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La Nouvelle Revue Francaise n 168 Decembre 1966

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NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

EN COMPAGNIE

NOTE A PROPOS D'UNE DEUXIÈME LECTURE

DE « LA PERVERSION ESSENTIELLE»,

IN « LE 14 JUILLET » 1959

Politiquement, Maurice Blanchot ne peut aller que de

déception en déception, c'est-à-dire de courage en courage,car il n'a pas la mobilité oublieuse de la plupart des grandsécrivains contemporains. Blanchot est fixé à la profondeur

que la détresse entrave, celle aussi que la révolte électrisemais ne toque pas, seule profondeur qui comptera lorsque

tout sera cendre ou sable, n'ayant froide valeur, dans un

nouveau présent, que du passé. L'oeuvre de Blanchot ne

commence, tel un arbre de plein vent, qu'au revers de ce

« Dormez, vous n'étiez point heureux ». Elle n'est là que

pour creuser et assoiffer des esprits très clairvoyants en

même temps que réversibles, en regard de saisons qui ne se

perpétuent entre notre avenir et nous que grâce à desmarges trompeuses et à des prodigalités de graminées.

On ne gouverne, de nos jours, les nations qu'avec les

turpitudes et les fadaises des individus. Ce qui permet de

LA

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

tenir pour détestables leurs passions qui sont, avec leurfinesse anxieuse, le meilleur d'eux-mêmes.

La France s'illustre en ceci le pouvoir, indifférent à

l'homme et à son qualificatif, s'y accomplit inexorablementcontre la société, la déconcerte et la déconfit. L'hypnose

argentée succède à l'hypnose d'épouvante, la ruse affadis-sante à la terreur avocassière. Le sacrement qui propage

ce malheur n'est, quant à lui, qu'une fiction, une obscénité

au niveau d'une névrose particulière que l'exemple et l'éta-

lement des récentes techniques ont implantée. Le vrai

théâtre éternel, incurablement baroque, ne tardera pas à

faire valoir de nouveau ses droits, hélas avec une suprêmelenteur.

(1964.)

RÉPONSES INTERROGATIVES A UNE QUESTION

DE MARTIN HEIDEGGER

« La poésie ne rythmera plus l'action. Elle sera en avant. »RIMBAUD

Divers sens étroits pourraient être proposés, compte non

tenu du sens qui se crée dans le mouvement même de toute

poésie objective, toujours en chemin vers le point qui signesa justification et clôt son existence, à l'écart, en avant del'existence du mot Dieu

La poésie entraînera à vue l'action, se plaçant en avant

d'elle. L'en avant suppose toutefois un alignement d'angle

de la poésie sur l'action, comme un véhicule pilote aspire à

courte distance par sa vitesse un second véhicule qui le suit.

Il lui ouvre la voie, contient sa dispersion, le nourrit de salancée.

La poésie, sur-cerveau de l'action, telle la pensée qui

commande au corps de l'univers, comme l'imaginationvisionnaire fournit l'image de ce qui sera à l'esprit forgeur

qui la sollicite. De là, l'en avant.

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EN COMPAGNIE

La poésie sera « un chant de départ » Poésie etaction, vases obstinément communicants. La poésie, pointe

de flèche supposant l'arc action, l'objet sujet étroitement

dépendant, la flèche étant projetée au loin et ne retombantpas car l'arc qui la suit la ressaisira avant chute, les deux

égaux bien qu'inégaux, dans un double et unique mouve-

ment de rejonction.

L'action accompagnera la poésie par une admirablefatalité, la réfraction de la seconde dans le miroir brûlant

et brouillé de la première produisant une contradiction etcommuniquant le signe plus (+) à la matière abrupte del'action.

La poésie, du fait de la parole même, est toujours

mise par la pensée en avant de l'agir dont elle emmène le

contenu imparfait en une course perpétuelle vie-mort-vie,tendue vers l'idéal du mieux.

L'action est aveugle, c'est la poésie qui voit. L'une

est unie par un lien mère-fils à l'autre, le fils en avant de la

mère et la guidant par nécessité plus que par amour.

La libre détermination de la poésie semble lui conférer

sa qualité conductrice. Elle serait un être action, en avantde l'action.

La poésie est la loi, l'action demeure le phénomène.

L'éclair précède le tonnerre, illuminant de haut en bas sonthéâtre, lui donnant valeur instantanée.

La poésie est le mouvement suprême, mouvement pur

ordonnant le mouvement général. Elle enseigne le pays ense décalant.

La poésie ne rythme plus l'action, elle se porte en

avant pour lui indiquer le chemin mobile. C'est pourquoila poésie touche la première. Elle songe l'action et, grâce à

son matériau, construit la Maison, mais jamais une fois

pour toutes.

La poésie est le moi en avant de l'en soi, « le poète

étant chargé de l'Humanité» (Rimbaud).

La poésie serait de « la pensée chantée ». Elle serait

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l'œuvre en avant de l'action, serait sa conséquence finale etdétachée.

La poésie est une tête chercheuse. L'action est soncorps. Accomplissant une révolution ils font, au terme decelle-ci, coïncider la fin et le commencement. Ainsi de suiteselon le cercle.

Dans l'optique de Rimbaud et de la Commune, la

poésie ne servira plus la bourgeoisie, ne la rythmera plus.

Elle sera en avant, la bourgeoisie ici supposée action de

conquête. La poésie sera alors sa propre maîtresse, étant

maîtresse de sa révolution; le signal du départ donné,l'action en vue de se transformant sans cesse en action

voyant.

Notre vie est un voyageDans l'hiver et dans la nuit.

Nous cherchons notre passageDans le ciel où rien ne luit.

Chanson des Gardes Suisses

Le jeune Rimbaud était un poète révolutionnaire contem-

porain de la Commune de Paris.

Rimbaud ne se sentait ni ne se voulait artiste. Merveil-

leuse ingénuité à laquelle sa violente nature s'accrochait,

se tenait. En se taisant, il le devint malgré lui.La poésie ne rythmera plus l'action, elle en sera le fruit

et l'annonciation jamais savourés, en avant de son propreparadis.

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EN COMPAGNIE

A la lumière des actions politiques récentes et prévi-

sibles par la poésie, et de ce qui en a découlé pour l'erre

de la pensée, toute action qui se justifie doit être une contre-

action dont le contenu révolutionnaire attend son propre

dégagement, une action proposable de refus et de résistance,

inspirée par une poésie en avant et souvent en dispute avecelle.

Après l'extinction des feux et le rejet des outils ineffi-

caces, si le mot fin apparaissait sur la porte d'aurore d'un

destin retrouvé, la parole tenue ne serait plus crime et les

barques repeintes ne seraient pas des épaves immergées

au débarcadère du Temps.

(Septembre 1966.)

TROIS NOTABLES

Le philosophe pense et obtient le pays de sa pensée à

partir d'une oeuvre ou d'un concept déjà existant. Il pro-

gresse et fixe. Grâce à lui soudain un dieu non dignitairese trouve dans les tissus de l'homme comme un minerai

dans l'air. Le philosophe sera le premier à en établir l'indi-

visibilité et à en caresser la tête adolescente. Après son

intervention, ce quelque chose d'innommable qui nous tenait

nous lâche. Il aura réduit l'idée inaperçue qui serpentait

celle de punir en ne pas regrettant. Le navire des rigueurs

qui appareille n'arbore plus que le pavillon de l'exil. Mais

le philosophe ne divulguera pas le secret suivant et ne

touchera pas à l'ultime viatique; il en défendra l'accès contretoutes les tentations venues d'en finir avec eux.

Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun,d'un refus vivifiant ou d'un état omnidirectionnel aussitôt

digité. Il la soustrait à l'errance provinciale et l'élève au

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tableau universel. On ne surprendra pas avec elle l'instantde la tombée des braises. D'omission en omission et de

soupçon en douleur, le poète est le contraire d'un dynaste;

c'est un journalier, de tous le plus irrésolu et distant, et

comme éthérisé dans l'implacable de même qu'apte à se

ruer sur le plus enclos des amours.

Le physicien devra prendre scrupule qu'il est le bras

droit d'un souverain très temporaire, obtus et probablement

criminel. Ce qu'il modifie ou transpose, ce sont des loisgraduées, tenues au secret dans la chair tractive des

hommes. Canon d'extérieur retourné, il tire sur une cible

d'âme. Celle-ci apparaît à ses splendides yeux fermés telun soleil réactualisé, un fleuve sans son terme d'océan.

Lequel des trois aménagera l'espace conquis et les ter-rasses dévastées?

(Octobre 1966.)

RENÉ CHAR

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NIETZSCHE

ET L'ECRITURE FRAGMENTAIRE

1

±± Il est relativement aisé de mettre en place les penséesde Nietzsche selon une cohérence où leurs contradictions

se justifient, soit en se hiérarchisant, soit en se dialectisant.Il y a un système possible virtuel où l'œuvre, aban-donnant sa forme dispersée, donne lieu à une lecture

continue. Discours utile, nécessaire. Alors, nous compre-nons tout, sans heurt et sans fatigue. Qu'une telle pensée,

liée au mouvement d'une recherche qui est aussi la recher-

che du devenir, puisse se prêter à un exposé d'ensemble,cela nous rassure. De plus, c'est une nécessité. Même dans

son opposition à la dialectique, il faut qu'elle relève de ladialectique. Même dégagée d'un système unitaire et engagée

dans une pluralité essentielle, elle doit désigner encore uncentre à partir duquel Volonté de Puissance, Surhomme,Eternel Retour, nihilisme, perspectivisme, pensée tragique et

tant d'autres thèmes séparés vont les uns vers les autreset s'entendent selon une interprétation unique fût-ce pré-

cisément comme les divers moments d'une philosophie de

l'interprétation.

±± Il y a deux paroles chez Nietzsche. L'une appartientau discours philosophique, le discours cohérent qu'il a par-fois souhaité conduire à son terme en composant une oeuvre

d'envergure, analogue aux grands ouvrages de la tradition.

Les commentateurs la reconstituent. On peut considérer

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ses textes morcelés comme des éléments de cet ensemble.

L'ensemble garde son originalité et son pouvoir. C'est cette

grande philosophie où se retrouvent, portées à un haut pointd'incandescence, les affirmations d'une pensée terminale.

Il est possible alors de se demander si elle améliore Kant,

si elle le réfute, ce qu'elle doit à Hegel, ce qu'elle lui retire,si elle achève la métaphysique, si elle la remplace, si elle

prolonge un mode de penser existentiel ou si elle est essen-

tiellement une critique. Tout cela, d'une certaine façon,appartient à Nietzsche.

Admettons-le. Admettons que ce discours continu soit

à l'arrière-plan de ses ouvrages divisés. Il reste que

Nietzsche ne s'en contente pas. Et même si une partie deses fragments peut être rapportée à cette sorte de discours

intégral, il est manifeste que celui-ci la philosophie

même est toujours déjà dépassé par Nietzsche, qu'il

le suppose plutôt qu'il ne l'expose, afin de parler plus loin,selon un langage tout autre, non plus celui du tout, mais

celui du fragment, de la pluralité et de la séparation.

±=t Cette parole de fragment, il est difficile de la saisir

sans l'altérer. Même ce que nous en a dit Nietzsche la

laisse intentionnellement recouverte. Qu'une telle forme

marque son refus du système, sa passion de l'inachèvement,

son appartenance à une pensée qui serait celle du Versuch

et des Versucher, qu'elle soit liée à la mobilité de la

recherche, à la pensée voyageuse (celle d'un homme qui

pense en marchant et selon la vérité de la marche), sans

doute. Qu'elle paraisse proche de l'aphorisme, c'est vrai

aussi, puisqu'il est convenu que la forme aphoristique estla forme où il excelle « L'aphorisme où je suis le premier

des maîtres allemands est une forme d'éternité; mon ambi-

tion est de dire en dix phrases ce que cet autre dit en unlivre ne dit pas en un livre.Mais est-ce vraiment là

son ambition, et ce terme d'aphorisme est-il à la mesure de

ce qu'il cherche? « Moi, je ne suis pas assez borné pour un

système pas même pour mon système.L'aphorisme

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NIETZSCHE ET L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE

est la puissance qui borne, qui enferme. Forme qui est en

forme d'horizon, son propre horizon. Par là, on voit cequ'elle a d'attirant aussi, toujours retirée en elle-même,

avec quelque chose de sombre, de concentré, d'obscurément

violent qui la fait ressembler au crime de Sade tout à fait

opposée à la maxime, cette sentence à l'usage du beau

monde et polie jusqu'à devenir lapidaire, tandis que l'apho-

risme est aussi insociable qu'un caillou (Georges Perros)mais une pierre d'origine mystérieuse, un grave météore

qui, à peine tombé, aimerait se volatiliser. Parole unique,

solitaire, fragmentée, mais, à titre de fragment, déjàcomplète, entière en ce morcellement et d'un éclat qui nerenvoie à nulle chose éclatée. Ainsi révélant l'exigence du

fragmentaire qui est telle que la forme aphoristique nesaurait lui convenir.

±=t La parole de fragment ignore la suffisance, elle ne

suffit pas, elle ne se dit pas en vue d'elle-même, elle n'a paspour sens son contenu. Mais elle ne se compose pas davan-

tage avec les autres fragments pour former une pensée pluscomplète, une connaissance d'ensemble. Le fragmentaire neprécède pas le tout, mais se dit en dehors du tout et aprèslui. Quand Nietzsche affirme « Rien n'existe en dehors du

tout » même s'il entend nous alléger de notre particularitécoupable et aussi récuser le jugement, la mesure, la négation(<; cf~- on ne peut pas ~'M~ ~OM~ Mt M~M~~ Mt(« car on ne peut pas juger le tout, ni le mesurer, ni lecomparer, ni surtout le nier »), il reste qu'il affirme ainsi,comme seule valable, la question du tout et restaure l'idée

de totalité. La dialectique, le système, la pensée commepensée d'ensemble retrouvent leurs droits, fondant la philo-sophie comme discours achevé. Mais quand il dit « Il mesemble important qu'on se débarrasse du tout, de l'Unité,il faut émietter l'Univers, perdre le respect du tout », alors

il entre dans l'espace du fragmentaire, il prend le risqued'une pensée que ne garantit plus l'unité.

=t± La parole où se révèle l'exigence du fragmentaire,parole non suffisante, mais non par insuffisance, non ache-

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vée (parce qu'étrangère à la catégorie de l'accomplissement),ne contredit pas le tout. D'un côté, il faut respecter le toutet, sinon le dire, du moins l'accomplir. Nous sommes desêtres d'Univers, ainsi tournés vers l'unité encore absente.Notre vœu, dit Nietzsche « le vœu de nous asservir

l'Univers ». Mais il y a une autre pensée et un tout autrevœu à la vérité, ce n'est pas un vœu. Tout est mainte-

nant déjà comme accompli, l'Univers est notre lot, le tempsa pris fin, nous sommes sortis de l'histoire par l'histoiremême. Alors, qu'y a-t-il encore à dire, qu'y a-t-il encore àfaire ?

±± La parole fragmentaire, celle de Nietzsche, ignore la

contradiction. Voilà qui est étrange. Nous avons noté,après Jaspers, que l'on ne comprend bien Nietzsche, qu'onne rend justice à sa pensée que si, chaque fois qu'elleaffirme avec certitude, on cherche l'affirmation opposée avec

laquelle cette certitude est en rapport. Et, en effet, cettepensée ne cesse de s'opposer, sans jamais se contenterd'elle-même, sans jamais non plus se contenter de cette

opposition. Mais, ici, il faut à nouveau distinguer. Il y a letravail critique la critique de la métaphysique qui est

principalement représentée par l'idéalisme chrétien, maisqui est aussi présente dans toute philosophie spéculative.Les affirmations contradictoires sont un moment du travail

critique Nietzsche attaque l'adversaire de plusieurs points

de vue à la fois, car la pluralité des points de vue est pré-

cisément le principe que méconnaît la pensée adverse. Tou-

tefois, Nietzsche n'ignore pas que, là où il est, il est obligé

de penser, il est obligé de parler, à partir du discours qu'il

récuse il appartient encore à ce discours comme, tous,

nous lui appartenons les contradictions alors cessent d'être

polémiques ou même seulement critiques elles le visent lui-

même, dans sa pensée même, elles sont l'expression de sa

pensée énergique qui ne peut se contenter de ses propres

vérités sans les tenter, les mettre à l'épreuve, les dépasser,

puis y revenir. Ainsi, la Volonté de Puissance peut-elle être

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NIETZSCHE ET L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE

tantôt un principe d'explication ontologique, disant l'essence,le fond des choses, et tantôt l'exigence de tout dépassement

et se dépassant elle-même comme exigence. Tantôt l'Eter-

nel Retour est une vérité cosmologique, tantôt l'expression

d'une décision éthique, tantôt la pensée de l'être entendu

comme devenir, etc. Ces oppositions disent une certainevérité multiple et la nécessité de penser le multiple quand

on veut dire vrai selon la valeur, mais multiplicité qui

a encore rapport avec l'Un, qui est encore affirmation multi-pliée de l'Un. La pensée de Nietzsche, à ce stade, s'unifiedans la pensée du tout comme multiplicité infinie dont

l'Eternel Retour est l'expression indépassable.

=t± La parole de fragment ignore les contradictions,

même lorsqu'elle contredit. Deux textes fragmentaires peu-

vent s'opposer, ils se posent seulement l'un auprès de l'autre,

l'un sans rapport avec l'autre, l'un rapporté à l'autre par

ce blanc indéterminé qui ne les sépare pas, ne les réunit

pas, les porte à la limite qu'ils désignent et qui serait leur

sens, si précisément ils n'échappaient là, hyperboliquement,

à une parole de signification. Le fait d'être ainsi posé tou-

jours à la limite donne au fragment deux traits différents

parole d'affirmation, et n'affirmant rien que ce plus et ce

surplus d'une affirmation étrangère à la possibilité et

cependant nullement catégorique, ni fixée dans une certi-

tude, ni posée dans une positivité relative ou absolue, encore

moins disant d'une manière privilégiée l'être ou se disant

à partir de l'être, mais plutôt s'effaçant déjà, glissant en

dehors d'elle-même, glissement qui la reconduit vers elle,dans le murmure neutre de la contestation.

Là où l'opposition n'oppose pas mais juxtapose, où la

juxtaposition donne ensemble ce qui se dérobe à toute simul-

tanéité, sans pourtant se succéder, là se propose à Nietzsche

une expérience non dialectique de la parole. Non pas une

manière de dire et de penser qui prétendrait réfuter la

dialectique ou s'exprimer contre elle (Nietzsche ne manquepas, à l'occasion, de saluer Hegel ou même de se reconnaître

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en lui, comme aussi de dénoncer l'idéalisme chrétien qui le

porte), mais une parole autre, séparée du discours, ne niantpas et en ce sens n'affirmant pas, et cependant laissant jouerentre les fragments, dans l'interruption et l'arrêt, l'illimitéde la différence.

±± Il faut prendre au sérieux le congé donné parNietzsche à la pensée de Dieu un, c'est-à-dire du dieuUnité. Il ne s'agit pas seulement pour lui de contester lescatégories qui régissent la pensée occidentale. Il ne suffitpas non plus d'arrêter les contraires avant la synthèse quiles réconcilierait, ni même de diviser le monde en une plu-

ralité de centres de domination vitale dont le principe, prin-

cipe encore synthétique, serait la Volonté de Puissance.Quelque chose de plus hardi et qui, à proprement parler,l'attire dans le dédale du détour avant de l'exalter jusqu'à

l'énigme du retour, tente ici Nietzsche la pensée comme

affirmation du hasard, affirmation où elle se rapporte néces-

sairement infiniment à elle-même par l'aléatoire (qui

n'est pas le fortuit), rapport où elle se donne comme pensée

plurielle.

Le pluralisme est l'un des traits décisifs de la philosophie

qu'a élaborée Nietzsche, mais, là encore, il y a la philosophieet ce qui ne se contente pas de la philosophie. Il y a le

pluralisme philosophique, certes très important, puisqu'il

nous rappelle que le sens est toujours plusieurs, qu'il y a

surabondance de significations et que « Un a toujours

tort», tandis que « la vérité commence à deux » d'où la

nécessité de l'interprétation qui n'est pas dévoilement d'une

unique vérité cachée, voire ambiguë, mais lecture d'un texte

à plusieurs sens et n'ayant aussi d'autre sens que « le pro-

cessus, le devenirqu'est l'interprétation. Il y a donc deux

sortes de pluralisme. L'un est philosophie de l'ambiguïté,expérience de l'être multiple. Puis cet autre étrange plura-lisme, sans pluralité ni unité, que la parole de fragment

porte en elle comme la provocation du langage, celui quiparle encore lorsque tout a été dit.

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NIETZSCHE ET L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE

rtzt La pensée du surhomme ne signifie pas d'abordl'avènement du surhomme, mais signifie la disparition de

quelque chose qui se serait appelé l'homme. L'homme dispa-raît, il est celui qui a pour essence la disparition. Ainsi ne

subsiste-t-il que dans la mesure où l'on peut dire qu'il n'a

pas encore commencé. « L'humanité n'a pas encore de fin

(kein Ziel). Mais. si l'humanité souffre de manquer de

fin, ne serait-ce pas qu'il n'y a pas encore d'humanité?»

A peine entre-t-il dans son commencement qu'il entre dans

sa fin, qu'il commence à finir. L'homme est toujoursl'homme du déclin, déclin qui n'est pas dégénérescence,

mais au contraire le manque que l'on peut aimer, qui unit,

dans la séparation et la distance, la vérité « humaineàà

la possibilité de périr. L'homme de dernier rang, c'est

l'homme de la permanence, de la subsistance, celui qui ne

veut pas être le dernier homme.

Nietzsche parle de l'homme synthétique, totalisateur, jus-

tificateur. Expressions remarquables. Cet homme qui tota-

lise et qui a donc rapport au tout, soit qu'il l'instaure, soit

qu'il en ait la maîtrise, n'est pas le surhomme, mais l'homme

supérieur. L'homme supérieur est au sens propre l'homme

intégral, l'homme du tout et de la synthèse. C'est là « lebut dont l'humanité a besoin ». Mais Nietzsche dit aussi

dans Zarathoustra « L'homme supérieur est manqué

(missgeraten).Il n'est pas manqué, parce qu'il a échoué,

il a échoué, parce qu'il a réussi il a atteint son but (« Une

fois arrivé à ton but. c'est sur ta cime, homme supérieur,

que tu trébucheras »). Nous pouvons nous demander quel

serait, quel est le langage de l'homme supérieur? La réponseest facile. C'est le discours lui aussi intégral, le logos qui

dit le tout, le sérieux de la parole philosophique (le proprede l'homme supérieur est le sérieux de la probité et la

rigueur de la véracité) parole continue, sans intermittence

et sans vide, parole de l'accomplissement logique qui ignore

le hasard, le jeu, le rire. Mais l'homme disparaît, non seu-

lement l'homme manqué, mais l'homme supérieur, c'est-à-

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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

dire réussi, celui en qui tout, le tout, s'est réalisé. Quesignifie donc cet échec du tout? Le fait que l'homme dispa-raît cet homme à venir qu'est l'homme de la fintrouve son plein sens, parce que c'est aussi l'homme commetout qui disparaît, l'être en qui le tout dans son devenirs'est fait être.

±± La parole comme fragment a rapport avec ce faitque l'homme disparaît, ce fait plus énigmatique qu'on ne le

pense, puisque l'homme est en quelque sorte l'éternel oul'indestructible et que, indestructible, il disparaît. Indes-

tructible disparition. Et ce rapport, lui aussi, est énigma-

tique. On peut à la rigueur comprendre cela s'entend

même avec une espèce d'évidence que ce qui parle dansle nouveau langage de brisure ne parle que par l'attente,

l'annonce de la disparition indestructible. Il faut que ce que

l'on appelle l'homme soit devenu le tout de l'homme et le

monde comme tout et que, ayant fait de sa vérité la vérité

universelle et de l'Univers son destin déjà accompli, ils'engage, avec tout ce qui est et, plus encore, avec l'être

même, dans la possibilité de périr, pour que, libérée de

toutes les valeurs propres à son savoir la transcendance,

c'est-à-dire aussi l'immanence, l'outre-monde, c'est-à-dire

aussi le monde, Dieu, c'est-à-dire aussi l'homme

s'affirme la parole du dehors ce qui se dit en dehors du

tout et en dehors du langage pour autant que le langage,

langage de la conscience et de l'intériorité agissante, dit le

tout et le tout du langage. Que l'homme disparaisse, ce n'est

pas rien, mais ce n'est qu'un désastre à notre mesure; la

pensée peut supporter cela. Que l'idée de vérité et toutes

les valeurs possibles, la possibilité même des valeurs, ces-

sent d'avoir cours et soient emportées comme en passant,par un mouvement léger, il semble qu'on puisse s'en accom-moder et même s'en réjouir la pensée est aussi ce mouve-

ment léger qui s'arrache à l'origine. Mais qu'en est-il d'elle,

la pensée, lorsque l'être l'unité, l'identité de l'être

s'est retiré sans faire place au néant, ce refuge trop facile?

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NIETZSCHE ET L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE

Lorsque le Même n'est plus le sens ultime de l'Autre etl'Unité n'est plus ce par rapport à quoi s'énonce le mul-tiple ? Lorsque la pluralité se dit, sans se rapporter àl'Un? Alors, peut-être alors, se laisse pressentir, non pascomme paradoxe mais comme décision, l'exigence de laparole fragmentaire, cette parole qui, loin d'être unique,ne se dit même pas de l'un et ne dit pas l'un dans sa plu-ralité. Langage l'affirmation même, celle qui ne s'affirmeplus en raison ni en vue de l'Unité. Affirmation de la diffé-

rence, mais toutefois jamais différente. Parole plurielle.±± La pluralité de la parole plurielle parole intermit-tente, discontinue, qui, sans être insignifiante, ne parle pasen raison de son pouvoir de représenter ni même de signi-fier. Ce qui parle en elle, ce n'est pas la signification, lapossibilité de donner le sens ou de retirer le sens, fût-ce un

sens multiple. D'où nous sommes portés à prétendre, peut-être trop hâtivement, qu'elle se désigne à partir de l'entre-deux, qu'elle est comme en faction autour d'un lieu de diver-

gence, espace de la dis-location qu'elle cherche à cerner,mais qui toujours la discerne, l'écartant d'elle-même, l'iden-

tifiant à cet écart, imperceptible décalage, où toujours ellerevient à elle, identique, non identique.

Cependant, même si cette sorte d'approche est en partiefondée nous ne pouvons pas encore en décider rete-nons bien qu'il ne suffit pas de remplacer continu par dis-continu, plénitude par interruption, rassemblement par dis-persion, pour nous rapprocher du rapport que nous préten-dons recevoir de ce langage autre. Ou, plus précisément,discontinuité n'est pas le simple envers du continu ou,comme il arrive dans la dialectique, un moment du dévelop-pement cohérent. La discontinuité ou l'arrêt de l'intermit-

tence n'arrête pas le devenir, mais au contraire le provoqueou l'appelle dans l'énigme qui lui est propre. C'est là le grandtournant de la pensée avec Nietzsche que le devenir n'est

pas la fluidité d'une durée infinie (bergsonienne) ou la mobi-lité d'un mouvement interminable. Le morcellement la

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cassure de Dionysos, voilà le premier savoir, l'expé-rience obscure où le devenir se découvre en rapport avec le

discontinu et comme son jeu. Et la fragmentation du dieun'est pas le renoncement hardi à l'unité ou l'unité qui resteune en se pluralisant. La fragmentation, c'est le dieu même,cela qui n'a nul rapport avec un centre, ne supporte aucune

référence originaire et que, par conséquent, la pensée, pen-sée du Même et de l'Un, celle de la théologie, comme de

toutes les façons du savoir humain (ou dialectique), nesaurait accueillir sans le fausser.

±± L'homme disparaît. C'est une affirmation. Mais cetteaffirmation se redouble aussitôt en question. L'homme dis-

paraît-il ? Et ce qui en lui disparaît, la disparition qu'il porte,

et qui le porte, libère-t-elle le savoir, libère-t-elle le langage

des formes, des structures ou des finalités qui définissent

l'espace de notre culture? Chez Nietzsche, la réponse tombe

avec une décision presque terrible, et toutefois elle se retient

aussi, elle reste en suspens. Cela se traduit de plusieurs

manières, et d'abord par une ambiguïté philosophiqued'expression. Quand, par exemple, il dit l'homme est

quelque chose qui doit être surmonté; l'homme doit être

l'au-delà de l'homme; ou bien, d'une façon plus frappante,Zarathoustra lui-même doit se surmonter, ou encore le nihi-

lisme vaincu par le nihilisme, l'idéal ruine de l'idéal, il est

presque inévitable que cette exigence de dépassement, cet

usage de la contradiction et de la négation pour une affir-

mation qui maintient ce qu'elle supprime en le développant,nous replace dans l'horizon du discours dialectique. D'oùl'on doit conclure que Nietzsche, loin d'abaisser l'homme,

l'exalte encore en lui donnant pour tâche son accomplisse-ment véritable le surhomme n'est alors qu'un mode d'être

de l'homme, libéré de lui-même en vue de lui-même parl'appel du plus grand désir. C'est juste. L'homme comme

autosuppression qui n'est qu'un autodépassement, l'homme,affirmation de sa propre transcendance, maints textes (laplupart d'entre eux) nous autorisent à l'entendre sous la

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NIETZSCHE ET L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE

garantie du savoir philosophique encore traditionnel, et lecommentateur qui hégélianise Nietzsche ne saurait en cesens être réfuté.

Et pourtant nous savons que Nietzsche suit un tout autre

chemin, fût-ce contre lui-même, et qu'il a toujours eu cons-

cience, jusqu'à en souffrir, d'une rupture si violente que,

dans la philosophie, elle disloque la philosophie. Dépasse-

ment, création, exigence créatrice, nous pouvons nous

enchanter de ces termes, nous ouvrir à leur promesse, mais

ils ne disent rien, finalement, que leur usure, s'ils nousretiennent encore auprès de nous, sous le ciel des hommes

prolongé seulement à l'infini. Dépassement, cela veut dire

dépassement sans fin, et rien n'est plus étranger à Nietzschequ'un tel avenir de surélévation continue. De même, le

surhomme, serait-ce l'homme amélioré, conduit jusqu'àl'extrémité de sa connaissance et de son essence? En vérité,

qu'est-ce que le surhomme? Nous ne le savons pas, etNietzsche, à proprement parler, ne le sait pas. Nous savonsseulement que la pensée du surhomme signifie l'homme

disparaît, affirmation qui est poussée au plus loin, lorsqu'ellese redouble en question l'homme disparaît-il?

±± La parole de fragment n'est pas la parole où déjà sedésignerait comme en pointillé en blanc le lieu où le

surhomme prendrait place. Elle est parole d'entre-deux.

L'entre-deux n'est pas l'intermédiaire entre deux temps,celui de l'homme déjà disparu mais disparaît-il? etdu surhomme, celui en qui le passé est à venir maisvient-il et par quelle venue? La parole de fragment ne fait

pas la jonction de l'un à l'autre, elle les sépare plutôt, elle

est, aussi longtemps qu'elle parle et, parlant, se tait, ladéchirure mouvante du temps qui maintient, à l'infini l'une

de l'autre, les deux figures où tourne le savoir. Ainsi, d'un

côté, marquant la rupture, elle empêche la pensée de passerpar degrés de l'homme au surhomme, c'est-à-dire de les

penser selon la même mesure ou même selon des mesures

seulement différentes, c'est-à-dire de se penser elle-même

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selon l'identité et l'unité. D'un autre côté, elle marque

davantage que la rupture. Si l'idée de dépassement

entendue soit dans un sens hégélien, soit dans un sens

nietzschéen création qui ne conserve pas, mais détruitne saurait suffire à Nietzsche, si penser, ce n'est pas seule-

ment outre-passer, si l'affirmation de l'Eternel Retours'entend (d'abord) comme l'échec du dépassement, est-ce

que la parole fragmentaire nous ouvre à cette « perspec-

tive », nous permet de parler dans cette direction? Peut-être, mais d'une manière inattendue. Ce n'est pas elle qui

annonce « la ronde par-dessus ce qui était ici, là-bas et

ailleurs » elle n'est pas annonciatrice; en elle-même, ellen'annonce rien, ne représente rien ni prophétique, ni escha-

tologique. Tout a déjà été annoncé, lorsqu'elle s'énonce, y

compris l'éternelle répétition de l'unique, la plus vaste des

affirmations. Son rôle est plus étrange. C'est comme si,

chaque fois que l'extrême se dit, elle appelait la pensée au-

dehors (non pas au-delà), lui désignant par sa fissure que

la pensée est déjà sortie d'elle-même, qu'elle est hors d'elle,

en rapport sans rapport avec un dehors d'où elle est

exclue dans la mesure où elle croit pouvoir l'inclure et,chaque fois, nécessairement, en fait vraiment l'inclusion où

elle s'enferme. Et c'est encore trop dire de cette parole quede dire qu'elle « appellela pensée, comme si elle-même

détenait quelque extériorité absolue qu'elle aurait pour fonc-

tion de faire retentir comme lieu jamais situé. Elle ne dit,

par rapport à ce qui a été dit, rien de nouveau, et si, à

Nietzsche, elle fait entendre que L'Eternel Retour (oùs'affirme éternellement tout ce qui s'affirme) ne saurait êtrel'ultime affirmation, ce n'est pas parce qu'elle affirmerait

quelque chose de plus, c'est parce qu'elle la répète sur lemode de la fragmentation.

En ce sens, elle a bien « partie liéeavec la révélation de

l'Eternel Retour. L'Eternel Retour dit le temps comme éter-nelle répétition, et la parole de fragment répète cette répé-tition en la destituant de toute éternité. L'Eternel Retour dit

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