup d'endroits, confinait à la misère (cf. document 4, carte de

F. de Dainville sur les niveaux de vie au XVIIIe siècle). A l'intérieur d'une même région,

les oppositions étaient grandes entre les familles de "coqs de village", riches marchands,

gros laboureurs, agents seigneuriaux qui vivaient mieux, souvent n'allaitaient pas et

préservaient davantage leur progéniture, du commun peuple qui, inégalement, subissait

les mortalités comme des fatalités naturelles : aux familles nombreuses et parfois très

prolifiques s'opposaient ainsi les ménages étroits de petits, artisans, vignerons,

journaliers... Que l'on songe à la table bien garnie du domaine de la Bretonne, en

Bourgogne, où le père de Rétif de la Bretonne, gros laboureur du lieu, réunissait une

quinzaine d'enfants vivants (issus de deux lits différents) vers 1750 alors qu'au même

moment les ménages des vignerons ou des journaliers étaient bienheureux d'en

conserver deux ou trois.

Cette démographie différentielle entre les riches et les pauvres opposait en

général les villes aux campagnes. C'était parmi les couches supérieures de la société

urbaine qu'on rencontrait les plus grandes familles... alors que les familles en miettes ne

se comptaient plus au plat pays. Ceci étant, les oppositions étaient loin d'être

systématiques. Les conditions d'existence du petit peuple des villes n'avaient rien de plus

avantageux que celles de la campagne et dans cette dernière, les marchands ruraux ou

les gros fermiers, qui plaçaient leurs enfants en nourrice à l'extérieur et veillaient à la

santé comme à l'éducation de leur progéniture, fournissaient des exemples de familles

prolifiques comparables à ceux des parlementaires ou des aristocrates : dans le Bassin

parisien, il n'était pas rare de trouver dans les fermes, 15 à 20 enfants dont une dizaine

au moins survivaient à 20 ans.

Page 42: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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La solidarité apportée par la famille variait en fonction de sa prolificité. Restreinte

pour la majorité du monde rural dans le cas des familles conjugales, elle s'élargissait

dans le cas des structures complexes (communautés taisibles) ou dans celui des élites

rurales à hyperfécondité. Dans ces conditions, on comprendra que le champ des

relations, dessiné d'abord par la parenté, variait d'une catégorie à l'autre. Pour certains il

concernait toute une région, associant la ou les villes voisines aux différentes paroisses

rurales : cas des marchands de bétail d'Auvergne ou de Savoie, des agents seigneuriaux

ou des gros fermiers. Pour la plupart il ne concernait que le voisinage immédiat des

quatre ou cinq clochers du canton. Pour tous, une fois franchies les portes du foyer, il

s'inscrivait dans le cadre du village.

Page 43: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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V. SOLIDARITÉ DU VOISINAGE :

TERROIR ET COMMUNAUTÉ VILLAGEOISE

I. LE TERROIR : CADRE GÉOGRAPHIQUE ET ÉCONOMIQUE

Depuis le Moyen Age, le regroupement des hommes dans le cadre du village s'est

accompagné de la mise en valeur d'un territoire agricole associé : le terroir ou finage sur

lequel sont reconnus les droits d'une seule communauté. Cette communauté peut-être

chef-lieu de paroisse ou simple hameau. Le terroir regroupe l'ensemble des champs, des

landes et des forêts attribués à une communauté, quel qu'en soit le type d'utilisation. Le

terroir comprend donc l'ensemble du finage agricole, terres de culture, de pacage ou de

friches, quelle qu'en soit la nature de propriété (seigneuriale, individuelle ou

communale).

Les terroirs varient en dimensions selon les aptitudes des sols et la disposition du

relief (étroits dans les vallées, plus vastes sur les plateaux, immenses dans les

montagnes). Ils varient aussi en fonction des types de paysages : terroirs d'openfield

(champs ouverts) dans le Bassin Parisien, les plaines du Nord, de l'Est.../ terroirs de

bocages ("bouchures" ) dans l'ouest et le centre/ terroirs de côteaux dans les régions

viticoles/ terroirs littoraux (polders flamands...)/ terroirs montagnards...

Structure des terroirs

Au-delà de ces variations géographiques, le terroir rural associe en général trois

éléments complémentaires, d'importance inégale :

1. la zone centrale des jardins autour du tissu villageois (hortus) : réserve

alimentaire en fruits et légumes (les herbes et "racines" — raves, choux, etc. —, puis les

pois, haricots, tomates, pomme de terre au XVIIIe s.) et cultures industrielles

(chennevières et linières). Deux avantages essentiels : privilège fiscal (pas de dîme et

droits seigneuriaux légers) ; privilège cultural (pas de contrainte collective et donc

espace d'expérimentation agraire).

2. la zone des terres labourables (ager) : espace céréalier destiné autant que

possible à la commercialisation et soumis à une organisation en matière d'assolement sur

Page 44: La France et les Français sous l'Ancien Régime

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laquelle nous reviendrons. Retenons pour l'instant que l'ensemble de ces champs formait

le domaine de la culture attelée (avec bœufs, chevaux ou mulets), des grains (froment

mais aussi seigle, orge, avoine et à compter du XVIIe siècle, maïs en Aquitaine) et de la

vaine pâture (dépaissance collective des bêtes du village, une fois les moissons

enlevées). Une chose importante à retenir ici : après sa récolte, l'exploitant laisse,

plusieurs mois durant, l'usage des chaumes à tous les villageois qui viennent y prendre la

paille et y faire pâturer leur bétail. De même, après la première coupe, les prairies

devenaient communes. Ce passage de l'usage individuel à l'usage collectif de l'ager n'est

pas sans susciter de violentes frictions. Celles-ci augmentent au fur et à mesure de la

concentration des exploitations (luttes entre les "gros", soucieux de liberté individuelle,

et les "petits", attachés à leurs droits d'usage).

3. la zone de pâturage (saltus) : espace mixte, composé parfois de quelques

bonnes prairies de fauche (dans les vallées, offrant plusieurs coupes de foin) mais le plus

souvent de mauvais sols, landes, alpages, broussailles, taillis, terres « vagues et

vaines », terres « gastes » (garrigues de Provence), etc... réservés à l'élevage. Appoint

indispensable pour la nourriture du bétail (dépaissance des troupeaux durant l'été et

l'automne) et des hommes (châtaignes du Périgord) et pour l'industrie domestique (bois

de charpente, de chauffage ou de charronnage). Cette zone est l'enjeu de nombreux

conflits en raison de la multiplicité, souvent économiquement contradictoire, des usages

possibles.

Ainsi de l'utilisation industrielle ou pastorale de la forêt. Des siècles durant, tant

bien que mal, les deux formes d'exploitation ont coexisté. Tout change avec Colbert,

lorsqu'il y a mise en "défends" des forêts royales et réduction du droit de glandée

(réservée à la production de bois d'œuvre pour la marine, l'espace forestier fait l'objet

d'une gestion rationnelle qui réduit la dépaissance du bétail, en particulier des porcs).

Dans ce domaine, l'année 1669, date de l'ordonnance des Eaux et Forêts marque une

rupture.

D'autres tensions éclatent à propos de l'utilisation individuelle ou collective des

pâturages : les pratiques de certains gros éleveurs, qui tendent à monopoliser à leur

profit le pacage, entraînent la mise au point d'une réglementation limitative (nombre de

têtes de bétail).

Donc trois éléments fondamentaux du terroir rural dont l'inégale répartition

caractérise les oppositions régionales :

1. Grandes plaines du nord de la Loire : faiblesse du saltus, d'où l'importance des droits

d'usage sur les terres labourables

2. Bocages de l'Ouest et du Centre : relative égalité entre les trois éléments

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3. Montagnes du Centre et du Sud : exiguité de l'ager mais importance du saltus, clé de

voûte de l'économie rurale.

Trois éléments de base dont la maîtrise suscite des tensions multiples, ce qui imposait

une organisation communautaire.

II. LA COMMUNAUTÉ RURALE

1. Une institution médiévale

Le regroupement des hommes dans le cadre du village, stabilisé autour de l'an

mil, a débouché au XIIIe siècle sur l'émergence d'une institution locale représentative

des intérêts des manans et habitants : l'assemblée communale, qui s'est détachée peu à

peu du cadre paroissial, qui avait servi de pôle de fixation, puis du cadre seigneurial, qui

avait organisé initialement la mise en valeur du sol. Pour autant l'interdépendance entre

ces trois cadres reste forte à l'époque moderne, avec de fortes variations d'une région à

l'autre : ex. en Provence, les communautés sont des mini-gouvernements dotés de

ressources importantes (propriétaires de 34 % des moulins et de 40 % des fours au

XVIIIe siècle2).

A partir de 1500, la communauté sort de l'ombre3. Elle apparaît dans les textes

législatifs ou réglementaires : ainsi l'ordonnance du 25 janvier 1537 donne-t-elle pouvoir

aux prévôts des maréchaux de convoquer les communautés « à tocsin et cri public »

pour courir sus aux vagabonds et pillards. Elle comparaît lors des rédactions des

coutumes sous Louis XII ou François Ier par l'intermédiaire de ses procureurs. Elle

apparaît enfin, et c'est l'élement le plus intéressant pour une étude en profondeur, à

l'intérieur des documents de la pratique : actes d'assemblée, redditions de comptes,

procédures .... dans les archives notariales ou les juridictions seigneuriales, une masse

encore peu explorée et qui attend les chercheurs.

2Michel DERLANGE, Les communautés d'habitants en Provence au dernier siècle de l'Ancien Régime, Toulouse, 1987, p. 110. 3JACQUART, 1990, « Réflexions sur la communauté d'habitants », p. 157-189.

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2. Ses attributions

A. D'abord économiques : organisation et réglementation de la vie rurale.

En pays de vignoble ou de grande culture, la communauté élit le garde des

récoltes (le messier), donne son avis sur l'ouverture des moissons et des vendanges (que

le juge seigneurial ratifie s'il a pouvoir de « ban »). Un peu partout, elle intervient dans

les pratiques culturales (respect de l'assolement) et contrôle les usages collectifs

(glanage, chaumage, vaine pâture). Elle organise l'irrigation, ainsi au sud du Dauphiné.

Elle gère enfin les biens communaux dont la possession détermine le degré de puissance

des communautés rurales.

Ces biens communaux sont souvent disputés par les seigneurs, quand ils se

réclament propriétaires originels du sol. Des contestations s'élèvent qui aboutissent aux

édits de triage (à partir de 1669, les seigneurs haut justiciers obtiennent le droit

d'enclore les biens communaux dont ils sont réputés propriétaires originels sous certaines

conditions).... Ils servirent de garantie hypothécaire en cas d'emprunt. Or la fin du XVIe

et la première moitié du XVIIe s. , troublés par les guerres civiles, endettèrent

lourdement les communautés qui aliénèrent une grande partie de leurs communaux, en

particulier en Bourgogne. Il y a donc une crise des communautés à la fin du XVIIe s.

mais inégale en fonction de l'importance des terrains communaux. Ces derniers sont

composés en général de pâturages, souvent de mauvais sols (landes, brandes, marais,

taillis).

La puissance des communautés rurales est donc très variable. Elle tenait d'abord

à l'importance des droits collectifs dans l'organisation de la vie agraire (troupeau avec

berger communal ou troupeau individuel? assolement collectif ou conventionnel ?). Elle

tenait aussi à l'importance du patrimoine foncier, des biens communaux (que ceux-ci

soient exploités collectivement ou individuellement) Sur les plateaux céréaliers, ces biens

étaient faibles voire inexistants. En lisière des forêts ou dans les vallées, le long des

rivières, où les prairies abondaient, ils étaient plus importants. C'est ainsi que dans le

Pays de Caux, au XVIe siècle, seuls les terroirs de vallée ou de bord de mer, entaillées de

profondes valleuses utilisaient des communaux importants : les espaces impropres au

labour servaient de terrain de parcours aux animaux (J. Bottin, 1983, p. 114-115). Dans

les massifs de haute montagne, l'étendue des terres incultes, vouées aux pâturages,

allait de pair avec une forte propriété communale et une importante activité pour

réglementer les droits de pacage et éviter le surpâturage.

Aussi les plus fortes communautés étaient liées à l'économie pastorale. Dans les

monts du Vivarais ou les « chams » de Margeride, les communautés louaient leurs

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herbages à des entrepreneurs d'estivage qui y rassemblaient le bétail de transhumance,

venu du Bas-Languedoc4. Ce loyer pouvait donner lieu à un service d'engraissement

exigé du berger : les moutons acceptés en estivage devaient coucher la nuit dans des

parcs sur les champs moissonnés des particuliers qu'ils fumaient gratis (pratiques des

« nuits de fumade ou de fumature ») ; ainsi existait une étroite symbiose entre la

transhumance et l'agriculture montagnarde. En Béarn, de véritables républiques

montagnardes, les « Universitatz et communautaz » négociaient au XVIe siècle des

traités avec les éleveurs aragonais, les « lies et passeries », droit que reconnaissait la

coutume de Labourd5.

B. Attributions administratives :

- élection de représentants ordinaires (syndic, consuls, jurats...) et extraordinaires

(délégué pour la rédaction des coutumes, pour des élections aux États Provinciaux ou

au États-Généraux). Importance variable. Un exemple à Ceillac (Hautes-Alpes), dans le Queyras, tous les 24 juin, l’Assemblée des habitants, réunie sur la place du village élisait trois consuls « modernes » qui recevaient, pour un an, les clés de la maison commune et celles des coffres des archives avec la charge de « péréquater et imposer les tailles » et « agir pour le bien de ladite communauté ». Les consuls avaient des attributions variées : entretien des chemins, des canaux, des fours et des moulins, vérification des poids et mesures, visite des cheminées pour prévenir les incendies et édiction de règlements de police. Ils inscrivaient toutes leurs dépenses dans des livres consulaires. (J. Tivollier, Monographie de Ceillac (Hautes-Alpes), Gap, 1926, p. 47-49).

- police : logement des gens de guerre, organisation de la milice (1688)

- fiscale : unité de base (collecte) pour l'assiette et la répartition de la taille

(ou des fouages); dans le sud, tenue des compoix (cadastres servant de base à

l'allivrement) ; dans le nord, répartition selon les capacités de chacun (établissement

d'un rôle de taille), ce qui ne va pas sans difficultés (face aux élites rurales, et aux

manœuvres du seigneur, la communauté est souvent impuissante). Ce rôle de collecte se

développe au XVIIe siècle avec le triplement de l'impôt direct : à Villejuif, de 1662 à

1702, sur 71 délibérations communautaires, 53 portent sur les tailles (dont 31 élections

d'asséeurs-collecteurs).

4L'élevage et la vie pastorale..., 1984 (Pierre BOZON, « La transhumance sur les hauts plateaux du Vivarais du Moyen Age au XXe siècle «, p. 283-288 ; R.-J. BERNARD, « L'élevage du mouton en Gévaudan aux XVIIe et XVIIIe siècles », p. 335-354). 5Ibid., (Christian DESPLAT, « Institutions et réalités pastorales dans les Pyrénées occidentales françaises à l'époque moderne », p. 305-324).

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C. Services locaux

- entretien des bâtiments publics : la voirie, de la nef de l'église, du lavoir, du

puits, de la fontaine

- entretien du maître d'école et, dans le cas de confusion entre fabrique et

communauté, des fournitures du culte.

3. Autonomie et représentativité

Ces différentes attributions placaient les communautés en situation de

concurrence avec les autres institutions (Roi/Seigneur/Eglise). Là où les paroisses rurales

n'absorbaient pas ses fonctions réelles, elles conservèrent une large autonomie jusqu'à

l'époque Louis XIV ou le contrôle administratif et financier exercé par les agents du

pouvoir central, les intendants, réduisit fortement leurs attributions réelles.

La représentativité des communautés.

En principe tous les chefs de feux, veuves comprises se rassemblent pour

délibérer dans l'église (ou devant) ou le bâtiment municipal. En fait surtout les catégories

moyennes, et ceux qui sont considérés comme la "meilleure et plus saine partie". Dans

les pays de grande culture, les gros laboureurs confisquent la représentation de

l'assemblée pour élire les messiers ou traiter avec les marchands paissonniers venus des

forêts pour emmener les porcs du village à la glandée : en 1612, cinq gros laboureurs du

cru interviennent ainsi au nom des 90 familles détentrices de porcs à engraisser dans les

villages de Vémars et de Villeron, au nord de l'Ile-de-France. En Béarn, les jurandes se

recrutaient parmi les « cap d'ostau ». Dans les villages provençaux, les consuls sont les

« plus allivrés » (premiers contribuables, élus parmi les bons ménagers), hommes de

savoir frottés de droit et capables de s'exprimer en langue française.

Ceci dit, la participation varie en fonction de l'importance de l'ordre du jour et

c'est de loin l'institution la plus ouverte de l'Ancien Régime. Les différentes charges

(collecteurs de taille, syndics) sont confiées à des représentants de tous les groupes

sociaux du village, manouvriers exceptés. Il est vrai qu'elles ne sont guère lucratives et

qu'elles occasionnent bien des tracas. Mais elles affirment une reconnaissance sociale et

parfois une certaine notabilité. En 1787 la réforme administrative de Calonne portera un

coup à ce système quand elle établira des municipalités électives sur un régime

censitaire, favorisant les notables.

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VI. A la rencontre du spirituel et du temporel :

la paroisse rurale

Si la vie matérielle est assurée à l'intérieur de la famille et de la communauté

rurale, la vie spirituelle est organisée à l'intérieur de la paroisse, cellule ecclésiastique de

base, mise en place durant le Haut Moyen Age, généralisée et devenue indépendante

après la féodalité. Autour de l'église paroissiale, dotée de fonts baptismaux et entourée

de son cimetière, la paroisse détermine le cadre d'existence de la quasi-totalité des

ruraux, de la naissance à la mort. Mais elle possède aussi une réalité juridique qui

sanctionne dans la vie civile une rôle administratif irremplaçable.

I. ORGANISATION ET FONCTIONNEMENT

La paroisse est administrée par un curé (cura animarum = celui qui a la charge

des âmes, recteur en Bretagne), aidé d'un vicaire et parfois, de quelques prêtres

habitués. Du premier dépend le salut éternel des ouailles du village ou de plusieurs

villages quand il n'y a pas coincidence entre les deux institutions : en Bretagne (trêves),

cas de paroisses divisées en plusieurs communautés ; dans quelques très gros villages

du Bassin parisien, à l'inverse division en deux paroisses (ex. Gonesse, Brétigny-sur-

Orge). Mais assez généralement, en pays d'habitat groupé, paroisse et communautés

avaient les mêmes limites géographiques, matérialisées par des croix (visitées lors des

grandes processions) et humaines. Au total, environ 42 000 paroisses dans le cadre des

frontières actuelles (Vauban en dénombrait 36 000 dans la France de Louis XIV) qui ont

donné, après quelques regroupements, nos 36 000 communes.

Ce curé est loin d'être toujours nommé par l'évêque : il dépend en fait du patron

temporel de la cure, c'est-à-dire de l'institution ou des héritiers du fondateur. C'est ce

patron temporel qui a droit de nomination (évêque mais aussi abbaye, chapitre de

chanoines, seigneur laïc) qui perçoit l'essentiel des dîmes (portion des fruits de la terre

et des troupeaux d'en principe 10 % "decima", en fait souvent moins, que Charlemagne

a réservé à l'Eglise par ses capitulaires de 779 et 794). Il garde à sa charge l'entretien du

chœur de l'église. Les plus importantes de ces dîmes portent sur tous les grains (à la

onzième, douzième ou treizième gerbe...) et très souvent sur les vins (« grosses

dîmes ») : pour l'essentiel elles reviennent au patron de la cure. Le curé jouit en

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revanche des autres dîmes (sur les produits animaux : « dîmes de charnage », sur les

produits fourragers « vertes dîmes » ou « menues dîmes », sur les fonds nouvellement

cultivés, « dîmes novales »). Dans la répartition des dîmes, le curé laisse donc l'essentiel

au patron temporel de la paroisse ou à quelques autres institutions bénéficiaires de

donations médiévales (les gros décimateurs), ce qui n'est pas sans provoquer des

tensions pour faire face à de lourdes dépenses.

Les menues dîmes qu'ils conservent, accompagnées souvent de rentes et de

fermages fournissent des revenus qui constituent le bénéfice ecclésiastique, un

bénéfice dont les profits varient d'une paroisse à l'autre mais qui assurent souvent au

curé une vie honorable. Pour fixer un minimum de revenus, la monarchie a établi une

« portion congrue » de 120 livres en 1571, 300 livres en 1629, 500 livres en 1768 et

enfin 700 livres en 1786. Des sommes qui, souvent dépassées, et accompagnées de

revenus complémentaires, faisaient des curés des ecclésiastiques au-dessus du besoin

mais pas toujours à leur aise (ne serait-ce qu'en raison de l'entretien d'une servante)

Le curé est assisté d'un ou de plusieurs vicaires ou de prêtres habitués qui

desservent les chapelles... Sur le plan temporel, il est assisté d'un conseil de fabrique,

dirigé par deux ou trois marguilliers (« fabriciens » ou « lu miniers »), des laïcs qui

gèrent les biens paroissiaux6 : dotations foncières anciennes accrues des fondations

d'obits (parcelles ou rentes foncières lors des legs testamentaires), du produit des quêtes

les dimanches et fêtes et de menues services (location de la vaisselle lors des mariages à

Wissous en 1558, vente de l'herbe du cimetière). En contrepartie, la fabrique assigne les

dépenses (objets du culte, missels, luminaire nécessaire pour le service divin, entretien

courant de l'église, règlement au curé des messes de fondation, et dépenses

extraordinaires quand la nef ou le clocher exige d'« urgentes réparations »).

Dans les régions de faible propriété communale, la fabrique se confond avec

l'assemblée villageoise qui élit les fabriciens ou marguilliers. Accéder ainsi à ces charges

comptables marquait une reconnaissance sociale de la part de la communauté. Des

associations de pieux laïcs, les confréries rassemblaient enfin des paroissiens sous la

protection d'un Saint, dans une chapelle. Ces confréries, très répandues au XVIIe siècle

(avec la dévotion au Saint Sacrement de l'autel) assuraient aussi des services mutuels à

leurs membres, en particulier aux funérailles. Elles étaient très répandues en Provence

(confréries de pénitents noirs ou blancs).

Le coeur de la paroisse, c'était l'église paroissiale qui rassemblait, chaque

dimanche, tous les fidèles venus des quatre coins du territoire. Autour d'elle, s'accrochait

le séjour des morts en attendant que les cimetières ne s'en écartent, mais pas avant

1750. Placée au centre de la vie collective, l'église en rythmait les heures des jours

ordinaires (cloches, horloge) ou solennels.

6Jean JACQUART, 1974, p. 85-100.

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II. DES ATTRIBUTIONS A LA FOIS RELIGIEUSES ET ADMINISTRATIVES

1. Fonctions religieuses

La paroisse est le cadre fondamental du culte. Le curé y administre les

sacrements, signes de la grâce de Dieu nécessaires au salut des pécheurs : baptême

(dans les trois jours suivant la naissance, faute duquel les petites âmes étaient

condamnées à errer dans le séjour des limbes) ; eucharistie peu fréquente (en dehors de

la communion pascale et des grandes fêtes de l'année, Noël, Pentecôte, Assomption et

Toussaint) ; confession auriculaire ; mariage (mais ici le curé ne fait en principe que

constater un sacrement dont les auteurs sont les deux époux) ; extrême onction mais

pas la confirmation réservée à l'évêque. Au XVIIe siècle, quand se met en place le

catholicisme tridentin, ce rôle est réévalué. Le curé est chargé de l'instruction religieuse

et doit enseigner le catéchisme (chaque dimanche en dehors des gros travaux d'été, les

enfants doivent apprendre le Pater Noster, le Credo, les dix commandements et la teneur

des principaux mystères) qui prépare à la vie catholique (sanctionnée par la première

communion à partir de 1750). Aidés par les missionnaires (en particulier les Lazaristes du

Père Vincent, jésuites tels le Père Maunoir en Bretagne), les curés de paroisse furent les

agents de la Réforme catholique entre 1620 et 1750.

En dehors de ses fonctions sacramentelles, le curé récite les messes pour les

défunts suivant l'obituaire de la paroisse. Il y célèbre les grandes fêtes (dont la fête

patronale = celle du patron spirituel de la paroisse, Saint Martin, Saint Pierre, Saint

Denis etc...) qui sont jours de grande procession.

Dans ses fonctions religieuses, le curé de paroisse - ou son vicaire, s'il ne réside

pas régulièrement - est l'homme qui connaît le mieux les habitants du village, informé

des réalités propres à chaque ménage, les bonnes vies et mœurs mais aussi les

difficultés matérielles, les relations de voisinage ou de famille... souvent, comme on le

verra, il a des origines rurales, ce qui le rend assez proche de ses ouailles. Mais, de plus

en plus avec la Réforme catholique, sa formation l'en éloigne culturellement : lettré,

latinisé, passé par le séminaire, en relation régulières avec les notables de la ville, le curé

est le mieux placé pour diffuser les ordonnances du pouvoir et pour le renseigner ;

médiateur culturel entre la ville et la campagne, il est aussi un agent administratif

essentiel.

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2. Trois services essentiels

En accomplissant leur mission pastorale, les curés de paroisse assuraient trois

services qui, après la Révolution française, ressortiront du domaine laïc : l'état civil,

l'éducation et l'assistance.

- L'état civil.

En France, les premiers registres résultent d'initiatives ecclésiastiques. C'est à

Givry, petit bourg près de Châlons-sur-Saône qu'est conservée la plus ancienne liste de

mariages et de décès (1334-1357) parce qu'ils donnaient lieu à des droits soigneusement

comptabilisés. Mais c'est pour déceler les parentés et affinités qui rendaient certains

mariages illicites en vertu du droit canon que des mesures plus générales furent prises

dans le cadre diocésain (ordonnance d'Henri Le Barbu, évêque de Nantes en 1406 puis

au XVIe siècle, statuts synodaux, dès 1515 pour le diocèse de Paris). Ces statuts, avec le

contrôle des archidiacres, sont à l'origine de l'enregistrement des actes, bien davantage

que les mesures royales (la première : 1539, ordonnance de Villers-Cotterêts, art. 51).

Mais à partir de Louis XIV (Ordonnance de Saint-Germain-en)Laye ou Code Louis, 1667)

le pouvoir civil généralise et uniformise la tenue des registres paroissiauX.

Jusqu'en 1792, les actes paroissiaux font office d'état civil : les baptêmes,

administrés le lendemain ou le surlendemain de l'accouchement, tiennent lieu d'actes de

naissance, les mariages religieux ont valeur de mariages civils et les actes de sépultures

sont l'équivalent de nos actes de décès. Dans une société où la christianisation est

ancienne et continue, le chef de la paroisse intervient ainsi à chaque étape de l'existence.

Les registres dans lesquels les curés, ou leur vicaires, recopient les actes

paroissiaux, en offrent témoignage. En dehors des trois grands actes essentiels de

l'existence, ils contiennent une foule d'informations complémentaires :

- agrément de sages-femmes (jusqu'au XVIIIe siècle, le seul examen que

passent les matrones est un examen de bonne moralité) car elles avaient obligation de

baptiser (ou d'ondoyer) tout nouveau-né en danger de mort ;

- actes de fiançailles (au XVIe siècle alors qu'elles précédaient le mariage de

plusieurs semaines puis elles disparaissent quand la Réforme catholique les vide de leur

contenu en les reportant à la veille des noces);

- testaments, enregistrés par le curé jusqu'au milieu du XVIIe siècle (avant

d'être passés devant notaire)

- listes diverses, de pascalisants, listes de confirmés (à partir du XVIIe siècle

quand la Réforme catholique incite les évêques à généraliser ce sacrement); états des

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âmes (véritable recensement ménage par ménage, la providence des historiens

démographes);

- annotations métérologiques (lors de grands hivers comme 1709) et

chronique villageoise (passage de grands personnages, dévastations causées par les

gens de guerre, faits-divers...).

On comprendra donc que les registres paroissiaux constituent l'une des sources

classiques de l'histoire sociale puisqu'ils permettent la reconstitution des ménages,

l'analyse de la structure socio-professionnelle des habitants et celle de l'alphabétisation,

à partir de 1667, date à laquelle le Code Louis impose aux mariés et aux témoins de

signer les actes ou, à défaut, d'indiquer qu'ils ne savent écrire ni signer.

- L'éducation : école paroissiale longtemps réservée aux garçons ; l'apprentissage de la

lecture, et pour une minorité croissante, de l'écriture est liée à l'instruction religieuse.

Ceci étant, c'est un vicaire, un simple clerc puis, de plus en plus, un laïc qui prennent en

charge l'enseignement. Mais au XVIIIe siècle, le maître - et la maîtresse d'école - sont

surveillés par le curé.

- L'assistance : liée au devoir de charité, elle se manifeste notamment lors des grandes

crises de subsistance (1694 et 1709, années au cours desquelles les curés tiennent des

rôles des pauvres pour taxer les moins démunis : ici le curé agit comme relais du pouvoir

civil)

3. Un auxiliaire administratif :

Dès le Moyen Age, le pouvoir civil utilise le cadre paroissial pour les

dénombrements (cf. état des paroisses et des feux de 1328). Hommes de culture écrite,

les curés faisaient office d'agents administratifs quand bien même ils n'en avaient pas les

fonctions (ainsi dans le Forez où, au XVe et XVIe siècle, beaucoup de prêtres étaient en

même temps notaires). A l'époque moderne, les rois en tirent davantage parti pour

s'informer et contrôler leurs sujets. Les curés sont sollicités pour répondre aux grandes

enquêtes monarchiques (Colbert), aux questionnaires des diverses administrations (en

particulier fiscale), à la curiosité des particuliers (Vauban).

Fonctionnaires involontaires, les curés étaient aussi les agents d'information de

leurs paroissiens. Le dimanche, après les prières du prône, ils donnent lecture des

mandements épiscopaux, des ordonnances royales et des actes de justice locale qui

intéressent les habitants avant de reprendre l'office. Le curé de Ris, près de Corbeil, a

noté dans son registre toutes ces publications en 1627 et 1628 : on y relève les

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annonces les plus diverses (arrivée du commis des aides, adjudication d'héritages,

interdiction de se rendre à Corbeil en raison de la peste, etc.). Ici et là, les desservants

étaient tenus de proclamer que des biens étaient à vendre ou à affermer et la législation

royale leur enjoignait d'en assurer la publicité (ordonnance de Blois, 1579, art. 79 sur les

baux ecclésiastiques). Ce n'est qu'en 1695 que les curés furent dispensés de ces

annonces locales mais les ordonnances royales étaient toujours affichées à la porte des

églises.

En matière judiciaire, pour les affaires graves, la monarchie utilise les curés

comme informateurs en demandant aux évêques de fulminer des monitoires : dans

chaque paroisse, les curés enjoignaient alors à tous les témoins de prêter aide au pouvoir

civil sous peine d'excommunication. Dans ce domaine, c'est à partir de Louis XIV

(ordonnance criminelle de 1670, titre VII) que la mainmise du pouvoir royal sur le

pouvoir ecclésiastique fut affirmée. Trois dimanches consécutifs, les paroisses concernées

sont invitées à venir déposer devant la justice. En mars 1729, le vaisseau hollandais Le

Dauphin se dirigeant vers Ténérife échoue sur les côtes du Cotentin. Sa cargaison

d'étoffes, de dentelles et de quincaillerie est pillée par les riverains. Aussitôt le procureur

du roi à l'Amirauté de Cherbourg enjoint au curé de la région de procéder à un

monitoire7. Il en va ainsi pour toutes sortes d'affaires (empoisonnement de bestiaux au

nord de Meaux, en 1782)

Dans les campagnes, le curé contribuait ainsi à faire entrer le monde extérieur et

les « grandes « institutions dans l'humble cercle paroissial (P. Goubert, L'Ancien Régime,

1973, p. 10).

7Alain CABANTOUS, op. cit., p. 86 et 152.

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VII. LA SEIGNEURIE RURALE

Réalité bien vivante de l'ancienne France, héritée de l'époque médiévale, la seigneurie

française constitue, à côté de la paroisse, la seconde cellule d'encadrement des hommes. Les Français dépendaient de 70 000 à 80 000 seigneuries dont les ressorts étaient très variables : certains correspondaient à la paroisse (cas de nombreuses seigneuries châtelaines), quelques-uns englobaient plusieurs paroisses (et pouvaient s'étendre sur plusieurs milliers d'hectares) mais le plus grand nombre se réduisaient à des portions de paroisse (une ou plusieurs centaines d'hectares) et chevauchaient souvent des limites ecclésiastiques...

Dans le royaume, le cadre seigneurial est inégalement présent : certaines régions du

Midi ou du Sud-Ouest l'ignorent, en l'absence de preuves juridiques (« nul seigneur sans titre », car nous sommes en pays de droit écrit ou tout doit se prouver) et on y trouve un plus grand nombre d'alleux qu'ailleurs (c'est-à-dire de terres libres de toute dépendance seigneuriale, ainsi en Bordelais mais aussi sur la côte bourguignonne, en général de petite étendue) ; dans le Nord du royaume, c'est l'inverse qui est la règle (« nulle terre sans seigneur ») ; certaines régions comme la Bretagne ou la Bourgogne connaissent même un régime seigneurial particulièrement fort.

Indépendamment de ces variations régionales, la seigneurie constitue à la fois le cadre

administratif de base du pouvoir politique et une forme privilégiée de propriété foncière. Deux aspects qui imposent qu'on s'y arrête. I. LA SPECIFICITÉ DE LA SEIGNEURIE : FIEF ET JUSTICE 1.La seigneurie foncière

La seigneurie est d'abord une manière privilégiée de tenir la terre, c'est-à-dire un type de propriété à la fois plus prestigieux et en général plus lucratif que la propriété non-seigneuriale. En ce sens, seigneurie = terre noble.

A ce titre, toute seigneurie est un fief (bénéfice donné au Moyen Age à un homme de

guerre pour services rendus), doté de privilèges fiscaux (exemption de l'impôt royal dans le Midi et évidemment des charges seigneuriales) en raison de la vocation initiale de son détenteur (service militaire monté pour le seigneur supérieur ou suzerain, à commencer par le roi en participant au ban ou à l'arrière-ban). La seigneurie est donc le type le plus commun de fief où s'affirme la propriété supérieure (éminente) d'un personnage individuel ou collectif qu'on appellait seigneur. Ce seigneur pouvait donc être une institution religieuse (abbaye, chapitre, prieuré, etc.), un noble (du simple écuyer au roi de France) ou un non-noble (bourgois, marchand voire riche laboureur qui versait alors un droit de franc fief pour disposer de sa seigneurie).

Dans ce cadre, le seigneur foncier dispose généralement d'un domaine propre (qu'il fait

exploiter par des locataires ou des ouvriers agricoles salariés) et d'un domaine censuel dont les propriétaires lui doivent une redevance annuelle, le cens (argent) ou le champart (en nature), l'un et l'autre « recognitifs »de seigneurie.

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Ce type de seigneurie est l'héritage de l'organisation féodale. Il rappelle l'origine

supposée de la propriété au moment des défrichements médiévaux : les seigneurs auraient alors concédé une partie plus ou moins grande de leur domaine à des cultivateurs en propriété utile, moyennant versement d'une redevance annuelle et quelques services en travail sur la partie qu'ils s'étaient réservés. Au fil des siècles, les descendants de ces cultivateurs se sont transmis ou ont vendu librement leur héritage (tenure) alors que les cens fixés en argent, se dévaluaient. Perdants dans leurs placements, les seigneurs ont cherché à rentabiliser leur réserve en la louant à de gros laboureurs. Telle est, très simplifié, le processus d'évolution de la seigneurie foncière. Un type de seigneurie dans lequel entre la majorité des seigneuries d'Ancien Régime. Beaucoup se limitent à quelques arpents... autour des manoirs Bretons, ce type de propriété pullule et Jean Gallet, qui l'a étudié précisément dans le Vannetais, propose de lui réserver le terme de « sieurie » (par dérivation de « sieur de ») afin de le différencier de la véritable seigneurie. En tout cas on distinguera ces seigneurs de fiefs ou seigneurs parcellaires des seigneurs de village... 2. La seigneurie banale

Elle était beaucoup plus importante, socialement et économiquement. Elle correspondait à un pouvoir politique sur les hommes exercé dans le cadre d'un ressort territorial local et matérialisé par une justice particulière. Si le cens définit la seigneurie foncière, le droit de justice (et en particulier de haute-justice qui comportait celui de condamner à mort, en première instance) est propre à la seigneurie banale. Du droit de justice dépendait la puissance seigneuriale car avec un tribunal, le seigneur pouvait poursuivre tout manquement au paiement de ses droits. Il y avait là délégation de puissance publique, une délégation ancienne (dont le caractère volontaire est rien moins qu'hypothétique, il s'agissait souvent d'usurpations légitimées par les siècles) que la justice royale allait s'efforcer de rogner. Dans cette acception, on montait dans la hiérarchie des honneurs : seuls un ou deux personnages, rarement davantage, pouvaient s'en prévaloir dans un village. Dans les cas les plus simples, on trouvait un seigneur justicier par paroisse. Et au-dessus, collectionnait-on les seigneuries de tout un canton qu'on pouvait faire ériger ses domaines en fiefs de dignité (baronnie, marquisat etc.).

Comme toujours sous l'ancien régime, justice et administration étaient liées : du droit de

justice dérivait la police générale, arme la plus efficace des seigneurs. Lors des assises annuelles (les "grands jours"), le prévôt du seigneur proclamait les ordonnances de police qui réglementaient la vie économique de la paroisse sur laquelle s'étendait le ban du seigneur (foires et marchés, banalités du four, du pressoir, des animaux reproducteurs, des récoltes). En temps ordinaire, la "justice et police" du seigneur se marquaient par la présence permanente du greffe. C'est là que les gardes de la seigneurie venaient faire leurs rapports et amenaient les bestiaux pris en délit de pâturage; c'était là aussi qu'étaient enregistrés les actes de la justice civile qui touchaient directement la vie des familles (tutelles, inventaires, partages). Bien souvent le greffier était en même notaire et tabellion, c'est-à-dire qu'il rédigeait les actes (office des notaires à l'origine), qu'il en gardait l'original - la « minute » - et en délivrait des copies - les « expéditions » (office du tabellion garde-notes)1. Les archives des justices ou des

1Les deux offices furent réunis en 1597, fusion confirmée et complétée par édit de février 1761.

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tabellionages seigneuriaux, riches de milliers de liasses, éclairent bien des aspects de la vie quotidienne des villages. Les seigneurs haut-justiciers disposaient enfin de la justice criminelle (prisons, fourches patibulaires). Ces droits de justice réclamaient un personnel spécialisé : - le procureur fiscal : défenseur des droits du seigneur et des intérêts collectifs (ministère public qui engage des informations judiciaires et homologue des réglements); - le prévôt ou bailli seigneurial ou, en cas d'absence, son lieutenant de justice : préside le tribunal, assure l'instruction des procès; - le greffier ou tabellion : c'est le notaire rural, maillon indispensable de la vie économique (intermédiaire lors des transactions, conseil familial, agent d'affaires, prêteur...) ; l'importance de ses archives (les "minutes notariales") est la providence des historiens du monde rural (contrats de mariage, baux de locations de terres ou de cheptel, partages de successions, ventes et échanges, etc...) - le sergent : chargé de l'application des peines.

La plupart de ces petits offices (prévôt excepté) sont exercés par les notables du village, qui disposent d'un minimum d'éducation : ils sont des instruments de pouvoir et de contrôle sur la communauté ; en dehors des sergents, ils confèrent un certain prestige qui apparaît derrière les épithètes d'honneur qu'on attribue à leurs titulaires (« honorable homme », « honnête personne », « maître », etc.).

Les profits (amendes, taxes de péages, banalités), les charges (entretien des bâtiments,

émoluments même modestes du personnel) et les honneurs (droits dans l'église) étaient bien plus élevés que ceux d'une petite seigneurie foncière, d'autant plus que s'y ajoutaient un domaine et une censive bien supérieurs, avec même quelques arrières-fiefs.

En fait, le véritable seigneur, c'était le seigneur haut-justicier. De seigneurie, les autres

petits fiefs n'avaient de réalité que juridique. D'autant plus que le recrutement social de leurs détenteurs était fort différent : - seigneurie foncière (sieuries) : petite bourgeoisie marchande ou administrative, riches laboureurs voire artisans... (c'est souvent le placement des rentiers de la ville) - seigneurie justicière : clergé ou noblesse en général avec toute une hiérarchie jusqu'aux grands fiefs de dignité (principautés), au XVIIIe siècle, élites économiques (fermiers-généraux, négociants voire gros fermiers)

Comme la seigneurie justicière était en même temps une seigneurie foncière en général plus importante que les autres, c'est sur elle que nous insisterons.

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II. LA STRUCTURE FONCIERE DE LA SEIGNEURIE

Il importe maintenant de bien circonscrire l'organisation territoriale du cadre seigneurial. Classiquement, toute seigneurie se composait de trois éléments : 1. La réserve seigneuriale ou domaine propre

C'est le noyau du domaine, qui rassemble les biens propres du seigneur, déclarés, à chaque changement de titulaire, comme fiefs sous forme d'« aveu et dénombrement » (reconnaissance avec description détaillée du contenu du fief, qui suit la prestation de foi et hommage) auprès du seigneur féodal dont il dépend : - le château ou manoir avec le parc d'agrément, le jardin fruitier et potager ; résidence du maître des lieux occupée par un concierge, comprend l'auditoire (salle de justice), la geôle... - les bâtiments d'exploitation (fermes, moulins, pressoirs) et l'ensemble du foncier qui y est rattaché : terres labourables (souvent de grandes parcelles, cf. les "coutures"), pâturages (en général bons prés de fauche), vignoble (enclos), bois (la plupart des futaies et de nombreux taillis sont en propriété seigneuriale à commencer par les bois du domaine royal qui deviendront forêts nationales puis domaniales), étangs et rivières (réserve de poissons dont l'usage, indispensable en période de carême, était laissé aux habitants moyennant une redevance). - la mise en valeur associe le faire-valoir direct (parc et bois « retenus » par le seigneur qui les exploite par valets) et faire-valoir indirect (fermage ou métayage) qui procure des loyers souvent importants, ce dernier mode d'exploitation étant le plus répandu depuis l'époque médiévale. - l'importance de la réserve (domaine propre) varie d'une seigneurie à l'autre entre deux extrêmes : seigneurie entièrement en réserve et seigneurie sans aucune réserve, et composée uniquement de droits seigneuriaux. Mais souvent, la réserve est de l'ordre de 15 à 30 % de la surface totale (cf. plan de la seigneurie d'Athis-sur-Orge en 1750, document 5).

Au XVe siècle, dans le Vannetais, à côté de nombreuses réserves seigneuriales de 300 à 400 ha, et de petites sieuries de 20 à 30 ha, le domaine de Rochefort-en-Terre s'étendait sur plus de 400 exploitations réparties sur 5 paroisses, avec 12 moulins à grains, 2 moulins à tan et 1 moulin à drap. En comptant les bois, il couvrait plus de 5 000 ha soit un tiers de la superficie totale de la seigneurie2. En 1647, la seigneurie d'Athis-sur-Orge (aujourd'hui Athis-Mons, au sud de Paris) comportait un domaine propre de 89 ha, avec le château et son enclos, un moulin à blé et la ferme seigneuriale, la plus importante du terroir, ce qui représente 17 % de la seigneurie mais tout à côté, la seigneurie de Contin, qui relevait de l'abbaye de Sainte-Geneviève du Mont, était presque tout entière en réserve. En 1660, la seigneurie de l'Étoile-en-Brionnais, entre Roanne et Digoin, comprenait un domaine de 170 ha, avec un château et sa ferme, quatre exploitations agricoles (« meix et mestairie »), des bois, un moulin à blé et deux petites vignes sur plus de 620 ha, soit un quart de l'ensemble3.

2Jean GALLET, 1983, p. 105-110. 3Serge DONTENWILL, 1973, p. 43-46.

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2. La mouvance

C'est le territoire sur lequel le seigneur ne fait qu'exercer ses droits éminents mais dont la propriété utile lui échappe : elle appartient aux censitaires ou tenanciers (biens roturiers, tenures, « tenues d'héritage », « tènements ») et aux vassaux (petits fiefs dépendants de la seigneurie). En Normandie, cas particulier, la mouvance correspond au « domaine fieffé » puisque tous les propriétaires sont considérés comme vassaux du seigneur principal. Toujours est-il que dans la France d'Ancien Régime, et hormis les cas assez rares d'alleux (propriété à la romaine, affranchie de tout droit seigneurial), la tenure censuelle représente la forme ordinaire de la propriété : son détenteur est libre de la transmettre, de la vendre ou de la louer à la seule condition de verser les droits seigneuriaux correspondants. Jusqu'à la mise en place d'une administration de l'Enregistrement sous Louis XIV (contrôle des actes et vingtième denier), la seigneurie était la seule institution à contrôler ainsi les mouvements de propriété.

En général, la mouvance forme la portion la plus étendue de la seigneurie, mais aussi

celle où la propriété est la plus multipliée et la plus divisée : on y trouve aussi bien les petites tenures des habitants du village, quelques hectares (parfois quelques ares) elles-mêmes pulvérisées en plusieurs parcelles, que les biens des propriétaires extérieurs au lieu, les "horsains" (habitants des villages voisins ou de la ville) sous forme de petits lopins ou, dans le cas de rassembleurs de terres, sous forme de petits domaines de quelques dizaines d'hectares. L'enchevêtrement des mouvances est un fait assez général, lié aux héritages et aux démembrements successifs.

Juridiquement on distinguera la censive (tenures roturières) de la mouvance féodale

(arrière-fiefs), cette dernière souvent plus éloignée et plus complexe. Distinction souvent très formelle en raison de leur commune insertion dans l'économie rurale.

Économiquement, la mouvance regroupe la propriété paysanne mais pas seulement

puisque les autres ruraux et les gens de la ville y sont également possessionnés. On y trouve le noyau des exploitations du village. En dehors de quelques grandes unités foncières (fermes ou métairies), elles correspondent en général à des petites voire à des micro-exploitations (quelques champs, quelques lopins de vignes, quelques pièces de bas-prés...).

Dans la mouvance ou en dehors d'elle, selon les cas, se trouvaient enfin les biens

communaux qui regroupaient, on le sait, des bois et des pâturages. Cette propriété collective, sur laquelle l'ensemble des habitants d'un village exerçait des droits d'usage ou de gestion, était souvent incluse dans la seigneurie. Le seigneur imposait alors une redevance annuelle de quelques deniers par feu pour laisser les habitants mener leurs bêtes en dépaissance. 3. Les droits seigneuriaux

En 1789, lors de l'abolition de l'ancien régime, les juristes distingueront entre droits féodaux et droits seigneuriaux. Dans la pratique, ils étaient souvent confondus et associés. A . Les droits "féodaux".

Censés représenter la condition d'une aliénation originelle des biens, ils correspondaient aux redevances annuelles qui pesaient sur la terre : sur la propriété roturière individuelle (cens, champart avec parfois une rente en sus) et communale (droit d'usage dans les forêts

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seigneuriales). Ils comprenaient aussi les services dûs par les détenteurs d'arrières-fiefs (foi et hommage) ou de tenures censitaires (corvées). Ils formaient la rente foncière seigneuriale, une rente de composition incroyablement diverse et de poids très inégal, indépendamment de la dévalorisation des cens en argent depuis le Moyen Age.

De ces droits, les plus lourds étaient les champarts qui, comme leur nom l'indiquent,

prélevaient une part des récoltes comprise souvent entre 1/7e et 1/15e (champart à la quinzième gerbe etc., portant des noms variés suivant les provinces, agrier, tasque etc.). A la fin du Moyen Age et au début de l'époque moderne, le renforcement de la seigneurie s'est effectué par généralisation du champart dans certaines provinces, comme en Bourgogne (la "tierce" cf. Pierre de Saint-Jacob, 1960, p. 42-44). Dans d'autres régions en revanche, ces champarts ne sont plus que résiduels à la fin de l'Ancien Régime (ainsi au sud de l'Ile-de-France). Dans les seigneuries où le seigneur était en même temps décimateur, ce qui se produisait dans un certain nombre de seigneuries ecclésiastiques, les récriminations paysannes étaient particulièrement fortes : très souvent on ne levait alors que "demi-dîme".

S'y ajoutaient, dans certaines régions, des services en nature dûs par les roturiers sur

certaines terres au titre des corvées. Mais depuis la fin du Moyen Age ces corvées "réelles", se limitaient à quelques journées de travail : en Haute-Bretagne, certains seigneurs exigeaient toujours de leurs tenanciers deux journées de battage (de grains) et une journée pour "mettre le tison de Noël dans la grande salle de la cheminée du château4. Sur les plateaux céréaliers, les corvées étaient fixées à une ou deux journées d'hommes ou de chevaux, selon les types de culture. Mais dans bien des régions, ces corvées sont converties en redevances annuelles (comme dans le Pays de Caux au XVIIIe siècle) ou maintenues sous forme de charges locatives (corvées de charrois avec attelage dans les baux à ferme du Bassin parisien).

Les droits féodaux grevaient davantage la propriété en cas de mutation : vendait-on

une parcelle qu'il fallait acquitter un droit de relief (lods et ventes pour les rotures, quint pour les biens nobles) qui représentait souvent un douzième du capital (même en Normandie malgré l'appellation fallacieuse de "treizième"). Ces taxes de mutation constituaient donc les plus productifs des droits seigneuriaux mais comme tels, ils n'étaient pas réguliers mais casuels. Ils étaient proportionnels à l'activité du marché foncier. Enfin, le seigneur jouissait généralement d'un droit de retrait féodal (sauf en forez, Lyonnais, et Beaujolais) et plus rarement d'un droit de retrait censuel (coutumes de Berry, Amiens, Senlis, Vermandois) par lesquels il avait faculté de se substituer à tout acquéreur (droit de préemption sur les ventes, mais qui passait après le retrait lignager réservé à la famille du vendeur).

Liés à la propriété, les droits dits féodaux n'avaient donc rien de symbolique. Aussi faisaient-ils l'objet de déclarations minutieuses (aveux et dénombrement pour les terres nobles) et gros répertoires pour les rotures, révisés périodiquement, les terriers, sorte de matrice cadastrale dans laquelle figuraient les déclarations de chaque propriétaire, parcelle par parcelle, une véritable mine documentaire. Considérés comme droits "réels", ils ne furent pas supprimés en 1789 mais déclarés rachetables, ce qui arrangeait bien des bourgeois élus aux Etats-Généraux et détenteurs de petites seigneuries,au grand dam des paysans qui en brûlèrent des centaines lors de la Grande Peur.

4Michel NASSIET, Noblesse et pauvreté. La petite noblesse en Bretagne (XVe-XVIIIe siècle), Rennes, Société d'histore et d'archéologie de Bretagne, 1993, p. 54-55.

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B . Les droits "seigneuriaux".

Ils matérialisaient la domination politique du seigneur. Leur liste est encore plus variée que celle des premiers. Pour simplifier on retiendra :

Droits de justice : haute (en matière criminelle, droit de juger les crimes entraînant

peine de mort mais avec appel en Parlement, l'essentiel tient aux causes civiles), moyenne, basse (uniquement justice foncière relative au paiement des droits) et en association, greffe et tabellionage. Dans les seigneuries maritimes, droits d'épave et de bris en cas d'echouement de navire mais dès le XVIe siècle le pouvoir royal entreprend d'en déposséder les seigneurs (par l'intermédiaire des amirautés) et c'est chose faite sous Louis XIV5.

Droits honorifiques. Ils dérivent du droit de justice. Premier habitant du village, le

seigneur avait prééminence à l'église paroissiale (chapelle, banc, enfeu, litre et ceinture, pain bénit); il avait la première place dans les processions, droit de permettre ou d'interdire les fêtes, etc.

Plus lucratifs, car alliant le plaisir aux revenus, les droits de chasse, pêche et

colombier, réservés au seigneur haut-justicier dans l'étendue de sa seigneurie. Le premier, véritable monopole que bien des ruraux enfreignaient à leurs risques et périls (peines sévères allant jusqu'à la mort jusqu'en 1669) , constituait un privilège fort sensible dans les campagnes où le gibier ravageait régulièrement les récoltes (du droit de chasse dérivait le droit de garenne qui multipliait les lapins dans certaines réserves). Au XVIIIe siècle, ce droit est vivement concurrencé par le roi qui, dans le cadre des capitaineries de chasse, s'attribue le monopole du gibier dans les forêts qui entourent ses résidences. Le droit de pêche n'appartenait aux seigneurs en principe que dans les rivières non navigables et les étangs : il était affermé et produisait ainsi des revenus souvent substantiels. Quant au droit de colombier, c'est-à-dire d'avoir une tour-pigeonnier, il marquait ostensiblement la qualité du seigneur haut justicier. Au village, c'était le signe indiscutable de la domination du maître. Un signe que les autres gros propriétaires (détenteurs de domaines de plus de 50 ou 100 arpents) singeaient, à une échelle plus modeste, en érigeant une simple volière (ouverte en bas sur un hangar ou une étable) . Avec le droit de chasse, le droit de colombier était celui qui suscitait le plus grand mécontentement de la part des ruraux qui demandaient une sévère réglementation pour réduire les dommages causées aux récoltes. En 1789, les cahiers de doléances ne tariront pas de critiques à leur égard.

Droits personnels. Ils dérivent du droit de protection du seigneur, souvent simples

survivances : taille seigneuriale (Auvergne, Lorraine), fouage (Gascogne), droit de guet et de garde (converti en argent, cf Bretagne, Franche-Comté, Auvergne), corvées personnelles (de bras, de charrois, de charrues) mais limitées dans le temps (quelques jours) et l'espace (Lorraine). A l'extrême, maintien du servage mais un servage adouci : la servitude personnelle, avec droit de suite et interdiction du formariage a donné lieu à de nombreux affranchissements. Quelques survivances ont pourtant été observées en Bourgogne du nord : au XVIIIe siècle le curé de Montigny-Montfort fournit encore la liste des filles mariées hors de la seigneurie (P. de Saint Jacob, 1960, p. 423). Mais le plus souvent, il fait place à une

5Alain CABANTOUS, Les côtes barbares. Pilleurs d'épaves et sociétés littorales en France (1680-1860), Paris, Fayard, 1993, p. 121-129.

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servitude réelle caractérisée par la mainmorte. Libre de sa personne, le mainmortable peut, pendant sa vie, aliéner ses biens à gens de sa condition et de sa seigneurie. Mais en cas de vente à un étranger, l'autorisation seigneuriale est indispensable. Et surtout, le maimortable ne peut tester sans le consentement de son seigneur : à sa mort, son héritage ne peut aller qu'à une personne de sa condition, demeurant avec lui et en communion de biens (à pot et à feu). Sinon, il y a échute et retour au seigneur de tout ou partie de la succession des serfs décédés sans enfant vivant en communauté de feu, ainsi sur les terres de l'abbaye de Luxeuil et sur celles de l'abbaye de Saint-Claude, en Franche-Comté). Ceci étant, la mainmorte n'a pas eu que des effets négatifs : en bloquant tout marché foncier, elle a protégé la propriété paysanne et a empêché la mainmise bourgeoise à la campagne : Pierre de Saint Jacob l'a bien montré en Bourgogne du Nord (p. 423-424).

Monopoles économiques : - banalités (moulin, four, pressoir, animaux reproducteurs) ce qui se traduit par des

taxes de mouture, de pressurage etc...), De toutes les banalités, le moulin-banal était la plus répandue (moulins à farine mais aussi à foulon, à huile) et la plus détestée puisqu'elle était louée (ou sous-louée) à des meuniers qui avaient tendance à élever les droits de mouture pour dégager un profit. Le pressoir banal ne se maintenait que dans certains vignobles (Bourgogne, Ile-de-France). La taureau banal ou la forge banale s'étaient raréfiés.

- banvin (priorité de vente du vin du seigneur dans les 40 jours qui suivent les

vendanges, en Alsace, Bourgogne), - bans de fauchaison, moisson et vendange (simples attributions de police

homologuant les décisions communautaires), - péages (taxes sur la circulation des personnes et du bétail au passage de certains

ponts), innombrables mais peu à peu réduits par le pouvoir royal ( 3521 péages seigneuriaux supprimés dans les années 1770);

- foire et marché (droits sur l'étalonnage et l'utilisation des mesures et l'étalage des

marchandises, portant des noms très divers, minage, hallage etc.) particulièrement fructueux dans le cas de gros centres de transactions agricoles. Au Neubourg où le duc de Beuvron, baron du lieu, impose des taxes multiples sur le commerce de la laine, des grains et des bestiaux : droits de grande et de petite coutume, droits de terrage, de messerie, de mesurage, de jauge, d'aunage, poids, marc et balances, droit de ban sur les taverniers... l'ensemble de ces taxes constitue un revenu considérable quand on sait que Le Neubourg voyait passer chaque année une grande partie du bétail sur pied alimentant Paris (cf. cours n° I).

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III. L'IMPORTANCE ÉCONOMIQUE DE LA SEIGNEURIE 1. Son rôle économique

Tout d'abord, la seigneurie assurait l'organisation de la vie locale. Responsables des infrastructures, trop coûteuses pour la plupart des communautés, les seigneurs étaient chargés de la construction des moulins, des pressoirs et des halles et de leur entretien. Les charges n'étaient pas toujours exactement remplies. Les abus des fermiers et les rivalités entre seigneurs cloisonnaient et surtaxaient le commerce.

La seigneurie avait aussi en charge la réglementation de la vie économique : contrôle

des poids et mesures, surveillance des marchés (mais cloisonnement et complexité locale). Elle veillait au maintien de l'ordre, légitimait ou contrôlait, très inégalement, les

institutions communales. Les charges que faisaient payer les seigneurs sur leurs sujets étaient fort variables. En

dépit de leur nombre, les droits seigneuriaux étaient souvent plus vexatoires que lourds. Depuis le XVe siècle, et parfois auparavant, ils étaient affermés, loués en même temps que la réserve à des « amodiateurs de seigneurie » ou à des receveurs généraux de domaines, qui soit exploitaient eux-mêmes (tels les « fermiers-receveurs » de seigneurie du Bassin parisien), soit sous-louaient à des laboureurs (pratique qu'affectionnaient les marchands ou les avocats des villes, comme en Poitou). Mais les seigneurs se réservaient très souvent certains droits plus lucratifs (lods et ventes) et honorifiques (chasse et évidemment droits dans l'église). 2. Une institution en mutation

Contrairement au cadre paroissial, le cadre seigneurial a connu d'incessants réaménagements en raison de son insertion dans les patrimoines privés, soumis aux tribulations des successions et des différentes conjonctures économiques. La géographie seigneuriale a donc beaucoup bougé sous l'Ancien Régime, même pour les seigneuries ecclésiastiques, contraintes de vendre ou soucieuses d'arrondir leur patrimoine selon la fortune des temps.

Les trois éléments de la seigneurie ne sont pas restés stables : selon les époques et

les régions, progrès de la réserve (par réunions de fiefs ou achats de tenures) ou de la censive (par accensements ou afféagements), affaiblissement ou rétablissement des droits féodaux, conversion des corvées en rentes, etc. Quelques exemples témoigneront de ces différents processus :

En Bretagne dans la première moitié du XVIIe siècle : l'endettement de la noblesse

multiplie les afféagements (le duc d'Elbeuf, seigneur de Rochefort-en-Terre liquide ainsi l'essentiel de sa réserve et il en est de même pour la grande seigneurie voisine de Largoët)6.

6Jean GALLET, 1983, p. 398-403.

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En Brionnais à l'époque Louis XIV, le patrimoine foncier des seigneurs de L'Étoile s'amenuise, en raison des ventes ou des cessions à bail perpétuel (arrentements), aliénations déguisées7.

En Ile-de-France, au XVIIIe siècle, s'opère un mouvement de concentration des réserves

par réunion de fiefs, dans le cadre des grandes seigneuries aristocratiques : à Athis-sur-Orge, le domaine propre est passé ainsi de 89 à plus de 200 ha, couvrant 38 % de la seigneurie en 1750 (c. plan, document 5).

En Normandie comme en Ile-de-France, le renouvellement de la classe seigneuriale par

l'installation de bourgeois crée des méthodes d'exploitation beaucoup plus perfectionnées que par le passé qui profitent de l'arpentage géométrique et pratiquent parfois une « réaction féodale » (par recherche de titres et restauration de droits abandonnés).

En Savoie (encore en dehors du royaume), où la propriété seigneuriale a toujours été

faible, les droits seigneuriaux disparaissent vingt ans avant 1789 : telle est la situation de Beaufort, en Tarentaise, qui rachète tous les droits seigneuriaux en vendant une partie de ses immenses communaux dans les années 17608 .

Ceci étant, on fera bien attention au caractère essentiellement juridique de ces

distinctions. L'opposition classique entre réserve et censive perd une grande partie de son sens lorsque des propriétaires fonciers, issus de la bourgeoisie urbaine ou rurale, concentrent les terres : des parcelles de censive ou d'arrière-fiefs viennent alors se juxtaposer dans le cadre de domaines particuliers (fermes, métairies, etc., qui relèvent alors de seigneurs différents, cf. le cas de la Gâtine poitevine si bien analysé par Louis Merle). Et surtout, dans la formation des exploitations agricoles, la structure juridique du foncier est loin d'être toujours respectée : un fermier cultivera dans une même unité de production parcelles de la réserve et parcelles de la censive en cumulant les baux ; un métayer ajoutera au domaine loué à son seigneur quelques biens propres ; un fermier-receveur rassemblera en une seule entreprise, mise en valeur de la réserve et de locations secondaires, perception des droits seigneuriaux, exploitation de ses biens propres ... Les réalités économiques chevauchent donc les cadres juridiques. Les seigneurs eux-même en étaient à l'origine. 3. De l'honneur au placement : un déplacement de signification?

Depuis au moins le XIIIe siècle, la force économique de la seigneurie a toujours été la réserve. Aussi la tâche de bien des seigneurs est-elle de l'arrondir des parcelles de tenanciers rachetés sur le marché foncier grâce au retrait féodal... et de la louer au plus offrant à des fermiers, métayers, meuniers, receveurs de droits seigneuriaux. En Gâtine poitevine (autour de Bressuire et de Parthenay), tout au long du XVIe et du XVIIe siècles, les seigneurs prennent la tête du processus de remembrement qui, en regroupant les « tènements» d'origine différente, donne naissance aux métairies. Dans cette affaire, le grand père de Richelieu, François de La Porte, seigneur de la Lunardière, n'est pas le moins actif : par sept contrats échelonnés de 1558 à 1580, il réunit à son fief toutes les tenures des habitants du village pour former une métairie de plus de 60 ha — une grande unité pour la région (Louis Merle, 1958, p. 60).

7Serge DONTENWILL, 1973, p. 207-212. 8Hélène VIALLET, Les alpages et la vie d'une communauté montagnarde : Beaufort du Moyen Age au XVIIIe siècle, Annecy, Académie Salésienne, 1993, p. 37-39 et 74-75.

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Les transferts successifs opérés dans la classe seigneuriale, au détriment de la noblesse féodale et au profit des nouvelles élites de l'administration (officiers, avocats) ou de l'économie (manieurs d'argent, bourgeoisie marchande) ont favorisé la rationalisation de la gestion. Les difficultés des grands seigneurs pour faire face à un train de vie croissant les ont engagé à tirer un rendement plus grand de leur patrimoine. Chaque fois que possible, ils font adjuger au plus offrant leurs terres et droits (enchères après publication à la porte des églises), sous forme de baux séparés ou de bail unique selon la conjoncture du moment et les conditions d'exploitation locales.

Certes, le caractère seigneurial d'un domaine attira longtemps les « bourgeois-

gentilshommes » désireux par l'acquisition d'un fief et l'adoption d'un genre de vie noble d'être acceptés dans le second ordre (la noblesse) : mais à partir du XVIIe siècle, ce mode d'anoblissement devient plus difficile et l'achat d'une seigneurie ne fait qu'accompagner — en amont ou en aval — le processus de mutation sociale (sur ce point, on se reportera au TD1).

Finalement, en dehors des satisfactions de prestige et des espoirs d'anoblissement, la

seigneurie fut pour la majorité de ses détenteurs la source d'une rente foncière régulière et, de plus en plus, un capital économique à rentabiliser. En raison de sa structure plus concentrée que la plupart des autres domaines ruraux, le domaine seigneurial fournit la matrice des grandes exploitations agricoles.