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EHESS La morale chrétienne selon Tolstoï Author(s): Nicolas Weisbein Source: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 3, No. 1 (Jan. - Mar., 1962), pp. 102-108 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20169244 . Accessed: 18/06/2014 06:11 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers du Monde russe et soviétique. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.109.49 on Wed, 18 Jun 2014 06:11:06 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La morale chrétienne selon Tolstoï

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EHESS

La morale chrétienne selon TolstoïAuthor(s): Nicolas WeisbeinSource: Cahiers du Monde russe et soviétique, Vol. 3, No. 1 (Jan. - Mar., 1962), pp. 102-108Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/20169244 .

Accessed: 18/06/2014 06:11

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LA MORALE CHR?TIENNE SELON TOLSTO?

L'ann?e ig6o a ?t? celle du cinquantenaire de la mort de L?on Tolsto?.

Diverses manifestations ont comm?mor? cet anniversaire.

C'est ainsi que, en Italie, la fondation Giorgio Cini a organis? ?

Venise %m Colloque international qui s'est tenu du 2g juin au 2 juillet en l'abbaye de San Giorgio Maggiore.

A ce colloque ont pris activement part un certain nombre de savants

et d'?crivains venus ? Venise de toutes les parties du monde. Il convient

de citer entre autres : Georges Adamovitch (Manchester), Riccardo

Baccheli (Milan), Isaiah Berlin (Oxford), David Cecil (Oxford), Sal

vador de Madariaga (Oxford), John dos Passos (Westmoreland, U.S.A.), Pierre Emmanuel (Paris), Vladimir Ermilov (Moscou), Daniel Gilles

(Bruxelles), Nicolas Gudzij (Moscou), Georges Kennan (Princeton, U.S.A.), Alberto Moravia (Rome), Jayaprakash Narayan (Bihar,

Inde), Renato Poggioli (Cambridge, U.S.A.), Nicolas Raiewsky

(Vienne), Dmitri j Stremooukhov (Paris), Serge Tolsto? (Paris), Franco

Venturi (Turin), Nicolas Weisbein (Paris). Ce texte reprend et d?veloppe la communication faite, alors, par l'auteur.

D?finissant la sp?culation philosophique, saint Anselme de Cantor

b?ry parlait de la foi cherchant l'intelligence (fides quaerens intellec

tum), d?finition qu'il cristallisait en la formule demeur?e c?l?bre :

Credo ut intelligam. Par-dessus les si?cles ?coul?s, la qu?te spirituelle de Tolsto? lui

fera inverser en quelque sorte cette formule lapidaire. Alors que

l'archev?que de Cantorb?ry voulait croire d'abord pour comprendre ensuite, l'?crivain de Iasna?a Poliana cherchera, pendant pr?s d'un

demi-si?cle, ? fonder sa foi en raison, ? comprendre d'abord pour aboutir

? la foi : Intelligo ut credam, aurait-il pu ?crire.

Il serait vain, cependant, de borner ? cette simple inversion de

termes le probl?me spirituel de Tolsto?. Trois facteurs essentiels

commandent le mode de penser et de sentir de l'?crivain, et doivent

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LA MORALE CHR?TIENNE SELON TOLSTO? IO3

n?cessairement ?tre pris en consid?ration pour qui veut entrer en

contact et saisir sa personnalit? religieuse. C'est tout d'abord la passion de l'imm?diat. Le roseau pensant

qu'est Tolsto? ne veut rien voir interpos? entre l'homme et la foi' ou

la nature. C'est ainsi qu'il ira jusqu'? demander ? ?tre enseveli ? m?me

la terre. C'est de cette passion de l'imm?diat que d?coule le go?t de

l'innocence, de la pauvret?, de la foi populaire, comme son hostilit? envers le mensonge sous toutes ses formes en g?n?ral, et envers l'?glise officielle en particulier.

A ce sens de l'imm?diatet? vient s'ajouter la passion de l'absolu, le besoin de vivre int?gralement la doctrine, de mettre en pratique ce

qui para?t impraticable, le c?t? apostolique de la vie chr?tienne. P?le rin de l'absolu, Tolsto? a ?t? consid?r? par certains comme un v?ritable

ap?tre, si bien qu'au jour de ses fun?railles, les ouvriers d'Astapovo

d?pos?rent sur son cercueil une couronne portant comme inscription : ? A l'ap?tre de l'amour ?.

C'est enfin l'angoisse de la mort qui traverse toute la vie de l'?cri vain comme un ?clair de feu. Tension tragique entre un sens de la per sonne concr?te et la conviction de pouvoir se perdre dans l'infini, ?cart?lement entre l'individuel et l'universel, entre l'?go?sme de l'indi vidu et l'universel amour ?vang?lique.

Telles sont les lignes de force qui commandent toute la pens?e religieuse de Tolsto?.

Vers 1880, ? peine sorti de la crise tout ? la fois morale et spirituelle sans pr?c?dent qu'il vient de traverser, Tolsto? va d?sormais chercher une solution aux probl?mes qui l'agitaient depuis si longtemps. Voulant

? tout prix sortir de l'impasse dans laquelle il se trouve enferm?, l'?cri vain tentera de se convaincre lui-m?me. Pour ?tayer une foi chance

lante il cherchera donc des points d'appui solides dans l'enseignement de l'?glise elle-m?me.

En l'espace de quelques semaines, un mois ? peine (cette h?te

m?me n'est-elle pas une marque tangible de l'angoisse spirituelle dans

laquelle il se trouvait ?) Tolsto? a d?pouill? scrupuleusement et page par page le copieux Manuel de Th?ologie dogmatique orthodoxe de M?r Macaire, m?tropolite de Moscou.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que de cette lecture Tolsto? est

sorti non pas tant incroyant qu'anticl?rical. Et cela parce que, sou

mettant les enseignements de l'?glise au crit?re de sa raison, le seul

qu'il ait reconnu comme valable, il a d?couvert progressivement que la doctrine en question se trouvait ?tre pour lui un tissu de contradic tions et d'erreurs, o? le sens commun ?tait ouvertement battu en br?che, o? les interpolations ?taient nombreuses. C'est parce qu'il veut avant

tout comprendre pour parvenir ? la foi (intelligo ut credam) qu'il

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bute sur l'obstacle d'un enseignement qui lui para?t obscur et contraire aux lois de la raison.

Puisque les th?ologiens, le clerg?, ont, par leur faiblesse humaine, voil? et d?form? peu ? peu le sens profond mais ?ternel de la doctrine

du Christ, puisque les gloses, les commentaires, voire les interpolations, ne permettent plus d'en saisir le caract?re un et g?n?ral, Tolsto? d??u par son ?tude de la th?ologie dogmatique, veut faire en quelque sorte un p?lerinage aux sources chr?tiennes. Et, sans d?semparer, ? peine a-t-il termin? l'?tude du manuel de M&r Macaire, qu'il s'attaque ? un

travail non moins important ? ses yeux et non moins absorbant. Il va ?tudier longuement, compulser, rapprocher l'un de l'autre, les ?van

giles synoptiques ainsi que celui de saint Jean, pour y retrouver le fil conducteur de la doctrine chr?tienne, fil conducteur que, selon lui, les clercs ont laiss? glisser de leurs doigts malhabiles.

Comme il l'?crira quelques ann?es plus tard, en 1887, ? son ami

Novoselov, Tolsto? cherchera avant tout ? ? d?polariser ? les termes

du commentaire eccl?siastique. C'est de ce travail de longue haleine

que sortira tout d'abord R?union, traduction et examen des quatre ?van

giles, livre tellement peu accessible et si difficilement lisible que, de

lui-m?me, Tolsto? le condensera, le r?duira pour donner enfin son

Abr?g? de l'?vangile. Dans ce travail d'ex?g?se, si l'on peut dire, l'?crivain ne veut pas

diff?rencier, il veut unir. Ce qu'il cherche avant tout, c'est l'unit?, non la vari?t?.

C'est que la v?rit? de la religion une ne peut se trouver pour lui, dans les interpr?tations diverses de la R?v?lation que le Christ a appor t?e aux hommes, interpr?tations qui, au lieu d'unir les chr?tiens, les ont divis?s, comme en fait foi l'histoire de pr?s de deux mille ans de

christianisme. Cette v?rit? que Tolsto? cherche avec tant d'angoisse parce qu'elle lui permettra de comprendre sa foi, elle ne peut se trouver

que dans la premi?re R?v?lation, ? l'?tat pur, celle de J?sus lui-m?me.

Travaillant donc sur le texte ?vang?lique, Tolsto? proc?dera d'abord

? des interpr?tations de d?tail, des corrections et des transpositions ; mais surtout, il fera un certain nombre de suppressions pures et

simples.

Lorsqu'on juxtapose ces diff?rents passages supprim?s, on s'aper

?oit qu'il y est toujours question de manifestations surnaturelles. Or, en bonne logique, Tolsto? est r?fractaire au surnaturel parce qu'irra tionnel, et il ne croit pas au miracle. Il est alors ais? de comprendre

pourquoi, dans sa transposition des ?vangiles, il a supprim? les

passages ayant trait au surnaturel.

Quand, par exemple, Tolsto? ?tudie les ?vangiles de saint Matthieu, de saint Marc et de saint Luc, il d?couvre que tous trois se sont efforc?s

d'exposer des faits historiques, mais d'origine surnaturelle. Tel n'est

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pas son point de vue personnel, ? lui. Ne croyant pas au miracle, son

but est de faire un expos? chronologique des faits de la vie terrestre

de J?sus en tant qu'homme, et le moraliste qu'est l'?crivain s'efforce

de tirer de cette ? geste ? une doctrine morale rigoureuse et universelle, en un mot, absolue.

Mais ce remaniement de la ? mati?re ? ?vang?lique n'en est pas moins scrupuleusement r?gi par un besoin, absolu toujours, de logique dans l'expos? des faits.

Quelle sera donc cette doctrine chr?tienne que Tolsto? tirera de sa

lecture et de son ?tude des textes ?vang?liques ? Ou plus exactement, comment mettra-t-il en pratique cette doctrine initiale qu'il se targue d'avoir d?couverte dans sa puret? premi?re ? Il suffira de lire attentive

ment Quelle est ma foi ? pour y trouver non seulement les ?l?ments

constitutifs de sa conception de la morale chr?tienne, mais aussi

l'affirmation d'un v?ritable Credo.

Le Sermon sur la montagne, celui des B?atitudes, au chapitre V

de l'?vangile selon saint Matthieu, est le passage-cl? qui lui permettra de comprendre, de saisir la doctrine de J?sus dans son int?gralit? ; et plus sp?cialement le verset 3 qui sera pour lui le trait de lumi?re : ? Vous avez entendu qu'il a ?t? dit : il pour il, dent pour dent. Et

moi je vous dis de ne point r?sister au mal. ?

Ainsi, aux yeux illumin?s de l'?crivain, la doctrine chr?tienne est

avant tout la doctrine de la non-r?sistance au mal.

Se fondant sur l'exemple de tous les premiers disciples de J?sus, qui leur vie durant, ont tous ?t? pauvres, pers?cut?s, et n'ont jamais rendu le mal pour le mal, Tolsto? estime que pour ?tre un chr?tien

authentique, il est n?cessaire, absolument, de mettre la non-r?sistance au mal en pratique, qu'il s'agisse de l'individu ou des collectivit?s.

A ceux qui, de nos jours, veulent ?tre chr?tiens, s'impose la question cruciale, le choix entre la loi de Dieu et la loi des hommes.

Pour Tolsto?, toujours absolu, il faut comprendre et observer le

commandement de la non-r?sistance dans son sens direct : ? Soudain, pour la premi?re fois, je compris ce verset de la fa?on

la plus simple. Je compris que le Christ ne dit que ce qu'il dit. ?

Poussant son raisonnement ? l'extr?me, il en arrivera donc jusqu'? nier les institutions de la soci?t? qui lui semblent aller ? l'encontre de ce commandement initial. La premi?re des institutions sociales contre

laquelle Tolsto? s'?l?ve est l'institution judiciaire, les tribunaux qui ont pour mission de faire respecter la loi humaine. Il comprend le

fameux ? Tu ne jugeras point ? dans son sens strictement juridique. C'est pourquoi nous le verrons refuser, en raison de ses convictions

religieuses, de si?ger comme jur? au tribunal de Krapivna, par exemple. A la limite, Tolsto? en arrive ? conclure que toute l'organisation

de notre vie, tout le m?canisme compliqu? de nos institutions, m?ca

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nisme dont le but et les moyens d'action sont la violence, est fonci?re

ment contraire ? la nature humaine qui proc?de de Dieu. Seule la loi

du Christ, dans toute sa port?e, avec toutes ses cons?quences, est

propre ? cette nature humaine.

On devine ais?ment les prolongements imm?diats d'une telle inter

pr?tation du texte ?vang?lique. Anarchiste chr?tien avant la lettre, Tolsto? en arrivera naturellement ? nier les manifestations fondamen

tales des institutions sociales, comme la notion de patrie et, de proche en proche, le service militaire avec toutes les applications qu'une telle

n?gation peut comporter. C'est pourquoi il est amen? ? constater que notre vie est si ?loign?e de la doctrine chr?tienne qu'il nous est difficile

d'en comprendre le vrai sens. Les hommes ont d?form? les commande

ments de J?sus et dans leur inconscience, ils mettent toutes ces infrac

tions, les tribunaux, le serment, par exemple, sous le signe de la loi du

Christ.

Mais l? o? il voit une aberration majeure, un oubli total de la cha

rit? chr?tienne, c'est dans la justification du sentiment patriotique et par extension, du service militaire, qui aboutissent n?cessairement

? la guerre, au meurtre r?prouv? par la loi chr?tienne comme par la

loi mosa?que. Appeler arm?e du Christ les hommes qui consacrent

toute leur vie au meurtre, prier pour s'assurer la victoire sur ses enne

mis (Natasa Rosto va d?j? manifestait la m?me incompr?hension),

?riger F?p?e, symbole du meurtre, en un objet sacr?, marque d'honneur, voil? pour Tolsto? les signes d'une c?cit? spirituelle presque absolue, d'une d?formation fondamentale. ? Nous oublions que le Christ ne

pouvait se figurer que les hommes qui auraient foi dans sa doctrine

d'humilit?, d'amour, de fraternit? universelle, pourraient jamais, avec calme et sciemment, organiser le meurtre de leurs fr?res. ?

D?veloppant cette ?tude, cette m?ditation pourrait-on dire, du

verset de saint Mathieu, Tolsto? en arrive ? y voir une opposition de la loi mosa?que et de la loi chr?tienne. Et rejoignant en cela les

commentateurs modernes de l'?cole biblique de J?rusalem ? le fait

vaut d'?tre soulign? ? l'?crivain comprend l'expression ? accomplir

la loi ? en la d?veloppant jusqu'au sens de ? parfaire ?, de ? compl?ter ?.

Ayant ainsi reconnu la loi chr?tienne authentique dans la non

r?sistance au mal d'une part, et dans l'accomplissement, le perfection nement de la loi mosa?que d'autre part, Tolsto? est d?sormais en mesure

de chercher ? mettre en pratique dans l'imm?diat de la vie quotidienne les lois morales ?nonc?es dans le Sermon sur la montagne.

Car si la doctrine du Christ a un sens m?taphysique profond (et il convient de souligner au passage que Tolsto? ne nie pas la valeur

m?taphysique du christianisme), si elle a un sens valable pour l'huma

nit? tout enti?re, elle a ?galement un sens des plus simples, des plus

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clairs, des plus pratiques et des plus imm?diats, pour la vie de chaque individu pris isol?ment. ? On peut dire que le Christ enseigne aux

hommes ? ne pas faire de sottises. ? Voil?, selon Tolsto?, le sens le plus simple et le plus accessible ? chacun de cette doctrine. Aux possibilit?s

m?taphysiques, l'?crivain oppose nettement les r?alit?s pratiques. Il faut commencer par vivre son christianisme dans le r?el pour pouvoir ensuite le transposer dans l'irr?el, le surnaturel.

Voil? ce qu'oublie l'humanit? qui erre dans les t?n?bres. La cause

de cette errance r?side en ce que toute la vie est absorb?e par le souci

temporel des garanties de la vie, par les pr?paratifs mat?riels en vue

de cette vie temporelle, si bien qu'il ne reste absolument plus rien de la vie v?ritable qui ne peut ?tre que spirituelle. Ainsi, c'est lorsque Fhomme pratiquera dans l'imm?diat et dans leur sens absolu les commandements de J?sus, c'est lorsqu'il sera humble, pacifique, pauvre, laborieux, charitable, qu'il trouvera le sens authentique de la vie, en un mot qu'il fera son salut.

Car, pour Tolsto?, la valeur du christianisme r?side, non pas tant dans l'explication des fins derni?res de Fhomme, que dans l'application ? la vie de v?rit?s m?taphysiques, dans l'amour de la cr?ature pour son Cr?ateur report? sur la cr?ature, elle-m?me ? l'image du Cr?ateur. ? Car Dieu est Amour ?, a dit saint Jean. Ce n'est pas sur un chemin

nouveau que doit d?sormais s'engager le monde chr?tien, mais c'est sur un chemin connu depuis longtemps et retrouv?, explor? par tous.

? Croyez ? la R?surrection, au Paradis, ? l'Enfer, au Pape, ? l'?glise,

aux Sacrements, ? la R?demption ; priez comme vous le prescrit votre confession, faites vos d?votions, chantez des psaumes ; tout cela ne vous emp?che pas de mettre en pratique ce que le Christ vous a

r?v?l? pour votre bien :

Ne vous mettez pas en col?re (humilit?). Ne commettez pas l'adult?re (puret?). Ne pr?tez pas serment (pi?t?). Ne r?sistez pas au mal par la violence (douceur). Ne faites pas la guerre (charit?). ?

Observer ces cinq commandements fondamentaux, c'est pour Tolsto? pratiquer les trois vertus cardinales de Foi, de Douceur et de

Charit?, et le seul moyen pour l'humanit? de voir s'ouvrir les portes du Royaume, de ce Royaume de Dieu qui est le Royaume de la paix,

mais non plus un royaume dans la vie ? venir, mais bel et bien le

Royaume de Dieu dans notre vie de chaque jour, ici-bas, avant la

mort, dans l'imm?diat et le concret, puisque aussi bien, pour Tolsto?, le Royaume de Dieu est en vous.

Tolsto? est d?sormais en mesure de formuler son Credo personnel, et il le fait avec solennit? et conviction :

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? Je crois en la doctrine du Christ et voici en quoi consiste ma foi : ? Je crois que mon bonheur ici-bas n'est possible que dans la mesure

o? les hommes observeront la doctrine du Christ. ? Je crois que l'observance en est possible, ais?e, et qu'elle apporte

la joie. ? Je crois que, aussi longtemps que cette doctrine ne sera pas

observ?e, m?me si je suis le seul ? sauver ma vie d'une perte in?vitable,

je ne puis faire autrement que d'observer cette doctrine, tout comme

celui qui, dans une maison en flammes, a trouv? une issue par laquelle il ne peut ne pas passer.

? Je crois que ma vie selon la doctrine du si?cle a ?t? un tourment, et que seule la vie selon la doctrine du Christ me procure ici-bas le

bonheur qui m'a ?t? imparti par le P?re de toute vie. ? Je crois que cette doctrine apporte le bonheur ? tous les hommes,

me sauve d'une perdition in?vitable, et me donne ici-bas le bonheur

le plus grand qui soit. ? C'est pourquoi je ne puis ne pas l'observer ?.

Ainsi, Tolsto? souligne bien le fond de sa pens?e : ce qu'il n'admet

pas, c'est le manque de sinc?rit?. Une foi sinc?re en la doctrine chr?

tienne doit pouvoir se manifester par des actes (nous retrouvons l? ce besoin d'absolu), doit permettre la mise en pratique des comman

dements de J?sus. Ce qu'il faut avant tout, c'est manifester, prouver sa foi par des actes vrais, imm?diats. Ce qui est essentiel ? ses yeux, c'est que l'unanimit? se fasse in?vitablement et obligatoirement sur

le c?t? ?thique de la doctrine chr?tienne. S'il n'en d?fend pas le c?t?

m?taphysique, c'est parce qu'il s'est rendu compte de ce que tout

homme en consid?re le c?t? m?taphysique ? travers son prisme per sonnel, comme il l'?crit ? son ami Buturlin, le 19 f?vrier 1881.

Comme on peut en juger, Tolsto? a bien les yeux lev?s vers le ciel, mais il marche les pieds sur terre. Il demeure, en cela, fid?le ? lui

m?me. Car bien des ann?es plus t?t, ? l'automne i860, lors de la mort

de son fr?re Nikolenka ? Hy?res, dans l'angoisse et l'?pouvante de

l'agonie ? laquelle il vient d'assister, il se d?sesp?re de ne point trouver

de consolation parce qu'il n'a pas ? ancr? sa foi dans le v?cu ?. ? Ancrer dans le v?cu ? aura donc ?t? pour lui le seul moyen de trou

ver la paix du c ur, le seul moyen de faire son salut.

En d?pit de ses erreurs de jugement, en d?pit de ses contradictions

internes, ne pourrait-on le consid?rer au nombre de ceux qui, comme

l'?crivait tout r?cemment encore Fran?ois Mauriac, ? ne se sont pas servis

du Christ, mais qui ont servi le Christ ? ?

Venise-Paris, 1960-1961. Nicolas Weisbein.

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