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80 // REVUE FRANCOPHONE DES LABORATOIRES - JANVIER 2011 - N°428 © fotolia Suite de la chronique commencée dans RFL N° 427 : en période de regroupement de laboratoires, il est fréquent que des postes de travail doivent être réaménagés. Ainsi des salariés peuvent être amenés à exercer leurs fonctions en un lieu dif- férent que celui où ils avaient l’habitude de les mener à bien. Nous évoquons ici l’hypothèse selon laquelle le laboratoire et le salarié n’ont pas, lors de la concré- tisation de leur collaboration, évoqué la possibilité que le lieu de travail du salarié puisse être modifié. Quelles sont alors les possibilités ouvertes à l’employeur pour imposer au salarié une modification du lieu fixé initialement ? Le secteur géographique : un espace de mobilité incertain La notion de secteur géographique est issue d’un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 4 mai 1999. Depuis cet arrêt de principe, la Cour de cassation tente d’homogénéiser la matière en utilisant de manière récurrente cette notion de secteur géographique dès lors que la modification du lieu d’exécution de la prestation de travail intervient en l’ab- sence de clause contractuelle de mobilité. Par hypothèse, la mutation hors du sec- teur géographique initial de l’exécution de la prestation de travail oblige le salarié à déménager. La jurisprudence a fixé dans ces conditions qu’il s’agit d’une modification du contrat de travail. A l’inverse, dès lors que la mutation est envisagée dans le même secteur géo- graphique que celui initial, elle relève du pouvoir de direction de l’employeur et ne constitue qu’un changement des condi- tions de travail que le salarié est tenu d’accepter. Comme tout lieu commun, la notion de secteur géographique est à manier avec attention ; ce que la Chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé à diverses reprises tout en donnant cependant un certain nombre de « clés » à destination des acteurs juridiques et judiciaires. Une notion à l’appréciation souveraine des juges du fond La notion de secteur géographique, dans la mesure où elle concerne uniquement les faits de l’espèce, est laissée par la Chambre sociale de la Cour de cassation à l’appréciation souveraine des Juges du fond. La Cour Suprême se borne, dès lors qu’elle est saisie d’un litige portant sur cette matière, à vérifier que la juridiction du fond a justement procédé à la vérification de ce que le nouveau lieu de travail résul- tant de la mutation se trouve ou non dans le même secteur géographique que celui dans lequel s’exécutait préalablement la prestation de travail du salarié. Compte tenu de ce que cette notion est laissée à l’appréciation souveraine du juge du fond, il est dès lors impossible de se référer aux arrêts, même de principe, de la Cour de cassation pour avoir une approche mieux définie de la notion de secteur géographique. Seules les décisions des juges du fond permettent d’obtenir des précisions. La difficulté persiste néanmoins puisque chaque décision de fond est un cas d’es- pèce avec des parties, une cause et un objet bien particulier et la solution donnée par la juridiction ne peut être étendue à un autre litige. C’est dire la difficulté à laquelle sont confrontés les acteurs juridiques qui interviennent pour conseiller salariés ou employeurs. Une notion appréciée de manière objective Comme toute notion juridique, elle est susceptible de recevoir une appréciation in concreto ou in abstracto. Initialement la notion de secteur géo- graphique était appréciée in abstracto, ce qui impliquait que la personnalité du salarié concerné, son cadre de vie, ses attaches matérielles ou morales ou sa famille, n’étaient pas pris en considération. Appréciée de manière objective, cette notion était naturellement plus aisée à appréhender puisque peu d’éléments étaient à prendre en considération : l’an- La mobilité géographique du salarié en l’absence de clause contractuelle. DROIT DU TRAVAIL

La mobilité géographique du salarié en l’absence de clause contractuelle

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Suite de la chronique commencée dans RFL N° 427 : en période de regroupement de laboratoires, il est fréquent que des postes de travail doivent être réaménagés. Ainsi des salariés peuvent être amenés à exercer leurs fonctions en un lieu dif-férent que celui où ils avaient l’habitude de les mener à bien. Nous évoquons ici l’hypothèse selon laquelle le laboratoire et le salarié n’ont pas, lors de la concré-tisation de leur collaboration, évoqué la possibilité que le lieu de travail du salarié puisse être modifié. Quelles sont alors les possibilités ouvertes à l’employeur pour imposer au salarié une modification du lieu fixé initialement ?

Le secteur géographique : un espace de mobilité incertain

La notion de secteur géographique est issue d’un arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 4 mai 1999.

Depuis cet arrêt de principe, la Cour de cassation tente d’homogénéiser la matière en utilisant de manière récurrente cette notion de secteur géographique dès lors que la modification du lieu d’exécution de la prestation de travail intervient en l’ab-sence de clause contractuelle de mobilité.

Par hypothèse, la mutation hors du sec-teur géographique initial de l’exécution de la prestation de travail oblige le salarié à déménager.

La jurisprudence a fixé dans ces conditions qu’il s’agit d’une modification du contrat de travail.

A l’inverse, dès lors que la mutation est envisagée dans le même secteur géo-graphique que celui initial, elle relève du pouvoir de direction de l’employeur et ne constitue qu’un changement des condi-tions de travail que le salarié est tenu d’accepter.

Comme tout lieu commun, la notion de secteur géographique est à manier avec attention ; ce que la Chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé à diverses reprises tout en donnant cependant un certain nombre de « clés » à destination des acteurs juridiques et judiciaires.

Une notion à l’appréciation souveraine des juges du fond

La notion de secteur géographique, dans la mesure où elle concerne uniquement les faits de l’espèce, est laissée par la Chambre sociale de la Cour de cassation à l’appréciation souveraine des Juges du fond.

La Cour Suprême se borne, dès lors qu’elle est saisie d’un litige portant sur cette matière, à vérifier que la juridiction du fond a justement procédé à la vérification de ce que le nouveau lieu de travail résul-tant de la mutation se trouve ou non dans le même secteur géographique que celui dans lequel s’exécutait préalablement la prestation de travail du salarié.

Compte tenu de ce que cette notion est laissée à l’appréciation souveraine du juge du fond, il est dès lors impossible de se référer aux arrêts, même de principe, de la Cour de cassation pour avoir une approche mieux définie de la notion de secteur géographique.

Seules les décisions des juges du fond permettent d’obtenir des précisions.

La difficulté persiste néanmoins puisque chaque décision de fond est un cas d’es-pèce avec des parties, une cause et un objet bien particulier et la solution donnée par la juridiction ne peut être étendue à un autre litige.

C’est dire la difficulté à laquelle sont confrontés les acteurs juridiques qui interviennent pour conseiller salariés ou employeurs.

Une notion appréciée de manière objective

Comme toute notion juridique, elle est susceptible de recevoir une appréciation in concreto ou in abstracto.

Initialement la notion de secteur géo-graphique était appréciée in abstracto, ce qui impliquait que la personnalité du salarié concerné, son cadre de vie, ses attaches matérielles ou morales ou sa famille, n’étaient pas pris en considération.

Appréciée de manière objective, cette notion était naturellement plus aisée à appréhender puisque peu d’éléments étaient à prendre en considération : l’an-

La mobilité géographique du salarié en l’absence de clause contractuelle.

DROIT DU TRAVAIL

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droit

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DROIT I GESTION I FINANCES I PATRIMOINE I TEXTES JURIDIQUES I ECHOS PARLEMENTAIRES

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cien et le nouveau lieu de travail du salarié, la distance les séparant et les moyens de transport envisageables.

Cependant, les diverses situations des salariés, selon les régions et cadres fami-liaux, ont poussé les juridictions à effec-tuer une prise en considération de ces éléments.

Vers une subjectivisation ?

Comme nous l’avons indiqué préalable-ment, la notion de secteur géographique recevait initialement une appréciation de manière objective.

Les considérations liées à la personne étaient indifférentes au stade de la détermination des contours du secteur géographique.

Elles n’étaient prises en considération qu’au moment éventuel d’apprécier le caractère réel et sérieux du licenciement prononcé pour faute à l’encontre d’un salarié ayant refusé la modification de son lieu de travail, c’est-à-dire la mutation imposée par l’employeur.

Les dernières évolutions de la jurispru-dence permettent de constater une prise en considération des facteurs subjectifs de la situation du salarié.

La notion de secteur géographique peut alors être confondue avec celle d’espace de mobilité du salarié.

Cela implique donc que l’employeur, lorsqu’il veut imposer une modification du lieu de travail du salarié, doit s’interro-ger non seulement sur les conséquences géographiques d’une telle modification mais également sur les conséquences que cela implique pour le salarié lui-même.

La prudence imposera donc à l’employeur qu’il doive interroger le salarié sur cer-tains éléments de sa vie personnelle pour s’assurer que le nouveau lieu de travail n’induira pas des changements profonds dans les conditions de vie et particuliè-rement la vie familiale du subordonné.

En effet, les mutations de deux salariés vers un même nouveau lieu de travail pourront être qualifiées différemment en fonction de la situation personnelle de chacun des salariés.

Ce qui est vrai pour l’un ne le sera pas forcément pour un autre placé dans la même situation professionnelle.

L’insécurité juridique résultant de ce que la notion de secteur géographique est

purement factuelle est accentuée par la tendance à la subjectivation et la matière est, en conséquence, certainement plus que jamais à manier avec énormément de précaution.

De manière générale, dès lors que l’em-ployeur aura un doute sur les consé-quences que la mutation aura pour le salarié concerné, il devra considérer que la mutation s’effectue hors secteur géo-graphique et en tirer les conséquences juridiques qui s’imposent.

Hors secteur géographique : la modification du contrat de travail

Si la mutation s’effectue hors le secteur géographique initial, ou compte-tenu des incertitudes, qu’il convient de la considérer comme telle, l’employeur ne peut plus se servir de son pouvoir de direction pour l’imposer au salarié puisqu’elle s’ana-lyse juridiquement en une modification du contrat de travail.

Comme toute modification du contrat de travail, elle s’opère avec des modalités et des formalités qu’il convient de rappeler étant précisé que la principale est l’ac-cord du salarié.

Accord nécessaire du salarié à la modification

L’accord du salarié est nécessaire pour que la modification du contrat de travail puisse intervenir dès lors que l’employeur ne peut l’imposer.

Ce principe constamment rappelé par les juridictions a été posé par l’arrêt Raquin.

La jurisprudence a été amenée à préciser que l’accord du salarié devait être clair et précis.

Cela implique d’une part, que la modifica-tion envisagée doit être clairement déter-minée et identifiée et que l’acceptation du salarié doit être précise et expresse et ne peut donc résulter de la seule pour-suite du contrat de travail aux conditions modifiées.

En pratique, dès lors que l’employeur sou-haitera modifier le lieu de travail du salarié pour le fixer dans un secteur géogra-phique différent du précédent, il convien-dra qu’il lui soumette préalablement la modification afin d’éviter toute ambiguïté et que le salarié l’accepte expressément.

Dans l’idéal, et c’est ce qui est à conseiller, la proposition de mutation et l’accepta-tion du salarié prendront la forme d’un avenant au contrat de travail soumis par l’employeur et signé par le salarié.

Cette solution est la plus sûre et a pour mérite de ne laisser aucune ambiguïté.

En cas de litige, l’employeur pourra ainsi démontrer l’acceptation du salarié et ce dernier ne pourra prétendre ne pas avoir compris les conséquences du change-ment de situation sauf naturellement, s’il démontre que son consentement à la modification a été vicié.

Il est important de noter que dès lors que l’employeur ne peut imposer la modifica-tion du contrat de travail, le salarié n’est pas tenu de l’accepter mais il ne peut rien lui être reproché s’il la refuse.

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Comme nous le verrons dans la suite de notre développement, des conséquences peuvent cependant être parfois tirées du refus.

La cause de la modification proposée par l’employeur doit être réelle et sérieuse c’est-à-dire que les motifs qui conduisent l’employeur à proposer une modification du contrat de travail doivent correspondre à la réalité et justifier la mutation.

C’est en quelque sorte la notion de bonne foi qui est ici prise en considération.

L’employeur propose-t-il la mutation de bonne foi, c’est-à-dire, a-t-il des raisons valables de le faire et ces raisons valables sont-elles vraiment celles qui motivent sa proposition ?

La mutation proposée devra être la plus précise possible et l’employeur se devra, en cas d’interrogation par le salarié, de lui apporter les précisions nécessaires à la prise de position du salarié c’est-à-dire à son refus ou son acceptation.

Reste à définir la procédure que doit suivre l’employeur pour formaliser sa proposi-tion de mutation au salarié étant précisé, que les formalités sont différentes selon que la mutation proposée l’est pour une cause personnelle non disciplinaire, pour sanctionner un salarié fautif ou pour des raisons économiques.

Les formalités à respecter

Les formalités de la mutation pour cause personnelle non disciplinaire

L’hypothèse est relativement simple, c’est celle que l’on retrouve le plus souvent en pratique mais qui cependant ne fait pas l’objet d’une législation particulière, ce qui implique que les formalités sont relativement insignifiantes.

L’employeur veut proposer au salarié la modification de son lieu de travail sans que cette dernière ne s’insère dans une situation économique particulière, ni ne sanctionne une faute du salarié.

Dans ce cas, l’employeur doit soumettre, sans formalités ni de délai particulier, la modification envisagée au salarié qui pourra, sans qu’un délai autre que celui qui lui a éventuellement été laissé par l’employeur, soit accepter, soit refuser.

Comme il a été rappelé ci-dessus, l’ac-cord du salarié doit être exprès et ne pourra donc résulter du silence apporté à la proposition.

Dans cette matière, l’employeur veillera néanmoins à vérifier que la convention collective qui lui est applicable ne pré-voit pas de dispositions particulières à la modification du contrat de travail ou plus précisément à la mutation du salarié.

En cas de refus du salarié d’accepter la mutation, si l’employeur persiste dans son projet de modification du contrat, dès lors qu’il ne pourra lui imposer, il devra soit y renoncer, soit le licencier dans les condi-tions prévues par la loi.

En effet, le refus d’un salarié ne peut s’ana-lyser en une démission qui, et la jurispru-dence le rappelle de manière constante, doit être claire et non équivoque.

La lettre de licenciement devra indiquer les raisons de la modification qui était envi-sagée et mentionner le refus du salarié.

La lettre de licenciement devra expliciter de manière précise le motif de la modification dans la mesure où ce n’est pas le refus du salarié de la mutation qui constitue une cause réelle et sérieuse de licenciement mais bel et bien la cause réelle et sérieuse à la mutation envisagée.

Les formalités de la mutation à caractère disciplinaire

L’hypothèse est celle d’un employeur qui estime qu’un salarié a commis une faute et souhaite sanctionner cette dernière par une modification du lieu de travail.

L’employeur doit respecter la procédure disciplinaire légale ou conventionnelle c’est-à-dire convoquer le salarié à un entre-tien préalable et lui notifier la sanction dans le cadre d’une lettre motivée.

Il est admis par la jurisprudence que le salarié peut refuser la modification de son contrat à titre disciplinaire étant précisé que comme de manière générale, en matière disciplinaire, l’accord du salarié sur la modi-fication doit être clair et exprès.

En cas de refus par le salarié de la mutation disciplinaire, l’employeur peut prononcer une autre sanction qui peut aller jusqu’à un licenciement mais ce dernier devra être fondé sur la faute reprochée au salarié et non sur le seul refus de la mutation dis-ciplinaire qui entraîne la modification du contrat de travail.

Les formalités de la mutation pour motif économique

Pour motif économique, l’employeur sou-haite modifier le lieu de travail du salarié.

Il doit dès lors informer individuellement le salarié par lettre recommandée avec accusé de réception de la modification envisagée.

Il doit rappeler les dispositions de l’article L1222-6 du Code du travail et notamment que le salarié dispose d’un mois à comp-ter de la réception de la proposition de mutation pour faire connaître son refus et qu’à défaut de réponse dans ledit délai, le salarié est réputé accepter la modifi-cation proposée.

Le délai d’un mois est impératif et l’em-ployeur ne peut imposer un délai plus bref quels que soient les impératifs auxquels il est tenu.

Seule une réponse expresse et positive ou le silence gardé par le salarié pendant plus d’un mois vaut acceptation de la modification proposée par l’employeur.

Il s’agit là d’une exception au principe de l’acceptation claire et expresse de la modification proposée par l’employeur.

Une réponse dilatoire ou conditionnelle telle qu’une demande de prorogation ou une acceptation avec réserve valent réponse négative.

Dans le cas où la réponse donnée par le salarié doit être considérée comme négative, l’employeur peut envisager un licenciement étant précisé que la lettre de licenciement devra mentionner la raison économique et invoquer sa conséquence sur le contrat de travail du salarié ; en l’espèce, la modification du lieu de travail.

Quand bien même le licenciement pour motif économique ferait suite à un refus de modification du lieu de travail par le salarié, l’employeur n’est pas dispensé de son obligation de reclassement.

La complexité de la situation d’un employeur envisageant la modification du lieu de travail d’un salarié lorsque ce dernier ne contient pas de clause de mobilité, la nécessité de déterminer si le nouveau lieu de travail se trouve dans le même secteur géographique avec les aléas que nous avons mentionnés ci-des-sus et, dans la négative, les formalités à respecter pour obtenir l’accord ou le refus du salarié ne peuvent que conduire à conseiller d’introduire, dans les contrats de travail, de manière systématique, des clauses de mobilité en espérant instaurer ainsi une sécurité juridique. ■■

Pour plus d’information, Bérengère Vaillau, avocate au barreau de Dijon.