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La Nuit rwandaise n°4

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La Nuit rwandaise n°4 • 13 mai 201050 ans de néo-colonialisme • Le 13 mai, jour du repentir496 pages • 15 eurosISBN 10 2-84405-243-6 EAN 13 978-2-84405-243-8

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La Nuit rwandaise

REVUE ANNUELLE

NUMÉRO 4 • 13 MAI 2010

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LA NUIT RWANDAISE N°4 • Avril 2010Co-édité par

L’Esprit frappeur et Izubawww.lanuitrwandaise.net

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et d’Izuba

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38, rue Keller, 75011

Direction de publication :Michel Sitbon

Rédaction en chef :Bruno Gouteux

Merci à toutes celles et ceux qui sesont dévoués pour corrections et

relectures.

ISBN 10 2-84405-243-6 EAN 13 978-2-84405-243-8

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3NUMÉRO 4 • LA NUIT RWANDAISE

ÉDITORIAL

Valérie Marinho de Moura UN SOLDAT FRANÇAIS PARLE, INTERVIEW

Bruno Boudiguet BERNARD KOUCHNER, LE MAÎTRE DES APPARENCES

Alain Gauthier “TOUT N’EST PAS RÉGLÉ”, INTERVIEW PAR BRUNO GOUTEUX

Collectif des Parties Civiles pour le RwandaLA JUSTICE FRANÇAISE EN MARCHE ?

Christophe Baroni LE GYNOCIDE DANS LE GÉNOCIDE DES TUTSI

Jean-Luc Galabert KYNIAMATEKA ET LA PROPAGANDE GÉNOCIDAIRE

Antoine Mugesera L’ABBÉ SIBOMANA, KYNIAMATEKA

ET LES IDÉES GÉNOCIDAIRES (1990-1994)

PRÉCISIONS DE LA RÉDACTION DE LA NUIT RWANDAISE (JLG)

Annie Faure LETTRE À LA LDH À PROPOS DU FILM D’ARUSHA À ARUSHA

TROIS PLAINTES CONTRE L’ARMÉE FRANÇAISE POUR “CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ

Bruno Gouteux IL FAUT JUGER LES HOMMES POLITIQUES,DIPLOMATES ET MILITAIRES FRANÇAIS COMPLICES DU GÉNOCIDE

Martin Marschner INTERVIEW, PAR BRUNO GOUTEUX

Yves Cossic “LE GÉNOCIDE DES TUTSI N’ÉTAIT PAS INÉVITABLE”

Laurent Beaufils SHOAH-RWANDA :DE LA VALEUR DES TÉMOIGNAGES DE RESCAPÉS DE GÉNOCIDES

Jean-Paul Kimonyo LA SUPERCHERIE DU JUGE BRUGUIÈRE

Michel Sitbon BALLADUR, L’INCONSCIENT

Bruno Boudiguet ANDRÉ GUICHAOUA, LE RETARDATEUR DE CONSCIENCES

Justin Gahigi RONY BRAUMAN PRIS EN FLAGRANT DÉLIT DE FALSIFICATION

Serge Farnel ENQUÊTE SUR LA PARTICIPATION DIRECTE

DE SOLDATS FRANÇAIS AU MASSACRE DU 13 MAI, INTERVIEW

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La Nuit rwandaise, revue annuelle consacrée à l’impli-cation française dans le génocide des Tutsi, paraît le13 mai en mémoire des résistants de Bisesero victimesde la barbarie coloniale. Le 13 mai, jour du repentir.

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4 LA NUIT RWANDAISE • NUMÉRO 4

HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

ACTES DU COLLOQUE DE GENÈVE

• TÉMOIGNAGE DE Samuel Musabyimana, RESCAPÉ DE BISESERO

• TÉMOIGNAGES DE Wolfgang Blam, MÉDECIN À KIBUYE EN 1994, ET DE Jacqueline Mukandanga, RESCAPÉE DE KIBUYE.• DÉBAT AVEC LA SALLE• UN MOT DE CIRCONSTANCE, PAR Michel Gabuka, D’IBUKA-SUISSE• Jacques Morel LES FRANÇAIS « ONT PRIS» LES SURVIVANTS DE BISESEROPOUR DES ENNEMIS À ÉLIMINER• Emmanuel Cattier BISESERO,DANS LE CONTEXTE DE L’OPÉRATION TURQUOISE• DÉBAT AVEC LA SALLE• Anne-Marie Truc, Roland Junod VIVRE AUJOURD’HUI À BISESERO• Michel Sitbon DISCOURS DE CLÔTURE : UNE CONSCIENCE EN MIETTES...APPEL DE GENÈVE

Jeanine Munyeshuli-BarbéLES DÉS DE LA JUSTICE INTERNATIONALE SONT PIPÉSYolande Mukagasana MISE EN GARDE À L’ONU :« TUEZ-NOUS ET VOUS AUREZ FINI LE TRAVAIL !»Fair Trials for RwandaAPPEL POUR LA RÉVISION DU PROCÈS DE MONSIEUR ZFRG-EJR• NAISSANCE D’UNE ASSOCIATION

Initiativecitoyenne• “MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE...”LDH• FRANCE RWANDA BEAUCOUP DE QUESTIONS, PEU DE RÉPONSES

LNR• LE 13 MAI, JOUR DU REPENTIR

Survie• LE GÉNOCIDE DES TUTSI FAIT PARTIE DE NOTRE HISTOIRE

CEC• LES CONSÉQUENCES DU COMPORTEMENT DE LA FRANCE

GMIF• BONNE CHANCE À LA FRANCE

MJS LA FRANCE DOIT LA VÉRITÉ ET LA JUSTICE AU SUJET DU GÉNOCIDE

Document L’APPEL RWANDA D’AOÛT 1994Michel Sitbon LA VÉRITABLE MISSION DE TURQUOISE

Yolande MukagasanaLA RÉCONCILIATION FRANCO RWANDAISE N’EFFACE PAS LA RESPONSABILITÉ

FRANÇAISE DANS LE GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Privat Rutabwiza SARKOZY TOURNE LA PAGE DES SORCIERS

Vénuste Kayimahe ENCORE UN EFFORT, MESSIEURS LES PRÉSIDENTS

Joël Dockx UNE JOURNÉE COMME LES AUTRES...Jean Ndorimana QUE SONT REVENUS FAIRE LES SOLDATS FRANÇAIS EN JUIN ?Cris Even RÉPONSE À BRAUMAN

Michel Sitbon CARL SCHMITT ET LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE

Document SUR LA COOPÉRATION POLICIÈRE FRANCO-MEXICAINE

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ÉDITORIAL

Cela fait quatre ans maintenant que, chaque année, nous ras-semblons des textes consacrés à l’implication française dans le derniergénocide du XXème siècle, le génocide des Tutsi du Rwanda, en 1994.

En hommage à Jean-Paul Gouteux, qui de 1994 à sa mort auraété le dénonciateur implacable de ce crime de l’État français, qu’ilqualifiait de « Rwandagate », nous avons emprunté le nom de cetterevue à son livre La Nuit rwandaise, la dénonciation la plus impitoya-ble de l’ignominie française, et jusqu’à peu, la plus documentée.Saluons ici la parution du livre de Jacques Morel, La France au cœurdu génocide des Tutsi, un grand livre de 1500 pages qui résume le plusgrand scandale de la République.

La Nuit rwandaise est ainsi devenu le nom de ce scandale qui seprolonge depuis bientôt vingt ans. Cela fait presque vingt ans que laFrance intervenait au Rwanda, en octobre 1990, et depuis vingt ansune sombre nuit s’est abattue sur la démocratie française. Car, ainsiqu’on a pu l’étudier et le décrire abondamment dans cette revuecomme dans de multiples livres, articles, travaux universitaires,conférences ou documentaires, c’est depuis le premier jour de cetteintervention décidée par François Mitterrand que l’armée française acontribué on ne peut plus activement à l’un des plus grands crimesracistes de tous les temps.

Depuis vingt ans de même, on enregistre avec stupeur le grandsilence des médias, l’horrible complicité de ceux qui ont pour fonc-tion de préserver la démocratie de telles dérives. Le bruit que certainspeuvent faire par moments s’est bien trop souvent avéré répondreaux besoins classiques de ce qu’on appelle la désinformation.

Nous sommes quelques uns à penser que l’étude et la dénoncia-tion de ce crime politique hors normes sont non seulement nécessai-res d’un point de vue éthique, mais particulièrement intéressantespour mettre à nu les mécanismes les plus fondamentaux de la sciencedu pouvoir telle qu’elle est mise en œuvre à notre époque.

Ainsi, nous sommes confrontés d’emblée à un scandale politi-que d’un autre degré encore, lorsque nous ne pouvons que constaterl’invraisemblable cohésion qui aura entouré ce crime dégueulasse.Faut-il dire que c’est l’ensemble de la communauté nationale qui s’estainsi compromise ? Oui, manifestement.

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Depuis seize ans maintenant, tout le monde a eu tout le tempsnécessaire pour s’enquérir des faits.

Dès janvier 1995, nous pouvions publier un journal, diffusé à100 000 exemplaires chez les marchands de journaux, accompagnéde milliers d’affiches titrant : La France tue. Ce journal très oubliéaujourd’hui, et peu remarqué en son temps, s’appelait Maintenant. Iln’aura résisté qu’à peine plus d’un an dans le réseau de distributionde la presse, mais tout au long de sa quinzaine de numéros, il n’auraeu de cesse de marteler cette évidence de l’horrible crime français.

Dès avant Maintenant, et après, l’association Survie, avec sonjournal Billets d’Afrique, dénonçait déjà le scandale d’une politiqueinacceptable.

En 1998, comme on sait, le Rwandagate aura les honneurs de lagrande presse, avec les séries d’articles de Patrick de Saint-Éxupérydans Le Figaro qui provoqueront nombre d’autres articles du mêmetonneau, et surtout la création de la Mission d’information parle-mentaire présidée par Paul Quilès, un ancien ministre de la défensede François Mitterrand, qu’on avait osé charger de présider l’enquêteparlementaire sur ce crime de l’armée française commis sous la direc-tion du Président socialiste…

Combien s’est-on moqué du monde ?On ne relèvera même pas alors que si le travail de Patrick de

Saint-Éxupéry était méritoire, il n’en était pas moins bien tardif.Confronté à un scandale aussi monstrueux, celui-ci aura retenu saplume près de quatre ans… Les émotions sont bien tempérées au paysdu crime absolu.

Revenant quelques années plus tard sur le sujet, ce journalistedu Figaro commettra un livre, L’inavouable, remarquable a bien deségards, bien qu’inférieur au contenu de ses articles de 1998, qu’onespère toujours qu’il republie un jour. Plus que ce livre, on lui doitalors la désoccultation d’un secret de polichinelle de la Républiquecriminelle : la théorie de la guerre révolutionnaire, connue pour sonapplication dévastatrice en Algérie, aurait bien pu être l’arme de des-truction massive employée au Rwanda.

Cette révélation importante suivait celles de Marie-MoniqueRobin quant à l’utilisation de la même doctrine dans le contexte desdictatures fascistes sud-américaines toutes soutenues par l’arméefrançaise, ainsi que son documentaire, diffusé fin 2003, le révélait unquart de siècle après les faits.

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On aimerait s’arrêter là, et arrêter un instant de parler du Rwanda.

En mars 2004, un ami de Patrick de Saint-Éxupéry, Gabriel Périès,témoignait devant la Commission d’enquête citoyenne, révélant àson tour que des centaines de militaires français avaient participédirectement aux horreurs de la dictature argentine, sous la prési-dence de Valéry Giscard d’Estaing. Périès déclarera alors qu’il déte-nait la liste nominale des quelques six cent militaires français quiétaient à Buenos Aires, dans les centres de torture et à l’état-major,du temps du général Videla – avec la bénédiction de l’archevêque dela Plata, faut-il le préciser ?

On a mis fort longtemps avant de juger Maurice Papon pour sesresponsabilités quasiment insignifiantes dans l’État antisémite fran-çais du temps de la collaboration entre nazis allemands et français.

Combien de temps mettra-t-on avant de juger Valéry Giscardd’Estaing pour avoir envoyé l’armée française assister et encadrer lestortionnaires argentins ?

Les archives du système Condor, coordonnant l’ensemble desdictatures sud-américaines des années 70, ont été ouvertes, en 1992,au Paraguay. C’est là qu’était mise à jour pour la première fois la par-ticipation directe de l’armée française à cette entreprise néo-nazieinternationale qui aura ensanglanté l’Amérique latine une bonnequinzaine d’années.

Nous avons eu depuis le documentaire et le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, et c’est tout.Non, pour faire bonne mesure, on aura aussi droit aux mémoires dugénéral Aussaresses, déjà témoin de l’enquête de Marie-MoniqueRobin, aussi célèbre pour avoir revendiqué l’usage de la torture pen-dant la guerre d’Algérie, dans un premier livre Services spéciaux-Algérie 1955-57. En 2008, celui-ci en remettait une couche, avec ses« ultimes révélations au service de la France », intitulées Je n’ai pas toutdit, aux éditions du Rocher.

Et c’est page 115, de ce livre d’entretiens avec Jean-CharlesDeniau, que commence le chapitre « Au secours des américains contrela guérilla ». Paul Aussaresses y raconte comment, dès 1961, il partaitaux États-Unis pour former l’armée américaine aux doctrines spécia-les de la guerre révolutionnaire.

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1961 ? C’est ainsi qu’Aussaresses échappera à la répressioncontre l’OAS, de même que le colonel Trinquier, cet autre héros dela bataille d’Alger, qui sera, lui, envoyé en Afrique, au Congo à peineindépendant, pour y soutenir la sécession du Katanga, avec MoïseTshombé, contre Patrice Lumumba. Évoquant Trinquier dans sesmémoires, Pierre Messmer, mort sans avoir eu à répondre de ses cri-mes, expliquait comment il l’avait chargé de cette mission africainepour lui épargner de trop de se compromettre dans l’aventure des par-tisans de l’Algérie française. Il semblerait que l’horrible Aussaressesait bénéficié du même genre de sollicitude en se voyant envoyé auxÉtats-Unis au même moment. Les vainqueurs de la bataille d’Alger –également artisans du coup d’État du 13 mai 1958 grâce auquel legénéral de Gaulle était parvenu à prendre le pouvoir [voir La Nuitrwandaise, n°2] –, se voyaient ainsi récompensés.

« L’armée américaine ne savait pas trop comment combattre le Viêt-cong », explique Aussaresses. « Ses officiers ignoraient tout des aspectspsychologiques de la guerre subversive. » John Kennedy, le charismati-que président, célèbre pour sa jolie épouse et ses aventures sulfureu-ses avec Marylin Monroe, aurait assez vite saisi de quoi il était ques-tion, lui. Faut-il comprendre que le Président bientôt assassiné avaitdes prédispositions à comprendre la pensée nazie française du fait deson éducation au cœur du nazisme américain ? Aussaresses peut ainsiciter un texte de ce sympathique président, intitulé « La guerre spé-ciale » : « C’est une guerre d’embuscades au lieu de combats, d’infiltra-tion au lieu d’agression », écrit Kennedy. Le général Arthur Trudeau,en charge du service « recherches et développement » de l’armée amé-ricaine, pouvait alors écrire : « L’expérience des Français procurerait lameilleure base pour la doctrine et l’enseignement dans nos écoles de guerrespéciales. »

Mais, l’armée américaine « traîne les pieds », raconte notre for-mateur français :

Elle ne comprend pas que le président Kennedy veuille créer uncorps spécialisé dans la guerre contre les révolutionnaires marxis-tes. […] Vous comprenez pourquoi le président Kennedy etMcNamara [le secrétaire d’État américain de l’époque] se sont tour-nés vers nous, les Français, qui avions déjà acquis une grandeexpérience en Indochine. […] Nous avions aussi montré ce quenous savions faire durant la bataille d’Alger. […] Il ne faut pasoublier que, sur le terrain, cette foutue bataille, nous l’avionsremportée en six mois à peine. […] La guerre révolutionnaire a

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ses méthodes et elles ne s’inventent pas. Nous, nous les connais-sions sur le bout des doigts.

Deniau demande à Aussaresses s’il avait fait venir des « stagiai-res français » avec lui pour former les américains à Fort Bragg. Le tor-tionnaire revendiqué tient à en évoquer un. « Il s’appelait AlainBizard. » « C’était un officier… étiqueté “Algérie française”. » « Il estdevenu un très bon officier de renseignement. » Il faudrait mettre desguillemets à « renseignement », quand on sait que dans le langagede la « guerre révolutionnaire », le « renseignement » est si sou-vent synonyme de torture. « En Amérique, il s’est fait un peu oublieret il a pu poursuivre sa carrière, qu’il a terminée comme général quatreétoiles. » Faut-il souligner qu’il n’y a quasiment pas de grade plusélevé dans l’armée française ? Il faut croire que cet officier aura rem-pli sa mission à la satisfaction de tous.

Mais sur quels champs de bataille, cet officier a-t-il accumulétant de mérites ? Sur celui des « guerres révolutionnaires »d’Amérique, semble-t-il. Et, en quoi de telles « batailles » ont-elleconsisté, à Buenos Aires ou Santiago du Chili – de Guatemala enUruguay ? À beaucoup tuer, beaucoup torturer. Beaucoup violer,non seulement des femmes, mais la légalité, comme la légitimitédémocratique qui préexistait dans ces pays.

Comme un officier américain pouvait l’expliquer alors àAussaresses, « Fort Bragg », où étaient basées les « Forces spécialesaméricaines », est « un endroit stratégique ». Le Français précise :« c’était le PC des parachutistes de toutes les forces aéroportées et surtoutle centre des forces spéciales ».

Aussaresses dit avoir « travaillé en duo avec un lieutenant-colonelaméricain, Carl Bernard », son « partenaire instructeur ». Celui-cinon plus n’est pas passé par Nuremberg.

Serait-ce parce ce qu’il aurait conscience de ce risque que CarlBernard a préféré incarner la critique des méthodes de « guerre révo-lutionnaire » sur le plateau de télévision français, où Marie-Monique Robin sera parvenue à le mettre en présence d’Aussaresses,en 2003 ?

Il a expliqué devant les caméras que, selon lui, l’usage de la tor-ture est contre-productif sur le long terme et qu’elle se retournecontre l’armée qui la pratique, rappelle Deniau. Il a expliqué […]que c’est en vous écoutant à Fort Bragg […] qu’il a monté l’opé-ration Phénix au Viêt-nam qui a coûté, dit-il, la vie de vingt millecivils innocents.

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Aussaresses dément bien sûr, il n’a « rien à voir avec ce que lesAméricains ont fait au Viêt-nam ». « Ils étaient assez grands pour sedébrouiller tous seuls. » Il avoue bien connaître William Colby, qui adirigé la dite opération Phénix, mais il ne sait rien « de ce qu’il a pufaire au Viêt-nam ou ailleurs ».

À Fort Bragg, il enseignait les méthodes de la guerre révolution-naire à des « stagiaires » américains, mais aussi « alliés ». « Il y enavait beaucoup qui venaient des pays d’Amérique latine. » « Bolivie,Argentine, Mexique, Colombie, Brésil, Paraguay, Uruguay, Chili etVenezuela. » La liste est précise. Le vieil homme se vante de sabonne mémoire, tenant au fait qu’il écrivait « le moins possible » –pour ne pas laisser de traces de ses crimes.

– Mais, dites-moi, tous ces pays étaient ou allaient devenir desdictatures militaires, non ? remarque Deniau. Et c’est à partir de1964, à la fin de votre séjour américain, curieux, non ? […] LesAméricains, à l’époque, faisaient tout pour instaurer et soutenirdes dictatures en Amérique du Sud. […] Et les Français partici-paient à cette politique, en toute connaissance de cause ?demande-t-il.– Bien entendu qu’ils participaient et ils étaient tout à fait aucourant du contexte, répond Aussaresses. Vous croyez que PierreMessmer ignorait quelle était ma mission à Fort Bragg et FortBenning ?

Il n’enseignait qu’à des officiers, « capitaines au minimum et unpeu plus haut dans la hiérarchie ». « Tous triés sur le volet. »

Je leur apprenais ce que j’avais vu et fait en Indochine et ce quej’avais vu et fait en Algérie. […] Toutes les techniques de laguerre subversive, la lutte contre la guérilla urbaine, le quadril-lage des quartiers, l’infiltration, comme je l’avais fait àPhilippeville et pendant la bataille d’Alger, et puis surtout nosméthodes pour récolter du renseignement. […] Je leur apprenaiscomment l’état-major français avait procédé pour lutter contre laguérilla urbaine. Je leur décrivais les différentes étapes des opéra-tions à mener pour éradiquer le terrorisme, d’abord les arresta-tions préventives pour neutraliser les meneurs, […] le quadrillagedes quartiers, l’exploitation du renseignement et les arrestations.À ce propos, nous disions qu’il fallait « vider l’eau dans laquelle lespoissons se déplacent ». Cette image est claire. C’est la seuleméthode pour venir à bout du terrorisme urbain. Nous ajoutionsmême que « s’il fallait vider une piscine avec une petite cuiller pourattraper les gros poissons, nous étions prêts à le faire ».

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C’est ainsi que ces gens-là considèrent l’humanité : comme del’eau, qu’il faudrait vider de la « piscine ». Et s’il faut l’exterminer, «à la petite cuiller », pour parvenir à ses fins, ils sont « prêts à le faire »…

– Parlons des arrestations. Vous leur appreniez quoi, auxstagiaires ?– Je leur apprenais comment procéder intelligemment à des arres-tations ciblées. Elles ne doivent par être effectuées par n’importequi et à n’importe quelle heure. Il faut savoir monter une équipequi procédera au travail discrètement ou pas, suivant le butrecherché.– Et après, vous appreniez quoi à vos élèves ?– Eh bien, les méthodes pour faire parler les gens…– En clair, cela veut dire la torture ?– Exactement, oui.

Question : il dort bien, la nuit, monsieur Giscard d’Estaing ?Deuxième question : et les citoyens qui payent des impôts pourfinancer ce genre d’activités, et qui élisent des hommes, de Gaulle,Giscard, Mitterrand, et j’en passe, pour ordonner ce travail ?

– Les officiers que vous avez formés, ils ont été au pouvoir dansles dix ans qui ont suivi ?– Voilà.– En fait, vous avez formé ceux qui allaient être les piliers des dic-tatures d’Amérique latine ?– Comme vous dites.– Vous savez, je suppose, ce qu’ils sont devenus ?– Bien sûr ! Ils ont tous obtenu des commandements importantsdans leurs pays, soit peu après leur passage à Fort Bragg, soit plu-sieurs années plus tard. Ils sont devenus commandants des forcesarmées ou patrons des services spéciaux, ou bien ils se sont retrou-vés dans les missions diplomatiques dans d’autres paysd’Amérique latine [pour y exporter la guerre révolutionnaire].

Parmi ses élèves, il se souvient du colonel Franco, qui devien-dra chef d’état-major sous la dictature d’Hugo Banzer, en Bolivie, de1971 à 1978. Faut-il préciser que celui-ci était assisté d’un certainKlaus Barbie ? Il dit avoir revu aussi « le chef des Services spéciaux del’armée chilienne », qui deviendra chef d’état-major de l’armée sousPinochet, dont il dit avoir oublié le nom.

– Le bilan de tout ça, c’est qu’en Amérique latine, dans les années1970-80, sous les dictatures, il y a eu vingt mille morts, des dizaines

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de milliers d’arrestations, de détention sans procès et de gens tortu-rés, résume Deniau pour demander à Aussaresses ce qu’il en pense.

On ne sait d’où le journaliste tire ses statistiques, « officielles »selon lui, mais il semble bien qu’elles soient contestables. On compteplutôt un minimum de 30 000 morts au Chili, et plus encore enArgentine. Si la mortalité n’a pas été massive en Bolivie, auGuatemala par contre elle explose pour atteindre les centaines demilliers. De même au Salvador ou au Pérou, là où les méthodes anti-subversives se sont appliquées non plus dans les villes, mais dans lescampagnes, se confrontant au monde indien, les massacres se sontmultipliés dans des proportions inouïes, dans une logique quasimentgénocidaire, comme au Salvador et surtout au Guatemala.

Plutôt que de donner son appréciation morale, Aussaresses pré-fère insister sur la difficulté d’évaluation de ces crimes :

– Je pense que c’est très difficile de savoir tout ça avec précision.Les opérations contre la subversion étaient menées par des orga-nisations spécialisées et dans le plus grand secret. Donc, c’est trèsdifficile de juger ce qui s’est vraiment passé à ce moment là.

Deniau insiste pour savoir « ce qu’il pense » de « tout ça » :– Je pense aujourd’hui encore que c’était dans mes attributions defaire ce travail et je l’ai fait. Mais attention ! Toute la hiérarchiemilitaire était au courant. Je n’étais pas un mercenaire, mais unofficier supérieur français en mission officielle. Le premier minis-tre Michel Debré, le ministre des Armées Pierre Messmer, etpeut-être même le général de Gaulle, savaient ce que je faisais. Jen’étais pas un électron libre. J’étais en poste à Fort Bragg dans lecadre de la coopération entre la France et les Etats-Unisd’Amérique […]. La preuve que je n’ai pas démérité, c’est que, deretour en France, j’ai été promu au grade de colonel.

Il n’y a vraiment pas de quoi être fier, d’avoir dirigé cette fan-tastique école du crime politique, quasiment sans équivalent à tra-vers les âges. Mais non, Aussaresses plastronne, et n’envisage à aucunmoment que ses responsabilités, en amont de la chaîne de l’horreurqui s’est abattue sur l’Amérique latine alors, puissent lui être à aucunmoment reprochées. Pas plus qu’à Valéry Giscard d’Estaing,aujourd’hui toujours vivant, et membre honorable du Conseil consti-tutionnel, et même de l’Académie française. Faut-il leur rappelerqu’aux termes du Droit, les crimes contre l’humanité, dont ils ont àrépondre, sont imprescriptibles ?

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Apocalypse now, titrait Francis Ford Coppola, pour son film décri-vant un épisode typique de guerre révolutionnaire, dans son décord’origine, l’Indochine du colonel Trinquier. Marlon Brando, incar-nant le guerrier révolutionnaire poussé au bout de sa logique, résumaitce dont il est question en deux mots : « L’horreur, l’horreur…»

L’horreur : c’est ainsi que se résume l’enquête de Serge Farnel sur le13 mai 1994. « Aucun témoin ne doit survivre » – Simusiga, dit-onen kinyarwanda. On aura mis seize ans à comprendre le sens de cetteexpression qui pourrait bien être le vrai nom du génocide des Tutsi,comme la Shoah est devenu celui du génocide des Juifs,Samudaripen, « le meurtre total », celui des Tziganes.

Et pourquoi donc « aucun témoin » ne devait-il survivre ? Dequoi pouvaient-ils avoir été témoins ? De quel horrible secret ?

C’est en interrogeant ceux qui ont survécu, en écoutant cequ’ils nous disent, que l’on finit par comprendre : le secret qu’il fal-lait étouffer, c’est la présence constante des militaires français, à tou-tes les étapes du génocide.

La première indication d’une présence française, on la recevaitpendant le génocide, par l’entremise de Colette Braeckman rappor-tant le témoignage d’un chef de milice de Kigali ayant dénoncénominalement le soldat français, « Etienne », Pascal Estreveda, pouravoir été auteur de l’attentat contre Juvénal Habyarimana. Onattend toujours, seize ans plus tard, l’alibi de ce monsieur.

On savait aussi que le commandant Grégoire de Saint-Quentinétait au camp de Kanombe à l’heure où « Etienne » aurait appuyé surle bouton du génocide, puisqu’il avait pu se rendre aussitôt sur lesdécombres de l’avion présidentiel.

En 1998, la Mission d’information parlementaire avait permisde mettre à jour le fait que le commandant de Saint-Quentin n’étaitpas seul, mais que vingt-quatre officiers français étaient bien présentsau Rwanda, officiellement, au titre de la coopération militaire, ycompris au début du génocide. Dont le colonel Jean-Jacques Maurin,chef d’état-major de fait de l’armée génocidaire.

On en restait néanmoins à l’idée que le soutien français augénocide, que tout attestait par ailleurs, était affaire de préparation,entraînement, fournitures de moyens. On parlait ainsi de complicitéde génocide.

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C’est en 2002 que Cécile Grenier revenant de six mois d’enquê-tes au Rwanda pouvait, la première, parler de participation directe del’armée française au génocide des Tutsi. Cécile avait écouté destémoins qui avaient survécu.

En 2003, se montait la Commission d’enquête citoyenne, etGeorges Kapler était envoyé au Rwanda pour recueillir à son tour destémoignages. Il revenait lui aussi en disant qu’on ne pouvait plus par-ler de complicité de génocide, mais bien de participation directe.

En 2004, pour les cérémonies du dixième anniversaire, on rece-vait le témoignage du général Dallaire de la Minuar, confirmant laprésence de militaires français « tout le long » du génocide. Ce der-nier témoignait d’avoir vu des Français particulièrement à l’état-major et dans la garde présidentielle, là où il avait pu les voir.

En 2007, jaillissait une nouvelle salve de témoignages, dans lecadre de la Commission Mucyo. On découvrait alors les lancers deTutsi sur la forêt de Nyungwe, du haut des hélicoptères français.Ceux qui survivaient à la chute dans les arbres se retrouvaient sousles machettes des miliciens, ceux-là même que l’armée françaiseentraînait dans la forêt pour plus de discrétion.

« Aucun témoin ne devait survivre », mais certains ont survécunéanmoins.

On avait également des informations sur la capture de militai-res français par le FPR, pendant le génocide, sans parvenir à daterprécisément l’incident – en mai ou en juin ? après le début de l’opé-ration Turquoise ou avant ?

C’est riche de ces interrogations que Serge Farnel est retournéau Rwanda l’année dernière. À son tour, il en a trouvé, des témoins.Ceux-ci lui ont raconté un épisode déjà connu du génocide desTusti : le terrible massacre du 13 mai. Les enquêtes menées par AfricanRights et Human Rights Watch, avec la FIDH, avaient déjà mis àjour l’horreur de l’extermination des derniers Tutsi du Rwanda quiavaient résisté jusqu’à cette date aux assauts des miliciens.

Ces témoins-là, une cinquantaine nous dit Farnel, racontentcomment, le 12 mai, sont arrivés des soldats français, pour repérer leslieux. Le 13, ils sont revenus, et ont installé leurs batteries de mor-tiers sur les hauteurs. Pilonnant méthodiquement le secteur, ils réédi-taient une manœuvre dont les Tutsi de la colline de Kizenga avaientdéjà fait la cruelle expérience, ainsi que Samuel Musabyimana en arendu compte au colloque qui s’est tenu à Genève [voir le texte de son

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intervention dans ce numéro]. Chassés de leurs abris par les artilleursfrançais, les résistants de Bisesero qui survivaient aux bombes tom-baient sous la mitraille et les machettes des miliciens, mobilisés ennombre pour l’occasion. Le 14, l’hallali se poursuivit.

Dès lors, le génocide des Tutsi du Rwanda était, pour l’essentielachevé. Quelques milliers auraient survécu, et c’est eux que les sol-dats de Turquoise achèveront de débusquer à la fin juin, pour leslivrer une dernière fois aux miliciens.

Il aura ainsi fallu seize ans pour que le tableau à peu près com-plet du génocide se montre à nos yeux.

On y voit l’armée française du premier au dernier acte, de l’as-sassinat d’Habyarimana au massacre des derniers Tutsi.

On comprend maintenant qu’à la mi-mai, le Pape, comme lesecrétaire général de l’ONU ou le ministre des affaires étrangèresfrançais, soit les principaux artisans du crime, pouvaient crier àl’unisson au génocide. Celui-ci achevé, on pouvait passer aux opéra-tions cosmétiques.

C’est alors qu’on passa aussi, à grand prix, un contrat avec lasociété de services de Paul Barril pour une « opération insecticide »qui n’avait quasiment plus d’objet. Au cas où des témoins aient sur-vécu, il fallait qu’on puisse prétendre que ces soldats français qu’ilsavaient vus auraient aussi bien pu être des mercenaires. Des « soldatsperdus », dit Hubert Védrine à Politis.

Confronté aux informations de Farnel, on apprend aussi pourquoicette participation manifeste de soldats français à des épisodes aussispectaculaires que les massacres des 13 et 14 mai, n’avait jusque-làpas été prise en compte. Malgré le recoupement de l’enquête deFarnel par Anne Jolis, une journaliste du Wall Street Journal réputépour sa rigueur, celle-ci n’aura fait l’objet d’aucune reprise à ce jour,en dehors de quelques revues confidentielles, Controverses ouDiasporiques, la revue de la Ligue des Droits de l’Homme.

Lors d’une récente table ronde organisée par la LDH pour exa-miner les informations rapportées par Farnel, Catherine Choquet,qui a participé aux précédentes enquêtes de Human rights watch et dela FIDH au cours desquelles de nombreux témoignages ont étérecueillis, reconnaissait que seuls 25% de ces témoignages avaientété pris en compte. On apprenait dans le même mouvement que les

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enquêteurs d’African rights avaient pareillement écarté la plupart destémoignages qui leur avaient été faits.

À cette table ronde, qui s’est tenue dans les locaux de la LDH,salle Alfred Dreyfus, le 16 avril 2010, Philippe Lazar, patron de larevue Diasporiques, comme d’autres intervenants, pouvait insister surla nécessité que la centaine d’heures de témoignages enregistrés parSerge Farnel soient retranscrits intégralement, et que les traductionsdu kinyarwanda soient révisées soigneusement, afin qu’on dispose leplus fidèlement possible de la parole des rescapés, comme de celle deleurs bourreaux qui acceptent aujourd’hui de témoigner, après avoirpurgé leurs peines.

De même, les cinquante-six heures de témoignages recueillispar Cécile Grenier demandent toujours à être intégralement retrans-crites, et leur traduction fixée avec la plus grande rigueur. GeorgesKapler a, lui, engrangé une trentaine d’heures dont seule une petitefraction a été diffusée lors de la Commission d’enquête citoyenne de2004. Enfin, la masse de témoignages écartés par African rights etHuman rights Watch doit être également exploitée avec soin, en ayantconscience que cette masse documentaire constitue la mémoire dugénocide. L’indispensable matériau de la connaissance du crime.

Surtout, riches d’une meilleure connaissance des faits, il est tou-jours temps de retourner sur le terrain, pour tenter d’en apprendreplus auprès de ceux qui, seize ans après, sont encore vivants.

À l’initiative de la Commission d’enquête citoyenne, une poi-gnée de ces témoignages auront connu une destinée différente, fai-sant l’objet de procédures contre l’armée française, dont la premièreconcernant six d’entre eux est toujours en attente devant le Tribunaldes armées de Paris. Une deuxième, regroupant trois témoignages defemmes se plaignant d’abus sexuels de la part de soldats français, arécemment été reçue, et devrait passer en justice, grâce à l’insistanced’Annie Faure.

D’ores et déjà, nous en savons assez, bien assez, pour incriminerles responsables politiques et militaires français. C’est ce dont prenaitacte la commission Mucyo, il y a deux ans, en désignant 34 d’entreeux : Mitterrand, Juppé, Léotard, Marcel Debarge, Hubert Védrine,Édouard Balladur, Bruno Delaye, Jean-Christophe Mitterrand, PaulDijoud, Dominique de Villepin, Georges Martres, Jean-MichelMarlaud, Jean-Bernard Mérimée, pour les civils. Jacques Lanxade,Christian Quesnot, Jean-Pierre Huchon, Raymond Germanos,

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Didier Tauzin, Gilles Chollet, Bernard Cussac, Jean-Jacques Maurin,Gilbert Canovas, René Galinié, Jacques Rosier, Grégoire de Saint-Quentin, Michel Robardey, Denis Roux, Étienne Joubert, PatriceSartre, Marin Gillier, Éric de Stabenrath, Jacques Hogard, Jean-Claude Lafourcade, pour les militaires.

Dans cette liste manquait manifestement le nom du ministre dela coopération du temps du génocide – et de sa préparation –, MichelRoussin, qui aura été particulièrement actif. Et sûrement d’autres.Quant à ce celui-ci, rappelons qu’il était ministre de la coopération,et à ce titre ministre de tutelle de la coopération militaire, soit del’ensemble des troupes envoyées au Rwanda. Le général Huchon,dirigeant la Mission militaire de coopération, s’est distingué pour sonmaximalisme anti-tutsi, souvent dénoncé, comme dans cette listeproposée par le rapport Mucyo, où il figure au troisième rang des res-ponsables militaires, après l’amiral Lanxada, chef d’état-major desarmées, et le général Quesnot, chef d’état-major particulier deFrançois Mitterrand. On observe rarement toutefois qu’Huchon agis-sait sous la tutelle de Michel Roussin, celui qu’on pourrait appeler “legendarme de l’Hôtel de Ville”, de la même façon qu’on a pu qualifierPaul Barril ou Christian Prouteau de “gendarmes de l’Élysée”.

Avec Chirac, à la mairie de Paris, Roussin se formera à des fonc-tions plus directement politiques. Il aura alors, en particulier, lahaute main sur le système de financement du RPR, avec YvonneCasseta et Jean-Claude Méry, ainsi que le juge Halphen a pu le met-tre à jour. C’est en tout cas sur la base de ces exploits qu’il se verrapromu ministre dans le gouvernement Balladur. [Voir à ce sujetBalladur l’inconscient, dans ce numéro.] Dès la première réunion deconseil restreint de défense, le 2 avril 1993, on put voit le nouveauresponsable de la coopération militaire souhaiter “s’engager plus acti-vement dans ce dossier”, en particulier pour mettre en œuvre le “ren-forcement” du dispositif français qui sera ordonné ce jour-là. Quelquesjours plus tard, le 7 avril 93, il demande l’envoi d’une missionconjointe de l’état-major des armées et de son ministère, pour veillerà la mise en place des “moyens supplémentaires” débloqués lors duconseil précédent, dont on sait qu’ils consisteront à booster le pro-gramme génocidaire destiné à éclater un an plus tard.

On sait également de Roussin que le 13 avril 1994, alors que legénocide était pleinement engagé, ce dont pouvait convenirMitterrand et Lanxade lors d’une sembleble réunion de “conseil res-treint, le ministre de la coopération interviendra pour dire : “Nous

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sommes dans une situation où les comptes vont se régler sur place.” Cettephrase horriblement glaçante, une semaine après le début du géno-cide, où “les comptes” avec “l’ennemi intérieur” tutsi se “réglaient”, eneffet, “sur place”...

Un des trente-trois responsables politiques et militaires dénon-cés par le rapport Mucyo, le général Quesnot, déclarait dansL’Express du 28 octobre 2009, qu’il souhaiterait pouvoir poursuivreen diffamation les rapporteurs rwandais, mais en était empêché parl’immunité diplomatique dont bénéficie un État étranger. C’est pourça que l’association France-Rwanda-Génocide, enquête, justice et répa-rations a diffusé un communiqué réitérant les accusations contenuesdans le rapport Mucyo contre le chef d’état-major particulier deFrançois Mitterrand, considéré comme un des principaux responsa-bles de la politique génocidaire française. La Nuit rwandaise y souscrità son tour. Si le général Quesnot souhaitait réellement laver sonhonneur, et ne procédait pas seulement par effet d’annonce, nousnous offrons pour tout débat public, y compris judiciaire, qui puisseêtre l’occasion d’examiner le plus complètement possible la réalité deson action. De même pour tous les autres responsables dénoncés icicomme dans les précédents numéros de La Nuit rwandaise.

En même temps que nous avons choisi de déplacer la date de paru-tion de notre revue annuelle du 7 avril, début du génocide, au 13mai, date de son dernier grand massacre dans lequel l’armée françaiseporte une responsabilité décisive, nous proposions que ce 13 mai soità l’avenir, en France, le jour du repentir. De Renaud Girard, journa-liste au Figaro, à Nicolas Sarkozy, président de la République, nom-breux sont ceux qui ont entonné l’antienne inverse, qu’il y auraitlieu de s’éloigner des chemins de ce qu’ils appellent “la repentance”,proposant au peuple français de s’épargner toute réflexion critiquesur ses crimes. Reconnaissons que cet argument démagogique satis-fait en grande part le désir d’oublier, aussi profond que l’innocencecollective est relative.

Seize ans après, la question de l’ignorance du public n’est plus demise. Tous ont eu l’occasion d’entendre parler des accusations extrê-mement graves dont leur État fait l’objet. À ce jour, aucun parti poli-tique, aucun grand média, et bien peu de médias alternatifs ou d’as-sociations émanant de la société civile, auront assumé de demanderdes comptes à l’État pour la monstruosité de sa politique rwandaise.

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Mais, derrière le génocide des Tutsi, il y a de nombreux autrescrimes, plus anciens ou plus récents, qui ensanglantent et ruinenttout l’espace colonial, pour lesquels l’État français n’a toujours pas euà répondre.

La marche des sans-papiers, de Paris à Nice, tout au long de cemois de mai 2010, pour dénoncer le sommet franco-africain prévu enfin de mois pour célébrer le cinquantième anniversaire de la « déco-lonisation » est un geste héroïque dans un pays où l’inconscience del’énormité du crime néocolonial domine, au point où JacquesToubon, chargé de l’organiser, peut tranquillement appeler un telsommet « familial ».

La méconnaissance et l’indifférence de nos concitoyens obli-gent à s’interroger. Comment un tel phénomène est-il possible ? Le« contrôle des consciences », concept central de la science politico-policière moderne, atteint là un degré de performance inquiétant.Pire que tout, il produit une véritable perte de conscience, et l’onattend toujours la nécessaire prise de conscience.

Cela fait plus d’un demi-siècle de crimes continu – sous l’égidede la dite Vème République, l’État néocolonial –, auxquels on auraassisté sans réagir. Un demi-siècle de crimes sans une seule polémi-que parlementaire. Aucun parti ne se hasarderait aux élections sur labase d’un programme anti-colonial. Car le consensus muet autour del’ambition de « grandeur de la France » concerne non seulementtous les partis, mais leurs publics.

De même, le budget militaire, aussi astronomique soit-il, passecomme une lettre à la poste – certes de la plus discrète façon, en ses-sion extraordinaire de juillet, telle la récente loi de programmationmilitaire qui détermine les efforts que la collectivité devra consentirdans ce domaine pour les cinq prochaines années, votée en juillet2009. Non seulement on tolère ses crimes, mais personne n’oseraitcontester l’existence dispendieuse de l’armée. Au contraire, les seu-les critiques, virulentes, venant du Parti communiste, dénoncent lefait qu’on amoindrisse les effectifs – mais non le budget, qui perdureau même niveau, en dépit de cette réduction d’effectifs, les dépensesen équipement atteignant un montant inégalé.

Nul n’oserait évoquer que de telles extravagances budgétaires seproduisent en pleine crise économique, alors même que l’État estplus déficitaire que jamais – et que leur économie s’impose, indépen-damment de tout autre critère.

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L’art de tourner autour de cette évidence budgétaire en dit long.Si ce n’était tragique, c’en serait drôle, de voir le gouvernement grec,par exemple, se débattre – et l’Europe incapable de lui portersecours –, sans que le paramètre principal de cette crise soit jamaisdénoncé : les dépenses militaires grecques, par tête d’habitant,sont… les plus élevées du monde ! Faut-il sourire quand on pensequ’une telle folie doit être supportée par les citoyens grecs, en héri-tage de l’affrontement séculaire avec la Sublime Porte – le mondemusulman, toujours incarné par la Turquie moderne… ?

De même les États français et américains atteignent des niveauxd’endettement record, exactement à la mesure de leurs dépensesmilitaires, également record, qui installent leurs économies au bordde l’implosion. L’ambition planétaire de ces duettistes ne fait pasmystère. Qu’ils osent par contre ruiner leurs peuples pour satisfairel’hystérie mégalomane de cette ambition, voilà qui n’est par contrejamais évoqué. Comme si cela allait de soi. L’Angleterre figure entroisième position au palmarès de cette folie budgétaire, ayant mani-festement, elle aussi, conservé quelque nostalgie de sa grande époqueimpériale. On voit ainsi les peuples payer la note, très salée, de leursrêves idéologiques.

Tout le monde comprend que ces deux faces d’une même pièce, l’ar-mée et l’espace colonial qu’elle contrôle, sont nécessaires à la « gran-deur » du pays. « Idéologie française », la « mission de la France »habite l’inconscient collectif tout comme la conscience de nos élitescriminelles. Le messianisme discret de la « fille aînée de l’Église »imprègne ce pays au moins depuis Louis XIV et son ambitieuse par-ticipation à la Contre-Réforme catholique. En fait, dès François 1er,on pouvait voir la furia francese déferler sur l’Italie. Et, remontant letemps, on entend la terrible voix de Saint-Bernard, à Vezelay, appe-lant aux croisades. Mais l’ensemble de ce dispositif va profondémentse renouveler en 1789, avec la Marseillaise et le début des guerresrévolutionnaires qui, d’emblée, permettaient de mobiliser le peuple ycompris pour des guerres laïques. Et c’est en 1793, dans le contextedes guerres vendéennes, qu’apparaît pour la première fois la luttecontre « l’ennemi intérieur » au degré du génocide :

– On ne chasse pas l’ennemi du dedans, dit Robespierre.– Qu’est-ce donc qu’on fait ? demande naïvement Danton.– On l’extermine, répond Robespierre.

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Le grand comité de salut public inventait la science politiquemoderne, et un demi-siècle plus tard Victor Hugo reconstituait lesminutes de débats dont on aimerait bien lire la version originelle.Deux siècles après, en 1993, on dispose de compte-rendus de conseilde ministres restreints, présidés par François Mitterrand et ÉdouardBalladur, dont on a pu dire qu’ils constituent l’équivalent de laconférence de Wansee – au cours de laquelle fut décidée l’extermina-tion des Juifs –, pour le génocide des Tutsi. On sait combien les sol-dats de la Vème République envoyés au Rwanda, tout comme leursalliés rwandais, avaient présent à l’esprit le précédent du crime deRobespierre, allant jusqu’à habiller le « peuple hutu » du mythe des« sans-culottes ». Belle continuité.

Entre-temps, l’appel à faire couler le « sang impur » a souventrésonné. Pour une histoire complète de cette idéologie du massacre,il faut probablement remonter en amont, à l’extermination descathares, fondatrice de l’unité française telle qu’on la connaît encore.La sauvagerie alors mise en œuvre s’accompagnait d’un dispositif dejustification idéologique élaboré, avec la Sainte-Inquisition de SaintDominique, postulant la légitimité d’imposer sa foi par le fer et par lefeu. C’est dans la cathédrale de Béziers qu’on entendra pour la pre-mière fois ce cri répété si fort au Rwanda : « Tuez-les tous ».Véritable Nyamirambo des cathares, la cathédrale de Béziers serajonchée de milliers de cadavres exterminés à l’arme blanche.

Les disciples de Saint-Dominique exporteront en Amériquecette furie idéologique, payée si cher par ceux qu’on appellera lesIndiens, les dépossédant y compris de leurs noms. Et c’est, comme onsait, dans le même mouvement, que l’Europe fondera sa prospéritésur la mise en esclavage des peuples d’Afrique pour exploiter ces ter-res nouvellement « colonisées », sur la base de cette « vraie foi » quipermettait de retirer jusqu’au droit de vivre aux Noirs comme auxIndiens.

Les tribunaux révolutionnaires animés par Fouquier-Tinville,ressusciteront les mœurs de ceux de l’Inquisition, substituant à laproclamation chrétienne celle des idéaux républicains. Et ces nou-veaux idéaux iront jusqu’à justifier l’extermination du peuple mêmeduquel ils prétendent tirer leur légitimité, comme on a pu le voir enjuin 1848 et à la fin de la Commune de 1871. C’est cette mêmeRépublique, fondée sur le massacre des Parisiens, qui partira à laconquête de l’Afrique sans le moindre état d’âme.

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Pour comprendre le Rwanda, il faut toutefois ausculter une autregénéalogie, celle du racisme, dont le point de départ s’identifie aumilieu du XIXème siècle, aux débuts de l’aventure colonialemoderne. Dès 1830, la furie française s’abat sur l’Algérie, et même lepape du libéralisme français, Alexis de Tocqueville, applaudiradevant la cruauté des conquérants sur laquelle il enquêtait en tantque parlementaire. Mais c’est en chemin que le discours scientifiquedu racisme moderne s’élaborera, porté par les efforts d’Ernest Renanet surtout de son ami Arthur de Gobineau. L’antisémitisme chrétiendevenu socialiste, se renforcera alors de cette pensée racialiste. Etc’est dans ce bric-à-brac idéologique qu’il se forgera un nom, dési-gnant les prétendus « sémites » qui seraient implantés jusque dansla chrétienté. Armée de cette toute nouvelle science « anthropolo-gique », la pensée occidentale s’offrira le luxe de hiérarchiser lesraces en réservant le premier rang aux européens, non « sémites »,qui trouvaient là le droit de dépouiller la terre entière.

Fort de cette idéologie sans frein, le colonialisme se déchaînera.Les « razzias » expérimentées en Algérie traverseront l’Afrique depart en part, comme la mémorable colonne Voulet-Chanoine. Etl’asservissement des peuples se fera au prix de la plus effrayante inhu-manité, comme en témoignent les « fantômes du roi Léopold » dontle martyre permettra au roi des belges de se tailler un empire person-nel au Congo. L’ensemble des puissances européennes rivaliserontalors d’énergie pour s’emparer, en totale bonne conscience, des terresles plus riches du monde.

Dans une récente présentation de textes de Renan [« De lanation et du “peuple juif” chez Renan », éditions Les liens qui libèrent,2009], Shlomo Sand explique comment le racisme français se retrou-vera pris à son propre piège avec la perte de l’Alsace et de laLorraine, « ethniquement » – linguistiquement surtout – plus « alle-mandes » que « françaises ». Dès lors, on assiste à une paradoxalemutation de cette idéologie, renouant avec ses racines universalistespour justifier de « l’unité française ». Ce nouveau dispositif triom-phera dans l’anti-racisme de l’affaire Dreyfus. Et il reviendra àl’Allemagne de garder, pour un temps, le temple du racisme.

En 1905, celle-ci ouvrira la procession funèbre du XXème siècleavec le génocide des Herero, en Namibie, l’Afrique occidentale alle-mande. Dix ans plus tard, en 1915, c’est encore à l’Allemagne que l’ondoit le génocide des Arméniens. On sait comment Hitler s’est inspiréde ce précédent : non seulement la contribution allemande à ce pre-

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mier grand génocide passera complètement inaperçue, mais le crimelui-même pouvait sembler quasiment oublié vingt ans plus tard – ce quipermettait au leader antisémite d’envisager la récidive avec sérenité.

Arrêtons-nous un instant sur la responsabilité allemande dans legénocide arménien. L’armée turque était entraînée, formée, équipée,par l’armée allemande, à un degré tout à fait comparable à… l’enga-gement français au Rwanda. Les Allemands accompagneront lesTurcs tout le long du génocide. Et, de la même façon, on peut alorsdénoncer l’idéologie raciste pan-turque comme une importation alle-mande, clonée du pan-germanisme. Exactement comme le supréma-tisme hutu, importé au Rwanda dans un premier temps par l’église,sera conduit par la « coopération » française jusqu’à la folie génoci-daire.

Du lac de Van à Auschwitz, la pensée raciste aura fait plus qu’undétour par l’Allemagne, pour revenir animer la patrie de Gobineau,où elle se porte très bien, merci.

L’analyse de Renan proposée par Shlomo Sand a l’avantage depermettre de saisir l’ambivalence de la conscience française.Antisémite tout au long du XIXème siècle, elle deviendra philo-sémite au XXème, ce qui ne l’empêchera pas de s’empresser de voterdes lois raciales en 1940, et d’organiser la déportation des Juifs, touten prétendant en sauver le plus possible.

C’est d’un véritable monstre idéologique qu’il s’agit, où le chefde l’État fasciste – incriminable pour avoir été le banquier du géno-cide, en tant que ministre du Budget, en 1994 – épouse une chan-teuse gauchiste. L’énumération serait longue de tous ces symptômesubuesques qui n’empêchent pas la France, loin de là, de prétendre aumagistère universel. Au contraire, c’est bien cette prétention quiconduit ce pays jusqu’au-delà des frontières de l’innommable.

Il faudra bien en sortir, d’une manière ou d’une autre. Or il n’ya pas trente-six chemins. Ou ce pays choisit de s’enfoncer dans lecrime, et de porter en guise de message universel celui du racismeexterminateur – ce que proposent les chasseurs de sans-papiers quifondent leur carrière politique sur la haine de l’autre –, ou bien il fau-dra en passer par la case du repentir – et s’engager sur la voie desréparations.

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À l’heure de boucler cette revue annuelle, on peut lire, au bistrot,dans Le parisien libéré du jour, des nouvelles de Camerone. Commetous les ans à pareille date, le 30 avril, toutes les unités de la Légionétrangère célèbrent l’anniversaire de la bataille livrée contre 2000soldats mexicains par soixante légionnaires, près de Veracruz, en1863. Cette année 2010, l’événement se célèbre avec une splendeurinaccoutumée. Le ministre de la défense lui-même, Hervé Morin,dirige une délégation au Mexique, sur les lieux de ce combat légen-daire. Il est accompagné de deux unités de la Légion, fait sans précé-dent depuis 147 ans, et depuis plus d’un siècle que, chaque année,cette bataille fait l’objet de la fête annuelle des légionnaires.

Cette présence française au Mexique marque avec éclat l’excel-lente qualité des relations franco-mexicaines qui remonte au milieudes années 80, mais qui sera scellée solennellement par JacquesChirac, en novembre 1998, lors de sa “visite d’État” au Mexique, àl’occasion de laquelle il pouvait prononcer un discours devant leParlement mexicain, exceptionnellement réuni en Congrès. [Voir àce sujet l’article sur la coopération policière franco-mexicaine dans cenuméro.] C’est alors que seront signés, discrètement, de nombreuxaccords, en particulier de coopération policière, consistant à fournirà la police mexicaine tout l’encadrement nécessaire pour la guerre de“basse intensité” livrée contre les zapatistes des Chiapas d’abord, puiscontre la révolte du peuple de Oaxaca, et partout ailleurs.

La guerre dite de “basse intensité” au Mexique, c’est bien sûr lamieux connue “guerre révolutionnaire”, avec son cortège de manipu-lations, tortures, disparitions. La “guerre psychologique”. On doit enparticulier à la coopération franco-mexicaine la création de la PFP,“police fédérale préventive”, célèbre pour son emploi contre les mou-vements sociaux, qu’il s’agisse des étudiants occupant l’université deMexico, l’Unam, en 2000, ou de la fermeture d’une radio commu-nautaire à Oaxaca en 2005. Mais c’est plus encore contre les mineursde Sicartsa, ou pour réprimer la révolte de la ville d’Atenco, en avrilet mai 2006, que la PFP se distinguera pour sa sauvagerie, faisant desmorts et de nombreux blessés à chacune de ces interventions.

L’insurrection de la Commune de Oaxaca sera combattue par laPFP avec énergie, de 2006 à ce jour. Ainsi, ce 27 avril 2010, une cara-vane de solidarité formée par des membres d’organisations civilesmexicaines et internationales a été attaquée alors qu’elle se rendait àla communauté indienne autonome de San Juan Copala. Ce jour-là,une vingtaine de paramilitaires a mitraillé le convoi, faisant deux

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morts et une quinzaine de blessés. Certains participants étaient “cap-turés”, d’autres ont réussi à s’enfuir dans les montagnes. «Alberta “Bety”Cariño, directrice du collectif CACTUS, et Tyri Antero Jaakkola, obser-vateur international finlandais, ont perdu la vie dans cette embuscade meur-trière et préméditée», informait, ce 30 avril justement, un collectif d’as-sociations parisiennes. « Cette guerre sociale franchit un nouveau palierdans la barbarie et ne cherche même plus à se dissimuler» peut-il ajouter.

Le même 30 avril, c’est sur le cadavre des militants des droits del’Homme assassinés à San Juan Copola trois jours plus tôt que HervéMorin pouvait célébrer la gloire de la Légion à Camerone, conjoin-tement avec un ministre mexicain.

Au quartier général de la Légion aussi, à Aubagne, se tenait,comme tous les ans, la fête annuelle des légionnaires. Cette année, seproduisait là un autre événement, encore plus notable que la cérémo-nie mexicaine : c’est à Roger Faulques que revenait “l’honneursuprême” de porter la prothèse en bois du capitaine Danjou, mort àCamerone à la tête de ses hommes, en 1863. Le “chef d’escadron”Faulques, aujourd’hui âgé de 86 ans, est une légende vivante de laguerre révolutionnaire. “Héros” de la bataille d’Alger, « par desmoyens qui ne sont pas ceux de la guerre en dentelle, Faulques causaitalors de gros dommages au FLN », rappelle Jean Guisnel, dans Le Pointde cette semaine.

Après la guerre d’Algérie, le commandant Faulques a ensuitelivré la guerre du Katanga, où il sut affronter, héroïquement encore, lestroupes de l’Onu qui cherchaient à rétablir la légalité internationale,contre la tentative de sécession organisée au Congo belge par le gou-vernement de Charles de Gaulle. Spécialiste en tentatives de séces-sions meurtières et foireuses, Faulques se retrouvera ensuite au Biafra.Depuis, il s’était retiré sur ses terres, dit Guisnel. Au pays du crime per-manent, les assassins ont ainsi droit à la paix – et à la gloire. n

Michel Sitbon

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INTERVIEW

Un soldat françaisparle

Propos recueillis par Valérie Marinho de Moura

Le 7 avril 2009, au pied de la Fontaine des Innocents à Paris,le collectif Génocide made in France organisait le “15èmeimpuniversaire” des partenaires français du génocide desTutsi. Suite à cette action, le collectif fut contacté par une per-sonne se présentant comme un ancien militaire français,ayant servi au Rwanda en 1993, dans le cadre de l’opéra-tion Noroît. Nous l’appellerons Sébastien. À l’époque de samission au Rwanda, les accords d’Arusha viennent d’êtresignés. Les militaires français étaient supposés rester canton-nés à Kigali jusqu’à leur départ total prévu pour fin 1993.Sébastien nous raconte une autre réalité. La France se moquedes accords d’Arusha en se rendant sur les lignes de front.Les équipements d’écoute, très sophistiqués, sont protégéspar des militaires français déguisés en mercenaires belges. Lanon-assistance à personne en danger et le viol sont de banalsévénements du quotidien militaire.

Sébastien, tu étais soldat au Rwanda lors de la guerre secrètemenée par la France entre 1990 et 1994, c’est bien ça ?Ma première mission hors du territoire français, je crois que c’étaitl’été 93, je ne me souviens plus de la date exacte de notre départ. Onétait partis avec un avion civil, habillés en civil. Débarqués à Kigali,on s’est dirigés sur Mont Jari pour prendre une position sur les colli-nes à quelques kilomètres de la capitale. Mont Jari, c’est là ou setrouve la fameuse radio qui a lancé l’appel au massacre.

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Qu’est-ce que vous faisiez exactement au Mont Jari ?C’était pas notre première tournante au Rwanda. De 1991 à 1993, ily a eu plusieurs opérations. Officiellement, notre mission était deprotéger les ressortissants français. En fait notre mission était assezcomplexe... Nous avons opéré plusieurs missions sur la ligne de front,sans nos uniformes français, et la France fournissait à cette époquedes véhicules d’écoutes très sophistiqués.

Au Mont Jari, il y avait des entraînements d’Interahamwe par lessoldats français, me semble t-il. Tu peux me le confirmer ?

Non, je n’ai pas vu d’entraînement sur Mont Jari, tout au moins pasdu point de vue stratégique, peut-être au niveau du renseignement.Mais ma section n’était pas qualifiée pour ce type d’instruction. Parcontre, nous avons réalisé pour les autorités rwandaises des “shows”grandeur nature destinés à l’évidence pour la vente d’armement. Il yavait de l’instruction de type militaire, mais pas sur Mont Jari, je n’airien vu.

Mont Jari était un trou, 2500 m d’altitude. On vivait à vingt dans uncamp retranché, complètement indépendant. Un autre groupe, com-posé de cinq ou six gars, était basé dans la station radio même deMont Jari, avec, en poste, des gendarmes rwandais.

Qui écoutiez-vous avec vos appareils d’écoute ?Ce n’était pas moi, je n’étais pas qualifié pour les écoutes. Il s’agissaitde soldats spécialisés à l’écoute. Mais nous écoutions quoi ? Tout cequi pouvait intéresser ceux qui tiraient l’avantage.

Le Rwanda, j’y pense encore maintenant. C’est un moment assezéprouvant. Mais j’ai souvent de vagues souvenirs car j’ai voulu tirerun trait.

Tu peux me dire ce qui fut éprouvant pour toi ?

On collaborait donc étroitement avec les forces rwandaises contre lesrebelles... On a vraisemblablement vendu des véhicules, armes légè-res, et missiles, le fameux missile français Milan... Je me souviensencore du jour, ou après avoir, à tir réel, monté à l’assaut d’une col-line pour impressionner les autorités rwandaises, des tirs de missilesMilan avaient été effectués pour la parade.

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Je crois qu’il y avait quand même une certaine hostilité à l’égard desparas en ville notamment. On circulait en territoire conquis, sur nosvéhicules avec tête de buffle sur le capot, toujours en armes.

C’est quand la date de tir du missile, à peu près ? Vous avez apprisaux Rwandais à s’en servir ? En ont-ils gardé ?Faudrait vraiment que je fasse un travail de mémoire. Je crois que jen’étais plus basé sur Mont Jari. On était à Kigali, ça ne devait sansdoute pas être très loin de notre départ, fin 1993. Je ne sais pas oùsont passés ces missiles, ils demandent quand même une très bonneinstruction pour les manipuler.

De même, on avait vu des véhicules légers, façon buggy. Je sais pluss’ils étaient de chez Renault mais si on en vendait au Rwanda, nousen France, on n’en avait jamais vu.

Je crois que ce qui était très coûteux pour la France, c’était cesfameux véhicules d’écoutes, vraiment du top matos, et il fallait lesprotéger. Un truc intéressant, quand on partait en mission, on nousdemandait de nous débarrasser de nos vêtements militaires français,de nos pièces d’identité, etc. Puis on nous dirigeait sur le QG fran-çais de Kigali, on nous donnait des vestes camo [de camouflage] bel-ges, un FAL (fusil d’assaut Belge) et des chargeurs. Puis on partaitdans un pick-up banalisé jusqu’à la ligne de front.

Tandis que le véhicule travaillait sur ses écoutes, nous, on était dansun trou à observer les mouvements ennemis. Si jamais on était pris,on devait s’identifier comme mercenaires. Autant dire qu’il auraitmieux valu se faire sauter la cervelle plutôt que de se faire découperà la machette. Ils ont le coup de machette facile.

Vous combattiez qui ? Que vous disaient vos supérieurs ?Sur Kigali même, on effectuait la protection également de certainsétablissements fréquentés par les frenchies. La piscine de Kigali,l’école française, où un attentat avait été déjoué, et un hôtel dont jene me souviens plus du nom mais où nos officiers passaient du temps.Les paras avaient droit à une brève virée de temps en temps dans uneboîte de Kigali. Nos supérieurs nous disaient que les plus grandsétaient les ennemis.

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Les plus grands ! En taille ?Oui, en taille. Il ne s’agissait pas d’affronter directement l’ennemi,pas de l’assister, car si les troupes françaises s’en étaient mêlés, lesrebelles n’auraient assurément pas tenu une semaine. Je crois quel’intérêt de la France était de faire durer le plaisir.

Il y avait déjà des camps de réfugiés à cette époque, certaines colli-nes ressemblaient à des fourmilières géantes de toile blanche.

Les rebelles pour vous c’étaient les grands sur le territoire rwan-dais ? Comment était présenté le FPR, les Tutsi ?On nous chantait que nous devions protéger les pistes et routes accé-dant à la ville par des bataillons rebelles. Le grand manitou en chefnous avait dit que sur la ligne de front et, je pense, d’une façon géné-rale, que nous les reconnaîtrions par leur grande taille. Je n’ai pas lesouvenir de speech sur les Tutsi. À mon niveau, l’essentiel était defaire son boulot sans réfléchir. Je me souviens qu’avant notre départ,notre section avait reçu une lettre de remerciement par le présidentrwandais. Nos chefs, eux, avaient reçu la médaille de la paix rwan-daise je crois. Ils avaient même eu droit à un tour dans le fameuxavion du président qui allait sauter plus tard.

C’est à se demander même si l’avion n’a pas sauté avec un missileMilan, la guerre était bien là de toute façon. La France était là pourvendre, entraîner, assister et protéger le Rwanda. Bref, faut que jefasse un effort de mémoire. À mon retour, j’ai été malade.

Tu t’es guéri ?Oui, mais tu l’es vraiment jamais. Je suis un peu pourri de l’intérieur.Trente pour cent de nos effectifs ont été malades je crois, la plupartdes soldats ont eu la malaria. Est-ce que vous avez des témoignagesd’autres militaires ?

S’agissant de la torture, je ne l’ai jamais vu pratiquée ou même ensei-gnée. Je n’en ai jamais entendu parler sur place ni à mon retour.

Oui, il y a d’autres témoignages de militaires. Il y a aussi destémoignages de miliciens rwandais disant être entraînés sur leMont Jari par des militaires français. Des rescapés du génocide

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témoignent également de cette présence française active sur leslieux.Ça m’étonne car j’étais sur place les mois qui ont précédé l’appel aumassacre. Il n’y avait qu’une poignée de gendarmes rwandais en posteaux radios et ma section. Je n’ai jamais vu d’autres Français sur place.Au Mont Jari, notre camp était en bordure de piste dont nous proté-gions l’accès, au sommet de la colline. Un peu plus haut, l’antenneradio et le groupe de paras.

L’antenne radio dont tu parles c’est celle de la RTLM ?Oui, je pense qu’il y en avait qu’une. En plus, je vois pas le type d’en-traînement que des miliciens auraient pu recevoir sur place. Ok, jecrois qu’il y avait aussi peut-être un ou deux gars spécialisés enécoute.

Tu connais la forêt de Nyungwe ?Peut-être, je ne me souviens pas du nom. Une chose est sûre, c’estqu’au bout de quelques mois, la situation devenait harassante etbeaucoup d’entre nous espéraient en découdre avec ces ennemis dontnous on parlait.

Y avait-il des barrières sur les routes ?Des barrières sur les routes ? À Mont Jari, oui.

Le jour il faisait excessivement chaud et la nuit très froid. On vivaitdans des casemates à demi enterrées. Rapidement, nous nous étionscréé un petit monde à nous, beaucoup tombaient malades.

Qui tenait ces barrières ?Je me souviens de passages sur des routes avec des postes de contrôlemais tout à fait ordinaires. À Mont Jari, c’était nous.

Vous demandiez ou vérifiez quoi ?On surveillait l’accès de la piste, le contrôlait, mais c’était un bled,avec quelques villageois. Je me souviens avoir opéré des patrouillesdans les villages alentours, à la surprise de la population qui voyaitdébouler des gars avec peinture de guerre sur la gueule.

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Qu’arrivait-il quand vous rencontriez des gens de grandes tailles ?Ben des gens de grande taille ? Honnêtement rien... Enfin, je ne mesouviens pas. On ne tombait pas sur tous les gars plus haut que nous.

On entendait parfois des combats la nuit. Les rebelles ne devaientpas être bien loin. Mais une vingtaine de paras pour faire barrage àun bataillon ! On n’avait pas d’ hélico, on se déplaçait uniquementen camion.

Une fois, on a vu un gars débouler de la piste comme un malade, ilétait poursuivit par quelques villageois armés de machettes.

Un civil, ce gars ?Oui.

Comment sais-tu que c’étaient des villageois ?J’en sais rien en fait.

Vous avez pensez quoi de la scène ?On s’est marré. Désolé, c’est un peu cru, mais c’était comme ça.

C’était donc cocasse ?Mouais, sans épiloguer là-dessus, honnêtement je crois que tout lemonde commençait à péter un câble sur cette colline.

A-t-il été tué ?J’en sais rien. À mon avis il n’a pas dû courir jusqu’à Kigali.

Ça t’a étonné de découvrir ce “statut” des français au Rwanda ?Oui enfin... Nous étions en terre conquise. L’aéroport était égale-ment entièrement sous notre contrôle. Il y a avait deux à trois sec-tions en position à l’aéroport pendant plusieurs mois.

Tu faisais partie de l’une de ces sections ou tu voyais ça ? Les bar-rières ordinaires dont tu parlais plus haut ça veut dire quoi ordi-naire ? Que s’y passait-il exactement ?À l’aéroport, j’ai été en poste au contrôle des arrivées. Pour les bar-rières, il s’agit de checkpoints tout simplement. Celui que nouscontrôlions était censé empêcher le passage des rebelles mais ça sem-blait très surréaliste, non ? Bref, contrôle de véhicule, etc... Je ne me

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souviens plus vraiment des instructions qui nous étaient données.Mais les passages étaient plutôt fluides. On achetait de quoi nous pré-parer à manger aux villageois, et les putes des villages passaient lesoir. Mais le camp était quand même assez isolé. On descendait seu-lement en ville pour se ravitailler et prendre des instructions. Je mesouviens d’avoir rendu visite à des sœurs belges ou françaises et onavait eu droit à une messe dans une église proche de Kigali. On avaitégalement des “boys” qui bossaient pour nous. Ils faisaient la vaisselleet lavaient notre linge. De temps en temps, on était de garde à la villadu commandant en chef de l’opération. Une nuit, un de nos paras aété poignardé avec un rwandais. Le rwandais est mort je crois, il pis-sait le sang en se tenant le bide, comme dans un Tarantino. Puis, lecommandant a lancé une opération punitive dans des maisons cen-sées abriter les assaillants. Je crois que c’était un truc assez musclémais je n’étais pas présent.

Cette opération punitive, c’était où ? Sais-tu comment les maisonssont choisies ? Qu’est-ce qui se dit entre vous là-dessus ?On s’est aussi avancé plus loin dans le pays, près d’un grand lac, jesais plus lequel. Officiellement, pour un safari souvenir. On a passé lanuit dans un hôtel pour touristes aux abords d’un parc.

Pour l’opération punitive, c’est un acte isolé à ce que je sache, enréponse à l’attaque d’un militaire. Il n’y a pas eu de victime. Un demes amis était présent, il m’avait juste raconté qu’ils avaient défoncéune porte et pénétré dans une casbah pour dénicher le coupable, j’ensais pas plus.

De ce que tu dis, j’ai l’impression que ton équipe n’avait pas decontact avec les militaires rwandais, que vous étiez isolés à atten-dre l’ennemi indéfiniment, à quoi pouviez-vous servir selon toi ?Et bien à différentes missions, essentiellement sécuriser et contrôlerles accès à des sites sensibles : observations des mouvements rebellessur les lignes de front, évacuation des ressortissants français si néces-saire. Il y a eu de l’instruction mais pas sur la torture. Je crois que laprésence française était avant tout l’arme de premier choix pour lesautorités rwandaises de s’assurer l’assise de leur pouvoir politique etfinancier. Il y avait sans doute un rôle moins officieux également en

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jouant sur la présence d’une force de répression française qui nelâcherait pas ceux au pouvoir.

Il est évident que personne ne s’en serait pris directement aux trou-pes françaises. J’ai eu des contacts avec les militaires rwandais maisjamais sur des missions communes, à l’exception de la mise en placede quelques opérations de sécurité très localisées.

Avec le recul, la situation semble vraiment surréaliste. Des militairesfrançais avec “tout pouvoir” sur la terre rwandaise. On était partout,rien n’aurait pu échapper aux troupes françaises. Il y avait déjà eu desmassacres, les camps de réfugiés étaient pleins à craquer !

Oui, les massacres du Bugesera par exemple, peu avant ton arri-vée, des milliers de gens massacrés, des milliers de réfugiés.Bref... Une énorme hypocrisie française. Et puis dans les années 90,qui connaissait le Rwanda ? Maintenant, l’histoire d’avoir fourni lesmachettes et d’avoir appris à s’en servir, c’est n’importe quoi.

Tu parlais d’instructions tout à l’heure, et d’un grand show gran-deur nature. Tu disais que l’entraînement stratégique n’avait paslieu sur le Mont Jari mais que tu ne savais pas pour le renseigne-ment. En même temps, il te semble que la torture n’est pas ensei-gnée aux rwandais. Le renseignement, c’est quoi exactement ?Le show, oui, c’était une opération qui avait réuni pas mal de troupesfrançaises, des sections de combat et d’appui. Un truc pour fairereluire l’efficacité des troupes françaises et de leur armement auprèsdes autorités rwandaises qui vraiment n’avaient pas manqué de saluerl’armée française à plusieurs reprises.

Pour le renseignement, j’entends spécialisation dans les écoutes... Tuvois ce que je veux dire ? Interception et analyse d’informationsennemies. Maintenant, on peut entendre renseignement en obte-nant des informations sous la torture mais vraiment, les Rwandaisn’avaient sans doute pas besoin des Français pour ça et si oui, il auraitpu s’agir d’une unité très spécialisée. Les histoires d’avoir jeté des garsdes hélicos, etc. j’ai pas vécu ça et ça me semble bidon.

Concernant les largages de corps par des hélico français, ce sontdes témoignages de miliciens et rescapés en 1994 je crois. Mais

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donc toi, tu assistes plus précisément à l’assistance française auniveau des écoutes ? Tu parlais de véhicules super équipés. Çaporte un nom ces machins ?Je crois qu’on appelait ça une mission Gonio, je crois. Mais l’assis-tance est générale, pas seulement sur les écoutes. D’avoir une forceétrangère qui mobilise des commandos sur des zones stratégiques dupays, c’est une sérieuse assistance.

J’ai de mes yeux vu ces véhicules pour les avoir assistés lors d’uneopération sur la ligne de front et d’autres groupes ont effectué à plu-sieurs reprises ce type d’OP. Des situations suffisamment compromet-tantes pour que la France demande à ses hommes de changer d’uni-formes et d’armes, de se faire passer pour mercenaires...

Il existe des photos avec la tenue des soldats français “en mercenai-res”, mais il y a peu de chance que vous puissiez en dénicher.

Les lignes de front sur lesquelles vous alliez, tu pourrais les situer ?Les lignes de front, non pas moyen. On partait à l’aube, on avait suiviune route bitumée jusqu’à un check point, on était en altitude jecrois, ça grimpait. Puis on a retrouvé ce fameux véhicule, une sortede fourgon blindé. On était dans un camp militaire avancé rwandais.Sur les photos, vous devriez avoir une image avec quelques gars enveste camo [de camouflage] belge et pantalon de treillis français.

En 1993, les troupes françaises n’étaient plus dotées de treilliscamouflés. Sur cette même image, les paras devraient porter des cha-peaux de brousse américains.

J’ai du mal à comprendre que vous ne connaissiez pas l’allure del’ennemi. Tu peux m’en dire plus sur ces rebelles que vous étiezsensés surveiller ?

Je ne crois pas que nos supérieurs nous avaient procuré des informa-tions sérieuses sur les rebelles. L’histoire du grand méchant, c’estauthentique, je me souviens encore très bien du discours. Pour laligne de front, on nous avait brièvement briefé que des véhiculesennemis pouvaient s’engager sur la route qui ouvrait l’accès à notreposition et celle de la voiture de James Bond.

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Le chapeau de brousse dont je te parlais n’était pas réglementairedans l’armée française à l’époque ! En ville on sortait avec le béretrouge.

Les 600 ressortissants français qui vivaient au Rwanda au début desannées 1990 ont eu, pendant trois ans, la meilleure protection dumonde, la plus chère aussi. Un peu moins de mille soldats françaisd’élite veillaient sur eux. Aujourd’hui, cette affirmation ridicule,semble irréelle, pourtant, c’était exactement le discours officiel desdirigeants français de l’époque.

Intéressant : « Du 22 février au 28 mars 1993, une nouvelle opé-ration militaire voit le jour, l’opération Chimère. Les militairesfrançais du détachement Noroît prennent le contrôle de tous lesaccès vers Kigali. On peut lire dans “l’ordre d’opération n°3 du 2mars 1993” du Colonel Dominique Delort, que “les règles de com-portement sur les “check-points” prévoient la remise de tout sus-pect, armement ou document saisis à la disposition de laGendarmerie rwandaise. » Ça, c’est nous les accès sur Kigali, et c’est la gendarmerie rwandaisedont je te parlais qui était à Mont Jari.

« Le pseudo journaliste Pierre Péan, dans le but avoué de fairetaire les nombreuses accusations contre les soldats français, a étéobligé de révéler un cas de viol avec actes de barbarie commis auRwanda fin 1992 ou début 1993. Il évoque le cas d’une jeunerwandaise qui a eu le malheur de croiser la route d’un camion del’armée française à Kigali. “Deux [militaires français] l’ont violéepuis lui ont “travaillé” le sexe à la baïonnette sans que les autresmilitaires interviennent. Puis l’ont laissée, nue, sur le bord de laroute. »J’ai connu une histoire comme ça mais je n’en dirai pas plus.

Merci, Sébastien.

1 http://www.lanuitrwandaise.net/la-revue/no2-o-2008/temoignages-aupres-de-la,131.html

2 http://jcdurbant.wordpress.com/2008/08/07/rwanda-on-avait-ordre-de-ne-pas-bouger-france-lies-low-as-it-dubious-role-in-rwandas-genocide-is-brought-up-again/

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BRUNO BOUDIGUET

Bernard Kouchner,le maître des apparences

Selon le mot de François Mitterrand, l’amiral Lanxade auraitété le “maître des méthodes”. Bernard Kouchner, lui, auratoujours été le “maître des apparences”. Véritable machine àpropos vertueux, le french doctor a été au Rwanda pour ten-ter de sauver la face de la République génocidaire. Rude mis-sion. Mais, depuis le Biafra, le docteur a de l’expérience...

En 1968, des photos d’enfants «biafrais » mourant de malnutri-tion font leur apparition dans la presse française. Les sécessionnistesdu Biafra sont encouragés par l’Élysée. De Gaulle veut la partition duNigeria et l’ouverture d’un boulevard au groupe pétrolier français Elf.Or, pour accélérer la déroute militaire des hommes du colonelOjukwu, le gouvernement fédéral nigérian a imposé un blocus au« réduit biafrais ». Jacques Foccart va alors utiliser la famine désas-treuse qui s’en suit pour tenter d’obtenir le soutien de l’opinion etpousser la France à s’engager officiellement1.

On connaît cette histoire depuis que le documentariste JoëlCalmettes a fait un film sur la guerre du Biafra. Il a retracé l’histori-que de l’ingérence française au Nigeria. Diffusé en pleine nuit surFrance 3, ce documentaire bénéficie de confidences tardives desacteurs de ce dossier, dont certains ne sont pas peu fiers de leur rôledéstabilisateur – en dépit des millions de morts qui en résultèrent.

Caserne Mortier. Siège du Sdece, Paris. Autour de la table, le psy-chologue des services spéciaux, un représentant de la celluleAfrique de l’Élysée et le colonel Maurice Robert.

Ce dernier, fameux bras droit de Foccart, au soir de sa vie, vafaire une étonnante révélation :

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Je pense qu’il faut parler des médias et en particulier des médiasfrançais mais également britanniques. Lorsqu’on a lancé le mot“génocide”, nous avons fait une manipulation de la presse, c’estsûr, pour que ce terme soit accueilli. Et il faut reconnaître quec’est Le Monde qui est le premier à utiliser le mot “génocide” etaprès ça a suivi, tous les médias l’ont repris. […] Quand on achoisi le mot “génocide”, bon, il y avait plusieurs possibilités, il yavait aussi “massacre”, “écrasement”, mais le seul mot qui était leplus parlant, c’était “génocide”. C’est d’ailleurs comme ça qu’ona pu émouvoir un peu le général De Gaulle.

Cette manipulation va fonctionner au-delà de toutes les espé-rances. Des intellectuels prestigieux, de droite comme de gauche,s’indigneront du sort des Biafrais – en dépit du soutien diplomatiqueaffiché dont Ojukwu bénéficiera de la part de régimes d’extrême-droite comme ceux de Franco, Salazar ou encore Ian Smith deRhodésie. C’est à ce moment précis que le jeune Bernard Kouchnerentre en scène :

Nous étions sur le terrain avec mes amis qui fonderont, avec moi,Médecins sans frontières. Le peuple biafrais était en train de mou-rir, nous le savions, nous n’avions pas le droit d’en parler. Nousavions le droit de guérir, nous n’avions pas le droit de prévenir.Nous le refusâmes en créant le Comité international contre legénocide au Biafra, où se retrouvèrent des gens de la Croix-Rouge, des médecins, des journalistes, des témoins, des gens quisavaient de quoi ils parlaient. Ce fut la deuxième génération del’action humanitaire, celle qui refuse de se taire, qui s’engage au-delà des frontières, avec ou sans l’assentiment des gouverne-ments, celle de Médecins sans frontières ou Médecins du monde,les fameux French doctors.2

« Aujourd’hui, il est prouvé que la Croix-Rouge savait ce qui se pas-sait dans les camps d’extermination nazis. Et si elle a choisi de ne pas révé-ler ce qu’elle savait et de ne pas intervenir, ce fut pour des raisons qui fontrougir aujourd’hui. »3 Sauf que cette fois-ci, dans les cargaisons de laCroix-Rouge au Biafra, on trouve des armes dans les caisses de baby-food... Les opérations occultes des gaullistes permettront à la guerrecivile de se prolonger et de faire deux millions de morts.4

Un autre épisode révélateur de la biographie de Kouchner serala fameuse épopée des « boat-people ». En Asie, depuis l’arrivée aupouvoir des Khmers rouges, en 1975, le Cambodge subissait une ter-rible épreuve. Il aura fallu attendre… trente ans pour que l’extermi-nation qui se produisit alors de près du tiers de la population – qua-

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lifiée aussi de génocide – soit enfin prise en compte par la justiceinternationale5 ! Comme on sait, c’est à l’armée vietnamienne qu’ondoit d’avoir mis un terme, en 1979, au règne génocidaire de Pol Pot.Or, à peine a-t-elle pénétré dans Phnom Penh qu’elle est déjà accu-sée par de nombreux médias de préparer l’Holocauste du peuple cam-bodgien… Exactement comme on accusera, des années plus tard, lestroupes du FPR d’être des “khmers noirs”, aspirant au génocide deshutus, alors même qu’elles n’avaient fait que mettre un terme augénocide des Tutsi.

Le bon docteur Kouchner, toujours sur le pont, lance l’idéed’un bateau-hôpital au secours des boat-people fuyant le régime viet-namien soutenu par l’URSS. Mais il en profite pour dénoncer l'ac-tion de ce régime au Cambodge : « Aujourd’hui la “non ingérence” auCambodge, c’est le crime de non-assistance à peuple en danger de mort.Le monde entier, témoin, risque de se retrouver complice. Demain leBateau doit partir pour le Cambodge. Il le faut », explique-t-il à PatrickSabatier, le 29 septembre 1979, dans Libération. Peu importe si lenom du nouveau comité est Un bateau pour le Vietnam, il s'agit dedénoncer le “Vietnam nouveau”, coupable à la fois de mettre en dan-ger de mort le peuple cambodgien et de martyriser les populations dusud-Vietnam dans des « camps de concentration ». Libération du 28juillet 1979 ose même présenter les camps où seraient enfermés desKhmers rouges comme « une sorte de Biafra asiatique »…

La couverture médiatique est alors inversement proportionnelleà celle du génocide qui vient d’être perpétré. Kouchner, une fois deplus, n’y va pas de main morte. Dans son ouvrage L’île de lumière, paruen 1980 aux éditions Ramsay, il évoque « de véritables camps deconcentration ».

On nous avait tant raconté l’Exodus, nous avions tant serré lespoings de rage au souvenir des hommes de cette époque quin’avaient pas tendu la main aux Juifs, qui avaient, par omission,aidé à l’holocauste et poursuivi après la guerre les persécutions dessurvivants en leur interdisant l’accès à la terre d’Israël. Nousavions tant juré que cela ne serait plus possible. Voilà qu’une sem-blable tragédie se mettait en place sous nos yeux.

L’opération du comité Un bateau pour le Vietnam bénéficie d’uneattitude plutôt bienveillante de l’Élysée – on est sous Giscard.Kouchner y rencontre Jean-David Levitte, alors conseiller diploma-tique, futur sherpa de Sarkozy et actuel directeur du Conseil national

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de sécurité. « Il entra ainsi dans la saga du bateau. » Paul Dijoud,futur acteur de la tragédie franco-rwandaise entre également dans ladanse. Des contacts sont pris avec le ministère des DOM-TOM.

À l’étonnement du Comité, notre demande fut prise en considé-ration. Le ministre Paul Dijoud était justement en visite àNouméa et notre proposition lui fut immédiatement transmise.Nous organisions déjà un centre de transit imaginaire pendantque le ministre négociait l’opération avec le haut-commissaire deFrance en Nouvelle-Calédonie. À titre personnel, ce haut fonc-tionnaire approuva notre objectif.

Deux ans plus tard, le ballon de baudruche des trois millions demorts cambodgiens sous le joug vietnamien se dégonfle, mais cetohu-bohu va concourir à l’impensable : quelques dizaines de mil-liers de boat-people auront fait oublier le fait que les Khmers rouges,qui viennent d’exterminer deux millions de Cambodgiens, conser-vent leur siège à l’Onu, au nom de la « résistance » à l’envahisseurvietnamien. Cette scandaleuse comédie se poursuivra dans lesannées 80, le soutien logistique et les livraisons d’armes aux Khmersrouges par la Chine et le camp occidental (dont l’État français7) ren-dront les Khmers rouges incontournables lors des négociations depaix organisées par Roland Dumas sous le parrainage de FrançoisMitterrand, ce qui bloquera longtemps tout effort de justice.

Vingt ans après le Biafra, dix ans après le Cambodge, Kouchnerest au gouvernement en tant que secrétaire d’État à l’action humani-taire. Rien n’a changé, ni la Françafrique, ni Bernard Kouchner. Pource dernier, le Libéria ressemble à un autre Biafra, et l’humanitaire augrand cœur tente d’occuper à nouveau l’espace médiatique :

Moi, je suis né en 68 à l’action humanitaire. On faisait plus en 68– ce que j’ai fait avec la Croix-rouge internationale –, que cequ’on fait maintenant, c’est-à-dire rien, au Liberia, où on meurtpar milliers. J’ai décidé que la France ne pouvait pas ne rien faire,mais j’ai du mal... à convaincre tout le monde ! Alors j’y vais moi-même, on ne sait jamais, ça peut servir, j’emmènerai quelquespansements... J’essaierai de convaincre qu’il faut faire quelquechose. Mon idée est très simple, il faudrait ouvrir l’ambassade deFrance, qui est fermée, et en faire une antenne chirurgicale, sym-boliquement ça serait beau. J’essaie8...

Charles Taylor, le leader des rebelles, impose sa guerretotale (maquillée en guerre tribale), sous la houlette de Paris

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via le « consortium de Ouaga » – une alliance entre Kadhafi,Compaoré et Houphouët-Boigny, longtemps l’homme-clef de laFrance en Afrique.

Seule nouveauté : Kouchner ajoute à son épopée humanitaire lecombat pour le droit d’ingérence. La fin de la guerre froide semblefaciliter l’application de ce concept et le ministre Kouchner se veuten 1991 volontaire et optimiste :

Un moment viendra, que la France aura préparé, où la conscienceuniverselle imposera que l’on s’intéresse au massacre des autrespartout. On ne pourra accepter l’inacceptable, parce qu’on l’auravu. Grâce aux médias. Au fond, du Biafra à la mer de Chine, j’aitoujours été préoccupé par Auschwitz. Est-ce que, de nos jours,Auschwitz serait encore possible ? Auschwitz ou les massacres duCambodge ? Est-ce que l’abri de la frontière serait suffisant pourautoriser l’extermination d’un peuple ? Je réponds non, enfin.Demain, lorsque l’on aura connaissance d’une exterminationmassive, on ne la supportera plus. Il y a la mémoire, les images, lerôle considérable de la presse et une conscience. Le droit d’ingé-rence est fondamentalement une démarche anti-Auschwitz, anti-génocide, une idée généreuse de la France déjà proposée en 1945,que les volontaires de l’humanitaire ont imposée et que FrançoisMitterrand et Roland Dumas ont propulsée bien haut. (…)Comme l’a dit le président de la République, désormais “la non-ingérence s’arrête là où commence la non-assistance”.9

Or, trois ans plus tard, le génocide au Rwanda, contrairement àce qu’affirment certains, ne sera pas télévisé et au moment même oùBernard Kouchner s’exprime dans Le Monde, en avril 1991, FrançoisMitterrand mène déjà une politique inavouable au Rwanda. Lorsquedébute le génocide des Tutsi, le 6 avril 1994 au soir, la seule forcecapable d’enrayer la machine était la Minuar, les Casques bleus de laMission des Nations-unies pour le Rwanda, dotée de 2 500 hommes.L’assassinat de dix soldats belges, deux jours plus tard, va provoquerun séisme dans l’opinion publique en Belgique. Bruxelles décide derapatrier ses Casques bleus. Une décision tragique car il s’agit du plusimportant contingent onusien.

Le Monde. Quel que soit le mérite actuel des casques bleus, on nepeut oublier qu’il y a eu, au début des événements, une démissionde l’ONU. Bernard Kouchner. Bien sûr, j’ai été le premier à la dénoncer. J’aidit partout qu’il était scandaleux qu’on se contente d’aller cher-cher nos compatriotes sans imposer par les armes le couvre-feucomme les pompiers tuent le feu.10

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Dans la revue Humanitaire, il racontait :Oui, au moment où le génocide a commencé, les troupes interna-tionales ont été partiellement11 retirées. Ce premier scandale aété suivi par une seconde décision catastrophique12 : les parachu-tistes français et belges sont intervenus pour évacuer les blancsavec leurs plus précieux effets et se sont retirés, laissant les Hutusmassacrer la minorité tutsie.13

Le hic, c’est la réponse que fait Kouchner lors de la plus belletribune médiatique qui puisse exister, le sacro-saint journal de20 heures. Le voici donc interrogé le 16 avril par Bruno Masure, soitdix jours après le début du génocide et au lendemain du retrait desCasques bleus belges :

Bruno Masure. Bernard Kouchner, les gouvernements françaissuccessifs ont soutenu l’ancien président rwandais qui a été assas-siné, enfin, qui est mort dans son avion, on a un peu l’impressionque ce malheureux pays maintenant est complètement aban-donné à lui-même.Bernard Kouchner. Oui, mais là aussi sous d’autres cieux, consé-quences de la haine, de l’intolérance, des massacres effrayants quenous prévoyons. Alors, j’ai été très choqué qu’on évacue seule-ment les Blancs, bien sûr il fallait le faire et je félicite nos soldats.Mais laisser les habitants de cette ville être massacrés de tellemanière, ça n’est pas supportable. Alors un jour, il faudra qu’oncomprenne : un dispositif doit être mis en place pour prévenir cesmassacres, pas pour arriver trop tard en permanence. Je sais qu’onne peut pas prendre le monde entier dans ses bras. Ça s’appelleraun jour le droit d’ingérence, c’est une toute nouvelle diplomatieau nom des Droits de l’Homme, il faut le faire parce que sinon,tous les jours, nous aurons des images de la sorte et tous les joursnous aurons le cœur soulevé.

La raison d’être de l’Onu, au sortir de la seconde guerre mon-diale et de la Shoah, n’est-elle pas d’éviter le génocide ? Entre la pré-vention des massacres et le fait d’arriver trop tard, n’y a-t-il pas lefameux chapitre VII qui oblige les États-membres de l’Onu à réagir ?Les rapports des ONG étaient depuis longtemps alarmistes.14 Leshautes sphères politiques et militaires françaises sont évidemment aucourant du génocide, et ce depuis le début. L’urgence n’est-elle pas,au moment crucial où le plus gros contingent onusien quitte leRwanda, d’appeler au renforcement de la Minuar ? Plus encore, n’au-rait-il pas fallu appeler à une révision urgente et sans concession deson mandat (la Minuar ne pouvait alors qu’utiliser la légitime

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défense), seule solution permettant l’arrêt du génocide ? Il fallaitpour cela que la qualification de génocide soit appliquée à ce qui sepassait au Rwanda. Mis à part quelques très rares allusions, le géno-cide est absent des débats et des discours durant près de la moitié dutemps que durera l’extermination. Mitterrand en a bien conscience,lui qui déclarera le 10 mai, sans provoquer de polémique :

Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lors-que c’est l’horreur qui nous prend au visage. Nous n’avons pas lesmoyens de le faire, et nos soldats ne peuvent pas être les arbitresinternationaux des passions qui aujourd’hui bouleversent, déchi-rent tant et tant de pays.15

C’est à la mi-mai, c’est-à-dire lorsque l’extermination est engrande partie réalisée, que le mot génocide est enfin prononcé pardes politiques français : Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères,emploie le terme, mais sans préciser qui sont les victimes et les bour-reaux. Bernard Kouchner va le précéder d’un jour et intervenir dansde nombreux médias, du 14 au 20 mai. L’étude de l’ensemble de sesdiscours met à jour un paradoxe qui résume peut-être à lui seul cequ’on pourrait appeler le kouchnérisme : comme nous allons le voir,Kouchner semble bien décrire une situation de génocide, en insistantsur le sort de victimes tuées pour ce qu’elles sont. Mais à d’autresmoments, il ajoute grandement à la confusion ambiante.

Kouchner est en mission pour l’Élysée16 du 12 au 17 mai. Justeavant son départ pour le Rwanda, un très haut responsable militairedu gouvernement intérimaire rwandais rencontre en France le chefde la Mission militaire de coopération. Au menu notamment : l’amé-lioration de l’image du régime génocidaire… Or, voilà ce que rap-porte le général Dallaire, dirigeant de la force onusienne, à propos dela visite de Kouchner :

Il m’a annoncé que le public français était en état de choc devantl’horreur du génocide au Rwanda et qu’il exigeait des actionsconcrètes. Je lui ai exposé ma position : pas question d’exporterdes enfants [... et de] s’en servir comme porte-enseigne pour [...]quelques Français bien-pensants. J’ai détesté l’argument deKouchner qui estimait que ce genre d’action serait une excellentepublicité pour le gouvernement intérimaire […]. Je n’aimais déjàpas l’idée de faire sortir du pays des enfants rwandais, mais se ser-vir de ce geste pour montrer une meilleure image des extrémistesme donnait la nausée.17

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L’opération va capoter. Mais, un mois après, la défaite des alliésde la France étant pratiquement consommée, Kouchner reviendra àla charge, portant devant les caméras un orphelin dans les bras. Ildemandera alors le soutien de Dallaire pour une intervention de l’ar-mée française à Kigali, dont l’objectif aurait été la partition dupays… Là encore, il se heurtera au refus catégorique du général onu-sien, mais l’idée était bien de faire intervenir la France sous prétextehumanitaire, alors que 90% des Tutsi sont déjà exterminés. D’aucunsy verront surtout la volonté de trouver un prétexte pour crapahuterune nouvelle fois les légions néocoloniales de l’armée française poursauver un régime au bord de la déroute.18

Voilà donc pour ce qui est des actes. Qu’en est-il des discours ? Le 13 mai, c’est un homme au cœur déchiré qui parle aux

médias réunis dans la cour de l’hôtel Amahoro :employer le mot génocide n’est pas mon habitude, mais ces gensont été tués pour ce qu’ils étaient, pas pour ce qu’ils ont fait. Etdonc ça, c’est la définition d’un génocide.19

Le même jour, il ajoute :Comment pourrions-nous nous tenir à l’écart de ce génocide ?Cela vous concerne, nous sommes une partie d’eux-mêmes, entant qu’êtres humains. Il n’est plus possible de dire qu’il s’agitd’une affaire “entre africains”. Il s’agit d’êtres humains.C’est une affaire qui concerne le monde entier.Ces gens ont été tués pour ce qu’ils étaient, d’un point de vue pré-cisément ethnique ou politique. Non pour avoir mal agi, maispour ce qu’ils étaient.20

Non sans culot, car il pourrait y risquer sa vie, il déclare mêmeau micro de Radio Mille collines, la radio du génocide :

C’est un génocide qui restera gravé dans l’histoire... La commu-nauté internationale et la France vous regardent... Que les assas-sins des rues rentrent chez eux... Rangez vos machettes ! Ne vousoccupez pas de la guerre des militaires ! Comme à Nuremberg, ily aura des enquêtes et les criminels de guerre seront punis !21

« Nous étions entourés par les génocideurs et nous les insultions. »22

Le 18 mai, rentré en France, le propos se fait encore plus précis :On entasse les gens dans des églises, on arrose le toit avec de l’es-sence, on met une grenade... On a vu tout ça ! Alors, il faut rap-peler quelque chose quand même : il y a un groupe majoritaire,environ 90%, qui s’appelle les Hutu. Il y a un groupe minoritairequi s’appelle les Tutsi, 10%. Les Hutu tuent les Tutsi, et apparem-

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ment ont décidé de les tuer tous ! Ça s’appelle un génocide. On tueparce qu’on est Tutsi, pas parce qu’on a fait quelque chose de mal.23

Il s’agit là d’un des rares moments de télévision pendant legénocide où les victimes, « les Tutsi », sont désignées nommément24,si on prend en compte les innombrables reportages des JT des troischaînes principales françaises. C’est aussi le seul moment parmi tou-tes les déclarations de la période où Bernard Kouchner prononce sanséquivoque le mot génocide assorti de la reconnaissance claire de sesvictimes, les Tutsi.

Néanmoins, la formule « les Hutu tuent les Tutsi » pourrait êtreinterprétée comme étant la résultante de luttes tribales et est incor-rect en ce sens que ce ne sont pas « les Hutu » dans leur ensemble –même si un nombre assez impressionnant de personnes étiquetées« hutu » participeront au génocide, contraints ou endoctrinés par lapropagande – qui massacrent, mais plutôt un appareil d’État prônantl’idéologie politique du Hutu Power. La symétrie de langage sur lesbourreaux est donc trompeuse : qui sont « les Hutu » ? Tous lesHutu ? Le gouvernement intérimaire, les milices ? Les auditeurs deFrance Inter auront toutefois cette rectification :

Parler de cette chose en trois minutes, c’est toujours impossible,parce qu’il n’y a pas seulement un problème ethnique, comme onle dit. C’est pas seulement Tutsi contre Hutu. Ça, c’est la facilitéet c’est un tout petit peu aussi le fascisme qui présente ça commeça. Il y a un fascisme africain. Il y a, chez les Hutus qui sont majo-ritaires à 90 % au Rwanda, des gens qui veulent cette solutionfinale, cette purification ethnique.

Sur TF1, cette rectification est là aussi, mais sans préciser quisont les victimes :

Génocide ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on est tué pour cequ’on est, pas pour ce qu’on a fait. C’est-à-dire que les enfants[sont visés :] ils cherchent les enfants en ce moment, on marchesur les cadavres d’enfants, dans l’herbe on trouve des têtes d’en-fants décapités, qui ont six ans, huit ans, deux ans. On raccourciles enfants à la machette. Pourquoi ? Parce qu’on a tellement tué,qu’on en a peut-être – ô dernier symptôme d’humanité – un peude remords, alors on se dit qu’il faut que l’enfant meure aussi pourpas qu’il puisse venir vous le reprocher, ou reprendre la maisonqu’on a pillé et kidnappé, c’est ça ! Alors ? On dit c’est une lutteethnique, c’est vrai, et c’est faux ! On a voulu faire que ces Tutsi,qui sont 10%, et que ces Hutu, 90%, ce soit la seule explication.C’est pas vrai. C’est un génocide, manipulé et fait, exécuté sciem-

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ment par des fascistes, le fait qu’il soit tropical, ce génocide, nechange rien. Il y avait d’un côté les représentation politiques, passeulement ethniques, et de l’autre côté des gens qui se sont servisdu racisme, purification ethnique là aussi, nous y sommes.

« Des gens » veulent cette solution finale. « Des gens » se sontservis du racisme. « Ils » cherchent les enfants. « On » raccourciles enfants. « On » a tellement tué. « On est tué pour ce qu’on est ».Victimes et bourreaux sont impersonnels. Le Gouvernement intéri-maire rwandais, adepte du Hutu Power, n’est pas nommément cité.« Des » fascistes se servent « du » racisme. Qui sont les fascistes ?Qui sont victimes du racisme ? Kouchner parle aussi de solutions àmettre en œuvre d’urgence :

songez que Kigali, c’est une ville à l’intérieur de laquelle se situentdes îlots d’otages, menacés de mort en permanence. […] Il y a, àl’intérieur de cette ville des milliers d’Anne Franck réfugiées,dans les caves, dans les toits, menacées de mort. La mort rôde enpermanence […] tout à l’heure François Léotard parlait de l’hu-miliation des soldats, je vous assure qu’ils sont humiliés, qu’ilsattendent les 5500 qui vont arriver. Et vous allez voir ce que vaen faire le général Dallaire, il va faire baisser la tension je l’espère.S’ils arrivent très vite car il y a encore des massacres, on est entrain d’assassiner, on est en train de poursuivre le génocide.25 […]Il faut donc absolument qu’arrive très vite le supplément d’hom-mes avec lesquels le général Dallaire pourra faire baisser la ten-sion26. […] Plus vite ces soldats viendront, et moins il y aura demorts supplémentaires. Vous avez parlé de 200 000, les chiffresseront peut-être plus grands27. […] Si les Casques bleus arrivent,encore une fois vous le disiez à François Léotard, “pas trop tard !”parce qu’en somme, et je m’arrête : il y a un massacre – il y en abeaucoup ces temps-ci – celui-là est exceptionnel, celui-là est ungénocide au Rwanda […] Alors on dit toujours “y’a pas d’hom-mes, y’a pas d’argent, y’a pas de volonté politique”, et puis tou-jours après le massacre, on trouve les hommes, on trouve l’argent– ça coûte beaucoup plus cher – et la volonté politique se mani-feste timidement. Seulement, les gens sont morts.28

Kouchner milite donc pour un renforcement de la Minuar, etsouhaiterait même que la France se tienne à l’écart :

France Inter. Vous parliez tout à l’heure de l’aveuglement, volon-taire ou non, de la Communauté internationale. On a reproché àla France de ne pas être intervenue en raison de ses amitiés pas-sées avec le régime politique du Rwanda. Est-ce que la Francepeut, et doit, vite maintenant, faire quelque chose ?

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Bernard Kouchner. La France ne doit pas être en avant danscette affaire pour les raisons que vous dîtes. Elle doit participer,comme d’ailleurs Philippe Douste-Blazy, avec qui j’étais en com-munication de Kigali, est parti ou envoie ses collaborateurs pourle faire, s’occuper des réfugiés aux frontières. Et c’est déjà bien,car on en a besoin. Mais la France ne doit pas faire la maligne, jene crois pas. La politique africaine de notre pays et de bien d’au-tres, c’était un théâtre d’ombres : je suis partisan qu’on ait unepolitique dirigée par les droits de l’homme, que les choses soienttransparentes. Les jeunes générations en sont fermement parti-sans. Il y a bien des choses à dire, mais on n’a pas non plus à êtretrès fiers – dans cette région qui groupe, et ça n’est pas un hasard,des intérêts – de ce qu’on a fait, de ce qu’on a laissé faire.

« La France ne doit pas faire la maligne. » Mais quelques secon-des plus tard, il va dans le sens inverse :

Mais nous n’avons pas été que mauvais, en Afrique, et aucontraire, nous n’avons pas qu’à rougir, sûrement pas. En particu-lier sur l’aide humanitaire, sur le soutien aux populations. C’estpas simple d’être toujours du bon côté quand ça change en perma-nence. C’est pas simple de maintenir, peut-être même quand onn’en a pas les moyens, une tradition et une influence qui pour-raient sans doute être obtenues par d’autres biais. Les Françaissont bien vus, quand même, au Rwanda. Et même des deux côtés :il y a plus que du respect pour la France, il y a de l’amitié. Nousdevons continuer de nous en servir pour le bien de ces popula-tions. Mais dans la clarté, la transparence et les droits de l’homme.

L’ambiguïté des propos est totale. « Maintenir une tradition »néocoloniale « par d’autres biais »... Kouchner, le missionnaire del’impossible ! On sait aujourd’hui ce qu’il est advenu d’un BernardKouchner enfin parvenu à la tête du Quai d’Orsay, perpétuant lenéocolonialisme français dans un mépris affiché des Droits humains.

Jean-Christophe Klotz. Alors je te vois dans la cour del’Amahoro, c’était le nom de l’hôtel, donnant des interviews unpeu à la chaîne, à certains journalistes qui étaient dans les locaux,je te vois les dire en français, en anglais, toujours la même indi-gnation. Comment tu faisais, pardonne-moi, est-ce que tu rejouescette indignation parce que tu penses que c’est important, com-ment ça se passe à ce moment-là ?Bernard Kouchner. Je crois que c’est à moitié l’un, à moitié l’au-tre, oui, je rejoue sans doute l’indignation, mais l’indignationétait réelle, elle n’était pas feinte du tout, malgré mon habitudedes massacres, il y avait là une densité et une détermination, une

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“productivité” au niveau du massacre qui méritait.... Nous étionsles seuls, alors il fallait bien que je le fasse, hein, avec Michel,avec Renaud et avec toi. Et il fallait bien qu’une voix, mêmeténue, – même un peu ridicule, je le sentais bien...Klotz. Qu’est-ce que ça avait de ridicule ?Kouchner. Ah bah parce que tu comprends, un moment donné,être professionnel du tapage, on me l’a assez reproché, et êtreporte-parole de l’indignation permanente, on dirait la révolutionpermanente, quoi, le Trotsky de l’indignation, pfff... On s’enlasse, quoi... Enfin... C’est très compliqué ce que tu me demandesparce que je revois ça...

À force de crier au loup... « J’avais le sentiment que l’irréparableavait été commis, qu’il restait quelques personnes à sauver certainement,mais j’avais le sentiment que ce que j’avais fait toute la vie pour prévenirle massacre des minorités avait été inutile là, et qu’on avait régressé devingt ou trente ans. »29 L’identification des victimes, les Tutsi, mettraau moins dix ans à faire surface dans l’opinion30. Ce qui nous amèneà étudier d’autres parties du discours kouchnerien de la mi-mai 1994.Tout d’abord, une petite phrase, prononcée de manière exaspéranteau moment même où il définit ce qui se passe au Rwanda commeétant un génocide : « C’est une des vraies catastrophes humanitaires dece temps » ou sa variante « C’est une des pires catastrophes humanitai-res au monde. » L’évocation de la catastrophe humanitaire nous éloi-gne de la notion de crime d’État. Elle nous fait surtout entrer dans lacatégorie de l’imaginaire des calamités naturelles.31

Patrick Poivre d’Arvor. Parce qu’il fait qu’il y avait aussi desHutu qui étaient pour une collaboration avec les Tutsi et ceux-làsont pourchassés...Bernard Kouchner. Et non seulement ça, on a commencé danscette nuit du 7, du 6 au 7 avril, à tuer les Hutu, l’ethnie majori-taire, à tuer les Hutu démocrates, et ceux-là ont été éradiqués,disparus, certains se cachent encore, on sait où mais on ne peutpas aller les chercher. C’est-à-dire des milliers d’Anne Franckencore une fois, qui attendent la mort. Alors qu’est-ce qu’on peutfaire, attendre ? Non, c’est pas possible ils vont mourir, ils conti-nuent d’être assassinés, et je parle de Kigali, je peux vous parlerdes autres régions, et je ne prends pas parti entre les bons et lesméchants complètement, il y a aussi, à une autre échelle, desrèglements de comptes de l’autre côté, du Front populaire rwan-dais, pas du tout à la même échelle, mais un mort est un mort. Etdonc qu’est-ce qu’on peut faire, que ces casques bleus, chargés dela mission de protection humanitaire, ça veut dire quoi ? Oui

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quand on en a besoin de donner à manger, du riz, en effet, pourlequel on a ironisé, eh ben, ils en ont besoin parce qu’ils crèventde faim. Et ceux-là, qui seront nourris seront protégés... J’espère !La grande supercherie est d’avoir transposé sur le plan ethniquece qui était un raisonnement politique. C’est très difficile de lefaire comprendre. On ne voit que les clivages Tutsi = 10 % –,Hutu = 90 %. Mais les premiers massacrés ont été des Hutusdémocrates à Kigali et ailleurs.

Ces phrases interminables forment un fatras incompréhensible.Cela annulerait presque ses précédents propos. Un habitué du dossierrwandais pouvait éventuellement en comprendre les raccourcis etautres approximations. Mais à travers un discours aussi confus, com-ment le public peut-il saisir l’enjeu ? La situation n’est pourtant passi compliquée : un gouvernement fasciste se réclamant du HutuPower a commencé par assassiner les « Hutu » démocrates, puis aentrepris d’exterminer tous les Tutsi du Rwanda. À l’extérieur dupays, le FPR, formé de réfugiés à dominante « Tutsi » mais refusantles catégories ethnistes, fait la guerre contre ce gouvernement fas-ciste soutenu à bout de bras par la France.

Quand Bernard Kouchner parle des Hutu démocrates assassinésau début du génocide, il ne précise jamais qui sont les coupables. Onnage alors dans le brouillard. Et quand Kouchner y ajoute que cesHutu démocrates sont aussi des Anne Franck en puissance, et qu’onn’a pas indiqué que les Tutsi étaient la catégorie visée par le géno-cide, alors là, plus rien n’est vraiment intelligible. Après le journal de20 heures de TF1 le 18 mai, il donne une interview au Monde, paruedans l’après-midi du 19 mai et datée du 20 mai.

Ces milices, issues des partis politiques et des organisations dejeunesse, en particulier les plus extrémistes, sont devenues incon-trôlables. La radio les excite, en particulier la station Radio MilleCollines qui a appelé plusieurs fois au meurtre. Le lundi 16 mai,nous avions réussi notre négociation sur l’évacuation des orphe-lins et l’ouverture d’un corridor humanitaire. Nous avions reçu lefeu vert de toutes les autorités, du Front patriotique rwandais auprésident du gouvernement provisoire, en passant par le chefd’état-major et tous les ministres, et jusqu’au chef des milices –tout avait été méticuleusement programmé avec le généralDallaire. On n’aurait pas touché à un cheveu des enfants. Ehbien, ce jour-là, après trois heures de réunion, les officiers del’ONU se sont levés en demandant : “Plus de question ?” Alorsdes miliciens, en tee-shirt et en jeans, devant les chefs militaires,ont levé la main et posé trente-cinq conditions, toutes inaccep-

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tables. Et pas un militaire n’a parlé. C’est la rue qui commande,ce sont les miliciens qui commandent, voilà la réalité. Pendantque nous négociions – on l’a découvert après – la Radio MilleCollines appelait à ne laisser passer personne. Dans ces condi-tions, avec seulement 400 hommes, on ne pouvait pas évacuer lesenfants.32

Tout n’est pas clair à 100% dans cet épisode important d’éva-cuation manquée des orphelins. Georges Kapler et Jacques Morel ontfourni tous les éléments connus à ce jour. Y a-t-il eu un conflitinterne entre les milices et les militaires ? Les chefs des milices, sou-tenus par la Radio Mille collines, ont, au dernier moment, exigéd’accompagner le convoi d’orphelins de l’Onu. Kouchner dit que leschefs militaires n’ont alors pas bronché. Mais, suggèrent Morel etKapler, « il est possible que les FAR, ce 16 mai, aient voulu, en sous-main, profiter du convoi des orphelins vers l’aéroport pour y faire parvenirdes renforts ».33 Endroit stratégique par excellence, l’aéroport est sousle feu du FPR, et sera d’ailleurs pris cinq jours plus tard. Il est évidentque le convoi de l’ONU transportant les orphelins n’avait aucuneraison d’être escorté par les FAR. Le FPR n’aurait pas laissé s’ouvrirla brèche. Lors des négociations, il est très probable que les militairesaient voulu faire porter la responsabilité de l’échec sur les miliciens.

Dans cet entretien au Monde, Bernard Kouchner ne prononceplus le mot génocide. S’appuyant sur l’échec du convoi d’orphelins,il semble plutôt décrire une sorte d’anarchie : « Ces milices, issues despartis politiques et des organisations de jeunesse, en particulier les plusextrémistes, sont devenues incontrôlables. (…) C’est la rue qui com-mande, ce sont les miliciens qui commandent, voilà la réalité. » C’est làl’inverse d’un génocide, qui lui est l’œuvre froide et exterminatriced’un appareil d’État. Lors de ce génocide, les milices sont de touteévidence aux ordres de la hiérarchie militaire et gouvernementale.

Parlant des chefs militaires, Kapler et Morel remarquent quemanifestement, Kouchner cherche à les exonérer de la responsa-bilité des massacres. Il prétend qu’ils n’ont aucun pouvoir sur lesmiliciens alors qu’il est connu à cette date que ceux-ci obtiennentarmes et munitions de l’armée rwandaise. (…) Il apparaît bienque si les miliciens sont présents à la réunion, c’est parce qu’ilssont acceptés par le colonel Bagosora et Bizimungu, le chefd’état-major de l’armée rwandaise, et nous voyons ces deux der-niers n’émettre aucune objection devant les exigences de ceschefs de bandes d’assassins. Observons que Bernard Kouchner aété autorisé à prendre la parole sur la Radio mille collines

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(RTLM), alors qu’elle s’oppose au but affiché de sa mission. Quia pu l’autoriser à parler sur RTLM ? Bagosora ou des membres dugouvernement probablement.34

Kouchner décrit une sorte d’hécatombe en citant des chiffresentre 200 000 et 500 000 morts, mais emploie une fois de plus levocable de « catastrophe humanitaire ». Il y a des « morts », des« cadavres d’enfants décapités », « des assassinats », des réfugiés quin’ont « rien à manger », « des miliciens », « des enfants (...) assassi-nés au centre de la ville ». À la question « Quels sont les besoins les plusurgents ? », il répond : « La paix. Le cessez-le-feu. La protection despersonnes menacées. »

Rappelons que le génocide et la guerre civile sont concomi-tants, mais sont néanmoins deux choses bien différentes. D’ailleurs,le cessez-le-feu est alors une revendication du GIR, le gouvernementgénocidaire, qui en fait une condition sine qua non pour arrêter legénocide. À cette date, seul le FPR est capable d’arrêter le génocide.Il est entré en guerre après le début des massacres, et finira effective-ment par arrêter le génocide une fois la guerre gagnée. Cette fois-ci,le discours de Kouchner est en parfaite adéquation avec la confusionqui émane de celui des grands médias.

Reprenons la chronologie des interventions de Kouchner dansles médias : il arrive à Kigali le 12 mai. Le 13, il donne une série d’in-terviews à plusieurs chaînes de télévision, dont une à France 3 quisera diffusée en boucle le 14. Kouchner y dénonce « un » génocide.

Le 18 au matin, il rentre à Paris. C’est à peine débarqué del’avion, à l’aéroport de Roissy, qu’il fait son discours le plus clair surles victimes du génocide, en précisant bien que les Tutsi sont les vic-times. France 3 en fait une diffusion unique dans son “12/14”. Lemidi, il est sur France Inter, la qualification des victimes se fait moinsprécise mais les mots forts sont présents (« Il y a, chez les Hutu quisont majoritaires à 90 % au Rwanda, des gens qui veulent cette solutionfinale, cette purification ethnique. »). Le mot génocide est encore pro-noncé. Il appelle à un renforcement urgent de la Minuar.

Au journal de 20 heures sur TF1, toujours cet appel pour unrenforcement de la Minuar, le mot génocide est prononcé cinq fois,mais cette fois-ci les victimes tutsi ne sont plus désignées. Le lende-main, dans le journal Le Monde, le mot génocide n’est plus prononcé,aucune qualification des victimes, et l’expression « catastrophe huma-nitaire » fait son grand retour. En vingt-quatre heures, le discours de

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Bernard Kouchner s’est donc fortement dégradé. A-t-il eu un brie-fing de l’Élysée ? Il est peut-être utile de souligner qu’un mois plustard, revenant de sa deuxième mission au Rwanda dans le contextede la préparation de Turquoise, le conseiller de l’Élysée Bruno Delayesignale dans une note à François Mitterrand datée du 21 juin queKouchner souhaite rencontrer le président et avoir ses « conseilsquant à ses déclarations publiques ».

De plus, et c’est là sans doute le plus important, Kouchnercache l’identité des bourreaux. Certes, il dénonce les milices, quisont l’un des bras armés du génocide, mais son courage est aussi unediversion pour dédouaner le gouvernement (c’est la rue qui com-mande) et l’armée (qui fait la guerre). Or, un génocide n’en est pasun s’il n’est pas piloté par un appareil d’État. Un appareil d’État dontle représentant le plus fameux – Théoneste Bagosora – a accompagnéKouchner dans son convoi onusien de retour du quartier général duGIR. Un appareil d’État soutenu par l’Elysée, qui envoie ce mêmeKouchner en mission pour « faire une excellente publicité » à ce gou-vernement en sauvant des orphelins du « chaos », où les gens se« coupent en rondelles », « comme dans les dessins animés35 ».

L’APÔTRE DU PARACHUTISME FRANÇAIS À KIGALI

Au retour à Paris, j’ai rencontré au hasard Alain Juppé à RTLalors que je venais de pousser un cri pour attirer l’attention dupublic sur le génocide rwandais. Comme je m’indignais que lacommunauté internationale ne réagisse pas, le ministre desAffaires étrangères m’a confié son souhait d’intervention de laFrance. J’ai proposé alors qu’une telle opération – qui ne s’appe-lait pas encore Turquoise – devait avoir lieu à Kigali. J’insistais surla capitale et les Tutsis encore cachés que l’on pouvait sauver.

Un mois plus tard, le génocide est terminé à 95%. Mais il seraquand même un promoteur de Turquoise. Il regrette son aspect « tar-dif » mais en souligne la « nécessité »36.

Il en comprend également les dangers. Il sait pertinemment quela gestion humanitaire d’un flot de réfugiés masquera l’exfiltrationdes assassins :

Ça ce sont des gens qui ont fui, qui d’ailleurs ont fui les massacreset parfois y ont participé, c’est comme ça que ça se passe.37

Et pourtant, il déclarera dix ans plus tard :

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Honnêtement [Kouchner met sa main sur le cœur], je n’ar-rive pas à croire que c’était voulu qu’elle se passe mal[l’opération Turquoise], et qu’on allait protéger lessalauds, les génocideurs, les pourritures.38

Bernard Kouchner va encore plus loin : Et ce fut le malentendu dramatique de l’opération Turquoise quine se déploya pas à partir de Kigali comme je l’avais compris, maissur le chemin de la fuite des génocidaires vers le Congo voisin.Une tragique erreur d’analyse, au moins.39

Apparemment, Kouchner, lui, ne fait pas d’erreur : il a continuéd’affirmer à plusieurs reprises que l’opération Turquoise devait se faireà Kigali. Comme s’il n’y avait pas d’autres Tutsi cachés dans le restedes zones contrôlées par les forces du génocide ! À l’origine, ledéploiement de Turquoise à Kigali était la version “hard” de cetteopération militaro-humanitaire. Où les parachutistes françaisauraient sauté sur la ville comme jadis à Kolwezi. Où il s’agissaitd’empêcher le FPR de contrôler tout le pays et d’incarcérer les géno-cidaires, permettant au GIR de conserver une légitimé internatio-nale dans son “Hutuland”... Selon Allison Des Forges, Kouchneravait sur lui, le 17 juin à Kigali, une carte délimitant une zonecontrôlée par les Français, englobant Kigali.40 Une carte sur laquelleapparaissait la séparation de la ligne de front d’une guerre des races,de même type que celle se trouvant dans le bureau du généralQuesnot, un des extrémistes de l’état-major élyséen. Dallaire refusacatégoriquement la proposition de Kouchner. La version “soft” deTurquoise fera tout de même d’énormes dégâts : elle va déstabiliserdurablement la région des Grands lacs.

Oui, et qui a vendu l’opération Turquoise ? Moi ! J’avais telle-ment confiance en mon pays.41

QUAND KOUCHNER DÉFEND LA FRANÇAFRIQUEEN PLEIN GÉNOCIDE

Le 16 mai, Jean-Hervé Bradol, de Médecins sans frontières, estinvité au journal de 20 heures de TF1. Il est profondément indignédu comportement du gouvernement français dans ce génocide. Lelendemain, il est convoqué par l’Élysée. Le 18 mai, Libération fait saUne sur « les amitiés coupables de la France »42 au Rwanda. AlainFrilet et Sylvie Coma font de bien embarrassantes révélations pourles autorités françaises. Un moment d’exception.

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Dans sa tournée des médias du 18 mai, Kouchner est naturelle-ment interrogé sur le scandale du jour :

Bien sûr ! C’est vrai qu’il n’y a pas lieu d’être fier, bien sûr, et ilfaudrait très ouvertement que ce débat ait lieu (...), qu’on enparle, de cette politique africaine, qu’on en parle, de ces hommesd’ombre, qu’on parle des nécessités aussi, peut-être, d’en passerpar là parfois, mais qu’on l’explique. Et puis quoi, il faut pas exa-gérer non plus. La France a participé aux accords d’Arusha, qui aucontraire, ce reproche a été fait ensuite et explique peut-être lesmassacres, faisaient la partie belle au Front... populaire… euh…patriotique du Rwanda. La France n’a pas fait que des mauvaiseschoses, mais il est vrai que nous avons soutenu, par des accords decoopération qui existent et qu’il faut bien respecter, ou alors il fautchanger tout, pour pas qu’il y ait des rapport précisément spéciauxavec les pays africains, que les Droits de l’Homme soient appliquésen permanence. Moi, je le souhaite infiniment, je l’ai demandévingt-cinq fois. Mais, dans ces conditions, on aide souvent desgens, oui, on utilise souvent les armes que nous avons fournies etque nous avons vendues, pour le pire, et là c’est exceptionnelle-ment ignoble, insupportable, inqualifiable, un des crimes...43

« Des nécessités aussi, peut-être, d’en passer par là parfois, maisqu’on l’explique. » Une phrase vertigineuse en plein génocide !Comment ça, « cette politique africaine », « ces hommes d’ombre »,cette politique qui a mené tout droit au génocide, cette politique ases « nécessités » ? Il faut expliquer, en plein génocide, la raisond’État aux Français... De plus, il semble dédouaner l’Élysée de touteinfluence sur le gouvernement génocidaire : « oui, on utilise souventles armes que nous avons fournies et que nous avons vendues, pour le pire,et là c’est exceptionnellement ignoble, insupportable, inqualifiable ».

Quelle a été la responsabilité de la France dans cette tragédie ?Dans toutes les politiques africaines, il y a des zones d’ombre. Ilfaudrait une agence centrale de coopération au ministère desAffaires étrangères à la place du ministère de la coopération.C’est ce que je demande dans cette campagne pour les européen-nes. Je veux une politique transparente menée au nom des droitsde l’homme. Mais il ne faut pas exagérer, au Rwanda la France n’apas soutenu que ceux qui sont devenus des assassins. Elle a res-pecté ses accords de défense avec le gouvernement, mais elle aaussi soutenu les accords d’Arusha, qui ouvraient la voie à uneréconciliation nationale.44

Arusha et les accords de défense sont les fables que racontenttous les politiciens impliqués dans le génocide comme Balladur,

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Védrine et consorts. Soutenir les accords de paix d’Arusha ne servaità rien si au même moment la diplomatie française appelle à la créa-tion d’un « front hutu », sauf à se donner bonne conscience auxyeux du monde. Il n’y avait pas d’accord de défense entre la Franceet le Rwanda.

Le 27 mai 1994, sur France 2, au journal télévisé, a lieu un débatentre André Glucksmann et Bernard Kouchner sur la Bosnie et la« liste Sarajevo », une liste d’intellectuels qui se présente, en margedes partis, aux élections européennes de juin. Soudain, Glucksmannmet le sujet du Rwanda sur le tapis :

André Glucksmann : Mais Bernard, tu sais très bien que si nousne mettons pas en question la politique de François Mitterrand,qui donne des armes aux Rwandais, [Kouchner coupe la parole àGlucksmann : « Attendez, je ne crois pas que François Mitterrandsoit l’ennemi désigné des intellectuels ! »] que tu qualifies toi-mêmede fascistes – le gouvernement du Rwanda – et qui refuse lesarmes [BK coupe encore la parole à Glucksmann : « Maisnaan... »] à ceux qui défendent leur vie, leur femme, contre lesviols en Bosnie. Si nous ne remettons pas en cause la politique deFrançois Mitterrand depuis trois ans, eh bien jamais ça ne chan-gera. Or, vous préparez les élections présidentielles, et ça, ça vousempêche de remettre en cause la politique de FrançoisMitterrand.Bernard Kouchner : Je n’admets pas ce « vous », des intellec-tuels, qui d’un seul coup se sépareraient parce qu’ils auraient lavérité. Non ! « Nous » ne sommes, pas « vous » !Deuxièmement, c’est un peu facile d’attaquer ses ennemis les plusproches, euh... ses amis les plus proches. François Mitterrand qui afait beaucoup pour ce qui s’est passé, aux côtés de l’ONU, àSarajevo, ainsi que la France, n’est pas l’ennemi désigné, c’est paslui qui fait les massacres, ne confondons pas les débats, ne confon-dons pas. Il y a bien des choses à reprocher aux politiques de laFrance. Mais en particulier là, il y a aussi des choses à lui créditer.

On voit bien que quand la question de la responsabilité de l’Ély-sée fait irruption dans le débat, Kouchner tente de reprendre laparole de manière intempestive. Puis, au moment de répondre àGlucksmann, notons qu’il évite soigneusement le sujet du Rwanda etde Mitterrand.

Et ça recommence. Parce qu’on fait semblant de ne pas savoir. Enfait, on est rarement dans l’ignorance complète, on préfère l’igno-rance, parce qu’on ne veut pas penser l’impensable, proche de sa

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propre disparition. La réalité pèse trop, on ne la supporterait pas sion ne la déniait. On esquive donc l’intolérable : ainsi croit-on seprotéger. Puis on oublie. Peut-on vivre avec un remords perpétuel ?45

C’est bien Bernard Kouchner qui s’exprime. Et il semble bienque l’implication de l’Elysée (et non les erreurs d’analyse) dans legénocide (comment les livraisons d’armes évoquées par AndréGlucksmann par exemple) soit un véritable tabou chez lui. Tel unpublicitaire, il récupère à l’avance les critiques qui pourraient lui êtreformulées.

Au moment du génocide, il est certain que Bernard Kouchner acompris les tenants et les aboutissants de la crise. Pourtant,aujourd’hui, il minimise ce qu’il savait à l’époque :

2008 : « Nous le savons aujourd’hui : à l’heure où la France s’ho-norait, après le discours de François Mitterrand à la Baule, defaire de la démocratie la pierre angulaire de sa politique d’aide audéveloppement en Afrique, le régime rwandais entretenait uneidéologie raciste d’une extrême violence et se rendait déjà coupa-ble d’insupportables pogroms. […] Dans ce pays, ils furent raresceux qui virent que l’idéologie du Hutu Power préparait déjà,dans l’ombre, les horreurs qui allaient suivre.46

C’était certainement une faute politique. On ne comprenait pasce qui se passait. Mais il n’y a pas de responsabilité militaire.»47

1994 : « On vous dit toujours, et c’était vrai pour Sarajevocomme c’était vrai pour le Rwanda, on vous dit : je ne savais pas.Mais si, on savait. »48

2004 : « Mais sur place, malgré notre soutien à la cause tutsi,nous ne nous sommes pas rendu vraiment compte de l’ampleur dugénocide. Nous avions pourtant découvert des fosses communeset des habitations pleines de cadavres, des écoles bourrées desquelettes… J’en ai encore le cœur au bord des lèvres. Mais, le nezsur les horreurs, nous n’en mesurions pas encore la dimension. »49

1994 : « Vous avez parlé de 200.000, les chiffres seront peut-êtreplus grands. »50

Plus le temps passe et plus la documentation sur l’implicationfrançaise dans le génocide est mise à nu. Il devient donc de plus enplus embarrassant d’affirmer qu’on était au courant de tout à l’épo-que, même en ne s’en tenant qu’à l’exécution du génocide en tantque tel.

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DIX ANS APRÈS, LE BILAN

À partir de 2004, Kouchner s’exprime à nouveau sur le sujet.Contrairement à la plupart de ses homologues, il reconnaît pleine-ment le génocide – dans son aspect rwando-rwandais – et donc enadmet la planification. Ce qui le met en opposition frontale avec laversion de Pierre Péan du génocide post-attentat soit-disant spon-tané (et qui donc n’en serait pas un...) ou encore Hubert Védrine,bref, la vieille garde du mitterrandisme, accompagnée des politiciensde droite du gouvernement de cohabitation. N’étant pas impliqué dela même manière que les politiques de l’époque, cela explique peut-être la liberté de ton qu’il emploie. En dénonçant le génocide et doncsa planification, il ne peut que désavouer les théories selon lesquellesl’attentat contre Habyarimana serait la source d’un « génocide »spontané :

Je ne sais pas qui a tiré, le 6 avril 1994, sur l’avion qui transpor-tait le président rwandais Juvénal Habyarimana et son collèguedu Burundi. D’un côté comme de l’autre, les révélations parais-sent aussi suspectes que les preuves semblent minces. Mais je saisque le génocide de huit cent mille Tutsi, cette ethnie minoritairedu Rwanda, n’a pas spontanément éclos. J’affirme que ce carnageorganisé fut déclenché comme on sonne le clairon avant labataille et préparé de longues années par des discours de haine,politiques et religieux. Des catholiques infâmes codifièrent soi-gneusement, administrativement, le meurtre collectif. Des prêtressublimes protégèrent au péril de leur propre vie les victimes dési-gnées. Et les populations civiles se muèrent en bouchers civils.Je ne peux pas cautionner cette vision simpliste et infamante quifait des Tutsi les responsables de leur propre malheur, pas plus queje ne peux supporter d’entendre certains défendre la thèse d’undouble génocide Tutsi et Hutu.51

On le sent fortement agacé lors d’une interview avec Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 :

Q. Un ou deux génocides ?R. Un génocide Monsieur, il n’y a pas eu deux génocides ! LesHutu majoritaires ont tué les Tutsi minoritaires. J’y étais. Il s’agitde quelque chose de grave. […]Q. Ne vous énervez pas !R. Vous permettez, sur un sujet comme celui-là, je ne veux pasque l’on confonde les assassinés avec les assassins.Q. Mais la Justice enquête et c’est Jean-Louis Bruguière qui alancé neuf mandats d’arrêts internationaux. Alors, se réconcilier

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avec les dirigeants du Rwanda, vu par les gens qui ne connaissentpas le problème...R. Alors, qu’ils connaissent avant de parler !52

Bernard Kouchner est aussi de ceux qui dénoncent les manipu-lations de l’ethnisme dans le cas rwandais :

Pour parler de la France et du Rwanda, il faudrait sans douteremonter à Fachoda, aux luttes secrètes ou affichées entre puis-sances coloniales, à une vision de l’Afrique à la fois lointaine etfantasmée, où il était aisé de méconnaître la réalité des hommeset des douleurs, où les crimes étaient soi-disant des coutumes, lespeuples des entités insaisissables ou abstraites, le sentiment d’hu-manité un luxe pour utopistes égarés. C’est du moins ainsi quecertains ont cru ramener le drame rwandais à une question tribale,et que d’autres refusent encore d’en reconnaître la triste réalité.J’en ai parlé avec le président Mitterrand : qu’est-ce que vousaviez à vous allier ainsi de cette manière presque irréversible ? Laréponse n’était pas très satisfaisante... Il m’a dit ce sont les serfscontre les seigneurs, a dit François Mitterrand. Les Tutsi étant lesseigneurs et les serfs les Hutu. Je n’avais pas décelé chez FrançoisMitterrand d’autres arrières pensées que la défense d’une franco-phonie... française. Ce qui était déjà un peu trop, je crois. Oui,c’était une erreur, une erreur... Enfin c’était une erreur criminelle,quoi.53

Par téléphone satellite, dès ma première mission à Kigali, je solli-citai de François Mitterrand une intervention humanitaire qued’habitude il décidait sur l’heure. Cette fois, je le sentis réticent.Il ne voulut pas accorder à mes descriptions de l’horreur consta-tée le crédit suffisant. Au cours d’un aller-retour éclair entreKigali et Paris, [Éclair ? Rentré à Paris le 17 mai, il retourne auRwanda le 17 juin.] je lui réclamai l’application de ce devoir d’in-gérence que, Président de la République française, il avait sou-tenu à l’ONU avec succès.Donc j’ai raconté au président avec qui, encore une fois, j’avaisdes rapports extrêmement... francs ! Et ce n’était pas la premièrefois que je l’appelais à partir d’une région difficile pour lui deman-der d’intervenir. Et j’ai dit “il faut que la France intervienne” et ila dit “Est-ce qu’on demande à l’ONU ?” Je crois qu’il a été trèssensible à ce que je disais mais il ne m’a pas dit : “les parachutis-tes français arrivent”...54

Jacky Mamou. Vous avez eu l’occasion de parler avec FrançoisMitterrand du Rwanda. Qu’en disait-il ? Comment expliquait-il cesatrocités ?

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Bernard Kouchner. Il rejetait avec véhémence les accusations oules allusions à un rôle négatif de la France. Il affirmait que laBelgique ayant échoué, la France seule avait fait son devoir ettenté avec les accords d’Arusha d’installer un gouvernementrwandais mixte, composé de Huts et de Tutsi. Il commentait peuune tension politique qui opposait la France aux pays anglopho-nes, à l’Ouganda et aux troupes du FPR d’un Paul Kagamé sou-tenu ou au moins toléré par les Américains. Il affirmait que laFrance n’était pas allée au-delà de l’entraînement militaire queles accords passés avec le Rwanda imposaient. Je me suis opposéà lui lorsqu’il résumait ce conflit à une lutte des « serfs contre lesseigneurs ». Il souhaitait agir pour empêcher les tueries dans lecadre des Nations unies. Comme je lui demandais pourquoi ilavait tant soutenu le président défunt Habyarimana, il haussaitles épaules : « Je l’ai vu deux fois en tout et pour tout… »55

L’analyse politique qui a présidé aux interventions de la Franceétait au moins incomplète, au plus mensongère. Dans tous les caserronée et insuffisante. Et les conséquences en furent graves. Pourcertains, au sommet de l’État, il s’agissait du combat résiduel de lacolonisation française pour tenir sa place en Afrique contre, parordre de danger décroissant, les Belges, les Anglais et lesAméricains. Un contresens.56

J’en ai parlé avec le président François Mitterrand, c’était impor-tant à l’époque car c’est lui qui avait fait cette erreur. Il disait quec’était la guerre des serfs contre les seigneurs. Je ne crois pas quece soit une bonne analyse. C’était la guerre de la France, contrela Belgique, la guerre contre l’Angleterre, la guerre contre l’in-fluence en RDC, la guerre contre les Américains, tout cela étaitmélangé, extraordinairement confondu.57

Il y avait deux petits cons qui étaient là, ou quatre, pour alerter lemonde, alors que nous étions branchés États-Unis, NationsUnies, France, Angleterre, qu’avec Roméo Dallaire on appelaitles pays, il y en avait dix-neuf, qui, un par un, avaient promisd’envoyer des troupes, qu’est-ce qu’ils on fait, ces salauds ? Je saisque Clinton n’a pas fait une réunion de cabinet, qu’il n’y en a paseu ! Et pourtant j’aime Clinton... Et j’aimais FrançoisMitterrand !58

En 2003, Kouchner, critiquant et exposant l’analyse élyséenne,évoque l’argument « serfs contre seigneurs », c’est-à-dire un argu-ment de type « révolution française », ainsi que la défense de la fran-cophonie. En 2006, il parle du syndrome de Fachoda. Entretien aprèsentretien, au fil des années, Kouchner lâche des nouvelles bribesd’explication mitterrandienne. Dans le film de Klotz il apparaît au

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bords des larmes quand il raconte ses entretiens avec Mitterrand.C’était à se demander si l’ex-ministre de Mitterrand n’allait pas allerplus loin dans sa critique. Mais il n’en fut rien. Sa défense de l’inno-cence française va même devenir plus étayée, plus agressive :

Je précise : l’armée française n’a pas plus organisé le massacrequ’elle n’a participé directement au génocide.59

Si la France a probablement commis au Rwanda des erreurs poli-tiques, si elle s’est longtemps trompée sur la nature et les causesde la crise, elle n’a en rien participé au génocide des Tutsi. Maisles accusations portées contre nous et contre notre armée sonttrop graves : il nous faut donc faire toute la lumière sur le dramerwandais afin de renouer avec ce pays des relations normales, fon-dées sur la confiance. […] Le Rwanda, c’était l’un des pointsnévralgiques de notre politique africaine. À l’écart de la sphèred’influence traditionnelle de la France, c’était autant un bastionfrancophone à défendre qu’une avancée à consolider. C’était sur-tout, dans les années 70 et 80, un régime allié, celui du présidentHabyarimana, né d’un coup d’état, que nous avons pourtant sou-tenu avec vigueur et détermination. […] De ce soutien, la politi-que française doit être comptable, au moins par omission. Depuis1970, une série d’approximations, d’inadvertances et d’erreursd’analyse fondèrent une politique inégalitaire et négligèrent laréalité humaine des problèmes, à l’aune de cette phrase pronon-cée par un très haut responsable : “Au Rwanda, c’est la lutte desserfs contre les seigneurs.”60 Malgré ce déséquilibre, les effortsdéployés par notre pays en faveur d’un règlement politique, enparticulier le soutien de la diplomatie française aux accordsd’Arusha, doivent être soulignés.61

Face à la montée des violences et des massacres, la France et sessoldats n’ont en aucune manière incité, encouragé, aidé ou sou-tenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont déclenché dansles jours qui ont suivi l’attentat. […] la France a certainementcommis sur de longues années des erreurs politiques, fondées surdes interprétations fausses, mais il serait odieux et inacceptablede penser qu’elle ait pu être coupable de crimes et de complicitéde crimes de génocide. C’est un point sur lequel je ne transigeraipas. Notre rapprochement avec le Rwanda ne se fera pas au détri-ment de l’honneur de l’armée française, au détriment de la véritéhistorique.62

Les interrogations vont plus loin, et nous ne pouvons les ignorer.Il en va de notre honneur, il en va de notre honnêteté vis à visdes victimes rwandaises, et il en va de notre présence future dansla région des Grands lacs et, au delà, en Afrique.63

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Je n’ai jamais dit et je ne dirai jamais qu’il y a eu participation del’armée française au moindre meurtre. (…) La France n’est pascoupable de génocide, et surtout pas l’armée française.64

La normalisation et la vérité, long texte de sept pages, est-elle lanouvelle vulgate sur la France au Rwanda ? Il serait trop fastidieuxd’en citer tous les poncifs. Une légende officielle moins extrême quecelle portée par les plus fidèles lieutenants de François Mitterrand,tel Hubert Védrine. Elle s’appuie en fait sur les conclusions (et nonle travail d’enquête proprement dit) de la Mission parlementaired’information sur le Rwanda (MPIR), présidée par Paul Quilès.Kouchner y fait directement allusion : « Cette commission [sic] a rendudes conclusions publiques qui soulignent l’absence de responsabilité directeet unique de la France. » Plus le temps passe, plus la « prescriptionmédiatique » fait son effet. Les énonciateurs de discours officielslâchent du lest. Mitterrand est mort depuis plus de dix ans. D’annéeen année, les découvertes sur le rôle de la France s’accumulent, et lespositions sont de plus en plus difficiles à tenir. Mais il ne s’agit pasd’aller jusqu’à courir des risques judiciaires, le crime de génocideétant imprescriptible. Il a fallu cinquante ans pour qu’un président dela République française reconnaisse la culpabilité de l’État dans ladéportation des Juifs. Ce point d’ancrage sur les conclusions de lamission Quilès reste utile pour sauver « l’honneur » de l’État français– « ils nous ont évité le TPIR »65 dira un haut responsable militaire –,et à Bernard Kouchner d’ajouter : « il en va de notre présence future(…) en Afrique »66.

CONCLUSION

Bernard Kouchner a en effet clairement sonné l’alerte – uneseule fois – sur le génocide des Tutsi le 18 mai 1994 sur France 3. Maisces multiples interventions dans les médias à ce moment précis ontaussi semé la confusion avant et après cette fameuse intervention : ildonne l’image d’un génocide abstrait où il est très difficile de savoirqui tue qui. Il faut souligner de plus que cette alerte apparaît bien tar-dive, car à la mi-mai, plus de la moitié du génocide est consommé,soit au moins 500 000 morts.

Au moment du retrait massif des forces de l’ONU à la mi-avril,il a eu l’occasion de s’exprimer au journal télévisé et a tenu des pro-pos cruellement fatalistes, sans s’insurger outre mesure contre l’aban-don manifeste de la « communauté internationale ». Envoyé par l’Ély-

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sée pour ouvrir des couloirs humanitaires (et ainsi contribuer, à soninsu ou pas, à redorer le blason du gouvernement du génocide), il nepouvait que défendre la politique de François Mitterrand, ce qu’il afait lors d’un débat télévisé contre André Glucksmann. Il a égale-ment semé la confusion sur le rôle déterminant de la machine étati-que rwandaise en décrivant une situation chaotique où la rue gouver-nait. Ce qui est en soi une forme de négationnisme puisque toutgénocide est le fruit d’une politique intentionnellement criminellede la part d’un État. À cette époque, ce positionnement lui permetde protéger les parrains du génocide, François Mitterrand et ÉdouardBalladur.

Il a ensuite soutenu l’opération Turquoise, qui sous couvertd’humanitaire a protégé un gouvernement d’assassins et son retraiten bon ordre, alors que le génocide est quasiment terminé et qu’il necontinuera que dans les zones contrôlées par la France. Certes, il par-lera plus tard du terrible échec de Turquoise, mais pour dire justeaprès qu’il regrette que l’opération ne se soit pas faite sur Kigali ! Cequi aurait partitionné le Rwanda et donc permis à l’appareil génoci-daire d’être encore à la tête d’un État souverain et légitime...

Dix ans plus tard, il fustige les « erreurs d’analyse » deMitterrand qui ont fait que ce dernier a soutenu plus que de raison lecamp des extrémistes du Hutu Power. Mais c’est pour aussitôt dire, enconcordance avec les conclusions de la mission Quilès, que la Francene s’est en aucun cas compromise dans le génocide en lui-même. Ilreconnaît le génocide, s’insurge contre les courants révisionnistes etnégationnistes – et donc exècre le débat qui entoure la prétendueresponsabilité du FPR dans l’attentat du 6 avril par exemple – portéspar les propos de certains de ses collègues politiques, mais agitcomme un véritable croisé de l’innocence française au Rwanda.

Or, toute la documentation accumulée depuis quinze ans surl’implication de l’État français va dans le sens d’une co-responsabilitéfranco-rwandaise a minima dans ce génocide. Il nie totalement laspécificité néo-coloniale de cette entreprise d’extermination.

Dans ces conditions, il est même à se demander si c’est à ce prixque le locataire du Quai d’Orsay reconnaît le génocide. Ou bien est-ce le génocide dans son ensemble que Kouchner refuse de reconnaî-tre ? Ce serait une forme de négationnisme beaucoup plus insidieuseque les coups de boutoir des Péan, Hogard et autres : d’une part,l’exécution d’un génocide ne peut que suivre une phase préalable de

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planification et de propagande, d’entraînement militaire (à la guerrerévolutionnaire française), etc. Une phase où la « coopération » mili-taire française est au sommet des hiérarchies (état-major, garde pré-sidentielle...). D’autre part, n’oublions pas que pendant la phase opé-ratoire du génocide, qui se situe après le départ du gros des troupesfrançaises en décembre 1993, il y a eu, outre la couverture diploma-tique, des livraisons d’armes et une aide multiforme. Sans compter laprésence discrète des militaires tricolores pendant toute la durée desmassacres.

En bref, ce sont tous les symptômes du néocolonialisme françaisen Afrique qu’il entend écarter du débat d’un revers de main. Unenégation qu’il perpétue d’ailleurs lors de son passage au Quai d’Orsay– passage obligé avant une probable candidature au poste de secré-taire général de l’ONU –, où, sans aucune nuance, il apparaît commele porte-parole d’une Françafrique qui perdure. De tels actes fontreculer le droit international et torpillent toute la légitimité del’idée-force de l’ONU et du kouchnérisme, le droit d’ingérence.

« Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Vous savez pourquoi onintervient jamais ? C’est pas beau, on dit que c’est du néo-colonia-lisme. »67 Un an après le génocide, François-Xavier Verschave analysele cas Kouchner :

Il s’est fait l’apôtre efficace, à l’ONU, de la reconnaissance d’unprincipe d’abord incontestable : la confraternité interétatique nedoit pas laisser massacrer des populations entières par des tyranssadiques ou illuminés. Mais le mot même d’“ingérence” qu’il atenté d’imposer montre bien toute la difficulté d’application d’untel principe, en dehors d’un renforcement considérable de l’Étatde droit international. Surtout, il était impossible de prôner demanière crédible le droit ou le devoir d’ingérence sans dénoncerl’extrême hypocrisie de la politique franco-africaine. Résultat :Bernard Kouchner a accepté de servir d’alibi, se rendant auprèsdes sud-Soudanais affamés et massacrés tandis que Jean-Christophe Mitterrand faisait affaire avec Omar el-Béchir, le chefdes massacreurs, et ne pipant mot contre les prodromes du géno-cide rwandais. Du coup, depuis 1992, la forte intuition kouchne-rienne (un droit d’intervention humanitaire légitimé par l’ONU)a été intégrée par la Françafrique politico-militaire comme uneformidable source de relégitimation. L’opération Turquoise auramontré toutes les potentialités du militaro-humanitaire souspavillon onusien. Non qu’il faille exclure définitivement lesecours à populations en danger. Mais la France n’acquerra son

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brevet de secouriste qu’en cessant d’être un pompier pyromane,en psychanalysant sa volonté de puissance et la contradictionœdipienne des fils à papa de Gaulle : se vouloir le pays des Droitsde l’Homme tout en soutenant depuis trente ans des dictaturesafricaines, ou la dérive dictatoriale de ses “amis de trente ans”. 68

Que faudra-t-il donc retenir de plus ? Les aventures deKouchner au Biafra, au Cambodge, et au Rwanda, sont les exemplesmêmes de la manipulation de l’humanitaire à des fins de guerressecrètes. Dans ces moments-clés, l’humanitaire kouchnérien est unélément déterminant de propagande et de guerre psychologique. Unequestion brûle toutes les lèvres : Kouchner est-il complice, se fait-ildépasser par plus rusé que lui ? « Faux problème », déclare lecinéaste et écrivain Georges Kapler. « C’est un jeu qu’il a perdu il y adéjà longtemps en acceptant d’être membre d’un gouvernement. »

Plus de quinze ans après le génocide, c’est en tant que ministredes Affaires étrangères qu’il participe à l’échafaudage de nouvellesrelations entre la France et le Rwanda. Paris avait maintenu dans sesrapports avec l’État rwandais un tel niveau de bassesse que nombreuxauront chanté les louanges de cette éclaircie diplomatique, symboli-sée par la visite à Kigali de Nicolas Sarkozy.

Beaucoup de responsables politiques au pouvoir en Franceaujourd’hui, et déjà aux affaires en 1994, sont contraints et forcés derenouer avec Paul Kagame. Kouchner, lui, n’avait pas de poste offi-ciel pendant la tragédie. Porté par la crédulité de l’opinion,Kouchner se sent plus libre et légitime dans son rôle d’humanitaireau grand cœur, de faiseur de paix. Tout en continuant, coûte quecoûte, à protéger les responsables français du génocide et à se glori-fier de ses actions, comme lors de la dernière commémorationannuelle, où ceux qui se sont penchés sur les coulisses de l’Histoiren’ont pas manqué de soulever le côté obscène de cette représentationthéâtrale.

La diplomatie kouchnérienne, diplomatie d’apparat, est unesupercherie qui consiste à jouer avec le temps : le crime de génocideest imprescriptible mais personne n’est immortel, et le rythme despetits pas diplomatiques de la France a la précision de l’horloger. Aumoment où l’État français était impliqué dans le génocide des Tutsi,il pouvait reconnaître, 50 ans après, son rôle dans celui des Juifsd’Europe. À l’époque, la superposition de ces deux événements n’afait l’objet d’aucun commentaire. n

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Notes

1. Lire François-Xavier Verschave, La Françafrique, Stock, 1997.2. Entretien avec Bernard Kouchner. « Nous entrons dans une époque où il ne sera plus possible

d’assassiner massivement à l’ombre des frontières » nous déclare le secrétaire d’État à l’actionhumanitaire, in Le Monde du 30 avril 1991.

3. Un entretien avec M. Bernard Kouchner, op. cit.4. Comme toujours dans les cas de très grande catastrophe, l’estimation est difficile. Un à trois

millions, selon les sources.5. La qualification de génocide au Cambodge fait débat chez les spécialistes. À noter que le cri-

tère politique a été écarté de la charte de l’Onu sur le génocide, à la demande de l’URSS...Rappelons aussi que l’Onu a soutenu les Khmers rouges y compris après qu’ils aient étéévincés du pouvoir – ceux-ci conservant leur siège dans l’arène internationale de nombreu-ses années après.

6. Libération, 29 septembre 1979, Patrick Sabatier.7. Une disparition si opportune... Le procès de Pol Pot aurait embarrassé aussi bien les Khmers

rouges que Pékin, Paris ou Washington. Libération, 17 avril 1998 .8. France 3, 10 octobre 1990.9. Le Monde, 30 avril 1991.10. Le Monde, 20 mai 1994.11. Il serait plus juste de dire : « divisées par cinq ».12. Kouchner inverse les deux événements.13. Humanitaire, n°10, avril 2004.14. Notamment un rapport sous l’égide de la FIDH publié en mars 1993. Jean Carbonare, son

rapporteur, avait d’ailleurs averti Bruno Masure de l’imminence d’un génocide.15. TF1, 10 mai 1994.16. Bernard Kouchner préfère dire qu’il est en mission pour l’Onu ou bien qu’il voyage à la

demande du FPR. Sa tartufferie humanitaire en 1994 au Rwanda est parfaitement démon-trée dans l’article de Jacques Morel et Georges Kapler, Concordances humanitaires et géno-cidaires, La nuit rwandaise, n°1, 2007. Nous ne faisons qu’un bref résumé sur ce sujet.

17. Roméo Dallaire, J’ai serré la main du diable, Libre expression, 2004.18. Nous revenons plus loin sur l’idée d’intervention française à Kigali.19. Déclaration multi-diffusée sur France 3 le 14 mai (12h, 13h, 19h, 23h), ainsi qu’au journal

de 20 heures de France 2.20. Citations tirées du film de Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre.

Nous ignorons si ces propos ont été diffusés dans les médias.21. Cité par Renaud Girard, Rwanda : le combat singulier de Marc Vaiter, Le Figaro, 16 mai 199422. Humanitaire, n°10.23. JT de France 3, 18 mai 1994.24. De la part de politiques, militaires, ou journalistes. Il est à noter que France 3 diffuse cette

interview à midi, mais, dans les deux éditions du 19/20, coupe le passage sur le génocide desTutsi pour ne garder qu’un passage sur le droit d’ingérence.

25. TF1, journal de 20h, 18 mai 1994.26. Le Monde, 20 mai 1994.27. France Inter, 18 mai 1994, 13h.28. TF1, 18 mai.29. Kigali, des images contre un massacre.30. À partir de l’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry, L’inavouable, publié aux Arènes en 2004

lors de la dixième commémoration du génocide. Le livre touche un public plus large.31. Pourtant, le leitmotiv humanitaire, qui est l’étendard de l’opération Turquoise qui n’inter-

vient qu’en toute fin de génocide, sera repris par Kouchner, qui, bien que regrettant sonaspect « tardif », en soulignera la « nécessité ». Source : Les réactions françaises, LeMonde, 24 juin 1994.

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32. Le Monde, 20 mai 1994.33. Concordances humanitaires et génocidaires, op. cit.34. Concordances humanitaires et génocidaires, op. cit.35. Jean-Paul Gouteux, La nuit rwandaise, L’Esprit frappeur, p. 230. Bernard Kouchner réitère

d’ailleurs ces propos stupéfiants à Angers, quelques jours plus tard, au forum des commu-nautés chrétiennes : « Ça ne vous questionne pas, vous, tous ces gens qui au Rwanda, auBurundi, se réclament de Dieu et qui se coupent en rondelles ? » cité par Henri Tincq dans LeMonde, du 24 mai 1994.

36. Les réactions françaises, Le Monde, 24 juin 199437. TF1, 18 mai 1994.38. Kigali, des images contre un massacre.39. Rwanda, pour un dialogue des mémoires, op. cit.40. Aucun témoin ne doit survivre, Karthala, 1999, p. 780.41. Europe 1, 2 octobre 2007.42. L’éditorial de Patrick Sabatier tente de saboter cette série d’articles. D’autre part, le néoco-

lonialisme n’est pas une affaire d’amitié mais de domination.43. TF1, 18 mai 1994.44. Le Monde, 20 mai 1994.45. Préface de Rwanda, pour un dialogue des mémoires.46. La normalisation et la vérité, op. cit.47. Conférence de presse à Kigali, 26 janvier 2008.48. France Inter, 18 mai 1994.49. Humanitaire, n°10, avril 2004.50. France Inter, 18 mai 1994.51. La normalisation et la vérité, op. cit.52. Europe 1, 2 octobre 2007.53. Tuez-les tous ! Rwanda : Histoire d’un génocide “sans importance”, réalisé par Raphaël

Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, diffusé sur France 3 le 27 novembre 2004.Production : La classe américaine, Dum Dum films.

54. Kigali, des images contre un massacre, op. cit.55. Humanitaire, n°10, avril 2004.56. Préface de Rwanda, pour un dialogue des mémoires.57. Europe 1, 2 octobre 2007.58. Entretien avec Jean-Christophe Klotz, op. cit.59. Rwanda. Pour un dialogue des mémoires, op. cit.60. Un accès de pudeur du désormais ministre des Affaires étrangères : vous l’aurez reconnu, ce

« très haut responsable » est François Mitterrand.61. La normalisation et la vérité, revue Défense nationale, mars 2008.62. La normalisation et la vérité, op. cit.63. La normalisation et la vérité, op. cit.64. AFP, 2 octobre 2007. 65. Tribunal pénal international pour le Rwanda, qui juge à Arusha les responsables du géno-

cide. Propos rapporté par Gabriel Periès et David Servenay dans Une guerre noire, LaDécouverte, 2007.

66. La normalisation et la vérité, op. cit.67. France 3, 18 mai 1994.68. Dossier Noir n°4, Présence militaire française en Afrique : dérives... Agir ici et Survie,

L’Harmattan, 1995.

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INTERVIEW

Alain Gauthier :“Tout n’est pas réglé”

L’action inlassable du CPCR pour que des poursuites judiciai-res soient engagées contre les responsables du génocide desTutsi qui ont trouvé refuge en France, se heurte depuis desannées au mauvais vouloir de la justice française. Cette pas-sivité est particulièrement scandaleuse à la lumière des pro-cédures qui ont abouti au rejet de la demande d’asiled’Agathe Habyarimana, où l’on peut voir comment cettemême justice est très bien informée de la gravité des crimesreprochables aux génocidaires rwandais. [Voir Le procèsd’Agathe H. dans La Nuit rwandaise n°3.]

Le CPCR, dans un communiqué du 26 février, rappelle que “lesrescapés rwandais de France attendent une coopération judiciairesans équivoque pour traduire devant les tribunaux les auteurs dugénocide des Tutsi qui vivent sur le sol français”. Pensez-vous quela reprise des relations diplomatiques entre les deux pays puissefavoriser une telle coopération et que la justice française va véri-tablement s’engager dans cette voix ?La reprise des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France asans conteste décrispé la situation. Mais tout n’est pas réglé avec laréouverture des ambassades et le voyage du Président Sarkozy àKigali. Cette nouvelle donne a quand même permis aux juges d’ins-truction français à se rendre sans arrière pensée en commission roga-toire au Rwanda. Ce déplacement à Kigali était indispensable pourque la justice française se mette en route. De nouveaux déplacementssont en cours, d’autres sont prévus ; les juges doivent se faire leurpropre idée. Ils doivent prendre la mesure de ce qu’a été le génocide

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des Tutsi, ils doivent rencontrer les témoins que nous citons dans nosplaintes et trouver éventuellement d’autres témoins. Les parties civi-les que nous sommes leur ont déjà bien mâché le travail… La justicefrançaise a manifestement changé d’attitude mais, comme nous ledisons sans cesse, nous devons rester vigilants et être, encore et tou-jours, la “mouche du coche” afin que toutes ces affaires ne tombentpas dans l’oubli.

Bien que selon la formule consacrée “la justice est indépendanteen France”, selon vous, la récente arrestation d’AgatheHabyarimana est-elle un gage de bonne volonté donné par laFrance dans ce sens ? Agathe Habyarimana aura par ailleurs étéentendue comme témoin ce mardi 10 mars par la section derecherche criminelle de la gendarmerie dans la cadre d’une plainteque vous aviez déposée. Va-t-elle être finalement jugée en France ?Qu’en est-il de votre plainte la concernant ?Agathe Kanziga a été arrêtée quelques heures suite au mandat d’arrêtinternational que le Rwanda avait émis contre elle depuis quelquesmois. Sa remise en liberté ne peut étonner que ceux qui n’ont pasvraiment suivi toutes ces affaires. En effet, en cas de demande d’ex-tradition, la personne interpellée ne peut être gardée en détentionque si deux conditions sont réunies :

– s’il y a risque de trouble à l’ordre public. Or, il est clair que le géno-cide des Tutsi ne passionne pas nos concitoyens !

– s’il y a risque de défaut de présentation, autrement dit, si la per-sonne risque de s’évanouir dans la nature. Or, Agathe Kanziga nedoit pas avoir beaucoup de lieux d’accueil. C’est en France qu’ellesouhaite rester.

Par contre, Agathe Kanziga a été enfin entendue le 10 mars par lasection de recherche criminelle de la gendarmerie dans le cadre de laplainte que le CPCR a déposée le 13 février 2007. C’est une pre-mière. La plainte est prise au sérieux. Agathe Kanziga sera-t-ellejugée en France? Comme le rappelait récemment le présidentKagame, peu importe le lieu, ce qui est important, c’est que les pré-sumés génocidaires rwandais soient jugés, au Rwanda, en France ouailleurs.

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À ce jour, toutes les demandes d’extradition vers le Rwanda degénocidaires supposés en vue de leur jugement se sont soldées parun refus de la France (et parfois une remise en liberté...) ? Leschoses vont-elles selon vous évoluer ?

Toutes les demandes d’extradition vers le Rwanda ont en effet étérejetées par la justice française. Mais, dans ce domaine, la France nefait pas bande à part. Les juges du TPIR ont eux-mêmes refusé d’ex-trader les Rwandais qui ne seraient pas encore jugés. À leur suite, lesjustices occidentales ont pris les mêmes décisions : l’Allemagne, leRoyaume Uni, le Canada n’ont pas donné suite à des demandes d’ex-tradition vers le Rwanda. On peut le regretter, d’autant que le pré-texte avancé par des ONG comme Amnesty International consiste àdire que les témoins ne seraient pas suffisamment protégés dans desprocès au Rwanda. Autrement dit, la justice rwandaise ne serait pasfiable ! Cela n’est probablement pas près de changer. Il faut doncque la justice française et les autres justices occidentales se mettentau travail et commencent sans tarder par instruire les affaires liées augénocide des Tutsi et pensent à organiser des procès dans des délaishumainement raisonnables, même si ces délais sont déjà pour nouslargement dépassés.

Bernard Kouchner et Michèle Alliot-Marie ont annoncé la créa-tion, début janvier, d’un pôle “génocides et crimes contre l’huma-nité” au Tribunal de Grande Instance de Paris. Où en est ce pro-jet ? Peut-on penser qu’il faisait partie prenante des tractationsentre Paris et Kigali au sujet de la reprise des relations diplomati-ques ?La création d’un « pôle génocide et crimes contre l’humanité » est pro-bablement une idée du Ministère des Affaires Etrangères. BernardKouchner en avait fait la demande depuis de longues semaines auMinistère de la Justice qui, sous Madame Rachida Dati, était restéesourde à ces demandes, tout comme à celles de notre association etcelles de nos avocats. Lorsqu’en octobre dernier Michèle Alliot-Marie a évoqué la création d’un tel pôle d’enquêteurs, nous n’avonspu qu’approuver cette proposition. La nouvelle a été reprise dans LeMonde par nos deux ministres, cette fois en des termes assez forts.Tout récemment, il semblerait que Madame Alliot-Marie ait déposé

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le projet au parlement. Il faudra bien évidemment encore quelquesmois avant qu’une décision soit prise. Mais cette mise en place d’untel pôle était indispensable si on veut que la justice française travailleefficacement. Là encore, nous devons rester vigilants.

Dans les statuts du CPCR, on peut lire que votre action concerne“ceux qui, résidant en France et soupçonnés d’implication dans legénocide, ne font pas encore l’objet de poursuites judiciaires, afinqu’ils répondent de leurs actes devant les tribunaux français”.Pour l’instant, seuls des Rwandais résidant en France ont été lacible de votre travail et de vos investigations. Peu de choses fil-trent sur l’avancée des plaintes portées au Tribunal aux armées pardes Rwandaises (plainte contre X pour viol pendant l’opérationTurquoise par des soldats français), plainte à laquelle l’associationSurvie s’est associée. Peut-on imaginer que vous portiez égalementplainte un jour contre des Français ?

Dans ses statuts, le CPCR s’engage effectivement à « poursuivre enjustice les présumés génocidaires rwandais présents sur le sol français ».Lorsque, suite au travail de la CEC (Commission d’EnquêteCitoyenne), des plaintes ont été déposées par des ressortissants rwan-dais contre l’armée française, la question s’est posée de savoir si nousdevions nous aussi nous porter partie civile. Nous avons préféré res-ter à l’écart, et nous avons bien fait, afin que ce dossier ne vienne pascourt-circuiter tous ceux que nous avions déposés sur le bureau desjuges parisiens contre des présumés génocidaires rwandais présentssur le sol français, selon la loi de compétence universelle. Bien évi-demment, nous soutenons le combat de la CEC, nous soutenons lesplaintes déposées. Nous ne voulions pas que les entraves qui ne man-queraient pas d’être placées contre ces plaintes retardent toutes lesaffaires dont nous nous occupions. Bien évidemment, ces dossierssont liés, concernent le génocide et les génocidaires contre lesquelsnous nous battons et nous souhaitons que ces plaintes devant leTribunal aux Armées puissent aboutir. Nous n’avons pas les moyensde nous engager plus avant dans ces affaires. Les plaintes que nousavons initiées contre des Rwandais nous demandent déjà tellementde moyens et d’énergie. Nous ne pouvons faire plus, pour l’instant entout cas.

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Comment peut-on soutenir l’action du CPCR ?Pour nous aider ? Dans l’état actuel des choses, l’aide financière estindispensable. Ceux qui le souhaitent peuvent faire des dons auCPCR, sans pour autant en devenir membre. Nous envoyons desreçus fiscaux à tout donateur. Pour ceux qui veulent aller plus loin, ily a toujours la possibilité de nous rejoindre dans notre combat, defaire connaître nos actions autour d’eux… n

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COLLECTIF DES PARTIES CIVILES POUR LE RWANDA

La justice françaiseenfin en marche ?

À l’aube de la seizième commémoration du génocide des Tutsiperpétré au Rwanda en 1994, il semblerait que la justice française,après avoir fait preuve d’une inertie coupable pendant de trop lon-gues années, se soit décidée à prendre au sérieux les nombreusesplaintes déposées sur le bureau des juges d’instruction parisiens par leCPCR et d’autres associations (Survie, FIDH, LDH).

La première bonne nouvelle est venue en octobre dernier lors-que Madame Alliot-Marie, ministre de la Justice et Garde desSceaux, a fait part de son intention de proposer au parlement fran-çais la création d’un « pôle d’enquêteurs spécialisés » pour crime degénocide. Depuis plusieurs mois, le Ministère des Affaires Etrangèress’était exprimé sur la création d’un tel pôle d’enquêteurs mais leministère de la justice était resté sourd à sa demande.

Les avocats du CPCR (Collectif des Parties Civiles pour leRwanda) s’étaient aussi exprimés à plusieurs reprises sur le sujet etn’avaient eu de cesse de demander la mise en place d’une telle struc-ture. Début mars, le parlement a été saisi du projet. Espérons que d’icila fin de l’année la France se sera dotée d’une institution qui existedéjà dans d’autres pays. Une inquiétude cependant : quels moyensseront dégagés pour permettre à ce pôle d’enquêteurs de fonctionnerefficacement ? Les juges d’instruction seront-ils déchargés, comme ilsle demandent, et comme nous le demandons avec eux, de tous lesautres dossiers qui encombrent leur bureau ?

Un deuxième événement est venu illustrer la nouvelle donneen matière de justice. À peu près à la même date, Mesdames Pous etGanascia, en charge des dix premières plaintes, et en particulier cel-

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les contre l’abbé Wenceslas Munyeshyaka et Laurent Bucyibaruta, lepréfet de Gikongoro (zone Turquoise), se sont rendus dans un pre-mier temps à Arusha, au TPIR. Ce premier déplacement a été suivid’un autre, encore plus porteur de symbole : les juges sont partis àKigali en commission rogatoire internationale. Ce séjour d’unesemaine leur a permis de prendre contact avec les autorités judiciai-res du Rwanda et de commencer à enquêter sur les dossiers dont ellesont la charge. Mesdames Pous et Ganascia s’apprêtent d’ailleurs à serendre une nouvelle fois au Rwanda, pour un séjour prolongé. La jus-tice française semble avoir pris la mesure du travail qui l’attend.

Ce déplacement à Kigali a été suivi du départ des deux autresjuges en charge des nouveaux dossiers : Madame Jolivet etMonsieur Aubertin, en janvier dernier. Ces deux juges, nommésassez récemment, sont en charge des six dernières plaintes déposéespar le CPCR. A leur tour, ils envisagent un nouveau déplacement auRwanda en avril.

Début janvier, Madame Alliot-Marie et Monsieur Kouchner,ministre des Affaires Etrangères, ont publié dans le quotidien LeMonde un article en commun « Pour la création d’un pôle génocide etcrimes contre l’humanité au TGI de Paris». Pour tous ceux qui suiventl’actualité concernant le génocide, ce texte fera date. En effet, lesdeux ministres s’étonnent : « Quel plus grand scandale que l’impunitédes criminels contre l’humanité ? Quel plus grand outrage pour les victi-mes et, au-delà, l’humanité toute entière… Les victimes de la barbariehumaine ont le droit de voir leurs bourreaux poursuivis et condamnés.»Un peu plus loin, ils affirment avec force que « la France ne serajamais un sanctuaire pour les auteurs de génocide». C’est pourtant cequ’elle est jusqu’à ce jour ! Il est impossible de ne pas citer presquein-extenso la fin du document : « Les personnes suspectes de génocide[…] doivent être jugées. Elles le seront. La France s’inscrit résolumentdans la lutte contre l’impunité. Seule la justice permettra à tous de tournerla page en faisant enfin émerger la vérité. » Nous aurions pu nous-mêmes signer un tel document.

Le voyage de Nicolas Sarkozy, enfin, même s’il n’a pas réponduà toutes nos attentes, gardera une forte portée symbolique. En s’incli-nant devant les « victimes du génocide des Tutsi », le président françaisa reconnu la réalité de ce génocide en nommant les victimes. Dans laconférence de presse conjointe qu’il a tenue avec le présidentKagame, Nicolas Sarkozy a enfin affirmé sa volonté « que les respon-

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sables du génocide soient retrouvés et punis ». À la question de savoir s’ily a des bourreaux en France, question que le président s’est formuléeà lui-même : « C’est à la justice de le dire. Notre volonté, c’est que tousles génocidaires soient punis. » Nous ne voulons pas mettre en doute ladétermination des autorités françaises à poursuivre en justice lesgénocidaires rwandais, mais nous devons rester vigilants pour que cespropos ne restent pas des paroles diplomatiques. N’oublions quandmême pas que, si aujourd’hui seize plaintes sont sur le bureau des jugesd’instruction français, c’est uniquement parce que des associationscomme le CPCR se sont portées parties civiles, le Parquet n’ayantjamais pris l’initiative de poursuivre. Étonnant, tout de même.

Seize plaintes, en effet, et très prochainement deux ou troisnouvelles. C’est dire la détermination qui est la nôtre. Les deux plusanciennes plaintes ont été déposées dès 1995 à l’encontre de l’abbéWenceslas Munyeshyaka qui continue à exercer son ministère dansla paroisse de Gisors, diocèse d’Evreux, et de Sosthène Munyemana,surnommé le « Boucher de Tumba » par l’association African Rightsqui a un bureau à Kigali et dont la responsable est l’infatigableRakiya Omar. Ce médecin, qui a eu affaire récemment à la justice àcause d’une demande d’extradition vers le Rwanda, continue d’exer-cer à l’hôpital de Villeneuve sur Lot, dans le sud de la France.

D’autres plaintes ont ensuite été déposées contre LaurentBucyibaruta (cité plus haut), et trois militaires, Laurent Serubuga,Cyprien Kayumba et Fabien Neretse. Seul ce dernier fait vraimentl’objet de poursuites. Deux autres médecins, Eugène Rwamucyo, ettout récemment, Charles Twagira, sont également poursuivis par lajustice française. Si Agathe Kanziga, veuve du présidentHabyarimana, est la plus médiatique des sans-papiers en France, soncas est en train d’être étudié par les juges. Une demande d’extradi-tion vers le Rwanda est en cours mais il serait bien étonnant qu’elleaboutisse. En effet, la justice française a eu à se prononcer à quatrereprises, déjà, et la demande d’extradition vers Kigali a été rejetée.Suite à la plainte déposée par le CPCR, Madame Kanziga vientd’être entendue pendant quelques heures par la section de recherchecriminelle de la gendarmerie.

Concernant les refus d’extradition vers le Rwanda, il s’agit desaffaires Claver Kamana, un riche entrepreneur accueilli chez lesSœurs de Saint-Joseph à Annecy, Isaac Kamali, beau-frère deBagosora, professeur de mathématiques à Béziers, le lieutenant-colo-nel Marcel Bivugabagabo en résidence à Toulouse et Pascal

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Simbikwagwa, arrêté à Mayotte et incarcéré depuis à Paris. Ce der-nier a en effet été condamné pour trafic de faux papiers mais est aussipoursuivi pour génocide. Un autre présumé génocidaire, CallixteMbarushimana, parisien d’adoption, n’est autre que le secrétaire exé-cutif des FDLR, arrêté un temps en Allemagne puis remis en liberté !Le dossier de l’ancien ministre de la Justice au Rwanda, StanislasMbonampeka est en sommeil dans la mesure où ce dernier a quittéson exil parisien pour une destination à ce jour inconnue. Le dernierdossier concerne un habitant de la région de Nice, Pierre Tegera. Ànoter qu’un présumé génocidaire, Dominique Ntawukuriryayo, a étérepris par le TPIR. Ce monsieur vivait en paix à Carcassonne et n’estautre qu’un cousin germain de l’Archevêque de Kigali ! Son procèsdevrait se terminer d’ici fin 2010.

Bientôt seize ans que le génocide des Tutsi a été perpétré auRwanda, et la justice française n’en est qu’à ses premiers balbutie-ments. Le CPCR n’a de cesse, depuis bientôt dix ans, de chercher àce que justice soit rendue. Préparer des plaintes demande un travailconsidérable. Cela nous oblige en particulier à de nombreux dépla-cements sur les lieux mêmes du génocide, à des séjours prolongés quigrèvent considérablement le petit budget de notre association.Quatre avocats parisiens travaillent à nos côtés, la plupart du tempsbénévolement, et avec la même détermination que la nôtre. C’est àla justice de dire le vrai, c’est à la justice de montrer le bourreau etde désigner la victime. Sans cette justice à laquelle on croit, les res-capés ne pourront retrouver la paix du cœur. Sans cette justice, leRwanda ne pourra se reconstruire sur des bases saines. Aucune place,dans notre combat, pour la haine ou pour la vengeance. Seule la jus-tice est notre obsession.

Alain GAUTHIER, président du CPCRwww.collectifpartiescivilesrwanda.fr

Siège de l’association : 61 Avenue Jean Jaurès 51100 REIMS France

Tél : 00336 76 56 97 6100333 26 09 45 04

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CHRISTOPHE BARONI

Le gYnocide dans legénocide des Tutsi

Les lecteurs de La Nuit rwandaise connaissent les tenants etaboutissants de l’un des plus atroces génocides qui ont ensanglanté levingtième siècle.

Aussi est-ce sur un aspect particulier que je désire focaliser l’at-tention – avec l’espoir que cela contribuera à sensibiliser davantageles femmes, à travers le monde, à cette tragédie minutieusement pro-grammée – et dans l’accomplissement duquel l’Armée, leGouvernement et la Présidence du « pays des Droits de l’Homme »et ses services secrets ont joué un rôle sinistre. Les agissements del’inénarrable capitaine Paul Barril et de ses acolytes devront êtrepleinement dévoilés, et l’on peut compter à cet égard sur La Nuitrwandaise. – Les gens informés savent, depuis l’affaire des Irlandais deVincennes (1982), que ce curieux personnage est un spécialiste despreuves fabriquées ; mais, peut-être parce qu’il en sait long sur lesaffaires de pédophilie impliquant dans les années 80-90 de très hau-tes personnalités françaises jusqu’à l’Élysée (affaire Doucé en particu-lier), il s’en tire en général, sur le plan pénal, avec une pirouette.

L’aspect particulier du génocide que je tiens à mettre enlumière, ce sont les viols systématiques de femmes, d’adolescentes,voire de fillettes ou de bébés tutsi. Ces horreurs dans l’horreur furentun gYnocide. Ne cherchez pas (pas encore) ce mot dans les diction-naires. Je l’ai trouvé récemment en surfant sur des sites féministes oùsont dénoncées les mesures discriminatoires qui, depuis les années 80et à la faveur de la détection du sexe au cours de la grossesse, empê-chent de naître nombre de filles, notamment en Inde ou aux Émiratsarabes unis, en Chine ou au Tibet – le communisme n’ayant questoppé, et non éradiqué, les idées ancestrales de supériorité et desuprématie masculines. Ici, je prends ce terme de « gynocide » dans

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un sens différent. Mais le mépris de l’intégrité et de la dignité de lafemme a pris tant de visages dans l’Histoire… Le Rwanda du prin-temps 1994 est une pièce de choix à verser au dossier du « gyno-cide » au sens large du terme.

Durant les trois mois (avril, mai et juin 1994) que dura le géno-cide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, le viol fut systématique-ment utilisé comme arme de guerre, avec en prime la transmissiondélibérément voulue du virus du sida. Dans son rapport du 29 janvier1996, M. René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commissiondes Droits de l’homme des Nations Unies, parle de ces viols commeayant été « systématiques et utilisés comme arme par ceux qui ont perpé-tré les massacres » : « D’après des témoignages cohérents et fiables, unnombre important de femmes (250 000 à 500 000) ont été violées ; le violétait une règle et son absence une exception. » Curieusement, certainesassociations, en Suisse et ailleurs, qui ont pour mission de luttercontre le viol n’ont pas manifesté la moindre indignation… Le rap-port de l’Unicef Enfants et femmes du Rwanda, publié en 1998, estimele nombre de ces viols systématiques entre 300 000 et 500 000.Financée par la Fondation de France avec le soutien logistique deMédecins Sans Frontières, une étude sérieuse menée par le docteurCatherine Bonnet et publiée en 1995 conclut :

Au Rwanda, le viol des femmes a été systématique, arbitraire, pla-nifié et utilisé comme une arme de nettoyage ethnique pourdétruire très profondément les liens d’une communauté, en lais-sant les victimes silencieuses. Les violences sexuelles ont pourparticularité de porter atteinte à l’intimité de la personne et à savie privée, aussi restent-elles très souvent secrètes. (…) La recon-naissance de ces crimes dans la loi est avant tout un devoir de jus-tice qui peut permettre de lever le déni du viol.

Les interahamwe n’ont pas tué toutes celles qu’ils ont violées,mais les laisser vivre leur permettait de les garder comme esclavessexuelles… N’a-t-on pas entendu un prêtre, officiant aujourd’huidans une paroisse catholique de France, se targuer d’avoir « sauvé »femmes et jeunes filles tutsi… alors que selon l’enquête d’AfricanRights il abusait d’elles moyennant paiement ?

Par ailleurs, garder en vie des femmes ou jeunes filles après lesavoir violées peut, dans certains cas, s’avérer plus cruel que les tuerd’emblée. Rappelons-nous ces religieuses tutsi suppliant les inter-ahamwe de bien vouloir, contre argent comptant, les exécuter d’uneballe, sans les violer ni les « raccourcir » à coups de machettes. Ou

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ces mères contraintes de se faire violer par leurs propres fils. Cellesqui, après de tels viols, ont été laissées en vie ont de quoi devenir fol-les. Des pères furent contraints de violer leur fille : si l’excitationsexuelle des interahamwe était seule en cause, ils se seraient à la hus-sarde vidés dans les orifices de leurs victimes, sans imaginer ces raffi-nements de sadisme qui ont souvent caractérisé le génocide de 1994– ce qui n’empêche pas, aujourd’hui encore, les ignorants et les dés-informateurs cyniques d’en parler comme de « tueries interethni-ques ». Après avoir exterminé sous ses yeux toute sa famille, les inter-ahamwe laissèrent vivre un vieillard, pour qu’il mourût de chagrin :à côté de ces bourreaux, le marquis de Sade semble un enfant dechœur.

Quand les tueurs arrivèrent à l’hôpital de Butare, ils achevèrentsans pitié malades et blessés tutsi, puis firent le tri entre infirmièreshutu et infirmières tutsi. La mort dans l’âme de ne pouvoir intercé-der en faveur de ces dernières, un médecin de MSF les supplia de luilaisser une infirmière hutu enceinte qu’ils emmenaient avec ses col-lègues tutsi. « Attendez, nous allons vérifier », répondirent-ils. Avecune minutie que je qualifie d’« ecclésiastique » – acquise probable-ment au contact des Pères Blancs –, ils se rendirent à l’administra-tion communale pour y consulter le registre des habitants. « C’estvrai, elle est hutu, mais l’enfant qu’elle a dans le ventre est de père tutsi,c’est un Tutsi, il doit donc mourir. » Comme tant de femmes tutsi,cette Hutu fut éventrée et son fœtus arraché de ses entrailles.

Je crois entendre, se confondant avec les appels au génocidelancé au Pays des Mille Collines par les « médias de la haine », lavoix sinistre du chef de l’État croate Ante Pavelic qui, peu aprèsavoir été reçu en audience privée par Pie XII, déclarait devant sestroupes : « N’est pas un bon Oustachi celui qui ne peut arracher au cou-teau un enfant des entrailles de sa mère ! » Ces abominations eurentpour cadre, de 1941 à 1945, un pays encore plus catholique que leRwanda de 1994 : la Croatie nationaliste où Mgr Stepinac – dontJean-Paul II a cru devoir faire un « bienheureux » – régnait commeMgr Perraudin régna sur le Rwanda1. Le sadisme des Oustachis croa-tes révulsa même des officiers nazis, qui pourtant étaient leurs alliés.Croatie, Rwanda : même horreurs, mêmes ordres, même vocabulaire– « Tuez aussi les fœtus » ; massacrer, c’est « travailler ». En Croatieaussi, on rassemblait volontiers dans les églises ceux qu’on allaitexterminer. Même mépris, même sadisme, même acharnement,même sentiment d’impunité, notamment grâce à l’appui explicite de

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l’Église croate et du Vatican. Pie XII bénit les Oustachis, reçus engrande pompe dans la cité papale au plus fort des tueries, l’archevê-que de Kigali exultait en plein génocide. Coupables du « crime d’or-thodoxie serbe », 700 à 800 000 Serbes furent massacrés, et ce géno-cide fut aussitôt occulté – mais il reste très vivant dans la mémoiredes Serbes, et habilement, en 1991, Milosevic mit le feu aux poudresen jouant sur ce traumatisme. Le génocide accompli, on assiste auxmêmes exfiltrations des tueurs ou de leurs commanditaires par desfilières catholiquesi.

Quant aux planificateurs du génocide des Tutsi, tandis que lesinnombrables victimes contaminées dépérissaient, certaines obligéesde se prostituer pour nourrir les fruits de ces viols, ils ont, dans la pri-son cinq étoiles du Tribunal Pénal International d’Arusha (TPIR),en Tanzanie, bénéficié des meilleures trithérapies, aux frais de la« communauté internationale ». Laquelle, par ailleurs, a payé leursavocats à prix d’or – si bien que certains partagèrent leurs honorairesavec les accusés et qu’ils envisagent maintenant une retraite dorée,tout en cherchant, avec Carla del Ponte et des réseaux catholiques,le moyen de s’en prendre juridiquement à Paul Kagame et à sonFront patriotique…

En quelques lignes, qui passèrent inaperçues, la presse fustigeal’attitude de ce tribunal d’Arusha : certaines questions obscènes desjuges furent une grave offense à la pudeur des femmes victimes deviols et qui, survivantes, avaient osé déposer plainte. Des précisionsinutiles leur furent demandées, accompagnées de rires et même dericanements. Des voix s’élèvent d’ailleurs pour dénoncer la présence,au sein du TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), decomplices des accusés, complices travaillant sous de faux noms.

Il y a de bien curieux défenseurs des Droits de l’Homme. Parexemple, un certain Joseph Matata tint des propos négationnistes etodieusement machistes lors du procès à Lausanne (avril 1999) deFulgence Niyonteze (bourgmestre de Mushubati accusé d’avoir acti-vement participé au génocide de 1994). Il répéta ces propos enkinyarwanda au micro complaisamment tendu par M. CelsiusNsengiyumwa, correspondant de la BBC. Pour Joseph Matata, qui sedéclare « militant des droits de l’homme » (« homme » au sens res-treint, en l’occurrence) le viol ne pouvait être que dérapage indivi-duel dû à une « faiblesse humaine » (devant la Cour) : « C’estcomme quelqu’un qui, venu pour tuer, arriverait devant une marmite etéprouverait d’abord l’envie d’assouvir sa faim » (à la BBC). Les lecteurs

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de La Nuit rwandaise jaugeront le goût exquis de ces propos.Indignées, des femmes d’origine rwandaise et des amies suisses lancè-rent un Appel, que la presse ignora mais que nous pûmes distribuer àl’issue du procès2. n

Christophe Baroni est psychanalyste et écrivain. Il est notamment l’auteur deSolidaires ! (Lueur d’espoir, 2003, voir www.christophebaroni.info).

NOTES:

1 Le regretté Jean-Paul Gouteux avait vu juste quand il dénonçait et déplorait le rôle criminelde l’Eglise catholique dans le génocide des Tutsi : relisez, dans La Nuit rwandaise nº 2 (7avril 2008), les excellents articles de Jean Damascène Bizimana et d’Yves Cossic (pp. 267-268, on y retrouve notre Matata négationniste, lors d’une soirée habilement organisée pardes « associations catholiques et prétendument humanitaires »). Dois-je ici rappeler quedans le quartier musulman de Kigali, les Hutu épargnèrent leurs coreligionnaires tutsi, carun musulman ne tue pas son frère ? Il serait temps que le Vatican apprît à lire et à mettreen pratique l’Evangile. L’Opus Dei, dont auraient fait partie le roi des Belges Baudouin Ieret peut-être le dictateur Habyarimana, est une force d’autant plus redoutable qu’elle estocculte. M’inspirant de ceux qui poursuivent l’œuvre de Jean-Paul Gouteux, j’ai ouvert surwww.christophebaroni.info un chapitre sur cet aspect ecclésiastique du génocide – cela encomplément du résumé « Pour comprendre la tragédie du Rwanda », synthèse que je sug-gère de faire lire à toutes celles et à tous ceux qui désirent y voir clair sans disposer de beau-coup de temps.

2 Appel reproduit in extenso en appendice de mon livre Solidaires ! (Lueur d’espoir, 2003),tout comme l’«Appel Rwanda » d’août 1994, qui demandait, arguments à l’appui, que laFrance comparût devant le Tribunal international institué par l’ONU – il était signé, entreautres, du biologiste Albert Jacquard, de Mgr Gaillot, de Jean Ziegler, du chanteur Renaudet du regretté Jean Ferrat, mais la presse l’ignora également.

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JEAN-LUC GALABERT

Kinyamateka etla propagande génocidaire

Propriété de la Conférence épiscopale du Rwanda, Kinyamatekaest le plus ancien journal publié en kinyarwanda. Le 19 octobre2008, l’Église Catholique rwandaise célébrait le soixante-quinzièmeanniversaire de cette « vénérable institution » en ces termes :

Ce jubilé de diamant est un jubilé d’annonce, de partage évangé-lique, de défense des droits de l’homme et d’exhortation pour lapromotion intégrale de l’homme. […] Depuis sa fondation, pour-suit le chantre de l’aîné des publications rwandaises, Kinyamatekaproclame l’Évangile, lutte pour la vérité, la justice ainsi que pourle développement économique par l’enseignement. Dans sa ligneéditoriale, Kinyamateka évite de publier des propos diffamatoires àl’endroit de qui que ce soit. Kinyamateka a été la voix de la popu-lation démunie et vivant dans les milieux les plus retirés. Dans sescolonnes, Kinyamateka traite les questions relatives à la religion,la santé, l’éducation, la politique, la justice, la réconciliation, lesport, la culture, le développement économique et social.

Ce dithyrambe jubilatoire participe-t-il d’une ignorance del’histoire du principal organe de l’Église Catholique au Rwanda oud’une amnésie ? Est-elle l’expression d’une mauvaise foi foncière oul’expression de l’art du mensonge que Koyré décrit comme la pratiqueconsistant à « dissimuler ce qu’on est et, pour pouvoir le faire, simuler cequ’on n’est pas » (Réflexion sur le mensonge, éd. Allia, p. 26).

Ces questions paraîtront outrancières à ceux qui considèrentKinyamateka comme le média d’une vision humaniste chrétienne dela société rwandaise. Mais l’examen attentif de l’histoire de ce médiaet l’analyse de son contenu oblige tout lecteur honnête à réviser unetelle représentation. L’article d’Antoine Mugesera, Abbé Sibomana,Kinyamateka et idées génocidaires (1990-1994), que nous publions plusloin révèle que la candide revue catholique, a offert une tribune àl’idéologie de la haine qui a conduit au génocide. On peut même

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vraisemblablement avancer que cette institution médiatique a jouéun rôle de premier ordre dans la banalisation de l’option génocidaireen l’érigeant au rang d’objet de discours possible parmi d’autres dansle journal le plus diffusé et le plus commenté dans le réseau serré desparoisses rwandaises.

Pourtant, ce journal a réussi à entretenir, avec succès semble-t-il, une réputation de modération. On notera ainsi que Kinyamatekane fait pas partie des instruments de propagande ethniste analysés,dans Rwanda, les Médias du génocide, ouvrage de référence sur cesquestions coordonné par l’éminent historien Jean-Pierre Chrétien.

Après avoir relevé que « Grégoire Kayibanda, le fondateur de laPremière République, y a été journaliste entre 1956 et 1958 », lesauteurs de l’analyse de la propagande génocidaire, notent queKinyamateka a soutenu « vigoureusement » la « révolution sociale »qui renversa la dynastie nyiginya et contraint à l’exil de « nombreuxTutsi ». Mais aucun ne s’attarde sur le rôle du journal de laConférence épiscopale, dans la polarisation ethniste de la penséepolitique rwandaise. Pourtant, à partir de la nomination de GrégoireKayibanda au poste de rédacteur en chef de Kinyamateka, ce journaljoua un rôle éminent dans l’évolution politique du pays. Par la pro-motion de Kayibanda à la tête de « voix » de l’église rwandaise, laplus haute hiérarchie catholique manifesta publiquement son adhé-sion à une gestion ethnicisée du pouvoir, et dota le petit cercle dufutur leader du Parmehutu d’un outil de propagande et d’un réseau dediffusion essentiels à la conquête du pouvoir. Jean-Paul Harroy,Résident Général du Rwanda de 1955 à 1959, reconnaît d’ailleurslui-même que Kinyamateka a eu un « impact évident » dans l’accom-plissement de la « révolution sociale » dans son livre Rwanda de laféodalité à la démocratie.

Si Kinyamateka a abrité en son sein l’expression de points de vueet d’analyse contradictoires, la ligne directrice et dominante del’équipe de rédaction fut celle de l’ethnicisation des problèmessociaux et non la simple dénonciation de l’injustice et de l’arbitrairequotidiens. Ce parti-pris entraîna des réactions au sein du courrierdes lecteurs telles que celle-ci : « si ceux qui ont entre eux de bonnesrelations continuent de lire ce qui est écrit sur le Tutsi tyrannisant le Hutu,ils oublieront les liens de fraternité qui existent entre eux » (cité parD. Murego, 1975 : 818). Ce type de remarque entraîna une réponsequi montre bien la position du journal à cette époque : « le jour où,de toutes les races du Rwanda sortiront des chefs, des sous-chefs, des

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assistants et autres élites du pays, alors à ce moment les noms cesserontd’être à la base de la confusion que d’aucun font encore » (cité parD. Murego, 1975 : 818). La confusion à dissiper est bien ici celleproduite, selon l’équipe de rédaction, toute analyse de la sociétérwandaise en d’autres termes que raciaux et ethniques.

L’article que nous avons le plaisir de publier ci-après montre,citation à l’appui, que Kinyamateka n’abandonnera jamais tout à faitson « kayibandisme » de la fin des années cinquante jusqu’à 1994.André Sibomana montre que la promotion par la revue catholiqued’une lecture ethno-raciale des problématiques sociopolitiques rwan-daises, conduira au pire : la promotion du génocide. n

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ANTOINE MUGESERA

Abbé Sibomana, Kinyamateka etidées génocidaires (1990-1994)

[Article initialement paru dans la revue Dialogue n°184-185, jan-vier-mai 2008, p.170-195, et republié ici avec l’accord de l’auteur et ducomité de rédaction de la revue Dialogue. Les notes et traductions ont étérajoutées par l’équipe de rédaction de La Nuit Rwandaise.]

L’abbé André Sibomana, né en 1954 à Masango, ex-Gitarama, etordonné prêtre en 1980, a dirigé de 1989 à 1998, date de sa mort,comme rédacteur en chef, le vénérable Kinyamateka fondé en 1933et aujourd’hui principal organe de communication de l’Église catho-lique du Rwanda. C’est au cours de cette période que le Rwanda aconnu la guerre, le multipartisme et le génocide. Le journalKinyamateka a couvert tous ces événements.

Il avait une large audience dans le pays d’abord parce qu’il est leplus ancien de tous les périodiques rwandais, ensuite parce qu’il estécrit en kinyarwanda et donc accessible à toute la population etenfin parce qu’il a un large réseau de correspondants et de lecteurs detoutes les paroisses du pays. Son influence est donc énorme grâce àson tirage, à la langue utilisée et à son réseau.

Du temps de l’abbé André Sibomana, le style du journal s’estmodernisé et le tirage a gagné 1000 abonnements chaque année de1989 à 1994. L’abbé André Sibomana connaissait très bien l’impor-tance des médias et de «son journal »: il a écrit, en pleine guerre cou-vrant le génocide que la presse est une arme de lutte parmi tant d’au-tres et que quiconque s’en sert à bon escient peur bien gagner laguerre :

« Byaragaragaye ko ukurusha gukoresha Ibinyamakuru, agute-geka uko ashatse. Ntibivuga ko iteka akuvuga ukuri... Ni indintwaro muzikomeye » Kinyamateka n°1332 et n°1333 p. 9. Trad.« C’est un fait avéré : celui qui fait meilleur usage des médias que toite manipule à sa guise. À ton propre sujet, il n’est pas garanti qu’il soittout le temps honnête... Les médias sont une arme puissante. »

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Le responsable de Kinyamateka a combattu du côté des médias età utilisé parfois son journal pour inculquer des idées de haine, de divi-sion et même de génocide parmi ses lecteurs. La présente contributionvoudrait montrer cette face cachée de l’abbé Sibomana et de ce jour-nal durant une des périodes les plus dramatiques de notre histoire.

Bien entendu les articles ci-après évoqués n’ont pas été signés dunom de André Sibomana. Non, loin de là. Ils proviennent soit desjournalistes de Kinyamateka, soit des correspondants ou soit même deslecteurs dans « la tribune des lecteurs » [Mbwire iki abandi basomyi].

Mais même si la responsabilité juridique n’engage directementque les auteurs de ces articles, il est évident que le choix et la sélec-tion des articles à publier revenaient à ce comité de rédaction dujournal, lequel comité était présidé par André Sibomana. Ce comitéavait seul la latitude d’accepter, de faire corriger, de nuancer, de com-menter ou carrément de refuser telle ou telle contribution d’articlevenant de l’intérieur ou de l’extérieur du comité lui-même.

Disons que ce comité de rédaction n’est pas le propriétaire dujournal Kinyamateka. Ce dernier appartient à la Conférence Épisco-pale du Rwanda, patronne directe de l’abbé Sibomana, mais celle-cine se réunissait pas pour décider si tel ou tel article devait être publiéou non, ce qui n’enlève d’ailleurs rien à sa responsabilité morale et,peut-être aussi pénale. Mais le choix des articles à publier revenaitincontestablement au comité de rédaction qui, dans le cas présentétait sous l’autorité directe du rédacteur en chef, André Sibomana.Aucun article n’a été publié à son insu ou, plus exactement, sans sonaccord exprès.

L’abbé Sibomana est d’autant plus responsable qu’il avait fondé,avec des amis parmi lesquels on comptait le Père Guy Theunis, res-ponsable de la revue Dialogue à l’époque, une ONG de défense desdroits de la personne, ADL, « dont le but était », comme il l’écrit lui-même dans son livre, « de relever à son tour les faits relatifs à la viola-tion des droits de la personne et de les consigner dans un rapport public »(p. 57) L’ADL forma des enquêteurs et constitua un réseau de corres-pondants bénévole dans chaque région. L’abbé Sibomana disposaitdonc de deux réseaux importants : le réseau ordinaire deKinyamateka à travers toutes les paroisses du pays et le réseau del’A.D.L. à travers ses enquêteurs. Il disposait donc d’yeux et d’oreillesà travers tout le pays. On ne peut donc pas dire qu’il ignorait quoi quece soit. Son problème n’est pas l’ignorance mais son esprit partisan.

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L’abbé Sibomana était, comme le montre les publications sor-ties dans Kinyamateka, un adepte et un militant du M.D.R.Parmehutu et un fidèle propagandiste de ce parti fasciste. Nousallons en montrer les signes qui ne trompent pas. Disons enfin à l’in-tention de ceux qui n’ont pas eu l’occasion de lire tous les articles deKinyamateka de cette époque que tout n’est pas salaud. Non, on n’yrencontre aussi des choses valables et parfois même aussi des idéesconstructives. L’équipe de la rédaction avait donc des contradictionsénormes. Nous avons relevé ici quelques morceaux d’articles quimontrent le côté non contradictoire, mais carrément trouble et peuconnu de ce personnage en relation avec le racisme anti-tutsi et lesidées à caractère génocidaire propagées entre 1990 et 1994.

PROPAGANDE ANTI-COMPLICES « IBYITSO »

Nous sommes en novembre 1990, les Inkotanyi [Inkotanyi/ intré-pides/vaillants combattants ; nom de guerre donné anciennement aux sol-dats du Roi conquérant Rwabugiri au XIXe siècle] lancent, à partir del’Uganda, une attaque contre le régime Habyarimana. Le gouverne-ment rwandais fait la chasse aux Tutsi de l’intérieur sous prétextequ’ils seraient « complices » des assaillants.

Très vite Kinyamateka épouse cette thèse officielle et, à son tour,la diffuse partout. Il affirme, sans preuve aucunes qu’il y a « des com-plices Tutsi dans le pays » et qu’ils soutiennent leurs congénères assail-lants qui auraient décidé de renverser la République.

« Mu gihugu naho hari abashyigikiye bene wabo b’impunzi kandibiyemeje kubafasha mu mugambi wo guhirika Republika »[n°1338, p. 10] Trad. « À l’intérieur du pays il y a également ceuxqui soutiennent leurs congénères réfugiés, ils sont déterminés à les aiderdans leur projet de faire tomber la République. »]

Non seulement ils sont complices, mais ils sont aussi des monar-chistes décidés à renverser l’un des acquis de la Révolution : laRépublique. Le journal essaie même d’expliquer les raisons de cettesoi-disant complicité : l’espoir pour les Tutsi de reprendre le pouvoiret de se venger.

« Abatutsi bamwe bashyigikiye ibyo bitero kuko bizera kubabasubizwa ku butegetsi kandi bakihorera », [n°1338]. Trad.« Certains Tutsi ont soutenu ces attaques car ils espéraient ainsireprendre le pouvoir et assouvir leur vengeance. »

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Petit à petit Kinyamateka distille le poison de la haine et duracisme anti-tutsi. Il pointe de doigt accusateur les « complices-ibyitso ». Il en profite pour dénoncer le Tutsi qui essaie de falsifierson identité pour pouvoir, dit le journal, s’infiltrer plus facilementpartout et accomplir sa mission d’agent secret. Le journal prétendconnaître ces agents doubles dont il tait à bon escient les noms.

« Indi mpamvu ituma Abatututsi bahindura ubwoko ni ukugirango bashobore gucengera maze kuba ibyitso by’inyenzi biboro-here nk’uko bamwe ntigeze mvuga amazina babigezeho »[n°1338]. Trad. « Une autre raison pour laquelle les Tutsi falsifientleur identité est de pouvoir s’infiltrer dans la population, et ainsi agirtrès facilement comme complices des “cafards”. Certains – dont je n’aipas cité pas les noms – y sont parvenus. »

En février 1991, Kinyamateka écrit à la Une que le rôle le plusimportant dans les attaques est joué par les « complices intérieurs ».Et d’ajouter que certains d’entre eux occupent même des postesimportants au sein des instances dirigeantes du pays. La recomman-dation est claire : il faut les rechercher, les démasquer, à commencerpar les fonctionnaires dont les noms avaient été publiés, dans le jour-nal gouvernemental Imvaho n°881.

« Urahare rukomeye muri biriya bitero rufitwe n’ibyitso biri mugihugu... bamwe ndetse ntibatinya kuvuga ko biri mu myanya mubutegetsi... Nibakore ipereraza rikaze rizagera n’aho rihagarikaabari bagororewe kujya mu myanya yasohotse mu Imvaho n° 881.Niho bazaba baciye inkotanyi umutwe ». [Kinyamateka n° 1339].Trad. « Les complices de l’intérieur jouent un rôle important dans lesattaques des « Inkotanyi »; certains n’hésitent pas à déclarer que cescomplices occupent de hauts postes au sein de l’administration rwan-daise. Il est recommandé de procéder à de profondes investigations quiaboutiront à la radiation des fonctionnaires dont les noms ont étépubliés dans le journal « Imvaho » n°881. Ce sera le seul moyen decouper la tête des « Inkotanyi ». »

Pour monter le soi-disant rôle néfaste joué par les « complices »Tutsi de l’intérieur Kinyamateka prétend que l’argent qui a servi àl’achat des armes des Inkotanyi provenait en partie du Rwanda et qu’ilpassait justement entre les mains de ces mêmes complices. La preuve ?« Ça a été dit et personne n’a démenti», dit bravement le journal.

« Byaravuzwe kandi ntibyanyomojwe ko amafaranga Inyenzizaguze imbunda zo kudutsemba amwe yaturutse mu Rwandaanyujijwe mu ntoki z’ibyitso » [Kinyamateka n° 1339, p. 3]. Trad.

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« Il a été dit, et personne ne l’a démenti, qu’une partie des fonds queles “inyenzi” ont utilisés pour acheter des armes pour nous extermineront été collectés à l’intérieur du Rwanda par le canal des complices.

Notez que le journal lance pour la première fois l’idée de « gut-semba », ça veut dire commettre le génocide : le journal prête auxTutsi l’intention de faire le génocide des Hutu. Ça s’appelle uneaccusation en miroir : on prête à l’ennemi les intentions qu’on a etque l’on veut appliquer sur lui. On veut insinuer que si jamais desHutu passe à l’offensive et exterminent les Tutsi, ce sera pour leurpropre auto-défense. Et donc pour une cause juste.

Et pour renforcer cette idée de complicité directe entre les Tutside l’intérieur et les assaillants, le Journal avance une autre idée extrê-mement dangereuse comme quoi il faut se méfier des femmes et desfilles tutsi même si elle portent sur leur tête des ustensiles aussi« sacrés » que les barattes à lait : « attention », dit le journal, « on ytransporte des munitions ou cartouches pour fusils de guerre ». La femmeet la fille tutsi deviennent, quoi qu’elles fassent, des objets deméfiance.

« Ngo batwara amasasu mu bisabo » [Kinyamateka n° 1339].Trad. « Il paraît qu’elles [les femmes ou filles tutsi] transportent desmunitions dans les barattes. »

Cette idée sera reprise et explicitée plus tard dans Les dix com-mandements de Kangura. Et pour encore montrer la méchanceté desTutsi, le journal prétend que les Tutsi portent des tatouages sur lesbras avec inscription de TIP (Tutsi International Power) et croixgammée de Hitler. Un journaliste de Kinyamateka affirme avoir vului-même ces tatouages.

« Hahagaritswe abasore umunani bafite imanzi ku maboko... »[Kinyamateka n°1335]. Trad. « Il a été rapporté que 8 jeunes gensayant des tatouages sur les bras ont été arrêtés. »

Le journal compare ici la méchanceté supposée des Tutsi à celled’Hitler qui a exterminé les Juifs. Donc, suggère le journal, attention,les Tutsi avec leurs insignes hitlérien viennent exterminer les Hutu.Une suggestion pas si anodine que ça. Le mot « Power » est lancépour la première fois : il sera récupéré à son tour par l’extrémismehutu et aura de l’avenir devant lui.

Kinyamateka invite la population à réagir avant qu’elle ne soitelle-même exterminée. Il remercie déjà la population qui a combattul’ennemi soit en participant à la chasse aux complices-ibyitso soit en

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donnant de l’argent comme effort de guerre soit en écrivant des arti-cles destinés à mobiliser la population et à expliquer la nature decette guerre.

« Abanyarwanda babishoboye bafatanije n’ingabo z’Igihugu kur-wanya kujya mu ngabo z’igihugu ku basore, haba mu gutangaumusanzu, haba mu nyandiko zisobanura uko ikibazo cy’ inyenzigiteye. » [Kinyamateka n°1340, p. 12]. Trad. « Les Rwandais,selon leurs moyens, ont assisté les forces armées rwandaises, par lerecrutement des jeunes dans l’armée du pays, par les cotisations finan-cières et la diffusion de toute information ayant comme objectif d’élu-cider la problématique des “inyenzi”. »

DÉSHUMANISATION ET AVILISSEMENTDES ASSAILLANTS ET DES TUTSI

Dès l’attaque des Inkotanyi, le journal lance des insultes avilis-santes contre les assaillants et leurs complices : ils sont traités de tousles noms. Ils sont appelés « cafards », « traîtres », « ennemis dupays », « Inyangarwanda ».

« Hari abagambanyi bihutiye gusanganira izo Nyangarwanda »[Kinyamateka n°1331]. Trad. « Il y a des traîtres qui se sont empres-sés de souhaiter la bienvenue aux ennemis du Rwanda. »

Dès le mois de décembre 1990, le journal lance un article dontle titre est explicite : Les assaillants sont dits : « ennemis du Rwanda ».

« Inyangarwanda zaduteye zitwa inkotanyi » [n°1332, p. 12].Trad. « Ces « ennemis du Rwanda » qui nous ont attaqués s’appel-lent “inkotanyi”. »

Ce qualificatif déshonorant sera collé aux Tutsi et aux inkota-nyi jusqu’à la fin du conflit. Et le journal y reviendra à plusieurs repri-ses. Comme par exemple dans le n°1335, p. 11 et dans le n°1336,p. 6. Le terme ennemi est utilisé plus de vingt fois dans un même arti-cle d’une seule page [n°1360]. Il signifiait à la fois « assaillants-Inkotanyi », « le Tutsi de l’intérieur », « le réfugié tutsi » ou les troisà la fois. Les assaillants-Inkotanyi étaient parfois appelés« Inkoromaraso » c’est-à-dire des « sanguinaires » dirigés par« Rwiroha », « l’étourdi », pour dire Rwigema que le journal traitede tous les noms [n°1334, p. 12].

À la mort de ce dernier, la rédaction du journal a rapporté lesréjouissances populaires y compris celles des petits séminaristes de

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Butare. Ces candidats prêtres maudissaient Fred Rwigema en implo-rant l’appui du « Très-Haut ».

« Abo basore bitegura Kwiha Imana bamuvumanye ingufu z,Umwaka wera babikuye ku mutima, bati : uri Inyana y’ImbwaRwigema we ! » [n° 1334, p.12]. Trad. « Ces jeunes qui se prépa-rent à se consacrer à Dieu (les séminaristes) l’ont maudit de toutes lesforces du Saint-Esprit en disant : “Rwigema, tu es un vrai fils dechien”. »

C’est incroyable, le degré d’indécence, de haine même enversles morts. Quelque part dans le « bush », ce Rwigema queKinyamateka insulte publiquement était un vrai modèle, un hérosune icône pour une certaine jeunesse combattante. Et le journal, sousl’autorité de l’abbé Sibomana, se fait le devoir impudique de publierces insanités à son endroit. Il tombe même dans la trivialité.L’autorité morale du pays était tombé dans l’abîme, à commencer parcertains membres de l’autorité religieuse.

CONTRE LE RETOUR DES RÉFUGIÉS

Le journal Kinyamateka invitait la population à haïr les réfugiés[n°1332, p. 3]. Il prétendait que ces derniers avaient fui « la démo-cratie ». La preuve avancée était que le parti UNAR avait boycottéles élections du 27 juillet 1960 et que ces partisans n’ont cessé de fuirle pays et que parmi eux figurent les anciens dirigeants qui n’auraientpour rien au monde accepté d’être dirigés par les élus du peuple.

« kwanga amatora byatumye impunzi z’Abanyarwanda zikomezakwiyongera mu bihugu bikikije u Rwanda. Muri zo kandi harihagwiriyemo abategetsi b’yicyo batifuzaga gutegekwa n’abategetsibatowe n’abaturage, Niho havuye ya mvugo ngo “UNARyahunze democrasi” » [n°1332, p. 12]. Trad. « Le refus des élec-tions a été à l’origine de la croissance du nombre de réfugiés rwandaisdans les pays limitrophes du Rwanda ; parmi ces réfugiés se trouvait ungrand nombre d’anciens dignitaires de l’ancien régime qui refusaientd’être administrés par les instances élues par le peuple; d’où cet adage :“l’UNAR a fui la démocratie”. »

Le journal omet soigneusement de dire que les réfugiés avaientfui des massacres incessants : 1959, 1961, 1962, 1963, 1964, 1966,1967, 1972-1973 et il oublie de dire qu’au Rwanda régnait la culturede l’impunité, de l’arbitraire et de l’exclusion. Paradoxalement,Kinyamateka soutient la dictature quoique Sibomana, à ce que je

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sache, n’ait jamais été l’ami de Habyarimana ni de ses proches.L’appui à la dictature est une alliance tactique et conjoncturelle.Sinon, Sibomana était un pur produit du MDR-Parmehutu et non duMRND, mais contre les Tutsi, toutes les alliances étaient possibles.

Kinyamateka prétendait que les anciens réfugiés avait fui laRévolution parce qu’ils n’auraient jamais supporté, d’après le journal,que le pouvoir soit mis entre les mains de la multitude« Nyamwinshi », et qu’ils sont donc ennemis du verdict des urnespour insinuer qu’ils n’accepteront jamais la démocratie.

« Byaragaragaye ko inkotanyi n’Inyenzi zahunze Revolutionn’ishingwa rya demokarasi no gutsinda kwa rubanda nyamwinshimuri 1959 kandi ko zitigeze zihanganira ko ubutegetsi bushyirwamu maboko ya rubanda nyamwinshi. » [n°1339, p. 2]. « Il estdevenu clair que les “inkotanyi” et les “inyenzi” ont fui la révolutionet l’avènement de la démocratie ainsi que la victoire du peuple majori-taire en 1959 et qu’ils n’ont jamais supporté que le pouvoir fût entreles mains de ce peuple majoritaire. »

Le journal réfutait et considérait comme simple prétextes lesidées de démocratie, de liberté et des droits de la personne avancéespar les Inkotanyi. La vrai raison ou l’agenda caché des inkotanyi,disait le journal, était de reprendre le pouvoir et d’asservir de nou-veau les Hutu. Kinyamateka reprenait les idées du discours deHabyarimana, pour les amplifier et en donner une large diffusion.

« Nyamara nk’uko Umukuru w’igihugu n’abandi bategetsi babi-tangarije abanyarwanda ibyo (Inkotanyi) zivuga ni urwitwarorugamije gusubiza u rwanda mu buja no mu buhake. » [n°1332].« Comme le Chef de l’État et les autorités administratives l’ont publiéà tout le peuple rwandais, toutes les déclarations des “inkotanyi” sontdes prétextes ayant pour objectif de ramener le Rwanda à un régime deesclavagiste et féodal. »

Kinyamateka prétendait qu’au Rwanda régnait la démocratie, laliberté et la justice [Kinyamateka n° 1334]. C’était d’autant plus fauxque ce journal faisait fi de nombreuses victimes qui, sans être tutsi,avaient été massacrées par le régime Habyarimana, à commencer parles six ministres du gouvernement Kayibanda, les six députés, les septofficiers et les trente-cinq autres hauts fonctionnaires de l’État mas-sacrés après le coup d’État de Habyarimana en 1973.

L’abbé Sindambiwe, lui-même prédécesseur de Sibomana à latête de Kinyamateka, avait trouvé la mort dans des circonstances

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« louches » attribuées au pouvoir de Habyarimana. Le journalreconnaîtra d’ailleurs en 1993 qu’au Rwanda, il n’y avait pas dedémocratie sinon, disait le journal, les Inkotanyi n’auraient pas eu lesuccès qu’ils ont eu.

« Iyo mu Rwanda haza kuba demokarasi, ubutabera bwubahi-rizwa ikiremwamuntu kishyira kikizana, inkotanyi ntizari guko-ramo .» [n°1395, p.12]. Trad. « Si le Rwanda avait été un pays dedémocratie, de justice, de droits de l’homme et de liberté, les “inkota-nyi” n’auraient pas engagé leur lutte armée. »

Le journal a même sorti un article, en mars 1993, disant que lerégime Habyarimana avait massacré plus de deux mille personnesdepuis octobre 1990 jusqu’en mars 1993 [n°spécial 1389]. Le journalétait plein de contradictions.

Une autre idée propagée par ce journal, à l’égard des réfugiés etcontre leur retour dans la Mère-patrie est que ces derniers avaientacquis des habitudes et des cultures étrangères inconnues au Rwanda,susceptibles de « polluer » ou de contaminer la pureté de la culturerwandaise.

« Banduye Imico mishya y’abananyamahanga. » [n°1339, p. 3].Trad. « Ils ont été contaminés par les cultures étrangères. »

Le journal donnait alors une solution pratique à ces réfugiés :vivre à l’étranger en bons termes avec les populations des pays d’accueil.

« Ibyo Abanyarwanda bo hanze bagomba kwiyumvisha ni ukoikibafitiye akamaro ari ukubana neza n’abaturage b’igihugu bya-bakiriye. » [n°1344]. Trad. « Ce que les Rwandais de la diasporadoivent retenir, c’est de sauvegarder leur intérêt en assurant unecoexistence pacifique avec les pays hôtes. »

UN GUERRE SOIT-DISANT ETHNIQUE

Dès le déclenchement de la guerre dite « d’octobre » en 1990,Kinyamateka invite le pouvoir à distribuer des armes à la populationpour qu’elle s’oppose aux Inkotanyi. Kinyamateka insiste et se réfère audiscours du ministre Augustin Ndindiryimanana qui avait repris cetteidée de son syllabus à l’École Supérieure Militaire, idée inspirée de la« guerre révolutionnaire » à la française [n°1339, p. 12 et 13353, p. 6].

Les armes seront effectivement distribuées à la population civilequi s’en servira à la fois contre les Inkotanyi et contre la population

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civile tutsi. Kinyamateka a même repris la recommandation duconseil de sécurité de Byumba de distribuer les armes à la population.Plus tard, le journal fera l’étonné en constatant que le régimeHabyarimana avait effectivement distribué trente fusils par secteur etque l’insécurité s’en était accrue.

« Kubona haratanzwe imbunda 30 muri buri segiteri. » [n°1390,Werurwe 11 1993]. Trad. « Constatation : 30 fusils ont été distribuésdans chaque secteur. »

Le journal s’empresse de dire que c’est une guerre « interethni-que » et qu’il n’y a pas de doute qu’elle trouve son origine dans larévolution de 1959. Il prétend que les assaillants s’attaquent auxHutu en leur reprochant les actes posés par leurs pères en 1959 etqu’ils ont entraîné l’exil des parents des Inkotanyi. L’idée revient queces derniers ne viseraient donc rien d’autre que la reconquête dupouvoir et la vengeance. Et la guerre durera aussi longtemps que cebut ne sera pas atteint. Heureusement, dit Kinyamateka, que les Hutuconstituent une majorité écrasante qui ne permettra ni ne tolérerajamais la victoire de l’ennemi.

« Iyi ntambara turimo jyewe ndahamya ko ari intembaray’amoko, kandi ifite umuzi wayo muri Révolution ya rubanda yomuri 1959... Inkotanyi zibasiye abahutu zinabacyurira ko batumyeba se na basekuru b’Inkotanyi bahunga. Iyi ntambara ni intem-bara abatutsi bashoje kugirango bisubize ubutegesi banyazwe naRevolisiyo y’abaturage, Iyi ntambara ni intembara abatutsi bas-hoje kugirango babone uko baryoza abahutu ibyo bakoreye aba-tutsi muri 1959-1963-1973 » [n°1344, p. 11]. Trad. « Je soutiensque nous vivons une guerre inter-ethnique directement issue de la révo-lution populaire de 1959 ; les “Inkotanyi” sont en train de harceler lesBahutu en leur disant que ces derniers ont été à l’origine de l’exil deleurs parents et leurs grands-parents. Or, cette guerre a été provoquéepar les Batutsi pour recouvrer le pouvoir qui leur a été enlevé par larévolution populaire. Cette guerre a été déclenchée par les Batutsi afinde se venger de tout le mal que les Bahutu leur ont fait dans les années1959, 1963,1973. »

« Icyo abahutu bibagirwa ni uko abatutsi batazaruhuka badasubi-ranye ubutegetsi maze ngo barikoroze uretse ko umubare nyam-winshi w’abahutu utuzatuma babugeraho. » [n°1344, p. 11].Trad. « Ce que les Hutu oublient, c’est que les Tutsi ne se reposerontpas tant qu’ils n’auront pas récupéré le pouvoir mais étant donné quela population hutu est très nombreuse, ils n’y arriveront pas. »

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Le journal évoque les mouvements historiques et héroïques decette multitude majoritaire-nyamwinshi. Il rappelle le coup d’État deGitarama le 28 janvier 1961, qui a renversé la monarchie et pro-clamé la République. Kinyamateka rappelle que cette multitude avaitun seul mot d’ordre en tête : la Victoire. Et ce mot d’ordre doit êtreremis à l’honneur pour contrer les Inkotanyi.

« Muribuka igihe intumwa za nyamwinshi zahuriraga iGitaramazigaca itaka ko ingoma ya Cyami na gihake mu magambo no mubikorwa mu myaka ya mbere. Iyo Nyamwinshi yari « Turatsinzekandi kugeza ubu ni indatsimburwa » [n°13349, p. 12]. Trad.« Vous rappelez-vous de cette année-là, quand les délégués du peuplemajoritaire rassemblés à Gitarama ont aboli la monarchie et le servagetant dans les paroles et que dans les actes ? Ce chant de la victoire“Turatsinze” doit rester inamovible. »

Le journal en profite pour dire qu’à quelque chose malheur estbon. Cette guerre, dit Kinyamateka, a été une chance inespérée, unevéritable aubaine pour les Hutu : elle a ramené leur unité.

« Ibyo aribyo byose, twagize Imana iyi ntambara yazanye umweby’abahutu » [n°1338]. Trad. « Quoi qu’il en soit, nous avons dela chance, cette guerre a soudé les Bahutu. »

Cette idée d’unité des Hutu lancée par Kinyamateka en 1991,sera reprise plus tard par Kangura, KTLM, le CDR et le Hutu-Power.L’idée avait fait son chemin et contrecarrera le multipartisme nais-sant. Et pour être conséquent, Kinyamateka soutiendra l’idée qu’il n’ya aucun problème à ce qu’il y ait des partis politiques à base ethni-que, religieuse, professionnelle ou même régionale. C’était un destitres du journal de mars 1991.

« Amashyaka ashingiye ku moko, ku madini, ku myuga no kuturere nta kibazo » [n°1341, p. 12]. Trad. « Les partis politiques àbase ethnique, religieuse, professionnelle et régionale ne posent aucunproblème. »

Le journal insinue que même si les gens s’affrontaient sur la baserégionale ou ethnique, cela ne poserait aucun problème

« Niyo twahangana rero ndushigye ku turere ku moko n’ibindijyewe mbona nta kibazo kirimo » [n°1341]. « Quand bien mêmeil nous arriverait de nous affronter sur la base de différences régionaleset ethniques, personnellement cela ne me pose aucun problème. »

Kinyamateka ne cachait pas ses préférences pour le MDRParmehutu. Il a été le premier à lancer l’idée de relancer ce parti à

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base ethnique en demandant que « ce cher petit parti soit rénové ».[« Ako gashwaka kacu kakongera kagakangurwa »]

Mais pour éviter toute apparence ethnisante, le journal proposeque le MDR Parmehutu rénové laisse tomber le qualificatif« Parmehutu » pour ne garder que le M.D.R. [n°1340, p. 3]. Et effec-tivement, la proposition sera retenue : le MDR-Rénové laissera tom-ber le mot « Parmehutu » sans d’ailleurs abandonner son idéologie.

Une des qualités du Parmehutu, affirme Kinyamateka, est qu’iln’oblige pas les Rwandais à faire l’unité qui, selon lui, est irréalisableet donc impossible.

« Bimwe mu byiza bya Parmehutu ni uko idahatira abanyar-wanda ubumwe budashyoboka » [n°1340]. Trad. « Un des aspectspositifs du parti Parmehutu, c’est qu’il n’astreint pas les Rwandais àadhérer à une impossible et irréaliste unité. »

Quant à l’unité des Hutu, Kinyamateka prétend que c’est la seuleréalisable et qu’il n’y en a pas une autre possible. En tout cas, pasentre les Tutsi et les Hutu, entre les assaillants et les « agressés ». Lejournal invite les autorités à faire tout leur possible pour éviter ce quipourrait diviser les Hutu parce que toute division entre eux est unpiège tendu par l’ennemi.

« Jyewe simbona ubumwe agati y’abatera n’abaterwa aho bwababushimbye abategetsi bakwiye gusamira hejuru iyo (ngabire)mana ihaye u Rwanda maze kuva ubu bakirinda ikintu cyose cya-kungera guca abahutu mo ibice kuko uyu ariwe mutegow’Umwanzi » [n°1339, p. 3]. Trad. « Moi je ne vois pas d’unitépossible entre agressés et agresseurs; par contre, plaise au ciel que laProvidence nous aide et que cessent les divisions entre les Bahutu, carc’est là le grand piège que nous tend l’Ennemi. »

Kinyamateka a publié tout le programme du MDR-Rénové.[n°1351, p. 5], et en a fait la propagande, il ne l’a fait pour aucunautre parti politique. C’est à l’occasion de cette propagande queKinyamateka avance une équation devenue depuis lors « classique » :Majorité ethnique = majorité démocratique. La formule deKinyamateka était plus subtile, elle était ainsi libellée : majoriténumérique = majorité sociale [n°1351]. Et c’était textuellement écriten Français. Plus tard, le journal publiera même les conclusions ducongrès de Kabusunzu qui a consacré la rupture du parti en chassantFaustin Twagiramungu et Agathe Uwirigiyimana [n°1398, p. 7].

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Lorsque le journal pencha trop ouvertement du côté du MDR-Parmehutu, certains lecteurs commencèrent à s’inquiéter de cettetournure de leur journal. Par exemple, un lecteur du nom de JeanNtibanyurwa, de Kinyinya, se plaignit du fait que Kinyamateka avaitbel et bien changé de ligne éditoriale et qu’il était devenu le propa-gandiste du MDR-Power. Il demandait si c’était le MDR qui deman-dait à ce journal de faire sa propagande et de devenir son porte-parole. Le lecteur demandait à l’abbé Sibomana de démissionner deKinyamateka [n°1352, p. 12]. Sibomana n’abdiqua pas, il persista.

Il fut de même avec l’épiscopat burundais : lorsque Kinyamatekafit trop ouvertement la propagande des idées du Palipehutu burun-dais, principalement dans les n°1354 et 1355, l’épiscopat burundaisdut réagir en démentissant les écrits de ce parti Palipehutu dans cejournal, en disant plutôt que ce parti semait la haine entre Burundaiset que son idéologie était raciste [n°1357]. Kinyamateka était devenuune tribune pour idéologie génocidaire au Rwanda et au Burundi. Pardélicatesse, l’épiscopat burundais n’exigea pas, auprès de laConférence épiscopale rwandaise, la démission de l’abbé Sibomana ;il se contentera de démentir les déclarations du Palipehutu sortiesdans le journal catholique rwandais. La Conférence épiscopale rwan-daise, mise au courant par l’épiscopat burundais laissa cet hommecontinuer son œuvre discutable.

VERS L’ABÎME GÉNOCIDAIRE

Lorsque les Bagogwe furent massacrés, en janvier 1991,Kinyamateka garda le silence sur ces massacres. Il avait pourtant unréseau d’informateurs chrétien dans toutes les paroisses de cetterégion. Jusqu’en août 1991, Kinyamateka prétendait que les dits mas-sacres étaient des rumeurs. Et lorsque des journaux étrangers commeLe Soir, La Libre Belgique, L’instant et Le Peuple publièrent les récits deces atrocités des Bagogwe massacrés, Kinyamateka souhaita que cesoit plutôt de fausses alertes ou des « rumeurs ».

Huit mois après les massacres, le journal semait encore de laconfusion et ne voulait pas reconnaître l’évidence des massacres. Sesréseaux d’informateurs et de correspondants étaient pourtant surplace. Sibomana y avait même des collègues prêtres, et les moyens decommunication fonctionnaient toujours. Kinyamateka ne voulait pass’avouer la vérité.

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« Ibivugwa kw’iyicwa ry’abagogwe birabe ari ibihuha ntibibeamarazo » [n°1352, p.8]. Trad. « Plaise au Ciel que ce qui se dit ausujet du massacre des Bagogwe ne soit que la rumeur...! »

Notons que Kinyamateka avait cette malheureuse habitude dedémentir des journaux étrangers. Il avait contredit La Libre Belgiquedu 12 décembre 1990 qui avait annoncé le fait que les tirs à Kigali,dans la nuit du 1er au 5 novembre 1990, étaient une pure mise enscène de l’état-major de l’armée rwandaise. Kinyamateka affirmaitalors que les tireurs étaient bel et bien des complices des Inkotanyi etqu’ils vivaient dans la capitale rwandaise depuis un bout de temps.Quant à l’article du journal belge, Kinyamateka le qualifiait debobards et d’exagérations, «Amakabyankuru » [n°1331 et 1332 p. 6].

Lors des massacres des Tutsi de Kibilira, Kinyamateka n’osa pasles nier, mais il leur trouva une explication et une sorte de justifica-tion : les massacres, disait le journal, sont dus au fait que les jeunestutsi étaient enrôlés dans l’A.P.R. tandis que la jeunesse tutsi nonenrôlée restait sur les collines, pour provoquer leurs voisins hutu,d’où les massacres des Tutsi [n°1390]. Le journal catholique a tou-jours « justifié » les massacres de Tutsi par la provocation de ces der-niers. Il en fut ainsi lors des massacres de Murambi, de Bigogwe, deSake et de Kigilira. Il s’étonna même que des ONG dénoncent oufassent grand cas de ces massacres, alors qu’il y aurait des massacréspar les Inkotanyi.

« Gusakuza kubera ibyabereye mu Bugesera nk’aho abo Inkotanyizicaga atari abantu » [n°1390]. Trad. « Tout ce tapage au sujet desévénements du Bugesera pourrait faire oublier que ceux que les« Inkotanyi » tuaient étaient des hommes comme eux. [Sous-entendu:ils tuent et ils sont tués, ce sont des êtres de chair et de sang.] »

À la mort du président Ndadaye du Burundi, le journal sedéchaîna et défendit à corps et à cri la cause des Hutu du Burundiqu’il identifiait à la cause des Hutu du Rwanda. Il prétendit donc quela mort de Ndadaye était aussi une perte pour le Burundi parce que,disait le journal, quiconque fait du mal au Burundi (hutu) fait auto-matiquement du mal au Rwanda. Le journal ajouta que tous les amisde la démocratie deviennent, par cette mort, des orphelins inconso-lables parce que, pour eux, une lumière venait de s’éteindre en la per-sonne de Ndadaye.

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« Ukoze mu nda y’u Burundi aba akaze mu nda y’u Rwanda...abishe Ndadaye batwambuye urumuli twari dukeneye... abakunziba democrasi tubaye impfubyi, inyota M. Ndadaye adusigiyentawe uzayikubya » [n°1404]. Trad. « Quiconque porte atteinte àun fils du Burundi fait de même pour le Rwanda. Les assassins deNdadaye nous ont ôté la lumière dont nous avions besoin. Nous, amisde la démocratie, sommes orphelins; personne ne pourra combler levide que Ndadaye nous laisse. »

Vers la fin de 1993, alors qu’une lueur d’espoir pointait à l’hori-zon, dans l’application des accords d’Arusha, et qu’une délégation duFPR, s’installait dans le CND à Kigali, Kinyamateka pensa que leconflit avait trop duré et qu’il fallait en finir une fois pour toutes. Ilproposa donc des manières différentes de mettre fin au conflit. Il pré-conisa alors une solution difficilement applicable certes, disait-il,mais envisageable tout de même : le génocide. Kinyamateka avançacette effroyable éventualité comme une hypothèse théorique parmid’autres qu’il suggéra sans plus insister. Il se référait disait-il, à lathéorie d’un certain Theodor Hanf. L’hypothèse était simplementenvisagée, suggérée comme si de rien n’était.

Le journal s’empressait d’ailleurs de dire que cette hypothèseétait, à ce moment-là, « irréalisable ». Elle était néanmoins avancéepar le plus grand journal catholique du pays. Pourquoi dire alors quela solution avancée était impossible ? Est-ce que les préparatifsn’étaient pas encore fin prêts ? Était-ce de la pure diversion ? Était-ce pour ne pas attirer l’attention sur ce secret incidemment divul-gué ? Allez savoir. Du reste il serait intéressant d’examiner les sour-ces du journal. Le fameux professeur Hanf, par ailleurs allemand,auquel se réfère le journal aurait-il réellement envisagé cette « solu-tion finale » ? Si oui, en quels termes ? Serait-il par hasard l’inspi-rateur du génocide ou théoricien dangereux ? Il faudrait vérifier.

« Hari uburyo bwinshi bwo guhosha amakimbirane. Uburyobumwe ni uko igice kimwe kirukana ikindi cyanga kikagitsembat-semba. Muri iki gihe ibyo ntibishoboka... » [n°1404, décembre1993, p. 10]. Trad. « Il existe plusieurs moyens pour régler lescontentieux. Une des options consiste à ce que l’une des parties fassefuir l’autre ou l’extermine totalement. Par les temps qui courent cetteoption n’est pas envisageable. »

C’est à cette même époque, en décembre 1993, queKinyamateka prédit en pompier pyromane, qu’une « apocalypse »

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allait bientôt s’abattre sur le pays. Et ce n’est pas n’importe qui quiannonçait cette catastrophe, c’est l’ambassadeur IldefonseMunyeshaka lui-même, correspondant occasionnel du journal etgrand dignitaire de MDR-Parmehutu. Il avait ses entées partout : ilsavait donc de quoi il parlait. Il annonça aux Rwandais, sur un tonpathétique, qu’une nuit noire allait bientôt couvrir tout le pays etqu’un immense flot de sang allait couler. La nuit sera plus longue quele jour, prophétise-t-il, et les Rwandais se demanderont pourquoiDieu les a abandonnés. Une barbarie sans nom, avertit-il, est en pré-paration et va bientôt exploser comme un volcan en éruption. Lalutte pour le pouvoir va faire couler un immense flot de sang.

Bref, l’ambassadeur disait que le Rwanda allait traverser desjours extrêmement sombres. Il terminait en demandant auxRwandais de bien vouloir le prendre au sérieux pour ces révélations.

« Banyarwanda, ndababurije, igihe kiri imbere giteye ubwobaikigembe k’icumu kiza komana n’umuhunda. Ijoro rizasumbaumunsi. Abanyarwanda bazibaza impamvu Imana yabibagiwe.Ubugome butagira ibara burategurwa kandi buzaturika nk’iki-runga. Kurwanira ubutegetsi bizavusha amaraso atazakama...Iminsi iri imbere ni mibi cyane... Ntimukeke ko nkabya »[n°1408 décembre II 1993]. Trad. « Peuple rwandais, je vous pré-viens; les jours à venir seront fait de terreur, les pointes des lances seferont acérées. Les nuits seront plus longues que les jours ; les rwan-dais vont se demander pour quelle raison Dieu les a abandonnés ; desatrocités sans pareil se préparent, elles exploseront tel un volcan. Lalutte pour le pouvoir versera des torrents ininterrompus de sang. Lesjours à venir s’annoncent très sombres. Ne croyez pas que j’exagère. »

Le génocide est annoncé en terme clairs. Le pays est en perdi-tion. D’ailleurs, le journal prétend, en janvier 1994, comme pour jus-tifier cette apocalypse, que le FPR et le MRND ne veulent pas met-tre en application les accords de Paix d’Arusha. Pour le FPR, cesaccords seraient « amaburakindi » [« un pis-aller »] d’où les difficul-tés de les appliquer – amananiza [« parole action, façon ou situationembarrassante, entreprise impossible »] – [n°1410, janvier II, 1994]. Pasun mot sur le Hutu Power !

En février 1994, un mois avant le génocide, Kinyamateka rap-pelle que le seul homme politique vraiment héros fut GrégoireKayibanda, le rassembleur des Hutu. Le journal prétend qu’il fut vrai-ment le seul personnage politique réellement préoccupé par les inté-rêts et le bien-être du Peuple (hutu).

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« Muri iki gihugu higeze intwari yerekanyeko umuntu ashoborakujya mu butegetsi nta kindi agamije atari ukuzamura igihugun’abagituye : uwo ni Nyakubahwa Gr. Kayibanda, Presida waRep. Ya mbere ». [n°1411, p. 12, Gashyantare (février) I 1994].Trad. « Dans ce pays, il y a eu un héros qui a apporté la preuve qu’ilest possible d’accéder au pouvoir sans autre ambition que le développe-ment du pays et de son peuple ; j’ai nommé Excellence GrégoireKayibanda, Président de la Première République. »

Dans le même numéro, Kinyamateka fait la publicité de JeanKabanda sous prétexte que ses idées peuvent aider à réfléchir. Lejournal lui consacre toute une page [n°14111, Gashyantare I 1994].Est-ce que le journal sait déjà qu’il sera premier ministre du gouver-nement génocidaire ? On ne sait pas, mais le journal avait de cesprévisions et de ces prophéties auto-réalisatrices remarquablementprécises. En tout cas, le journal relance Kayibanda et lance en mêmetemps Jean Kabanda pour le remplacer.

Encore une fois, au cours du même mois, le journal annonce quela liste des gens à tuer est déjà fin prête et qu’elle est de notoriétépublique. La preuve ? Cette liste, dit le journal a été évoquée lorsd’une messe célébrée à Nyamirambo par l’Archevêque en présencedu Président Habyarimana lui-même. Donc, toutes les autorités dupays, aussi bien politiques que religieuses en sont au courant. Le jour-nal se demande d’ailleurs pourquoi ces listes ne sont pas détruites. Entout cas, on sent que le journal est informé et semble sonner l’alarmede dernière minute : Il est au courant de tout ce qui se prépare et dupéril imminent : les listes des personnes à massacrer et l’apocalypseen route qu’est le génocide.

« Bati hari liste y’abagomba kwicwa. Ibyo bintu abatabivuga nibake. Emwe byigeze no kuvugirwa mu misa i Nyamirambo yariiyobowe na Arkipiskopi wa Kigali, Presida Habyarimana yarimo.None bikomejwe kuvugwa. Hakozwe iki ngo izo liste zisesweabantu be gupfira gushira ? » [n°1412, p. 6, Gashyantare (février)I 1994]. Trad. : « Ils disaient qu’il y avait une liste de personnes àtuer. Rares étaient ceux qui ne tenaient pas ces propos. Et d’ailleurscela avait été dit lors de la messe célébrée par l’archevêque de Kigali àlaquelle assistait aussi le président Habyarimana. Aujourd’hui, ce dis-cours est toujours en vigueur. Qu’est-ce qui a donc été fait pourdétruire ces listes et empêcher l’extermination de ces gens ?»

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CONCLUSION

En parcourant certains écrits de Kinyamateka, on découvre pro-gressivement que ce journal a toujours évolué sous une doublecontradiction : d’un côté, le journal combattait tout ce qui étaitTutsi, et de l’autre côté, il lui arrivait aussi de faire pression contre lerégime Habyarimana. Il était, comme nous l’avons dit, pour le MDR-Parmehutu à l’intérieur duquel il a d’ailleurs évolué vers le Hutu-Power : en tout cas, il était contre la fraction modérée dite « frac-tion Twagiramungu » sinon il n’aurait pas fait la propagande deKabanda et de Kayibanda.

Contre les Tutsi, Kinyamateka était clairement hostile : il a faitcampagne contre les « complices-ibyitso » ; il a dénoncé les « men-songes » des journaux étrangers qui parlaient des massacres desTutsi ; il a gardé silence sur les pogroms anti-Tutsi, il a diabolisé etavili les Tutsi et les Inkotanyi, etc. Il a même, à la fin, envisagé legénocide comme une solution parmi d’autres.

Pour la cause Hutu, le journal a évoqué la majorité ethnique, leprovocation des Tutsi contre laquelle on devait se défendre, aubesoin, les armes à la main, d’où l’idée de distribuer des armes à lapopulation. Il a prêché l’unité des Hutu et la formation des partispolitiques à base ethnique ; il a évoqué même l’idée de Hutu-Poweret ses références furent toujours « Révolution » de 1959. Pour cejournal, tout était possible et réglable entre Hutu contre tout ce quin’est pas Hutu, en tout cas en dehors des Tutsi. À la limite, desalliances entre Hutu, même avec la dictature de Habyarimana, étaitenvisageable et faisable.

Sibomana était de mèche avec les idéologues de l’extrémisme :s’il n’est pas l’auteur des idées qu’il lançait, du moins il en était trèsinformé et en faisait largement l’écho. Kinyamateka préconisait avanttout le monde la création du Hutu-Power, la rénovation du MDRsans la particule Parmehutu. Il a lancé l’idée de formation des partisexclusivement hutu et, enfin, il a évoqué l’apocalypse, l’existence desgens à éliminer et le génocide : toutes ses prévisions se sont réaliséessans faute.

Ce qui est grave, c’est que André Sibomana, comme journalisteet comme militant des droits de l’Homme, avait acquis une audiencenationale et internationale énorme dont il a d’ailleurs abusé. Parexemple le n°1420 de Kinyamateka a été traduit en 15 langues et parudans 40 pays différents.

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L’abbé Sibomana a trompé tout le monde : comme militant desdroits de l’Homme, il lui arrivait de produire des rapports anti-régimeHabyarimana, mais comme partisan du Parmehutu il lançait aussi,par ici et par là, dans son journal, des idées extrémistes anti-Tutsi.Personne n’a découvert ce double jeu extrêmement dangereux. Jean-Pierre Chrétien, dans le Rwanda – Les médias du génocide a qualifiéKinyamateka de Démocrate-Chrétien et ne s’est pas aperçu du doublelangage de ce journal et, surtout, de son rédacteur en chef, AndréSibomana. Mais il est vrai aussi que la Démocratie Chrétienne est lamarraine du Parmehutu et du MRND. La contradiction ne seraitdonc qu’apparente.

Une coïncidence troublante : André Sibomana à la tête deKinyamateka avait fondé, en collaboration avec le Père Guy Theunis,un ASBL-ADL (Association de Défense des Droits de l’Homme).Actuellement le Père Guy Theunis est poursuivi pour sa propagandegénocidaire dans ses publications et autres écrits. Certes, ceux qui seressemblent s’assemblent, mais comment peut-on envisager à la foisde défendre les droits de la personne et de publier par ailleurs desécrits anti droits de l’Homme ? Les prêtres en gardent le secret àmoins que ce ne soit l’idéologie et l’essence même de la DémocratieChrétienne dont ils ne faisaient qu’extérioriser les idées.

J’espère qu’évoquer et démontrer ces contradictions ne soit paspris pour une démarche anti Kinyamateka ou anti-église catholique.Non, l’église catholique est une institution dont certains de ses hautsserviteurs n’ont pas été toujours « catholiques ». C’est le cas del’abbé André Sibomana dont certaines publications dansKinyamateka étaient franchement scandaleuses.

Quant à la conférence épiscopale rwandaise, propriétaire deKinyamateka et patronne de l’abbé Sibomana, je reste d’avis qu’elledevrait humblement présenter, avec un signal fort, ses excuses pourtoutes les erreurs et bêtises commises par ses enfants égarés. Peut-êtremême que cette courageuse démarche mettrait fin, une fois pourtoute, à pas mal de malentendus toujours en cours malgré quelquessemblants d’excuses présentées ici et là sur un ton inaudible.

Dans le cas présent, sa responsabilité semble plus que morale :son journal a servi parfois à semer la confusion, la désinformation etl’intoxication, si ce n’est l’incitation à la haine de caractère génoci-daire, chez les lecteurs chrétiens ou non. Et la Conférence était aucourant de tout : elle aurait dû faire des remarques sèches au direc-

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teur de Kinyamateka ou carrément l’empêcher de publier des insani-tés. Elle n’a rien fait. Le reconnaître est la moindre des choses.

Du reste, je me suis toujours demandé, dans mon for intérieur,s’il n’y avait pas eu une relation de cause à effet entre certains écritsde Kinyamateka et la malheureuse mort de quelques membres de cetteConférence abattus à Gakurazo vers la fin du génocide par des jeunesmilitaires qui, justement, pourchassaient les génocidaires. Ces jeunescombattants avaient-ils lu ces écrits, très proches de ceux de vérita-bles génocidaires, publiés dans Kinyamateka ? Si oui, quelles percep-tions avaient-ils donc de ces évêques, propriétaires de ce journal ?

Je me refuse à toute spéculation mais je reste d’avis que si cescombattants avaient connaissance de cette répugnante et choquantelittérature de Kinyamateka – et elle était effectivement lue – il n’estpas impossible que leur réaction, si insensée paraît-elle, ait trouvéeson origine, entre autre, dans l’attitude laxiste sinon complice de cesmêmes évêques envers Kinyamateka et son comité de rédaction.Sinon pourquoi cette hostilité si aveugle contre tous ces dignitairesréunis Hutu et Tutsi confondus ? Je n’en sais rien, mais une chose estsure : on n’institutionnalise pas impunément les idées de haine.Jamais. Qui donc a dit que « qui sème le vent récolte la tempête » ?C’est la Bible, non ? En tout cas, on récolte ce que l’on a semé. n

PRÉCISIONS DE LA RÉDACTION DE LA NUIT RWANDAISE

Afin de dissiper de possibles confusions, précisons que l’articled’Antoine Mugesera « Abbé Sibomana, Kinyamateka et idées génocidai-res (1990-1994) », que nous avons reproduit ici a été originellementdiffusé par la « nouvelle » revue rwandaise Dialogue. Ce périodiqueindépendant est à différencier de l’ancienne revue du même nom quia été suspendue après le génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda.

Les Pères blancs furent à l’origine de la première revue Dialogue,l’un des principaux organes d’expression en langue française desmembres de l’Église catholique au Rwanda. Son fondateur, l’abbéMassion, proche des leaders du Parmehutu, ne serait rien moins quel’un des instigateurs de la rédaction du Manifeste des Bahutu1. Cepatronage du mouvement pour l’émancipation hutu rend compte dufait qu’aucun Tutsi n’a jamais fait partie du comité de rédaction de

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Dialogue. En 1989, la revue manifestera sa fidélité aux amitiés et auxidéaux de son fondateur en célébrant avec emphase le trentenaire dela « Révolution sociale » et les violences anti-Tutsi de la Toussaintsanglante de 1959 dans les colonnes du numéro 137 de novembre-décembre 1989 : « Si nous avons choisi de faire paraître ce numéro spé-cial en novembre, c’est que les actes de violence qui ont eu lieu à partir du1er novembre 1959 (La Toussaint Rwandaise) ont été un détonateur dansce processus d'évolution commencé des années auparavant. Mais la vio-lence n'est pas l’essentiel d’une Révolution. Celle-ci se définit essentielle-ment par les changements profonds opérés dans la société, changementd’institution mais aussi changement de mentalité. Au cœur de ces change-ments se situent ses idéaux. »2

Au bimestriel Dialogue était par ailleurs associé une revue depresse sous forme de brochure indépendante. Celle-ci, qui se voulaitune référence de la presse rwandaise, se présentait alors comme« l’hebdomadaire qui résume en français les meilleurs articles de tous lespériodiques parus au cours de la semaine en kinyarwanda ». Est-ce dansle cadre de cette ambition que furent repris des articles appelant à lahaine ethnique, à la discrimination, à la guerre et au génocide ? C’esten tout cas à ce titre que le Père Blanc belge Guy Theunis, qui diri-gea Dialogue entre 1989 et 1992, a été poursuivi en justice pour avoirnotamment traduit du kinyarwanda des textes de la tristementfameuse revue extrémiste Kangura, et cela sans jamais en dénoncerleur dangerosité raciste. Le Père Theunis s’est défendu de toute vel-léité de propagande génocidaire en alléguant que les articles qu’ilreproduisait entraient dans le cadre d’une revue de presse rwandaisede l’époque et qu’ils étaient destinés à un groupe restreint de person-nes en Europe. Cette assertion a été démentie par Jean-DamascèneBizimana, qui connaît bien le père Guy Theunis pour avoir vécuavec lui dans la même congrégation missionnaire entre 1988 et1996 : « C’est totalement faux de prétendre qu’elle était destinée à ungroupe restreint de personnes [...] quiconque la cherchait y avait accès.Librement et sans limites », et Bizimana de poursuivre : « Quand bienmême cette revue de presse aurait-elle été destinée à un petit nombre,serait-ce normal d’y reproduire des articles racistes sans aucun examen deconscience ? (...) Peut-on légitimement traduire et diffuser dans le mondeentier les discours génocidaires et considérer cela comme un simple acted'information ? Sûrement pas ! » Et de conclure : « c’est exactement lamême chose que si l’on reproduisait, sans commentaires et sans aucunecondamnation, les discours nazis… »3

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Après dix années de suspension et doté d’une nouvelle équipede rédaction, Dialogue reparaît au Rwanda depuis le 22 septembre2004. Lors de l’édition du n° 184-185 de janvier-mai 2008 où figuraitinitialement l’article d’Antoine Mugesera que nous publionsaujourd'hui, l’équipe de la nouvelle rédaction était la suivante :Directeur de Publication : Paul Rutayisire ; Directeur : JosephNsengimana ; Secrétaire de rédaction : Thomas Munyaneza ; Comitéde rédaction : Paul Rutayisire, Joseph Nsengimana, EnosNshimyimana, Servilien Sebasoni, Déo Byanafashe, SimonSebagabo, Augustin Gatera, Antoine Mugesera, ThomasMunyaneza, Ernest Munyaneza.

Cette nouvelle revue Dialogue, désormais publiée à Kigali endeux langues, le Français et l’Anglais, n’a rien non plus de communavec le périodique publié à Bruxelles sous le même nom à partir de1995. Cette revue est née au sortir du génocide suite au refus que lepère Theunis aurait essuyé de l’Imprimerie Pallotti Presse de procé-der à l’impression de son bimestriel. De retour en Belgique, GuyTheunis poursuivit son projet de presse et lança une édition « belge »de Dialogue dès 1995 grâce à l’appui d’un groupe d'exilés rwandaishutu à Bruxelles. Le numéro 175, qui parut en 1995 en Belgique, peuaprès le retour de Guy Theunis dans sa patrie, révèle d’emblée leparti-pris négationniste de la revue bruxelloise : elle ne mentionne àaucun moment le mot « génocide ». Theunis s’est expliqué sur cetteaudacieuse « lacune » dans l’immédiat après coup du génocide eninvoquant le fait que le numéro en question « avait été préparé enmars 1994 »4. La ligne éditoriale du Dialogue de Bruxelles apparaîtdans la liste des ses rédacteurs : certains articles sont rédigés parFrançois Nzabahimana, ex-ministre de Habyarimana et président dutrès négationniste RDR (Rassemblement pour le retour des « réfugiés» et la démocratie au Rwanda) qui rassemble quelques-uns des géno-cidaires notoires. »5

Le père Theunis a collaboré au Dialogue de Bruxelles jusqu’à sonarrestation au Rwanda le 6 septembre 2005 pour « incitation au géno-cide » qui entraîna sa traduction devant la juridiction gacacad’Ubumwe à Kigali puis son renvoi vers un tribunal conventionnel :la cour d’assises de Kigali, avant d’être finalement confié à la justicede son pays en novembre 2005. Il est aujourd’hui libre et son dossiercontinuerait à être à l'instruction, sans que l’on puisse dire si la jus-tice belge la fera aboutir. « L’affaire Theunis » n’a pas interrompu laparution du Dialogue bruxellois qui bénéficie aujourd'hui du soutien

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du Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) de Bruxelles et de l’orga-nisation Solidarité Mondiale. Doit-on interpréter comme une confir-mation de la politique dominante de la hiérarchie catholique ce sou-tien à ses serviteurs, quels qu’aient été leurs errements idéologiqueset leurs pratiques pour le moins si peu chrétiennes ? En tout cas,l’Église de Rome n’a cessé de soutenir le Père Theunis6. Le 15 février2006, l’archevêque de Gand a même remis au Père Theunis un prixpour la paix « en raison de sa défense des droits de l’Homme ». Un telprix était-il mérité, ou faut-il voir ici la confirmation de la logiquegénocidaire pour laquelle les Tutsi ne font pas partie du genrehumain ?

À ce jour, l’analyse détaillée du contenu de la revue Dialogued’avant 1994, et de son avatar bruxellois reste à faire. Voilà une nou-velle direction de recherche ouverte, dont la prochaine édition de LaNuit rwandaise, pourrait être l'écrin. JLG n

NOTES

[1] Selon le frère joséphite Jean-Damascène Ndayambaje, cité par Yolande Mukagasana, Lesblessures du silence [121, p. 89].

[2] Dialogue n° 137 nov-déc 1989 « La Révolution sociale 30 ans après » justifie ainsi ce numérospécial dédié à la commémoration de la fondation sanglante de la révolution sociale.

[3] et [4] Réponse au correspondant de La Ména, Serge Farnel, en 2005 sur la défense deTheunis Serge Farnel, cf. « Reporters sans frontières et sans bornes » ; voir également, SergeFarnel « La Ména au pays des Reporters Sans Frontières », www.menapress.com

[5] Jean-Paul Gouteux : L’implication idéologique et politique dans le génocide du père Guy Theunisde 1990 à 1994.

[6] Père Gérard Chabanon, Supérieur Général des Missionnaires d’Afrique, « Document préparépar la curie générale des missionnaires d’Afrique concernant le Père Guy Theunis » du 15 sep-tembre 2005 et « Communiqué des Missionnaires d’Afrique au sujet du Père Guy Theunis ».

AUTRES RÉFÉRENCES

• Jean Damascène Bizimana, « Réponse à Reporters Sans Frontières » (réponse au rapport deRSF « Rwanda. Enquête sur l’arrestation de Guy Theunis : les accusations, la procédure, leshypothèses »), http://nuit.rwandaise.free.fr

• Audition par la mission d’information parlementaire du père Guy Theunis, prêtre auRwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des missionnaires d’Afrique (PèresBlancs), 28 avril 1998.

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ANNIE FAURE

Lettre à la LDHMédecin humanitaire au Rwanda en 1994, membre de laCommission d’Enquête Citoyenne sur la responsabilité de laFrance dans le génocide des Tutsi, Annie Faure ne décolèrepas depuis seize ans. Comme elle l’explique dans la lettre ci-dessous, elle n’a pas franchement apprécié le film D’Arushaà Arusha. Elle a d’autant moins goûté la critique favorablequ’a pu en publier le journal de la Ligue des droits del’homme...

Paris, le 20 décembre 2009.

Madame Nicole Savy,

Votre critique dans le mensuel de la Ligue des droits de l’hommedu film de Arusha à Arusha, de Christophe Gargot, a retenu toutemon attention.

Vous écrivez : « On entend dans une extrême tension, les difficultésdes procureurs successifs face à la mauvaise foi des uns et aux pressionspolitiques du gouvernement de Paul Kagamé, qui tente de paralyser le tri-bunal et dans une réunion publique accuse violemment la France d’avoirété complice des massacres. »

La réunion publique à laquelle vous faites allusion et qui figuredans le film était l’allocution de Paul Kagamé au moment de la trei-zième commémoration du génocide. Il s’insurge contre l’ordonnancedu juge Bruguière qui demande l’arrestation des proches de Kagamé,soupçonnés d’avoir fomenté l’attentat contre l’avion présidentiel. Cet

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attentat a été le signe déclencheur du génocide des Tutsi et de ceuxqui s’y opposaient par les Forces armées Rwandaises et les miliciens.

Cette ordonnance Bruguière a été sévèrement critiquée enFrance sur la forme et sur le fond. (Ordonnance à charge, pas d’en-quête, assertions calquées sur la propagande antitutsi.) Les événe-ments récents confortent ces critiques ; Rose Kabuyé a été libérée, lestémoins clés se sont désistés et la responsabilité de la ligne dure desHutu – désireux de se débarrasser d’un président Habyarimana déci-dément trop gentil avec le FPR – est maintenant flagrante.L’ordonnance Bruguière se révèle une coquille vide, un pis aller judi-ciaire fabriqué par des politiques et militaires français soucieux dereculer leur mise au ban des accusés du génocide des Tutsi.

L’accusation portée par Paul Kagamé sur la complicité de laFrance dans le génocide des Tutsi ne fait de doute pour les rescapésTutsi, ni pour de nombreux citoyens français – Michel Tubiana com-pris, politiques, avocats et journalistes ; je parle de ceux qui – atten-tifs à ce drame et instruits de l’histoire de France – ne se font aucuneillusion sur les capacités de collaboration inavouable de nos diri-geants avec les pires dictatures au nom de la « sécurité ».

La phrase que j’ai sélectionnée montre que vous n’avez pas com-pris grand-chose à ce film. Mais pouvait-il-en être autrement ? Vousavez exactement digéré la désinformation de talent orchestrée par unréalisateur sans grand talent par ailleurs, Christophe Gargot.

Ce metteur en scène s’est bien gardé de vous donner les cléspour comprendre.

Pas un mot sur l’ordonnance Bruguière. Pas un mot sur l’ins-truction en cours en France actuellement sur les actes de tortures dessoldats de l’opération Turquoise. Pas un mot sur l’opposition du gou-vernement de Kigali à la création du TPIR à Arusha. Pas unRwandais n’est interrogé sur les raisons de cette contestation. Pasune seule analyse des conditions imposées par la France au TPIR :auditions huis clos et exclusion des faits antérieurs au 1er janvier1994 c’est-à-dire exclusion des crimes de planification et de prémé-ditation….

Prenez le temps de revoir «D’Arusha à Arusha ».Vous y détecterez un découpage soigneusement choisi. Ces

choix vous susurrent à l’oreille « la thèse des massacres de chaque côté,n’est ce pas ? », « Le FPR ne serait-il responsable de l’attentat, n’est-ce-pas ? »

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Ces « massacres de chaque côté, n’est-ce-pas ? » sont la versionmoderne du « double génocide » – passé de mode car trop voyant –des négationnistes en robe du Tribunal Pénal Internationald’Arusha.

Prenez le temps de revoir D’Arusha à Arusha. Vous verrez que lavéritable star du film est Maître Constant. Ce bel avocat françaisd’un génocidaire patenté, Théoneste Bagosora, introduit le film et leconclut. Sa plaidoirie encadre le film et lui donne son sens, son exé-crable sens.

Dès le départ, la voix off sur le décor des bureaux vides d’Arushapose l’idée princeps du film : « pourquoi on ne juge pas le FPR, n’est-ce-pas? » suivi en piqûre de rappel « Et si la FPR a tiré sur l’avion c’estlui le responsable du génocide, n’est-ce-pas ? » Ces thèmes jalonnent lefilm en pointillé tout du long.

Regardez la séquence avec Carla del Ponte : elle ne s’indignepas du génocide, non, mais du refus de Kigali de recevoir le procureurdu TPIR. Passionnant…

Allez encore un effort... Regardez D’Arusha à Arusha.Vous ne connaissez pas le mémorial du génocide de Murambi.

Cette école où les cadavres des Tutsi blanchis à la chaux vous poi-gnardent en plein cœur. Dès l’entrée du mémorial, les photos desmilitaires français et les légendes accusent clairement la France. Il estimpossible de ne pas les voir. Christophe Gargot ne les a pas vues.Un arrêt sur image de deux secondes aurait bouleversé le sens dufilm. Aurait relativisé la dissertation de Maître Constant sur « le tri-bunal des vainqueurs » et « le tribunal des vaincus ».

Cette ritournelle – chère à Thierry Cruvellier, inspirateur dufilm selon Gargot lui-même – est la version col blanc, poudrée, de« Pourquoi on ne juge pas le FPR , n’est-ce-pas ? » et son corollaire « Etsi Kagamé avait abattu l’avion pour faire massacrer les siens et prendre lepouvoir, n’est-ce-pas ? »

Transformer les victimes en coupables est le tour de passe-passehabituel de tous les négationnistes de tous les génocides du monde.

La comparaison avec le Tribunal de Nuremberg est une escro-querie pure et simple. La seconde guerre mondiale, les crimes Nazi,ont mobilisé massivement les forces des Alliés. L’effroyable génocided’un million de personnes en trois mois s’est produit dans un coin dumonde minuscule, devant une communauté internationale aux brascroisés.

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D’Arusha à Arusha est trop long ; heureusement, ennuyeux.Les plans des salles vides d’Arusha sont tartes. Jamais les cada-

vres de Murambi n’ont été filmés avec tant de froideur. Les gros plansesthétisants répétés des prisonniers en pyjama rose de la prison deKigali rendent mal à l’aise et sont inquiétants de non sens. Leurscorps charnus nourris et soignés gratuitement auraient pu être com-parés à la maigreur des enfants orphelins jetés à la rue, là, par ces pri-sonniers-là.

Quant au couple du Hutu et de la Tutsi, mari et femme, tueuret victime, condamné et juge des gacacas, qui éclaire – avec force ilest vrai – le mécanisme de la machine infernale, ils servent surtout àse prémunir contre d’éventuelles critiques, dont la mienne.

Vous l’avez compris : ce film n’est pas un film négationniste ; ilest pire.

En espérant vous avoir éclairé et restant à votre disposition. n

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JUSTICE

Trois plaintes contre l’armée françaisepour « crimes contre l’humanité »

L’obstination d’Annie Faure aura permi que trois plaintes defemmes se plaignant d’abus sexuels de la part de soldats fran-çais ne soient pas enterrées. Elle lance ci-dessous un appel àla solidarité financière, pour mener ces procédures à bien.

En mai 2004, trois jeunes femmes Tutsi décident de porterplainte contre l’armée française pour viols et tortures perpétrés parles soldats de l’opération Turquoise en juillet août 1994. Rappelonsque cette opération avait pour objectif déclaré de protéger les victi-mes du génocide, c’est-à-dire, a priori, les Tutsi.

Ces plaintes ramenées à Paris ont malheureusement erré de tribu-naux en avocats pendant des mois et des années dans une certaine opa-cité sans aboutir. Elles n’ont pas été considérées comme justifiant uneinstruction et donc un procès en bonne et due forme.

Médecin humanitaire au Rwanda en 1994, ayant recueilli lesplaintes en 2004, avec Vénuste Kahimaye et Assumpta Mugiraneza,en tant que membre de la commission d’enquête citoyenne, et unpeu énervée, j’ai pris la décision, en janvier 2009, de relancer cesplaintes en cherchant une autre avocate. C’est finalement LaureHeinich Luije, dont le nom m’a été donné par maître CatherineMecary, proche de Noël Mamère, qui a pris le dossier en main avecune diligence et une efficacité remarquable : en effet, ce 4 avril 2010,les plaintes sont reconnues comme fondées et l’instruction, auxmains de la juge Florence Michon, est officiellement ouverte.L’armée française est poursuivie pour « crimes contre l'humanité ».

Les plaignantes sont bien décidées à aller jusqu’au bout, maiselles n’ont pas les moyens. Pour l’instant je suis le seul support finan-cier de ces plaintes. Je fais donc appel à la générosité des individusou des associations pour m’aider, soit par des chèques, soit en se por-tant partie civile. On peut estimer un coût de 10 000 euros environ(mais je ne sais pas trop en fait...) dont j’ai réglé une provision. n

Annie Faure

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BRUNO GOUTEUX

Il faut juger les hommes politiques,diplomates et militaires français

complices du génocide

INTERVIEW DE MARTIN MARSCHNER

« (…) Aux termes du présent statut,une personne est pénalement responsable et peut être punie

pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :(...) En vue de faciliter la commission d’un tel crime,

elle apporte son aide, son concours ou toute autre formed’assistance à la commission ou à la tentative de commission

de ce crime, y compris en fournissant les moyensde cette commission. »

Article 25 du statut de la Cour pénale internationale (CPI),ratifié par la France.

Les 13 et 14 mai 1994, « des dizaines de milliers de Tutsi, rescapésdu génocide jusque-là, seront bombardés et mitraillés par des soldats fran-çais ». Les témoignages de la participation directe au génocide demilitaires français, entre avril et juillet 1994, se font de plus en plusnombreux. Les rescapés et les génocidaires qui nous les livrent nousfont franchir un pas supplémentaire dans la compréhension de cequ’aura été le rôle de l’armée française dans l’extermination minu-tieusement programmée de centaines de milliers de personnes, dansles collines rwandaises. Ces témoignages – et tous ceux qui suivront– nous obligent à regarder en face ce qui, pour la majorité de nosconcitoyens, reste à ce jour impensable, indicible, ce que la raisonvoudrait enfouir au plus profond. Si certains de nos compatriotespeuvent aujourd’hui être jugés pour complicité de génocide, d’autresen ont été des acteurs de premier plan : des génocidaires.

Au-delà de ces témoignages chaque année plus nombreux dont lerecoupement permet de reconstituer l’histoire de la guerre secrète

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menée par l’armée française contre les civils Tutsi voués à l'extermina-tion, les connaissances accumulées et non contestées à ce jour sur lerôle de certains de nos concitoyens – hommes politiques, diplomateset militaires – dans la perpétration du dernier génocide du XXe sièclepeuvent d’ores et déjà nous permettre de les traduire devant les tribu-naux et de mettre une fin à l’impunité dont ils jouissent aujourd’hui.

Comme l’explique Jacques Morel dans son ouvrage La France aucœur du génocide des Tutsi, (L’Esprit Frappeur, Izuba Editions, 2010)« des Français, dirigeants politiques, hauts fonctionnaires, diplomates etmilitaires en 1994 peuvent être mis en cause pour complicité de génocide desTutsi du Rwanda ». [Lire également à ce sujet Imprescriptible, de Géraudde la Pradelle, paru aux éditions des Arènes.] Rappelant que « l’incrimi-nation de génocide et de complicité de génocide est recevable par les juridic-tions françaises » pour les actes commis au Rwanda entre le 1er janvieret le 31 décembre 1994 en vertu de la règle de compétence univer-selle, il livre une liste – non-exhaustive – de trente-six actes dont lavéracité n’est plus à démontrer, ces derniers étant largement docu-mentés dans les rapports, commissions, enquêtes nationales et inter-nationales ainsi que par les travaux d’historiens et de journalistes.

On s’arrêtera sur l’un de ces griefs, parmi les plus accablants : « Pendant le génocide des Tutsi, fourniture d’armes, de munitionset de matériels aux Forces armées rwandaises par l’entremise duministère de la Coopération, alors que celles-ci participent augénocide et approvisionnent en armes et munitions la gendarme-rie, la police, les milices et l’organisation de l’autodéfense popu-laire qui accomplissent le « travail » d’exécution systématique desTutsi. Contournement de l’embargo sur les fournitures d’armesdécidé par le Conseil de sécurité de l’ONU. »

La France a donc livré des armes aux génocidaires, avant, pen-dant, et même après le génocide. Le rapport d’Human Right Watch,Rwanda/Zaïre, Rearming with impunity, dès 1995, les auditions de laMission d’information parlementaire française de 1998, le rapport del’OUA, en 2000, la Commission d’Enquête Citoyenne (CEC), en2004, la Commission Mucyo, en 2007, nous le rappellent, toutcomme les nombreux documents et témoignages rapportés parPatrick de Saint Exupéry, Colette Braeckman, Gérard Prunier...

Les livraisons d’armes, par l’entremise de la France et en viola-tion de l’embargo de l’ONU, sont donc largement documentées.Mais un aspect qui l’est beaucoup moins, c’est la provenance desfonds ayant servi à l’achat de ces armes et de ces munitions.

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À ce propos, la CEC, constatant que la Banque Nationale duRwanda – trésor de guerre des génocidaires – a tiré des sommesimportantes sur la Banque de France et la BNP Paris(2 737 119,65 FF en six prélèvements du 30 juin au 1er août pour laBanque de France, 30 488 140,35 FF en sept prélèvements du 14 au23 juin 1994 pour la BNP), interroge :

« La Commission se demande comment la Banque de France apu procurer des moyens financiers (dont 1 500 000 FF le 1eraoût, alors que le Gouvernement responsable du génocide et sabanque ont quitté le Rwanda depuis un mois) aux auteurs d’ungénocide commencé le 7 avril ? Comment l’autorité de tutelle dela place financière de Paris a pu ne pas demander de couper lesliens financiers avec les autorités génocidaires; comment la BNPa pu ignorer la portée de ces prélèvements ? »

Une partie des travaux de la CEC portait en effet sur la compli-cité financière française. Mais la CEC n’est pas la seule à s’interrogersur la compromission des structures bancaires françaises avec lesgénocidaires rwandais.

Ainsi, en marge du rapport final de la Commission internatio-nale d’enquête des Nations Unies sur les livraisons d’armes illicitesdans la région des Grands Lacs (S/1998/1096-18 novembre 1998),peut-on lire :

« Le 13 août 1998, le Président a écrit au Ministre français desaffaires étrangères pour demander si le Gouvernement françaisétait au courant des constatations du Ministre suisse de la justiceconcernant la Banque nationale de Paris (BNP) et un courtiersud-africain en armements, Willem Ehlers, qui étaient exposéesdans le rapport de la Commission (S/1998/63, par. 16 à 27). LaCommission a demandé également si le Gouvernement françaisfaisait une enquête sur cette question. La Commission n’a pasencore reçu de réponse du Gouvernement français. »

La commission n’aurait pas encore reçu de réponse du gouver-nement français...

À l’heure de la réconciliation franco-rwandaise, et alors que leprésident français est allé visiter le site du mémorial de Gisozi, érigéà la mémoire des nombreuses victimes du génocide, victimes dont lesrécentes investigations rapportent qu’elles auraient également étéassassinées par des militaires français [voir dans ce numéro l’interviewde Serge Farnel], cette question du financement du génocide sembleavoir été totalement mise de côté.

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Nicolas Sarkozy évoquant lors de son récent voyage au pays desmilles collines des « erreurs politiques » et des « erreurs d’apprécia-tion » concernant le rôle de la France au Rwanda continue de nier lesoutien inconditionnel – militaire, diplomatique, financier – apportépar la France aux génocidaires rwandais.

Il nous faut également souligner que ce dernier s’évertue à pas-ser sous silence le fait qu’en 1994, il était le porte-parole du gouver-nement français, alors engagé en plein génocide. À ce titre, il avaitconnaissance de la politique française menée au Rwanda et l’a àmaintes reprises défendue. Enfin – et ce qui aggrave considérable-ment sa responsabilité –, il occupait la fonction de ministre duBudget1 à partir du 23 mars 1994. Or, parmi les attributions de ceministère figurent la lutte contre la fraude et les grands trafics inter-nationaux, dont le trafic des armes.

On est amené à voir dans les multiples – et finalement fructueu-ses – tentatives initiées depuis l’élection de l’ancien ministre duBudget comme président de la République pour reprendre et norma-liser les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda, unevolonté de règlement définitif de l’accusation de complicité de géno-cide pesant sur la France, certains de ses hommes politiques et de sesmilitaires.

Faut-il plus particulièrement y voir la volonté d’un homme,aujourd’hui président de la République, d’enterrer définitivement ledossier du financement du génocide par la France, dossier à proposduquel on peut, pour le moins, dire que la France et ses banques,parmi lesquelles la BNP, auront si peu coopéré avec la Commissioninternationale d’enquête des Nations unies sur les livraisons d’armesillicites dans la région des Grands Lacs ?

Nous revenons sur ce dossier avec Martin Marschner que nousavions interrogé dans le précedent numéro de La Nuit rwandaise etqui nous avait affirmé qu’il était en mesure de prouver qu’une caissenoire, destinée aux services secrets français, qu’il avait contribué,malgré lui, à alimenter, aurait presque exclusivement été utilisée,entre mars et juillet 1994, pour financer le gouvernement intérimairerwandais alors que ce dernier était en train d’encadrer et de supervi-ser l’extermination de plus d’un million de personnes. n

Bruno Gouteux

1. Voir page 126.

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Interview de Martin MarschnerLa Nuit rwandaise : Mr Marscher, nous avons publié l’an dernierune longue interview [L’argent de mes clients à aussi servi aufinancement du génocide par la France, LNR n°3, p.397] danslaquelle vous affirmiez être en mesure de prouver qu’une partiedes armes livrées aux génocidaires rwandais, en 1994, avait étéfinancée par la Caisse Centrale de Réassurance via un compte dela BNP, agence Villiers, compte n°000407 067 23 clé 17 [docu-ment 1]. Vous nous produisez d’ailleurs une attestation deMonsieur Terraillon [document 2] qui affirme que « la quasi-totalité des opérations (aussi bien de trésorerie que de placementsou spéculations) initiées par Rochefort Finance, la CaisseCentrale de Réassurance ou leur gestion, donc notamment ceux dela SICAV Rochefort Court Terme, transitaient par ce compte ».C’est bien le compte vers lequel remontent les enquêteurs dansl’affaire des achats d’armes livrées aux génocidaires rwandais dansle cadre du contrat « Willem Ehlers » sur lequel l’ONU aenquêté ?Martin Marschner : Tout à fait, c’est bien de ce compte dont il s’agit.Et d’ailleurs, il ne figurait pas seulement dans ce fameux rapport del’ONU que vous citez, mais c’était bien le compte que les membresde la commission Mucyo avaient eux-mêmes identifié, comme j’avaispu le constater dans leurs locaux le mardi 22 mai 2007, au lendemainde mon audition, lors du débriefing.

Quelles suites ont été données à ces révélations qui engagent l’Étatfrançais dans le financement du génocide des Tutsi ? Avez-vous étécontacté pour répondre de vos affirmations sur ce dossier ?

Je vous répondrai assez laconiquement. Avant mon audition à Kigalidu 21 mai 2007, dans le procès qui m’opposait à la C.C.R. [Caissecentrale de réassurance, dont l’État est l’actionnaire principal], cette der-nière avait été déboutée par la cour en première instance, en avril2007, de sa constitution de partie civile au motif « que la C.C.R.avait toujours été au courant des manipulations et qu’elle aurait pu lesarrêter à tout moment (donc notamment à partir de fin décembre 1993,début des « pertes » abyssales) ». Vous avez d’ailleurs publié dans « ledossier Marschner » l’intégralité de cet arrêt [tous les documents four-nis par Martin Marschner sont disponibles sur le site de la revue, rubriqueDossiers].

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Ayant fait mon témoignage, la C.C.R. et le Parquet ont fait appel decette décision et le 2 avril 2008, je me fais condamner par la 9èmechambre, section B, de la Cour d’Appel de Paris, à une amende de150.000 euros et à 70.646.632 euros de dommages et intérêts allouésà la société d’État, C.C.R.

Ce montant de 70 millions d’euros est, non seulement la plus hautecondamnation d’un particulier, mais en complète contradiction avecles faits (j’ai perçu pour la période 792.000 euros de commissions) et,surtout, avec la réalité judiciaire. En effet, j’ai été condamné pourrecel alors qu’il n’y a aucun auteur principal, celui-ci ne pouvant êtreque Rochefort Finances (c’est-à-dire la direction financière filialiséede la C.C.R.), c’est-à-dire eux-mêmes ! Il y a ici une « novation »en matière judiciaire qui a pourtant été confirmée en cassation. Jepense que ces faits et chiffres parlent d’eux-même !

Le rapport de la commission rwandaise, dit rapport Mucyo, sem-ble avoir minimisé la portée de votre déposition. Cependant, finoctobre 2008, donc après la première rencontre Sarkozy-Kagameà Lisbonne, et un an après la publication du rapport Mucyo, legouvernement rwandais publiait un communiqué où le PrésidentSarkozy était « lui même mis en cause par un témoin de hautrang dans le cadre du financement du génocide ». Le gouverne-ment rwandais aurait-il enterré vos révélations sur l’hôtel de la« realpolitique » et des tractations entre ces deux États ?Certainement. Déjà, dans les conclusions du Rappport Mucyo telqu’il fut finalement publié le 5 août 2008 (il avait été remis auPrésident Kagame le 17 novembre 2007 et maintenu secret jusque-là), et contrairement à leur mission initiale, les rapporteurs « conseil-laient » une reprise des relations diplomatiques et une atténuationdes tensions avec la France. C’est une position qu’on ne peut adop-ter que si l’on a un atout maître ! Or, grâce au dossier que j’ai remis,ils le possédaient, cet atout maître : le rapport comptable révélé parla COB des détournements quasi quotidiens des fonds des OPCVM(SICAV et FCP) de la C.C.R. au profit des utilités des services spé-ciaux français.

Est-ce que ça permet d’expliquer la volonté du gouvernement fran-çais de renouer avec le Rwanda ? Il y a eu d’incessants mais trèsdiscrets voyages au Rwanda de négociateurs français entre novem-

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bre 2007 et juillet 2008. On a vu Kouchner, bien sûr, mais aussiClaude Guéant – le secrétaire général de l’Elysée –, André Parant– le conseiller Afrique de l’Elysée –, Philippe Bohn – le « mon-sieur Afrique d’EADS »! –, et même Alain Madelin, défiler àKigali... Toujours selon La Lettre du Continent (n°577, du 3décembre 2009), « la reprise des relations diplomatiques avec leRwanda [serait] un vrai soulagement pour le président fran-çais... ». La responsabilité de monsieur Sarkozy, en tant queministre du Budget en 1994, est donc engagée dans ces manipula-tions financières ayant, selon vous, servi à dégager des sommespermettant notamment à financer des achats d’armes et de muni-tions pour le compte des génocidaires ? Ne disiez-vous pas en 2009qu’il « est plus qu’improbable que le ministre du Budget ne sachepas ce qui se passe avec son milliard » ? Si vous mettez mes déclarations précédentes en « écran de fond »sur les relations franco-rwandaises, alors tout devient très clair etnotamment la scandaleuse déclaration de monsieur Sarkozy par rap-port aux textes de l’ONU et de OUA sur l’intangibilité des frontiè-res, « d’allouer les richesses du Kivu au Rwanda ». Beau respect del’intégrité territoriale de la RDC ! Bien évidemment, chaque fois quela France souhaitait se réaffirmer en Afrique centrale, il y avait unepublication dans les journaux, notamment anglo-saxons, d’unPrésident Sarkozy lui-même mis en question par un « témoin de hautrang » (« high ranking witness »). Il est clair, qu’avec de tels élé-ments, le côté français ne pouvait que plier tant qu’on ne les mettaitpas en cause directement. C’est bien ce qu’a compris M. Kagame...comme M. Sarkozy, et son entourage. L’autre alternative aurait été dedénoncer ce financement publiquement grâce aux données de laBanque Nationale du Rwanda de l’époque et donc l’implicationtotale et directe de la France (au moins de certains de ses dirigeants)dans le génocide. Le problème de cette solution est son irréversibilitéet la confrontation totale.

Vous nous aviez dit en 2009 que Sarkozy, en poste au Ministèrede l’Intérieur, avait refusé que le dossier des RenseignementsGénéraux vous concernant ne vous soit communiqué ? Vous nousfournissez aujourd’hui la réponse du ministère de l’Intérieur vousinformant du refus que ne vous soit transmis ce dossier [docu-ment 3]. Pourquoi votre dossier est-il classé secret défense ? Enquoi est-ce, comme vous l’affirmiez en 2009, un moyen de« cacher cette histoire » ?

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Effectivement, j’ai cherché à avoir accès, par deux fois, à mon dossierauprès des RG. La première fois dès 1997 et la seconde fois en 2003.En 2003, c’était bien M. Sarkozy qui était ministre de l’Intérieur, orc’est bien lui, qui, selon le papier de la CNIL en votre possession,interdit l’accès à mon dossier pour raison de secret défense. En 2003,j’ai donc fait appel de cette décision devant le Tribunal administratifcomme la loi m’y autorise et par deux fois, en première comme enseconde instance, cet accès a été refusé en raison de mon implicationdans l’affaire Rochefort Finances/C.C.R et du secret défense qui lacouvrait. Il est pour le moins surprenant qu’une affaire dont laconclusion judiciaire ne s’avère être (officiellement) qu’un « sim-ple » abus de confiance, soit au niveau des informations détenues parles RG (aujourd’hui DGRI) considérée comme « secret défense pou-vant nuire à la sécurité de l’État » ! C’est l’un ou l’autre, mais pas lesdeux ! Bien évidemment, c’est pour M. Sarkozy et ses compagnons,un moyen très efficace de se protéger. Par contre, la divulgation deces faits, notamment des arrêts du Tribunal administratif, constitueun problème majeur pour eux à l’avenir.

Parmi les personnes que vous aviez désignées comme étant impli-quées dans ce renflouement – un milliard ! – de la CCR, on a vuM. Pierre Duquesne, dont vous nous disiez qu’il était le responsa-ble « assurances » qui siégeait au Conseil d’administration de laCCR au moment des faits, aux côtés de Bernard Kouchner –notamment lors de son déplacement dans les territoires palesti-niens. Quant à Michel Taly, il s’est vu remettre par Alain Lambert,alors ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire, laLégion d’honneur, en janvier 2003. Parlant de Taly, Lambert pré-cisera qu’il est « rigoureux, d’une éthique exigeante, [qu’]il s’af-firme comme un grand serviteur de l’État » avant de rappeler « saloyauté absolue à l’endroit de tous les gouvernements qu’il a ser-vis ». Vous avez les comptes-rendus des Conseils d’Administrationoù a été ordonné le renflouement. Apparemment la responsabilitéde ces personnes n’a jamais été mise en cause?En ce qui concerne la proximité de Monsieur Kouchner avecMonsieur Duquesne qui, lui, était membre du conseil d’administra-tion de la C.C.R. au moment des faits, vous me l’apprenez.Concernant les autres personnes que vous citez, notammentMonsieur Taly, je détiens effectivement copies des conseils d’admi-nistrations concernés [consultables sur le site Internet de la revue].

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Effectivement la responsabilité de ces personnes n’a jamais été rete-nue bien que j’ai porté plainte en ce sens, comme vous pouvez le voirdans les dossiers (numérotés 1 à 13) que je vous ai déjà remis et quevous avez publiés. Il y a là en France une protection toute « corpora-tiste », tout comme le vote de certaines « immunités », « prescrip-tion » ou encore « auto-amnisties ».

Vous avez donc été condamné à payer pas moins de 70 millionsd’euros de dommages et intérêt à la CCR ! Quel est le sens d’unetelle condamnation ? Que vous est-il reproché ?Comme je viens de le dire plus haut, cela est d’autant plus « trou-blant » qu’en première instance, les juges avaient pointé là où le bâtblessait, c’est-à-dire la parfaite connaissance de RochefortFinances/C.C.R. des détournements de fonds sur leurs OPCVM. Parailleurs, je me réserve de révéler, dans un avenir éventuellement pro-che, les conditions dans lesquelles ce procès avait été « réactivé »fin juillet 2006, soit douze ans après les faits et sept ans après la clô-ture du dossier, mais surtout deux ans après que la Cour Européennedes Droits de l’Homme (CEDHLF) l’ait déclaré « inéquitable » dèsl’instruction ! Dans un pays autre que la France (avec la Pologne etla Turquie), après une telle décision, le procès ne pouvait avoir lieu...Mais, en juillet 2006, les relations entre la France et le Rwandaétaient au plus mal et il fallait faire taire définitivement MonsieurMarschner, en le décrédibilisant.

Concernant le motif de ma condamnation, nous en avons déjà parléplus haut. Revenons donc au sens d’une telle condamnation. Près de71 millions d’euros, c’est un record, cela a un sens si vous vivez enFrance et êtes ressortissant français. Heureusement que les juges quiprononcent de telles condamnations restent franco-français dansleur vécu. En effet, avec une telle condamnation, tout résidentcitoyen français a son avenir derrière lui et cela même éventuelle-ment pour plusieurs générations de ses descendants. Bien géré de lapart de l’administration, cela vous conduit immanquablement au sui-cide. C’est une espèce de peine de mort à peine déguisée !

Dans mon cas, c’est différent, je suis ressortissant allemand et visdonc à l’étranger. Bien sûr, je ne peux rien posséder en France ! Mais,la décision de la CEDHLF me protège hors de ce (beau) pays.

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Et puis, tenter de faire exécuter une telle décision à l’étranger entraî-nerait, immanquablement, la réouverture du dossier dans le paysconcerné. Et je ne pense pas que des juges, par exemple allemands,seraient aussi influençables comme leurs confrères français face à untel sujet, le génocide. n

Note

1. Parmi les attributions du ministère figurent la lutte contre la fraude et les grands trafics inter-nationaux dont le trafic des armes. Le Rapport de l'OUA rappelle « que l’agence para-gou-vernementale française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi desnormes rigoureuses à ce chapitre; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec leRwanda l’ont été «sans respecter les normes.»

La copie des documents décrits ci-dessous – ainsi que de nombreuxautres documents transmis par M. Marschner appuyant ses décla-rations – peuvent être consultés sur le site de la revue (rubrique« Dossiers ») à l'adresse www.lanuitrwandaise.net.Document 1 :Numéro de compte de la B.N.P Villiers (18, avenue de Villiers, 75017Paris) code banque: 30004 code guichet: 00812 n° de compte:00040706723 clé 17Document 2 :Note sur les allers/retours sur BTAN rédigée par Monsieur PhilippeTerraillon « Ces allers/retours servaient à équilibrer les comptes entre lesdeux entités (la SICAV Rochefort Court Terme, RCT) et un comptecompatible avec l'opération souhaitée. Dans certains cas, comme l'opé-ration du 5 mai 1994, nous avons la totalité des entités, la SICAVR.C.T et en contrepartie le F.C.P Madeleine. (…) Le compte enBanque principal, pivot, de R.F [Rochefort Finances] et de la C.C.R[Caisse Centrale de Réassurance] était, à la demande express de la direc-tion de R.F, celui de la B.N.P Paris, Agence Villiers, compten°40706723 Rib 17. La quasi totalité des opérations (aussi bien de tré-sorerie que de placements ou de spéculations) initiées par R.F, la C.C.Rou leur gestion, donc notamment ceux de la SICAV R.C.T transitaientpar ce compte. » Document 3 :Courrier du Tribunal Administratif de Paris (7e section – 2eme cham-bre) relatif à l'audience publique du 15 avril 2005 rejetant la requête deM. Marschner que lui soit communiqués les documents le concernantdétenus par les services des Renseignements Généraux.

D O C U M E N T S

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YVES COSSIC

« Le génocide des Tutsien 1994 n’était pas

inévitable »1

Dans toute société, où prédominent les conflits d’intérêts, la réalitéde la vie politique est soumise à une double contrainte : la pressiondes rapports de force et la nécessité de préserver les conditions mini-males d’un vivre ensemble.

Les stratégies qui ont caractérisé les trois principaux génocidesdu XXème siècle ont utilisé les propagandes de la haine dans le sensd’une pure négation des conditions du vivre ensemble, puisque l’unedes communautés vivant sur le territoire des États génocidaires étaitvisée comme ennemi absolu, c’est-à-dire vouée à l’exterminationtotale. Le fait brut des exterminations de masse n’est pas simplementréductible au déchaînement aveugle de la violence des guerres « clas-siques ». Cette distinction minimale entre la violence armée desguerres « classiques » et la tuerie génocidaire nous amènera à exami-ner la question des rapports de force dans la société rwandaise entre1959 et 1994.

Au cœur de cette investigation de longue durée, le jugement deDominique Franche nous interpellera sans cesse : « Le génocide desTutsi en 1994 n’était pas inévitable. »

S’agissant de l’évolution des rapports de force dans la sociétérwandaise, il est indispensable de remonter au-delà de la période dela mise en place de l’idéologie qui fit des Tutsi une prétendue racesupérieure. Une telle idéologie a été fabriquée de toute pièce par lesanthropologues, les administrateurs successifs et les missionnaires quiinvestirent le Rwanda.

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La société rwandaise précoloniale a bien connu des conflitsguerriers. Gérard Prunier nous rappelle à ce sujet dans Rwanda : legénocide que l’origine principale de ces affrontements n’était passituée dans une haine ethnique immémoriale, mais dans des luttespour le pouvoir trans-ethniques : « il n’y a dans l’histoire pré-colonialedu Rwanda aucune trace de violence systématique entre Tutsi et Hutu entant que telle ». Il y a eu profusion de guerres intérieures et extérieu-res ; soit elles opposaient les Banyarwanda (les Rwandais) en tantque groupe à des tribus ou des royaumes étrangers ; soit ellesvoyaient des lignages de chefs se battre entre eux pour conquérir unpouvoir local et tous les abagaragu (serviteurs, sujets) se tenaient auxcôtés de leur shebuja (chef). Dans l’histoire précoloniale du Rwanda,on peut, sans trop de risque d’erreurs, parler d’une forme tradition-nelle de la guerre ; et, dans une première approche, cette forme cor-respond assez bien à la définition de Clausewitz : « La guerre n’estrien d’autre que la continuation des relations politiques avec immixtiond’autres moyens. » Selon une telle définition, le recours à la violencearmée ne transforme pas la guerre en un phénomène autonome, quiéchapperait aux déterminations de la vie politique et aux enjeux depouvoir qui la caractérisent.

Les stratégies génocidaires nous situent aux antipodes de cetteopposition de la guerre comme continuation de la politique. Dansl’histoire des rapports de forces qui ont abouti, le 7 avril 1994, audéclenchement du génocide des Tutsi et à l’élimination systématiquedes « Justes » hutu et des démocrates, la consultation des donnéeshistoriographiques disponible permet de distinguer trois momentsstratégiques décisifs :

1- La volte face de l’Église Catholique et de la tutelle belge dans lesannées 1950 ; elles se sont brusquement tournées vers le peuple «majoritaire » hutu pour tenter de contrer les revendications indépen-dantistes portées par les Tutsi « évolués ».2- L’opération militaire Noroît de l’État français qui a permis de stop-per l’avancée des troupes de l’A.P.R. (l’armée du Front patriotiquerwandais) sur Kigali en octobre 1990. 3- La « comédie sinistre de la non-intervention » (l’expression estd’Alexandre Koyré) de la communauté internationale, et la réduc-tion au minimum des forces de la Minuar, alors que l’État françaismaintenait son appui financier et militaire au gouvernement intéri-maire engagé dans l’exécution du génocide.

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Chacun de ces moments stratégiques dans l’enchaînement descauses multiples du génocide mérite d’être éclairci.

PREMIER MOMENT STRATÉGIQUE

Le renversement d’alliance de la tutelle belge et de l’ÉgliseCatholique en faveur du peuple hutu majoritaire intervient dans lecontexte de la Guerre Froide ; dans ce contexte international, laplupart des mouvements indépendantistes d’Afrique et d’ailleursétait considérée comme les alliés de l’URSS et donc soupçonnésd’être procommunistes. Ce fus le cas en particulier pour les militantsde l’UNAR. Dans les pays voisins, les assassinats commandés duprince Rwagasore (une figure de l’Uprona, parti non ethnique auBurundi) et de Patrice Lumumba s’inscrivent dans cette lutte d’in-fluence qui oppose d’un côté le camp dit socialiste, et de l’autre lespays capitalistes.

Au Rwanda, l’idéologie de la « révolution sociale » conçue parle prélat suisse Perraudin, et largement diffusée par l’ÉgliseCatholique et les Pères Blancs, se voulait ouvertement anti-commu-niste. En réalité, la prétendue révolution sociale reposait sur uneidéologie raciste consistant à confondre l’appartenance à un groupeou à une classe sociale et l’appartenance à l’une des trois ethnies(Tutsi, Hutu, Twa). Depuis 1932, l’appartenance à une ethnie étaitofficialisée par la carte d’identité ethnique mise en place par l’admi-nistration belge. L’idéologie du peuple hutu majoritaire va prendre latournure d’un principe d’exclusion, qui réduit toute personne del’ethnie tutsi au statut d’ennemi potentiel, voire même d’ennemiabsolu exterminable. C’est ainsi que sous le régime de KayibandaGrégoire, (ex-séminariste formé par Perraudin), les Tutsi vont êtrequalifiés d’« Inyenzi », c’est-à-dire de cafards. L’anthropologue belgeLuc de Heusch, auteur en particulier de la magistrale étude ethnogra-phique Rois nés d’un coeur de vache nous apprend qu’une telle idéolo-gie peut être facilement utilisée dans le sens d’un embrigadement cri-minel des masses. C’est là le sens de la formule : « Les Hutu majori-taires utilisent la démocratie comme une arme. » Ce jugement de l’an-thropologue nous rappelle que dans les périodes de crise extrême, lesadhésions massives peuvent prendre la forme d’un embrigadementaveugle. L’influence compulsive de l’idéologie du peuple majoritairecomme l’impunité des organisateurs des premiers massacres a donnéà cet embrigadement le sens de la plus redoutable arme d’anéantisse-ment des hommes.

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Dans un article publié dans Les temps modernes de décembre1994, Luc de Heusch précise son interprétation de l’idéologie dupeuple majoritaire : « On pourrait à la rigueur être d’accord avec ladéclaration de monsieur Nahimana, historien idéologue qui fut le directeurde l’Office Rwandais d’Information : si depuis l’avènement du christia-nisme et de la colonisation, la culture rwandaise a été «entamée», elle n’apas été «noyée» [Nahimana 1993, p. 16]. Mais à condition d’ajouterque, noyée, elle l’a été, et dans un bain de sang, par la RépubliqueCatholique armée par l’Occident. »

Dans la stratégie de mise en œuvre de l’extermination des Tutsi,l’obéissance au chef, dans le sens d’un automatisme aveugle, laisseapparaître des interférences entre une double généalogie : la plusancienne est celle de l’irivuzumwami, c’est-à-dire la soumissioninconditionnelle aux ordres du Roi ; à cette forme de soumissions’est substitué le conditionnement à l’obéissance inculqué par l’Églisedurant la période coloniale ; il se résume par l’expression swahili« Ndiyo bwana » dont la traduction explicite est : « Oui Monsieur...donc j’exécute. » Dans son commentaire des « procès de Bruxelles »qui se sont tenus entre le 17 avril et 8 juin 2001, le théologienNtezimana nous rappelle que cette docilité conditionnée a caracté-risé le comportement des exécutants du génocide qui allaient à leurbesogne meurtrière comme s’ils allaient au travail, si bien que pen-dant cette période « tuer » et « travailler » devinrent synonymes : « etdonc les gens ont obéi, ils y étaient tellement habitués ».

Ils ont obéi aux « Dix commandements de Bahutu », véritableprogramme de la planification du génocide, qui fera l’objet d’une dif-fusion publique au Rwanda et parmi la diaspora belge, notamment àpartir de 1990, date de l’intervention militaire française au secoursd’un régime en crise interne. C’est dans ces conditions précises queles mouvances extrémistes du « Hutu Power » vont adopter une stra-tégie d’extermination des Tutsi avec comme règle suprême « l’obéis-sance perinde ac cadaver » [l’expression est de Alexandre Koyré dansRéflexions sur le mensonge]. L’obéissance des exécutants aux program-mateurs du génocide engage également la responsabilité de l’ÉgliseCatholique depuis le gouvernement Kayibanda, formé rappelons-lepar Mgr Perraudin ; ce dernier fut le principal idéologue de la« Révolution sociale » qui a institutionnalisé un rapport d’imbrica-tion mutuelle entre l’Église, le Parmehutu et l’appareil d’État à tousles échelons. Toutes ces constatations de l’histoire factuelle nousautorisent à remettre en question certaines interprétations du géno-

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cide du type de celle de l’Abbé Eustache Butera ; celui-ci emploiedes expressions proprement métaphysiques comme « la force dumal », « le mystère du mal ». Ce type de formules brouille d’avancetoute tentative d’éclaircissement rigoureux des véritables responsabi-lités dans l’organisation et l’exécution d’un génocide où les initia-teurs ont bénéficié de multiples soutiens financiers, diplomatiques etmilitaires. Dans le même sens, le titre d’une sous-partie de l’ouvragede Laure de Vulpian Rwanda, un génocide oublié, à savoir « La faillitedu message de l’Église » nous laisse dans une perplexité inquiète.Notre perplexité est redoublée, par la lecture de l’article d’AntoineMugesera2 publié ailleurs dans cette revue : le message réel de la plushaute hiérarchie de l’Église rwandaise à travers son média principal,le journal Kinyamateka, était véritablement de nature génocidaire.

DEUXIÈME MOMENT STRATÉGIQUE

L’opération Noroit, en 1990, comme le retrait des forces de la Minuaren 1994 ont fait basculer de façon décisive le rapport des forces dansle sens de la réalisation du programme d’exécution effective desTutsi.

En matière de rapport de force, il faut rappeler que l’offensive del’APR (armée du Front Patriotique du Rwanda) en octobre 1990 estintervenue suite à l’échec des négociations avec le gouvernementHabyarimana au sujet d’un retour des exilés tutsi de l’Ouganda et d’au-tres pays limitrophes. À ce sujet, il serait vain de s’enliser pour savoirsi le retour en force correspond oui ou non à une guerre juste.L’essentiel est de rappeler fermement qu’il existe bien une différencede nature, et non pas simplement de degré, entre d’une part les straté-gies génocidaires d’extermination totale d’une communauté humainepour ce qu’elle est, et d’autre part les formes classiques de la guerre.

Pour quelles raisons l’État français s’est-il engagé dans l’entraî-nement des FAR et des milices parallèles interahamwe, par l’envoi enparticulier de forces spécialisées dans la guerre dite « subversive » ?Les réponses les plus couramment avancées à cette question se résu-ment à de bien piètres « raisons » : syndrome de Fachoda, compéti-tion en Afrique de l’Est entre l’anglophonie et la francophonie, stra-tégie géopolitique de mainmise sur les immenses richesses minières duZaïre voisin. Ou bien l’engagement de l’État français du côté du campdu génocide ne révélerait-il pas une dépendance du pouvoir politique

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suprême, incarné par le président François Mitterrand, envers le pou-voir militaire, qui trouvait au Rwanda l’occasion rêvée de mettre enpratique les méthodes de la guerre dite révolutionnaire déjà expéri-mentée au Vietnam, en Algérie, au Chili, en Argentine, etc ?

Toutes ces piètres « raisons » ne sont pas en réalité des raisonscar elles aboutissent à la perspective d’une complicité active avec desforces génocidaires à une impasse nihiliste : la négation même detoute vie politique fondatrice du vivre ensemble.

Le résultat effectif de l’opération Noroit sera d’avoir laissé letemps aux mouvances génocidaires de préparer le déclenchement dela solution finale le 7 avril 1994.

TROISIÈME MOMENT STRATÉGIQUE

L’avion du président Habyarimana est abattu en vue d’une miseen route de la machinerie du génocide. Pour ceux qui ont une oreilleattentive à l’écoute de ce qui se savait et de ce qui se disait au sujetdu président Habyarimana, il est plus que vraisemblable que ce der-nier était loin d’être le pire dans le camp de l’extrémisme génoci-daire, même s’il a laissé faire (ou ordonné) des massacres-progromescomme celui des Bagogwe. Le pire se manifestait plutôt dans sonentourage de l’Akazu et dans le parti de la C.D.R ou encore chez lespropagandistes de la R.T.L.M et du journal Kangura. Le présidentHabyarimana avait accepté de négocier avec le F.P.R, ceci probable-ment sous la pression de ses collègues présidents africains et des bail-leurs de fonds internationaux. Force est de constater qu’il a faitpreuve d’une duplicité tergiversante dans ses prises de positions :d’un côté il a laissé une totale liberté de manœuvre aux tendances lesplus extrémistes, de l’autre il a accepté une stratégie de négociationsen vue d’un partage du pouvoir avec le F.P.R. De ce fait, l’hypothèsela plus vraisemblable revient à attribuer le tir contre l’avion prési-dentiel aux militaires des FAR basés dans le camp de Kanombe.Mais, à ce sujet de grossières désinformations ont été colportées parles médias français grâce aux bons soins des Barril, Bruguière, Péan...À ce niveau, on peut parler d’un « double mensonge », ou plutôtd’un mensonge dans le mensonge qui s’apparenterait à cequ’Alexandre Koyré appelle « les manipulations des groupementssecrets » dans l’ouvrage déjà cité : « Dissimuler ce qu’on est, et pourpouvoir le faire, simuler ce qu’on n’est pas. »

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Les gouvernants français de la cohabitation ont à l’époque dis-simulé la nature du régime Habyarimana en utilisant l’argutie d’unsoutien « légal » à un régime qui prétendait fonder sa légitimité surune majorité populaire, alors qu’en réalité l’adhésion des massesreposait sur un ethnisme haineux propagé depuis la « Révolutionsociale » et martelé de manière lancinante par la RTLM.

La duplicité foncière des gouvernants français s’est manifestéeà travers des pressions sournoises sur la communauté internationale.Par diverses tractations auprès de l’ONU, du gouvernement améri-cain, dirigé alors par Clinton, le gouvernement français a fini parimposer la non intervention au niveau de la communauté interna-tionale, laissant ainsi le général Dallaire et ses quelques soldats dansune tragique impuissance face au déchaînement des forces du géno-cide. Une intervention rapide d’un ou de deux milliers de soldats dela Minuar aurait pu stopper net la machine génocidaire.L’affirmation de Dominique Franche, « le génocide des Tutsi en 1994n’était pas inévitable », prend dans ces conditions une intensité terri-blement tragique.

Ils ont simulé ce qu’ils n’étaient pas, en adoptant une stratégiefaussement neutraliste de non-intervention dans le conflit arméentre l’APR et les FAR. De multiples données, disponibles bienavant le déclenchement du génocide, prouvent que l’État français amaintenu sa présence militaire en appui aux forces du génocide, enparfaite connaissance de cause quant à la préparation de celui-ci.Parmi ces données, le fameux télex du 11 janvier 1994 que le géné-ral Dallaire adressait à l’ONU : « On peut tuer 1000 Tutsi toutes lesvingt minutes. »

L’appui militaire au gouvernement intérimaire génocideur a étémaintenu sous la forme d’aides financières, de fournitures d’armes,d’encadrement des génocideurs par des forces très spéciales et enfin,selon les révélations de Serge Farnel et du Wall Street Journal, enintervenant directement dans le « débusquage » et la chasse auxTutsi.3

Cette présence militaire de groupes de soldats français actifs surle terrain est attestée par de multiples témoignages. Par ailleurs, le9 mars 2010, l’agence Hirondelle a publié l’information suivante àl’occasion du procès Nzabonimana au TPIR d’Arusha : « 60 soldatsfrançais se trouvaient au Rwanda d’avril à juillet 1994. » La base prin-cipale de ces soldats était située au Mont Ndiza, entre Gitarama et

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Ruhengeri, précise la dépêche de l’agence Hirondelle. Ces soldatsappartenaient-ils aux Forces très spéciales des CRAP4 restées en« sonnettes »5 ou en mission d’action offensive ciblée ? Étaient-ils desmercenaires de Barril ou d’autres officines ?

Des témoignages de rescapés du génocide, aussi bien que desrécits de participation de génocideurs6 détaillent la participation desoldats français à de véritables chasses à l’homme en renfort des géno-cideurs. Ils auraient même tiré sur des populations civiles tutsi enétant engagés dans une division du travail très élaborée : soldats fran-çais utilisateurs d’armes lourdes, soldats des FAR dotés d’armes légè-res, miliciens interahamwe rabatteurs et massacreurs à l’arme blanche.

POUR UNE SALVE D’AVENIR

Pour les rescapés, il ne suffit pas de revenir sans cesse sur lepassé ; il est salubre d’ouvrir des perspectives d’avenir, pour un vivreensemble.

Contre l’oubli, et particulièrement contre l’effacement dans lesmémoires des véritables responsabilités en matière de programma-tion et d’exécution du génocide, en matière aussi de complicité del’État français, de la hiérarchie catholique et des Pères blancs, de laDémocratie Chrétienne européenne, il est urgent de créer à l’échelleinternationale un cadre juridictionnel interdisant toute forme denégationnisme comme toute forme de propagande en vue d’unemobilisation revancharde des mouvances mortifères du Hutu Power.Ce cadre juridictionnel existe déjà pour le génocide des Juifs et desTziganes commis par les nazis et l’État hitlérien.

Au procès de quatre génocideurs à Bruxelles en 2001, l’avocatgénéral Alain Winants, avant de requérir la réclusion à perpétuitépour les quatre prévenus, a tenu à rappeler les principales fonctionsdes peines de justice pour des personnes engagées dans un génocide :une fonction exemplative, une fonction symbolique associée à unefonction rétributive à hauteur du mal commis. Bref, les jugements dejustice en ce domaine ont comme principale fonction d’assurer uneréparation qui, aux yeux de l’avocat général, doit permettre une re-socialisation entendue ici dans le sens étroit d’une possible réinser-tion dans la vie professionnelle.

Quand certaines associations comme Intore za Dieulefit s’enga-gent dans des projets de solidarité avec les victimes du génocide et

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les rescapés, il est évident que leur intervention dépasse la finalitéd’une simple réinsertion professionnelle.

Le lien social ne peut renaître avec force qu’en engageant tousles Rwandais, qu’ils soient désignés Hutu, Tutsi ou Twa. L’aide exté-rieure ne suffit pas à recréer un lien social solide sur la longue durée,même si momentanément elle peut contribuer à donner du sens à lavie des rescapés qui se sentent souvent abandonnés à leur sort. Lelien social peut-il renaître sans passer par une catharsis à grandeéchelle, une catharsis capable de purger les passions les plus destruc-trices, celles de la haine conditionnée et de la peur de l’autre ? Unetelle catharsis ne peut guérir le corps social qu’à partir du savoir tra-gique résumé dans l’affirmation de Dominique Franche :

« Le génocide des Tutsi en 1994 n’était pas inévitable. »

Ce savoir tragique est aussi celui des résistances aux forces dugénocide. Nous retiendrons deux exemples : la résistance de Bisesero,et celles plus individuelles des Justes hutu7, en particulier celled’Agathe Uwilingiyimana et du président de la cour constitution-nelle du Rwanda Joseph Kavaruganda. En dehors de ces deux person-nalités politiques, des civils hutu, au risque de leur vie, ont égale-ment protégé des Tutsi pourchassés dans les faux-plafonds de leursmaisons.

La résistance des Tutsi réfugiés sur les collines de Bisesero fut àla fois organisée, longue et héroïque. Dans le chapitre intitulé« Résister et sauver » de Rwanda, un génocide oublié ?, de Laure deVulpian, la conclusion donne un aperçu de cet héroïsme désespéré :« Et Bisesero, c’est presque trois mois de résistance désespérée du 9 avrilau 29 juin 1994. Ce sont des civils armés de pierres et de bâtons contredes soldats et des miliciens dotés d’armes à feu et même d’une mitrailleuse.Bisesero c’est cinquante mille morts. »

Entre le 26 et le 29 juin 1994, les militaires français ont pourainsi dire livré les deux mille derniers survivants aux tueurs8 ; à la finde la tuerie il ne restait plus que neuf cents survivants. La tragédie deBisesero confirme bien le fait d’une réduction de tous les civils tutsiau statut d’ennemi intérieur à exterminer. Mais le courage de la résis-tance des simples paysans et éleveurs de cette région escarpée sur-plombant Kibuye, comme celui des Justes hutu qui ont osé cacher desTutsi pour les sauver, est une invitation inflexible adressée à tous lesRwandais en vue de prendre en charge leur avenir collectif selon un

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principe de solidarité et de justice ; ce principe exige la détermina-tion du bien commun dans des domaines aussi vitaux que l’éduca-tion, la santé publique et la culture populaire purgée des relents inep-tes et délétères de l’idéologie ethniste. Seul ce type de responsabilitésoucieuse du bien commun peut fonder une orientation rationnelledu vivre ensemble à toute la société rwandaise ; nous nous inspire-rons librement de la pensée de Hegel pour confirmer cette perspec-tive. Il nous suggère dans La raison dans l’histoire qu’un peuple qui seveut maître de son destin doit savoir ce qui est vraiment utile pour levivre ensemble et ce qui est nuisible dans le sens de l’anéantissementcriminel de la vie.

L’attitude des résistants de Bisesero, comme celle des Justes,résonnent dans nos mémoires comme une irrépressible initiation à laplus haute responsabilité collective. n

Notes

1. Dominique Franche, Généalogie d’un génocide.2. Abbé Sibomana, Kinyamateka et idées génocidaires (1990-1994)3. « Rwanda’s Genocide. The Untold Storie » Anne Jolis, Wall-Street Journal du vendredi, 26

février 2010, et Metula News Agency pour la version française : « Le génocide du Rwanda :l’histoire qui n’a pas été dite. »

4. Commando de Recherche et d’Action en Profondeur.5. Expression de la revue RAID n° 97 qui rapporte que des soldats de l’opération Amarilys étaient

restés au Rwanda effectuer des opérations de renseignements : «Trois jours plus tard [après le15 avril 1994] la quasi totalité des parachutistes français ont rembarqué à destination de laRépublique Centrafricaine, seuls quelques éléments des Forces spéciales vont rester en sonnettes »,afin de rendre compte des évènements à l’Etat major de l’armée de terre RAID 97, p. 14.

6. Cf. Wall-Street Journal déjà cité.7. Nous renvoyons ici au récent film de Marie-Violaine Roux & François-Jérôme Brincard :

Au bord du lac Kivu, les Justes du Rwanda. Les Films du Sud.8. Voir ici même le témoignage de Bernard Kayumba.

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LAURENT BEAUFILS

Shoah-Rwanda :de la valeur des témoignages

de rescapés de génocidesL’auteur de cet article s’interroge sur les différences qu’il peuty avoir entre la perception de la Shoah et celle du génocidedes Tutsi. Il insiste pour dire combien elles sont peu fondées,et comment les témoignages en particulier montrent à quelpoint il s’agit de deux phénomènes semblables. Témoignagessur lesquels se fonde la conscience de ces grandes catastro-phes humaines.

En 1961, lors du procès du criminel nazi Eichman, le monde enson entier commença à entendre et écouter, à Jérusalem, les témoi-gnages des rescapés des camps de concentration et d’extermination.Ce fut, au-delà d’une prise de conscience collective du « crime contrele peuple juif » qui précisait le jugement du Tribunal de Nuremberg,la première possibilité aussi d’approcher la valeur même de cestémoignages.

De David Ben Gourion, qui désira que, non seulement lesenfants du jeune État d’Israël, les « sabras », puissent aussi savoirl’histoire des rescapés comme ils connaissaient déjà l’histoire descombattants du ghetto de Varsovie, à Hannah Arendt, qui ouvritune grande interrogation sur l’interprétation de la criminalisationnazie, ces témoignages de rescapés ouvrirent encore à ce que repré-senta cette déshumanisation de la Shoah pour l’Humanité entière.

D’Élie Wiesel à Primo Levi, de K-tnetzik à Jorge Semprun, et àtant d’autres, la valeur des témoignages qui allaient alors être publiéspour la première fois, devenait une force tant éducative que testimo-niale, donnant à chacun, chacune, des ouvrages portant encore desinterrogations philosophiques fondatrices.

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Le devoir de témoigner des rescapés, se transformait en devoirde mémoire pour tous, et devenait encore, un devoir de « penser laShoah » en des termes constructifs qui puissent servir aux futuresgénérations.

Si mesdames Vaillant-Couturier, Charlotte Delbo, et d’autrescomme Simone Veil, avaient aussi témoigné, lors du procès deNuremberg ou dans des livres à paraître encore, la valeur donc de cestémoignages ne fit aucun doute : au-delà de certaines inexactitudes,inexactitudes mémorielles conséquentes à l’oppression du régimetotalitaire exterminateur nazi, les témoignages recoupés autorisaientchercheurs, juristes, philosophes, historiens, éducateurs, comme tousmembres des sociétés civiques du monde, à prendre la gravité del’événement nommé « Shoah », dans l’intime universalité de tous.

Aujourd’hui, ces témoignages de rescapés, et les rescapés encorevivants, forment la structure première éducationnelle de « l’ensei-gnement à l’histoire de la Shoah » : de Yad Vashem à tous les cen-tres mondiaux et jusqu’aux écoles primaires, les témoignages serventde matière première pour apprendre, comprendre et étudier ce quefut ce gigantesque crime contre l’Humanité.

Depuis 1994, la première récidive criminelle de génocide,contre les « Tutsi » au Rwanda, rappela à tous l’horreur des crimesnazis. Et ce fut, de la mise en action de Tribunaux pénaux internatio-naux à la Cour Pénale Internationale, tant un mouvement juridiqueapprofondissant les décisions internationales de 1948, qu’un mouve-ment civique, approfondissant les recherches des historiens, cher-cheurs et penseurs de la Shoah, sur ce que produisait, dans l’histoire,cette récidive inhumaine en crime contre l’Humanité et génocide.Depuis, les témoignages de rescapés rwandais, de YolandeMukangasana à Esther Mujawando et à tant d’autres, n’ont cessé,dans les mêmes modalités que les témoignages de rescapés de laShoah, de transmettre au monde entier, ce que furent ces crimes per-pétrés au Rwanda, et quelles étaient alors les questions qui, pour ceuxqui refusaient ces récidives, émanaient alors pour toute l’Humanitéencore.

L’objet de la réflexion de cet article, est de bien mettre enlumière un point pourtant apparemment évident : la valeur destémoignages des rescapés rwandais est égale, en droit comme en fait,à la valeur des témoignages des rescapés de la Shoah.

Si ce point semble bien évident, il est ici mis sous lumière

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directe contre les négationnismes avérés, conséquents et structurels,qui tentent de salir, encore de nos jours, la valeur des témoignages derescapés du génocide des Tutsi au Rwanda .

Si, Mme Simone Veil a contribué à atténuer une certaine formede négationnisme en témoignant avec Esther Mujawando, actantsymboliquement d’une solidarité entre rescapés, mais surtout entrecitoyens du monde avant tout, il n’est pas possible non plus de ne pasdevoir mettre en lumière, l’obscurantisme et l’indifférence silen-cieuse d’autres, qui nient la valeur des témoignages de rescapés dugénocide des Tutsi.

Au-delà d’une forme « polémique », « accusatrice » ou « pro-cédurielle », cet article propose de poser quelques questions pourapprofondir notre réflexion.• Comment , aujourd’hui, en France, est-il possible de « célébrer »la Shoah, tout en niant les célébrations du génocide des Tutsi auRwanda ?• La défiguration d’une ethnicisation artificielle et criminelle, rejail-lirait-elle sur ce qui pourtant relève de commémorations nationaleset internationales, ayant fondé la reconstruction de la France, del’Europe et du monde après la Shoah ?• Comment, aujourd’hui , en France, est-il possible d’enseigner l’his-toire de la Shoah, tout en niant la valeur des témoignages des resca-pés rwandais ?• La « question juive », chère aux nazis, serait-elle devenue « laquestion rwandaise » chère aux français ?• Comment, alors que, de Yehuda Bauer, qui de Yad Vashem invite àapprofondir la comparatisme intelligent entre l’histoire des génoci-des, arméniens, juifs et tziganes, et tutsi, à l’élaboration d’un Masterin genocides studies and prevention, à l’université nationale du Rwanda(où l’histoire de la Shoah est enseignée et les négationnismes d’Étatou religieux étudiés pour être éradiqués ), comment donc, est-il pos-sible en France, qu’une forme de silence taiseux tente de nier et ledevoir de mémoire, et le devoir d’humanité qui nous échoit à tous en cedébut de 21° siècle ?

La valeur des témoignages des rescapés tutsi du génocide auRwanda est celle qui nous permet aujourd’hui de comprendre, saisir,et reconstituer , l’histoire même des faits historiques, aujourd’hui pra-tiquement entièrement dévoilés, de la criminalisation de cette réci-dive, 50 ans après la Shoah.

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L’unicité de la Shoah, dans sa phénoménologie propre, nedédouane pas de reconnaître des faits historiques propres au génocidedes Tutsi au Rwanda qui nous apprennent qu’entre la Shoah et legénocide de 1994, il n’y a pas qu’une égalité juridique nommée« crime contre l’Humanité et génocide ».

Il existe des faits historiques, prouvés et démontrés, tant par leschercheurs et historiens que par les témoignages des rescapés, quinous permettent aujourd’hui de mettre en lumière les liens factuelsqui existent entre la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda.

Que ces liens historiques éclairent ce que beaucoup encore ontdu « mal » à voir, à entendre et à comprendre est un fait qui ne nousdédouane pas encore de pourtant devoir apprendre, devoir apprendreà apprendre, de ces témoignages de rescapés du génocide des Tutsi auRwanda.

La question qui est au cœur de l’histoire de ce génocide est l’im-plication criminelle française, d’une partie de l’État et de l’armée,dans la perpétuation de ce génocide.

Au-delà des négationnismes avérés, conséquents et structurels« français », la première question qui advient est celle de compren-dre comment, un pays comme la France, 50 ans après la Shoah, a puchuter et se fourvoyer dans une récidive en crime contre l’Humanité.

Les faits et témoignages de cette implication aujourd’hui, nesont plus à démontrer : des témoignages de rescapés justement, auxrecherches des historiens, des juristes, des chercheurs, il ne fait plusaucun doute sur cette implication très gravement criminelle d’unepartie de l’État français et d’une partie de l’armée française dans laperpétuation du génocide des Tutsi au Rwanda.

Or, entre des négations avérées, aussi nauséabondes que crimi-nelles, et les témoignages des rescapés du génocide des Tutsi auRwanda, il semblerait que certains veuillent entretenir une minimi-sation et une trivialisation, une mise à l’écart, voire une négation destémoignages des rescapés :

Ici, maintenant, imaginez-vous Simone Veil ou Elie Wiesel,censurés en France ?

Ici, maintenant, imaginez-vous Jean Moulin ou De Gaulle salisen France ?

Ici, maintenant, imaginez-vous les résistants FTP, FTP-MOI,FFI, maquis et armée des ombres, insultés et salis en France, auXXIème siècle ?

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C’est pourtant le sort que semblent vouloir réserver les néga-tionnistes français aux rescapés et résistants rwandais, qui ont com-battu les criminels génocidaires (rwandais et français), arrêté legénocide et entrepris la reconstruction entière du pays.

La valeur des témoignages des rescapés du génocide des Tutsi auRwanda est de même qualité, juridique, éducationnelle, factuelle ethistorique, philosophique encore, que les témoignages des survivantsde la Shoah.

S’il n’est pas de comparaison entre les histoires spécifiques, mal-heureusement, l’histoire de l’Humanité, depuis la Shoah, nous inviteà prendre conscience collectivement de ce que représente cette réci-dive pour nous tous.

Le devoir de mémoire et d’humanité qui échoit maintenant àtous les citoyens et citoyennes de France, comme du monde entier,est de bien entendre, comprendre, écouter et étudier, ce que lestémoignages des rescapés tutsi nous apprennent à tous : non pas« l’impensable » ou « l’indicible » d’une criminalité que nous som-mes à même, soixante-dix ans après la Shoah et seize ans après legénocide au Rwanda, d’expliquer, puisque nous en connaissonsmaintenant les tenants et les aboutissants.

Ce que les témoignages des rescapés tutsi nous apprennent, àtous, c’est justement leur valeur, en tant que témoignages, pour noustous aujourd’hui : leur valeur propre pour l’élaboration de notremémoire collective, élaboration de notre conscience collective.

Si la Shoah, comme le génocide des Tutsi au Rwanda, ont mis« en miettes » cette conscience collective, cette mémoireHumaine, il nous est possible aujourd’hui, à tout le moins, de com-mencer à reconstruire profondément, contre « la guerre des faussesmémoires partisanes » et « l’ethnocratie criminelle infondée ».

Cette valeur des témoignages des rescapés tutsi, constitue lepoint de départ de cette reconstruction mémorielle : de cette« reprise » de notre conscience collective.

Nous savons que tous les négationnismes ne sont que les restesdes compulsions criminelles, soumis encore aux idéologies racistes,ethnistes, eugénistes des négationnismes avérés.

Nous désirons alors prendre la mesure de la valeur de ces témoi-gnages : écrits de citoyens du monde, interrogeant tant ce que futl’échec de la « communauté internationale » dans l’ arrêt du géno-

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cide des Tutsi au Rwanda, que ce que sont, aujourd’hui, les possiblesdes reconstructions, ces témoignages nous ouvrent tant à l’apprentis-sage des faits historiques qu’aux questionnements et interrogationsphilosophiques dont chaque être humain de la planète estaujourd’hui responsable.

Nier le génocide des Tutsi au Rwanda, c’est nier la Shoah, nier lecrime contre le peuple juif.

Nier l’implication de la France dans le génocide des Tutsi auRwanda,

c’est nier l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, c’est, par conséquent, nier la Shoah.

Pourquoi ? Dans les intitulés juridiques, d’abord, ces deux formes de phéno-

ménologies criminelles ont été « reconnues » comme crimescontre l’Humanité et génocides.

Donc, dans ces définitions juridiques, acceptées au niveauinternational, comme aux niveaux nationaux, ces crimes sont caté-gorisés au même niveau juridique.

Et ce sont ces Lois du droit international, de la Conventionpour la répression et la prévention des crimes contre l’Humanité etgénocides, qui fondent aujourd’hui, non seulement la reconnaissancede ces crimes contre l’ Humanité, mais ce qui encore nous permet-tent d’effectuer le rapport à la punition des négationnistes.

Dans les faits historiques, et dans les reconstitutions des faitshistoriques, les liens historiques, politiques, entre négationnistes etcriminels sont directs entre l’histoire de la Shoah et l’histoire dugénocide des Tutsi au Rwanda.

Des allégeances aux nazis, des criminels « hutu », aux allé-geances vichystes et nazies, des criminels « français » qui perpé-tuent et planifient le génocide au Rwanda, ainsi qu’aux référencescriminogènes qui ont effectivement été communes aux histoires desdeux génocides : des propagandes racistes (les Tutsi « juifsd’Afrique » par exemple, et les animalisations aussi), à certaines for-mes de tueries, d’assassinats, de crimes, d’idéologie criminelle, c’estencore le fichage des « individus », dits « Tutsi » qui fut , dès 1993perpétré par les criminels français, dans des modalités identiques au« fichier des Juifs » dit de Vichy, lors de la Shoah.

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Ce lien direct, structurellement criminel – récidive directe, etpreuve de cette récidive – nous permet de mettre en perspective his-torique les « deux histoires » – de la Shoah et du génocide des Tutsiau Rwanda – pour n’en former qu’une seule : celle qui, aujourd’hui,est reconstituée et qui doit être enseignée.

Les compromissions, étatiques et religieuses, criminelles, avecles tueurs, jusqu’aux ventes d’armes malgré l’embargo du Conseil desécurité, et donc, la criminalisation de certains États complices, la cri-minalisation des médias, l’endoctrinement des tueurs et l’acharne-ment des négationnistes une fois les crimes néanmoins arrêtés etreconnus scientifiquement, nous invitent – aussi et encore – à appro-fondir la révélation de l’ampleur des négationnismes actuels, pourrévéler la gravité des criminalités perpétrées, jusques dans la compré-hension des liens conséquentiels entre l’histoire de la Shoah et l’his-toire du génocide des Tutsi au Rwanda.

Ainsi, sur deux points majeurs, la Loi et l’ Histoire, c’est-à-direla vérité historique, et encore sur le Droit et les faits scientifiques,nous avons établi des équivalences, ressemblances, faits historique-ment liés et référents, qui permettent aujourd’hui de reconnaître uneforme d’enchaînement « causal » historique entre la Shoah et legénocide des Tutsi au Rwanda : depuis la colonisation faussementévangélisatrice et raciste des Allemands et Belges (européens) auXIXème siècle au Rwanda, qui s’effectua au même moment que lesformes politiques et pseudo scientifiques de vulgarisation du racismeantijuif, de l’antisémitisme, en Europe avec les nazis, jusqu’à l’his-toire de cette colonisation et les liens directs avec la Shoah, il existedes actes criminels qui relient directement l’histoire de la Shoah àl’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda :1- telle l’obligation d’une mention « ethnique », sur la « carted’identité ethnique » imposée par les colons belges, au mêmemoment que les lois racistes des nazis dites « de Nuremberg » stigma-tisant les Juifs en Allemagne : ceci forme déjà le premier lien histori-que, et premier palier criminel direct, entre « les deux histoires ».2- les famines provoquées au Rwanda en 1942-1943, au moment despolitiques d’affamement dans les camps de concentration enPologne, ou dans les asiles dits « d’aliénés » en France aussi, fontétat des mêmes politiques criminelles que celles mises en place parles nazis et leurs collaborateurs. Ce furent pourtant « les alliés »,belges, qui firent razzia contre les populations rwandaises des stocksalimentaires, laissant près d’un million de morts, alors affamés.

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3- puis, lors de la « décolonisation », les premières résurgencesracistes des catholiques belges, négationnistes de la Shoah et pro-nazis ayant provoqué « le petit génocide » de 1963, et la scissiondéfinitive du peuple rwandais en hutu et « exilés tutsi », forment lesecond palier de la récidive criminelle après la Shoah au Rwanda.4- C’est alors, jusque dans l’implication criminelle de la France dès1990, avec un régime rwandais alors raciste, ethniste, génocidaire,que l’enchaînement causal historique , entre la criminalité françaiseissue du régime de Vichy et la criminalité exterminatrice du régimecriminel rwandais nazifiant d’alors, apparaît dans la jonction entreces deux criminalités jusqu’alors indirectement liées par les diversesformes de négationnismes après la Shoah.5- l’organisation planifiée d’un génocide des « Tutsi » depuis 1991-1992, jusqu’à sa perpétuation en 1994, contre les lois internationales, et dans le soutien aux criminels, tels les pays collaborant aux nazisdurant la Shoah, achève de démontrer les liens d’enchaînemententre l’histoire de la Shoah et l’histoire du génocide des Tutsi auRwanda : c’est bien alors , une seule et « même » histoire quiémerge, émane, dans toute l’abomination de récidives criminelles,dont aujourd’hui les tenants et aboutissants sont connus et dévoilés.

Ces cinq points font état de cinq paliers de criminalisation quiont conduit au génocide, dans un parallélisme entre l’histoire de lacriminalité de la Shoah, et l’histoire de la criminalité du génocidedes Tutsi au Rwanda.

Maintenant, cet enchaînement causal historique ne cesseencore de faire référence à des déclarations de criminels qui sontdirectement référentes aux criminalités et idéologies nazies :

Les reconstitutions historiques des chercheurs et historiens, quipermettent d’analyser cet enchaînement causal, politiquement, his-toriquement, juridiquement, militairement sont encore référents à laShoah :

• les « techniques de “guerre totale” », « élaborées » en Francedès 1947, empruntées aux pratiques nazies et « exportées » en« Françafrique », en Amérique du Sud et ailleurs , jusqu’au Rwanda,permettent de démontrer que la criminalité d’une partie de l’arméefrançaise est non seulement connue aujourd’hui, mais encoredémontrée par les témoignages de militaires français : voir à ce por-pos l’étude de Gabriel Périès, Une guerre noire, qui effectue les liensentre histoire de la Shoah et histoire du Rwanda.

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• le rapport au racisme, nazisme européen dans les propagandesdes criminels est démontré, entre autres , par l’ouvrage fondamentalde Jean-Pierre Chrétien : « les médias du génocide »

• les fichages et fichiers des personnes à assassiner donnent àcomprendre directement ce que fut le lien direct entre les crimes ditsde Vichy et les crimes commis au Rwanda, par des Français.

• maintenant, c’est encore l’ampleur du négationnisme crimi-nel, avéré, structurel et conséquent, contaminé des emprunts auxnégationnismes des nazis, qui s’étale dans toute la défection des men-songes des criminels français, permettant alors de révéler l’ampleurde cette criminalité française au Rwanda.

Et cette dimension est encore comparable à ce que représenta,à l’intérieur des crimes nazis, le négationnisme constitutif des cri-mes : du « secret » de la « solution finale » (construction du campde Belzec par exemple) aux « actions dites 1005 » ( pour faire « dis-paraître » les traces des meurtres : corps et restes d’ossements).

Or le négationnisme français constitutif des crimes commis auRwanda, se révèle :• des camps de formations de tueurs, « élaborés secrètement », pourles massacres des Bagogwe de 1991-1992 ;• jusques dans la propagande « double » : « les juifs d’Afriquekmhers noirs » pour endoctriner les tueurs et, « les massacres inter-ethniques » pour dissimuler le génocide planifié ;• jusques dans la duplicité du discours politique : « fausse participa-tion au processus de paix » et, en fait, planification et perpétuationdu génocide.• jusqu’aux fausses opérations « de rapatriements » (Amaryllis) ou «faussement humanitaires » (Turquoise ) en 1994 qui firent évacuerles génocidaires.

Et jusqu’encore ce que furent, après le génocide, les tentativesde révision de l’histoire jusqu’à la production de faux en Justice(affaire Bruguière - 2004) et autres négations des témoignages desrescapés (négation du rapport de la commission indépendante dite« Mucyo » de 2008).

L’ampleur donc, de ce négationnisme français, constitutif descrimes et conséquent encore aux crimes commis au Rwanda, estcomparable à l’ampleur du négationnisme nazi lors de la Shoah. Etc’est encore l’ampleur de ce négationnisme avéré, aujourd’huiencore, qui, dans l’obsession des criminels à nier, dévoile, par contre-analyse, les preuves de la culpabilité entière des négationnistes.

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Ce qui, quand la lumière est faite, sur l’identique (identité)entre les racismes nazis et racismes anti-tutsi, comme entre les gravi-tés des crimes commis et leurs liens, historiques, phénoménologi-ques, et juridiques, laisse donc les négationnistes devant une réalitépour eux impossible à défendre : puisque ceux-ci sont alors démas-qués comme les suivants, les « continuateurs des nazis », ayant per-pétré une récidive génocidaire au Rwanda.

Aussi, aujourd’hui, nier les faits historiques relatifs au génocidedes Tutsi au Rwanda, c’est nier une partie des faits historiques rela-tifs à la Shoah.

Or, • Juridiquement : du rapport au Droit International , et spécifique-ment la Convention pour la répression et la prévention des crimescontre l’ Humanité et génocides,• Historiquement et scientifiquement : des rapports des historiens,des scientifiques, des juges, des chercheurs et surtout des survivanteset survivants qui actent d’une même qualité que ceux ayant émanéde la recherche après la Shoah,• Ethiquement et moralement : des rapports moraux, puis éthiquesqui nous invitent à empêcher toute récidive de crimes « identiques »à ceux commis lors de la Shoah, dans le respect humain, philosophi-que et encore éthique, des recherches et faits connus, écrits d’aprèsla Shoah : des éducations, Art, livres, films, théâtre, paintings,témoignages, thèses, etc…• Humainement donc : ces dénis sont des dénis des Droits Humains,des savoirs et de la Connaissance Humaine. De l’ Ethique humaine,de l’ Histoire humaine.

1. Les faits historiques, au Rwanda, sont connus dans les mêmesmodalités et qualités que les faits historiques relatifs à la Shoah.2. Ces faits historiques sont l’objet des mêmes qualités d’investiga-tion de la part de la Justice, des chercheurs, des historiens, des écri-vains.3. La qualité des témoignages des survivants et des survivantes nelaissent aucun doute possible sur les faits et la qualité des faits décrits.4. Les enseignements et les éducations comme les recherches éduca-tionnelles relatives à l’enseignement du génocide des Tutsi auRwanda, sont référentes à l’« enseignement de l’histoire de laShoah », et prouvent encore donc les liens historiques, idéologiques,criminogènes entre la Shoah et le génocide des Tutsi au Rwanda.

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Connaître donc, et les faits historiques de la Shoah, et les faitshistoriques au Rwanda, c’est défendre l’application des Lois punis-sant les négationnistes des crimes contre l’Humanité et génocides, etprévenir les récidives.

C’est encore comprendre ce que notre combat contre les Nazisreprésente comme combat contre toutes les formes de réapparitiondes idéologies génocidaires et négationnistes.

Enseigner l’histoire de la Shoah au XXIème siècle, c’est forcé-ment enseigner l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, aussi.

Il est important de comprendre que, si perdurent encore desnégationnistes de la Shoah aujourd’hui, c’est aussi parce que n’ontpas été enseignés les faits historiques relatifs au génocide des Tutsi auRwanda : et parce que n’ont pas été enseignés, depuis 1994, lesconséquences de cette récidive génocidaire au Rwanda, après laShoah, pour toute l’Humanité entière.

Nier l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, nier les témoignages des rescapés rwandais,c’est nier les témoignages des rescapés de la ShoahC’est, par conséquent, nier la Shoah.

Nier l’implication criminelle de la France dans le génocide des Tutsiau Rwanda, c’est nier une partie de l’histoire de la Shoah, c’est nier l’his-toire de la criminalité spécifiquement française lors de la Shoah : lescrimes dits « de Vichy ».

Ce qui est aujourd’hui puni en France par les lois anti-négation-nistes.

C’est pourquoi les témoignages de rescapés du génocide desTutsi au Rwanda sont aujourd’hui des fondamentaux qui constituentnotre mémoire collective et notre conscience collective au vingt-et-unième siècle, soixante-dix ans après la Shoah. n

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JEAN-PAUL KIMONYO

La supercheriedu juge Bruguière

L’ordonnance soit-communiqué présentée au parquet de Paris par lejuge Bruguière en vue d’émettre des mandats d’arrêt internationauxcontre neuf responsables militaires rwandais pour leur participationprésumée à l’attentat contre l’avion du président Habyarimana estbasée sur trois types de preuves :

• des éléments contextuels,• une preuve testimoniale et • l’évocation d’une preuve matérielle, deux tubes lance –missiles.

La présente analyse ne traite que de la preuve matérielle sou-mise par le juge Bruguière. Vu la gravité de l’accusation et le carac-tère très politique de l’ensemble de la question, la preuve matériellese doit d’être sans faille, à même de remporter la conviction du jugeau-delà de tout doute raisonnable selon la formule consacrée.

Les éléments suivants reprennent l’essentiel de la preuve maté-rielle présentée par le juge Bruguière.1

Le juge Bruguière appuie son plaidoyer sur le fait qu’il a puauthentifier l’origine et le cheminement des missiles qui auraientabattu l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994 déclenchantle génocide.

Les tubes lance-missiles, véritable preuve matérielle qui lui per-met de retracer partiellement l’origine et le cheminement des missi-les ayant disparu au Zaïre, la piste du juge Bruguière se base sur unrapport d’identification de ces tubes lances missiles et sur des photo-graphies des lanceurs produits par les Forces armées rwandaises enavril 1994.

Bruguière explique que les numéros d’identification de ces mis-siles ont été prélevés sur les deux tubes lance-missiles prétendument

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retrouvés abandonnés sur les lieux des faits. Des paysans auraientdécouvert les deux tubes abandonnés dans les buissons dans le sec-teur de Masaka non loin du camp Kanombe et les auraient apportésaux Forces armées rwandaises qui auraient enregistré leurs numérosd’identification.

Bruguière explique que le 24 ou le 25 avril 1994, le Lieutenantingénieur Augustin Munyaneza avait examiné les deux tubes. Il avaitrédigé un rapport manuscrit relevant les numéros d’identification destubes lance-missiles, 04-87-04814 pour l’un et 04-87-04835 pourl’autre. Ce rapport d’une page a été reproduit en photocopie dans lesannexes du rapport de la mission d’information parlementaire fran-çaise.2

Les lance-missiles ont été photographiés. Sur ces photos onpeut lire clairement le numéro de référence d’un des tubes lance-mis-siles qui correspond effectivement à l’un des deux numéros rapportésplus haut. Ces photos sont elles aussi reproduites dans les annexes durapport de la mission d’information.3

Le juge Bruguière a réussi à établir que ces photos ont été remi-ses à Paris, courant mai 1994, au général Huchon, alors affecté auministère français de la Coopération, par le Lieutnant-colonelEphrem Rwabalinda, accompagné pour la circonstance par le colo-nel Sebastien Ntahobari, attaché de défense à l’ambassade duRwanda à Paris. Ces clichés ont été ensuite remis par le Ministère dela Coopération à la Direction du Renseignement Militaire (DRM).4

Le juge Bruguière explique qu’en exécution d’une demanded’entraide judiciaire, le Parquet militaire de Moscou a établi que lesdeux missiles portant les références 04-87-04814 pour l’un et 04-87-04835 pour l’autre, avaient été fabriqués en URSS et faisaient partied’une commande de 40 missiles SA 16 IGLA livrés à l’Ouganda dansle cadre d’un marché inter-étatique.

Pour le juge Bruguière, vu l’origine ougandaise des missiles etque, selon lui, l’armement du FPR, y compris ses moyens anti-aériensprovenaient de l’arsenal militaire de l’Ouganda, c’est le FPR qui aabattu l’avion du président Habyarimana.

Dans sa démonstration, le juge Bruguière cite abondamment lerapport de la mission d’information dont il tire presque toutes sesinformations relatives aux missiles. Il ne sait que faire confirmer cer-taines de ces informations par certains témoins presque tous desopposants au FPR ou des militaires français. La seule véritable infor-

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mation nouvelle par rapport à celle qu’il puise dans le rapport de lamission d’information est le retraçage confirmé de l’origine des mis-siles, à savoir leur fabrication russe et leur passage dans l’arsenal mili-taire ougandais.

Cependant, la piste de ces missiles numéros 04-87-04814 et 04-87-04835 a été disqualifiée par la mission d’information parlemen-taire française qui a clairement démontré qu’il s’agissait d’une tenta-tive de manipulation.

La meilleure façon de procéder ici est de reproduire les conclu-sions de l’évaluation de la question des missiles de la mission parle-mentaire d’information.

Pour une bonne compréhension de ces conclusions qui men-tionnent le professeur Reyntjens, il faut savoir que les numéros deréférence des deux lance-missiles que Filip Reyntjens mentionnedans son ouvrage Rwanda, Trois jours qui ont fait basculer l’histoire5 cor-respondent exactement aux numéros du rapport manuscrit duLieutenant ingénieur Augustin Munyaneza reproduit dans lesannexes du rapport de la mission d’information.

Voici l’évaluation de la mission parlementaire d’informationdes documents ayant trait aux missiles essentiellement le rapportmanuscrit du Lieutenant ingénieur Augustin Munyaneza et les pho-tographies d’un des lanceurs. Nous reproduisons le texte avec le for-matage de la version disponible sur internet.

LES ENSEIGNEMENTS DES DOCUMENTS MIS À LA DISPOSITIONDE LA MISSION SUR LE TYPE ET L’ORIGINE DES MISSILES

Afin de compléter les informations résultant des auditions aux-quelles elle a procédé, la Mission a souhaité disposer de documentsqui lui ont été communiqués, soit par l’exécutif, soit par des témoinsentendus, et dont la liste est jointe en annexe. Parmi ces documents,certains ont plus particulièrement retenu l’attention de la Mission.

Le ministère français de la Défense a transmis à la Mission desphotos d’identification de lanceur des missiles, prises au Rwanda les6 et 7 avril 1994, émanant de la direction du renseignement militaireet transmise à cette dernière par la Mission militaire de coopération.Étaient joints à cette transmission la photocopie du cahier d’enregis-trement de la DRM du 22 au 25 mai 1994, ainsi que les photogra-phies originales d’un missile antiaérien. Les documents étaient éga-

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lement accompagnés de deux listes de missiles de type SAM 16 éta-blies par la DGSE, la première inventoriant les missiles en dotationdans l’armée ougandaise, la seconde les missiles récupérés par l’arméefrançaise sur les stocks irakiens au cours de la guerre du golfe.

Il ressort de l’analyse de ces documents et des auditions complé-mentaires conduites par votre rapporteur :• que les photographies, prises au Rwanda, n’ont été enregistrées surle cahier de la DRM que le 24 mai 1994 ;• que ces photographies présentent un lanceur – et un seul – dont lesnuméros d’identification sont lisibles. Ces numéros correspondent àceux de l’un des deux lanceurs évoqués par le professeur FilipReyntjens dans son ouvrage sus-mentionné ;• qu’au terme d’une première expertise de ces photographies, il estprobable que les lanceurs contenant les missiles n’aient pas été tirés: sur les photocopies des photos, le tube est en état, les bouchons auxextrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et labatterie sont présents ;• que les numéros de référence des lanceurs fournis (9M322) sem-blent correspondre à des SAM-16 “ Igla ” dont la référence russe est9K38.

Compte tenu de ces éléments, il convient de formuler lesremarques suivantes :• puisque les numéros portés sur le lanceur, dont la photographie aété transmise par le ministère de la Défense, correspondent à ceux del’un des deux missiles identifiés par M. Filip Reyntjens à partir dutémoignage d’un officier des FAR en exil, M. Munyazesa, et puisqueces photos présentent des lanceurs probablement pleins, c’est doncque les missiles identifiés par l’universitaire belge ne constituent vrai-semblablement pas l’arme ayant servi à l’attentat, sauf à considérerque les dates d’enregistrement du cahier de la DRM sont erronées ;• dans le bordereau de transmission à la Mission des photographiesde missiles, communiquées par la MMC à la DRM, comme dans lecahier d’enregistrement de ces photographies par la DRM, il n’estfait à aucun moment mention de l’auteur de ces documents photo-graphiques, ni du lieu de leur prise, ni des conditions de leur achemi-nement vers les administrations centrales françaises, ce qui altèresingulièrement la portée de ces éléments.

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Interrogés sur l’origine de ces photographies et sur les raisonspour lesquelles leur existence n’avait pas été mentionnée à l’occasiondes auditions auxquelles ils avaient participé, MM. Michel Roussin,ancien Ministre de la Coopération exerçant la tutelle politique sur laMMC et Jean-Pierre Huchon, ancien Chef de la MMC, ont tousdeux indiqué qu’ils ne se souvenaient pas avoir été destinataires deces documents au moment de leur enregistrement, alors même que laMMC est, selon le bordereau communiqué par le ministère de laDéfense à la Mission, l’administration par laquelle ont transité cesphotographies, en 1994, avant de parvenir à la DRM. Il convientégalement de noter que, selon les informations dont dispose laMission, ces documents auraient été extraits en 1998 des archives duministère de la Coopération, avant d’être mis à la disposition duParlement en vue de l’accomplissement de ses travaux.

Dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens indique que leslanceurs, dont il communique les numéros, auraient été récupérés àproximité de Masaka, aux environs du 25 avril 1994. Or, les photo-graphies correspondant à l’un de ces lanceurs n’auraient été enregis-trées par la DRM dans ses cahiers qu’un mois plus tard, le 25 mai,sans qu’aucune explication n’ait permis à la Mission de comprendreles raisons de ce délai, ni de déterminer les conditions d’achemine-ment de ces documents.

Il ressort enfin que les missiles identifiés par M. Filip Reyntjenset correspondant, pour l’un d’entre eux, aux documents photographi-ques évoqués, entrent dans la série ougandaise et non dans la sériefrançaise.

Ces constats ne fixent cependant aucune responsabilité dans l’ac-complissement de l’attentat. Par delà les doutes déjà exprimésconcernant la fiabilité des photographies mises à la disposition de laMission, nous savons de sources concordantes, que les forces arméesrwandaises avaient récupéré, en 1990 et 1991, sur le théâtre des opé-rations militaires et sur le FPR des missiles soviétiques, qu’ellesauraient pu utiliser pour perpétrer l’attentat.

Ces missiles sont évoqués dans un télégramme de l’attaché dedéfense français en date du 22 mai 1991: “l’état major de l’armée rwan-daise est disposé à remettre à l’attaché de défense un exemplaire d’arme dedéfense sol-air soviétique de type SA 16 récupéré sur les rebelles le 18 mai1991 au cours d’un accrochage dans le parc de l’Akagera. Cette arme estneuve ; son origine pourrait être ougandaise ; diverses inscriptions, dont le

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détail est donné si après seraient susceptibles d’en déterminer la prove-nance ” (cf. annexe). “ Dans le cas ou un organisme serait intéressé parl’acquisition de cette arme, je vous demande de bien vouloir préciser sadestination et les modalités relatives à son transport en France” conclutl’attaché de défense, M. Galinié.

Par ailleurs, dans une correspondance qu’il a adressée à laMission, consécutivement à la publication par Libération d’un articlerendant compte de la mission des deux rapporteurs à Kigali,Sébastien Ntahobari, ancien commandant de l’aviation militairerwandaise, a fait part des informations dont il disposait concernantles moyens sol-air en dotation au sein du FPR, corroborant ainsi pourpartie les éléments d’information détenus par le Colonel RenéGalinié.

L’inscription des missiles dans une liste ougandaise ne désignepas pour autant le FPR comme l’auteur de l’attentat, pour les raisonssuivantes :• les extrémistes hutus, qui ne disposaient pas de moyens antiaériens,auraient pu utiliser ceux récupérés sur le FPR pour perpétrer l’atten-tat contre l’avion présidentiel, en ayant recours soit à des mercenai-res, soit à des militaires rwandais spécialement formés au maniementde telles armes ;• puisque de vrais doutes subsistent concernant la date et les condi-tions de prise des photographies mises à la disposition de la Mission,rien n’exclut qu’il s’agisse de missiles récupérés sur le FPR et photo-graphiés par les FAR avant ou après le 6 avril ;• enfin, la France ayant été accusée, à plusieurs reprises, par certainsjournalistes ou observateurs étrangers, d’avoir de près ou de loinprêté sa main aux auteurs de l’attentat, pourquoi aurait-on attenduquatre années pour apporter la preuve de la culpabilité du FPR et del’Ouganda, sur le fondement de ces photographies et des listes demissiles qui les accompagnent ?

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LES QUESTIONS EN SUSPENS

De l’examen attentif des éléments mis à la disposition de laMission d’information comme des auditions effectuées en vue decompléter cet examen, il ressort quelques constations :`• la probabilité étant forte que le missile photographié n’ait pas ététiré, ce missile ne peut en aucune manière être considéré de façonfiable comme l’arme ayant abattu l’avion du Président JuvénalHabyarimana ;• la photographie de ce missile, jointe en annexe, faisant apparaîtrel’un des numéros qui correspondent à ceux publiés par M. FilipReyntjens, il y a donc peu de chance que les missiles identifiés parl’universitaire belge correspondent à ceux qui ont effectivement servià abattre l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;• on remarque la concordance entre la thèse véhiculée par les FARen exil (cf. documents transmis par M. Munyasesa à M. FilipReyntjens) et celle issue des éléments communiqués à la Missionvisant à désigner sommairement le FPR et l’Ouganda comme auteurspossibles de l’attentat (cf. photographies et listes de missiles enannexe). Cette hypothèse a été avancée par certains responsablesgouvernementaux français, sans davantage de précautions, commeen témoignent les auditions de MM. Bernard Debré, ancien Ministrede la Coopération, ou François Léotard, ancien Ministre de laDéfense ;• puisque les informations concordantes dont ont disposé à la fois lesparlementaires de la Mission et certains universitaires – bien qu’ellesaient été véhiculées par des canaux différents – apparaissent commeétant d’une fiabilité très relative et comme elles ne parviennent pasà désigner l’arme de l’attentat, la question se pose de savoir la raisond’une telle confusion. L’intervention des FAR en exil dans cette ten-tative de désinformation ne les désigne-t-elle pas comme possiblesprotagonistes d’une tentative de dissimulation ? À moins que sincè-res, les FAR en exil aient elles-mêmes été manipulées mais, dans cecas, par qui ?

Source : Assemblée Nationale, Mission d’information commune,Enquête, Tome I, page 242-245 sur la version sur Internet.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/r1271.asp#P3836_543860

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CONCLUSION

Cet extrait du rapport de la mission parlementaire d’informa-tion montre sur ce point la probité des parlementaires de la missiond’information qui ont refusé, sur une question aussi grave, de se lais-ser manipuler par les ex-FAR, par la Direction du RenseignementMilitaire et les anciens ministres Debré et Léotard. Les parlementai-res ont même dénoncé cette tentative de manipulation, même si,s’agissant des institutions et personnalités françaises, ils le font àdemi-mots.

Ce faisant, ils ont disqualifié la piste des missiles numéros 04-87-04814 et 04-87-04835 qui s’avère être une tentative de manipu-lation, même s’il est prouvé que ces deux missiles provenaient del’arsenal militaire de l’Ouganda.

La manœuvre est assez simple. Il est attesté que des missiles sol-air ont été saisi du FPR durant les combats dans l’est du pays. Ainsi,les FAR avaient récupéré le 18 mai 1991 lors d’un accrochage avecles troupes du FPR un missile SAM 16 numéro 04-87-04924.6 Ce mis-sile a été identifié par le Parquet militaire de Moscou comme faisantpartie de la série de 40 missiles vendus à l’Ouganda au même titre queles deux autres missiles qui nous préoccupent. Rien ne dit que ce soitle seul missile SAM 16 qui ait été récupéré dans ces conditions.

Après l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, lesFAR ont du ressortir deux de ces missiles en prétendant qu’ils lesavaient trouvé sur les lieux de l’attentat. Les FAR ont produit un rap-port d’identification avec les numéros de référence et ont photogra-phié des missiles SAM 16. Sur les photos un seul numéro est visibleet correspond à un des deux numéros du rapport d’identification destubes lance-missiles. Seulement, ils ont oublié de tirer les missiles, cequi fait que les photos présentent des tubes lance-missiles chargés7.Ces missiles, dont un est clairement identifié, ne peuvent donc pasavoir servi à descendre l’avion présidentiel.

C’est cette grossière tentative de manipulation, éventée depuis1998, que le juge Bruguière tente de recycler en en faisant une desbases principales de son accusation contre le président Kagame et sescollaborateurs militaires.

Enfin, au 17 novembre 2006, date de la signature de son ordon-nance de soit-communiqué, le juge Bruguière ne pouvait pas ne pas

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savoir que le TPIR à Arusha détient la preuve que l’armée rwandaisele 6 avril 1994 possédait des missiles SAM 16 qui lui avaient étélivrés par l’Egypte.

Il est donc assez évident que le juge Bruguière fait preuve demalhonnêteté intellectuelle en tirant la seule preuve matérielle qu’ilprésente des travaux de la mission d’information parlementaire fran-çaise tout en se gardant, ne fusse que pour la réfuter8, d’en reproduirel’évaluation qui dénonce une manœuvre de manipulation. Le jugeBruguière se fait ainsi sciemment le relais de cette tentative de mani-pulation concoctée par des responsables militaires des FAR tenuspour responsables du génocide, comme le Colonel Bagosora9 et desmilitaires français. n

Jean-Paul Kimonyo, Ph.D. Analyste politique. Docteur en sciences politiques de l’uni-versité de Montréal/Canada ; ancien attaché de presse à la vice-Présidence de laRépublique ; ancien directeur du Centre de gestion des conflits/UNR ; coordinateur etrédacteur principal du rapport 2005 du PNUD sur le développement humain/Burundi ;actuellement membre de la Commission chargée de rassembler les preuves de l’implica-tion de l’État français dans le génocide des Tutsi de 1994 au Rwanda.

NOTES

[1] Ces éléments se retrouvent de la page 35 à la page 45 de l’Ordonnance de soit-communiqué.[2] Assemblée Nationale, Mission d’information commune, Enquête, Tome II, Annexes, p. 265.[3] Ibid, p. 263-264.[4] Le retraçage de l’itinéraire de ces photos jusqu’à la Direction du Renseignement Militaire

(DRM) français est un apport du juge Bruguière. Le DRM n’avait pas jugé bon de donnerces informations à la mission d’information parlementaire.

[5] Filip Reyntjens, Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire, Cahiers Africains n°16,1995, p. 44-45.

[6] Les FAR l’avaient remis au Colonel René Galinié, alors Attaché de défense et Chef de lamission militaire de coopération, qui avait rédigé un rapport circonstancié à l’époquereproduit dans les annexes du Rapport de la mission d’information.

[7] Au-delà de l’expertise commanditée par la Mission d’information parlementaire, tout unchacun peut aussi le constater de façon très évidente en regardant les photos reproduitesdans les annexes du rapport de la dite mission.

[8] En soumettant par exemple les photos des lance-missiles et le rapport d’identification à unecontre-expertise.

[9] Le juge Bruguière a interrogé le colonel Bagosora et le major Ntabakuze dans leur lieu dedétention à Arusha qui lui ont confirmé avoir vu les deux tubes lance-missiles en questionà l’Etat-major des FAR et ils lui ont fourni une copie du rapport d’identification établi parle lieutenant Augustin Munyaneza.

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MICHEL SITBON

Balladur, l’inconscient

En 1993, les élections législatives portaient une majorité dedroite à l’Assemblée nationale. Son leader, Jacques Chirac, nesouhaitant pas rejouer l’expérience de la cohabitation avecFrançois Mitterrand qui, de 1986 à 1988, lui avait relative-ment mal réussi, c’est son adjoint, Édouard Balladur, qui seretrouva à Matignon.Seize ans plus tard, en 2009, Balladur aura ressenti le besoin derevenir sur cette expérience dans un livre au titre paradoxal, Lepouvoir ne se partage pas, pour rendre compte dans le détail decomment se négociait, au jour le jour, le partage du pouvoirentre le Président de la République et « son » Premier ministre,tout au long des deux années qui auront précédé l’élection pré-sidentielle de 1995 et la prise du pouvoir par Jacques Chirac.Sous-titré « conversations avec François Mitterrand », le livrede Balladur se présente comme un journal de bord, rendantcompte jour après jour de ses entretiens avec le Président.Vraisemblablement retravaillé, il n’en s’agit pas moins manifes-tement des notes que le premier ministre pouvait prendre quoti-diennement, comme pour ne rien oublier.

Édouard Balladur était le chef du gouvernement au temps du géno-cide. Pendant longtemps, il sera parvenu à faire valoir qu’il n’y auraitété pour rien. Au contraire, il aurait incarné à la tête de l’État unetendance “raisonnable”, s’opposant en particulier à une opérationTurquoise offensive, à la fin du génocide, dont le mandat aurait puêtre de s’affronter au FPR qui venait de libérer le Rwanda des forcesgénocidaires, si l’on avait suivi le projet de Mitterrand. Balladur a faitsavoir aussi largement possible qu’il aurait été farouchement opposéà une telle stratégie, et le rappelle d’emblée dans son livre : il nepouvait accepter qu’« une opération humanitaire, limitée dans letemps ». Il s’agissait, dit-il, d’éviter de « nous embourber seuls dans uneopération de type colonial ».

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On s’était étonné, en 1998, de le voir arriver devant la commis-sion Quilès avec trois de ses ministres, tous quatre particulièrementarrogants dans le contexte de ces auditions parlementaires où, d’or-dinaire, les responsables politiques et militaires comparaissaient indi-viduellement pour répondre aux questions des députés. S’était alorsdistingué le ministre de la coopération de 1994, l’ancien directeur decabinet de Chirac à la mairie de Paris, également ancien n°2 de laDGSE, le « gendarme » Michel Roussin.

Mitterrand aurait ironisé lors de la nomination de ce dernier àla Coopération : « ce sont les mamelles africaines… », dit-il. Sanscontester que le spécialiste de la caisse noire de l’Hôtel de Villepuisse avoir quelques compétences pour s’occuper des finances occul-tes africaines – ce que François-Xavier Verschave appelait « laFrance-à-fric » –, le chef du gouvernement prenait la défense de sonministre en retournant le compliment : « Il me semble que beaucoups’y abreuvent ! » – répondait-il à Mitterrand – admettant commenaturelle la corruption généralisée de la politique africaine !

« Autre chose : je tiens chaque semaine, après le Conseil desministres, un Conseil restreint consacré aux problèmes dedéfense. Y participent les ministres des Affaires étrangères, de laDéfense, de la Coopération », l’informe Mitterrand.

Balladur répond que non seulement il entend y participer, maisqu’il compte organiser

« la veille, le mardi à 18 heures, un comité à Matignon avec lesministres responsables et [les] collaborateurs [de l’Élysée] ». «Ainsi les questions seront-elles débrouillées afin que nous par-lions ensemble, le mercredi matin, avant le Conseil restreint. »

Et Mitterrand de préciser :« Entendu. Mais c’est lors du Conseil restreint que je préside queles décisions seront prises. »

C’est ainsi qu’on dispose d’une chaîne de responsabilités extrê-mement précise. On pourra toujours discuter de savoir si Mitterrandavait institué ces « Conseils restreints » pour compromettre le gou-vernement dans la conduite des affaires militaires particulièrementaudacieuse qu’il pratiquait en cette fin de règne. On sait que les prin-cipes et la pratique de la Vème République, lui permettaient tran-quillement, en tant que chef des armées et titulaire du « domaineréservé » des affaires étrangères, de mener sa politique sans deman-der son avis au Premier ministre. Les dispositions du « COS », ce« commandement des opérations spéciales » qu’il avait institué – par

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simple arrêté ! – en 1992, l’autorisaient de plus à donner ses instruc-tions directement aux unités sur le terrain, par l’entremise du chefd’état-major des armées – l’amiral Lanxade, qui avait été précédem-ment son chef d’état-major particulier. Et ce sous le sceau du plusgrand secret, sans en référer à qui que ce soit d’autre.

De toute évidence, Mitterrand « compromettait » ainsi ses« adversaires » politiques. Mais surtout, on comprend qu’il se prému-nissait contre toute critique, sécurisant sa politique alors qu’il enga-geait l’armée et l’administration françaises sur le terrain particulière-ment problématique d’un crime imprescriptible.

Seize ans plus tard, que peut répondre Édouard Balladur ? Rien.Il ne lui reste qu’à mentir :

« Le premier Conseil de défense fut consacré, comme pratique-ment chaque fois par la suite, à la Bosnie », écrit-il.

Et justement, non : le premier « conseil restreint du vendredi2 avril 1993 » portait « sur le Rwanda », ainsi qu’en atteste soncompte-rendu, œuvre d’Hubert Védrine semble-t-il, qui fait partiedes « archives Mitterrand » dont nous disposons – document quenous reproduisons à la fin de cet article.

On dispose également de nombre de comptes-rendus de ces« conseils restreints » hebdomadaires, datant de 1993, avant mêmela prise du pouvoir de Balladur comme après, et de 1994, qui tousportent sur le Rwanda – et parfois sur le Rwanda et la Bosnie.

Mais pourquoi donc ment-il de façon si éhontée, l’ancien pre-mier ministre de la République au temps du génocide ?

Souvenons-nous de ce qui s’était dit, ce 2 avril 1993, un an avantl’assassinat de Juvénal Habyarimana et le déferlement de l’horreur.

François Léotard, tout nouveau ministre de la Défense, com-mençait par demander un « renforcement » du corps expéditionnairefrançais « qui pourrait aller jusqu’à 1200 hommes ». Soit un quadru-plement des effectifs. « La situation est redoutable », expliquait-il.

L’amiral Lanxade, chef d’état-major des armées, renchérissait :« Il faut envisager de recourir à l’action directe de nos forces. »

« Nous ne pouvons pas partir », expliquait Alain Juppé, minis-tre des Affaires étrangères. Un tel départ supposait « des risques demassacres », et surtout « un risque de défiance africaine vis-à-vis de laFrance ». Il reconnaissait néanmoins que « par contre, si nous renfor-çons, nous nous enfonçons dans ce dossier »...

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Michel Roussin, ministre de la Coopération, informait de cequ’il allait falloir « recompléter les matériels et les munitions ». Ilreconnaissait que son ministère avait déjà « beaucoup de dettes vis-à-vis du ministère de la Défense », mais considérait devoir « participerplus activement à ce dossier ».

Puisque tout le monde était d’accord, Mitterrand pouvait inter-venir, souverain :

« – Cela se passera sûrement comme cela car cela dépend deMonsieur le Premier Ministre. »

Et, lui donnant la parole :« – Monsieur le Premier Ministre ? »« – Nous devons être davantage présents », dit ÉdouardBalladur. « Nous pouvons mettre un millier [d’hommes] de plus.[…] Il faut apporter des moyens supplémentaires à nos forces. »

Mitterrand expliquait aux nouveaux ministres que d’ordinairesa politique consistait à ne pas intervenir dans les conflits intérieurs,« s’il y a un conflit tribal ». Mais il fallait comprendre que, là, c’étaitdifférent, « car il y a le problème tutsi »...

« – On doit faire comme vous l’avez souhaité, Monsieur lePremier Ministre », concluait le Président.

Il se trouve qu’on dispose, dans ces « archives Mitterrand », d’undeuxième compte-rendu de cette réunion de Conseil restreint dedéfense du 2 avril 1993 dont Édouard Balladur se souvient si mal.

On apprend là qu’en plus des membres du gouvernement et duPrésident, assistaient à cette réunion une dizaine de fonctionnairesattachés aux divers ministères ou à la présidence. Pour l’Élysée, il yavait là Hubert Védrine, le général Quesnot, chef d’état-major parti-culier du Président, et Bruno Delaye, chargé des affaires africaines.

Pour Matignon, l’amiral Lecointre, chef du cabinet militaire duPremier ministre. On notait la présence également du secrétairegénéral de la défense nationale, monsieur Fougier. Pour le Quaid’Orsay, son secrétaire général, monsieur Boidevaux. Pour le minis-tère de la Défense étaient présents, en plus de l’amiral Lanxade, ledirecteur de cabinet du ministre, monsieur Nicoullaud, et le chef deson cabinet militaire, le général Rannou. Enfin, monsieur Denoix deSaint-Marc, secrétaire général du gouvernement, complétait l’effec-tif de cette réunion « restreinte ».

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Beaucoup plus sommaire, ce deuxième compte-rendu, décoré,lui, d’un tampon « secret », comporte des différences relativementau premier. D’abord quant au renforcement du « dispositif », onparle là de 1200 à 1500 hommes, là où le premier plafonnait à 1200.

La décision d’Édouard Balladur d’envoyer mille hommes restenéanmoins là même. Apparaît toutefois une nuance : « si la situation[devait] se prolonger », « nous devrions réexaminer notre position »,aurait suggéré le premier ministre.

Autre nuance intéressante, lorsque Mitterrand prend la parole,c’est pour reconnaître d’emblée que cette intervention a lieu « bienque la France ne soit pas liée au Rwanda par un accord de coopération enmatière de Défense ».

Curieusement, ce compte-rendu très bref se conclut en attri-buant à François Mitterrand la responsabilité de ce qui est arrêté dece jour-là : « Il décide de renforcer les troupes stationnées à Kigali. »Or, on a pu voir dans le précédent compte-rendu, plus détaillé, com-ment au contraire Mitterrand avait pris grand soin de laisser auPremier ministre le soin de la « décision » sur laquelle tout lemonde était manifestement d’accord.

Autre « nuance » : ce deuxième compte-rendu comporte undeuxième paragraphe qui, effectivement, évoque la situation enBosnie-Herzégovine. Ainsi, Balladur ne serait qu’un demi-menteur…

En en-tête du premier document apparaît le nom d’HubertVédrine, qui en est éventuellement l’auteur. Parmi les nuances, ilénumère les présents en mentionnant le général Huchon, chef de laMission militaire de coopération, omis dans la liste pourtant trèsdétaillée des présents rapportée sur le deuxième document.

On relève aussi que Védrine intitulait son document « Conseilrestreint » « sur le Rwanda », alors que le deuxième indique en titreque ce « conseil restreint » portait sur la « situation en Afrique et dansl’ex-Yougoslavie ».

Nuances. Quant au fond, ces deux textes redisent bien la mêmechose : ce 2 avril 1993, pour le premier « conseil restreint de défense »du tout nouveau gouvernement d’Édouard Balladur, la décision étaitprise d’envoyer mille hommes de plus au Rwanda, dans une situation« difficile » – au risque de « s’enfoncer dans ce dossier », selon le motdu ministre des affaires étrangères, Alain Juppé.

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Et c’est bien à la date du même 2 avril que, dans son livre,Édouard Balladur présentant ses souvenirs sous la forme d’un journalde bord, affirme, page 55 : « Le premier conseil de défense fut consa-cré, comme pratiquement chaque fois par la suite, à la Bosnie. » Ne crai-gnons pas de nous répéter ici en réaffirmant que ce monsieur est unmenteur, non pour le plaisir qu’il peut y avoir à insulter le premierministre du temps du génocide, mais bien plutôt pour insister sur laquestion que nous posions déjà plus haut : pourquoi ment-il ?

En d’autres termes : qu’a-t-il donc à cacher ?Ce qui est presque amusant dans ce troisième compte-rendu que

donne seize ans plus tard l’ancien premier ministre, c’est qu’il est enfait bien plus détaillé que les deux précédents issus des archivesMitterrand, occupant quasiment trois pleines pages de son livre, alorsque les récits « administratifs », dû à Védrine pour l’un et à on nesait qui pour le deuxième, faisaient un ou deux feuillets dactylogra-phiés avec de larges interlignes…

Le récit circonstancié qu’Édouard Balladur donne de ce premierconseil restreint, « consacré à la Bosnie » selon lui, nous permet deconnaître le détail de ses analyses et de ses prises de position sur « lapolitique de la France dans l’ex-Yougoslavie ». Il voyait bien que nousparaissions « accusés de faire le jeu des Serbes ».

« On ne pouvait demeurer passif face au regroupement ethniqueauquel il était procédé. »

Ne craignant aucune contradiction, il affirme que « le devoird’ingérence » lui semblait « mieux que nécessaire, légitime », mais pré-cise que « dès [son] arrivée à Matignon » – dès ce jour-là donc –, ildevait s’« opposer au renforcement de notre contingent ». Faut-il enconclure que monsieur Balladur dit n’importe quoi, à tout propos ?

Ce qui est curieux en tout cas, c’est qu’il se souvienne si bien des’être opposé au renforcement du contingent militaire français en Bosnieet qu’il ait complètement oublié sa première décision grave de Premierministre : l’envoi de mille hommes supplémentaires au Rwanda.

On dispose, par la presse, d’une quatrième version de ce conseilrestreint au cours duquel était décidée une aggravation sensible del’intervention française au Rwanda. Aggravation qui conduirait unan plus tard au génocide d’un million de personnes. Ce pourquoi ona pu qualifier cette réunion d’équivalent de la “conférence deWanssee”, au cours de laquelle était décidé, le 20 janvier 1942, demettre en œuvre les moyens qui conduiraient à l’extermination desjuifs d’Europe.

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Le 2 avril 1993 de même, était décidé de donner tous lesmoyens qu’il faudrait à une politique qui consistera essentiellementdans les mois suivants à recruter, organiser et entraîner les milicesInterahamwe destinée à régler radicalement le « problème Tutsi »dont parlait François Mitterrand. Quelques mois plus tard, en juillet,entrait en action la principale arme de ce génocide de l’âge desmédias modernes, la radio qui permettrait de chauffer à blanc cesmilices, la tristement célèbre Radio Mille Collines.

Le lendemain de ce « conseil restreint » décisif, il en était doncrendu compte dans la presse. Et c’est Jacques Isnard qui en parlait,dans Le Monde daté du 4 avril, pour n’évoquer d’ailleurs que ce quiportait sur le Rwanda – mais le premier ministre ne lisait peut-êtrepas le journal... On trouve cet article dans la succession des « archi-ves Mitterrand », juste après les compte-rendus que nous évoquions àl’instant. Le chroniqueur militaire du quotidien du soir mentionnaiten effet

« [la] réunion présidée, à l’Élysée, par François Mitterrand et ras-semblant – outre le premier ministre Édouard Balladur – le minis-tre d’État, ministre de la défense, François Léotard, le ministredes affaires étrangères, Alain Juppé, et le ministre de la coopéra-tion, Michel Roussin ».

On parle bien de la même réunion.Par contre, disposant aujourd’hui des compte-rendus officiels de

cette réunion, nous pouvons nous permettre de relever une grossièreinexactitude dans l’article d’Isnard : « La France maintient auRwanda deux compagnies et un détachement d’assistance militaire », dit-il, « soit quelques quatre cents hommes, principalement basés àKigali »… Alors que, comme on sait, il a été question à cette réuniond’augmenter cet effectif de 1200 ou 1500 hommes, pour que finale-ment Édouard Balladur décide d’en envoyer un millier. C’était biença l’information du jour. Et le journal du lendemain produisait ainsiune flagrante contre-vérité.

Accordons à Isnard qu’il ne mentait pas forcément, lui. Il nefaisait que reproduire servilement ce qu’on lui avait dit. Comme tousles jours. Ce journaliste s’était fait ainsi le porte-parole de l’armée. Etses articles s’en ressentiront lourdement, tout le long de la crise rwan-daise, ainsi que l’a montré Jean-Paul Gouteux dans son essai, LeMonde, un contre-pouvoir ? consacré à la désinformation constantedont a été objet le Rwanda dans ce qu’il appelait « le quotidien deréférence ».

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On comprend que ces questions de la vérité et du mensongefinissent par devenir centrales dans une politique d’une telle enver-gure criminelle. On comprend aussi que les citoyens puissent avoirdu mal à se faire une opinion sur la politique de leur État, lorsqu’ilssont abreuvés de fausses informations, que ce soit au moment desfaits, dans le journal du jour, ou seize ans après, dans les mémoiresd’un premier ministre.

Bien plus « détaillé » que les exposés gouvernementaux, l’arti-cle du journaliste n’aura pas été inclus pour rien dans les archivesprésidentielles. On y « apprend » surtout combien le FPR seraitmenaçant. « Selon des analystes français de renseignement », ditIsnard, le FPR ne respecterait pas les accords de Dar es Salaam, signésdébut mars, « lui prescrivant de se retirer sur les positions qu’il occupaitavant l’attaque du 8 février ». On notait « l’arrivée sur le terrain dematériels lourds et de munitions supplémentaires ». On pouvait mêmeentrer dans le détail des « bitubes de 37mm », « lance-roquettes de107mm », « ou de mortiers » dont aurait été doté le FPR.

Isnard était par contre muet sur l’équipement fourni par laFrance aux FAR qui combattaient ce FPR. Quant à la nécessité de« recompléter les matériels et les munitions » admise la veille par leministre de la coopération, Michel Roussin, en conseil restreintcomme on l’a vu, elle n’était même pas évoquée. Peut-être les « ana-lystes français de renseignement » qui l’informaient n’avaient-ils pascru bon de lui faire part de certains “détails” ?

Mais le journaliste du Monde oubliait surtout de mentionner, cequ’il ne pouvait pas ne pas savoir, que ces accords de Dar es Salaamavaient convenu aussi du retrait des « troupes étrangères », ce dontla France n’avait tenu aucun compte, alors même que cette clause desaccords concernait en premier chef l’armée française.

Et alors que le gouvernement venait de décider du plus que tri-pler le contingent français au Rwanda, Le Monde annonçait tranquil-lement le « retrait de deux compagnies », « (trois cents hommes) ».Ainsi ne resterait au Rwanda que le « détachement d’assistance »,« présent en application de l’accord du 18 juillet 1975 », auquel il fallaittoutefois ajouter « deux autres compagnies françaises », « autour del’aéroport de Kigali », « prêtes à évacuer les ressortissants étrangers »…

En conclusion de son article, le propagandiste d’État affecté au« quotidien de référence » évoquait ce qui semble bien avoir été unproblème sérieux pour les « analystes » français : le FPR réclamaitque la future armée rwandaise soit neutralisée, « en demandant en

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particulier que ses troupes puissent entrer à hauteur de 50%, voire 60%,dans la nouvelle armée unifiée du pays ». Cette disposition d’unearmée à 50/50 sera effectivement retenue – le FPR se voyant attri-buer 40% des effectifs de la troupe et 50% de l’encadrement – dansles accords d’Arusha qui seront signés quelques mois plus tard, enaoût. On a pu vérifier ultérieurement, en particulier lors des audi-tions de la Mission d’information parlementaire française, en 1998,combien les hommes de Mitterrand, aussi bien Hubert Védrine quele général Quesnot, considéraient cette clause comme inacceptable– ainsi que cet article pouvait l’annoncer dès avril 1993.

Le document suivant des « archives Mitterrand » fait état d’unautre « conseil restreint », moins d’une semaine plus tard, en date du7 avril, un an, jour pour jour, avant le début du génocide. Celui-ci està en-tête d’Hubert Védrine, mais comporte à la main le nom de« F. Carle » – que l’on voit apparaître ailleurs avec son prénom :Françoise Carle –, et s’inspire de la graphie du deuxième documentdu 2 avril, y compris pour son titre : « Situation en Afrique et dansl’ex-Yougoslavie ». Également tamponné « secret », ce documentsuccinct comporte deux paragraphes, dont le premier consacré à laBosnie. On y voit Balladur comme Mitterrand très opposés à l’éven-tualité de l’entrée de troupes turques « dans le dispositif de l’OTAN »qui « serait de nature à entraîner une guerre générale dans les Balkans ».L’esprit des croisades intact.

Le deuxième paragraphe, consacré au Rwanda, est l’objet d’unpoint sommaire.

« Le Président de la République acquiesce à la demande de M.Roussin qu’une mission légère État-major des armées-Coopération soit envoyée sur place pour définir les conditionsd’emploi de nos forces. […] Il est d’accord pour que nous nousbornions, en l’état, à préparer le renforcement de notre détache-ment à Kigali » [ainsi que cela avait été décidé le 2 avril].

Est évoqué, dans un troisième paragraphe, le Cambodge, où l’ar-mée française intervenait, comme en Bosnie, pour l’ONU.

« En conclusion, le Président de la République fait part de son sou-hait de ne pas pérenniser ce conseil restreint hebdomadaire »… Balladurpropose que de telles réunions soient convoquées « en fonction desrésultats de la réunion tenue tous les Mardis, au niveau des collabora-teurs » – à Matignon. « Par ailleurs, il ressent la nécessité, pour soninformation personnelle, de faire le point sur l’engagement des forces fran-çaises en dehors du territoire national. »

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Pour cette réunion du 7 avril aussi, on dispose d’un deuxièmecompte-rendu, très différent dans sa forme, s’intitulant « conseil res-treint du 7 avril 1993 », sous-titré « Rwanda ».

« – La situation a-t-elle évolué ? » demande le Président enouverture de séance.

C’est le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, quirépond :

« – Pour l’instant, nous préparons les renforcements. »« – Est-ce que ça bouge sur le terrain ? » insiste Mitterrand.

C’est son chef d’état-major particulier, le général Quesnot, quirépond cette fois :

« – Le FPR est toujours présent sur les positions qu’il devaitabandonner. Il a des hommes en civil, mais avec leurs armes. »

Un ange passe. Ces « hommes en civil » suspectés à Paris d’être« avec leurs armes », ce sont les Tutsi promis au génocide, commeceux au massacre desquels l’armée française aurait participé les 13 et14 mai 1994, ainsi qu’on le découvre dans la récente enquête denotre collaborateur Serge Farnel [voir dans ce numéro l’interview deFarnel].

« – La situation n’a donc pas évolué », conclut le Président.Est notée alors une « intervention en fin de séance » – ce qui

laisse supposer que ces compte-rendus sont très incomplets,puisqu’on a au contraire l’impression d’être en début de séance aprèsces quelques réparties. C’est le ministre de la coopération, MichelRoussin, qui prend alors la parole :

« – Un effort a été demandé à la coopération. Nous allons lefaire. Je souhaiterais qu’une mission très légère Coopération/État-major des Armées puisse se rendre sur place pour faire le point, sile ministre de la Défense en était d’accord. »

Lequel répond aussitôt :« – Oui, bien sûr. »

Le dernier mot de ce document, dont il est noté que manque ladeuxième page, revient au premier ministre qui dit « effectivement »souhaiter « faire le point sur plusieurs dossiers ».

Mais cela est-il possible qu’il manque une deuxième page ? Nes’agit-il pas là des archives de la Nation ? Ne pourrait-on demanderaux fonctionnaires, grassement payés pour les tenir, de prendre unpeu plus de soin de notre mémoire collective ? Comment peut-on

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admettre que de tels compte-rendus puissent être quasiment contra-dictoires, si divers dans leur formes, manifestement incomplets etvraisemblablement inexacts ? Enfin, n’est-il pas de la responsabilitédes bureaucrates qui en ont la charge, de conserver ces papiers demanière à ne pas en égarer une feuille ?

On comprend, bien sûr, que si la deuxième page « manque »,c’est bien parce qu’elle a été subtilisée. Or, nous enquêtons surl’éventualité d’un crime d’État de première importance. La dispari-tion de pièces, en elle-même, constitue une indication lourde de cequ’il pourrait y avoir là des faits, des propos, des décisions prises pardes représentants de la Nation qui seraient inavouables.

On aimerait en savoir plus sur cette « mission légère » conjointedu ministère de la coopération et de l’état-major des armées qu’ilaura fallu envoyer au Rwanda pour superviser le « renforcement »d’un millier d’hommes ordonné par Édouard Balladur qui allait ser-vir à l’entraînement des milices génocidaires.

De fait, dans ces fameuses « archives Mitterrand », ainsi quec’est noté à la main – « plus rien avant [le] 3 août 93 », peut-onlire –, il n’y a plus rien entre ce 7 avril que nous venons d’examineret le 3 août. Quatre mois de silence alors qu’est mis en place un « ren-forcement » du dispositif français au Rwanda – rien de moins que sontriplement, comme on a vu… Et les 3, 4 août, ce dont il sera ques-tion, c’est de se féliciter de la signature des accords d’Arusha, inter-venue ce 4 août.

Début août, certaines notes du général Quesnot et des compte-rendus de Conseil sont publiables. Ce dont il est question alors, c’estdu retrait des troupes, en application des accords. Entre-temps, ilaura fallu escamoter les quatre mois où l’intervention française auraété au plus haut. C’est l’heure de la structuration du hutu power, àlaquelle avait appelé le précédent ministre, socialiste, de la coopéra-tion, Marcel Debarge. Avec ses milices, entraînées par des soldatsfrançais, et sa radio, RTLM, dont on a pu dire qu’elle s’inspirait de laformule d’une radio à succès de la bande FM parisienne, NRJ.

Hutu power+Interahamwe+RTLM : c’est sur cette base qu’ausoir d’Arusha, le colonel Théoneste Bagosora, premier rwandaisélève de l’école de guerre française, pouvait déclarer que puisquec’était comme ça, puisqu’on acceptait que l’armée soit composée à50% de soldats du FPR, puisqu’on était prêt à sacrifier le régimemonoethnique sur l’autel de la paix, il allait « préparer l’apocalypse ».

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Comme on sait, neuf mois plus tard, survenait effectivement legénocide. On s’est déjà posé la question de savoir comment Bagosorapouvait être si sûr de lui pour prophétiser aussi tranquillement quel-que chose d’aussi énorme. Il n’est pas exclu qu’on ait là, dans cesilence des archives, un embryon de réponse. Le régimed’Habyarimana pouvait compter depuis 1975 sur la coopération de lagendarmerie française offerte par Giscard. Depuis octobre 1990, lesoutien actif d’unités d’élites de l’armée française lui avait plus d’unefois sauvé la mise. Mais en 1993, dans l’élan de la radicalisation pro-posée par Marcel Debarge, le gouvernement d’Édouard Balladuravait largement fait monter les enchères. C’est dans ce contexte queBagosora pouvait annoncer « l’apocalypse ».

Le 7 avril, le journal-mémoires de Balladur rend compte d’undialogue avec Mitterrand, « après le conseil » – confirmant qu’il yavait bien eu deux conseils cette semaine-là, à moins de sept joursd’écart, sans qu’à aucun moment ne soit expliquée cette précipita-tion qui faisait déroger au rythme hebdomadaire annoncé, celui-ci àpeine institué. Mais ce jour-là, le président et le premier ministren’aurait parlé que de problèmes familiaux de Chirac, touchants desollicitude…

Le 8, grand jour, Balladur fait une « déclaration de politique géné-rale » à l’assemblée nationale. « Je voulais que mon action fût placéesous le signe de la vérité et de la franchise. » Faut-il ajouter « sic » ?« Le mensonge est d’un usage fort répandu », peut-il constater enexpert. Laissons la parole à ce connaisseur :

[Il voulait parler] « pas seulement [du mensonge] qui masque lapensée, dissimule les intentions jusqu’au moment où il y a intérêtà les découvrir, qui est assez banal, voire légitime...Je pense à celui, plus pervers, qui consiste à dire sciemment lecontraire de la vérité, à prêcher le faux pour savoir le vrai, à déve-lopper une conviction différente selon les interlocuteurs ; il nefaut pas se faire prendre, faute d’y perdre sa réputation, ce qui,pour beaucoup, n’est certes pas le plus grave, mais surtout son effi-cacité : un mensonge utile ne peut être le fait d’un menteur avéréet connu comme tel.S’il s’agissait seulement d’un jeu entre initiés, rivaux dans laconquête des places, servant à tromper leurs pairs au Parlement,au gouvernement, au sein des partis… […] Ce peut être ungrand plaisir de duper… […] un raffinement qui procure… lesentiment de s’adonner à un art ésotérique et subtil. »

Se regardant peut-être dans un miroir, il ajoute :

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« Combien d’hommes publics ai-je entendu se vanter de leursmensonges, en tirer gloire, mais se scandaliser qu’on leur mentît,ne pas trouver de mots assez durs pour qualifier un comportementidentique au leur ! »

Pour conclure cette intéressante dissertation qui tombe si à pro-pos dans son récit, Balladur semble tout à coup sincère :

« On affirme souvent que la démocratie ne peut vivre sans lavérité. Rien de moins sûr : son exercice revient à convaincrepour entrainer la majorité, ce qui ne rend pas toujours délicatdans le choix des moyens. »

Face à un si confondant réalisme, on voudrait pousser ici le cride l’idéaliste : oui, la démocratie ne peut vivre sans vérité. Si le jour-nal, comme le mémorialiste ou l’historien disent le contraire de cequi se passe, comment le citoyen peut-il déterminer ses choix, com-ment la collectivité peut-elle se guider ? Ce qui est sûr, c’est qu’unecertaine tradition politique, celle des Balladur et Mitterrand, Chiracou Sarkozy, cultive l’« art ésotérique et subtil » consistant à se moquerde tous pour mener à son paroxysme l’État-gangster. Jusqu’au degréde l’État-génocidaire.

Le 14 avril, nos archives ne se souviennent de rien, maisBalladur, lui se souvient d’avoir insisté, en conseil des ministres, « surla nécessité de ne pas nous accommoder égoïstement de la permanence deconflits ethniques ». Il parlait là, bien sûr, de la Yougoslavie. Pas unmot du Rwanda.

Le 26 mai, toujours pas un mot du Rwanda. Mitterrand faitl’éloge insistant du directeur de la gendarmerie. Balladur s’étonne decette insistance : « J’en aurai l’explication plus tard grâce aux explica-tions données par la presse sur le rôle de la gendarmerie dans un certainnombre d’affaires. » Les « gendarmes de l’Élysée » étaient, pourtant,déjà bien connus – et depuis le début de l’ère mitterrandienne. Onne le avait pas encore vus au Rwanda par contre – où ils serontextrêmement présents.

Le 2 juin, toujours pas un mot du Rwanda. Mitterrand etBalladur arrivent gare de Lyon :

« Lorsque nous descendons du TGV (…), quelques applaudisse-ments saluent Mitterrand sur le quai. Il me dit :– Ce sont des immigrés qui doivent applaudir !– Je suppose qu’ils ignorent que vous venez d’accepter l’inscrip-tion du projet de loi Pasqua sur l’immigration à l’ordre du jour duConseil des ministres. »

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Le 21 juin, lors d’un sommet européen à Copenhague,Mitterrand intervient :

« Le risque est grand d’un éclatement en ethnies qui se veulentdes États, comme au Moyen-Âge. »

Où donc avait-il appris l’Histoire ? Fascinant de voir commentl’idéologue voit tout par le prisme de son idéologie. Le marxiste verrapartout de la lutte des classes, et le raciste de la lutte des races. Oùl’aura-t-il vue, cette ethnie qui se voulait État, « au Moyen-Âge » ?En 1993, au Rwanda ou en Bosnie, par contre…

Le 28 juillet, les deux hommes parlent de l’affaire Elf. Toujourspas un mot du Rwanda, mais Mitterrand s’exprime sur l’Afrique :

« De toutes façons, en Afrique, il y a des réseaux : le réseauPasqua, le réseau Roussin, le réseau Chirac et un petit réseausocialiste […] (il y revient sans cesse) » [note Balladur entreparenthèses].

Le 24 novembre, le temps a passé, toujours sans un mot sur leRwanda. Ce jour-là sont évoquées bien des choses, dont l’Afrique.Balladur dit de Mitterrand :

« Il est précis, perspicace, très informé de tout ; comme éclairépar une lumière surréelle, il considère les problèmes d’une autremanière que le commun des dirigeants du monde. À ses yeux, laréférence suprême de la politique, c’est l’amour de l’humanitétout entière, fondé sur la foi en Dieu »… [C’est moi qui souligne.]

Ce dernier témoignage est essentiel – et rare, la religiositécomme l’antisémitisme de Mitterrand n’étant presque jamais évo-qués. Essentiel quand on sait combien le crime rwandais est avanttout un crime de l’Église, dont Mitterrand et Balladur n’auront été,au fond, que les humbles serviteurs – des soldats de Dieu. Toutcomme les membres des forces spéciales envoyés au cœur del’Afrique pour appliquer cette ignoble politique, et comme les exécu-tants rwandais de ce crime imprescriptible.

Le temps passe, et toujours pas un mot du Rwanda. Arrive le 6avril 1994, pas un mot. « Nous parlons de mon voyage en Chine. » Eneffet, ce jour-là le premier ministre sera loin. Très loin du Rwanda oùl’on assassinait Juvénal Habyarimana et où commençait le génocidedes Tutsi. Balladur ne s’en avise pas.

Le 13 avril, toujours pas un mot du Rwanda :« Je dis à Mitterrand mon hostilité à l’idée des Affaires étrangè-res et de la Défense d’assurer à M. Boutros Ghali de la mise à dis-

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position permanente de l’ONU d’un contingent de 10 000 mili-taires français. »

N’était-ce pas une bonne idée pourtant, et si opportune àl’heure où le contingent belge se retirait de la Minuar, au Rwanda,suite au meurtre de dix casques bleus. Mais pas un mot de ça dans lesmémoires d’Édouard Balladur…

Par contre, ce jour-là :« Mitterrand me parle longuement et spontanément du suicidede Grossouvre qui s’est tué à l’Élysée vendredi dernier [soit le 7avril, au lendemain de la mort d’Habyarimana] d’une balle dansla tête :– La presse raconte des tas d’histoires, dit Mitterrand. Je n’avaisnullement rompu avec lui. Il venait ici quatre fois par semaine. Ilportait le titre de directeur des Chasses présidentielles, ce qui luidonnait un certain nombre d’avantages. Je le voyais moins sou-vent depuis quelques années, mais je le voyais tout de mêmebeaucoup. Je l’ai reçu la veille, il était en pleine démence sénile,il le disait lui-même, et comme c’était un homme fier, il en souf-frait certainement. Il était persuadé qu’on allait l’assassiner, et ilavait dit à Anne Lauvergeon, il y a quelques jours, qu’elle étaitelle-même menacée de l’être. Vendredi, il a reçu à l’Élysée, dansson bureau, un ami médecin qui est un grand chasseur et auquelil a tenu des propos tels que celui-ci a demandé à me voir tout desuite et m’a dit : “Il faut faire très attention, il est saisi de pulsionssuicidaires, il va très mal.” J’ai aussitôt demandé au médecin deservice de l’Élysée d’aller le voir, ce qu’il n’a fait qu’au bout d’unquart d’heure, puisqu’il n’était pas au palais. À ce moment-là,Grossouvre s’était déjà suicidé. »

Il avait peur d’être assassiné ou il était suicidaire ? Il faudraitsavoir. Ce n’est pas tout-à-fait la même chose. Par contre, pour desmenteurs, de dire tout et n’importe quoi ne fait pas de différence, ça,c’est sûr.

Le 20 avril, le génocide bat son plein au Rwanda, mais toujourspas un mot à ce sujet dans le journal de Balladur. Ce jour-là,Mitterrand évoquera non les Tutsi, mais les Juifs… :

« Il revient sur l’attitude des Juifs, ce qu’il appelle leur intolé-rance et leur sectarisme… »

Le 18 mai, Libération fait sa couverture sur les responsabilitésfrançaises au Rwanda, mais le Président et son premier ministre nesemblent pas avoir eu l’occasion d’en parler.

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« Nous sommes d’accord pour ne pas refuser un appui logistiquefrançais au contingent de 5 500 hommes que l’ONU compteenvoyer au Rwanda. »

C’est tout. Pas un mot de plus sur le sujet, sauf lorsqueMitterrand évoque « le pauvre Kouchner qui, n’ayant plus de place,s’est précipité au Rwanda »… Par contre, ce jour-là encore,Mitterrand évoquera non les Tutsi, mais les Juifs :

« Avez-vous remarqué que la plupart des intellectuels françaisqui se passionnent pour la Bosnie et les musulmans, et qui esti-ment que je n’en fait pas assez, sont juifs ? »

Le 1er juin, près de deux mois après le début du génocide, alorsque celui-ci est en fait pour l’essentiel achevé, les assassins poursui-vant les rares rescapés des tueries massives d’avril et de mai, Balladurévoque enfin le Rwanda :

« Sur le Rwanda, je lui dis que nous ne pouvons pas continuer àrester silencieux et passifs devant le drame qui s’y déroule. »

Le génocide est déjà reconnu par le Pape et par le secrétairegénéral de l’ONU. Même le ministre des affaires étrangères deBalladur, Juppé, a fini par qualifier ce qui se passait au Rwanda de« génocide ». Le premier ministre français ne semble pas en être là(et c’est d’autant plus frappant qu’il publie son livre quinze ans plustard, tenant en quelque sorte à afficher un parti pris) :

« La guerre civile entre Hutus et Tutsis, déclenchée depuis deuxmois, entraîne d’épouvantables massacres, et un exode des popu-lations vers l’ouest. »

Ainsi, pour lui, le génocide était une « guerre civile », et cedont il fallait s’inquiéter, c’était de « l’exode des populations versl’ouest » – cet exode étant celui des « populations » compromisesdans l’entreprise génocidaire. L’exode suivra le génocide du fait del’avancée de troupes du FPR, mais plus encore du fait de la prise enotage dont ces « populations » faisaient l’objet de la part du groupegénocidaire, qui les poussait devant lui, comme pour se protéger dela masse de ces millions d’hommes et de femmes, parmi lesquels lesassassins pouvaient s’éclipser. Balladur annonce ce jour-là ce qui sera,quelques semaines plus tard, l’opération Turquoise, dont l’objet prin-cipal sera, en effet, de voler au secours de ces « populations » abri-tant les génocidaires.

« Nous devons prendre une initiative, en appeler à la commu-nauté internationale. Je demande à Juppé de prendre les premiers

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contacts en vue d’une action collective dont je n’aperçois pasencore les formes, l’ampleur, ni le mandat. Dans tout le pays,l’émotion est vive. »

Et ceci n’aurait rien inspiré à Mitterrand, dont le « silence »atteint un degré surréaliste, Balladur lui prêtant alors cette curieuserépartie :

« L’institut de sondage le plus fiable est BVA. »Puis, ils parlent de Giscard, de la Russie, de leurs « désaccords

sur les nominations ».

Le 8 juin, pas un mot sur le Rwanda. Il est question des commé-morations du cinquantième anniversaire du débarquement enNormandie, des « onze grands projets de réseaux européens », de lavisite de Bill Clinton, du ministre de la culture, Jacques Toubon, dela fatigue de Mitterrand – « Je ne suis plus jeune », dit-il –, de lanomination des commissaires européens, d’un échange au Conseildes ministres sur le fait qu’il lui avait « transmis ses pouvoirs » pourassister à un spectacle lors de la commémoration du débarquement àCaen. Mais pas un mot sur le Rwanda.

Le 12 juin, élections européennes. Pas un mot sur le Rwanda.

Le 15 juin, Conseil des ministres. Mitterrand commente lesélections européennes. Puis, ils discutent longuement de la questiondes « nominations ». Pour Mitterrand il importerait de « laisser legénéral Fleury un an à la tête d’Aéroport de Paris », après quoi, il sou-haiterait que lui succède le préfet Chassigneux « qui est à mes côtés etqui dirige mon cabinet ». Mais ce jour-là, page 244, il va enfin êtrequestion du Rwanda – à l’heure où que les premiers éléments du dis-positif Turquoise se mettent déjà en place…

« La situation au Rwanda s’aggravait » dit le premier ministre quisemble ignorer, donc, qu’à cette date le génocide est quasimentachevé. Ce qui « s’aggravait », en fait, c’était le bruit médiatique...

« La guerre civile endémique entre Hutus et Tutsis entrainait desmassacres dont des centaines de milliers d’hommes, de femmes etd’enfants étaient les victimes. »

Le premier ministre français n’aurait toujours pas entendu par-ler du génocide des Tutsi dénoncé de tous côtés.

« Le drame impliquait la France, longtemps présente, tropprésente. »

Il s’en sera rendu compte…

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« Nous devions au plus vite décider quelle serait notre action,d’autant plus qu’une campagne internationale venimeuse et vio-lente mettait en cause notre responsabilité »…

Et pourquoi donc ?« Depuis de nombreuses années, la France apportait son aide augouvernement régulier, dominé par les Hutus. »

Voilà qui est factuel.« Arrivé au pouvoir, j’avais, dès avril 1993, décidé de limiternotre présence militaire… »

Voilà qui est grossièrement mensonger, comme on a pu le voirgrâce aux compte-rendus des « conseils de défense restreints » qu’ildirigeait, en avril 1993 justement. Alors qu’il ordonnait l’envoi demille hommes supplémentaires, voilà qu’il aurait donc

« décidé de limiter notre présence militaire, ramenée à quelquesdizaines d’hommes »…

Il aurait aussi décidé« de réduire nos livraisons d’armes à ce qui avait été arrêté avant1993, puis de les supprimer totalement. »

On se souvient au contraire de comment le ministre de laCoopération, Michel Roussin, pouvait, dès la première réunionconsacrée au Rwanda, solliciter des rallonges budgétaires pour« recompléter les matériels et les munitions ». Et comment, avec l’ac-cord de Mitterrand, il avait été décidé qu’il en soit ainsi – c’est-à-direque le ministère de la coopération puisse s’engager « davantage »dans ce dossier, en dépit de son « endettement » vis-à-vis du minis-tère de la Défense.

En un mot, ce qui avait été décidé ce jour-là, c’est d’un créditillimité pour la coopération militaire rwandaise. Si l’on pouvaitsignaler que celle-ci était très au-delà de son budget, et qu’elle nepourrait que « s’endetter » plus en augmentant le niveau de l’inter-vention française, en suscitant l’approbation du Président de laRépublique et du premier ministre, cela signifiait bien qu’il n’y avaitlà, a priori, pas de limites.

« Participer plus activement à ce dossier » en dépit de ses «dettes », signifiait bien dépenser plus, et a priori sans compter. Etc’est bien comme ça que l’avait compris le premier ministre quipouvait dire :

« Nous devons être davantage présents. » (…) « Il faut appor-ter des moyens supplémentaires à nos forces. »

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Balladur, le menteur. Devant la mission d’information parle-mentaire, en 1998, l’ancien premier ministre n’hésitera pas à êtreextrêmement précis quant aux livraisons d’armes incriminées :

« entre mars 1993 » [date de son arrivée à Matignon] « et la déci-sion d’embargo d’avril 1994 » [le gouvernement n’aurait procédé]« qu’à des livraisons extrêmement limitées », « effectuées envertu d’autorisations délivrées (…) avant 1993 ». [Il s’agissait]« entre autres » [de] « 7 pistolets ou revolvers », [de] « 160parachutes » [alors que l’armée rwandaise ne disposait pas d’avia-tion, ainsi qu’il le remarquera lui-même…], « et de pièces derechanges pour véhicules militaires », « ainsi que 1000 projecti-les pour mortiers de 60mm ». [Et ceci] « conformément à unedécision d’autorisation interministérielle datant de 1991 »...

Cet orfèvre en mensonge n’hésitait pas à ajouter que« en avril 1994, […] la décision de ne plus livrer d’armes, sousaucune forme [avait été] prise par son Gouvernement avant l’em-bargo décidé par les Nations unies. »

Loin d’arrêter les livraisons d’armes, son gouvernement lespoursuivra au moins jusqu’en mai 1994, ainsi que pouvait le recon-naître le ministre des affaires étrangères de Balladur, Alain Juppé, enrecevant Philippe Biberson et Brigitte Vasset, de Médecins sans fron-tières, le 12 juin 1994 (et ainsi que c’est rapporté dans Une guerrenoire, page 314) :

On lui a posé la question : “On dit qu’il y a des livraisons d’armesau gouvernement rwandais ou au gouvernement intérimaire ou augouvernement en fuite, est-ce qu’il est exact que la France continuedes livraisons d’armes à Goma ?” Juppé dit : “Écoutez, tout ça c’esttrès confus, il y a effectivement des accords de coopération ou dedéfense avec le gouvernement, il y a peut-être eu des reliquats mais, ence qui concerne mes services, je peux vous dire que depuis fin mai il n’ya certainement plus aucune livraison d’armes…” Mais en mêmetemps, il a dit en regardant de l’autre côté de la Seine donc versl’Élysée : “Mais ce qui peut se passer là-bas, moi je n’en sais rien.”

Quant aux livraisons d’armes clandestines y compris pendant legénocide, il y aurait lieu de s’intéresser à l’historique des comptes deFélicien Kabuga domiciliés à l’agence de la BNP, place des Ternes,dans le VIIIème arrondissement de Paris. Une commission d’enquêtede l’ONU demandait des explications à leur sujet déjà il y a plus dedix ans, en 1999, au gouvernement français – qui aura omis de répon-dre. Le ministre des affaires étrangères responsable de cette non-réponse s’appelait alors Hubert Védrine.

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Martin Marschner témoigne de même [voir La Nuit rwandaise,n°3] que cette agence BNP de la place des Ternes aurait pu servirpour faire transiter éventuellement un milliard de francs – 150 mil-lions d’euros –, détournés de la Caisse centrale de réassurance, laCCR, pour financer les armes du génocide. Le ministre du Budgetresponsable de ces mouvements financiers épongés par de l’argentpublic s’appelait Nicolas Sarkozy.

Félicien Kabuga, connu pour avoir été le financier de la Radiotélévision libre des mille collines (RTLM), également fameux pourdes achats massifs de machettes chinoises à la veille du génocide, estconsidéré comme le milliardaire du groupe génocidaire. Kabuga faitpartie de ces personnes qui intéresseraient le Tribunal d’Arusha donton peut craindre que ce tribunal mette un terme à ses travaux avantqu’il ne soit inquiété.

Mais revenons à l’exposé de l’ancien premier ministre :« Le 6 avril 1994 (…) les massacres s’amplifièrent, les rebellestutsis poursuivant leur avance sur la capitale, Kigali. »

Notons ici les subtils glissements de sens : le 6 avril, on n’a pasvu des « massacres » « s’amplifier », mais un génocide commencer.Cette phrase laisse entendre que lesdits « massacres » pourraientêtre du fait de l’avancée des « rebelles tutsis »… L’ambigüité qui l’im-prègne n’est bien sûr pas le fait du hasard, ainsi qu’on le vérifie dès laphrase suivante où la seule question qui se pose à « la France » estde savoir si elle doit « intervenir » pour « stopper l’avance des rebel-les » et, de ce fait, « prendre part à une action de guerre », ce qui veutbien dire, en clair : se ranger aux côtés des forces génocidaires contreleurs adversaires...

Balladur se souvient de comment « certains militaires de hautrang » pouvaient alors imaginer un « lâcher de parachutistes surKigali » qui aurait eu, « selon eux », « l’heureux effet de faire reculer lesrebelles ». Rigoureusement indifférent au fait génocidaire, le premierministre s’y serait alors opposé « absolument », voyant là « une opé-ration coloniale dont nous n’avions pas les moyens ».

Aussi spécieuse que puisse sembler une telle nuance, le respon-sable du gouvernement français au temps du génocide va astucieuse-ment la creuser, jusqu’à se présenter comme… l’adversaire du géno-cide. La manœuvre est fine. Les historiens de l’avenir, ou les commis-sions d’enquête, parviendront peut-être à dater cette opération par-ticulière au sein de l’opération spéciale génocidaire, l’entreprise de

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sauvetage du premier ministre. Il n’est pas impossible qu’elle trouveson point de départ tardivement, autour de ce 15 juin où le journalde bord d’Édouard Balladur mentionne le Rwanda pour la premièrefois. Cette thèse, prétendant qu’il y aurait eu des divergences sérieu-ses entre l’Élysée et Matignon, sera dès lors très fortement appuyée,de toutes parts.

Qu’on nous excuse ici de spéculer un instant, mais il est bienprobable que Balladur et Mitterrand aient pris en compte alors la trèsfaible espérance de vie du Président. Il fallait ménager l’avenir, etavoir quelque chose à dire face à d’inévitables critiques qui vien-draient, et que l’on voyait déjà pointer depuis la mi-mai. Ainsi tra-vailleront-ils à mettre en scène leurs divergences, dans lesquellesBalladur prendrait le beau rôle. Et c’est probablement d’ailleurs cechoix stratégique qui impose à l’ancien premier ministre de mentirde façon si éhontée, systématiquement. Dans ce scénario particulier,le « fusible », une fois n’est pas coutume, aurait été le Président…

Paré ainsi de son manteau vertueux, l’ancien premier ministrenous explique comment il se méfiait

« des relations trop proches entre certains milieux français et lesdirigeants africains. »

Sombrant dans la sincérité la plus criante, il évoque commentil en avait eu « la sensation presque physique », lors des obsèques duprésident ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, en janvier de cette som-bre année 1994. C’est en particulier « lors du déjeuner qui suivit » cesobsèques, que lui était apparue cette « complicité » « entre Français »et « Africains », « droite et gauche mêlée ». Pour un peu, il dénonce-rait ses amis… Une « complicité » qui « éclatait sans pudeur », dit-il.On aimerait en savoir plus…

Il savait « qu’à l’Élysée comme aux Affaires étrangères », « desresponsables alimentaient la presse en propos outranciers », « et mili-taient pour une intervention militaire ». Là encore, on aimerait ensavoir plus. À quels « propos outranciers » se réfère là le premierministre du génocide ?

Quant à l’hypothèse d’une intervention militaire plus offensiveque Turquoise, on a pu en entendre parler. On se souvient queBernard Kouchner s’était rendu à Kigali, à la mi-mai, ainsi que c’estrapporté à la date du 18 mai : « le pauvre Kouchner qui, n’ayant plusde place, s’est précipité au Rwanda », aurait dit Mitterrand… Munid’un « mandat informel » du secrétaire général de l’ONU, Kouchner

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retournera à Kigali à la mi-juin. On dispose à ce sujet de la reconsti-tution proposée par le rapport d’Human Rights Watch – œuvre defeu Alison des Forges :

« Kouchner était prêt à défendre l’idée d’envoyer des troupesfrançaises dans la capitale. Le 17 juin il rendit une visite, avec unde ses collègues, au général Dallaire à Kigali. D’après une per-sonne présente lors de l’entretien, les deux visiteurs françaisavaient avec eux une carte, sur laquelle était tracée une lignedélimitant la zone qui devait se retrouver sous le contrôle fran-çais. Comme sur la carte présentée par les représentants françaisaux Nations unies, elle englobait une grande partie de l’ouest duRwanda et des portions de la ville de Kigali. Kouchner auraitpressé Dallaire de solliciter l’intervention de troupes françaisespour sauver des orphelins et des missionnaires bloqués derrièredes “lignes Interahamwe”, dans la capitale. »

Des Forges explique :« Une telle prière de la part de Dallaire aurait pu persuader ceuxqui demeuraient sceptiques, aux Nations unies comme à Paris,d’approuver l’envoi des forces françaises à Kigali. »

Et raconte :« Dallaire, suspicieux quant aux intentions françaises, réponditen colère :– Non ! Je ne veux pas voir de Français ici. »

Interrogé par Human Rights Watch, en 1998, au sujet de cettecarte, Kouchner se souvenait de l’avoir reçue « des mains de respon-sables officiels à Paris », « mais pas de qui »…

Selon Des Forges, « Dallaire n’étant pas disposé à lancer l’appel,les partisans d’une opération relativement limitée influencèrent le planadopté » de Turquoise – ce que confirme la lecture des « archivesMitterrand », comme on verra plus loin.

On dispose aussi d’informations sur le voyage du conseiller poli-tique du ministre de la défense, Jean-Christophe Ruffin, accompagnéde Gérard Prunier, où il aurait été question de négocier la libérationde soldats français capturés par le FPR au cours d’opérations contreles forces génocidaires.

Ce qu’on sait surtout aujourd’hui, depuis l’enquête de SergeFarnel, c’est que les 13 et 14 mai, l’armée française aurait pu se com-promettre directement dans un crime de grande envergure, en orga-nisant et en exécutant l’extermination de dizaines de milliers derescapés, réfugiés dans les monts de Bisesero. Il y avait dès lors grand

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intérêt à donner le change. L’idée d’une intervention qui éviteraitde mettre en lumière le caractère directement criminel de la politi-que française, s’imposait. C’est le point de vue que défendait GérardPrunier, au ministère de la défense, pour le compte de FrançoisLéotard qui, « balladurien », devait endosser le « beau rôle »,alors qu’Alain Juppé, « chiraquien », serait présenté dans ce scé-nario comme un « va-t-en-guerre » associé au présidentMitterrand. Partage des rôles politique, comme on voit, mais bienpeu conforme à ce qu’on entrevoit de la psychologie de ces hom-mes, telle qu’elle apparaît, entre autres, dans les dialogues des «conseils » interministériels.

Balladur insiste :« Je proposai moi-même une opération strictement humanitaire,destinée à sauver des vies d’hommes quelle que fût leur apparte-nance communautaire. »

L’objet de Turquoise sera, comme on sait, surtout de sauver lesforces génocidaires « hutu » en déroute. La pensée « humanitaire »de Balladur ne parvenait manifestement toujours pas à intégrer le faitqu’il y ait eu un génocide, et non des « massacres interethniques », etse souciait en fait, dans ce contexte, de porter secours aux « amis »de la France en difficulté. Mais il se drapait néanmoins du plus ver-tueux manteau, pour décider, olympien, les « conditions » qu’ilentendait fixer pour une telle entreprise.

Véritable événement dans l’histoire de la Vème République,jamais vu y compris au cours des deux expériences de « cohabita-tion » de François Mitterrand avec une majorité parlementairecontraire à la majorité présidentielle, la lettre du 21 juin 1994qu’Édouard Balladur adressait au président de la République danslaquelle il prétendait « fixer » « les principes de notre décision ».Scandaleuse intrusion dans le « domaine réservé » présidentiel,crime de lèse-majesté pourrait-on dire… L’ancien premier ministrene résiste pas au plaisir de reproduire ce document « historique »dans son livre. Il y dicte là dans le détail ce que lui semblent être « lesconditions de réussite de l’opération ».

Pour ne pas laisser ce « coup d’État » s’enfouir dans le secretd’une correspondance qui ne serait publiée que seize ans plus tard,le lendemain, le 22 juin, le premier ministre prenait la parole àl’Assemblée nationale, pour y présenter son point de vue.

« Notre intervention était justifiée essentiellement par desconsidérations morales », dit-il.

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Mais de même que tout à l’heure il ne pouvait s’empêcherd’oublier le génocide au profit de « massacres interethniques », ilexplique cette fois que cette « intervention » fondée sur des « consi-dérations morales » s’impose après l’échec de « nos efforts diplomati-ques pour obtenir l’arrêt des massacres et… » un « cessez-le-feu ».Cela aura été en effet la politique française que de militer pour un« cessez-le-feu ». C’était le sens de la mission de Kouchner auprèsde Dallaire.

Or, un « cessez-le-feu » entre les forces génocidaires et leursadversaires du FPR signifiait, en clair, la perpétuation du génocidedans la zone qui resterait sous contrôle génocidaire. En même tempsqu’il ne reconnaissait toujours pas le génocide, parlant de « l’arrêtdes massacres », il revendiquait une « solution » politique qui per-mettrait sa perpétuation… Ceci ayant échoué, il osait faire appelmaintenant à des « considérations morales ». Nous allions interve-nir, « pour des raisons humanitaires, et pour cela seulement ».

On a pu voir [dans un autre article de ce même numéro] commentPierre-Henri Bunel, affecté à l’époque à l’état-major parisien deTurquoise, a pu comprendre l’opération « humanitaire » en questioncomme une façade destinée à camoufler une autre « mission »consistant à récupérer les éléments des forces spéciales françaises quiétaient demeurés au Rwanda après le départ officiel de l’opérationAmaryllis à la mi-avril. Les hommes qui avaient pu intervenir, parexemple, les 13 et 14 mai pour le massacre de Bisesero. Ainsi celapouvait ne pas avoir été « seulement » pour des raisons humanitai-res que l’armée française avait mobilisé des moyens considérables.

On ne comprend toujours pas d’ailleurs, même rétrospective-ment, pourquoi Turquoise s’était mobilisée sur un tel pied de guerre.Les observateurs à l’époque étaient estomaqués de voir le déploie-ment de matériel offensif, manifestement inadapté pour une « opé-ration humanitaire ». On pensait que cela pouvait avoir été une tracedu premier projet, celui attribué à Mitterrand et à Juppé dontKouchner s’était fait l’avocat auprès de Dallaire, d’une interventionsur Kigali, supposant la possibilité d’un affrontement direct avec leFPR. À la réflexion, cette hypothèse ne résiste pas : il était toujourstemps, même à la dernière minute d’économiser la location desavions gros porteurs russes, et tout ce que cela pouvait supposercomme frais que d’envoyer 2 500 hommes équipés d’armementslourds, comme des blindés et autres gadgets fantaisistes propulsés à8 000 kilomètres de la France pour rien.

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Il est plus probable que l’on ait alors décidé d’équiper les soldatsde Turquoise comme une armada invincible parce qu’il était hors dequestion de voir échouer l’autre mission – la récupérations des forcesspéciales. Pour ceci tous les moyens étaient bons. Et l’on ne cachaitpas au FPR que s’il ne relâchait pas aussitôt les hommes qui s’étaientfait prendre à Butare, par exemple, il en prendrait plein la gueule. Lecolonel Thauzin sera même sanctionné alors pour s’être exprimé endes termes comparables y compris devant des journalistes, ce quipouvait donner une mauvaise image des « considérations morales »supposées présider à l’opération Turquoise.

« Il ne faut à aucun prix nous embourber seuls, à 8 000 kilomè-tres de la France, dans une opération qui nous conduirait à êtrepris pour cible dans une guerre civile » [concluait Balladur, dans salettre du 21 juin].Le risque n’était pas moins présent, et c’est pourquoi il fallait

non seulement sécuriser l’opération militaire en lui fournissant tousles moyens nécessaires, mais habiller celle-ci, à grand renfort depublicité, du blanc manteau de l’action humanitaire.

Quinze ans plus tard, presqu’impeccable, l’ancien premierministre peut dire qu’il remarquait

« que les plus menacées étaient pour l’essentiel des populationstutsis dans la zone contrôlée par le gouvernement. »

Enfin une « remarque » exacte.[Toutefois] « en aucun cas nos forces (…) ne prendraient partidans les luttes internes au Rwanda », [ajoute-t-il à la phrase sui-vante]…

« Nous ne pouvions laisser des populations livrées au génocide »,dit-il, de nouveau impeccable. Voilà qu’il va même oser se faire gran-diloquent :

« il fallait qu’un pays se lève pour mettre fin à un des drames lesplus insupportables de l’Histoire. »

Pour un peu on applaudirait, les larmes aux yeux…La chute n’est pas moins bonne :

« Si je songe aux critiques dont notre action a été l’objet plu-sieurs années plus tard, quand on a tenté de mettre en cause notrearmée et de lui faire grief d’une prétendue complicité avec lesauteurs du génocide, je suis indigné ! »

Fermez le ban. Notre auteur vient de consacrer quatre pages ausujet, à la date du 15 juin. Il y reviendra le 17 juin, dans la foulée :

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« J’avais à plusieurs reprises discuté avec Mitterrand en tête àtête de notre action au Rwanda. »

Voilà qui est assurément intéressant. On peut regretter toutefoisqu’y compris dans un livre publié seize ans plus tard qui s’intitule« conversations avec Mitterrand », Édouard Balladur n’ait pas la bontéde nous faire part du contenu de ces entretiens, dont aucun n’a étéévoqué encore, jusqu’à ce 17 juin 1994, après quinze mois de gestionde ce dossier épineux en commun. Ce simple aveu, que nous avonsici en creux, du silence sur ces conversations particulières tout aulong des 247 pages précédentes, est extrêmement lourd de consé-quence. S’il n’a rien dit, c’est bien que cela n’est pas racontable.L’inavouable.

Balladur nous dit aussi avoir « fait prévaloir [ses] vues lors d’unConseil de défense ». On a recherché ce « Conseil de défense » dansles « archives Mitterrand » dont on dispose (archives qu’il faut pren-dre avec des pincettes quand on voit les scandaleux « trous » qu’el-les comportent, mais qui donnent néanmoins plus que des indica-tions). Le 15 juin, se tient effectivement un « Conseil restreint »auquel assistait le premier ministre. Et c’est le président qui dirige lesdébats et déclare d’emblée que « la situation exige que nous prenionsd’urgence des mesures ». Les ministres de la coopération – Roussin –,de la défense – Léotard –, et des affaires étrangères – Juppé –, expo-sent les difficultés de la « situation ». Intervient ensuite le premierministre. Que dit-il ?

« – Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, resterinactifs. Pour des raisons morales et non pas médiatiques. »

Pour un peu, on applaudirait.« – Je ne méconnais pas les difficultés. Je pense que si d’autrespuissances sont prêtes à étudier avec nous une interventionhumanitaire, il n’y a pas d’inconvénients. »

On entend déjà un bémol, mais le comble est à venir :« – D’ailleurs il y a tellement de chances pour que les autres refu-sent qu’il n’y a pas grand risque à le demander. »

De quelle « morale » est-il question là ? Ne pas « rester inac-tifs » consisterait ainsi à faire semblant de vouloir faire quelquechose, tout en posant des conditions – que d’autres puissances s’en-gagent –, dont on espère par avance qu’elles ne soient pas remplies,pour être sûr de pouvoir… « rester inactifs » ! Le caractère tortueuxde cette pensée est presqu’amusant.

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Il suggère la marche à suivre :« – À l’occasion du prochain incident [on voit mal ce que le pre-mier ministre de la France pouvait considérer comme un « incident »dans le contexte d’un génocide] le ministre des affaires étrangèrespourrait en parler ouvertement à nos partenaires. Je pense auxAméricains, aux Européens et pas seulement aux Africains. […]Mais il faut “faire quelque chose”. »

On aura ajouté ici les guillemets qui s’imposent, la conceptionde « faire quelque chose » étant comprise comme il l’a exposée sans« grand risque à le demander ». Ce qui ne l’empêche pas de conclure,grandiloquent :

« – Dans des cas aussi affreux, il faut savoir prendre des risques. »Peut-être certains auront-ils souri à l’entendre, mais ce n’est pas

rapporté dans ce compte-rendu officiel…C’est Mitterrand qui prend la parole à sa suite, suggérant une

intervention « limitée » à « quelques objectifs », à commencer par« Kigali même » :

« – Quelques centaines d’hommes concentrés sur quelques sitesdevraient suffire.[…] La difficulté est de déterminer commentdébarquer et de quelle façon y arriver », conclut, technique, lePrésident.

C’est Léotard, le ministre de la défense, qui lui demande :« – Dois-je comprendre que cette opération est une décision ouqu’il s’agit seulement d’en étudier la possibilité ? »« – C’est une décision dont je prends la responsabilité », tran-che Mitterrand.

Léotard objecte :« – Le problème est qu’ensuite, il faudra partir. »

Mitterrand écarte l’objection :« – Les Rwandais ne sont pas disposés à faire la guerre contrenous. »

Roussin suggère de « prendre des contacts avec l’Ouganda » –sous-entendu pour dissuader le FPR d’une telle confrontation.

Mitterrand l’approuve :« – Museveni sera raisonnable. »

On approche de la conclusion :« – Ce que j’approuve, dit Mitterrand, c’est une interventionrapide et ciblée mais pas une action généralisée ».

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« – Vous êtes maître des méthodes, Amiral », dit-il s’adressantau chef d’état-major des armées, l’Amiral Jacques Lanxade, pourclore les débats.

Balladur tente néanmoins d’objecter :« – Mais avec qui irons-nous ? Il n’est pas question d’y allerseuls. »« – Nous avons les Africains », répond Mitterrand, d’une for-mule qui laisse songeur.

Le ministre de la coopération, Michel Roussin, décidément trèsen phase avec l’Élysée, comprend le message :

« – Je vais faire un tour de piste des États africains, dit-il.– Si les autres sont défaillants, on doit y aller seuls avec lesAfricains, insiste Mitterrand. C’est l’honneur de la France qui esten cause »…

Et c’est ainsi que, quinze ans plus tard, Édouard Balladur peutprétendre avoir fait «prévaloir ses vues » lors de ce Conseil de défense,« malgré les réticences initiales de certains ministres ou conseillers »…

On comprend mieux les divergences qui apparaissent ici, à lalumière de ce que nous dit Pierre-Henri Bunel. Il s’agissait de récu-pérer les « forces spécialisées », soit les hommes chargés des « opéra-tions spéciales » sous commandement ultra-secret du COS.Mitterrand savait, lui, pourquoi il avait besoin d’intervenir. Il savaitqu’il n’aurait pas à « s’embourber ». Il n’y avait qu’à récupérer les sol-dats du génocide et repartir. Balladur et Léotard, eux, ne compre-naient pas forcément ça. Roussin, par contre…

« Vous êtes plus restrictif que je ne l’étais », aurait dit Mitterrandà son premier ministre après ce conseil, « mais finalement je suis d’ac-cord avec vous ».

Balladur évoque alors le fait que « l’affaire du Rwanda » auraitété le « prétexte » de « débat à l’intérieur de la majorité ». « Le gou-vernement est critiqué pour sa prétendue passivité ! » s’insurge-t-il.

« Si j’avais écouté les conseils d’intervention militaire quim’étaient donnés, dans quelle aventure la France n’eût-elle pasété entraînée. […] Que ne dirait-on pas aujourd’hui de sa res-ponsabilité dans le génocide du Rwanda ! »

Le premier ministre de la France génocidaire ne sait peut-êtrepas qu’à la fin juin, lorsque se produira l’intervention “humanitaire”française, le génocide était pratiquement terminé, et que s’il y a uneresponsabilité de la France dans l’extermination des Tutsi du

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Rwanda, c’est surtout pour tout ce qu’elle aura fait avant – en orga-nisant la machine génocidaire – et pendant – en soutenant cetteentreprise criminelle.

On peut, bien sûr, reprocher à son gouvernement égalementl’opération Turquoise dont il se dit si fier, au cours de laquelle ont étémassacrés la plupart des rares rescapés de la furie génocidaire, encorecachés dans les montagnes de Bisesero après le terrible massacre du 13mai, auquel l’armée français, dont il partageait la responsabilité avecFrançois Mitterrand, aurait directement participé.

Mais que l’opération Turquoise ait été plus ou moins comme ciou plus ou moins comme ça n’allait rien changer au million de mortsdéjà enregistré... Ni aux responsabilités françaises, sinon qu’ellesauraient été probablement plus voyantes dans le contexte d’une opé-ration Turquoise offensive, aux côtés des forces génocidaires. Icicomme ailleurs Édouard Balladur ne fait valoir que des argumentscosmétiques. Pour lui, comme pour ses semblables, la morale etl’honneur ne sont que des affaires d’apparence, si on comprend bien.

Les « archives Mitterrand » se font très prolixes sur ces débats dela mi-juin concernant l’opération humanitaire « avouable ».

Ainsi, on dispose d’une note d’Hubert Védrine, daté de cemême 15 juin, adressée au président :

« Suite à ce que vous avez dit au Conseil restreint sur le Rwanda,j’ai confirmé au ministère de la Défense, au ministère des Affairesétrangères et au ministère de la Coopération qu’il fallait vous sou-mettre très rapidement une liste d’actions ponctuelles que pour-rait mener la France au Rwanda (protection d’hôpitaux ouautres).Quand ce choix aura été effectué, voulez-vous qu’une annoncesoit faite par exemple par un communiqué, d’ici à la fin de lasemaine, pour faire connaître ces actions de la France (et si pos-sible celles d’autres pays) ?Il me semble que cela répondrait à une attente de l’opinion. »

En marge, à la main, vient la réponse : « oui ». Et dans lecorps du texte souligné le mot « ponctuelles ». Actions « ponctuel-les ». Il ne s’agit que de ça. Protéger des hôpitaux ou « sauver desorphelinats », ainsi qu’on en parlera beaucoup dans ces journées. Àaucun moment, bien sûr, il n’est question de faire cesser le géno-cide. Il faut simplement donner le change à « l’opinion ». Pour «l’honneur de la France »…

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Le lendemain, 16 juin, on dispose d’une note plus longue, co-signée par le chef d’état-major particulier du Président, le généralQuesnot, et par le chargé des affaires africaines à l’Élysée, BrunoDelaye, qui tentent de faire le point de la situation. Ils rendentcompte d’une « réunion interministérielle » qui s’est tenue le matinmême au Quai d’Orsay, « pour étudier les aspects diplomatiques et mili-taires d’une intervention au Rwanda », « suite à la décision prise enConseil restreint le 15 juin ».

« Le Premier ministre met comme condition à cette opération la par-ticipation à nos côtés d’au moins un pays européen », n’ayant paschangé d’idée. Ce serait « afin de ne pas être accusé » « de voler ausecours du gouvernement et des responsables des massacres ».

« L’opération militaire pourrait être déclenchée en milieu de semaineprochaine », est-il dit. Quand on sait que moins d’une semaine plustard les premiers éléments de Turquoise seront déjà sur le terrain, onpeut supposer que « l’opération » en question était déjà largement« déclenchée », et que tout ce débat institutionnel n’est en fait qu’unhabillage d’une politique déjà en œuvre dont les documents parcontre ne sont pas communiqués.

« (Le Quai d’Orsay conditionne notre action au non respect du ces-sez-le-feu et à la poursuite des massacres) » est-il ajouté entre paren-thèses. À noter simplement que « le Quai d’Orsay » persiste à parlerde « massacres », près d’un mois après que le ministre des affairesétrangères, Alain Juppé, ait pourtant pris soin d’enfin prononcer lemot « génocide ».

Descriptif de ce qui sera, le document précise que « le détache-ment engagé comprendrait environ 2000 hommes dont 300 africains »,mais croit utile d’ajouter : « sans compter les éléments européens quiéventuellement accepteraient de se joindre à nous », alors qu’on sait déjàpouvoir compter tout au plus sur un « soutien logistique » de l’Italie.

On signale ensuite que «le premier site à protéger» pourrait être«Cyangugu près de la frontière zaïroise où une communauté tutsie estmenacée par les milices hutues». Signe qu’on connaissait très bien lasituation des rescapés, «menacés par les milices hutues », à Bisesero –ceux-là même dont Turquoise assurera pourtant si mal la «protec-tion »…

Dans le but d’obtenir la bénédiction onusienne, un télégrammediplomatique était également émis ce 16 juin dès 9 heures du matin.À noter, l’instruction donnée « vis-à-vis du représentant du Rwanda »qui, comme on sait, siégeait au Conseil de sécurité depuis janvier

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1994, en infraction avec les règles de l’ONU qui veulent qu’un paysconcerné par une opération internationale ne puisse simultanémentsiéger dans cette instance : il fallait l’« approcher confidentiellementpour lui faire comprendre que nous attendons de lui qu’il n’intervienne pasdans les discussions à venir au Conseil »… Ainsi qu’on peut s’expliqueravec les vrais amis, tel le gouvernement génocidaire rwandais.

Le 17 juin, on dispose d’une nouvelle note d’Hubert Védrineadressé à Mitterrand. Celle-ci concerne un appel de BernardKouchner, de Kigali. Mauvaises nouvelles : Kouchner a rencontré« le Chef du Front Patriotique Rwandais », Paul Kagamé, qui « estopposé à l’arrivée des troupes françaises au Rwanda ». Tout comme legénéral Dallaire, chef de la Minuar, « ainsi que les autres responsablesdes Nations unies à Kigali » qui « sont également hostiles à une interven-tion ». « Pour sauver quelques vies, on va en mettre de très nombreusesen péril », aurait-il été dit.

« Notre politique au Rwanda de 1990 à 1994 pèse sur nos relationsavec le FPR », note Védrine. Kouchner dit qu’« il serait bon de faireune déclaration regrettant le passé »… Seize ans plus tard, on en esttoujours là.

Le même 17 juin, on a de nouveau une note signée Quesnot-Delaye. On y apprend que « pour tenir compte de l’opposition des lea-ders tutsis et du chef d’état-major burundais au passage des forces françai-ses au Burundi », « le concept général de l’opération qui sera présenté cetaprès-midi au Premier ministre a dû être modifié ». En conséquence, « ledéploiement devrait être réalisé exclusivement à partir du Zaïre ».

Ainsi, il semble bien que le choix entre une opérationTurquoise « offensive », intervenant directement à Kigali, et l’opé-ration « humanitaire » à la frontière zaïroise, par-delà tous les impé-ratifs rhétoriques, aurait surtout été déterminé par la double opposi-tion des autorités « tutsi » du Burundi, d’une part, et de Kagamécomme de Dallaire de l’autre. « Nous allons prendre contact avecMobutu dès aujourd’hui », concluent les conseillers du Président.

Ce même 17 juin au matin se tenait une autre réunion d’une« cellule de crise », à laquelle participaient Dominique de Villepin,pour le compte du ministère des affaires étrangères, le chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, et le « monsieur Afrique » del’Élysée, Bruno Delaye.

On y relève quelques remarques intéressantes, comme celle deLanxade qui suggère que « la participation africaine doit être aussisymbolique que possible », « car nous les aurons totalement à notre

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charge »… Ce souci budgétaire du chef d’état-major des armées sem-ble bien ici servir d’alibi pour camoufler son autre préoccupation :préserver ce qu’il appelait son “autonomie” – et qu’il y ait le moinsde témoins possibles pour son opération spéciale d’exfiltration des“coopérants spécialisés” qui étaient restés au Rwanda tout le longdu génocide.

Villepin propose avec autorité que l’on cible « trois ou quatreopérations “coups de poing” à forte visibilité ».

Dans cette optique Lanxade rappelle qu’à Cyangugu « 8 000Tutsis sont encerclés par les milices hutues ».

À noter, cette estimation à 8 000 des rescapés du grand massa-cre des 13 et 14 mai qui seraient encore dans les montagnes deBisesero. Après les opérations de débusquage auxquelles se livrerontles soldats français dans les premiers jours de Turquoise, livrant lesrescapés aux miliciens, il n’en restera qu’un petit millier… à moins« forte visibilité »…

« Une résolution » du Conseil de sécurité des Nations unies« pourrait être votée en début de semaine », note quelqu’un du minis-tère des affaires étrangères. Soit, mais « il faut éviter que cette résolu-tion nous place sous un contrôle étroit des Nations-Unies », dit Lanxade.« Nous devons être autonomes », ajoute-t-il.

On peut se demander pourquoi le responsable du COS tenaittant à son « autonomie »… À l’heure d’entreprendre le rescapagedes hommes responsables de l’opération criminelle, on comprendque l’armée française ait préféré n’avoir à supporter le « contrôle »de quiconque.

On entend reparler du sauvetage de ces « 8 000 tutsis mena-cés » dans une note datée du 18 juin sur papier à en-tête du chefd’état-major particulier de Mitterrand, Christian Quesnot qui préciseentre parenthèse, « (une telle opération devant être fortement médiati-sée) »… Comble du cynisme. À gerber.

Quand on pense qu’emportée dans son élan génocidaire, l’ar-mée française ne sera même pas capable de ce « sauvetage », pour-tant médiatiquement opportun, des derniers tutsi du Rwanda… Il estprobable qu’in fine l’impératif qu’« aucun témoin » ne survive, par-ticulièrement là, sur les lieux des massacres des 13 et 14 mai, auraprévalu sur ces considérations cosmétiques.

Le 22 juin, Balladur revient « sur le Rwanda » avecMitterrand :

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« Je lui répète ma position : une opération strictement humani-taire à la frontière du Zaïre, et limitée dans le temps. […] Aumaximum deux mois. »« – Dites un mois et demi », lui aurait répondu Mitterrand, quisavait que cela suffirait largement pour récupérer ses hommes.« Maintenant, il s’est convaincu des risques de l’opération mili-taire qu’il n’avait pas rejetée dans un premier temps, poussé parles va-t-en-guerre de la majorité comme de l’opposition. »« Tout cela me vaut la réputation de ne pas aimer le risque, ni enBosnie ni au Rwanda. Peu m’importe : je suis sûr d’avoir raison ;nous ne devons agir, prendre part à un conflit que si c’est utile, sinous en avons la force et la capacité, pas pour donner à croire quenous pouvons faire plus que nous n’en avons les moyens, et ennous croisant pour des causes douteuses. »

Le 29 juin encore :« Mitterrand se livre à un long développement justificatif sur leRwanda où j’ai fait prendre à la France une position courageusemais infiniment plus sage que celle préconisée au départ par beau-coup qui envisageaient de lâcher des parachutistes sur Kigali et denous impliquer dans la guerre civile. »« Je ne comprends pas qu’il éprouve sans cesse ce souci de justi-fication, comme s’il était attaqué en permanence. »« J’évoque les manœuvres du capitaine Barril qui prétend avoirretrouvé la boîte noire de l’avion abattu dans lequel se trouvaientles présidents du Rwanda et du Burundi ; il me dit une nouvellefois tout le mal qu’il en pense. »

Le premier ministre du temps du génocide évoquera quelquesfois encore le Rwanda, dans la deuxième moitié de son livre, mais iln’est pas sûr que ce monsieur ait eu conscience de la gravité de sesactes. Il est même probable que non, inconscient, à l’image de cepeuple qu’il gouvernait et de son armée qui collectionne les crimesavec une parfaite candeur.

Florilège :Le 6 juillet, il informe Mitterrand de son « projet de voyage à

New York pour informer l’ONU de notre position sur le Rwanda et obte-nir son soutien à notre action humanitaire »…

« – C’est une bonne idée [dit Mitterrand]. Vous avez raison d’yaller. […] De toute façon, en Afrique du Sud d’où je reviens,j’étais tout à fait rassuré par votre prudence dans l’affaire duRwanda. »

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Désormais, Balladur ne sort plus de son rôle, cette gentille fic-tion arrangée en cours d’opération Turquoise qui voudrait que sapolitique ait été complètement étrangère à la politique génocidairede Mitterrand.

« Si je m’étais laissé influencer par les projets discutés dans cer-tains entourages, nous serions entrés dans la guerre civile auRwanda et aurions été condamnés par la plupart des Africains,sans parler du reste du monde. »

On aimerait en savoir plus sur ces supposés « entourages » par-tisans d’entrer en guerre aux côtés des forces génocidaires. Mais icicomme ailleurs, Balladur veut nous faire croire que la question de laresponsabilité française au Rwanda se réduirait à savoir s’il fallaitentrer par le Zaïre ou le Burundi, à l’heure où le génocide était déjà,en fait, achevé.

Le 13 juillet, de retour de New York, « je lui raconte mon voyageà l’ONU », dit-il. Le 11 juillet, il était reçu au Conseil de sécurité –alors qu’il avait espéré parler devant l’Assemblée générale. « J’ai prisla parole pour mettre chacun devant ses responsabilités au Rwanda »…ose dire un des principaux responsables de la politique génocidaire.

Toujours sans vergogne, il prétendait tirer là « le bilan de l’actionengagée par la France : l’arrêt presque complet des massacres »… !Alors que tous étaient morts, et qu’au contraire, comme on le saitmaintenant, son armée aura aidé à liquider les derniers Tutsi duRwanda.

« Mme Albright », la représentante des États-Unis à l’ONU, « aune attitude très hostile à notre action », dit-il. « Elle ne cherchait mêmepas à le dissimuler. » « Je me demande pourquoi », fait-il mine des’étonner. « La France est la seule à agir pour empêcher les massacres. »Toujours sans vergogne. « Les États-Unis auraient-ils une politique dif-férente ? » demande-t-il au vieux Président. « Mitterrand ne merépond pas », note-t-il.

On ne sait que penser par moments de la fausse ingénuité quidégouline de ces pages. Trop énorme pour être complètement factice,se dit-on. Ainsi, il aurait attendu que Mitterrand lui explique la poli-tique américaine, et n’en aurait eu aucune notion par lui-même ? Etce monsieur prétendait gouverner…

Le fait est que la question des éventuelles divergences avec lesÉtats-Unis dans le dossier rwandais est une bouteille à encre querares sont ceux qui se soient risqués à tenter de l’éclaircir à ce jour.On sait, par exemple, qu’au Conseil de sécurité Madeleine Albright

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aura été une alliée appréciable, en s’opposant pendant des mois à laprise en compte du génocide – empêchant l’application de laConvention de 1948 de prévention du crime génocidaire. On peutimaginer toutefois que l’ambassadrice américaine, dont trois grandsparents ont été victimes de la “solutions finale” hitlérienne, bien quefonctionnaire docile du département d’État, n’ait pas apprécié pourautant, à titre personnel, les manières de donneur de leçon de ce pre-mier ministre français qui venait plastronner les mains couvertes dusang d’un million de Rwandais. Il y a des niveaux d’indécences quilaissent froid.

Le 17 juillet, l’homme sans conscience en remet une couche :« L’Histoire est pleine de haines, de cruelles horreurs inspiréespar la volonté d’éliminer une collectivité toute entière. »

De quoi parle-t-il là ? Des « persécutions raciales, des Juifs, desIndiens, des Noirs, de tout homme qui est autre, différent, qui, de ce fait,paraît redoutable. » Mais ça n’est pas fini :

« persécutions religieuses, des chrétiens par les païens, des païenspar les chrétiens, des catholiques par les protestants [Ah bon ?] etréciproquement, des musulmans pas les hindouistes, ou l’inverse ».

Non, ça n’est toujours pas fini. Monsieur Balladur a de la cul-ture générale. Le voilà qui évoque

« les persécutions sociales, des esclaves par les maîtres, des pay-sans par les révolutionnaires, d’une classe par l’autre ».

Il va nous en dire plus :« [ces] persécutions [sont] d’autant plus féroces qu’elles sont fon-dées sur la peur, [qu’il confond avec] le désir d’éliminer ce quin’obéit pas au modèle unique qu’on veut imposer ».

Parlant de « peur » toutefois, il nous rappelle, entre autres, unecitation très éloquente… d’Édouard Balladur. C’était dans Une guerrenoire, l’enquête sur les origines du génocide rwandais, publié en 2007par Gabriel Périès et David Servenay [voir la note de lecture consacréeà ce livre dans la Nuit rwandaise n°1]. Ceux-ci l’interrogeaient sur leursujet, les doctrines de la « guerre révolutionnaire ».

« Un “voile gris” obscurcit son regard »… Ne craignant pasd’exagérer, les auteurs ajoutent : « Il est au bord de l’effondrementintérieur »… Bigre. « Un silence. Et puis les mots sortent. »

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Balladur explique la “guerre révolutionnaire” :« – Il s’agit d’avoir une action de provocation à la violence, c’estça la guerre révolutionnaire. Et pour ça, il faut faire peur auxgens. En leur faisant peur, on les rend cruels. […] La diffusion dela peur est le fondement de l’action ”révolutionnaire”. […]Quand les gens ont peur, ils deviennent méchants. […] La peur,ce qu’il y a de plus affreux dans l’âme humaine. […]Normalement, l’action humaine consiste à rassurer, à aider. Là,c’est inquiéter, comme on rend un chien méchant. Quel est lemeilleur moyen de rendre un chien méchant ? C’est de le mal-traiter. Là, c’est pareil. »

On trouve également cette pensée chez… Adolf Hitler : « Lemonde (…) ne peut être gouverné que par l’exploitation de la peur »,expliquait-il à Hermann Rauschning, ainsi que celui-ci le rapportedans Hitler m’a dit.

Nous n’avons pas les états de service militaire du jeuneBalladur, mais ne doutons pas qu’il aura, comme Giscard, commetant d’autres, eu l’occasion d’être initié aux arcanes de la « guerrerévolutionnaire », cette théorie militaro-politique française inspiréeen droite ligne de Carl Schmitt. Ce théoricien politique du nazismeest l’auteur de la fameuse Théorie du partisan, et de la non moinsfameuse Notion du politique, où il développait, dès 1932, la dualitéami/ennemi dans des termes qui seront exactement ceux de la« guerre révolutionnaire » enseignée par le colonel Lacheroy au longdes guerres d’Indochine et d’Algérie.

La « guerre révolutionnaire », cette théorie militaire françaiseexportée en Afrique comme en Amérique latine, aux Philippines ouen Indonésie, en Irak ou en Afghanistan aujourd’hui. La « guerrerévolutionnaire », cette pensée qui est parvenue a relégitimer la tor-ture comme le terrorisme, et jusqu’à la pensée génocidaire, dans ladeuxième moitié du XXème siècle, alors qu’en 1945 l’humanité avaitcru pouvoir se refonder sur le « plus jamais ça ». La « guerre révolu-tionnaire », ce grand apport du génie français à notre époque « ter-minale ». Ce premier ministre-là avait manifestement assez descience militaire pour savoir tout ça – et c’est ce qu’il avouait ici sansdétours, avec sa candeur habituelle.

C’était donc bien de ça qu’il s’agissait au Rwanda, de « fairepeur aux gens » pour les rendre « cruels »... De la mise en applica-tion rigoureuse de la quintessence de la pensée militaire française. Etc’est lui-même qui le confessait à Périès et Servenay...

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Mais revenons à sa méditation inspirée du 17 juillet :« Le respect de la diversité est la base même de la civilisation. »

Et ce n’est pas tout :« La morale, la justice consistent à reconnaître la responsabilitéde chaque individu pour ce qu’il dit, pour ce qu’il fait, et riend’autre. »

Ses idées dérivent insensiblement, comme une page d’écritureautomatique – surréaliste…

« Le repentir personnel pour les fautes qu’on a commises soi-même est nécessaire »…

Il en semble loin pourtant…« En revanche, comment justifier la repentance collective etrétrospective ! »

On se le demande. On n’est certainement pas près d’y arriver enFrance, que ce soit pour avoir rempli les trains pour Auschwitz avecl’acquiescement muet de la population et la collaboration active decertains, entre 1942 et 1944, ou pour avoir pratiqué la chasse auxAlgériens dans Paris entre 1958 et 1962, ou pour avoir envoyé sonarmée semer la terreur en Argentine et dans le reste de l’Amériquelatine dans les années 70, ni pour les tueries massives, déjà de typegénocidaires, à Madagascar et au Cameroun, au Biafra, ou, plusrécemment, au Libéria et au Sierra Leone.

Suivons encore les divagations inspirées de notre auteur :« Des générations après, un peuple, pas plus qu’une classe socialeou une religion, doit-il demander pardon des crimes commis parceux qui l’ont précédé et dont il a répudié les idées ? »

De quoi nous parle-t-il ? N’évoquait-il pas, au début de sa dis-sertation, les « cruelles horreurs inspirées par la volonté d’éliminer unecollectivité toute entière » ? Nous sommes le 17 juillet 1994, les char-niers du Rwanda sont encore fumants. Et voilà qu’il se voudrait déjà« des générations après » ?

« Willy Brandt n’était pas Hitler » – et il n’était pas Balladurnon plus : il avait un minimum de sens moral, lui –, « ni lesAllemands d’aujourd’hui les nazis d’hier » – oui, mais loin d’être « desgénérations après », n’en déplaise à l’homme qui voudrait tout oublier– encore aujourd’hui, il reste de vieux nazis. Sans parler des jeunesnazis, en Allemagne ou ailleurs, qui pullulent particulièrement enFrance ou en Italie, loin d’avoir « répudié les idées » du nazisme, dontils font « leur combat ».

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« Un américain d’aujourd’hui n’est pas responsable du massacredes indiens perpétré quelques siècles auparavant. »

Le philosophe de Matignon oubliait que les guerres indiennesont connu leur apogée, particulièrement abjecte, à la fin du XIXèmesiècle, il y a à peine plus d’un siècle – que ses grands parents enétaient contemporains.

« Ce ne sont pas les prêtres issus de Vatican II qui ont massacréles protestants ni approuvé la persécution des Juifs. »

D’une part, faut-il lui faire remarquer que les prêtres massa-crent rarement, mais envoient les autres massacrer, ainsi qu’ils l’ontfait au Rwanda précisément ? D’autre part, si on parle de Vatican II,sait-il que c’est de là qu’était issu Mgr Perraudin, l’archevêque duRwanda auquel on doit d’avoir invité le peuple rwandais à réglerradicalement le « problème tutsi » cher à Mitterrand ? Mais on auracompris que le premier ministre français auquel il revint d’exécuterce génocide annoncé ne savait probablement pas ça. Comme il sem-blerait bien qu’il ne se rende même pas compte de ce dont il parle.L’inconscient criminel.

« La mémoire de l’Histoire permet un examen de conscienceindividuel ou collectif. […] Mieux, elle l’impose comme undevoir constant. […] Quel travers de l’âme explique le passé,comment s’en corriger ? »

Si ce monsieur n’était passible des tribunaux, on l’inviterait à seregarder dans un miroir. Mais le voilà qui sort de «ses pensées », dis-trait par le comportement de Chirac, son rival à la prochaine élec-tion présidentielle, qui « multiplie » les «amabilités envers Mitterrand »,en cette cérémonie à la mémoire de la rafle du Vel d’Hiv…

Et le chapitre va se terminer :« Je quittai Paris en hélicoptère pour aller sur le navire Jeanne-d’Arc qui descendait la Seine jusqu’à Rouen à l’occasion de lafête traditionnelle de l’Armada. »

Grand prêtre de la religion du crime paradoxal.

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Le 18 juillet, il reconnaît tenir « chaque jour une réunion sur leRwanda ». Il est très satisfait d’être parvenu à

« opérer un retournement de l’opinion internationale qui multi-plie les louanges, alors que longtemps elle a critiqué notre impli-cation dans le conflit en nous faisant grief de prendre parti dansla guerre civile ».

Le 27 juillet :« Je pars pour l’Afrique l’après-midi avec Léotard et Roussin. […]Je tiens à me rendre compte des conditions dans lesquelles sedéroule l’opération humanitaire que nous menons. […] Notrearmée est admirable de courage et de générosité. […] Elle n’aqu’un but : sauver des vies […] sans prendre aucune part à laguerre civile dont elle tente de limiter les effets les plus cruels ».

Y a-t-il une limite à l’indécence que peuvent atteindre nos res-ponsables politiques ? Ce monsieur n’est pas sérieux. « Les effets lesplus cruels de la guerre civile », il n’aura toujours pas compris que c’estle génocide qui à cette date est bien terminé – la victoire complètedu FPR, début juillet, y ayant mis un terme. Ces « soldats admirables »qu’il encense auront participé à aider les tueurs jusque-là, et, sous sesyeux, ils protègent encore ces assassins, conformément aux instruc-tions de son gouvernement qui aura donné l’ordre de ne pas arrêterles auteurs du génocide qui ont fui sous la protection de l’« opérationhumanitaire » voulue par lui-même.

« Je suis fier de ce qu’accomplissent nos soldats avec bravoure etabnégation », dit-il.

Le 31 août :« L’opération strictement humanitaire, je l’avais voulue le pre-mier, elle s’était faite aux conditions que j’avais fixées, je l’avaispilotée jour après jour, lors de comité interministériels auxquelsétaient associés les collaborateurs de Mitterrand. »

Et il en est fier. Non seulement, elle aura été l’occasion designobles entreprises de débusquages, dont témoignent tous les resca-pés de Bisesero, au cours desquelles seront liquidés les quelques mil-liers de Tutsi qui avaient survécu jusque-là. Mais elle aura surtoutpermis d’installer les forces génocidaires quasi intactes au Zaïre, oùleurs crimes se perpétuent à ce jour – bénéficiant toujours de l’iné-branlable soutien français.

Combien de morts supplémentaires aura coûté cette petite opé-ration cosmétique tendant à camoufler « notre implication dans leconflit » ?

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Le 7 septembre :Mitterrand lui « donne son accord pour que des décorations excep-

tionnelles soient attribuées aux soldats français ayant participé aux opéra-tions au Rwanda ».

Le 19 octobre :Le Président lui demande s’il a « lu le livre intitulé Faut-il juger

les Mitterrand ? », parlant du livre de Pascal Krop qui s’intitule enfait Le génocide franco-africain. C’est le bandeau de couverture quidemande s’il faut juger « les » Mitterrand, en raison des prestationsscandaleuses de Jean-Christophe Mitterrand, surnommé« Papamadit », fameux pour ses amitiés avec la clique d’Habyarimanalorsqu’il était le « monsieur Afrique » de l’Élysée, jusqu’en 1993, sonpère l’ayant écarté l’année d’exécution du génocide où ÉdouardBalladur entrait en scène.

« – Non, mais j’en ai entendu parler [répond le premier ministre].Il est question de votre action au Rwanda, je crois ? »

« Votre action » ? Et où était-il, lui, pendant ce temps-là ? « – Oh, non, pas seulement au Rwanda. Ailleurs aussi. On mereproche des génocides multiples… Je suis, comment dirait-on…– Un génocideur… ?– Oui, c’est ça ! (Il rit.) Un génocideur universel ! »

Le rire de Mitterrand résonnera longtemps par-dessus les char-niers du Rwanda. Quant à Édouard Balladur, il n’est pas sûr qu’ilpuisse tirer argument de son inconscience pour sa défense – devantles Nuremberg de l’avenir. n

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BRUNO BOUDIGUET

André Guichaoua,le retardateur des

consciencesLa bibliographie sur le génocide des Tutsi du Rwanda s’estenrichie cette année d’un livre d’André Guichaoua, “Rwanda,de la guerre au génocide”, récemment paru chez LaDécouverte. Libération, Politis – avec Ronny Brauman –,Le Monde et Rue 89 : les médias se sont laissés attraper les unsaprès les autres par les prétentions “scientifiques” de ce pam-phlet génocidaire, manifestement sans prendre la peine de lelire... Bruno Boudiguet a eu le courage de regarder de prèscette longue dissertation, ce “pensum”, dit-il. Et nous ajoutonsen dernière heure son article, dans l’espoir que ces thèsesnégationnistes, plus ou moins habilement camouflées, ne fas-sent pas plus de dégâts.

André Guichaoua, ancien coopérant dans la région des Grands lacsafricains, est sociologue, agronome de formation, enseignant à laSorbonne et expert au Tribunal pénal international pour le Rwanda.Publié opportunément le jour de la visite de Nicolas Sarkozy à Kigalile 25 février 2010, son dernier livre s’intitule Rwanda, de la guerre augénocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990-1994).1 Aprèsavoir étudié en détail la politique du génocide à Butare, une régiondu sud du Rwanda [“Rwanda 1994-Les politiques du génocide à Butare”,Karthala, 2005], voici son premier livre d’interprétation globale surles événements qui ont ensanglanté ce pays.

L’africaniste de la Sorbonne est désormais considéré commel’expert le plus renommé sur le sujet. Ses travaux ont fait la une duquotidien national Libération et ont suscité plusieurs reportages etinterviews à Radio France. Mais sa tournée des médias ne s’est pas

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arrêtée là. Source principale du dossier consacré au Rwanda parl’hebdomadaire Politis2, André Guichaoua a répondu à un “grandentretien” de Rue 89, par David Servenay, et a fait l’objet d’une cri-tique élogieuse dans Le Monde : pour Philippe Bernard, son ouvragen’est rien moins qu’« un immense travail historique »3. « Loin des pam-phlets, ce livre de référence (…) déplaira aux adeptes des vérités simples.(…) Ce choix de la complexité ne procède pas d’une quelconque pru-dence. Plutôt d’une indépendance scientifique revendiquée. » Tout justey indique-t-on « la faiblesse générale du livre sur le rôle militaire et diplo-matique de la France ». Mais de cette minutieuse autopsie d’unehumanité « au bord du suicide », Philippe Bernard conclut qu’on ensort «avec la conviction que, s’agissant du Rwanda, la vérité est tout justeen marche». Tant de louanges pour cette « passionnante reconstitutionde l’échec d’une transition démocratique africaine», ce «récit saisissant dubasculement, au lendemain de l’attentat contre l’avion présidentiel, de laguerre civile vers une “stratégie génocidaire étatique”, élaborée par un petitnoyau hutu de proches du chef de l’État défunt» ne peuvent qu’interpel-ler ceux qui ont étudié le dernier génocide du XXe siècle.

De même l’article de Rue 89, intitulé « Le jour où le Rwanda abasculé : le récit minutieux de Guichaoua ». En effet, cette évocationd’un « basculement » tranche singulièrement avec l’idée que laguerre civile et le génocide sont concomitants. Mais AndréGuichaoua ne nous en dit guère plus dans ses interventions dans lesmédias au moment de la sortie de son livre. Il semble éviter toutepolémique, tout comme les journalistes qui l’interviewent d’ailleurs.Son ouvrage a-t-il été réellement lu ? Il n’en reste pas moins que sontitre, De la guerre au génocide, aurait mérité quelques éclaircissements.

L’auteur signifie-t-il que l’enchaînement des faits de guerreentre le parti au pouvoir (MRND) et la rébellion (FPR) aurait pro-voqué un génocide ? Si la tragédie rwandaise n’était qu’une chrono-logie où un génocide fait suite à la guerre civile, cela impliquerait laminimisation du processus génocidaire, le rejet de l’intention et detoute planification de l’extermination, ce qui équivaudrait à sa néga-tion, compte tenu de la définition juridique précise du génocide.Seule une lecture attentive permettra donc de lever ces doutes.D’autant plus qu’après la panique qu’a provoqué le revirement com-plet d’un certain Abdul Ruzibiza, véritable créature littéraired’André Guichaoua et témoin principal du juge Bruguière dans l’en-quête sur l’attentat contre Juvénal Habyarimana, l’auteur étaitattendu au tournant par nombre de spécialistes du dossier : la mise en

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cause du FPR par la justice française dans l’attentat s’est effondrée(rétractations en rafale, y compris dudit Ruzibiza, révélations par letémoin Mugenzi que les messages radio après l’attentat attribués auFPR étaient des faux rédigés par le colonel Anatole Nsengiyumva,etc.), et la thèse révisionniste et farfelue selon laquelle les combat-tants du FPR auraient sciemment mis le feu aux poudres pour provo-quer le génocide des “siens” et mieux s’emparer du pouvoir a pris duplomb dans l’aile.

Cinq thèmes principaux font la cohésion de sa synthèse générale : • l’attentat contre l’avion de président Habyarimana,• les autres crimes qu’il impute au FPR et mettraient à nu sa vérita-ble stratégie, • l’évolution des rapports de forces entre le pouvoir en place et sonopposition de l’intérieur (hors FPR), • l’enchaînement des événements à partir du 6 avril et les consé-quences sur l’idée qu’on peut se faire sur la planification du génocide, • le rôle de la France que Guichaoua évoque sous la forme d’une cri-tique personnelle faite à l’ambassadeur Marlaud.

En contrepoint de l’étude de son ouvrage, il nous a semblé importantde nous replonger dans différentes contributions dans la pressed’André Guichaoua au cours de ses quinze dernières années. En effet,nous allons voir que De la guerre au génocide fait l’impasse sur de nom-breux thèmes martelés dans les médias par l’intéressé.

L’ATTENTAT

Peu avant le dixième anniversaire du génocide, en mars 2004, unebombe médiatique éclate dans le journal Le Monde, sous la plume dujournaliste Stephen Smith : le juge Bruguière s’apprête à clore soninstruction sur l’attentat ayant coûté la vie au président rwandais, legénéral Habyarimana. Seul Smith a eu accès aux conclusions dujuge, qui sont sans appel : c’est le FPR, mouvement militaire issu dela diaspora tutsi, qui aurait descendu l’avion. Le juge s’appuie sur untémoin-clé, Abdul Ruzibiza, ancien militaire du FPR, qui déclare êtremembre du commando terroriste. Fin 2005, Pierre Péan sort son livreNoires fureurs, Blancs menteurs, critiqué mais très médiatisé, en mêmetemps que Ruzibiza sort son livre-témoignage, Rwanda, l’histoiresecrète, préfacé par Claudine Vidal et postfacé par André Guichaoua.

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En novembre 2006, après huit ans d’enquête, le juge Bruguièrepublie enfin ses conclusions sous la forme d’un document d’unesoixantaine de pages. L’argumentaire sous forme de syllogisme tienten une phrase : le FPR “tutsi” a abattu l’avion, cet attentat a provo-qué le génocide des Tutsi, donc les Tutsi sont responsables de leurpropre génocide, leur chef Kagame ayant délibérément sacrifié lessiens pour prendre le pouvoir après avoir provoqué le chaos. Maisvoilà que les témoins se rétractent. Lors de l’arrestation de RoseKabuye, Abdul Ruzibiza déclare qu’il a tout inventé dans le but d’ob-tenir un permis de séjour en Europe.

L’accusation du juge Bruguière s’effondre point par point. OrGuichaoua est le parrain littéraire de Ruzibiza, largement soupçonnéd’avoir pu être y compris son “nègre”.

Que diable peut-il désormais dire sur l’attentat ?Il commence par une précaution oratoire :

« si l’attentat contre l’avion présidentiel est bien un momentdéterminant dans l’enchaînement des événements de l’année1994, il n’est en aucune façon l’alpha et l’oméga de la guerre etdu génocide. L’attentat ne peut être considéré comme la cause dugénocide (voir annexe 52) et ne l’explique pas (voir plus loin).Tel est, à mon sens, l’abus démonstratif qui se dégage de l’ordon-nance du juge Bruguière et qui lui a porté tant de tort, en occul-tant le contenu factuel de ses investigations. En outre, si recon-naître et documenter les actions criminelles du FPR est indispen-sable pour comprendre les logiques de cette effroyable guerrecivile, elles n’affectent en rien la responsabilité du camp adversedans ses propres actions criminelles. »

S’agit-il d’un recul ? Il n’y a pas si longtemps, Guichaoua décla-rait que « le mouvement rebelle issu de la diaspora tutsie s’est emparé parla force du pouvoir à Kigali au prix de la vie de ses compatriotes visés parun plan d’extermination. Insupportable vérité.»4 «L’assassinat du prési-dent Habyarimana a été programmé dès 1993 », déclare-t-il de manièrepéremptoire dans Le Monde du 7 mai 2004. Une planification froide,«révélée » par « un expert de la justice internationale ». Dix jours plustard, l’hebdomadaire Marianne, connu pour ses positions extrêmessur le sujet, remet à l’honneur notre universitaire, dans un articleintitulé « Les mensonges staliniens de Kagame » :

« André Guichaoua n’est pas un inconnu, il est l’un des plusgrands africanistes français, expert-témoin auprès du Tribunalpénal international d’Arusha (TPIR), et il n’a jamais caché sonopposition virulente au régime de Juvénal Habyarimana ni sa

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sympathie passée pour le Front patriotique rwandais (FPR). Or, ilrévèle que la procureur du TPIR, la très médiatique Carla DelPonte, a refusé en octobre 2002 de verser au dossier d’instructionun rapport établi par des officiers rwandais. Ce document démon-trait l’implication de Paul Kagamé dans l’attentat du 6 avril 1994contre le Falcon 50 présidentiel qui coûta la vie à JuvénalHabyarimana et qui “libéra les forces les plus fanatiques chez l’en-nemi”. Ce compte rendu en forme de réquisitoire a été, depuislors, transmis au juge français Jean-Louis Bruguière, saisi du dos-sier de l’assassinat, qui, affirme-t-on, en a fait son miel. Cettepièce à conviction reprend, pour l’essentiel, le témoignage deVénuste, dit Abdul Ruzibiza, sergent dans l’Armée patriotiquerwandaise et tueur occasionnel pour le compte du FPR,aujourd’hui réfugié dans un pays Scandinave. Marianne s’est pro-curé ce témoignage primordial. »

On comprend pourquoi le soudain revirement de Ruzibiza a faitl’effet d’un coup de tonnerre dans certains milieux. Interrogée parRFI, Claudine Vidal est dans ses petits souliers. Le 21 novembre2008, la Fondation Hirondelle publie un communiqué de pressed’André Guichaoua et Claudine Vidal, dont on perçoit qu’il estrédigé en catastrophe : « Aujourd’hui nous ne sommes pas convaincusque Ruzibiza puisse prouver qu’il a menti sur toute la ligne depuis 2003 etnotamment devant le TPIR, que ce soit sur l’attentat, que ce soit sur d’au-tres points. » Qu’il le prouve qu’il a menti ! Plus sérieusement, le géo-graphe Pierre Jamagne, qui a travaillé au Rwanda de 1991 à 1994, amontré que le récit de Ruzibiza sur l’attentat était invraisemblable.5

Que ce soit la colline de Masaka ou le camp Kanombe de laGarde présidentielle, l’accès à la zone de tir des missiles était impos-sible, étant donné les multiples barrages. Le commando serait arrivémoins de vingt minutes avant l’arrivée de l’avion : quel profession-nalisme pour un attentat planifié un an avant... L’omniscientRuzibiza, qui donne sur de nombreux autres faits des détails incroya-blement précis (même s’ils ne sont pas étayés) de noms et de dates,est soudainement frappé d’amnésie sur la reconstitution de la journéefatidique du 6 avril. Le site du tir est étonnamment peu documentéet décrit. D’ailleurs, son rôle au sein du “Network commando” dansla préparation de l’attentat est variable selon les interviews. Il auraitété prévenu de l’attentat quelques jours avant, mais il donne troisdates différentes. Il n’a pas prévenu sa famille, qui a subi dans lesjours qui suivent le génocide. Le nombre d’impacts sur l’avion varieégalement selon ses déclarations.

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Devant le TPIR, il déclare ne pas savoir quel véhicule fut uti-lisé pour transporter les missiles sur le lieu du tir. Un an avant, dansson livre, il parle d’une Toyota blanche... Vu de loin, les révélationsd’un ancien militaire sur un attentat qui a changé le cours del’Histoire avaient de quoi séduire. Vu de près, il est tout à fait vrai-semblable qu’il s’agisse là d’une affabulation rocambolesque d’un ex-prisonnier de droit commun, exfiltré par la DGSE. Dans un« Rebonds » publié par Libération, « Rwanda, une difficile vérité »,André Guichaoua, accompagné de Stephen Smith, ex-journaliste auMonde ayant fait son miel des fuites du rapport Bruguière et des« révélations » de Ruzibiza, avait fait un pari risqué :

« Ayant fait partie du “Network Commando” du FPR chargéd’abattre l’avion de Juvénal Habyarimana, le lieutenant Ruzibizaraconte dans le détail l’attentat du 6 avril 1994, cet exploit qui avalu à ses auteurs d’être considérés comme des “héros” au sein dumouvement rebelle. De deux choses l’une : soit ce récit est uneaffabulation révisionniste, et il mériterait d’être dénoncé commetel (en même temps que les deux chercheurs spécialistes duRwanda qui l’ont cautionné [NDR : C’est-à-dire lui-même et sa col-lègue Claudine Vidal !]) ; soit le livre du lieutenant Ruzibiza vientcorroborer tout un faisceau d’indices et de témoignages concor-dants et alors il devrait aussi porter à conséquence. »

Voilà en quelque sorte les raisons pour lesquelles on aura ététenté de commencer la lecture par le chapitre sur l’attentat. Unavant-goût fut donné deux semaines auparavant dans Politis du 12février 2010, qui consacrait un dossier sur la France au Rwanda, écritouvertement sous l’autorité d’André Guichaoua. Le FPR y est accuséde vouloir « créer un régime de terreur et un climat propice à une inter-vention militaire. L’attentat du 6 avril s’inscrit dans cette logique. AndréGuichaoua relève “un faisceau d’hypothèses concordantes” allant dans cesens. » (…) Il « tire sa conviction sur la responsabilité du FPR dans l’at-tentat non seulement des témoignages recueillis, mais aussi de la façondont le nouveau régime, une fois installé à Kigali, n’a cessé d’étouffer lesenquêtes ».

Le rapport Mutsinzi, qui répond à l’ordonnance du jugeBruguière, à l’aide de plus de 500 témoignages et d’expertises techni-ques autrement plus sérieuses même si elles ne sont pas exhaustives,est quant à lui ironiquement qualifié de « miraculeux ». Venons-enau livre lui-même : Guichaoua fait d’abord un historique des accusa-tions sur le FPR dont il a eu vent. Le futur putschiste en herbe Seth

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Sendashonga lui parle en 1995 de « soupçons précis formulés par plu-sieurs dirigeants civils et militaires du FPR » tandis qu’Alphonse-MarieNkubito en 1997 lui affirme « ne plus avoir de doute quant à la respon-sabilité de l’APR dans l’attentat en raison des témoignages accumulés parses soins. Témoignages qui avaient fait l’objet de notes détaillées de sa parttransmises à l’ambassade des États-Unis, avec laquelle il entretenait descontacts réguliers ».

La même année, Michaël Hourigan, responsable de la NationalInvestigation Team du TPIR à Kigali, parle succinctement de« témoignages détaillés de trois personnes ». Publié en annexe 49, lemémo, une initiative privée de cet ancien fonctionnaire de l’Onu, necontient aucune information à part une liste de noms, qui plus estrayés. Hourigan a déclaré à la BBC avoir eu le témoignage des tireurs.Ruzibiza, quant à lui, donne les noms des tireurs. Le hic est que ces“tireurs” occupent toujours des fonctions dans l’armée rwandaise...6

Que dire des affirmations de Guichaoua selon lesquelles le faitque « des investigations conduites sans aucun lien entre elles livrent exac-tement les mêmes noms [Or, ce ne sont pas les mêmes noms. Note JM]et reconstituent le même déroulement des faits donne à leur résultat unecrédibilité certaine » ? Pour notre auteur, le dossier contre le FPR surl’attentat est d’une « solidité certaine ». Le problème est qu’il nedonne aucun détail dans ses annexes documentaires pourtant si pro-lixes sur d’autres thèmes. Quid des « documents rédigés par des officierssupérieurs rwandais en fonction au Rwanda qui, au terme de trois annéesd’enquête, fournissaient diverses indications sur la mise en œuvre de l’at-tentat et mentionnaient des noms de témoins et auteurs ayant accepté des’exprimer » ? Ce mystérieux dossier est évoqué depuis bien long-temps, notamment dans Le Monde en 2004 :

Un expert-témoin du Tribunal pénal international pour leRwanda (TPIR), André Guichaoua, affirme qu’un dossier d’en-quête engageant la responsabilité de l’actuel chef de l’Etat rwan-dais, le général Paul Kagamé, dans l’attentat contre son prédéces-seur, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, n’a pas été acceptépar l’ancienne procureure du TPIR, Carla Del Ponte. “C’était le8 octobre 2002”, explique-t-il. “Elle m’a demandé qui était mis encause. Quand je lui ai dit que c’était le FPR – Front patriotiquerwandais, l’ex-mouvement rebelle, au pouvoir depuis juillet1994 –, elle a refusé de réceptionner le dossier”.(…) SelonM. Guichaoua, l’enquête destinée au TPIR avait été réalisée par“un groupe d’officiers rwandais” et contenait “les noms de plu-sieurs des exécutants de l’attentat”, dont certains avaient même

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été localisés. S’étant heurtés à une fin de non-recevoir au TPIR,les officiers rwandais ont transmis leurs informations au juge fran-çais Bruguière, qui enquête depuis six ans sur l’attentat du 6 avril(…)

Guichaoua en dit un peu plus dans son livre : « [Kagame] avait remis [à la procureure Carla Del Ponte] desdocuments d’origine américaine établissant la responsabilité for-melle de la France et qu’elle s’en tiendrait là. (…) [un] documentprovenant d’une mystérieuse organisation dénommée ISTO(International strategical and tactical organization), imputant laresponsabilité de l’attentat à la DGSE, le service de renseigne-ment extérieur français. Ses représentants ont remis à l’ambas-sade du Rwanda au Canada des noms de militaires français cen-sés avoir abattu l’avion. Mais les vérifications de la police judi-ciaire, effectuées à partir de l’état civil français et parmi la listedes officiers sortis de Saint-Cyr, ne donnent aucun résultat7.Interpol n’a, pour sa part, trouvé aucune trace de la société ISTOau Canada. L’enquête évoque les agissements d’agents manipuléspar la CIA (voir annexe 50). »

Étrange car dans ce document certes peu crédible et qui accuseCharles Pasqua, Kagame est pointé comme complice ! Dans sonlivre, Carla Del Ponte ne confirme pas cette histoire. Mais commentne pas comprendre nombre d’acteurs institutionnels laissant des« demandes d’enquêtes qui restent lettre morte », au vu d’éléments aussiextravagants, dans un dossier où l’accès à la scène de crime a étéinterdit et où seuls les militaires français ont pu évoluer et mêmeramasser des pièces à conviction ? La qualité des fameux officiers sou-tenus par Guichaoua reste inconnue : sont-ils du FPR, d’anciensFAR prévenus du TPIR ou réintégrés dans l’armée ? L’hebdomadaireMarianne nous donne un indice sur le contenu de ce rapport, queGuichaoua ne publie donc pas dans ses annexes : « Cette pièce àconviction reprend, pour l’essentiel, le témoignage de Vénuste, dit AbdulRuzibiza »... La boucle est bouclée.

Guichaoua, dans son chapitre sur l’attentat, ne donne finale-ment aucun fait précis, et finit par s’en remettre, comme si de rienn’était, au dossier Bruguière et à Ruzibiza. C’est à peine croyable.Voilà donc douze ans que la technique du bluff est continuellementutilisée par les tenants de la thèse du FPR dans l’attentat. Nousétions prévenus.

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[Guichaoua ne consacre qu’une page (page 241) au déroulement de l’at-tentat et il y commet deux erreurs. L’avion burundais n’était pas en panneet le Falcon d’Habyarimana n’a pas explosé au dessus de la piste deKanombe mais plus à l’est puisqu’il est tombé en bordure de sa propriété.Note JM]

L’IMPUTATION D’AUTRES CRIMES AU FPR

En 2004, les éditions La Découverte publiaient, dans leur Étatdu monde, un texte d’André Guichaoua symptomatiquement inti-tulé “Rwanda, le règne de la terreur”. L’auteur de “De la guerre au géno-cide” est depuis longtemps un croisé anti-FPR, puisque StephenSmith, encore lui, l’interviewait en 1996 au sujet du mouvementrebelle : « Quand les observateurs préfèrent fermer les yeux. LesOccidentaux répugnent à mettre en cause le FPR. »8 La commissiond’enquête internationale de 1993, qui avait conclu au danger géno-cidaire et sonné l’alarme un an avant la tragédie, est clouée au piloripour n’avoir passé « que deux heures » à interroger des témoins dansla zone FPR et pour n’avoir consacré que sept malheureuses pagesaux « exactions », qui auraient coûté, selon Guichaoua, des « dizai-nes de milliers de morts avant le génocide ». Au final, dans l’ensemblede l’œuvre d’André Guichaoua, le FPR y est accusé de quasimenttous les maux : attentats terroristes dans des lieux publics destinés àfaire le plus de victimes, escadrons de la mort assassinant des rivauxde l’opposition hutu, massacres indifférenciés de Hutu dans les zonesqu’ils contrôlaient, imposition d’une politique de terreur une foisarrivé au pouvoir, etc. Le FPR pratiquerait « la menace et le chantagepolitico-judiciaire généralisés », « l’encadrement totalitaire des citoyenssoumis à une intense rééducation idéologique ». « Dotées d’un arsenaljuridique permettant de poursuivre toutes les déviances politiques et idéo-logiques, les autorités sont en mesure de dissuader radicalement l’expres-sion de toute approche qui contreviendrait à cette histoire commune. »

L’auteur revient souvent sur le cas de Félicien Gatabazi. Voici cequ’en dit l’article du Monde consacré aux « révélations » deGuichaoua en 2004 :

Ministre des travaux publics et de l’énergie dans le gouvernementdirigé par l’opposition, Félicien Gatabazi, fondateur et chef duParti social-démocrate (PDS), avait pris ses distances, dès la fin1993, tant à l’égard du président Habyarimana que par rapport auFPR, le mouvement rebelle de Paul Kagamé. Son parti n’enten-

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dait être “le valet” ni de l’un ni de l’autre, expliqua-t-il lors d’unmeeting, en février 1994. Quelques jours plus tard, le lundi 21février, sortant d’une réunion de l’opposition à l’hôtel Méridien deKigali, l’opposant fut tué dans sa voiture sur l’échangeur qui mon-tait à son domicile, vers 22h45. Selon des témoignages recueillispar le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et lejuge Bruguière, et confirmés à André Guichaoua, deux militairesdu FPR seraient les auteurs de ce crime : le lieutenant GodffreyKiyago Ntukayajemo, qui purge une peine à perpétuité pour d’au-tres faits, et le sergent Eric Makwandi Habumugisha, qui auraitdéjà assuré la “couverture” du meurtre d’un autre dirigeant de l’op-position, Emmanuel Gapyisi, en mai 1993.9

Le grand ouvrage de Guichaoua ne donnera pas plus de préci-sions sur ses « témoignages ». Mais on sait que « Godffrey » estd’abord un personnage accusé chez Ruzibiza dans Rwanda. L’histoiresecrète. L’unique détail est qu’il aurait logé chez Gatete Polycarpe, unhomme d’affaires Tutsi régulièrement pris à partie par la radio extré-miste RTLM. L’idée qu’il se serait abrité, dans un environnement trèsquadrillé où régnait la délation, chez un homme connu comme leloup blanc, et ce en compagnie d’autres individus armés, est peu cré-dible. Par contre, on constate qu’une enquête assez sérieuse avait étéeffectuée sur les lieux du drame, comme en atteste Linda Melverndans son livre « Complicités de génocide. Comment le monde a trahi leRwanda » :

Il rendra son dernier souffle avant même l’arrivée des officiersappartenant au contingent de la police civile de l’ONU, laCivpol. [Note : Civpol de la Minuar. Les observateurs rattachés à lapolice civile onusienne viennent des pays suivants : l’Autriche (20),la Belgique (5), le Bengladesh (2), le Guyana (2), le Mali (5) et leTogo (15) (liste du personnel de la Civpol, archives de l’auteur).] Soncorps est momentanément placé dans la chambre de l’un de sesenfants. Lorsque deux officiers de la Civpol appartenant à uneéquipe d’enquêteurs originaires de Belgique arrivent sur les lieux,ils trouvent là un médecin de l’armée rwandaise en uniforme. Onleur interdit d’examiner le corps de Félicien Gatabazi, mais ilsparviennent tout de même à inspecter le véhicule du ministre,immobilisé à 100 m de là. Côté droit, celui-ci est transpercé d’im-pacts de balles. Sur le sol, ils retrouvent un certain nombre dedouilles. Dans la voiture, ils récupèrent quatre douilles de fusild’assaut R-4, une arme en dotation dans l’armée et la gendarme-rie rwandaises. Le lendemain, les officiers de la Civpol retournentprendre des photos de la scène de crime. Ils rencontrent le procu-

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reur de Kigali, François-Xavier Nsanzuwera, mais en dépit de tousles efforts déployés par le magistrat, les Belges ne seront pas auto-risés à pratiquer une autopsie. [Note : François-Xavier Nsanzuweraest aujourd’hui conseiller juridique des chambres d’appel du Tribunalpénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et du TPIR, à LaHaye.] La première conséquence de l’assassinat de FélicienGatabazi est de repousser sine die la mise en place du gouverne-ment de transition, programmée pour le lendemain. Au matin du22 février, Kigali a des allures de ville fantôme.10

Bien sûr, la découverte de douilles « gouvernementales » n’estpas une preuve formelle. Mais l’enquête est sérieusement entravéepar le gouvernement. Félicien Gatabazi, du temps où il était ministredes Travaux publics et de l’Équipement, avait sévèrement rappelé àl’ordre le jeune et futur poulain d’Habyriamana, Joseph Nzirorera,nommé directeur des Ponts et chaussées, poste très lucratif. À l’in-verse, en 1982, Gatabazi est arrêté pour détournement des fonds d’ur-gence pour les réfugiés d’Ouganda.

Au début des années 90, lors de l’autorisation des partis politi-ques d’opposition, il avait petit à petit pris la tête d’un mouvementtrès populaire, à la fois anti-Habyarimana et anti-FPR. « À chaquenouvelle difficulté (dans le fonctionnement démocratique), une flambée deviolence tribale se produit, à l’instigation du régime, et les mances deguerre civile sont utilisées pour justifier le statu quo » déclarait-il dans LeMonde du 14 mars 1992. « Quel intérêt aurait eu le FPR à abattre unministre qui était pour son intégration dans le futur gouvernement rwan-dais ? » s’interroge Pierre Jamagne. Après l’assassinat, le FPR secontente de déclarer que la fraction Power du Parti Libéral, laPrésidence et les extrémistes de la CDR avaient tous trois intérêt àl’élimination du très gênant Gatabazi. Même un Gérard Prunierreconnaît que « le Front n’accompagne cette analyse d’aucune menacede recommencer la guerre, même après l’embuscade où tombent plusieursde ses dirigeants ».

En mars, l’ambassadeur belge Swinnen signale dans ses rapportsque des listes de personnalités à éliminer circulent à Kigali. L’ancienministre des Affaires étrangères Willy Claes a témoigné d’une vivealtercation publique, la veille de l’assassinat, entre Habyarimana etGatabazi qui accuse le Président de bloquer les accords d’Arusha.Selon Dallaire, Gatabazi avait déjà accusé publiquement la Gardeprésidentielle d’entraîner des milices à la caserne de Kanombe etavait reçu des menaces de mort. Le lendemain de l’assassinat de

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Gatabazi, le leader de la CDR, Martin Bucyana, est lynché en guisede représailles par des militants du PSD, que Guichaoua soupçonned’être des FPR en sous-main. Ce qui n’est pas impossible. Des sympa-thisants du FPR, qui n’a pas d’existence légale à l’intérieur du pays,pouvaient se contenter des partis d’opposition autorisés (encore queGatabazi était connu pour son hostilité contre le FPR). Mais dans cecas-là, puisqu’il s’agirait d’une vengeance, on ne peut décemment pasmiliter en faveur d’une culpabilité du FPR dans l’assassinat deGatabazi, un pas que Guichaoua franchit pourtant allègrement.

Le 3 avril 94, l’Union européenne tape du poing sur la table etdemande à Habyarimana de faire une enquête sur les morts deGatabazi et Bucyana. Un an plus tôt, le meurtre, toujours attribué parGuichaoua au FPR, d’un autre opposant majeur à Habyarimana,« candidat récemment déclaré à la Primature », Emmanuel Gapyisi,était basé sur le même mode opératoire – execution style – suivi dela diffusion de tracts grossiers qui ne duperont personne, accusanttour à tour Faustin Twagiramungu, le FPR ou un homme d’affairestutsi. Cet assassinat correspond à des mobiles politiques similaires :Gapyisi recrutait sur des bases anti-présidentielles, mais en concur-rence directe avec le courant central du MRND. Guichaoua prétendavoir «dépensé beaucoup d’énergie pour faire avancer les investigations »,« avec quelques amis d’Emmanuel Gapyisi».

Le résultat de leur enquête ne porte que sur les douilles, d’ori-gine israélienne, censées incriminer le FPR. Tout comme les douilles“gouvernementales” dans l’affaire Gatabazi, il ne s’agit pas d’unepreuve définitive. On sait que le matériel militaire, lors d’une guerrecivile, est récupéré par les soldats adverses et qu’il est susceptibled’être utilisé pour servir de fausse signature. Enfin, Guichaoua s’ap-puie sur des témoignages d’éléments du FPR pour donner les nomsdes membres du commando. L’annexe 15, consacrée aux dossiersGatabazi, Bucyana et Gapyisi, fait 70 pages, mais on n’y trouve pasde trace des fameux témoignages “de l’intérieur”.

Autre sujet, celui des attentats imputés au FPR. Attentats quiseraient la véritable « marque personnelle du FPR dans la guerre civilerwandaise ». Guichaoua a cru identifier un mobile : « Au sein duFPR, la conviction que le régime Habyarimana approchait de sa fin étaitunanimement partagée, mais sa précipitation à engager le combat et à ledéplacer sur le terrain militaire tenait à l’inquiétude de voir l’oppositionintérieure imposer la démocratisation et accéder au pouvoir. » Le FPR,« construit sur une base ethnique, ne pouvait espérer disposer à court ou

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moyen terme d’une assise populaire significative, qui lui assurerait un ave-nir politique par la voie des urnes ». [Il est totalement faux de dire que le FPR est construit sur une base ethni-que. C’est Guichaoua lui-même qui est un inconditionnel de l’ethnismepuisqu’il indique au lecteur l’ethnie prétendue de chaque personne. Note JM]

Parler de « l’opposition insurmontable entre deux légitimités, lalégitimé démocratique de la majorité et le droit au retour d’une minorité »,c’est nier aux Rwandais la capacité de penser la politique, la vraie, audelà des appartenances dites ethniques... et donner du crédit à l’idéo-logie mortifère de la “démocratie ethnique” voire raciale ! Sans oublierle fait que le FPR n’a jamais revendiqué le moindre ethnisme dans sesdiscours, allant jusqu’à prendre le risque de travailler avec des mem-bres de l’élite “hutu” au passé douteux (Kanyarengwe, Lizinde...).Animé d’un « mépris profond (...) pour les “démocrates”, ainsi que[par] son rejet du processus électoral prévu par les accords de paix »,alternant combats et campagnes d’attentats ayant pour « intention defaire le maximum de victimes civiles », le FPR, selon Guichaoua, visaità accroître les tensions au sein du gouvernement pluripartite et de lamouvance présidentielle, et à tuer des Tutsi pour « susciter des voca-tions en faveur du FPR ». Dans le dossier Politis/Guichaoua du 12février 2010, on lit :

Depuis son échec aux élections municipales de septembre 1993,le FPR savait qu’il ne pourrait conquérir le pouvoir par les urnes.Sa réaction a été une campagne d’attentats. Le plus important, ennovembre 1993, contre des élus du MRND (le parti au pouvoir),vainqueur des élections, et leurs familles, fit 55 morts.Auparavant, entre juillet 1991 et septembre 1992 (45 attentats),puis de mars à mai 1993, deux vagues d’attentats dans lesquels laresponsabilité du FPR a été clairement établie. Les cibles – desmarchés, la gare routière, la Poste centrale de Kigali – témoi-gnaient d’une volonté de créer un régime de terreur et un climatpropice à une intervention militaire.

On cherchera alors les sources de ces affirmations dans De laguerre au génocide :

Les attentats contre les populations civiles commis par le FPRn’ont été formellement élucidés que tardivement. (…) Entrejuillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats commis avec desmines antichar et des mines antipersonnel furent recensés etdocumentés par la gendarmerie nationale rwandaise, qui, bienque peu performante en matière d’investigation, avait établi

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quelques éléments généraux en collaboration avec les procu-reurs de la République.

Ou encore dans Le Monde du 7 mai 2004 : Entre juillet 1991 et septembre 1992, 45 attentats recensés ontfait l’objet d’une documentation assez complète de la part de lagendarmerie rwandaise. J’ai recoupé ces éléments auprès de mul-tiples sources : rapports divers, documents des officiers de lapolice judiciaire, témoignages d’officiers rwandais des deuxcamps, ainsi que de personnalités rwandaises et burundaises. (…)Ces attentats n’ont pris fin qu’après de nombreuses arrestationsde passeurs de mines aux frontières et l’identification des maté-riels qui établissaient formellement l’implication du FPR. Ils ontdéstabilisé les partis politiques et diabolisé la mouvance présiden-tielle, qui a été systématiquement accusée d’en être responsable.Ils ont fait basculer dans la peur les préfectures du centre et du sudqui n’étaient pas encore touchées par la guerre. Ils n’enlèvent évi-demment rien aux violences organisées par les milices de la mou-vance présidentielle ou aux exactions commises par l’armée gou-vernementale. Seulement, comme ses adversaires, le FPR a eurecours aux actions terroristes selon un programme coordonnéavec ses autres formes d’action militaire ou politique. D’après messources, le coordonnateur des attentats du FPR était le capitaineMartin Nzaramba, alors commandant de l’unité du génie. Il a éténommé général de brigade, en février 2004.

L’annexe 14 est censée fournir les documents nécessaires pourse faire une opinion. D’où sort ce document de la “gendarmerierwandaise” ? Il n’est pas reproduit mais on apprend, dans une expres-sion empreinte de pudeur, qu’il a été rédigé avec l’aide de la gendar-merie française, sans plus de précisions. Il ne peut s’agir en fait quedu rapport établi sous la houlette du colonel de gendarmerie françaisRobardey, un soutien sans faille du régime ! Le rapport a été désavouéà la fois par une note interne de la DGSE et par une note de laPrimature rwandaise.11 Quand aux recoupements de ces éléments durapport Robardey, les multiples sources annoncées (rapports divers,etc), ils ne sont pas reproduits non plus. Le reste reprend les asser-tions “gratuites” et sybillines de l’incontournable Ruzibiza.

Guichaoua fait aussi allusion à un massacre dans le nord duRwanda.

Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1993, eut lieu lemassacre de 17 civils à Kabatwa, en commune de Mutura, préfec-ture de Gisenyi. Le commando, composé d’une vingtaine de per-

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sonnes appartenant à l’unité de l’APR “Charly” basée à Butaro,était commandé par le major Gashaija Bagirigomwa et le capi-taine Moses Rubimbura (voir annexe 16).

Mais quand justement on lit l’annexe 16, on y apprend que legénéral Dallaire, qui s’est rendu sur les lieux, n’a en fait pas deconclusions tranchées : « C’est, justement, parce que j’ai pas vu lesenfants, il me semble qu’on avait trouvé peut-être une botte de caoutchoucdont le Front patriotique utilisait et d’autres. Alors, c’était essentiellementça. » Un soldat du FPR y aurait oublié sa botte, en pleine monta-gne ! On peut y voir une volonté grossière d’y impliquer le FPR. Lesnoms des membres présumés du commando sont cités, une fois deplus, par Abdul Ruzibiza sans aucun autre détail.

Autres méfaits présumés : « Des massacres systématiques de popu-lations civiles regroupées furent organisés et perpétrés par le FPR. » Ilsemble bien qu’il s’agit de témoignages recueillis dans le grand campde 250 000 réfugiés hutu en Tanzanie, par le HCR, un camp où étaitminutieusement reconstitué le système dictatorial de l’ancienrégime. Un cas d’école d’accusations en miroir, relayées par le HCRqui, pour la bonne organisation du camp (!), avait choisi la collabo-ration avec les élites déplacées.

L’auteur affirme que « dès que l’emprise politique du FPR sur l’en-semble de l’appareil d’État et des communes fut complète, au début desannées 2000, les effectifs des “génocidaires”, classés en trois catégoriesselon la gravité des crimes imputés, explosèrent au Rwanda jusqu’à cou-vrir, en 2009, la quasi-totalité de la population hutu de sexe masculin etde plus de 14 ans en 1994 (voir annexe 124). » L’annexe 124 a disparudu site.

André Guichaoua reconnaît 800 000 à 1 000 000 de morts tutsi.Côté hutu, selon HRW/FIDH, les tueries du FPR auraient fait 25 000à 30 000 morts. « Cette estimation du nombre du Hutu tués par l’APRse situe bien en deçà d’autres chiffrages (…). » Et l’auteur d’évoquer lapériode 1994-1997 :

« Les décomptes aboutissent alors à des centaines de milliers demorts : ainsi, bien des dénombrements des victimes de la guerreet du génocide établis par différents auteurs (Filip Reyntjens,James Gasana, Abdul Joshua Ruzibiza, etc.), avancent des chiffresse situant en général autour de 1,5 million de victimes pour laseule année 1994. »

Ajoutés au « dizaines de milliers de morts » d’avant 1994 dus auFPR, dont la spécialité aurait été de « regrouper dans des lieux publics

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(stades, marchés, etc.) les populations hutu qui n’avaient pas fui, à desfins de massacres de masse », puis au soubresauts post-génocide desannées 95-97 autour des réfugiés hutu, on n’est pas loin du décompted’un million de morts hutus. Soit un équilibrisme mathématique par-fait, sans évoquer le “double génocide”, mais le cœur y est presque.Dernière précision d’André Guichaoua : « Comme généralement, lescadavres furent ajoutés aux fosses communes existantes, ils furent ulté-rieurement recensés avec l’ensemble des victimes du génocide. »

Au final, chaque thème de propagande du camp du génocide estrepris par l’auteur : les infiltrés du FPR, l’État totalitaire de type“Khmers Noirs”, le terrorisme, les escadrons de la mort, la stratégieperfide et planifiée, les accusations en miroir, l’ethnisme défensif, lescharniers du FPR faussement attribués au GIR, le nombre de victi-mes hutu supérieur ou égal aux victimes tutsi... Les accusations sontà la fois très lourdes et traitées à la légère. Le livre en est méthodi-quement parsemé, avec un renvoi à des annexes dont le contenulaisse bien souvent perplexe.

« UN GÉNOCIDE POUR ARBITRER LE DÉPARTAGE ! »Faire le bilan de la IIème République, créée par Habyarimana,

n’est pas chose aisée pour tout le monde : nombre de journalistes,universitaires, coopérants tel André Guichaoua qui y ont travailléavant le génocide portent une certaine honte de ne pas avoir sonnél’alarme au bon moment. Une sorte de Corée du Nord maquillée enSuisse de l’Afrique... On trouvera donc une certaine tendance àminimiser les inquiétudes que pouvaient susciter ce « totalitarismeéducatif » bénéficiant de « l’absence d’adversaires et de lignes politiquesalternatives »... puisqu’ils avaient été chassés du pays.

Néanmoins, Guichaoua décrit assez bien l’osmose entre unemyriade d’ONG de développement et le régime, ce dernier ayanthabilement jonglé pour faire avaler la pilule du parti unique en l’in-titulant Mouvement républicain national pour le développement(MRND), le « système clientéliste » n’interférant pas avec l’écono-mie de l’assistanat occidental. Plus problématiques sont les impassesde l’auteur sur la montée en puissance des mécanismes d’État quiseront les piliers du génocide. L’invention des milices est par exem-ple décrite comme une « initiative originale » d’un illustre inconnu,Désiré Murenzi. « Les apprentis-sorciers qui avaient donné naissanceaux milices, les avaient couvées et en avaient aiguisé la puissance furentassurément surpris de leur efficience. »

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Les milices n’ont pas été créées par hasard, elles font partie,dans le monde entier, de l’arsenal technique des régimes aux abois.Que certains aient pu être surpris de leur efficacité, quoi de plus logi-que quand on sait que la doctrine française de guerre révolutionnairea été exportée dans le monde entier. Mis en place par émules belgesde Trinquier et Lacheroy, le régime fonctionnait déjà sur le mode dela “guerre révolutionnaire” permanente, préparé à répondre demanière adéquate à la moindre anomalie. À l’arrivée des Français,l’alerte anti-subversive a été placée au niveau maximum, les FAR ontdécuplé de volume, les milices sont passées de 0 à 50 000 unités.

Guichaoua entend « dénouer les fils et les enjeux d’intrigues poli-ticiennes toujours complexes. Intrigues croisées qui désespéraient juste-ment les observateurs et les diplomates, dont la plupart ne percevaient queles apparences ». On ne souscrira pas à la théorie de l’aveuglementfrançais, qui est battue en brèche par les faits, mais c’est utile pour untribunal : déterminer les degrés de responsabilité des uns et desautres. Ça l’est beaucoup moins quand l’objectif est carrément deréviser l’histoire du génocide :

À cette date et jusqu’au 12 avril, le jour du départ du gouverne-ment pour Murambi (Gitarama), les massacres étaient encorelimités à la ville de Kigali, à Kigali rural et à quelques communesde Gisenyi (celle du président), de Gikongoro, de Kibungo. Et cen’est que les 18-19 avril que “basculèrent” les préfectures du Sud(Gitarama, Butare), après les visites des nouvelles autorités inté-rimaires.

Avant le 12 avril, il ne s’agirait qu’une somme d’« actes de vio-lence individuels ou collectifs », d’une « vengeance envers des victimesexpiatoires », de « crimes de guerre et (…) crimes contre l’humanitéaccompagnant des stratégies de recomposition » du pouvoir, de « règle-ments de comptes pour le contrôle du pouvoir ». Pourtant, d’une part,les massacres préliminaires au génocide n’étaient utiles que pour libé-rer définitivement la voie aux extrémistes et exécuter le génocidesans obstacles. D’autre part, l’auteur ne parle pas des massacres géno-cidaires qui ont lieu dès le 7 avril dans les régions de Ruhengeri12,Kibuye13, Bugesera14, Cyangugu. Ce qui fait un total de huit régions,soit quasiment tout le Rwanda !

L’embrasement du pays est dû à de multiples foyers, mais cesfoyers du génocide furent sans témoins journalistiques, la presse ter-rorisée ne sortant pas de Kigali. Au bout de quelques jours seulement,Jean-Philippe Ceppi, du quotidien Libération, décrivant ce qu’il

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voyait, parlait du « génocide des Tutsis de Kigali ». Les massacres sontretardés à Butare car le préfet est Tutsi. Il ne s’agit pas que d’« uneguerre “parallèle” contre l’opposition pro-FPR, tutsi et hutu ». Les Tutsiexterminés, dans leur immense majorité, n’étaient pas des politiquesou des militaires. Pendant ce temps, « [les] combats [sont] relancés surplusieurs fronts dès le 7 avril par les troupes de l’APR, soutenues par l’ar-mée ougandaise, qui progressaient vers Kigali ».

On sait que le bataillon du FPR, cantonné au parlement (CND)à Kigali, contraint par l’Onu, a retardé au maximum son entrée enscène. Les soldats voyaient des massacres sous leurs yeux et étaientinterdits d’intervenir, jusque vers la fin de cette interminable journéedu 7. Quant à l’armée ougandaise, que n’aurait pas t-on dit si quel-ques uns de ses membres avaient été faits prisonniers durant les qua-tre années de guerre. Ils auraient été exhibés pour servir à la propa-gande d’État. Or on n’en trouve aucune trace.

Après l’attentat du 6 avril, l’heure est donc aux grands boule-versements. « Si toute planification, aussi élaborée soit-elle, réserve tou-jours une part d’aléas, l’improvisation avait alors atteint des niveauxdéconcertants. » On lit aussi dans Politis :

« Mais, au-delà des témoignages qu’il a pu recueillir, [Guichaoua]fait surtout état de “la panique” qui, aussitôt après l’attentat, s’estemparée de l’état-major MRND (Hutus au pouvoir) par opposi-tion à “la mise en ordre de bataille” de l’Armée patriotique rwan-daise (APR), l’appareil militaire du FPR (tutsi). »

Il est évident que très peu de personnes sont préalablementmises au courant de l’attentat : tous les autres sont évidemment aba-sourdis. Mais les événements se sont enchaînés avec une efficacitéincroyable, grâce aux chefs d’orchestre que sont Bagosora, Marlaudet Maurin. Il faudrait rappeler à M. Guichaoua que le génocide leplus rapide de l’Histoire a bien eu lieu, sous ses yeux d’ailleurspuisqu’il était présent la première semaine.

« Une preuve manifeste » du caractère « improvisé » et nonplanifié du crime serait la phase de résistance et de latence :

« Les implications de l’attentat n’avaient pas même été “antici-pées”, comme l’attestent les difficultés rencontrées par le promo-teurs potentiels des massacres et du génocide pour établir entreeux, dans les premières heures, des contacts directs suivis ; la réu-nion improvisée des membres du Haut Commandement – qui“viennent aux nouvelles à l’état-major” ; l’installation par défaut

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d’un nouveau chef d’état-major, découvert au hasard de l’ancien-neté ; le désaveu de la tentative de putsch du “cerveau” par leHaut Commandement militaire ; la nécessité, en l’absence d’unsuccesseur prêt, d’organiser des contacts et réunions précipitéspour mettre au point des scénarios de succession, localiser et ins-taller les candidats pressentis ; la difficulté à trouver des responsa-bles politiques disponibles, expliquant le malaise de certains can-didats promus membres du Gouvernement intérimaire, ce mêmegouvernement que ses inspirateurs militaires voulurent “mettre aufrigo”, aussitôt formé et avant même qu’il ait prêté serment... »

Le principe d’un génocide, de sa conspiration, c’est qu’il prendde court la majorité des gens, seconds couteaux comme victimes,sinon il ne pourrait évidemment pas avoir lieu. Tout le monde n’estpas forcément sur la même longueur d’onde côté organisation mais,en ce qui concerne l’extermination, la machine tourne tout de suiteà plein régime car les assassins obéissent parfaitement à des stimuli,grâce à plus de trente ans de dressage de la population. Les difficul-tés des génocidaires, par exemple à Bisesero, où s’organise la résis-tance, prouveraient une « impréparation structurelle » : mais touteentreprise avec ce degré de monstruosité entraîne forcément, là oùc’est possible, une opposition de la part des victimes.

Selon Guichaoua, ce n’est donc qu’après le 12 que la politiquedu génocide devient intentionnelle : les « massacres de la populationtutsi, (…) à partir des 11 et 12 avril, se transformèrent en une stratégiegénocidaire étatique ». C’est « le vrai début du génocide en intention eten acte ». « Il est inexact et abusif de faire supporter de manière globalele projet criminel à l’ensemble des institutions, partis, organisations etgroupes, fréquemment qualifiés par extension de “structure génocidaire”ou d’“organisation criminelle” », d’où le principal objectif de cetouvrage : « reconstruire les parcours individuels et les processus collec-tifs ». Voici ce que démontrerait cette reconstruction :

« Les assassinats et les massacres liés à la vengeance du “père dela Nation” et à la guerre de succession furent alors occultés par lamise en œuvre d’une politique génocidaire, qui se voulut radicale.[Théoneste Bagosora] banalisa ainsi ses propres crimes en enimposant de plus monstrueux encore à ceux qu’il sélectionnaavec les dirigeants du MRND pour assurer le pouvoir, le tempsque la situation politique et militaire se décante et que les préten-dants sérieux à la succession, demeurés en arrière-plan, se posi-tionnent. En effet, incapables de se départager pour assurer lepouvoir, ceux-ci s’étaient octroyé un moratoire constitutionnel

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de 90 jours qui leur évitait aussi, du moins le croyaient-ils, d’en-dosser les monstruosités qu’ils avaient ordonnées... Un génocidepour arbitrer le départage ! »

Ce n’est ainsi qu’à la page 536 du livre qu’est synthétisée lagrande explication de ce livre. Les Bagosora, Nzirorera, Ngirumpatseauraient, dans la précipitation, créé le GIR génocidaire pour cacherune guerre de succession. Les ambitions personnelles de quelques unsauraient causé le dernier génocide du XXème siècle. C’est la dernièrethéorie en date qui, aussi fumeuse soit-elle, permet de nier la planifi-cation. Elle est en train de faire fureur au TPIR. C’est le triomphed’André Guichaoua : « les juges ont pris au sérieux leur indépen-dance »15, pérore-t-il.

« Soutenir que le désengagement politique ou la caution desgrands acteurs étrangers auraient explicitement favorisé les massa-cres et le génocide est fondé, mais l’intensité du conflit, la volontéde mener l’affrontement à son terme ultime relèvent de multiplesdécisions prises jour après jour par ceux-là mêmes qui, dans lesdeux camps, avaient la charge de conduire la guerre et l’adminis-tration des hommes. C’est au regard des actes posés au cours de cessemaines que les responsabilités des uns et des autres doivent êtreappréciées, et non en fonction de scénarios reconstruits. »

PLANIFICATION : GUICHAOUA FAIT LA GUERRE AU GÉNOCIDE

C’est Rony Brauman qui, dans le dossier Politis/Guichaoua du12 février 2010, résume le mieux le livre De la guerre au génocide :

Notons que le chef d’inculpation d’entente en vue de commettrele génocide n’a pas été retenu, faute de preuves, toutes celles quiétaient avancées par l’accusation étant fabriquées.(...) En tout cas,personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsisexistait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’at-tentat contre l’avion présidentiel. Il y a bien eu génocide, mais ilest temps de dépasser les schémas intentionnalistes réducteurs quidominent les discours sur cette question. (…) Il y eut génocide, etil y avait guerre. L’une est d’ailleurs la condition de l’autre.

Mais alors que dire des créateurs de la radio extrémiste RTLM,du plan d’autodéfense populaire, des milices, du texte de la définitionde l’ennemi, des listes de personnes à abattre, de la distribution desarmes ? Pour André Guichaoua, la « référence quasi mythique » à laplanification tient d’un « manichéisme simpliste » :

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« Il n’y eut pas de complot d’État pas plus que de régime ayantinscrit le génocide au cœur de sa politique de développement[Guichaoua ajoute, en note de bas de page : Ou, comme cela a étéexprimé plus brutalement, de régime “de type nazi”, comme l’ontestimé de nombreux dirigeants actuels.] : ni en 1990, lorsqu’ilprocéda après l’attaque du FPR à des milliers d’arrestations d’op-posants tutsi et hutu, ni entre 1990 et avril 1994, au cours de laguerre civile ou au moment de son déclenchement effectif. »« La signification et la portée des actes et des objectifs ne peuventdonc d’aucune façon être globalisées. »

Guichaoua s’inscrit donc en faux contre la « thèse d’un projetfondateur de mise en œuvre d’un génocide qu’aurait consacré idéologique-ment la révolution de 1959 ».

Le cas du frère d’Agathe Kanziga, Protais Zigiranyirazo estemblématique. Il a été acquitté par le TPIR :

« Faute de preuves tangibles, la poursuite reposa comme souventsur des incriminations établies sur la base des dépositions de fauxtémoins, suscités en nombre par les autorités judiciaires rwandai-ses, alors même qu’elle disposait d’éléments attestant l’absence del’accusé sur les lieux des crimes présumés. Une défense pugnaceet la vigilance des juges de La Haye ont ainsi permis à l’accusé derecouvrer la liberté. »

Il faudrait faire preuve d’honnêteté en disant que ces « élé-ments attestant l’absence de l’accusé » sont aussi des témoignages, nonpas de victimes, mais de la propre famille Habyarimana.16 Il y a pluscrédible comme témoignages...

Le TPIR aurait-il attrapé la guichaouïte, du nom d’un de sesplus gros contributeurs en documents ? Quoi qu’il en soit, Guichaouase félicite logiquement des conclusions du procès Bagosora au TPIR,qui ne retiennent pas l’entente en vue de commettre un génocide :« la fragilité de leurs arguments, la faible crédibilité de leurs informateurset les libertés qu’ils ont ouvertement prises avec la réalité des faits », « lesjuges considèrent que la plupart de ces allégations sont aléatoires ou insuf-fisamment fondées ».

Une raison « à la fois simple et monstrueuse : le massacre de masseallait de soi et il n’était pas nécessaire de mettre en œuvre une planifica-tion élaborée, pour peu que l’administration territoriale soit épurée etcontrainte de se mobiliser pour la mise en œuvre de mots d’ordre bien par-ticuliers ». Un génocide qui « va de soi »...

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« On ne retrouve pas (…) un centre de décision unique, ou toutsimplement homogène, avec des chefs incontestés. » On ne contredirapas tant que ça l’auteur, mais il y a deux explications beaucoup plusplausibles que l’absence de planification : premièrement, le régimeest avant tout un régime idéologique, une sorte de junte intellec-tuelle, où les acteurs sont quasi interchangeables. Avec le manifestedes Bahutus et sa “révolution sociale”, Mgr Perraudin a réussi là oùde grands dictateurs ont échoué. Deuxièmement, la main extérieure :la France tirant largement les ficelles, elle s’accommode de lieute-nants locaux pour exécuter sa politique. Le lieutenant-colonelMaurin, chef d’état-major de fait de l’armée rwandaise, n’est mêmepas cité, tout comme les conseillers militaires français aux postesimportants.

« Ainsi, la thèse d’un génocide scrupuleusement planifié n’est-elle pas compatible avec les stratégies de sauve-qui-peut de lamajorité des leaders civils et militaires hutu figurant parmi ceuxhabituellement dénoncés comme ces concepteurs. » Ou encore,« les appels répétés des membres de la famille présidentielle, iso-lés à la résidence de Kanombe, pour solliciter leur évacuation dela part de l’ambassade de France, suivis du départ en catimini dela veuve du président vers Bangui puis Paris, donnaient une bienpiètre image de la “première dame” ».

Dès le 7 avril, il n’y eut aucun flottement dans l’organisationdes massacres qui débutèrent simultanément au quatre coins du pays.Le seul flottement concerne l’organisation politique, et c’est là queJean-Michel Marlaud répond présent, comme le montre si bienGuichaoua dans son chapitre « Les partis pris de l’ambassade deFrance ». La stratégie de la fuite des leaders est habile car il faut qu’ilsse présentent comme victimes. C’est encore Guichaoua qui révèle lesressorts de cette stratégie, au risque de se contredire une fois de plus :

« Selon les enquêtes réalisées avec le TPIR, plusieurs partants,tel Cyprien Munyampundu, Ferdinand Nahimana, AugustinNgirabatware et Télesphore Bizimungu, regagnèrent le Rwandadès le lendemain de leur transfert, via Cyangugu. Le préfetBagambiki leur avait envoyé un autobus de l’Onatracom qui lesattendait au poste frontalier. D’autres rentrèrent par Goma.Nombre de ces personnalités ayant fait l’objet d’enquêtes et d’in-culpations de la part du TPIR, cette liste devint un enjeu impor-tant, puisqu’elle était susceptible de fournir un alibi aux accusésquant à leur présence au Rwanda, au moins dans les premiersjours après l’installation du Gouvernement intérimaire. »

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[Ce détail mérite d’être souligné : si les chefs présumés du génocide ontpris soin de prendre un avion – français – pour s’en aller bruyamment etsont revenus, discrètement, par la route, le lendemain, cela atteste de lapréméditation, avec y compris organisation d’alibis. Note MS]

Pour finir sur ce thème, « la focalisation sur le génocide », mati-née de « censure idéologique et intellectuelle » ferait le lit du négation-nisme… On savait l’auteur capable de manier l’oxymore, mais à cepoint-là ! En plus, il faudrait plaindre André Guichaoua d’être vic-time d’un stalinisme médiatique, lui qui est abonné aux interviews ettribunes dans Le Monde et Libération, les deux plus grands quotidiensnationaux.

L’OUBLI OPPORTUN DE L’IMPLICATION FRANÇAISE

Dès qu’il s’agit de s’exprimer sur le rôle de France au Rwanda,André Guichaoua prend des accents védriniens : les attaques contrela France sont des « procès d’intention », « aucune preuve n’a étéapportée d’une “complicité de génocide” de la France ». Les milliers depages et documents sur l’implication française s’évaporent. Pire : « lerôle joué par la France au Rwanda continue d’éclipser la recherche de lavérité sur le génocide de 1994 »17. Selon lui, les archives de l’Élysée, uti-lisées par Pierre Péan, seraient une preuve de l’inanité de ces accusa-tions. Malheureusement pour Guichaoua, la lecture de ces documentsest accablante pour la France en de nombreux points, Péan n’ayantutilisé que les passages les plus lénifiants pour accréditer sa thèse.

Est-ce un clin d’œil ? Le seul document provenant des archi-ves de l’Élyséen livré dans les annexes d’André Guichaoua est lalettre du président intérimaire du Rwanda, ThéodoreSindikubwabo, à François Mitterrand, datant du mois de mai, aumoment de la perte très stratégique de l’aéroport : l’auteur informele lecteur que cette lettre a pour objet d’« informer de l’incapacité desFAR à résister au FPR et du risque de relance massive des massacres(voir annexe 114) ». Or, il se garde bien de dire que cette lettredébute par des remerciements chaleureux pour l’aide fournie« jusqu’à ce jour » par la France, c’est-à-dire avant et pendant legénocide ! Un “détail” sans doute...

Mais qu’étaient donc venus faire les bidasses tricolores auRwanda ? Pour l’auteur, la réponse est claire : « La France s’était subs-tituée aux Belges pour assurer la stabilité de la région des Grands Lacs »18.Là où le néocolonialisme français a mis ses pattes, on aura du mal à

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trouver un quelconque havre de paix où la stabilité politique favori-serait un développement harmonieux. Au cas du Rwanda s’ajoutentles cas précédents du Cameroun, du Togo, de la Sierra-Leone, duLiberia, du Biafra, etc, où le système foccartien s’est avéré maîtredans l’art de la déstabilisation : assassinats politiques, coups d’État,guerres atroces... et interventions militaires françaises pour matertoute velléité d’émancipation. Sans oublier la suite logique : un cor-tège d’États vassalisés qui votent comme un seul homme à l’ONU,faisant rayonner de par le monde l’influence diplomatique française.

Du coup, Guichaoua a beau jeu de dire que « personne necontestait la légitimité de l’intervention militaire française face à une rébel-lion largement désavouée par la majorité des pays riverains à l’époque ».Une allusion au voisin géant, le Zaïre de Mobutu ? Ce dernier avaitpoussé le zèle du despotisme tellement loin qu’il était parvenu à sediscréditer sur la scène internationale, pourtant très tolérante. Lesdespotes sont-ils légitimes, sont-ils représentatifs de leur peuple ?C’est une fable que nous conte Guichaoua : « En décembre 1988 tou-jours, le président Habyarimana, candidat unique à la présidence de laRépublique, obtint plus de 99% des suffrages, y compris dans le sud dupays, qui lui étaient pourtant peu favorable. »

On s’imagine bien que la propagande pouvait avoir une effica-cité certaine, mais de là à lui donner le bon Dieu sans confession entermes de légitimité... N’en déplaise à M. Guichaoua, les « transi-tions ratées vers l’indépendance », ne sont pas un ratage, qui implique-rait qu’on “aurait essayé” de faire quelque chose, mais plutôt la réus-site insolente du néocolonialisme à la française, tellement prospèrequ’il s’est étendu à d’autres zones d’influence, espagnole, anglaise,portugaise, et belge bien sûr. Un système où l’Élysée est le point cen-tral, autour duquel gravitent des satellites à qui on donne l’apparencedu pouvoir. Une géométrie que récuse Guichaoua, qui s’inscrit biendans ce jeu de miroirs.

À la question « Qui était décideur sur la politique menée au Rwanda: l’armée, François Mitterrand ? », il répond sans hésiter « le Quaid’Orsay ». Dans la même lignée, « on a sous-estimé la capacité d’ana-lyse et de réaction des politiciens rwandais ». Qui est ce « on » ? Ceuxqui dénoncent l’action de la France au Rwanda, tel Jacques Morel etles 1500 pages de La France au cœur du génocide des Tutsi ? Jean-PaulGouteux ? Mehdi Ba ? Michel Sitbon ? La Nuit rwandaise ?

La France a donné toute latitude au Hutu Power raciste pour

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exécuter son programme, parce qu’elle s’en est elle-même donné lamission. L’analyse selon laquelle « le “père de la nation” [était] dés-ormais contraint à l’ouverture pour conserver le soutien vital, militaireet financier, des gouvernements et bailleurs de fonds étrangers » est,délestée de ses pudibonderies, à traduire ainsi : Habyarimana auraitété contraint de stopper sa politique raciste et dictatoriale pourconserver le soutien décisif de la France.

Or c’est tout à fait le contraire qui s’est produit. La montée enpuissance des massacres pré-génocidaires s’est accompagnée du sou-tien sans faille de l’Élysée, qui a toujours fourni plus de moyens, àmesure que le FPR menaçait l’ordre établi. Pierre Joxe, dans une let-tre à Mitterrand, se demande d’ailleurs s’il ne faudrait pas exercer deréelles pressions sur Habyarimana, la politique actuelle aggravant aucontraire la situation. Proposition restée sans réponse19.

Quant à l’opération Noroît, Guichaoua joue le candide : « Ils’agissait de protéger l’ambassade de France, d’assurer la protection desressortissants français et de participer à leur éventuelle évacuation. » Neriez pas. L’auteur se réfère également, sans distance, à la descriptionqu’en fait le général Thomann devant la mission Quilès : « Le déta-chement Noroît a également procédé à des activités diverses, comme lerecensement des livraisons d’armes et de matériels aux forces rwandaisesou l’instruction des FAR, par l’officier de génie du détachement, pour leurapprendre à faire face aux dangers des mines et des pièges », soulignant« le rôle stabilisateur que joue la présence, même non active, d’un contin-gent d’intervention étranger, pour conforter un pouvoir menacé par uneagression extérieure et confronté à un risque non négligeable de troublesintérieurs, d’origine ethnique ou politique ». Que de détours sinueuxpour ne pas dire que l’armée française était aux manettes d’uneguerre... Et le lieutenant-colonel Jean-Jacques Maurin, conseiller duchef d’état major des FAR n’est pas cité une seule fois !

Une guerre dans laquelle l’ennemi est le Tutsi, une guerre pascomme les autres puisqu’il s’agissait d’une guerre totale, selon lesprincipes de la doctrine française de la guerre révolutionnaire(DGR). Une théorie qui nous pousse à dépasser les analyses tradi-tionnelles sur les défaites ou les succès militaire et politique, car laDGR a parfois pour unique objectif d’être le démiurge du chaos.L’opération “militaro-humanitaire” Turquoise arrive à un stade où ladéfaite militaire est quasiment consommée pour les vassaux de laFrance, assurant leur repli en bon ordre. À ce stade, personne ne seraétonné des analyses consternantes de Guichaoua sur le sujet : prise

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soudainement de compassion, la France se paie un « “rachat” moralvis-à-vis de l’opinion internationale ». Avec toute sa bonne volonté,« elle n’a pas été en mesure de désarmer les milices ni de désarmer lesForces armées gouvernementales ». Aura-t-elle au moins essayé ?

L’opération Turquoise « avait pour mission de sécuriser quelquespréfectures afin d’éviter le déferlement de millions de réfugiés au Burundiet au Zaïre ». Si c’était le but, c’est particulièrement raté avec troismillions de réfugiés hors des frontières en un temps record… Quantà « sécuriser quelques préfectures », voilà qui fait froid dans le dosquand on pense à tous ces témoignages qui indiquent comment legénocide a tranquillement pu continuer pendant Turquoise, en par-ticulier grâce aux opérations françaises de débusquage des dernierssurvivants, notamment les Basesero.

Face aux témoignages qui se multiplient, que vaut le fait deciter en référence la “contre-enquête” de Pierre Péan sur Bisesero ?Alors même qu’il conclut ainsi que la France n’aurait rien à se repro-cher, cela n’empêche pas notre auteur d’entonner la chanson sarko-zyste des “erreurs”, voire même des excuses : « Il n’y a jamais eu detentative de reconnaître des erreurs politiques. L’État français doit desexcuses au peuple rwandais. »20 C’est que Guichaoua sait faire la partdu feu.

LA PART DU FEU : UNE CHARGE ANTI-AMBASSADE DE FRANCE

Hasard du calendrier, André Guichaoua est appelé en missionpour la coopération suisse début avril 1994, soit quelques jours avantle déclenchement du génocide. Amené à travailler dans la région deKibuye, il passe même la journée du 6 avril avec ClémentKayishema, préfet de la région et principal organisateur des massa-cres dans la région (église et stade de Kibuye, paroisses de Nyange etde Mubuga, hôpital adventiste de Mugonero, Bisesero...). Peu aprèsl’attentat sont organisées les évacuations des Occidentaux. LesMarines américains, les militaires belges et surtout l’armée françaiseen sont chargés. La France agit sous l’étendard de l’opérationAmaryllis.

André Guichaoua se trouve bloqué à l’Hôtel des Milles collines,en compagnie de plusieurs centaines de personnes dont des Rwandaismenacés de mort. Il va prendre sous son aile des personnalités politi-ques en danger, ainsi que les enfants de la Première ministre AgatheUwilingyimana, assassinée le 7 avril. Mais la sélection des personnes

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évacuées est draconienne pour les gens en danger, tandis que le gothadu régime va bénéficier de passe-droits.

L’ambassade de France va faire vivre une semaine d’enfer auxcandidats à l’évacuation ainsi que ceux qui les soutiennent, telAndré Guichaoua, tout en accueillant à bras ouverts les durs durégime qui y formeront tranquillement le gouvernement du génocidesous la houlette de l’ambassadeur Marlaud. Faisant jouer ses rela-tions, Guichaoua va finalement trouver une issue, mais uniquementpour les enfants :

« Dans la nuit, j’avais téléphoné à Pierre Péan pour lui exposerla situation dans laquelle nous nous trouvions du fait du refus del’ambassade de France et pour lui demander de saisir personnelle-ment Bruno Delaye, le responsable de la Cellule Afrique de l’Ély-sée. Il m’avait ensuite rappelé pour confirmer que ce dernier avaitdonné son accord pour l’évacuation. Vis-à-vis de l’ambassade, jerefusai donc catégoriquement de revenir sur le cas des enfants.Après plusieurs échanges fermes (dont l’un avec Jean-MichelMarlaud), elle finit par céder, mais maintint un refus formel aussibien pour la nourrice des enfants que pour le procureur de laRépublique et son épouse. »

« LA CAUTION DE L’AMBASSADE DE FRANCE À LA MISE ENPLACE DU GOUVERNEMENT INTÉRIMAIRE »

De l’autre côté, Guichaoua déplore« la forte implication de l’ambassade de France dans la transitionpolitique ouverte par l’assassinat du président Habyarimana et laportée d’un choix politique explicite. En effet, dès le 7 avril, l’am-bassade de France afficha ouvertement ses affinités avec l’une descomposantes politiques du gouvernement qu’avait dirigé AgatheUwilingyimana en accueillant dans ses locaux, escortés par unvéhicule de la Garde présidentielle, tous les ministres du MRND.Ces derniers furent rejoints le lendemain par plusieurs représen-tants des tendances hutu “Power” des partis représentés au gouver-nement, alors même que leurs collègues “modérés” venaient d’êtreassassinés par d’autres commandos de la Garde présidentielle. »

Un document intéressant est publié dans le livre : des extraitsde la déposition de Justin Mugenzi, un ministre du GIR génocidaire :

« Q. Est-ce que vous avez vu l’Ambassadeur à un moment donnépendant que vous vous trouviez à l’ambassade ?R. Oui, nous avons eu l’occasion de rencontrer l’Ambassadeur lematin.

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Q. C’était le matin de quel jour ?R. Le matin du 8. L’Ambassadeur de France a passé... appelé tousles ministres qui avaient passé la nuit à l’intérieur de l’enceinte del’ambassade. Nous nous y sommes rendus, comme vous l’avez vu...selon la liste que vous avez vue.Q. Vous voulez parler des ministres ?R. Oui. Les ministres. Et nous avons donc eu un entretien aveclui ; il nous a donné les dernières informations au sujet de la situa-tion, au sujet de ce qui s’était passé tel que l’ambassade de Franceavait rassemblé des informations, telles qu’elles lui parvenaient.C’est lui qui nous a confirmé que… – pardon – confirmé les nomsdes ministres qui avaient perdu la vie. C’est lui qui nous aconfirmé la situation telle qu’elle prévalait en ville. Et il aexhorté les ministres qui l’entouraient d’essayer de faire quelquechose pour sortir le pays du chaos dans lequel il s’enfonçait.Q. À peu près à quelle heure s’est tenue cette réunion avecl’Ambassadeur ?R. Autour de 9 heures du matin. (…)Q. Si au contraire, vous avez compris que la Minuar désapprou-vait la mise en place d’un gouvernement intérimaire, quelle avaitété votre attitude lorsque vous avez reçu cette invitation du colo-nel Bagosora ou de toute autre personne à prendre part à une réu-nion du comité de crise ?R. D’ailleurs, nous n’avions pas d’alternative. C’était l’ambassa-deur de France, qui, lorsque nous nous trouvions à l’ambassade,qui… nous encourageait puisqu’il nous exhortait à jouer notrerôle avec la promesse que la communauté internationale allaitjouer son rôle également. Donc, au moment où nous avions étéinvités à nous retrouver avec les autres dirigeants politiques,j’avais déjà ce message de courage. L’alternative ne s’était mêmepas présentée ; nous savions que « la » Nations Unies... la com-munauté internationale nous soutenait, et que si nous posions desactes positifs, nous pouvions pas manquer leur soutien. Et donc,c’est avec cet esprit que nous sommes allés de l’avant. »21

D’après Filip Reyntjens, il semble que Jean-Michel Marlaud« soit tenu au courant des progrès de la négociation et il est probable qu’ilait été consulté ».22 Il en donne la composition dans le courant del’après-midi à son homologue belge Swinnen.

« Estimant que la tendance est trop “Power”, Swinnen réagit avecréserve. Il exprime le point de vue qu’un tel gouvernement paraît fortpeu conforme aux réelles exigences politiques. Marlaud, lui, se ditassez satisfait. Surtout parce qu’il juge que la mise en place d’un gou-

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vernement permettra d’empêcher le coup d’État qu’il redoute. »23

Il s’agit d’une version a minima. Le nouveau gouvernement estle coup d’État. Guichaoua va plus loin que son collègue : « Ainsi, lespropos de certains collègues diplomates de Jean-Michel Marlaud selon les-quels ce dernier aurait été le seul ambassadeur en poste à Kigali à avoirparticipé personnellement à la mise sur pied du Gouvernement intérimairele 8 avril (…) peuvent trouver là quelque fondement » car « l’ambassadede France accueillait “plusieurs ministres”, qui organisaient une réunion,“fixaient des orientations” et prenaient des décisions » et c’était bien «toute la sphère des décideurs politiques nationaux promus par ThéonesteBagosora et les chefs du Comité directeur du MRND qui séjournaient àl’ambassade. C’est là qu’ils se concertaient, qu’ils organisaient leurs acti-vités, leurs déplacements, leur logistique. On comprend alors à quel pointles échanges étaient aisés entre les principaux décideurs du MRND etl’ambassadeur de France. »

Joseph Ngarambe, un des rares intrus à l’ambassade de France,a témoigné au TPIR des agissements de Jean-Michel Marlaud :

[Les membres du Gouvernement] s’étaient réunis plusieurs fois,soit entre eux, soit avec l’ambassadeur de France au Rwanda, M.Marlaud, que je connaissais très bien, ou certaines fois avec lenonce apostolique. Ces réunions ne se tenaient pas dans unbureau, mais ils s’éloignaient pour des conciliabules et faisaientvisiblement attention à ce qu’aucun importun ne les dérange.24

Au titre de la sphère médiatique et financière figuraient là aussiles personnalités les plus éminentes du “Hutu Power”, avec la pré-sence de Ferdinand Nahimana et de toute la famille de FélicienKabuga, idéologue prohutu de renom et ministre délégué duGTBE pour le premier, grand commerçant et l’un des principauxactionnaires de radio RTLM et financier des milices du MRNDpour le second. Citons encore deux exemples qui ouvrent ledébat non sur la caution apportée à la mise en place des nouvel-les autorités mais aussi sur la politique dont elles se voyaientconfier la charge. En effet, on ne peut imaginer que l’ambassadeurde France ait pu ignorer qu’Eugène Mbarushimana, gendre deFélicien Kabuga, était secrétaire national des milicesInterahamwe alors en charge des massacres à Kigali.

André Guichaoua avait également publié la liste des personnesréfugiées à l’ambassade de France permettant d’identifier les person-nes hébergées puis candidates à l’évacuation (voir annexe 83).

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[Plusieurs personnalités rwandaises extrémistes amenées en Transall àBujumbura par l’armée française se sont vues refuser de mettre le pied auBurundi. Le Transall les a déposées à Bukavu au Zaïre. Note JM]

Au passage, Guichaoua égratigne la Mission Quilès, qui a plu-tôt épargné Marlaud et l’ambassade : « ces hauts dignitaires (…) sonttrès nombreux à résider en France sans que la Mission d’information par-lementaire ait souhaité ouvrir ce dossier ».

Augustin Ngirabatware, ministre du GIR,« se vit délivrer par le service des Privilèges et Immunités du Quaid’Orsay une “carte spéciale” tenant lieu de titre de séjour le 20avril 1998 (trois semaines après le début des auditions de laMission parlementaire) pour le compte d’une organisation inter-nationale au sein de laquelle il ne travailla pas (voir annexe 84).Lorsque le TPIR organisa son arrestation à Paris le 26 novembre1999, et alors que son domicile était mis sous surveillance, il putquitter opportunément le territoire français pour Libreville, où lesautorités gabonaises le localisèrent et affirmèrent assurer sa surveil-lance le temps de régler les procédures et... de le laisser disparaî-tre. » «Parmi les membres du “clan présidentiel” installés eux aussià Paris, [figurait] Fabien Singaye, ex-premier conseiller à l’ambas-sade du Rwanda en Suisse, expulsé de Suisse en 1994 pour espion-nage et qui, une fois arrivé en France, travailla pour Paul Barril. »

Mais l’honneur est sauf puisque sur cette histoire d’évacuationsélective, le Quai d’Orsay, responsable de la diplomatie française, estinnocenté par Guichaoua :

C’est bien, à mon avis, un parti pris spontané plus qu’une déci-sion “stratégique” qui est à l’origine de cette inertie ou du refusd’évacuer les ressortissants rwandais considérés comme déviantsou à risque. En accordant sa protection à autant de décideursentretenant des liens étroits avec les unités militaires et les mili-ciens en charge des massacres, l’ambassade ne se trouvait pas dansune position l’obligeant à accepter un quelconque “accord” luiinterdisant d’assurer la sauvegarde de ses propres personnels tutsi.

On a l’impression que Guichaoua critiquerait plus la forme quele fond...

Une chose était d’héberger les composantes “les plus extrémistes”du gouvernement sortant, de cautionner l’installation duGouvernement intérimaire, si ce n’est sa politique mortifère, maisne fixer aucune limite à la fréquentation des hommes politiques sus-ceptibles d’être “amis” et cogérer avec eux la sélection des candidatsà l’évacuation révélait des liens de familiarité étroits et une forte

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osmose idéologique, bien éloignés de la prudence diplomatique.Ce qu’il semble critiquer, c’est plus le manque de discrétion de

l’ambassade de France, de par ses méthodes !« (…) L’expression sans réserve de ces partis pris relevait-elle de

l’ignorance, de l’auto-intoxication collective ou de la complicité ? » Plustôt dans le livre, Guichaoua tenait à préciser que Jean-MichelMarlaud, contrairement à son prédécesseur, connaissait mal la classepolitique rwandaise. Poser la question de l’ignorance ou de l’auto-intoxication, dans le contexte d’une capacité à sélectionner amis etennemis avec une précision extraordinaire comme le démontre lui-même l’ouvrage, est tout de même embarrassant...

CONCLUSION

Ce livre aurait pu – et dû – s’intituler « Les processus de nomi-nations politiques au Rwanda, 1973-1994 ». Car André Guichaouaest assurément un spécialiste des rapports de forces au sein de l’élite“hutu”, même si l’on n’adhère pas forcément à toutes les thèses pré-sentées sur le sujet. Là où le bât blesse, c’est qu’il va tenter de légiti-mer son analyse globale sur le génocide par le biais de cette thémati-que, qui n’en est qu’une parmi d’autres, et donc négliger superbementdes aspects fondamentaux du problème, tout en présentant son tra-vail comme une contribution essentielle à l’Histoire, et ce au prix derépétitions longues et incessantes, cet ouvrage s’avérant surtout, aufinal, n’être qu’un interminable pensum.

L’auteur assure néanmoins vouloir relever le « défi intellectuel »que représente l’étude scientifique de la plus grande tragédiehumaine de la fin du XXe siècle, se parant de l’objectivité du savantau dessus de la mêlée, insistant à de nombreuses reprises être délivréde toutes les « passions rwandaises », selon les mots de sa plus prochecollaboratrice Claudine Vidal. Mais la pudeur extrême avec laquelleest évoquée le rôle de la France, dans les rares passages où celle-ci estcitée, masque mal une volonté manifeste de faire l’impasse sur l’im-plication génocidaire de la première puissance néo-coloniale ducontinent africain.

Un travail de politologue digne de ce nom aurait également dûexaminer les différentes composantes au sein du FPR, dépeint ici suc-cinctement comme la machine de guerre d’un seul homme ayantpour unique objectif la conquête du pouvoir. Les imbrications des

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différentes cultures politico-militaires, marxiste-léniniste et antico-loniale/antiapartheid, mwamiste, etc. sont passées sous silence, toutcomme la dimension non-ethniste de ce mouvement (l’analyse desdiscours est toujours utile), au profit d’accusations aussi vagues quepéremptoires sur son extrémisme supposé. Comme si tout mouve-ment en opposition frontale avec un adversaire dont les crimes racis-tes défient l’entendement – comme cela s’est produit en Europe lorsde la seconde guerre mondiale – était absolument à mettre sur lemême plan, « extrémistes des deux camps » étant une expressionrécurrente chez l’auteur.

Autre carence importante, l’absence de données concrètes surla guerre entre le FPR et les FAR avant et pendant le génocide.Après coup, certains pourront à l’inverse reprocher au FPR d’avoirété, en 1994, trop lent à conquérir le pouvoir, trop “stratège”. EtKagame de rétorquer qu’on ne prend pas le pouvoir, militairementparlant, « comme si on prenait une tasse de thé ».

Or le mot “guerre” est ici utilisé à tort et travers : on en oublie-rait presque que l’immense majorité des victimes – les Tutsi de l’in-térieur – n’étaient pas des militaires, ni même des militants politi-ques. Le livre s’intitulant De la guerre au génocide, le lecteur en vientà se demander à quoi l’auteur fait référence quand il emploie le mot“guerre” : une “guerre révolutionnaire”, au sens de non convention-nelle et néanmoins totale, dirigée contre un adversaire militaire etqui implique l’anéantissement de sa base arrière présumée, c’est-à-dire un groupe désigné de civils sans défense ? Non, en fait il s’agitd’une réduction du génocide à, d’une part, un affrontement de toutesles parties en présence (Akazu restreinte, Akazu élargie, MRND,FAR, kayibandistes du GIR...) pour l’obtention ou la conservationdu pouvoir, mettant en scène «un génocide pour arbitrer le départage !».

D’autre part – c’est ce qui ressort clairement d’une lectureapprofondie de l’ouvrage –, s’opère une inversion de calendrier desdifférents événements qui eurent à partir du 6 avril 1994 : le FPR, encommettant l’attentat contre Habyarimana, aurait donc fait voler enéclat les accords de paix, mis ses soldats en ordre de marche pourprendre définitivement le pouvoir.

Le génocide serait alors une réaction improvisée face à la guerredéclarée par le FPR. Nous voici enfin au cœur de l’analyse d’AndréGuichaoua, révélée au deux-tiers du livre : un génocide non planifié.En rhétorique, on parlerait d’oxymore, figure de style réunissant deux

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mots au sens tout à fait opposé. Pourtant, un génocide est par essencele produit d’un État, d’une machine administrative. Un rouleau com-presseur étatique mû par la conspiration de ses dirigeants.

À l’échelle de la France, cela équivaudrait à l’exterminationd’un groupe de 10 millions de personnes en l’espace de trois semai-nes. Et il faudrait recourir aux techniques d’hypnose les plus raffinéespour faire croire qu’un crime d’une dimension aussi gigantesquequ’instantanée ne soit pas préparé à l’avance. Sauf à vouloir inno-center son parrain, la France, dont les troupes ne seraient officielle-ment pas présentes pendant la phase finale du projet, c’est-à-dire sonaccomplissement.

L’obsession d’André Guichaoua de vouloir attribuer au FPRl’attentat contre Habyarimana, s’explique alors par le fait qu’il luifaut échafauder un scénario alternatif qui colle avec la théorie del’improvisation, de l’engrenage post-attentat, de la “boule de neige”.Un attentat est communément perçu par le public comme le fruitd’un groupe en rébellion contre un ordre établi. Le fait qu’il soit sou-vent revendiqué entre aussi dans la logique des choses. Dans le casdu Rwanda, il est par contre le prétexte au lancement de la phasefinale par l’État franco-rwandais. Un attentat négationniste, ensomme.

Au final, il n’est pas étonnant que l’ouvrage de Guichaoua fassedes impasses aussi caractérisées sur le rôle déterminant de la VèmeRépublique française. C’est même tout à fait cohérent avec les autresthèmes traités. Dans le cas d’un génocide avéré – et donc d’une pla-nification –, les Français, de part leur tutelle exercée au plus hautniveau de l’appareil d’État avant la perpétuation du génocide,devraient logiquement être reconnus, selon l’estimation la plusbasse, comme co-initiateurs du projet. Et voilà ce que les dirigeantsde Politis appellent une « approche indépendante »...

On se demande si les journalistes ont lu De la guerre au génocide.Quoique... David Servenay, de Rue 89, un “collègue” de Guichaoua,puisqu’ils sont édités tous les deux chez le même éditeur, titrait dansson article : « Le jour où le Rwanda a basculé, le récit minutieux deGuichaoua ». A-t-il compris de cet « extraordinaire travail de docu-mentation » qu’il s’agissait là de la théorie d’un génocide improvisé,non planifié, dont le commencement se situerait le 12 avril (!), unesorte de théorie de la boule de neige, dans laquelle « les extrémistesdes deux camps » jouent chacun leur partition ?

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Finalement, plus que de paresse, la presse a de quoi être quali-fiée de couarde. Dans un livre où la CDR, parti extrémiste du géno-cide chouchouté par la France, est le grand absent, où la planifica-tion se transforme en engrenage improvisé dû à une lutte internepour le pouvoir, on peut encore lire : « Il revient au FPR d’avoir prisle risque de voir se commettre des massacres de grande ampleur. En effet,la reprise de la guerre ne relève pas d’une décision hasardeuse ou imposéepar la conjoncture, elle est la traduction d’une politique mûrement réflé-chie et préparée, évaluée et mise en œuvre, ayant fait l’objet de nombreu-ses annonces. » [Le FPR ouvre le feu après que les massacres aient commencé le 6 avril,une heure après l’attentat. Le FPR n’a commencé à combattre aprèsqu’avoir été attaqué au CND par la GP et avoir constaté que laMINUAR ne s’opposerait pas aux massacres. Note JM]

D’UN CÔTÉ LES IMPROVISATEURS DÉSEMPARÉS,DE L’AUTRE LES CALCULATEURS FROIDS.

André Guichaoua est-il un Pierre Péan bis ? S’il semble se dis-tancer des vociférations de Noires fureurs, blancs menteurs, en en cri-tiquant les « erreurs factuelles » et les « dérives “ethnicistes” » dans latribune publiée conjointement avec son ami Stephen Smith, il enprend globalement la défense, sur le fond. Les « Blancs menteurs »,parmi lesquels plusieurs journalistes et chercheurs au profil modérécomme Patrick de Saint-Exupéry, Jean-Pierre Chrétien ou ColetteBraeckman en prennent pour leur grade : « ce sont ces derniers qui,sans dire qu’ils étaient mis en cause, et pour quels faits précis, ont jetél’anathème sur le livre de Péan ».

Pierre Péan accuse de collusion avec le FPR toute personne nes’étant pas ralliée à sa vision extrémiste, vision très proche des théo-ries des génocidaires. Et Smith et Guichaoua prennent sa défense. Ilfallait oser. Comme il se doit, les deux auteurs eurent droit par lasuite aux remerciements chaleureux de Pierre Péan :

« Après le déchaînement médiatique contre moi, j’ai eu un petitpeu de baume au cœur en lisant récemment un Rebonds, signéStephen Smith et André Guichaoua, dans Libération, qui rééqui-libre les premiers papiers qu’ils avaient publiés. Ce journal a eul’honnêteté de faire parler des personnes qui ne partageaient pasl’opinion de ses propres journalistes. »25

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Comme tout bon désinformateur, André Guichaoua sait fairela part du feu. En avril 2006, en pleine période de commémorationsoù traditionnellement de nouvelles accusations contre la Francefont jour, il est une fois de plus à l’honneur dans Le Monde : « LaFrance aurait pratiqué une évacuation “sélective” au Rwanda » titre lequotidien qui interviewe l’auteur. L’évacuation sélective, qui laissaitles employés tutsi de l’ambassade de France ou du Centre culturelfrançais ainsi que les membres hutu de l’opposition à une mortquasi-certaine, est évidemment très grave26.

Mais là où on peut qualifier cet épisode de symptôme d’unepolitique, l’auteur n’y voit qu’un dérapage, ce qui permet de ne pasparler de mille autres faits qui forment un système cohérent.D’ailleurs, sur la position de Guichaoua sur le rôle de la France, l’ou-vrage est très proche de la position sarkozyste des « erreurs » et de« l’aveuglement », à l’instar de la Mission parlementaire présidée parPaul Quilès.

Au final, André Guichaoua nous propose un retour en arrière à1994, où la perception du génocide fut obstruée par le formalisme desmédias : on entendait parler à longueur de temps de la guerre, de telleou telle ville tombée aux mains des rebelles, de cessez-le-feu, d’éva-cuations, de diplomatie d’apothicaire, de réfugiés, de réunions decrise, mais quasiment jamais du processus d’extermination de tout ungroupe humain.

De la guerre au génocide est une sorte de “commentaire sportif”très détaillé, manipulant les faits dans le sens qui convient toujours àl’État français. Nous sommes face à la production d’une Histoire quiassure la continuité de l’État criminel tout en retardant l’éclosion desconsciences. Dans une future « Commission franco-rwandaise »d’historiens chargée de solder les contentieux entre les deux États aumépris de la vérité, André Guichaoua peut assurément prétendre àavoir toute sa place. n

NOTES

1. Éditions La Découverte.2. 12 février 2010.3. Philippe Bernard, Le Monde des Livres, 18 mars 20104. André Guichaoua et Stephen Smith, Rwanda une difficile vérité, Rebonds, Libération, 13 jan-

vier 2006.

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5. Pierre Jamagne, « Rwanda, l’histoire secrète » de Abdul Joshua Ruzibiza ou Mensonges madein France ?, La nuit rwandaise, n° 2, 7 avril 2008, pp. 31-54.

6. Pierre Jamagne, op. cit., p. 44;7. Il est peu probable que ces agents secrets français aient fourni leur identité, et ils n’ont pas

forcément fait Saint-Cyr et pourraient avoir été des civils.8. Libération, 27 février 1996.9. Le Monde, Propos recueillis par Stephen Smith, Rwanda : révélations d’un expert de la jus-

tice internationale, 7 mai 2004.10. Éditions Karthala, 2010.11. Services du Premier ministre, Service de renseignement, note sur l’état actuel de la sécu-

rité au Rwanda du 23 septembre 1993, cité dans le rapport Mucyo, p. 84.12. TPIR, Jugement Kajelijeli.13. Le Figaro, Patrick de Saint-Exupéry, 29 juin 1994.14. Le Monde, Jean Hélène, 8 juin 1994.15. Le Monde, André Guichaoua : critiquer Kigali, ce n’est pas rendre “une justice de Blancs”,

30 mai 2008.16. www.fairtrialsforrwanda.org17. Rwanda, une difficile vérité, op. cit. 18. Libération, L’État français doit des excuses aux Rwandais», Christophe Ayad, 25 février

2010.19. http://cec.rwanda.free.fr/documents/GKbb.pdf20. L’État français doit des excuses aux Rwandais, op. cit.21. Déposition de Justin Mugenzi, procès Bizimungu et alii, TPIR, 8 novembre 2005, pp. 51-

52 et 69.22. http://pagesperso-orange.fr/jacques.morel67/ccfo/crimcol/node41.html23. idem24. Déposition de Joseph Ngarambe, TPIR, cote KO133228, 9 avril 2000, p. 425. Africa international, Briser les tabous, le juste combat de Pierre Péan, février 2006.26. Lire, à ce propos, le livre de Vénuste Kayimahe, qui constitue bien plus qu’un témoignage

sur cette histoire tragique dans l’opération Amaryllis : France-Rwanda, les coulisses du géno-cide, L’Esprit frappeur, 2001.

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JUSTIN GAHIGI

Rony Brauman pris enflagrant délit de falsification

Dans l’hebdomadaire Politis – n°1089 du 11 au 17 février 2010 –Rony Brauman1 accorde une interview dans laquelle il nie la qualifi-cation de génocide de Tutsi rwandais et dédouane la France de lacomplicité dans ledit génocide. Son argumentation est la suivante :puisque personne n’a pu montrer l’existence d’un plan d’extermina-tion avant l’attentat contre l’avion présidentiel, on ne peut pas accu-ser la France de soutien à un projet génocidaire. Par contre, il recon-naît le soutien de la France au Hutu-power.

À la question sur la qualification de génocide, il répond : «Ence qui concerne le Rwanda, notons que le chef d’inculpation d’entente envue de commettre le génocide n’a pas été retenu faute de preuves, toutescelles qui étaient avancées par l’accusation étant fabriquées. [...] En toutcas, personne n’a pu montrer qu’un plan d’extermination des Tutsi exis-tait avant le début des massacres déclenchés à la suite de l’attentat contrel’avion présidentiel.» Ceci est une falsification de la jurisprudence duTPIR pour deux raisons.

D’une part, deux accusés on été condamnés pour le crime d’en-tente en vue de commettre le génocide, Jean Kambanda et ElieserNiyitegeka, respectivement Premier ministre et ministre de l’infor-mation du gouvernement génocidaire.

D’autre part, les difficultés à prouver l’entente en vue de com-mettre les génocide dans le procès récents – celui des médias de lahaine et celui des militaires I – relèvent avant tout des limites de lacompétence temporelle du TPIR – du 1er janvier au 31 décembre1994 – et non pas de prétendues preuves fabriquées. Que certainstémoignages aient été jugés irrecevables, ceci n’a rien d’étonnant;c’est un phénomène que l’on observe dans presque tous les procès.Cela autorise-t-il Rony Brauman à affirmer que toutes les preuvesavancées par l’accusation sont «fabriquées»? Certainement pas, àmoins qu’il ne se substitue au porte-parole du «Collectif des avocatsde la défense».

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Il est indéniable que l’interprétation restrictive de la compé-tence temporelle du TPIR pose problème. En effet, elle suggère quela planification du génocide a lieu au même moment que les actes degénocide eux-mêmes à quatre mois près. Selon la jurisprudence dutribunal, aucune condamnation, même pour entente en vue de com-mettre le génocide, ne peut être prononcée sur la base de faits anté-rieurs à janvier 1994. Ceci est absurde car le génocide des Tutsi fut laphase finale d’une série d’étapes intermédiaires – les dix commande-ments des Bahutu, la définition de l’ennemi intérieur, l’établissementdes listes de tutsi et de hutus modérés, la constitution des milicesarmées et la distribution des armes, la mise en place des médias de lahaine, la perpétration de massacres qualifiés d’actes de génocide enjanvier 1993 par une commission internationale d’enquête.

Ainsi, si certains planificateurs du génocide sont acquittés pourle chef d’accusation d’entente en vue de commettre le génocide, cen’est pas faute de preuves, et encore moins à cause de preuves fabri-quées. C’est à cause d’une logique absurde de la compétence tempo-relle du TPIR, voulue par le Conseil de sécurité sous l’influence de laFrance pour exempter ses alliés Hutu-power planificateurs du génocideainsi que ses propres ressortissants complices de ce projet génocidaire.

S’agissant de la complicité française, Raphaël Doridant2

apporte une démonstration des différentes étapes françaises vers legénocide des Tutsi. Pour les autorités françaises, jusqu’à tout récem-ment, ce qui s’est passé au Rwanda relevait de la guerre civile.Pourquoi ont-elles mis seize ans pour envisager la lecture du géno-cide ? Pourquoi ont-ils tant de peine à réaliser que les faits qui leurssont reprochés relèvent bien de la complicité de génocide tellequ’elle est définie par la jurisprudence du TPIR ? Pourquoi traînent-ils à traduire en justice les génocidaires rwandais résidant en Franceet à instruire les plaintes déposées par des rescapés rwandais du géno-cide contre les militaires français de l’opération Turquoise pour «com-plicité de génocide»?

Pour terminer, l’affirmation selon laquelle la France a soutenules accords d’Arusha avant le génocide est absolument infondée. Eneffet, en maintenant ses troupes jusqu’en décembre 1993 et en conti-nuant à livrer des armes au gouvernement Habyarimana, la Francea violé les accords d’Arusha I signé le 12 juillet 1992 par le FPR et legouvernement rwandais3. Le contraire aurait été étonnant. Est-il pos-sible de jouer le rôle d’arbitre tout en étant partisan ? n

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Notes

1. Denis Sieffert, Gare à l’illusion d’une toute-puissance française !, Politis n° 1089, p. 19-202. Raphaël Doridant, Le génocide des Tutsi fait partie de notre histoire, Politis n°1089, p. 20-213. Emmanuel Cattier, Le «chiffon de papier », La Nuit rwandaise n°3, 7 avril 2009, p. 337-396

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INTERVIEW

Enquête sur la participationdirecte de soldats françaisau massacre du 13 mai

Propos recueillis par Michel Sitbon

Depuis un an, Serge Farnel a enquêté dans les collines deBisesero, sur la participation de soldats français aux grandsmassacres des 13 et 14 mai 1994, où des dizaines de milliersde tutsi, rescapés du génocide jusque-là, seront bombardés etmitraillés par des soldats français, avant d’être achevés à lamachette par leurs comparses génocidaires rwandais. Au termede deux voyages, au cours desquels il a recueilli des dizaines detémoignages de rescapés comme de miliciens, l’enquête deFarnel aura fait l’objet d’une présentation dans le Wall StreetJournal, le 26 février 2010. Il répond ici à nos questions.

Serge Farnel, vous revenez du Rwanda avec des informations qu’ily a lieu de qualifier d’explosives sur la participation directe de sol-dats français aux très importants massacres de Tutsi des 13 et 14mai 1994 dans le secteur de Bisesero. Un article du Wall StreetJournal rend compte de votre voyage et des résultats de votreenquête. Paru il y a maintenant deux semaines, pouvez-vous nousdire ce qu’il en est des échos et des reprises de cette informationdans la presse ?Au moment où je réponds à votre question, aucun écho n’a encoreété fait dans la presse à cette nouvelle. Je n’en suis pas surpris.L’accusation contenue dans cette information est d’une telle gravitéqu’elle est à peine croyable. Je suis moi-même passé par une phase dedoute quant à la véracité des premiers témoignages qui m’étaientalors confiés en avril 2009, les mettant sur le compte du traumatisme

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des rescapés que j’interrogeais alors, ou bien encore sur leur possibledifficulté à se référencer proprement dans le temps. J’ai bien ainsimoi-même failli rejeter définitivement cette piste qui m’était alorspourtant ouverte.

Autrement dit, je me vois mal aujourd’hui faire la leçon à ceux qui,face à une telle information, seraient dans un premier temps saisid’une certaine incrédulité. On a pendant des années surfé sur la ques-tion consistant à mesurer le degré de conscience de la France offi-cielle au moment où cette dernière formait les milices qui allaientcommettre le génocide des Tutsi, au moment également où celle-cilivrait des armes à ceux qui étaient en train de le commettre.

La question de la complicité de cette France officielle dans leditgénocide était déjà énorme et ô combien suffisante pour susciterindignation, excuses et réparation. Et puis, voilà qu’une enquête sepropose subitement de déplacer le centre de gravité de la question,posant aujourd’hui celle de la participation directe et massive de sol-dats français à l’extermination de milliers de civils tutsi, hommes,femmes et enfants sans défense !

Sont ainsi bousculés les schémas historiques que le temps avait soi-gneusement fini par mettre en place, ce que je rapporte du Rwandane pouvant à terme que conduire à leur déconstruction au moins par-tielle. Aussi faut-il maintenant laisser le temps – je dirais un tempspsychologique – permettant aux dirigeants politiques et médiatiquesde digérer la mauvaise nouvelle. Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi jene serais pas en mesure de le comprendre quand je me le suis moi-même accordé.

C’est la raison pour laquelle je me suis mis en relation avec nombrede médias, aux fins de leur faire savoir que je me tenais désormais àleur disposition pour répondre aux questions qu’ils souhaiteraient meposer sur mon enquête, leur permettant par ailleurs d’accéder à desinformations complémentaires, sachant que l’article d’une page duWall Street Journal n’a pas la prétention de faire plus qu’effleurer lesujet. Et j’ai une infinie patience. Mais, entendons-nous bien sur cetemps nécessaire à accepter cette réalité. Pour ce qui me concernepar exemple, cela ne m’aura en définitive pris que… quelques jours.

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Seize ans plus tard, ne peut-on parler d’une certaine mauvaisevolonté de la presse et des acteurs politiques français qui résistentà prendre en compte des faits déjà largement documentés ?Il est indéniable que la situation de confusion dans laquelle se trouvel’opinion depuis maintenant seize ans résulte, dans ce dossier, de l’in-capacité de la presse à faire clairement et sans détours état d’informa-tions confondantes qu’elle est pourtant régulièrement amenée àconnaître.

Il s’agira toutefois de bien faire la différence entre le style Marianne,dont les accusations sans preuve dans cette affaire ne s’embarrassentque rarement du mode conditionnel, et les styles plus consensuels,mais non moins destinés à égarer l’opinion, afin que cette dernièrene vienne à se poser la vraie question : celle du degré de l’implica-tion de la France officielle dans le génocide d’un million d’êtreshumains. Nous ferons enfin la différence entre les journalistes propa-gandistes et ceux victimes de la propagande très active dans cetteaffaire.

Mais une chose est certaine et le résultat est là, incontournable : letraditionnel contre-pouvoir de la presse brille depuis trop longtempspar son absence dans ce dossier. Cette « mauvaise volonté » dontvous parlez est même pour certains médias un euphémisme en cequ’il s’est agi pour eux, bien au contraire, d’une « bonne volonté »d’accompagner le pouvoir en endossant ses crimes.

Pour ce qui concerne enfin les acteurs politiques, leur résistance àprendre en compte des faits documentés a effectivement largement faitses preuves. Et il n’aura pas fallu attendre les révélations que j’apporteces derniers jours d’une participation directe et massive des soldatsfrançais dans le génocide des Tutsi du Rwanda pour s’en apercevoir.

Pour ce qui concerne notamment la position récente de MartineAubry consistant à affirmer publiquement qu’elle aurait, elle,contrairement à Nicolas Sarkozy, présenté des excuses au nom de laFrance, en quoi voulez-vous donc que cela constitue une quelcon-que avancée ? A-t-elle précisé l’objet de telles excuses ? Bien sûrque non ! Or, on présente ses excuses pour avoir fait quelque choseou pour n’avoir rien fait. Encore faut-il en préciser l’objet ! Quandelle affirmera qu’il s’agit de présenter des excuses non pas pour la

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passivité de la France officielle dans le génocide des Tutsi mais bienpour l’activisme génocidaire de cette dernière, alors seulement pren-drons-nous soin d’écouter une voix qui nous apparaîtra alors pourautre chose que celle de son maître.

Quant aux résultats de votre enquête, n’assiste-t-on pas à unemontée de degré dans l’accusation ?Une montée de degré, c’est certain. Permettez-moi plutôt de répondreà une question que vous ne m’avez pas posée : est-on passé à autrechose ? Autrement dit, a-t-on fait un saut qualitatif au cours de la mon-tée en degré de cette accusation portée contre la France officielle ?

Rien de tel qu’une courte analogie physique pour illustrer mes pro-pos, votre « montée de degré » s’y prêtant particulièrement bien.L’eau entre en ébullition à cent degrés Celsius et devient glace à zérodegré Celsius, ces deux points critiques étant connus par les physi-ciens sous le nom de « transition de phase ». Ensuite faut-il encorese poser la question de ce que représente réellement une transitionde phase. Est-on vraiment passé à autre chose à l’issue de la transi-tion liquide-solide ou liquide-vapeur ? C’est pour moi seulement unequestion de point de vue, de perception, de connaissance aussi.

Or, il en va de même lorsqu’il s’agit de mesurer la « montée de degré »dans l’accusation portée contre la France officielle. S’accompagne-t-elle d’un changement qualitatif ? Est-on passé à autre chose ou bienn’est-ce que la même accusation, certes plus précise et plus fournieen faits confondants ? De la même manière que pour le cas de l’eau,je dirai qu’il s’agit ici d’une question de point de vue, de connais-sance aussi, et de conscience enfin.

Ma réponse va peut-être vous surprendre, mais le fait que les soldatsfrançais aient directement tiré sur des milliers de Tutsi, si cela me cho-que bien évidemment, ne m’atteint en soi pas plus que le fait qu’ilsaient accompagné leur génocide en toute connaissance de cause.

Qu’est-ce que cela change en effet que l’on fasse ou que l’on fassefaire ? Quand, en avril 1994, le général Poncet, alors commandantde l’opération d’évacuation Amaryllis, recevait comme directive deParis de faire en sorte que les médias ne se rendent pas compte que

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les soldats français n’empêchaient pas les massacres dont ils étaientalors les témoins proches, et quand on garde à l’esprit que ceux quilui donnèrent cette directive savaient alors pertinemment que cesmassacres n’étaient autre que la mise en œuvre du génocide des Tutsi,qu’est-ce que cela change, quant à leur responsabilité, que ce soientdes soldats français qui aient ou non directement massacré ces civils ?

Si l’accusation nous fait passer à autre chose, c’est qu’elle met l’ac-cent sur le fait que les soldats français n’auront pas gardé le rôle quileur avait sans doute été assigné dans le déroulement du scénariogénocidaire. Pour mettre en œuvre un génocide, tout le monde sedoit en effet d’être à sa place. Or, ce qui me surprend dans la décou-verte que j’ai faite, c’est que les soldats français soient donc allésjusqu’à occuper une place de choix parmi les tueurs au moment oùces derniers œuvraient au massacre de masse de ces hommes, de cesfemmes et de ces enfants, ce alors que tout avait pourtant été conçupour que le génocide des Tutsi ne nous apparaisse que comme unenouvelle lutte tribale des plus africaines, autrement dit… entre euxseulement.

Mon enquête atteste que c’est précisément parce que le génocide desTutsi ne s’est pas déroulé comme prévu, comme il avait probable-ment été conçu, que les soldats français durent finalement mettre lamain à la patte aux fins de venir en aide aux miliciens génocidairesqui, seuls, n’étaient pas en mesure de venir à bout de la résistance queleur opposaient alors les habitants de Bisesero ainsi que ceux qui lesavaient rejoints pour tenter d’échapper à leur mort programmée dansles stades et autres églises de la préfecture de Kibuye. La participationdes soldats français au massacre de masse des Tutsi n’était donc pro-bablement pas au programme initial. Ce sont, selon moi, les circons-tances qui auront nécessité une telle improvisation.

Pour résumer, l’accusation semblera certes plus grave à ceux quin’avaient jusqu’alors pas encore mesuré la terrible réalité de la com-plicité de la France officielle dans le génocide des Tutsi, à ceux quiavaient, jusqu’à présent et à leur insu, été mis à distance de la réa-lité de cette ignominie par des propos tels que ceux tenus parCharles Josselin ou Jacques Lanxade selon qui « ce ne sont pas dessoldats français qui tenaient les machettes qui ont tué plusieurs centaines

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de milliers de Tutsi ». Non, en effet, ce ne sont pas des machettesqu’ils tenaient, mais bien des mitraillettes et des lance-roquettes,des armes qui, elles, tuèrent les Tutsi bien plus efficacement que lesarmes traditionnelles, ce juste avant que les miliciens ne viennentachever les blessés par balles avec leurs machettes. Il y avaitjusqu’alors effectivement de quoi maintenir le trouble. Pour ces gensqu’on a manipulés des années durant est toutefois aujourd’hui venule temps du réveil. Du terrible réveil.

On vous objectera que ces témoignages, recueillis aujourd’hui,pourraient ne pas être fiables. Qu’avez-vous à répondre à cela ?Il est tout à fait normal que mon enquête soit soumise à des questionsde ce type. Je le souhaite d’ailleurs vivement, car c’est le passage parlequel toute personne désireuse de se forger un honnête point de vuese doit de passer.

Je me suis moi-même fait l’avocat du diable à chaque instant de monenquête au point de m’être parfois attiré l’impatience de certains demes témoins qui ont probablement fini par se demander si je les pre-nais vraiment au sérieux. Il fallait alors que je leur explique que maméthode nécessitait que je mette en doute aussi bien leur capacité àse souvenir précisément des faits que leur aptitude à les restituer pro-prement. Je ne suis toutefois pas allé jusqu’à leur dire qu’elle intégraitégalement, par principe, mon doute quant à leur bonne foi.

Je commencerai à répondre à votre question en vous faisant savoirque les rushes vidéo consignent la mise en œuvre de cetteméthode. Car à partir du moment où a démarré l’enquête sur laprésence des soldats français à Bisesero à la mi-mai 1994 – ce queje n’avais initialement pas prévu de faire avant qu’un rescapé nem’ouvre cette piste –, j’ai pris la décision de ne plus rien couper.Jusqu’alors, il m’était arrivé de demander au caméraman de couperla caméra lorsque je considérais par exemple que nous empruntionsune direction qui n’intéresserait pas le public. Je devais en effettenir mon budget, limiter la pellicule ainsi que tous les autres fraisproportionnels au temps passé.

Pour tout dire, j’avais alors commencé à travailler avec une idée bienprécise : celle consistant à récolter des témoignages semblables à

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ceux que j’avais déjà entendus deux ans plus tôt, à Kigali, au coursdes auditions de la commission rwandaise sur l’implication de laFrance dans le génocide des Tutsi. Je m’étais dit en effet que la seulemanière de sensibiliser le public à la réalité du comportement des sol-dats français pendant ce génocide était tout simplement de le mettredans les mêmes conditions que celles dans lesquelles j’avais moi-même été placé lorsque j’avais fait face à des personnes venues détail-ler comment elles avaient été violées par des soldats français ou bienencore été larguées d’un hélicoptère français pendant l’opérationTurquoise. Autrement dit, je préjugeais du contenu des témoignagesque j’allais récolter, allant même jusqu’à me mettre à la recherched’une femme violée ou d’un homme largué par hélicoptère, un peucomme on va au marché.

C’est alors que des témoins m’ont dit des choses que je n’avais aupara-vant jamais entendues. C’est à cet instant que j’ai considéré qu’il fallaittout filmer : mes doutes, mes hésitations, mes colères face à un témoinque je considérais alors me mener en bateau tandis que je ne faisais enfait moi-même que m’accrocher à l’histoire connue, mes discussionssans fin avec les membres de l’équipe de tournage au sujet de ce quenous étions en train de découvrir. Car, oui, nous étions en train devivre une découverte en directe. Cela en soi faisant partie de l’Histoire,il fallait en garder la mémoire. Donc : interdiction de couper !

De plus, je ne voulais pas qu’on puisse dire un jour que je me seraisun tant soit peu arrangé avec les témoins que je filmais. Ceci me per-met de revenir à votre question. Vous avez maintenant compris quele cœur même des rushes consigne la rigueur avec laquelle a été miseen questionnement, tout au long de l’enquête, la fiabilité des témoi-gnages. Car, avant que je ne considère un témoignage comme fiable,il aura en effet fallu que ce dernier passe à travers de très nombreusesétapes souvent éprouvantes pour mes témoins – aussi bien que pourmon équipe d’ailleurs –, ce que les chercheurs et historiens ne man-queront pas de découvrir eux-mêmes. Je m’explique.

Un témoignage a de nombreuses raisons de ne pas être considéré apriori comme fiable. Prenons un exemple si vous le voulez bien. Untémoin peut très bien se tromper de date et dire qu’il a vu quelquechose au mois de mai alors que cette chose s’est en réalité passée,

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disons, au mois de juin. C’est pourquoi je ne me suis jamais contentéde cette illusoire précision d’information temporelle. J’ai ainsi testéla capacité des témoins à restituer d’autres dates proprement. Desdates d’événements que je savais qu’eux et moi connaissions parfai-tement. Et je ne m’en suis pas tenu là.

La référence temporelle absolue utilisée parfois par les témoins nepeut suffire si bien que j’ai systématiquement tenté d’obtenir d’euxd’autres façons de me présenter une date en leur posant toutes sortesde questions leur imposant une référence relative, des questions dutype : « Combien de jours ou de semaines après l’assassinat du présidentHabyarimana ? », « Combien de jours avant l’arrivée des soldats deTurquoise ?», et même parfois lorsqu’il s’agissait de s’assurer d’unedate limite et que le témoin était un paysan : « Le sorgho était-il déjàmûr ? » Ce n’est qu’après avoir recoupé leur information initialeavec d’autres façons de la présenter que j’ai ou non validé la fiabilitéd’une réponse. Il aura donc fallu une patience infinie.

Un autre exemple me revient en tête. J’ai passé une grande partie demon temps à partir à la chasse aux contradictions. Je me souviensnotamment d’un ancien milicien me décrivant la scène du rassem-blement du 12 mai 1994 à Mubuga, juste avant que les soldats fran-çais ne partent par la route en reconnaissance afin de débusquer lesTutsi en vue de leur massacre du lendemain. Cet homme me décritla position des passagers de la voiture qui amène alors à Mubuga lebourgmestre Charles Sikubwabo. Je ne pense pas me tromper endisant que nous avons passé au moins une demi-heure à détailler etrepasser en revue les positions des différents passagers de cette voi-ture au point que si, volontairement ou non, ce qu’il disait avait étéerroné, nous nous serions nécessairement pris les pieds dans le tapis.

Vous savez, il y a trente six façons de demander si telle personne estsur le siège avant, arrière ou encore au volant d’une voiture, des ques-tions qu’il vous est loisible de poser à tout instant, même quand vousparlez d’autre chose. Et je ne m’en suis pas privé, à tel point que mesinterviews ont vite pris l’allure d’un interrogatoire de police auqueltout le monde s’est plié avec en général beaucoup de patience.

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Ainsi, l’armée française aurait directement procédé au massacre dedizaines de milliers de civils, dans la phase terminale du génocidedes tutsi. Vous disiez vous-même que le fait est énorme. Quellesuites imaginez-vous pour une telle découverte ?Les suites à cette découverte me semblent assez téléphonées. Du côtédes néo-négationnistes tout d’abord, qui vont probablement com-mencer par observer l’évolution de la polémique sans mot dire.Inutile en effet d’en rajouter quand la nouvelle pourrait très biend’elle-même passer aux oubliettes. Ils devraient à cette fin comptersur le silence des médias.

Quand ils verront toutefois que l’information ne peut être aussifacilement étouffée, je pense que je ferai alors l’objet d’attaques adhominem, ce qui se pratique couramment, depuis l’Antiquité,lorsqu’il s’agit de tenter de décrédibiliser ce que dit une personneen s’attaquant directement à cette dernière plutôt qu’à ce qu’elledit. Cela a été théorisé aussi bien par Aristote que Schopenhauerdont les néo-négationnistes sont, n’en doutons pas, des lecteursassidus, quand bien même ce n’était pas à ce type de personnagesque les deux grands philosophes avaient initialement prévu de four-nir un mode d’emploi.

Quand enfin la situation sera telle qu’il ne sera plus envisageabled’étouffer, d’une manière ou d’une autre, la réalité du génocidecommis par les soldats français en mai 1994 à l’encontre de Tutsi,il s’agira alors de les considérer comme des « soldats perdus » enAfrique, ceci pour reprendre l’expression d’Hubert Védrine dansPolitis, l’ancien Secrétaire général de l’Elysée ayant depuis aoûtdernier déjà anticipé l’évolution de la polémique en commen-çant à ouvrir la piste des mercenaires. Un grand classique dunéo-colonialisme français !

Nous assisterons alors au retour en scène médiatique d’un certainPaul Barril, que l’on accusera dès lors de tous les maux, car telle serasa fonction ultime dans une histoire où il ne fait aucun doute qu’ileut son rôle. La polémique va ainsi se déplacer vers la question desavoir si cet homme et les siens auraient été des « soldats perdus »,certains médias saisissant cette occasion pour feindre d’avoir enfincompris que si l’on a, pendant des années, accusé la France officielle

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de complicité dans le génocide des Tutsi, c’est que ces Blancs aperçuspar des rescapés et des miliciens pendant le génocide n’étaient en faitque… des mercenaires ! Après la « révélation » de cette malheu-reuse confusion, la France officielle considérera dès lors avoir lavéson honneur sur l’autel du sacrifice de Barril, le dernier étage lancépar la « fusée France officielle ». Ça, c’est le chemin prévisible quene va pas manquer d’emprunter cette France qui n’a, de ce point devue, rien à envier à celle de Vichy.

Et puis il y a une autre partition, celle que joue en ce momentmême le fleuve tranquille de l’Histoire. Une mélodie qui n’a elleque faire des gesticulations néo-négationnistes. Son rôle, c’estd’avancer, et nous de l’accompagner. Elle sait où elle va. Et elle yva. Alors, l’accompagner comment ? Et bien en racontant, patiem-ment, à qui voudra lire ou écouter, à qui voudra ne pas être laisséau bord de la rive de ce fleuve.

Je rencontre tout à l’heure une trentaine d’élèves d’une classe deBagnolet. Ce n’est rien et c’est beaucoup. Patience et détermination.Accompagnement de l’Histoire, voilà ce qu’il nous reste à faire.

Mais le devoir est aussi judiciaire et c’est urgent. Mes témoins onttous fait connaître leur désir de répéter ce qu’ils m’ont dit devant uneCour de Justice nationale ou internationale. Il y a deux jours, le9 mars 2010, j’ai ainsi envoyé un courrier au Procureur du TribunalPénal International pour le Rwanda aux fins de le lui faire savoir.

Il se trouve qu’un témoin à charge a en effet récemment parlé de laprésence d’une soixantaine de soldats français entre avril et juillet1994 en plein centre du Rwanda. Or, cette information vient corro-borer celle qui a été révélée par le Wall Street Journal le 26 février der-nier au terme de mon enquête. L’avocat du prévenu a demandé àParis des précisions sur cette présence et pourrait conclure de l’ab-sence prévisible de réponse en la non-fiabilité du témoin à charge.Raisonnement absurde si l’en est !

Par ailleurs, pour le volet judiciaire, il va bien falloir enfin que despoursuites soient lancées. Or je ne suis pas juriste, mais les élémentsque j’ai en ma possession sont évidemment à la disposition de touteprocédure visant à punir ceux, tous ceux, qui ont activement parti-cipé au « ça » du « Plus jamais ça ». n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Témoignage deSamuel Musabyimana,

habitant rescapé deBisesero

Chers invités,

C’est un plaisir et un honneur pour moi de pouvoir vous don-ner mon témoignage, mais je ne vous cache pas que cela me faiténormément de peine, parce que ça réveille en moi des souvenirstrop douloureux. Néanmoins, j’ai accepté de le faire pour rendrehommage à tous les Tutsi qui ont été massacrés pour ce qu’ils sont, jele fais pour tous les rescapés, qui, comme moi, ont connu l’enfer pen-dant les longs cent jours qu’a duré le génocide.

Les tueries dans la région de Kibuye, surtout de Bisesero, occu-pent une place unique dans l’histoire du génocide des Tutsi auRwanda. Les Tutsi de cette fameuse région ont beaucoup souffert,mais ils ont longtemps essayé de résister aux génocidaires hutu. Avecdes pierres comme seules armes à leur disposition, ils se sont battuscontre les soldats de l’armée nationale (FAR), contre les gendarmes,contre les milices interahamwe, contre les autorités locales qui, eux,disposaient d’armes à feu, de grenades, et surtout de villageois armésde machettes, de gourdins, etc.

Comme vous l’avez vu dans le film [le documentaire de CécileGrenier, projeté en ouverture du colloque], cette région est consti-tuée de nombreuses collines, les Tutsi de chaque colline essayèrentde se défendre jusqu’au dernier. C’était notre objectif, en avril 1994.J’étais sur la colline Kizenga, un peu loin du sommet de la colline deBisesero.

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Tout a brutalement changé depuis le 7 avril 1994, où tout d’uncoup, le droit à la vie pour moi, ma famille et tous les Tutsi a été défi-nitivement remis en question. L’État de l’époque venait de donner lecoup d’envoi du projet d’extermination de l’ethnie tutsi.

Cette date du 7 avril 1994, correspond au début d’un véritablechemin de croix, qui va être le mien, dans une sorte de déroulementà la frontière entre le rêve et la réalité.

Assez tôt, toutes les maisons, celle de ma famille et celles detous les Tutsi de la région sont brûlées, sur ma colline, les premièrestêtes commencent à tomber dès la nuit du 7 avril 1994.

Le 8 avril 1994, ma mère qui espère que le ciel va me garder,m’envoie loin d’elle en croyant que les tueurs cherchent d’abord lesjeunes tutsi comme ce fut le cas pendant les années précédentes.Depuis ce jour, je ne la reverrai plus, ni elle, ni mon père, ni ma fra-trie ; tous seront tués.

Des semaines et des semaines d’horreur, sur la colline deKizenga. Un terrible vide va inévitablement continuer à se créerautour de moi. Je suis sur cette maudite colline avec mon grand frèreet quelques uns de ses enfants. Je n’oublierai jamais les gémissementsdu petit Kondoli, enfant de cinq ans, qui pleurait toutes les nuits àcause du froid, sous la pluie abondante du mois d’avril. J’étais aussiavec la famille de mon oncle.

Malgré notre vaillante résistance, tous vont périr, l’un aprèsl’autre, devant mes yeux qui ne me servaient plus qu’à regarder lesang des miens, éteints pour toujours, bien sûr sous le silence assour-dissant du monde et du Bon Dieu.

L’ÉXODE VERS LES SOMMETS DES COLLINES

Vers la soirée du 8 avril, les nouvelles concernant les premièresattaques à l’encontre des Tutsi parvinrent partout dans la région detrois communes frontalières, à savoir : Gishyita où se trouve Bisesero,Rwamatamu et Gisovu. Des maisons brûlaient partout, le bruit desarmes à feu et des grenades commencèrent à retentir.

Nous le savions très bien, comme nos parents nous le racon-taient, que, lors de chaque attaque et chaque massacre commis dansles années 1959, 1962 et 1973, les Tutsi grimpaient à grand peinejusqu’aux sommets de nombreuses collines de la région, ils se regrou-pèrent pour se défendre et défendre leur bétail contre les Hutu.

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Kizenga était très symbolique comme colline stratégique dansles tueries de 1959, 1973… une colline très escarpée avec beaucoupde pierres. Je suis monté avec la famille de mon oncle ce soir là, etnous étions les premiers à y passer la première terrible nuit du che-min de croix. Le lendemain, les premiers réfugiés nous rejoignirent,certains étaient venus avec leurs familles respectives et leur bétail,convaincus qu’ils parviendraient à tenir ferme. D’autres vinrentseuls, les membres de leur famille ayant déjà été tués lors des violen-ces immédiates qui signalèrent le commencement du génocide.

Le lendemain à 10 heures, la première attaque nous a surpris.Deux camionnettes pleines de soldats, conduits par l’homme d’affaireRuzindana Obed, arrivèrent au pied de la colline. Les soldats descen-dirent de leurs camionnettes, ils prirent un peu de temps pour obser-ver la pente de la colline, quelques minutes après, ils commencèrent àmonter en tirant à distance. La panique a été totale de notre côté.C’était le désordre complet parmi nous, les premiers commencèrent às’enfuir. On courait dans toutes les directions, les soldats tiraient der-rière nous, les sifflets de balles passaient au-dessus de ma tête sansarrêt. C’est à ce moment que j’ai vraiment commencé à sentir la mort.

En courant, je me suis perdu dans la forêt, et j’ai perdu complè-tement la trace des autres. Je suis tombé dans un fossé et j’y suis restésans bouger toute la journée. Les villageois hutu passaient tout prèsde ce fossé avec les premières vaches volées ; je ne bougeais pas,j’avais même peur de ma respiration, car je pensais qu’en passant, ilsm’entendraient respirer.

Alors que je réfléchissais à la manière de sortir de ce fossé et àoù aller, une personne qui avait échappé aux tueurs est tombée dansle même fossé sans savoir qu’il y avait déjà quelqu’un. J’ai gardé monsang froid et je n’ai fait aucun mouvement. Il m’a vu mais lui aussiest resté silencieux, on ne voyait pas réellement que c’était un fossé,car, il était couvert d’herbes. Cela nous a sauvés parce que les tueursn’ont pas su où nous étions passés. (Après le départ des tueurs quivenaient de perdre leur proie, mon compagnon d’infortune et moi,avons ri de nos retrouvailles dans le même fossé. C’est une petiteparenthèse douloureuse mais amusante.)

Nous avons vécu une histoire bizarre pendant le peu de tempsque nous avons passé ensemble dans ce trou. Alors que nous appli-quions à ne pas donner la chance aux tueurs de nous repérer, d’uncoup, Gasarasi (le nom de mon compagnon) a sauté en criant :« yampaye inka Rukagana !». Je lui ai dit : «Tu es fou ?» Nous avions

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gêné trop longtemps un serpent qui a dû supporter le poids de deuxhommes : il voulait nous montrer qu’il en avait quand même assez,même si nous étions en danger, il fallait qu’il bouge ou bien que nouspartions !!! Le serpent commençait à bouger, et à ce moment làGasarasi l’a vu et a bondi de peur. Il avait oublié que le serpent étaitmoins dangereux que les Hutu qui nous pourchassaient. Je diraismême qu’il était gentil de nous avoir accueillis sur son territoire. J’aigrondé mon compagnon en l’intimant de ne plus bouger, car, le« gentil serpent » nous avait laissé tranquilles. Le serpent est partidoucement sans problème. Ma foi, le pauvre Gasarasi, qui était unami de ma famille, a fini par être tué dans les attaques qui ont suivi !

Nous sommes sortis du fossé pendant la nuit, par chance, verstrois heures du matin, j’ai vu du feu au sommet de la colline Kizenga.J’ai dit à Gasarasi qu’il s’agissait probablement de nos hommes. Laseule chose que nous pouvions faire était de faire notre possible pourque nous puissions y aller pour voir si c’était vraiment les nôtres.C’était vrai. Nous y sommes arrivés vers 5 heures du matin, et j’y airetrouvé du monde avec la famille de mon oncle, mon frère et sesenfants. Ils étaient soucieux pour moi, ils pensaient que j’avais ététué. Ils nous ont raconté que la décision avait été prise de se défen-dre malgré la puissance des Hutu avec leurs armes à feu, et que toutle monde devait tout faire pour que nous gagnions la bataille.

Le plan stratégique a été conçu par les anciens combattants quiavaient pris part aux batailles de 1959, et qui savaient commentchasser les Hutu. Mais, ils n’avaient que des bâtons, des pierres, deslances traditionnelles et des machettes pour lutter contre les armes àfeu de nos assaillants.

Je n’ai pas eu le temps de me reposer. À huit heures, les mêmesvéhicules que la veille revinrent pleins de soldats avec une foule hutuderrière. Avec beaucoup d’animation et des sifflets, ils scandaient enKinyarwanda : «Ye tubatsembatsembe !» (Oh ! Éliminons-les !!!).

Nous nous sommes préparés pour commencer le combat. Notretactique était d’aligner nos gens en trois catégories. La première : leshommes forts et les jeunes gens au premier rang, au milieu de la col-line ; la deuxième : les filles et les femmes qui ramassaient et regrou-paient des pierres au deuxième rang ; et la troisième : les vieux, ainsique tout le bétail au sommet de la colline, mais qui regroupaient aussides pierres. Une autre tactique était que, si la première ligne étaitbattue, il fallait se replier à la deuxième mais sur le signal de quelques

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chefs désignés parmi nous. Si la deuxième ligne avait tendance à êtrerepoussée, il fallait tout de suite se mêler à l’ennemi au lieu de sereplier au sommet.

La première attaque a commencé tôt, à neuf heures. Les assail-lants montèrent la colline en tirant à distance. J’étais bien sûr parmiles jeunes et les hommes au premier rang. La pluie des balles et desgrenades pleuvait sur nous. Nous nous sommes couchés par terre,pour attendre qu’ils montent jusqu’à un endroit où nous pourrions lesatteindre par nos pierres, mais aussi pour ne pas gaspiller nos pierres.

Les assaillants montaient davantage. Quand ils se rendirentcompte que tout le monde était couché, ils se rapprochèrent de nous,et là alors, le combat commença ! Les jets de lances et de pierres denotre côté, tandis que du leur, ils lançaient des grenades et tiraientavec des armes automatiques. Les villageois avaient des machettes etjetaient aussi les pierres. Notre premier rang fut repoussé et nousnous repliâmes sur le deuxième. Ils nous approchèrent de nouveaupour nous pousser vers le sommet. C’est à ce moment que notresignal de se mêler aux assaillants fut donné par nos chefs.

Il n’y avait pas d’autre choix. Nous nous sommes mêlés tout desuite aux assaillants. Pour nos hommes qui savaient bien projeter deslances, c’était l’occasion de le faire. Quant à nous, nous jetions lespierres et nous utilisions aussi les machettes sans hésitation. Lesassaillants perdaient la position et la possibilité d’utiliser leurs armesà feu ou de lancer les grenades au risque de tuer les leurs. Ils avaientpeur de mourir. Quand ils voyaient quelques uns parmi eux tomber,ils retournaient derrière jusqu’à ce que, d’un coup, eux aussi se don-nent le signal de redescendre tous !

Nous profitions de cette opportunité pour les pousser. C’est là oùréellement nos projeteurs de lances profitaient de l’occasion pour tuerquelques ennemis pendant les premiers jours et pour leur faire peur,car, l’ennemi qui recevait une lance dans le dos ne se relevait plus,comme celui qui recevait un coup de pierre à la tête. Ce fut le cas d’unpolicer communal qui est tombé dans ces circonstances. Il a reçu unelance dans le dos en courant, juste vers le pied de la colline (c’étaitimpressionnant de le voir nous demander pardon avec la paniqueincroyable d’avoir peur de mourir !!!). Son fusil était vide de cartou-ches, bien sûr après avoir tué un grand nombre des nôtres. À son côté,il y avait un soldat à terre, mais lui avait reçu un coup de pierre auvisage et il n’arrivait plus à courir. Son collègue a pris son fusil que

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nous lui avons ravi. Nous n’avions pas de chance, car, les deux boîtesde cartouches que nous avons trouvées dans les poches du soldatblessé, ne correspondaient pas avec le fusil du policier !!!! Donc,cela ne nous a pas servi parce que nous n’avons pas pu les utiliser !

Souvent nous repoussions l’ennemi assez loin mais avec lesconsignes de la limite que nous ne devions pas dépasser, car, sinonnous risquions de nous disperser et tomber dans la zone de l’ennemi.Arrivant au pied de la colline, l’ennemi se réorganisait pour remon-ter. De notre côté, c’était la routine de regrouper les pierres et deprendre encore position comme avant.

Les femmes et les enfants hutu faisaient l’animation et jouaientdes tambours avant de recommencer le combat. La majorité des fem-mes et des enfants hutu couraient aussi dans les champs et dans lesmaisons des Tutsi pour les piller. Mais c’était terrible de voir les nom-breux tueurs avant qu’ils ne montent la colline.

À part leurs armes à feu, notre positon était efficace. Les assail-lants avaient peine à monter la pente peu praticable, et pour nous,la position était avantageuse pour jeter une pierre ou une lance !

Durant les premiers jours, je dirais que le bilan du combat étaitpositif pour nous, car, il y eut beaucoup plus de morts du côté desassaillants que du nôtre.

Mais, comme nous devions faire face à une succession quoti-dienne de batailles, qui duraient souvent de 9 heures du matin à latombée de la nuit, nous avions élaboré une routine pour gérer lescombats, comme pour lutter contre la faim. Le soir quand l’ennemise retirait, nous nous rassemblions sur la colline pour faire le bilan dela journée. Nous nous réunissions et nous nous partagions diversestâches.

Des groupes d’hommes forts et de jeunes gens allaient piller lesbananes et les maniocs dans les champs des Hutu parce que, dans leschamps des Tutsi, il n’y avait plus rien, tout avait été pillé dès le pre-mier jour.

Un autre groupe allait puiser de l’eau dans les ruisseaux au piedde la colline, ce qui était très risqué (une fois nous sommes tombésdans une embuscade qui a emporté nos quatre jeunes garçons). Tandisqu’un autre groupe veillait pour éviter que l’ennemi ne nous sur-prenne. D’autres personnes enterraient nos gens qui étaient tombéssur le champ de bataille et ramassaient aussi de nouveau des pierres.

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Les premiers jours, même s’il pleuvait beaucoup et que nous nedormions pas, nous gardions le moral. Nous nous motivions envoyant comment nous chassions l’ennemi avec nos bâtons alors, qu’ilavait des armes à feu. On espérait aussi un arrêt des tueries.

C’était terrible. Comme les jours avançaient, nous ramassionset jetions des pierres alors que nos mains saignaient sans arrêt, lesinfections commençaient à se manifester. Nous avions des ganglionspartout, les vrais combattants commençaient à être fatigués, et sou-vent ils mouraient tôt sous les balles de l’ennemi. Vers la fin du mois,le désespoir était inévitable !

À la fin du mois d’avril 1994, notre résistance était affaiblie.C’était la saison des pluies, il faisait très froid, et le temps était trèshumide. Les épreuves de la vie sur la colline nous ont laissés en proieà la faim, la soif, la fatigue, les maladies comme la dysenterie, donc,le désespoir commençait à s’installer, car, nous étions conscients qu’ilne restait aucun lieu sûr pour nous. Les morts s’empilaient sur lesflancs de la colline et personne n’avait plus le temps de les enterrer.

Bref, le reste de nos soirées plongé dans un désespoir plus pro-fond. Les jours de combats se suivaient et se ressemblaient, avec laseule différence que le nombre de cadavres ne cessait d’augmenter.

L’IMPITOYABLE MASSACRE

Les dates du 28, 29 et 30 avril 1994, marquèrent le début de lafin pour les Tutsi de Kizenga. Ce fut le pire moment de notre luttecollective. Tenant compte des ressources massives dont disposaientles génocidaires, et de leur résolution à éliminer jusqu’au dernier Tutside la région, des soldats et des miliciens venaient de Bugarama sousle contrôle du génocidaire le plus connu de Cyangugu, John YusufuMunyakazi ; d’autres, arrivant de Gisenyi, de Gikongoro se joignirentaux tueurs locaux, dont Ruzindana Obed qui dirigeait toute la massehutu de la région. Ils arrivèrent à bord de bus, de camions et de voi-tures, d’autres vinrent à pied, en chantant, en sifflant et en tapant surles tambours. Ils ont encerclé toute la colline. Même là où nous pen-sions qu’ils auraient peur de passer, ils la gravirent.

Les soldats ont placé un canon au sommet d’une colline en face,pour tirer sur nous de loin ; beaucoup parmi nous furent tués ou bles-sés, en particulier, les femmes et les enfants qui se regroupaient ausommet. Nous ne voyions plus que des corps des nôtres déchiquetéspar des obus. Je vous assure que c’était un vrai cauchemar.

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On n’entendait plus notre cher groupe de jeunes filles qui nousanimaient avec les chansons religieuses, le reste de leur groupe futdétruit par un obus incendiaire. J’étais tout près d’elles mais je nevoyais que leurs bras, des jambes volaient sur moi. Leur souvenir etleurs chansons me traumatisent chaque fois que je raconte cette his-toire. Elles chantèrent jusqu’à la dernière minute en disant que notreDieu ne nous abandonnerait jamais, mais en vain. Ce qui était fou,c’est que les tueurs chantaient souvent aussi des chansons religieusesen disant que Dieu en avait assez de nos péchés, raison pour laquelleil les obligeaient à nous éliminer complètement.

Parmi les attaquants qui nous harcelaient tous les jours, il yavait souvent des prêtres et des pasteurs hutu locaux de toutes lesreligions qui venaient assister à la mort des ennemis de Dieu. Je vousassure que la présence de ces religieux donnait une sorte de moral auxtueurs villageois, assurés qu’ils faisaient du bien même pour Dieu.

Ce jour, le terrible combat commença vers 15 heures et se pour-suivit jusqu’à 18 heures. Les génocidaires montèrent d’une façonspectaculaire, avec une rapidité incroyable. Nous essayâmes de nousdéfendre comme d’habitude, mais les Interahamwe de Yusufu et lessoldats ramassaient les pierres que nous leur jetions et nous les ren-voyaient. Ils avancèrent sans peur, en uniforme. Les autres frappaientles civils qui avaient peur de monter jusqu’au sommet. Ils lançaientdu gaz lacrymogène, ce qui était une nouvelle arme utilisée par lesgénocidaires.

Le bruit des grenades et des armes automatiques nous rendaientcomplètement sourds. C’est là où je me suis dit : « Oh mon Dieu, c’estfini aujourd’hui, je ne te demande pas de me sauver, mais épargne-moi desmachettes des hutu, je t’en prie !». Je voulais mourir par balle mais enmême temps, je lançai des pierres même aveuglé par le gaz lacrymo-gène ; je les lançais dans le vide évidemment, dans l’espoir que jerecevrai au moins une balle dans la tête. J’en avais assez de sentir lamort tous les jours alors qu’elle finirait par m’emporter. Chaqueseconde j’attendais la mort sans savoir à quel moment elle viendrait !

Pour couper court, cette soirée, la colline de Kizenga fut pres-que complètement décimée. Quelques rares survivants rejoignirentceux qui restaient sur quelques collines de Bisesero.

Notre stratégie de nous mêler à l’ennemi était anéantie. Lestueurs ne reculèrent pas ce jour là. Ils essuyèrent quelques morts,mais ils ne voulaient pas du tout redescendre comme avant.

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Lorsqu’ils parvinrent au sommet, il commençait à faire nuit. Je mecachais sous des corps sans vie, les tueurs s’acharnaient aussi sur desvaches en achevant les blessés, en même temps. Puis, à la tombée dela nuit, ils s’en allèrent avec tout le bétail.

Je suis sorti de cet amas de cadavres la nuit, et j’ai entamé uneautre terrible histoire de résistance dans la forêt que je ne veux pasraconter aujourd’hui. Je ne vais pas entrer dans les détails de moncalvaire, parce que je ne veux pas réveiller en moi les souvenirs tropdouloureux.

Permettez-moi de vous faire une confidence. Quand j’ai com-mencé à rédiger ce témoignage, j’ai compris pourquoi certaines per-sonnes sont souvent très gênées par les histoires des rescapés, et nousdisent que nous exagérons dans nos témoignages. Je vous dis ça parceque j’ai eu de la peine à vous raconter tout ça. Je voulais aussi sauterquelques détails qui me semblent gênants. Et je me suis dit : si ça megêne alors que je l’ai vécu, comment ne puis-je pas comprendre ceuxqui nous disent qu’ils en ont assez de nos histoires qui se répètenttout le temps? Vous comprendrez par là que la plupart des rescapésn’arrivent pas à raconter tout ce qu’ils ont vécu.

Je vois comment dans les pays développés les États mobilisentdes psychologues, pour s’occuper des familles qui ont perdu l’un desleurs dans un attentat ou dans un accident quelconque. Je pense tou-jours aux pauvres rescapés qui ont vécu l’innommable et qui se cher-chent jusqu’à maintenant sans aides dans ce domaine, c’est là que jeme rends compte que nous sommes toujours résistants.

Je fais ça pour rendre hommage à mes chers amis de Bisesero quej’aime beaucoup, et que j’ai eu la joie de visiter l’année passée quandj’étais au Rwanda. Malgré tout, ils résistent encore dans leur vie pré-caire après le génocide, comme ils me l’ont raconté. Je le fais pour tousles Tutsi qui ont été bestialement massacrés pendant ce printempsrwandais de 1994, printemps de larmes et de sang. Je le fais pour mafamille restreinte, pour ma famille élargie, je rends hommage à monpetit Kondoli, à mes cousins qui étaient superbes dans les combats,même s’ils n’existent plus. Leur courage a été remarquable et resteragravé dans ma mémoire. Je ne vous oublierai jamais mes chers !!!!

Je le fais pour tous les rescapés qui ont souffert et qui soufrentencore de leurs blessures non soignées, seize ans après le génocide etqui meurent à petit feu.

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Je te remercie plus particulièrement Jean-Luc, pour ton invita-tion, grâce à toi, j’ai pu raconter un tout petit peu de mon histoire etsurtout j’ai pu rendre hommage aux formidables frères de Bisesero.Merci à Intore za Dieulefit, vous qui êtes à l’écoute de ces résistantsvivants à Bisesero. Grâce à vous, ces résistants de Bisesero ont puavoir au moins une vache comme leurs besoins primaires. Les resca-pés de Bisesero gardent toujours l’espoir que le monde a des femmeset des hommes de bon cœur comme vous, qui pouvez les aider àcontinuer à vivre malgré ces souvenirs si douloureux.

Je vous remercie de votre attention.

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Témoignages, débat

Jean-Luc Galabert : Je te remercie, Samuel, pour toutes ces paroles.Je te remercie profondément parce que ce n’est pas évident de pen-ser de nouveau aux lieux de sa souffrance. Je ne sais pas s’il y a undevoir de témoigner. Cela, je ne m’autoriserais pas à le dire. Maispour nous, il y a un devoir d’entendre ces paroles et de permettrequ’elles soient entendues. Nous avons le devoir de les rendre acces-sibles, c’est-à-dire de créer les conditions de possibilité du témoi-gnage, afin que ceux et celles qui veulent, ceux et celles qui peuventtémoigner, puisse le faire, pour que cette parole soit reconnue et quel’humanité puisse en tirer toutes les conséquences.Il était important que cette parole puisse se déployer et prendre tou-tes ses dimensions. Nous avons la chance de bénéficier de la présencede personnes qui viennent d’Allemagne. Elle n’étaient pas à Biseseromême. Elles étaient plus bas, à Kibuye. Elles peuvent apporter leurregard et leur témoignage propres. Il s’agit de JacquelineMukandanga et de Wolfgang Blam. Je les invite de manièreimpromptue à venir à la tribune pour dire ce qu’ils souhaitent. Ilsn’ont pas préparé de témoignage à proprement parler, mais je leurcède maintenant la place pour nous communiquer ce qu’ils veulent.Après ces deux interventions, nous ouvrirons le débat avec la salle.

TÉMOIGNAGES DE WOLFGANG BLAM,MÉDECIN À KIBUYE EN 1994,

ET DE JACQUELINE MUKANDANGA, RESCAPÉE DE KIBUYE.

Wolfgang Blam : Je suis médecin, et je travaillais au Rwanda de 1984jusqu’en 1998. J’étais à Kibuye au moment du génocide, ou plutôt àGikongoro. Je suis arrivé à Kibuye deux jours après où j’ai passé sixsemaines, pendant le génocide, jusqu’à ce que le consul honoraire àBukavu ne nous sauve par la voie du lac Kivu. Nous n’avons pas pré-paré un témoignage ici parce que nous ne sommes pas de Biseseromême. J’étais médecin à l’hôpital. J’ai travaillé et vécu à deux cent

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mètres de ce fameux stade de Kibuye où dix mille personnes ont étémassacrées. Nous avons quelques observations qui sont en liaisonavec Bisesero, parce que là où nous avons habité, nous voyions centcinquante mètres devant nous, la route de Kibuye vers Cyangugu. Eton a vu les soldats de Nations Unies partir par cette voie – une par-tie au moins. On a vu les camions, les véhicules avec les milicienspasser vers le sud, vers Bisesero. Nous avons nous-mêmes essayé defuir après trois semaines, après que tous nos membres de familles, lesamis, les voisins ont été tués. Et nous avons été arrêtés pendant touteune journée à Mugonero par le frère d’Obed Ruzindana, JosephMpambara. Parce qu’il est aux Pays-Bas, ce dernier est accusé de tor-ture car la loi aux Pays-Bas ne permet pas de l’accuser pour génocide.Et il a été jugé et nous sommes à présent dans la deuxième phase juri-dique. Je me mets à disposition pour vos questions, et mon épouseJacqueline va se présenter aussi.

Jacqueline Mukandanga : Bonjour. Merci de l’invitation. Commeon vient de me présenter, je suis Jacqueline Mukandanga Blam. Jeviens de Gishyita même. Je suis originaire de Gishyita. Pour ceux quiconnaissent la région, j’ai habité juste à coté du bureau communal deGishyita. Quand Jacques Morel m’a parlé du colloque, au départ,nous ne pouvions pas venir parce que c’est l’anniversaire de notre filsaîné, son 16ème anniversaire. Il avait deux mois quand le génocidea commencé, il était encore tout petit. Finalement, on a réfléchi, ons’est dit « Bisesero, c’est nous ; il faut y aller ». Il faut entendre ce quel’on dit sur Bisesero.Les gens de Bisesero sont mes gens. Ma mère a été tuée à Bisesero.Ma grand-mère a été tuée à Goma, à Mugonero. Mes frères ont ététués à Kibuye. Ils avaient parcouru tout Bisesero jusque chez nous, àl’hôpital. L’histoire de Bisesero, c’est mon histoire, et, en bref, j’aigrandi là-bas, j’y étais à l’école primaire.Je n’ai pas connu les attaques de Muyaga de l’année 1959, je n’étaispas encore née. [Muyaga signifie littéralement “coup de vent, tempête”,et désigne les premiers massacres de Tutsi de 1959. NDLR] 1973, j’aiconnu, j’étais encore à l’école primaire. On a brûlé notre maison, onétait à côté. Ma grand-mère a reçu un coup de machette, elle n’a pasété tuée mais il y a des voisins qui ont été tués. On a brûlé les mai-sons des Tutsi. Les Rwandais connaissent ce qu’on disait deKurwanya Nyakatsi. On a brûlé ces maisons dans le cadre deKurwanya Nyakatsi. [Campagne pour combattre les huttes de chaume,appelées Nyakatsi, par laquelle le gouvernement engageait à détruire les

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anciennes maisons pour les remplacer par des neuves. NDLR] Pourtant,nos maisons n’étaient pas les pires du voisinage. On n’a pas été tuéslà. Ma grand-mère a reçu un coup de machette. Après, nous avonsété logés dans une famille hutu dont le père de la famille avait grandichez mon grand-père. Il nous a logés et, ensuite, nous sommes ren-trés, nous avons reconstruit la maison – encore – et nous y sommesretournés avec mes grands-parents, parce que je vivais à ce moment-là chez eux. Bref, en 1973, on a brûlé les maisons de Bisesero. Onvoyait – ceux qui connaissent Gishyita le savent – tout ce qui se pas-sait à Bisesero, surtout les gens qui couraient ou qui criaient. Nous-mêmes, on courait.Ça s’est calmé quand le président Habyarimana a pris le pouvoir,alors, on est restés. Et il y a eu des problèmes dans les années 1980.Il y a eu encore des problèmes quand il y a eu le multipartisme etquand on a voulu élire les bourgmestres des autres partis. Là, il y a eudes menaces. Après, j’ai travaillé à Cyangugu. Je revenais de tempsen temps aussi à la maison pour les vacances, pour les congés.En 1990, quand a commencé l’attaque du FPR, on avait toujours desproblèmes, des insultes partout où on passait. On nous insultait. Onnous disait carrément : « vos jours sont comptés ». On faisait toujoursdes remarques comme ça, mais on était habitués. C’était vraimentune habitude. Tous les jours ont rencontrait des choses comme ça.En 1992, j’étais en congé chez moi à Gishyita, et, cette nuit-là, il y aeu une attaque qui est montée à partir du lac, et on disait quec’étaient des bandits qui venaient du lac Kivu. Et là, ça c’est terminépar... on a brûlé les maisons des Tutsi. On a tué des vaches aussi. Cequi était bizarre, je dirais, c’est qu’on volait des vaches d’une famille,et les vaches d’une autre famille hutu à coté, on n’y touchait pas. Ily avait deux petits magasins côte à côte appartenant à deux jeunesgens, celui du Tutsi a été pillé et l’autre ne l’a pas été. Et, comme ça,tous, nous nous sommes rassemblés dans le bureau communal. Beaucoup de gens avaient peur parce qu’il y avait des gens qui étaientdans le MDR et les autres n’avaient pas de parti. Donc, des Hutu, desTutsi, nous nous sommes tous rencontrés dans le bureau communal.Des jeunes gens et des hommes ont décidé d’aller contre-attaquer lessoi-disant voleurs qui venaient du lac. Et là, je me rappelle, à un cer-tain moment il y en a un qui est venu et qui a sélectionné les Hutu.Il a dit : « Venez, rentrez, vous ça ne vous regarde pas. » Nous, noussommes restés dans le bureau communal, et les autres sont rentrés àla maison. À ce moment là, des jeunes gens et des hommes ont

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décidé d’aller contre-attaquer les soi-disant voleurs qui venaient dulac. Ils ont trouvé des vaches tuées, et ils ont vu des maisons brulées.Je me rappelle, qu’à un certain un homme est venu ; il a sélectionnéles Hutu et leur a dit : « Venez, rentrez, vous ça ne vous regarde pas. »Nous, nous sommes restés au bureau communal, et les autres sontrentrés à la maison. Claver, un enseignant, avait été gravementblessé et il fallait l’amener en urgence à l’hôpital. Beaucoup de Hutuont refusé de nous aider et ce sont les Tutsi qui l’ont amené. Lebourgmestre qui était chez lui à ce moment n’a pas voulu intervenir.Les policiers qui étaient sur place n’ont pas voulu intervenir nonplus. Ils sont venus seulement le matin pour dire : « Rentrez chezvous. Il n’y a rien, c’était seulement des bandits. »En 1994, c’était l’apocalypse, comme cela a été dit. J’étais à Kibuyeavec Wolfgang Blam. Je venais d’avoir mon fils aîné. Il y a eu desmassacres. Moi, je n’ai pas fait la résistance, j’étais toujours assise à lamaison à attendre. À chaque minute, à chaque seconde, le tempsétait compté, on savait qu’on pouvait mourir dans la minute sui-vante. C’était vraiment... On n’avait pas d’issue. Chaque minute, onpensait qu’on allait mourir dans la minute suivante. Jusqu’au 27 avril,où nous avons voulu quitter par Cyangugu.Nous sommes arrivés à Mugonero. Je cite cette date parce qu’on estrestés toute la journée devant la maison de Ruzindana Obed. Là,devant la maison vide de ses parents, on a été jugés. Tout le mondevenait, disait ce qu’il voulait. « Ah, vous les Tutsi, pourquoi vous aveztué le président ? Et pourquoi toi tu es encore là ? Tout le monde estmort, toi tu es là. » Et là, je n’ai pas été tuée parce que, ce jour-là, lesgens étaient occupé justement par la colline de Samuel [voir témoi-gnage précédent]. Tous les Interahamwe étaient partis dans la com-mune chez Samuel. Sur le marché, il y avait très peu de monde, sur-tout des enfants, des jeunes. Ça faisait des va-et-vient.On entendait des bruits de grenades. Ceux qui étaient sur le marchédansaient, « Ah, entendez, on y est arrivés ! On est en train de lestuer ! » Et après, on venait me raconter comment on allait me tuer,quand on aurait terminé en haut. Bon, bien sûr, moi j’étais là, jeregardais tout ce monde qui dansait autour de moi, avec mon bébésur les genoux. En moi, j’étais déjà morte. Je regardais. C’étaitcomme un film, ces gens qui dansaient autour de moi. Je rigolais.« Ah, voilà, regardez ! On l’a dit, on l’a dit, les Tutsi sont méchants, vousvoyez comment ils sont méchants ! Est-ce que vous imaginez quelqu’unqui rigole alors qu’on est en train de lui décrire sa mort ? » J’étais déjà

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morte, et moi, je les voyais, j’avais même envie de leur dire… « Vousêtes dingues… C’est quoi ça, hein ? »Et après, ils se sont occupés de chez Samuel, parce qu’ils avaient unebase là, chez Ruzindana. Ils revenaient prendre des munitions. Ilsétaient habillés en militaires, les autres, c’étaient des miliciens. Ilsrevenaient pour prendre des munitions, pour prendre des bières. Ilsremontaient, ils redescendaient, jusqu’à ce que Ruzindana lui-mêmene descende. Il a dit : « Bon, moi, je ne veux pas voir un cadavre d’unefemme de Blanc. Vous auriez pu la tuer avant. Et si vous ne l’avez pas faitavant, alors faites-la retourner à Kibuye, c’est votre affaire. Et en plus,on n’avait pas à se faire des problèmes avec les Allemands parce que sivous tuez un Allemand, gare à vous ! »C’étaient des discussions qui étaient à côté de nous alors. « Tous lespays du monde entier nous ont lâché. Il ne nous reste que la France. Et sil’Allemagne nous lâche, la France va lâcher aussi, parce que ce sont desamis. Alors pour conserver cette bonne entente avec la France, il ne fautpas toucher à l’Allemand. » Et c’est ça qui m’a fait retourner à Kibuyejusqu’à maintenant. n

Débat avec la salle

Gervais Gahigiri : Mesdames et messieurs, je vois que nous sommesen retard. Mais tout ce que nous avons entendu aujourd’hui mériteune réflexion intense, un travail énorme. Je ne voudrais pas vousfrustrer de vos réactions, vos remarques, vos commentaires. La paroleest donc maintenant à la salle... Je prierai ceux qui prennent la parolede s’identifier et de dire à qui ils adressent leurs questions.

Xavier : Bonjour, je suis Xavier, et je voulais remercier les trois per-sonnes qui ont parlé parce qu’il faut beaucoup de courage pour évo-quer ce qu’ils ont vécu, et la mémoire de ceux qui sont disparus. Jene sais pas comment a dit Samuel, mais, à un moment il a parlé, de– je ne sais plus les mots – mais il m’a semblé entendre quelque chosecomme : « Qu’est-ce que l’humanité doit faire pour l’avenir ? », et jeme demandais ce que vous diriez aujourd’hui qui est essentiel, quichange dans la vie des peuples, dans les relations entre les êtreshumains pour que nous puissions dire, non pas « plus ça » parcequ’on l’avait déjà dit après Auschwitz et après d’autres tragédies.Mais quand même, cet espoir qu’on puisse vivre autrement les uns

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avec les autres. Voilà, je me demandais ce qui, aujourd’hui dans lemonde tel qu’il est, vous donne espoir, et à quoi vous encouragez lescitoyens des pays dits développés, comme ceux des pays dits en déve-loppement ? Excusez-moi si j’ai été un peu long.

Samuel Musabyimana : Pour moi, quand je parle du génocide – sur-tout aux rescapés, puisque les autres sont morts – je pense que lemonde nous a oubliés dans les circonstances où nous vivons, surtoutles rescapés – je ne dirais pas moi exactement puisque j’ai peut-êtrela chance de ne pas avoir été touché par les machettes ou bien lesgourdins ou bien les obus des génocidaires – mais pour les rescapés,ce qu’on peut faire pour la première fois, c’est réhabiliter les gens quiont tout perdu et surtout les malades qui sont toujours là et qui conti-nuent de mourir. Chaque fois que je vois un rescapé qui meurt deblessures de 1994, qui meurt sans se faire soigner, ce monde riche, ouoccidental comme on dit, il faut qu’il nous aide au moins à faire soi-gner les malades. Ce n’était pas une maladie comme la malaria oubien les autres maladies. Ce sont les blessures encore qui saignentjusqu’à maintenant, seize ans après. Le combat que nous menons, s’ily a quelqu’un qui nous écoute, c’est pour d’abord secourir les blessésqui meurent toujours.La deuxième chose qu’on peut faire, c’est aider les rescapés en lesréhabilitant. La réconciliation peut venir après, mais d’abord il fautla réhabilitation dans la vie quotidienne. Dans ce sens, quand je voisles gens qui font des films, qui écrivent des livres sur le Rwanda, surle génocide – je donne un exemple du film « Hôtel Rwanda » ou bienles autres films qu’on voit – les auteurs vont en Afrique pour réaliserces films, mais il n’y a aucun rescapé qui bénéficie au moins de cettehistoire, de son histoire.Il faudrait impliquer les rescapés qui ont toujours le courage deraconter, ou d’être experts. Les autres sont devenus les experts duRwanda. Les autres écrivent… Mais les vrais experts du génocide, cesont les rescapés. Il faut les impliquer dans les travaux de réhabilita-tion, ou bien faire quelque chose. C’est ça ou bien les enfants quin’ont pas eu l’occasion de suivre l’école. Actuellement, on dit qu’auRwanda, il y a le fond qui paye les frais scolaires. Ce fond paye leminerval [droit d’inscription dans les écoles. NDLR] de 40% des enfantsdans les écoles secondaires. Quand ils finissent l’école secondaire, onles laisse comme ça. Les enfants sont toujours dans un désespoirincroyable. Il faut qu’on nous aide pour remonter cette pente, poursurvivre.

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Au moins, c’est ça que je peux dire pour les pays riches qui peuventnous aider, ou bien de faire d’autres formations pour aller aussi aiderles autres qui n’arrivent pas à suivre le monde actuel... Je ne sais passi j’ai répondu comme ça.

Justin Gahigi : Je m’appelle Gahigi Justin. J’habite ici à Genève. Maquestion s’adresse au docteur Wolfgang. Vous avez vu des soldats etdes miliciens qui venaient à Bisesero. Est-ce ça confirme la questionqu’avait posée Cécile Grenier dans son film à propos de l’attaque du13 au 15 mai ? Elle cherchait à recouper différents témoignages pourêtre sûre. La deuxième chose, c’est sur les procès des génocidaires deKibuye. Avez-vous témoigné, ou avez-vous quelque chose à nousdire, entre autres sur le procès de Ruzindana Obed ? Nous avons suivices procès, vous avez été témoin, est-ce vous avez quelque chose ànous dire là-dessus ?

Wolfgang Blam : Pour l’observation des transports, je n’ai pas fait unprocès verbal ou une étude sur les véhicules et les transports qui pas-saient sur la route vers Cyangugu, mais de là où j’habitais, je pouvaisvoir la route qui descend vers Cyangugu. Alors, nous avons vu aussides véhicules des Nations Unies passer les premiers jours. C’était àpeu près une semaine après l’attentat contre l’avion, et c’était enparallèle avec la coupure du réseau de téléphone, alors c’était mau-vais signe. On voyait qu’on était délaissés par le monde. Nous avonsvu souvent des véhicules, non seulement commerciaux mais aussiindividuels, il y avait tout de même toujours encore de la circulation,et nous avons vu des camionnettes chargées de miliciens qui allaientdans le sud et revenaient après.Je ne me rappelle pas les dates, mais c’était après le « grand travail »à Kibuye, après le massacre au stade de Gatwero et à l’église, le 18avril. C’était plus ou moins régulier, alors je peux confirmer ce quej’ai déjà écrit dans mon petit texte, que, pour moi, il y avait une orga-nisation derrière. Ce n’était pas un soulèvement populaire commecela a été essayé d’être présenté par les organisateurs. C’était bienorganisé, et c’est ça qui m’a frappé dès le premier jour, parce que,dans mon école – j’avais fait heureusement des études détaillées surl’holocauste –, et je voyais que c’était une structure et une organisa-tion parallèles.Par contre, je ne peux pas – parce que j’étais un témoin au loin – jene peux pas confirmer qui organisait et qui circulait. Je n’ai pas vud’autres Blancs pendant toutes les six semaines, alors je n’ai pas vu de

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Français, et je n’étais pas sur la route même. Mais ce qui est clair, etce que ma femme a aussi décrit, c’est que les attaques contre les vic-times, contre la population tutsi et ceux qui les protégeaient, quiaidaient, c’était organisé, orchestré, cela se déroulait selon uneconcertation et un plan à établir encore par les recherches. Le deuxième point que vous avez posé, c’est la question du jugementde la justice, et là aussi j’aimerais compléter la réponse de Samuel. Laresponsabilité de la communauté internationale – comme cela a étédemandé – c’est d’abord de reconnaître le génocide. Ça s’est fait pourle Rwanda, au moins en grande partie, et là, nous sommes, en tantque victimes déjà plus avancés que les Arméniens, ou les gens auDarfour qui subissent encore pour le moment.La deuxième phase, c’est l’aide aux victimes, la réhabilitation. Maisje crois que ce qui pourrait finalement arriver après un « jamaisplus », c’est de faire des poursuites et des jugements effectifs. C’est çaqui a manqué au Rwanda. L’impunité a facilité et encouragé – et l’im-punité pendant le génocide, pendant les trois mois – le monde entierà fermer les yeux. Cela a permis de vraiment engendrer une grandecatastrophe. Alors, il y a bien quelques poursuites judiciaires qui, ànotre étonnement, se sont formées.Nous avons été appelés comme témoins pour une accusation auxPays-Bas contre le frère d’Obed Ruzindana. Il s’appelle JosephRuzindana alias Mpambara-Murakaza. Dans le temps, il était connupar nous sous cet autre nom. Nous avons été intégrés dans ce procèscomme témoins, après, nous avons compris que nous étions des vic-times parce que nous avons été arrêtés pendant toute une journée,avec une décharge contre lui. Une journée de torture contre moi,mon épouse et notre fils alors qu’il l’a passée indemne comparé ànous. Je ne sais pas si vous avez bien suivi ici mais il a été jugé en pre-mière instance, mais lui, et aussi le procureur, ont tous deux faitappel, donc c’est en deuxième instance maintenant. Et on va voir cequi va arriver.Nous sommes, d’un côté, fiers que la justice néerlandaise ait fait cesdémarches, et nous sommes quand même arrivés loin. Mais, d’unautre côté, la justice, la police et le procureur néerlandais reconnais-sent que leurs instruments pour poursuivre ne sont pas adaptés à cetype de crime. Parmi les sept charges, plusieurs ont été omises parcequ’il n’y avait qu’un seul témoin, et, dans la justice néerlandaise, untémoignage d’une seule personne n’est pas suffisant. Il faut au moinsdeux témoignages qui disent la même chose. Imaginez-vous pour le

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Rwanda. C’est en voie d’évolution. Les lois aux Pays-Bas ont étéchangées, on pourrait même, dans le futur, porter plainte pour crimesde génocide. C’est un projet de loi, mais j’espère que ça va aller dansce sens.Par contre, nous avons été interviewés, quand nous étions encore auRwanda après le génocide, par les interrogateurs et les chercheurs dutribunal international, mais je n’étais pas impliqué dans un procès àArusha ou contre Obed parce que là, je n’avais pas de contact direct.On l’a vu une fois ce jour où nous étions à Mugonero, le soir, quandil revenait avec sa camionnette et les miliciens. Mon épouse araconté quelques citations, mais je crois qu’il y a d’autres charges pluslourdes contre lui que cette observation simple.

Yves Cossic : Je vais me présenter : j’ai participé aux différentsnuméros de la revue La nuit rwandaise, Yves Cossic. D’abord, pourêtre tenté de préciser la question qui a été posée là-bas, je vais pren-dre le problème du côté français d’abord. Parce que, comme nousl’avons souvent écrit, s’il n’y avait pas eu l’intervention Noroît en1990, suivi d’un triplement de la coopération militaire française, ycompris certains corps d’élite, il est évident que l’organisation, la pla-nification du génocide, auraient été beaucoup plus difficiles. Donc,la responsabilité de l’État français est énorme dans la préparation etl’exécution du génocide.S’il y a un espoir, ce serait du côté français que, à chaque fois qu’il ya intervention des militaires français à l’étranger, ce soit porté devantle Parlement pour prendre une décision. Or, ce n’est jamais fait.Récemment encore, la France intervient aveuglément enAfghanistan. Aucune consultation du Parlement. Il est évident queça laisse très mal à l’aise par rapport à ce qu’on appelle la représenta-tion parlementaire chez nous. Donc, il y a peut- être une démarcheà faire : arrêter le mode d’intervention de l’État français dans un sensqui peut devenir très facilement génocidaire, comme cela a été le casau Rwanda, comme ce pourrait être le cas au Tchad, comme ce pour-rait être le cas dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest très instablesen ce moment comme le Gabon, la Côte d’Ivoire, le Togo, etc.Il y a une deuxième chose, mais qui a été dite discrètement. Il y a euquand même, et il y en a même dans ma famille, des Hutu qui ont étédes justes, comme disait Cécile Grenier. Il ne faut pas l’oublier. Il fautle dire avec précision pour tenter de sortir de l’engrenage qui a servide « prétexte légal » pour mettre en route le déclenchement dugénocide. Quand M. Védrine parle des raisons d’être du soutien de la

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France aux forces du génocide, il dit, en toute innocence : « maisles gens du génocide représentent 85 % de la population, ils sont au pou-voir légalement, on ne peut que les appuyer », voilà M. Védrine, et ycompris beaucoup d’autres membres très honorés de la Républiquefrançaise comme Juppé, Pasqua, tout l’entourage de Mitterrand, etc.Donc là, il y a un grand effort à faire pour reconnaître que parmi lesHutu, tous ne sont pas complètement imprégnés de l’idéologie géno-cidaire, heureusement.À Gisenyi, un membre indirect de ma famille a connu une femmeHutu de religion musulmane qui a caché quelqu’un, un Tutsi, dansson faux plafond pendant trois ou quatre jours. Il est évident qu’ellerisquait la mort si on le découvrait. Ça mérite d’être rappelé.Une troisième chose : j’ai assisté à une réunion où j’ai dû presque mecacher parce que j’étais accompagné d’une femme tutsi, organiséeavec Mme Raffin, où il y avait un certain Matata entre autres aussi,et beaucoup de membres de la hiérarchie catholique. Donc, j’aime-rais aussi qu’on ait le courage de préciser l’ampleur de l’implicationde l’Église catholique sur la longue durée, dans la préparation del’idéologie du génocide, et même au cours de l’exécution, encore.Pierre Karemera : Je m’appelle Pierre Karemera, j’habite en Suissedepuis quarante-cinq ans maintenant, et je peux dire que je suisparmi les premières personnes avec Gervais qui sont arrivées ici enSuisse, et, dans les années 1963-1964, on avait commencé à pronon-cer le mot “génocide”. C’était Bertrand Russel qui avait dit ça à causede ce qui s’était passé en 1963-1964.Je voudrais tout simplement – chaque fois que je suis en train de par-ler comme ça, je suis un peu bloqué –, je voudrais remercier Samuelpour son témoignage. Vous savez, ce n’est pas seulement quand vousavez terminé en disant qu’on ne vous écoute pas. Nous on n’écoutepas non plus assez. Et nous, nous devrions écouter parce que le géno-cide nous visait, et je ne dis pas que je suis le même rescapé que toi,mais chaque Tutsi parce qu’il était visé est un rescapé potentiel, parcequ’on ne sait pas ce que nous réserve le lendemain.Je voudrais essayer de dire aussi que tout ce que les gens disent, nousavons dit avant et beaucoup, dans les années 1990, 1991, 1992, dansl’association qu’on dirigeait avec certains camarades ici, nous avonsparlé de génocide devant la Commission des Nations Unies. Nousavons des documents avec le camarade Gahigi. On a écrit à tout lemonde. En Kinyarwanda, on dit que quand une personne meurt dansune hutte, il cherche la sortie partout. Nous avons cherché. On n’a

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pas trouvé. Et moi, ce qui me gêne quand j’entends tout ce qui sepasse comme ça, c’est qu’on continue à crier.C’est les témoins qui doivent se cacher, les témoins qui ne doiventrien dire, alors que les génocidaires courent dans les rues, alors que lenégationnisme est en plein essor et il travaille activement. Je ne vousraconte pas mon histoire, mais dernièrement, le 10 décembre, j’étaisinvité aux Nations Unies, c’était la première fois qu’on nous laissait,nous victimes, parler du génocide. On m’a donné seulement cinqminutes, parce que les autres minutes étaient occupées par les autresgénocides dont on parlait, et les gens commençaient à se quereller,puis on m’a dit : vite, vite, parce que... Vite, vite, quoi ?! Ce que ditSamuel, c’est nous, les vrais témoins, le monde ne nous laisse pastémoigner. Comment est-ce que le monde saura ? Et quand j’étais là-bas, je voulais terminer par une remarque.Moi je me vois avec mes élèves – parce que j’étais enseignant ici enSuisse – je suis parti avec mes élèves à Murambi. Un élève s’est éva-noui. C’était une fille. Je l’ai tenue dans mes bras. Quand elle s’estréveillée, elle a regardé les villageois aux alentours et elle a dit :“mais mon dieu, comment est-ce que le diable s’est invité au paradis ?”.Le monde continue à ne pas nous comprendre. J’invite tout le mondeici à être réellement vigilant, à travailler, parce que les autres travail-lent. Je voulais terminer par recommander ce que j’avais fait : il fau-drait qu’on essaye de protéger même le monument qu’on a auRwanda, parce que demain, on va y cultiver des champs de patatespour dire que ça n’a jamais existé.

Pie Mwembo-Mgarembe : Une petite question qui s’adresse àM. Samuel Musabyimana. Je m’appelle Mwembo-Mgarembe.J’habite à Zurich. Une première question relative à ce génocide. Vousparlez de Bisesero. Je suis un ancien réfugié. De mon temps, on par-lait de Rusenyi. Est-ce que oui ou non, Bisesero se trouve dansRusenyi ? S’il en est ainsi, puisqu’il était question de mettre envaleur le courage des habitants de Bisesero, j’ajouterais autre chose :que les Banyarusenyi de mon temps sont réputés être très très braves.Ce sont des gens qui ressemblent, pour ceux qui connaissent, à desBelges de l’époque de César. Ce sont des montagnards, mais des mon-tagnards farouches, prêts à tout combattre. Dans notre Histoire, cesont eux qui ont tué Ruganzu II par des flèches barbelées. Ce sontdonc des gens qui ont une tradition de bravoure.Il faudrait ajouter que c’est ainsi depuis longtemps. Ruganzu a été tuépar des Banyarusenyi au début du XVIIe siècle. Pour ce qui est de

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notre pays, ça a retardé nos institutions et beaucoup de choses, maispar rapport au génocide, les Banyarusenyi ont cette réputation-là. Sion regarde depuis le XVIIe siècle, et les derniers temps vers lesannées 1970, quand on parlait d’un Munyarusenyi : « unMunyarusenyi, faut faire attention. C’est le type brave, menteur éven-tuellement, en tout cas, un dur à cuire ». Donc si vous avez pu résister,ce n’est pas que ça date de ce moment-là, bien sûr que là c’était mistrop en évidence, mais vous avez une tradition de bravoure qu’il fautreconnaître, depuis longtemps. Deuxièmement, de mon temps, j’aiétudié tout près à Mirambo, les gens qu’on connaissait de Rusenyiappartenaient à la paroisse de Mubuga. Bisesero se situe où par rap-port à la paroisse de Mubuga ?Samuel Musabyimana : Je crois qu’il est facile de te répondre.Bisesero, par rapport à Mubuga, c’est une prolongation. C’est unerégion de plusieurs collines. Mubuga, c’est en bas de Bisesero. Bisesero,il y a des collines au sommet, mais les gens de Mubuga faisaient partiede la région de Bisesero. Donc, Mubuga appartient à Bisesero.Sinon, au sujet de cette histoire de bravoure, de courage dont tu par-les, c’est la survie. Ce n’est pas une autre histoire ou l’histoire denotre étiquette, c’est la survie. On était dans un lieu enclavé, on étaitcoincés géographiquement. On avait le lac Kivu à coté, on ne pou-vait pas marcher à pied dans l’eau jusqu’au Congo, comme les autresarrivaient en Tanzanie, ou bien au Burundi. Mais nous, on était coin-cés par rapport aux autres. Et c’était la survie. Ce n’était pas une his-toire d’être guerrier ou bien de tuer le.... Tout ça, se sont des histoi-res que je n’arrive pas à comprendre, mais on était coincés et puisc’était la survie. C’est ça ce que je peux te dire.Par contre, à ce que Karemera dit, ça c’est bien, il y avait beaucoupde combats dans cette histoire de négationnisme. Il y a le combatdans notre histoire des Tutsi, le génocide. Mais ce que je dis, d’unepart, si on se concentre souvent sur les négationnistes et les révision-nistes, on oublie encore les rescapés qui meurent. C’est quoi la prio-rité ? Pour les rescapés, pour moi, c’est un exemple. Il faut qu’il y aitdeux cotés, il y a les gens qui combattent pour cette histoire de néga-tionnisme, et il y en a beaucoup qui nous tuent davantage. Mais il nefaut pas oublier aussi qu’il y a les rescapés qui meurent. Il ne faut pasoublier que pour qu’un rescapé reprenne la vie, il faut qu’il y ait uneréhabilitation. Il faut la vie d’abord. Et pour ça, il faut prendre deschoses parallèles : une partie qui combatte contre le négationnisme,et une autre partie aussi socialement pour réhabiliter les rescapés.

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Je ne peux pas vivre, si je meurs aujourd’hui, si je suis un témoin del’Histoire, de notre histoire, et ce négationnisme reste toujours. Maissi on me soigne, je peux résister pour témoigner contre. Pas si j’ai desblessures, pas si je n’ai pas à manger. Mais il faut prendre les deuxchoses en même temps. Il ne faut pas oublier l’un pour se consacrerà l’autre. C’est ça ce que je voulais dire. Sinon, ce n’est pas dire quel’on oublie complètement dans ce sens, c’est souvent qu’on n’a pas demoyens. Mais les gens qui ont les moyens, il faut aussi savoir com-ment on peut les intéresser à nous aider à s’en sortir. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Mot de circonstanceprononcé par

Michel GakubaChers invités,

C’est un grand honneur pour moi de prendre la parole à l’occa-sion de l’hommage à la résistance au génocide perpétré contre lesTutsi au Rwanda en 1994. Je salue l’initiative de Monsieur Jean-LucGalabert, et j’apprécie énormément le remarquable travail qu’il a faitpour permettre à ceux qui savent peu ou pas du tout ce qui s’est passédans notre pays en 1994, surtout en ce moment où, comme toutes lesannées à pareille époque, les articles de certains journaux, les livresdes négationnistes de tout bord qui crachent toute la haine anti-Tutsi,sont publiés et où les conférences des négationnistes sont organisées.

Chers invités, je vous remercie d’être venus nombreux partagerce moment avec nous.

Votre présence est la preuve vivante pour tous les génocidaires,que le monde n’a pas oublié, que le monde ne veut pas oublier, nepeut pas oublier. C’est aussi le signe tangible pour les trop nombreuxnégationnistes qu’aucun génocide, que ce soit celui des Arméniens,des Juifs ou des Tutsi ne disparaîtra jamais des mémoires. Par votreprésence, vous exprimez que vous ne pouvez pas permettre que lenégationnisme tue une deuxième fois les victimes, en les précipitantdans l’oubli de l’histoire. Vous voulez empêcher cet l’oubli.

Votre présence est aussi le moyen de vous rappeler et de rappe-ler à nos concitoyens, que si l’histoire s’est plusieurs fois répétée, vousne pouvez plus admettre qu’elle se répète encore. Après la Shoah,combien ont cru qu’une chose pareille n’était plus possible, que lesnations ne permettraient plus que de tels crimes ne se perpétuent,que les peuples de la terre se mobiliseraient à temps ?

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Parlant de l’holocauste, en 1958, Primo Levi n’a-t-il pas écrit,je le cite : «si une chose est certaine en ce monde, c’est assurément queça ne nous arrivera pas une deuxième fois ». En 1986, presque trente ansplus tard, le même auteur a écrit, je le cite encore : « C’est arrivé,cela peut donc arriver de nouveau ; tel est le noyau de ce que nous avonsà dire. Cela peut se passer, et partout», fin de la citation.

Il avait raison. Cela s’est passé au Rwanda. En effet, en cet inou-bliable printemps 1994, au moment où le monde s’apprête à commé-morer avec fastes le 50ème anniversaire de la fin de la seconde guerremondiale, le génocide contre les Tutsi est perpétré au Rwanda.

Entre avril et juillet 1994, soit quarante-neuf ans après le célè-bre « plus jamais ça » déclaré par les Nations-Unies à la fin de ladernière guerre mondiale, le dernier génocide du XXème siècle a étécommis contre les Tutsi au Rwanda. C’est à l’aube du 7 avril 1994,que des bandes de tueurs agissent, que des femmes sont violées, quedes enfants sont découpés en morceaux puis jetés dans des latrines oudes rivières. Des vieillards sont enterrés vivants et la chasse àl’homme commence avec une meute de chiens à leurs trousses. Dansles églises et les temples, autrefois reconnus comme des lieux d’ac-cueil et d’asile, les gens sont massacrés et dans les hôpitaux les mala-des sont achevés. La barbarie va si loin que mêmes des proches sontforcés à tuer et à brûler vifs des membres de leurs familles. Les hor-reurs perpétrées ne connaissent pas de limites et sont d’un telcynisme qu’il est difficile de croire que les personnes qui ont commisde tels actes soient des êtres humains dotés d’une intelligence, d’uneconscience et d’un cœur.

Le génocide des Tutsi au Rwanda a été le plus rapide du siècle,si ce n’est de tous les temps. Durant cent longs jours, sous les yeux dumonde entier se perpétrait au Rwanda, le génocide des Tutsi. Ce sontplus d’un million de vies humaines (nourrissons, enfants, jeunes,adultes, vieux et vieilles, hommes et femmes) qui sont sauvagementexécutées, sacrifiées sur l’autel de la bêtise et de l’imbécillité. Toutesces personnes innocentes ont subi les pires atrocités et sont mortesdans des conditions ignobles. Quelle faute ont-elles commise ?Aucune, si ce n’est d’être nées Tutsi.

Cette rapidité a été rendue possible par la planification et l’im-plication systématique des autorités à tous les échelons et à la parti-cipation massive de la population paysanne, encadrée par des miliceset des autorités locales. Les cadres de l’État, les forces armées et lapolice, les services administratifs et la population organisée en milice

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furent mobilisés par une propagande de haine relayée par les moyensde communication modernes, notamment la tristement célèbre radioRTLM (Radio Télévision Libre des Milles collines). Le génocide aété perpétré sur l’ensemble du territoire national. Du Nord au Sud,de l’Ouest à l’Est, les Tutsi ont été exécutés de façon plutôt uniforme.On a tué sur les collines, dans les églises et les temples, comme jeviens de le dire plus haut, dans les maisons d’habitation, dans lesbureaux et les services administratifs, dans les écoles, sur les barrièresérigées sur les routes et les sentiers, dans les hôpitaux, partout !

À quelques rares exceptions près, les média présentaient le géno-cide des Tutsi comme une guerre tribale, issue d’une haine séculaireentre Hutu et Tutsi, un problème «typiquement africain», disaient-ils.

Les instigateurs hypocrites du génocide des Tutsi au Rwandaracontent que la mort de l’ex-président du Rwanda, JuvénalHabyarimana, a été comme une étincelle qui a mis le feu aux pou-dres. D’autres croient que ce génocide était motivé par une haineancestrale entre Hutu et Tutsi du Rwanda.

Il ne s’agit pas d’une haine, mais d’une logique génocidaire.L’idéologie du Parmehutu, instaurée dans les années 50, avait

fini par imposer le sentiment selon lequel le Rwanda appartient auxHutu « majoritaires» considérés exclusivement comme étant «le peuple», à qui appartiennent collectivement et génétiquement la souverai-neté, le pouvoir, les privilèges et les droits, même celui de disposer dela vie et des biens des autres, cela au point de commettre un génocide.Et tout cela au nom de la «démocratie », un terme prisé par les élitespolitiques Hutu, pour qui il signifie simplement et dérisoirement : «pouvoir héréditaire et exclusif de l’ethnie majoritaire, donc Hutu ».

« Exterminer les Tutsi de telle sorte que nos enfants aillent voir aumusée de quoi ils avaient l’air», tels étaient les propos des autorités dela première République. Les Hutu et les pseudo-historiens préten-dant que les Tutsi étaient venus de l’Ethiopie, où ils devaient retour-ner par le Nil, voici ce qu’a dit un ancien journaliste de la RadioLibre des Mille collines : « Renvoyez-les d’où ils sont venus par les voiesles plus rapides » disait Léon Mugesera, à Kabaya, en 1992. La suite estconnue : des milliers de corps que les rivières Akanyaru, Akagera etNyabarongo charriaient et exposaient aux écrans de télévision dumonde entier. Les pêcheurs du Lac Victoria ont été les seuls à crierau secours parce qu’ils étaient privés de poissons pendant plusieursjours. Personne d’autre ne s’est inquiété de la catastrophe.

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Comme pendant les autres génocides qui ont précédé celui desTutsi au Rwanda, le pouvoir en place tenaient des discours politiquesqui diabolisaient la minorité tutsi en la qualifiant d’étrangers usurpa-teurs et ingrats et des discours qui déshumanisaient et chosifiaient lesTutsi aux yeux des Hutu en employant des termes tels que « serpents»,«ennemis», « cancrelats », etc.

Le génocide des Tutsi au Rwanda a été annoncé et planifié delongue date. En 1959, une idéologie ethniste, fasciste et génocidairea vu le jour au Rwanda. Ses victimes – essentiellement des Tutsi mas-sacrés ou exilés – furent alors considérés comme le prix à payer pourune « révolution sociale hutue». Durant plus de trente ans, ce drame aété recouvert d’un voile de silence et de propagande intensive. Lemonde occidental et les missionnaires Pères blancs – créateurs de lasoi-disant « révolution rwandaise de 1959 » – se félicitaient de la tran-quillité, de la stabilité et de la prospérité de la « République hutu ».

Les massacres qui ont ciblé exclusivement la population tutsidepuis 1959 n’ont jamais fait l’objet d’une enquête et aucun de leursauteurs n’a été inquiété par la justice. Au contraire, ceux quis’étaient illustrés le plus dans ces assassinats massifs des Tutsi, sevoyaient octroyer des postes politiques, administratifs, etc., le pou-voir en place les qualifiant de héros de la révolution hutu.

Au fil des décennies, l’exclusion systématique et les pogromscycliques des Tutsi furent érigés en principe de gouvernement par lesrégimes de la première et de la deuxième République. Des massacresde 1959 au génocide de 1994, en passant par les pogroms répétitifs de1963, 1964, 1966, 1967, 1973, de 1990 à 1993, le drame des Tutsi duRwanda fut soigneusement étouffé par de puissants lobbies missionnai-res et coloniaux de désinformation. Le génocide de 1994 fut le sommetde l’horreur quant à l’aboutissement de cette idéologie ethniste.

Qu’a fait le monde face à cette situation ?Alors que les gens sont gonflés à bloc par un bourrage de crâne

diabolique et que les massacres ont commencé, les principaux insti-gateurs du génocide se réfugient en Europe sous bonne protection.Où sont les armes de l’ONU ? Que font les militaires de la paix ? Aulieu d’augmenter le nombre de militaires de l’ONU qui station-naient au Rwanda, dès le début du génocide, l’ONU rappelle sesmilitaires laissant ainsi mains libres aux génocidaires qui pouvaientaccomplir leur sale besogne sans être dérangés par personne. Quefait la communauté internationale pour condamner cette barbarie?

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Les rescapés se sentent abandonnés et livrés à eux-mêmes. Il y a pireencore. Le 8 novembre 1994, l’ONU a créé le Tribunal PénalInternational pour le Rwanda (TPIR). Ce tribunal était chargé depoursuivre et de juger les principaux auteurs des crimes commis surle territoire rwandais entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.Avec un effectif de quelques centaines d’employés et un budget deplusieurs dizaines de millions de dollars, le bilan de cette juridictionest déplorable. Certains instigateurs du génocide circulent libre-ment en toute impunité, ils assistent aux conférences internationa-les, prêchent dans les églises et continuent de semer fièrement levenin du négationnisme. Le Tribunal Pénal International pour leRwanda (TPIR) va bientôt finir ses travaux. Il laissera beaucoup decriminels impunis et des accusés non jugés.

Chers invités, c’est dans ces conditions que les Tutsi en général,et les Basesero en particulier, ont essayé, avec les moyens du bord, derésister à cette machine d’extermination.

Pour terminer, je vous réitère mes remerciements de votre pré-sence, merci à tous ceux et à toutes celles qui, de près ou de loin, ontcontribué à l’organisation de cette journée. Je remercie beaucoupMonsieur Galabert qui a associé Ibuka Suisse à cet événement. Ungrand merci va aussi au Docteur Karege Félicien, qui m’a fait parvenir laplaquette d’invitation, en me demandant de la diffuser à nos membres.

Pour notre association Ibuka, c’est très réjouissant et encoura-geant de voir autant d’associations citées sur la plaquette d’invitationparticiper à un tel événement. C’est pour moi l’occasion de faireconnaissance avec des représentants de quelques associations dontj’ignorais l’existence, car, j’estime que nous devrions garder lecontact pour notre collaboration dans le futur. En outre, j’ai ici avecmoi quelques dépliants de notre association Ibuka Suisse qui décri-vent nos activités, ceux et celles qui les veulent, qu’ils ou elles vien-nent vers moi pendant la pause pour que je puisse les leur donner.

Je vous remercie de votre attention.

Genève, le 13 février 2010

Dr. Michel Gakuba, Président d’Ibuka Suisse

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JACQUES MOREL

“Un Tutsi peut s’avérerun combattant du FPR en puissance“

ou comment les Français«ont pris» les survivants de Bisesero

pour des ennemis à éliminer

1. RÉSUMÉ

L’opération Turquoise a été une tromperie habilement montée.Alors que ses concepteurs ont fait croire que son but était de mettrefin au génocide des Tutsi, elle a été une tentative militaire pour por-ter secours aux génocidaires en déroute devant le FPR et terminer legénocide en plusieurs endroits par l’élimination des Tutsi restants. Larésolution 929 ne reconnaît pas le génocide et propose une opérationimpartiale et neutre. Elle permet de porter secours aux Hutu.

Au début de Turquoise, le 23 juin, le ratissage organisé par lepréfet de Kibuye, Clément Kayishema, pour éliminer les derniersTutsi, n’est pas terminé.

La reconnaissance du groupe COS, commandé par le lieute-nant-colonel Duval alias Diego, qui découvre le 27 juin 1994 des sur-vivants tutsi à Bisesero, est gardée secrète. Elle n’est connue que le29 juin, par l’article de Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro.Pendant ces trois jours, les militaires français à Gishyita « assistent »à la mise à mort des derniers survivants tutsi de Bisesero par la« défense civile ». En réalité, les militaires français facilitent le « net-toyage » des derniers survivants tutsi de Bisesero par les génocidaires.

Une opération de désinformation commence le soir du 27 juin,où France 2 et TF 11 annoncent que des infiltrations du FPR sontparvenues près de Kibuye. Il s’agit en réalité des survivants tutsi ren-contrés par le groupe COS de Diego. Les militaires français font

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croire à l’opinion française et internationale que l’offensive du FPRest parvenue au voisinage de Kibuye. Les tirs d’armes automatiqueslourdes sont interprétés comme des combats entre les forces gouver-nementales et le FPR, alors que ce sont les derniers résistants deBisesero qui se font massacrer par les génocidaires équipés de nouvel-les armes. La désinformation est subtile parce que l’information rap-portée est qualifiée d’incertaine, mais elle est répandue durant tout letemps des attaques des génocidaires et même après.

En fait, dès le 22 juin, les dirigeants militaires et politiques fran-çais ont annoncé depuis Paris, une offensive du FPR sur Kibuye quivise à « couper en deux la zone gouvernementale ». Cette affirmation estrépétée sans cesse, elle est reprise par toutes les agences de presse etmême répétée à l’ONU, après le 30 juin, par les diplomates français.L’information était fausse, car, lors de l’annonce de l’intention fran-çaise d’intervenir, le 15 juin, le FPR a concentré tous ses efforts pourprendre Kigali et marcher sur Butare.

Après le « sauvetage » du 30 juin des derniers survivants deBisesero, les chefs militaires français diront qu’ils ont été trompés etque « c’était un coup monté par les gens de Kibuye ». Or, ils n’ont pastenu compte des informations recueillies sur place par des journalis-tes, qui les ont informés le 26 juin. Ils ne tiennent pas compte du rap-port le 27 au soir du lieutenant-colonel Duval, et essaient de fairecroire que ce dernier n’en a pas fait et que Gillier à Gishyita n’étaitpas informé de cette reconnaissance.

Dès 1990, les notes que les conseillers de Mitterrand lui adres-sent montrent qu’ils assimilent le Tutsi à l’ennemi. Observant qu’ilsadmettent que le seul traitement adapté à l’ennemi est sa mise àmort, nous constatons ici que les dirigeants français sont partie pre-nante du projet d’éradication totale des Tutsi.

C’est délibérément que les dirigeants militaires et politiquesfrançais ont aidé le Gouvernement intérimaire rwandais à éliminerles Tutsi restants à Bisesero parce qu’ils les considéraient comme descombattants infiltrés du FPR.

Les militaires français du COS ont organisé une manœuvremédiatique d’intoxication pour faire diffuser une fausse informationafin de masquer la participation de l’armée française à l’éliminationdes derniers survivants tutsi de Bisesero.

TF 1, France 2 et l’AFP se sont rendus complices de ce crimepour avoir diffusé cette information sans la recouper.

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2. LA RÉSOLUTION 929 TURQUOISE :UNE OPÉRATION HUMANITAIRE NEUTRE

Annoncée par les dirigeants français, comme une opérationdevant mettre fin au génocide, l’opération proposée par la France auConseil de sécurité et approuvée par lui (Résolution 929, 22 juin1994) est en fait une opération à « caractère strictement humanitaire »,« impartiale et neutre ».2

Le mot génocide n’y apparaît pas. La Résolution se limite à direque le Conseil de sécurité est «profondément préoccupé par la poursuitedes massacres systématiques et de grande ampleur de la population civileau Rwanda ».

Elle considère qu’il s’agit au Rwanda d’un conflit armé. Elle metsur le même plan bourreaux et victimes en exigeant : « que toutes lesparties au conflit et autres intéressés mettent immédiatement fin à tous lesmassacres de populations civiles dans les zones qu’ils contrôlent ».

Tous les mots de cette Résolution sont choisis pour qu’elle per-mette aux Forces françaises de prendre la défense des Hutu, dont denombreux assassins, contre l’armée du FPR, plutôt que de prendre ladéfense des Tutsi survivants contre les génocidaires.

3. LES FRANÇAIS NE DÉSARMENT PAS LES MILICIENS

Le 26 juin, le colonel Jacques Rosier, commandant les COS, nes’en cache pas, selon lui, il y a une guerre, il doit rester neutre :

Les miliciens font la guerre. Par souci de neutralité, nous n’avonspas à intervenir. Sinon, demain, s’il y a des infiltrations de rebel-les, on nous fera porter le chapeau.3

Donc, selon le colonel Rosier, les militaires français n’ont pas àarrêter ceux qui commettent le génocide.

4. LES FRANÇAIS PARTAGENT L’OBSESSIONDE L’INFILTRATION DU FPR

Quelle est cette obsession des militaires français pour ces « infil-trations de rebelles » ? N’est-ce pas la même que partagent les extré-mistes Hutu et qui les autorisent à massacrer tous les Tutsi ?

Le 25 juin, interrogé par Benoît Duquesne à l’aéroport deBukavu, le colonel Rosier estime que l’infiltration d’éléments du FPRest probable :

Benoît Duquesne : On parle beaucoup d’infiltrations de l’autrecôté du Rwanda par des éléments du FPR. Est-ce que c’est unechimère, est-ce une peur incontrôlée des Rwandais qui sont de cecôté-ci, ou est-ce une réalité ?

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Colonel Rosier : Eh bien écoutez, à partir des premiers rensei-gnements qu’on a recueillis sur le terrain, il semblerait que ce soitune réalité, que je pense possible dans la mesure où, malgré tout,les troupes du FPR continuent d’attaquer donc logiquement, surle plan militaire, il est normal qu’ils fassent des reconnaissancesprofondes. Euh, maintenant c’est à nous peut-être de vérifier quecette peur réelle est une réalité.Benoît Duquesne : Quand les Rwandais parlent d’infiltrationsici, en général ce sont des Hutu, ils le disent pour justifier lachasse qu’ils ont menée éventuellement contre les Tutsi.Colonel Rosier : Effectivement c’est le risque, c’est à nous defaire la part des choses.4

5. QUOIQUE DÉMENTIE, LA RUMEUR D’INFILTRATIONSDU FPR EST PROPAGÉE

Cette rumeur d’infiltrations du FPR est démentie le 24 juin,lorsque la colonne Marin Gillier quitte Rwesero, Philippe Boisserie,de France 2, observe :

Le bataillon reprend sa route, soulagé par un accueil qu’il croyaitmoins favorable, tranquillisé que la rumeur d’infiltration de com-mandos tutsi s’avère fausse. Leur direction, Kirambo et son camp.5

Mais le lendemain 25 juin, filmant l’arrivée du CPA 10 en héli-coptère à Kibuye, la même équipe de France 2 affirme que le FPRveut lancer une offensive sur Kibuye :

L’analyse des cartes confirme la proximité du front, environ60 km. Kibuye est un des objectifs prioritaires du Front patriotiquerwandais. Il souhaite couper en deux la zone gouvernementale.6

6. LA RECONNAISSANCE DE DUVAL À BISESERO,LUNDI 27 JUIN 1994

Le 27 juin après-midi un groupe de reconnaissance des COS ren-contre des survivants tutsi traqués par les militaires, gendarmes, miliceset paysans hutu de l’autodéfense populaire sur les hauteurs de Biseseroprès de Gishyita. Ils les abandonnent en leur disant qu’ils reviendrontdans trois jours, alors que les tueurs observent les Tutsi rassemblés.

Bien que les commandos de l’air aient été accompagnés par troisjournalistes, il n’y a pas d’écho le 27 au soir de cette reconnaissanceni à la télévision ni à la radio.

Le premier écho est entendu sur RFI le 28, mais personne enFrance n’écoute RFI. Ce sont les lecteurs du Figaro qui seront les pre-miers informés le 29 juin.

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7. DES INFILTRÉS DU FPR À BISESERO

7.1 FRANCE 2, 27 JUIN 1994 AU SOIR :DES INFILTRATIONS DU FPR PRÈS DE KIBUYE

Le soir du 27 juin, le téléspectateur apprend sur France 2 que desinfiltrations du FPR sont parvenues près de Kibuye.7

Paul Amar : Au Rwanda, la mission de l’armée française sedéroule comme prévu sans accroc mais la situation reste fragile.Un affrontement aurait opposé des soldats gouvernementaux àdes membres du Front Patriotique à l’ouest du pays, à quelqueskilomètres à peine des positions françaises.Benoît Duquesne depuis Bukavu : Oui, bien écoutez, cesaccrochages ont beaucoup surpris les militaires français, le colo-nel Rosier ici nous en parlait tout à l’heure. C’est vrai qu’il y adonc eu des affrontements en fin de matinée et tout l’après-midiprès de la ville de Kibuye, là où se trouve un détachement fran-çais permanent. À environ 5 km des Français les plus proches dulieu où ont eu lieu ces affrontements entre des gens du FPR infil-trés et puis ce qu’on appelle la défense civile ici.8

Duquesne reconnaît ici la légitimité de la « défense civile »contre des éléments du FPR infiltrés. Il répète ce que disent les mili-taires français. Cependant il met des bémols, l’information n’estpeut-être pas sûre. Mais si elle est sûre, il en rajoute et il s’étend surla stratégie du FPR qui vise à couper ce qui reste du Rwanda :

Alors c’est surprenant parce que vous savez qu’on parlait beau-coup d’infiltrations ici sans savoir trop si c’était une peur irraison-née ou si c’est une réalité. Et bien ces accrochages qui ont eu lieu,s’ils sont confirmés, parce que pour l’instant, les militaires fran-çais n’ont eu qu’une confirmation auditive, si je puis dire, parcequ’ils étaient suffisamment proches pour entendre les coups defeu, et bien, ces accrochages, s’ils sont confirmés, voudraient dired’abord que le FPR est effectivement infiltré, est infiltré très trèsloin en territoire du gouvernement rwandais et qu’ensuite çaconfirme aussi la volonté du FPR de couper ce qui reste duRwanda sous le contrôle des forces gouvernementales, de le cou-per en deux, c’est un petit peu ce qui inquiète les Français d’au-tant qu’ils ne sont pas loin et qu’ils ne savent pas trop ce quepourra être leur attitude au cas où ils auraient à se retrouver faceà face avec des gens du FPR.9

Paul Amar conclut en insistant sur la gravité de la situationenglobant la peur des pauvres Hutu menacés par les méchants FPRinfiltrés à Bisesero :

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Merci Benoît. Cette information, si elle était confirmée, ne peutqu’accentuer la crainte des civils qu’ils soient Hutu ou Tutsi sur-tout dans les villages où l’armée française ne peut pas se rendre.Ils restent à la merci des incursions de soldats ou de miliciens.Cette peur, nos envoyés spéciaux Isabelle Staes et Pascal Ponsont pu l’observer en sillonnant une région hutu.10

La même information est diffusée sur TF 1.

7.2 FRANCE 2, MARDI 28 JUIN 1994 :DES INFILTRATIONS DU FPR PRÈS DE KIBUYE

Le lendemain matin, à l’occasion de l’évacuation des religieusesde Kibuye, Benoît Duquesne, par téléphone, en rajoute une louchesur les infiltrations du FPR tout prêt de Kibuye :

Une trentaine de religieuses s’y sentent menacées. Il y a troisjours, les Français leur avaient envoyé un premier détachementpar hélicoptère pour les rassurer. Ils devraient cette fois les éva-cuer sur Goma au Zaïre. Il faut dire qu’entre temps des accrocha-ges se sont produits hier entre éléments du FPR et partisans dugouvernement provisoire, accrochages suffisamment proches deKibuye pour que les Français les entendent et surtout des accro-chages qui confirment l’intention du FPR de couper ce qui restede la zone gouvernementale en deux parties. D’après les informa-tions recueillies par les militaires, 1 500 hommes du FPR seseraient ainsi infiltrés par les vallées jusqu’à une dizaine de kilo-mètres de Kibuye. Des informations qui restent à confirmer et quiont beaucoup surpris ici le colonel Rozier.11

La méthode est la même. Il ne s’agit que d’une information àconfirmer, mais un accrochage est pourtant signalé par des militairesfrançais. Il ne s’agit donc pas d’une rumeur. Non content de glosersur la menace d’une offensive du FPR, le journaliste laisse entendreici que c’est ce qui motive l’évacuation des religieuses de Kibuye parles soldats français.

7.3 FRANCE 2, 28 JUIN 1994 AU SOIR : DES INFILTRATIONSDU FPR PRÈS DE KIBUYE

Le 28 juin 1994 au soir la chaîne France 2 montre le groupeCOS de Marin Gillier observer les combats sur les hauteurs deBisesero depuis Gishyita.

Pour Paul Amar l’information est sûre, ce sont des combats avecle FPR12 :

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Les soldats de l’opération humanitaire Turquoise restent vigi-lants. Isabelle Staes et Pascal Pons se sont rendus auprès de posi-tions françaises qui ont entendu hier l’écho d’affrontements trèsproches entre le Front Patriotique Rwandais et les gouvernemen-taux.

Isabelle Staes met un conditionnel :Des hommes du Front Patriotique Rwandais y sont positionnés.On parle de mille à deux mille rebelles. Nous sommes àGishyita, point névralgique de l’opération Turquoise. Car c’estici que les rebelles tutsi seraient les plus avancés en territoirehutu.Pascal Pons : Qu’est-ce qu’on vient d’entendre vous me dites ?Un membre du commando marine en maillot de corps kakiavec un petit chapeau de brousse : Des bruits d’une arme auto-matique..., lourde.Pascal Pons : D’après vous, c’est loin d’ici ? Le soldat du commando marine : À trois kilomètres d’ici..., à vold’oiseau trois kilomètres. Les accrochages les plus violents ont eulieu hier soir. Vingt morts chez les rebelles, trois de l’autre côté.Marin Gillier : On a entendu un petit peu de bruit. On a vu dela fumée.Isabelle Staes : Et c’était quel genre d’affrontement d’aprèsvous ?Marin Gillier : Des affrontements, euh, type infanterie. Isabelle Staes : Mais importants ?Marin Gillier : Oh, relativement importants, surtout à l’échelledu pays.

8. LA PRÉTENDUE OFFENSIVE DU FPR POUR COUPER ENDEUX LA ZONE ENCORE CONTRÔLÉE PAR LE GIR

8.1 KAYISHEMA : BISESERO, SANCTUAIRE DU FPRLes attaques redoublent en juin pour faire disparaître les der-

niers témoins des massacres. Dans une lettre du 2 juin 1994 au minis-tre de l’Intérieur du GIR, le préfet de Kibuye, Clément Kayishemaprévoyant une attaque du FPR sur Kibuye, demande des renforts etsouligne le caractère stratégique du mont Karongi :

[...] Les rumeurs me parviennent qu’il y aura une attaque du FPRsur KIBUYE par une jonction de Nyanza (Nyabisindu)-Karongi-Ile Idjwi. Actuellement il y a une infiltration FPR parmi la popu-lation en déplacement.

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Honneur vous demander un renfort militaire pour aider la popu-lation à surveiller les hautes altitudes de Karongi et les planta-tions théicoles de Gisovu13. Les fusils et les munitions pour la pro-tection civile sont urgents pour Kibuye. Rappel que Karongi pos-sède Station FM et Poste de Transformation Electrogaz et Usineà Thé Gisovu et aussi coin stratégique militaire.Sommes entraint [sic] d’organiser des camps de déplacés hors laville de Kibuye et des grands centres.14

Dans une lettre du 12 juin au ministère de la Défense, ildemande des armes pour que la population fasse le ratissage deBisesero.15

La lettre du 18 juin d’Édouard Karemera, ministre de l’Intérieur,demande au colonel Nsengiyumva un soutien militaire pour appuyerle ratissage de Bisesero16 :

MINISTERE DE L’INTERIEUR ET DU DEVELOPPEMENT COMMUNALKIGALI

Gisenyi, le 18 juin 1994.

Monsieur le lieutenant-colonelAnatole Nsengiyumva

Commandant du secteur Opérationnel de Gisenyi

GISENYIObjet: Opération de ratissage à Kibuye

Monsieur le Commandant de secteur,

J’ai l’honneur de vous informer que lors du conseil des minis-tres de ce vendredi 17 juin 1994, le Gouvernement a décidé dedemander au Commandement du Secteur opérationnel deGisenyi d’appuyer le Groupement de la Gendarmerie à Kibuyepour mener, avec l’appui de la population, l’opération de ratis-sage dans le secteur Bisesero de la commune de Gishyita, qui estdevenu un sanctuaire du FPR.

Le gouvernement demande que cette opération soit définitive-ment terminée au plus tard le 20 juin 1994.

En l’absence du Ministre de la Défense qui est en mission àl’étranger, le Ministre de l’Intérieur et du DéveloppementCommunal a été mandaté pour vous communiquer cette déci-sion et en assurer le suivi.

Le Préfet de la Préfecture de Kibuye ainsi que le commandant

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de groupement Kibuye à qui je réserve la copie de la présente,sont priés de prendre les dispositions qui s’imposent pour faciliterla réalisation de cette opération dans les délais vous impartis.

Le Ministre de l’Intérieur et du Développement CommunalÉdouard Karamera

Copies pour information- S.E. Monsieur le Premier Ministre, Kigali - Monsieur leMinistre de la Défense Kigali - Monsieur le Préfet de laPréfecture de Kibuye - Monsieur le Commandant deGroupement Kibuye

8.2 LÉOTARD 22 JUIN : « LE FPR FAIT EFFORT SUR KIBUYE »

L’annonce d’une offensive du FPR sur Kibuye est reprise le 22juin par François Léotard, ministre français de la Défense :

Sur le terrain, le FPR tente de s’emparer complètement de Kigaliet fait effort sur Butare et Kibuye. Nous nous limiterons pourl’instant au premier site près de la frontière et ensuite nous pour-rons envisager des opérations de va-et-vient pour sauver despopulations, des enfants menacés.17

8.3 ORDRE D’OPÉRATION TURQUOISE :« LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SURLES DIRECTIONS KIGALI-KIBUYE »

Cette information est donnée aux militaires français dans l’or-dre d’opération Turquoise du 22 juin :

LE FPR SEMBLE MAINTENANT FAIRE EFFORT SUR LESDIRECTIONS KIGALI-KIBUYE, ET KIGALI-BUTARE, ENVUE DE COUPER EN DEUX LA PARTIE OUEST DU PAYSENCORE SOUS CONTRÔLE GOUVERNEMENTAL, ETD’AUTRE PART, DE CONTRÔLER L’AXE PRINCIPAL,RELIANT LA CAPITALE RWANDAISE AU BURUNDI.18

L’affirmation que le FPR «fait effort sur Kibuye » est fausse. Àl’époque, le FPR mettait la pression sur Kigali et Butare afin decontrôler ces deux villes et que l’armée française ne puisse y aller.L’axe principal menant de Kigali au Burundi est déjà coupé depuis le15 mai et l’APR contrôle Gitarama depuis le 3 juin.

Selon Bernard Lugan, l’ordre d’opération 1 du 25 juin 1994 dugénéral Lafourcade évoque la poussée du FPR vers Kibuye :

La légitimité de notre action [...] suppose de respecter une stricteneutralité vis-à-vis des parties prenantes au conflit et d’éviter tout

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contact armé avec le FPR [...]. Le FPR pourrait tenter de prendrecontact avec nos unités pour rechercher l’affrontement : soit enaccentuant sa poussée vers Kibuye, soit en s’emparant de Butarepuis en progressant vers l’Ouest (Gikongoro).19

8.4 QUESNOT, LUNDI 27 JUIN :«LA PRISE DE KIBUYE PAR LE FPR PERMETTRAIT DE COUPEREN DEUX L’OUEST DU RWANDA »

Le 27 juin, Quesnot préconise l’occupation permanente du colde N’Gdaba pour empêcher le FPR d’aller jusque Kibuye. Le Premierministre Balladur y serait opposé.

La situation est très tendue à Kibuye où nos patrouilles ont étérenforcées. [...] Pour la suite de notre action, le Premier ministre qui craint tou-jours l’enlisement et le contact de nos troupes avec le FPR adonné comme consigne à l’amiral Lanxade d’interdire touteimplantation de plus de 24 h de nos unités sur le territoire rwan-dais et de limiter les patrouilles à la région frontalière. Il s’estnotamment opposé au maintien d’un élément de surveillance etde dissuasion au Col de N’Gada qui contrôle l’accès de Kibuye envenant de Gitarama et dont la saisie permettrait de couper endeux l’ouest du Rwanda.Commentaire :Le succès de notre intervention serait remis en cause si des massa-cres reprenaient dans des secteurs où notre présence est très fugi-tive et surtout en cas de rupture du front qui provoquerait le défer-lement de millions de réfugiés que nous ne pourrions maîtriser.La seule réponse technique consisterait à contrôler quelquespoints clés (et notamment le col de N’Gada) en poursuivant lerecensement et en assurant la protection des camps de réfugiés lesplus menacés en particulier dans la région sud (Gikongoro,Butare) afin de geler les mouvements de population en attendantl’aide logistique promise et l’arrivée de la MINUAR. Ceci nécessite davantage qu’un va-et-vient de quelques hommeset de quelques femmes à partir de la frontière zaïroise...20

8.5 QUESNOT, MARDI 28 JUIN :LE FPR VEUT COUPER EN DEUX LA ZONE GOUVERNEMENTALE

Le 28 juin, le général Quesnot et Bruno Delaye évoquent dansune note à François Mitterrand, des infiltrations du FPR qui vise-raient à couper en deux la zone gouvernementale :

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Les combats restent soutenus sur l’ensemble de la ligne de frontet le FPR semble vouloir progresser par infiltrations dans la direc-tion de Kibuye à partir de Gitarama. S’il poursuivait son effort surcet axe, il serait en mesure rapidement de couper en deux par lemilieu la zone encore tenue par les forces gouvernementales.21

Puisque le commandement français dit craindre cette pousséedu FPR vers Kibuye, dont il propage la nouvelle, va-t-il renoncer à laneutralité qu’il affiche et soutenir ouvertement les FAR ? La consi-gne donnée aux militaires français dans la région de Kibuye auraitdonc été de repérer les éléments avancés du FPR et de laisser l’arméerwandaise et les milices les attaquer, voire peut-être de les y aider ensous-main et de leur donner des armes ou d’en faciliter l’achemine-ment. Mais depuis le 27 après-midi ils ont la preuve que les « infil-trés» à Bisesero sont des survivants tutsi qui ont réussi à résister pen-dant presque trois mois à ceux qui les massacrent. Comme des élé-ments de reconnaissance COS ont été envoyés avant l’opérationTurquoise, ils savent depuis bien avant qu’ils n’y a pas de FPR dansles montagnes de Bisesero. Le 27 au soir, les militaires français fontle choix délibéré du génocide.

8.6 LE MONDE, 29 JUIN :UN TUTSI EST UN COMBATTANT DU FPR EN PUISSANCE

Juste pendant les quatre jours où les troupes françaises laissentmassacrer les survivants tutsi à Bisesero, Jacques Isnard, correspon-dant militaire du journal Le Monde, relate la préoccupation majeurede l’état-major à Paris autour des infiltrations du FPR dans la zonegouvernementale et de l’ambivalence des Tutsi qui s’y trouvent :

Pour l’instant, les Français interviennent dans une zone où ildemeure un semblant d’État ou des autorités hutues, mais où desrisques, encore indécelables, pourraient survenir à terme. Ainsi,qui peut leur garantir d’être à l’abri d’« infiltrations » du FPR ?Dans ces actions à but humanitaire, destinées à rassurer et àsecourir la population en l’approchant au plus près, un Tutsi peuts’avérer un combattant du FPR en puissance.22

Le moins qu’on puisse dire de ce propos est que le Tutsi n’est paspersona grata dans cette zone. Rapproché aux actes des troupes fran-çaises sur le terrain, il prouve que l’état-major à Paris a fait sien l’ob-jectif d’épuration ethnique dans la zone encore contrôlée par le GIR.

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8.7 LANXADE, MERCREDI 29 JUIN : « LES AFFRONTEMENTSCONTINUENT ENTRE MILICES HUTUES ET MAQUIS TUTSIS. »

Au Conseil restreint du 29 juin, jour de la visite du ministreLéotard à Gishyita, l’amiral Lanxade, chef d’état-major, évoque des« maquis tutsis » :

Notre dispositif est en place. Environ 1.800 personnes sontdéployées au Zaïre. Nous poursuivons des reconnaissances et uneffort de stabilisation dans la zone proche de la frontière. Nousavons trouvé des camps de réfugiés tutsis, nous avons évacué unecommunauté religieuse. Les affrontements continuent entre mili-ces hutues et maquis tutsis. Nous cherchons comment éviter lareprise des massacres.23

9. LÉOTARD, LE 29 JUIN,REFUSE DE PORTER SECOURS AUX SURVIVANTS

Dans l’après-midi du 29, Marin Gillier reçoit la visite du minis-tre de la Défense, François Léotard à Gishyita.

C’est le poste français le plus avancé. De quoi ? On ne sait pasexactement. Du front, peut-être. Et des coups de feu résonnentrégulièrement sur la ligne de crête. En fin de matinée, lundi 27juin, une fusillade plus sérieuse a été entendue sur les collines àtrois ou quatre kilomètres à vol d’oiseau. Elle aurait fait une ving-taine de morts. Le lendemain, cinquante membres du commandode marine Trepel ont pris position à Gishyta [Gishyita] et, mer-credi, à l’heure où François Léotard arrive pour inspecter les trou-pes au Rwanda, Gishyta [Gishyita] semble être le poste le plusavancé d’éventuelles difficultés.24

Le récit de Corine Lesnes montre que Gillier en sait plus qu’iln’en dit devant les journalistes :

Assis sur une pierre, la carte de la région sur les genoux, le minis-tre regarde le mont Karongi (2 595 mètres) pendant qu’un capi-taine de frégate lui expose la situation dans ce qu’on appelle dés-ormais « le triangle de Kibuye ». La zone reste inexplorée et lesrenseignements sont confus. Des réfugiés s’y trouveraient. Amoins que ce ne soient des éléments précurseurs du FPR, ouencore les uns et les autres à la fois, tous étant soumis aux atta-ques des milices armées. Un autre renseignement fait état derèglements de comptes intervillageois. « Quelle salade », soupirele général Jean-Claude Lafourcade. Le triangle est une « priorité »,dit un autre officier. Mais que faire en cas de face à face avec leFPR ? Bonne question, répond un conseiller.25

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Deux journalistes anglo-saxons ont des questions à poser. Ilsreviennent des abords du triangle où ils ont vu quatre enfants auxmains brûlées. Et sur place on leur a dit qu’il y a encore trois milleTutsis prisonniers. Information qu’ils n’ont pas pu vérifier, ayantété la cible de tireurs lorsqu’ils ont tenté d’approcher. Que fait laFrance demandent-ils ? Ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel ?26

« Nous faisons ce que nous pouvons, c’est une opération délicate. Iln’est pas question de s’interposer », répond M. Léotard. Les soldatsne sont encore que trois cents hommes au Rwanda, pour des cen-taines de milliers de personnes déplacées ou cachées dont lesjournalistes soulignent chaque jour de nouveaux cas. Deux centtrente-deux religieuses terrorisées près de Butare, quarante milledéplacés près de Gicongoro. Pour ce qui concerne le triangle, ilfaut d’abord vérifier.Les journalistes poussent le ministre dans les retranchements del’opération « Turquoise». La France, répond François Léotard faitdéjà un effort important et le temps des difficultés avec les forcesgouvernementales s’annonce après la période de soupçons duFPR. « On a mangé notre pain blanc», conclut le ministre qui lanceun appel pressant, et même en anglais, pour que d’autres paysviennent répondre aussi au « défi» lancé. L’envoyé spécial duNew York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vudes horreurs inhabituelles et tente de les exposer à d’autres,insiste encore. François Léotard qui partait, s’arrête et fait demi-tour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c’estl’homme qui se retourne et revient sur ses pas. « Bon, dit-il, on vay aller. Dès demain on va y aller.»27

Dans la relation que Raymond Bonner fait de cette rencontre,Gillier dit au ministre Léotard que chaque nuit des gens sont tués àBisesero28 et que le ministre refuse toute opération de sauvetage dessurvivants tutsi :

The French military unit based in Gishyita, four miles west ofBisesero, was aware that people in the mountains were being kil-led every night, Comdr. Marin Gillier said on Wednesday. Butthe French Defense Minister, François Léotard, after a briefinghere from Commander Gillier, rejected any operation to eva-cuate or protect the embattled Tutsi.Mr. Léotard said the French did not have enough troops to pro-tect every one. There were 300 French troops in Rwanda today ;another 1,200 were at bases across the border in Zaire.29

Effectivement, contrairement à ce que laisse entendre l’articlede Corine Lesnes, les militaires français ne recevront pas l’ordre d’al-ler sauver les Tutsi de Bisesero.

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En effet, l’état-major français persiste à considérer, en dépit dela reconnaissance du lieutenant-colonel Duval, que les Tutsi cachéssur les hauteurs de Bisesero sont des éléments avancés du FPR. Et ilcharge les agences de presse de diffuser l’information. Relatant lavisite du ministre François Léotard le 29 juin à Goma, Bukavu,Nyarushishi, l’agence France Presse (AFP) en langue anglaise note :

Leotard then went on to visit French troops at Gishyta [Gishyita]on the edge of Lake Kivu four kilometres (2.5 miles) from the for-ward position of the mainly-Tutsi Rwandan Patriotic Front(RPF) troops.The RPF has previously said it will regard French troops as anenemy force and threatened to fire on them.30

9.1 QUEL EST L’ORDRE DONNÉ À GILLIERAPRÈS LA VISITE DE LÉOTARD ?

Marin Gillier écrit qu’il a dit au ministre qu’« il conviendrait dese rendre sur place en force pour se faire une idée précise de la situation ».Après avoir montré que l’opération ne peut se faire que de jour,Gillier poursuit : « L’ordre parvient en milieu d’après-midi. [...] Lesordres sont, si cela s’avère possible, précise-t-il, de pénétrer dans cette zonejusqu’à une vingtaine de kilomètres (distance à vol d’oiseau, pas sur le ter-rain ! ) afin de prendre contact avec un prêtre français qui vit dans un vil-lage menacé, et de lui demander s’il souhaite revenir avec nous.»31 Nuldoute que la vie d’un prêtre français vaille plus aux yeux du ministrefrançais de la Défense que celle de centaines de Tutsi survivants desmassacres. Mais est-ce l’ordre réellement donné à Gillier par sessupérieurs ?32

10. LES FRANÇAIS AURAIENT ACHEMINÉSDES MILICIENS DE CYANGUGU VERS BISESERO

Nous disposons de sept témoignages indépendants, sans tenircompte de l’accusation du procureur du TPIR contre SiméonNchamihigo, substitut du procureur de Cyangugu et chefInterahamwe :

– témoin Tharcisse Nsengiyumva : ancien chauffeur deBagosora (Cécile Grenier)

– rescapé NN (Cécile Grenier) – Ahmed Bizimana, chauffeur de John Yusuf Munyakazi,

Interahamwe (Georges Kapler) – Jean Bosco Habimana caporal FAR et chef Interahamwe

(Georges Kapler)

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– Thomson Mubiligi, Interahamwe (Commission Mucyo) – Vincent Nzabaritegeka [Nzabonitegeka] Commission

Mucyo)33

– Elie Ngezenubwo (Commission Mucyo) Ces témoignages attestent tous que les miliciens de John Yusuf

Munyakazi sont allés attaquer les Tutsi à Bisesero en présence desmilitaires français. Les uns ont vu les Français laisser passer les mili-ciens qui se rendaient à Bisesero (NN, Thomson Mubiligi, ElieNgezenubwo), d’autres affirment que les Français les ont accompa-gnés (CK, Jean Bosco Habimana). Les Français auraient armé lesmiliciens de Yusuf et les auraient envoyés à Bisesero (AhmedBizimana, Vincent Nzabaritegeka [Nzabonitegeka]).

En conclusion, nous considérons comme une hypothèse trèsprobable que les militaires français se sont entendus avec John YusufMunyakazi pour que ses miliciens liquident les Tutsi survivants àBisesero entre le 28 et le 30 juin 1994.

11. LES FRANÇAIS ONT ÉTÉ « TROMPÉS »PAR LEURS AMIS RWANDAIS

Après le sauvetage, les militaires français prétendent qu’ils ontété induits en erreur par les autorités locales de Kibuye.

11.1 LAFOURCADE 9 JUILLET :«UN COUP MONTÉ PAR LES GENS DE KIBUYÉ »

Ainsi le général Lafourcade :– L’armée n’a-t-elle pas eu un problème de renseignement l’ayantobligée à tarder à intervenir au secours de populations civiles, parcrainte de rencontres avec le FPR ?34

– On manquait de renseignements sur l’Ouest. Nous n’étions pasprésents depuis trois-quatre ans. Les renseignements obtenus surles Tutsis évacués de Bissessero [Bisesero] faisaient état d’infiltra-tions du FPR. Il s’est avéré que c’était un coup monté par les gensde Kibuyé.35

11.2 LAFOURCADE À LA MIP :«LE FPR VOULAIT FONCER SUR KIBUYE »

Le général Lafourcade soutiendra plus tard devant la Missiond’information parlementaire qu’il craignait une attaque du FPR surKibuye :

Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insistersur les circonstances et le contexte de l’époque : c’était les pre-

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miers jours ; la situation était extrêmement tendue ; très peu demoyens étaient encore déployés au Rwanda ; les véhicules dugroupement spécial étaient arrivés la veille, le 27 ou le 28 ; onne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ; surtout, l’ana-lyse de renseignement dont disposait le commandement à l’épo-que était que le FPR, qui tenait une poche allant de la frontièreprès de Gitarama jusqu’au col d’Endaba,36 voulait foncer surKibuye. Si cette analyse était bonne, le groupement était au beaumilieu de la zone. Il a précisé la situation : dans ce contexte, ungroupe entend des explosions. Il ne peut distinguer s’il s’agit degrenades ou d’autres armes et on lui dit que c’est le FPR. Lesdirectives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR, laconsigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peuque le dispositif se complète. Mais le renseignement lui-mêmeétait délicat à obtenir puisqu’il était exclu, politiquement, d’allerau contact du FPR.37

En 2006, le général Lafourcade est interrogé par Laure deVulpian dans une émission de France Culture à propos de l’instruc-tion de plaintes de Rwandais à l’encontre de l’armée française. Ilaffirme que Diego n’a pas fait de compte rendu de sa reconnaissance,mais il se trahit en parlant d’un « deuxième compte rendu» :

Laure de Vulpian : Bisesero a donc été découvert deux fois. Le27 juin par Diego et le 30 par les hommes de Gillier. Entre temps,les tueries auraient redoublées, faisant plusieurs centaines voir desmilliers de victimes tutsi. Conséquence : les plaignants estimentque la France a failli à sa mission de protection.Alors comment peut-on expliquer ce délai de trois jours, réponsedu général Lafourcade.Général Lafourcade : Bon alors personne si vous voulez auniveau de l’opération n’a entendu parler du compte rendu deDiego, c’est ça le problème. Il dit qu’il a fait un compte rendumais personne ne l’a vu. Je ne vois pas comment un compte rendune serait pas arrivé parce que quand le deuxième compte renduest arrivé, je peux dire que la réaction a été rapide pour aller àBisesero et régler le problème humanitaire parce que pratique-ment, on arrivait trop tard.Si le colonel Rosier, si son équipe, ne sont pas allés tout de suiteà Bisesero, ils n’ont rien su, ils n’ont rien su. Moi le premier, j’aiencore dans mes archives, mes papiers, c’est le 30 ou le 31. J’ai eule compte rendu de Bisesero, ça a démarré tout de suite, très vite.Nous on croyait que c’était le FPR et les FAR qui se battaient.Comme la mission était impérative de neutralité, comme on

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n’avait pas de renseignements importants dans cette zone-là, etbien il fallait y aller prudemment et vous en conviendrez qu’on nepouvait pas envoyer les soldats à toute allure dans les montagnespour se trouver nez à nez avec le FPR. Ça aurait été une catastro-phe diplomatique mondiale.38

Le plus drôle c’est que des militaires français des COS se sontdéjà trouvés nez à nez le 1er juillet à Save.

12. UNE OPÉRATION D’INTOXICATION MÉDIATIQUE POURMASQUER LA PARTICIPATION DE L’ARMÉE FRANÇAISE À L’ÉLI-

MINATION DES DERNIERS SURVIVANTS TUTSI DE BISESERO

L’offensive sur Kibuye est annoncée par François Léotard, le 22juin à Paris. Les militaires français du CPA 10 n’y arrivent que le 24juin. Ce ne sont pas les « gens de Kibuye » qui sont à l’origine decette fausse information. Cette information provient de l’état-majordes armées à Paris suite à une simulation prospective du champ debataille, elle a probablement été renforcée par des informations com-muniquées par le général Bizimungu à l’aide du téléphone rapportépar Rwabalinda de Paris et par la rencontre entre le colonel Rosier etle ministre de la Défense le 24 juin.39

Les moyens de reconnaissance aérienne dont disposent les for-ces françaises, les informations que les journalistes leur ont données,informations confirmées par la reconnaissance du détachementDuval le 27 juin, nous interdisent de croire que les militaires françaisont été abusés par les autorités rwandaises. Le commandement fran-çais était persuadé qu’un Tutsi était forcément un agent du FPR,point de vue qu’il partageait avec les auteurs du génocide. En effet,pour les dirigeants français l’armée du FPR est l’armée des Tutsi.

Par exemple, au début de l’attaque du FPR, le 11 octobre 1990,l’amiral Lanxade, alors chef d’état-major particulier, écrit auPrésident de la République, François Mitterrand : «Les forces tutsiesmaintiennent leur pression dans le Nord-Est du pays. [...] L’aide zaïroisedevrait permettre de contenir la poussée tutsie si des renforts substantielsnotamment d’origine ougandaise ne remettent pas en cause l’équilibreactuel. »40

Ils ont monté une opération d’intoxication psychologique tantde leurs propres troupes que de l’opinion internationale et de l’ONU,visant à faire croire à une offensive du FPR dans la région de Kibuyeet transformant les derniers survivants tutsi de Bisesero en combat-tants infiltrés.

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Cette opération d’intoxication couplée au refus d’intervenirauprès des Tutsi en danger et à l’acheminement de miliciens deCyangugu à Bisesero, est une preuve qu’il y a eu un plan concertéentre les Français et les autorités locales rwandaises pour aider celles-ci à terminer le « nettoyage des Tutsi » pendant trois jours à partir du27 juin, délai explicité par le lieutenant-colonel Duval devant lessurvivants tutsi qu’il a abandonnés, sur ordre, aux tueurs.

L’erreur des Français est délibérée afin de masquer leur partici-pation au génocide. Alors que la propagande française prêtait au FPRl’intention de couper en deux la zone encore contrôlée par le gouver-nement, ironie de l’histoire, c’est la France qui a coupé cette zone endeux en restreignant la zone « humanitaire » qu’elle a défendue auxpréfectures de Kibuye, Cyangugu et Gikongoro, au sud, abandonnantcelles de Gisenyi et Ruhengeri, au nord. n

Références[1] Alison Des Forges : Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide auRwanda. Karthala, Human Rights Watch, Fédération internationaledes Droits de l’homme, avril 1999. Traduction de Leave None to Tellthe Story.[2] Bernard Lugan : François Mitterrand, l’armée française et leRwanda. Éditions du Rocher, mars 2005.[3] Paul Quilès : Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994.Assemblée nationale, rapport 1271, http://www.assemblee-natio-nale.fr/dossiers/rwanda/, 15 décembre 1998. Mission d’informationde la commission de la Défense nationale et des Forces armées et dela commission des Affaires étrangères, sur les opérations militairesmenées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990et 1994.

Notes :1. Catherine Gentile, en direct de Bukavu, TF 1, 27 avril 1994, 20 h.2. ONU, S/RES/929 (1994). http://www.francerwandagenocide.org/documents/94s929.pdf3. Stephen Smith, Dialogue difficile avec les massacreurs, Libération, 27 juin 1994, p. 16. 4. Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin 1994, 20 h. C’est nous qui mettons en gras.5. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, Édition spéciale Rwanda, France 2, 25 juin

1994, 20 h.6. Reportage de Philippe Boisserie et Éric Maisy, réalisé le 25 juin, Édition spéciale Rwanda,

France 2, 26 juin 1994, 20 h. 7. France 2, 27 juin, Soir. 8. France 2, 27 juin 1994, Dernière. C’est nous qui mettons en gras.9. Ibidem.

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10. Ibidem.11. Catherine Jentile, en direct de Bukavu, TF 1, 27 avril 1994, 20 h.12. France 2, 28 juin 1994, Telematin, 7 h 30. 13. France 2, 28 juin 1994 au soir.14. Le mont Karongi et le village de Gisovu sont à quelques kilomètres de Bisesero.15. D. Kayishema Clément, Préfet de Kibuye au Ministre MININTER Kigali, 2 juin 1994,

003/04.09.01, TPIR K0040772 ; Aucun témoin ne doit survivre [1, p. 255]. http://www.fran-cerwandagenocide.org/documents/SecurityReportKibuyeJune1994.pdf.

16.http://www.francerwandagenocide.org/documents/KayishemaToMinisterOfDefence12June1994.pdf.

17. Conseil restreint du 22 juin 1994, Secrétariat : Colonel Bentegeat. 18. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [3, Rapport, p. 306 ; Annexes, p. 386].19. B. Lugan, [2, p. 268].20. Général Quesnot, Note à l’attention de Monsieur le Président de la République, 27 juin 1994.

Objet : Votre entretien avec M. Léotard le 27 juin à 17 heures. Situation. http://www.fran-cerwandagenocide.org/documents/Quesnot27juin1994.pdf.

21. Note du 28 juin 1994 du général Quesnot et de Bruno Delaye à l’attention de Monsieur lePrésident de la République. Objet : Votre entretien avec le Premier ministre et Conseilrestreint du mercredi 29 juin.

23. Jacques Isnard, M. Léotard va inspecter un dispositif encore léger et fragile, Le Monde, 29juin 1994, p. 3.

24. Conseil restreint du 29 juin 1994. Secrétariat : Vice-amiral de Lussy (état-major particu-lier).

25. Corine Lesnes, M. Léotard craint de nouvelles difficultés pour le dispositif « Turquoise »,Le Monde, 1er juillet 1994, p. 4. C’est nous qui mettons en gras.

26. Corine Lesnes, ibidem.27. Corine Lesnes, ibidem.28. Corine Lesnes, ibidem.29. Curieusement Marin Gillier dans son rapport à la Mission d’information ne parle pas d’at-

taques de nuit, il ne note qu’un engagement le 27 vers midi avec des armes de guerre, voirplus haut.

30. Raymond Bonner, Grisly Discovery in Rwanda Leads French to Widen Role, New YorkTimes, July 1, 1994, p. A1. Traduction de l’auteur : Une atroce découverte conduit lesFrançais au Rwanda à élargir leur mission, New York Times, 1er juillet 1994. “Les militai-res français basés à Gishyita, à six kilomètres de Bisesero, savaient que des gens étaient tuéschaque nuit dans les montagnes, dit le commandant Gillier mercredi. Mais le ministre fran-çais de la Défense, François Léotard, après un exposé ici du commandant Gillier, rejetatoute opération pour évacuer ou protéger les Tutsi en difficulté. M. Léotard dit que lesFrançais ne disposaient pas d’assez de troupes pour protéger tout le monde. Il n’y avait que300 militaires français pour l’instant au Rwanda ; 1 200 autres étaient sur les bases de l’au-tre côté de la frontière au Zaïre.”

31. Christian Millet, French troops not to become “buffer force” in Rwanda, Agence France-Presse, Nyarushishi, Rwanda, 29 Juin 1994. Traduction de l’auteur : Les troupes françaisesne sont pas là pour faire de l’interposition au Rwanda. Léotard est ensuite allé inspecter destroupes françaises à Gishyita, au bord du lac Kivu, à 4 kilomètres (2.5 miles) de la positionla plus avancée des troupes du Front Patriotique Rwandais (FPR) à dominante tutsi. Le FPRavait dit précédemment qu’il considérait les troupes françaises comme une force ennemieet menaçait d’ouvrir le feu sur elles.

32. Marin Gillier, capitaine de frégate, attaché naval à l’ambassade de France en Égypte,Turquoise : intervention à Bisesero, Le Caire, 30 juin 1998, Enquête sur la tragédie rwan-daise 1990-1994 [3, Tome II, Annexes, p. 404].

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33. Dans son article publié par le Figaro du 18 mars 2006, Gillier reçoit les mêmes instructions.34. Il s’appelle en réalité Vincent Nzabonitegeka. Interrogé à la prison de Cyangugu le 13 jan-

vier 2009, il affirme que des militaires français sont venus livrer des armes au projet « Forêtde Nyungwe», non pas le 25 juin 1994 comme l’écrit le rapport Mucyo p. 190, mais le 25avril. Avec d’autres miliciens de Yusuf, il est allé à Bisesero fin avril et fin juin.

35. Corine Lesnes qui pose la question feint d’ignorer, ce 7 juillet, le récit de Patrick de Saint-Exupéry paru dans le Figaro du 29 juin où celui-ci décrit comment des militaires françaisont découvert le 27 juin des Tutsi survivants traqués et non des infiltrés FPR.

35. Corine Lesnes, Le chef de l’opération «Turquoise» prévoit que le FPR va progresser jusqu’àla limite de la zone humanitaire, Le Monde, 9 juillet 1994, p. 5.

36. Il s’agit du col de Ndaba.37. Enquête sur la tragédie rwandaise 1990-1994 [3, Tome III, Auditions, Vol. 2, p. 116].

Contrairement à ce qu’affirme le général Lafourcade, les militaires français sont allés plu-sieurs fois « au contact du FPR », il y a même eu des affrontements !

38. Laure de Vulpian, Rwanda : l’armée française en accusation, France Culture, Le magazinede la rédaction, 10 juillet 2006.

39. http://www.francerwandagenocide.org/documents/RosierLepage-25juin1994.pdf.40. L’amiral [Lanxade], chef de l’état-major particulier, Note à l’attention de Monsieur le

Président de la République (sous couvert de Monsieur le Secrétaire général), 11 octobre1990, Objet : Rwanda - Situation. Cf. Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire- Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, 2007, p. 181.C’est nous qui mettons en gras.

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Emmanuel Cattier

Bisesero,dans le contexte de

l’opération Turquoise

Membre de la Commission d’enquête citoyenne pour la véritésur l’implication française dans le génocide des Tutsi, militantde Survie, Emmanuel Cattier tente un bilan des connaissancesaccumulées sur les différents aspects de l’OpérationTurquoise, ce crime dans le crime.

1. INTRODUCTION •L’OPÉRATION TURQUOISE DANS L’ENSEMBLEDES DÉPLOIEMENTS FRANÇAIS AU RWANDA

Du 1er octobre 1990 au 22 août 1994, l’armée française est pré-sente sur le territoire du Rwanda. En vertu d’un accord de coopéra-tion bilatéral entre la France et le Rwanda pour la formation de lagendarmerie rwandaise, l’armée française forme de 1975 à 1994 aussibien la gendarmerie que, à partir de 1990, les Forces armées rwandai-ses et, clandestinement, des civils, de façon certaine à partir de 1992.Ces formations sont distinctes des opérations militaires françaises auRwanda.

Parallèlement, des opérations militaires sont engagées :Opération Noroît (octobre 90 à décembre 93) – Dami (mars 91 à

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décembre 93) – Opérations Volcan et Chimère (février 1993) –Opération Amaryllis (avril 1994 )– Opération Insecticide1 du capitainede gendarmerie Paul Barril (mai-juin 94), officiellement pour sonpropre compte par contrat avec l’armée rwandaise – OpérationTurquoise du 22 juin 1994 au 22 août 1994. Peut-être existe-t-il d’au-tres opérations qui sont tenues strictement secrètes.

Pas un seul jour de cette période ne voit la France interrompre saprésence militaire sur le territoire rwandais. On ne peut observer quedes fluctuations dans les déploiements techniques et les effectifs. Defaçon constante la France s’engage en soutien aux FAR, contre les«Tutsi du FPR» et ceux de l’intérieur considérés comme des alliés impli-cites du FPR et donc des complices potentiels à traiter systématique-ment en temps de guerre, par précaution, comme des complices de fait.

Selon l’article 2 du premier accord d’Arusha signé le 12 juillet1992, entre le FPR et le gouvernement rwandais, la mise en placeeffective d’un groupe d’observateurs militaires neutres – le GOMN –le 11 août 1992, impose à « toutes les troupes étrangères » de quitter leRwanda. Les formateurs militaires français, régis par l’accord bilaté-ral de 1975, sont explicitement autorisés à rester au Rwanda. L’arméefrançaise reste intégralement, opération Noroît et Dami compris.C’est la première et immédiate violation de ces accords.

Aucun accord de défense ne donne de fondement légal à cesopérations militaires2. Seule l’opération Turquoise a pour fondementune résolution de l’ONU. L’accord d’assistance militaire de 1975entre la France et le Rwanda, ne concernant d’abord que la gendar-merie, est amendé en août 1992 pour l’étendre aux forces arméesrwandaises.

Ce n’est pas, comme prétexté, pour régulariser une situation.C’est pour contourner le premier accord d’Arusha de juillet 1992 etpermettre de justifier le maintien d’un plus grand nombre de militai-res français sur le territoire rwandais, après la mise en place duGOMN, dans l’éventualité où la France se serait sentie contrainte dese soumettre à cet accord3.

L’opération Turquoise est décidée le 22 juin 1994 par la résolu-tion 929 du Conseil de sécurité de l’ONU. Cette opération inter-vient alors que le génocide est quasiment accompli, et que le FPRcommence à occuper la moitié du territoire rwandais, mais pasencore la capitale.

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2. LA GENÈSE DE L’OPÉRATION TURQUOISE

Après le massacre de dix casques bleus belges, la Belgiquedécide de se retirer de la MINUAR. Le 21 avril 1994, le Conseil desécurité, dont la France, entérine la réduction de la MINUAR à 270hommes. Le gouvernement intérimaire rwandais a la voie libre pourachever le génocide des Tutsi. La France qui avait quitté le Rwandaà l’arrivée de la MINUAR peut à nouveau songer à y retourner.

Le 27 avril 1994, le ministre rwandais des affaires étrangères,monsieur Bicamumpaka, est reçu à l’Élysée. Quelques jours plus tard,le général Quesnot, chef d’état-major particulier du présidentMitterrand, lui propose l’idée d’une intervention militaire multina-tionale, après avoir exposé l’avance du FPR et sa crainte d’une « vic-toire du clan Tutsi »4. Le 9 mai, le colonel Rwabalinda reçoit desconseils du général Huchon5 pour retourner l’opinion internationalesur le Rwanda dans le but de permettre l’intervention de la France etdes téléphones cryptés pour maintenir une relation entre les FAR etl’état-major français6. Le lendemain, Mitterrand réfute à la télévisionl’éventualité d’une intervention militaire au Rwanda… tout en sedisant prêt à intervenir sous couvert des Nations-Unies7. Il se trouve,de manière incidente dans ce colloque, que Cécile Grenier nous arappelé qu’il existe des indices selon lesquels des militaires françaisseraient dans les coulisses de l’attaque massive de Bisesero par lesgénocidaires les 13 et 14 mai 1994. [Voir à ce sujet l’interview de SergeFarnel dans ce numéro]

Est-ce à insérer dans cette planification française de revenir auRwanda ? Le 22 mai, le Président du gouvernement intérimairerwandais demande avec insistance la prolongation de l’aide de laFrance devant l’évolution de la situation militaire8. Trois semainesplus tard, le 15 juin 1994, le ministre Alain Juppé annonce l’accordgouvernemental pour une intervention française.9

Cette opération a fait l’objet d’un conflit au plus haut niveauentre ceux qui étaient, comme le Premier ministre, EdouardBalladur, partisans d’une intervention légère basée au Zaïre, et ceuxqui, comme le général Quesnot et François Mitterrand, souhaitaientcréer une partition du Rwanda : un Hutuland face à un Tutsiland.10

La campagne de MSF, « on n’arrête pas un génocide avec des méde-cins » a sans doute était utilisée par Mitterrand pour favoriser l’idéede cette intervention. La veille du lancement de l’opérationTurquoise, Bernard Kouchner revient d’une mission au Rwanda. Il

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propose, dans une note à François Mitterrand, quelques préconisa-tions et notamment le point suivant : « […] il s’agit de protéger descivils tutsis contre les milices et en aucun cas d’affronter le FPR ou de sta-biliser le front ».11

Au niveau des Nations-Unies, il apparaît que la France obtint àl’arraché cette résolution12. L’état-major, soutenu et canalisé parFrançois Mitterrand pour obtenir un passeport de l’ONU, apparaîtnettement comme l’initiateur de l’opération Turquoise.

La résolution 929, préparée par la France, stipule qu’« une opé-ration multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins huma-nitaires » […] « opération temporaire, placée sous commandement etcontrôle nationaux » [de la France] « jusqu’à ce que la MINUAR soitdotée des effectifs nécessaires » et « agissant en vertu du chapitre VII dela Charte des nations unies » […] « sur une période de deux mois ».

Le point 9 de la résolution précise le but humanitaire : « 9.Exige que toutes les parties au conflit et autres intéressés mettent

immédiatement fin à tous les massacres de populations civiles dans leszones qu’ils contrôlent et permettent aux États Membres qui coopèrentavec le secrétaire général d’accomplir pleinement la mission décrite auparagraphe 3 ci-dessus. »

Le paragraphe 3 renvoie au chapitre VII de la charte de l’ONU,donc l’autorisation de l’emploi de la force, pour réaliser les alinéas aet b du point 4 de la résolution 92513 qui programmait l’élargisse-ment de la MINUAR, escompté pour le mois d’août 94 :

a) Contribuer à la sécurité et à la protection des personnesdéplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y comprispar la création et le maintien, là où il sera possible, de zones huma-nitaires sûres ;

b) Assurer la sécurité et l’appui de la distribution des secours etdes opérations d’assistance humanitaire ;

Il aura donc fallu plus de deux mois pour qu’il y ait accord entrele gouvernement de cohabitation, la présidence de la République etles Nations-Unies pour un projet d’intervention française auRwanda. Elle apparaît créée par la France en réponse aux demandesréitérées du gouvernement intérimaire rwandais. Elle établit l’idéed’un double-génocide (point 9). Elle est mal perçue par le FPR14. Legénéral Dallaire n’apprécie pas cette décision qui donne à la Francel’autorisation d’employer la force au titre du chapitre VII, alors qu’ilne cesse de la demander pour la MINUAR. Les conditions de neu-

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tralité d’une telle opération ne sont donc pas réunies dans lecontexte rwandais et international.

L’arrivée des troupes françaises de Turquoise dans la région deBisesero se déroule dès la première semaine de l’opération, entre le24 juin et le 1er juillet 1994.

3. LE DÉROULEMENT INITIAL DE L’OPÉRATION TURQUOISE

Selon Képi Blanc, revue militaire française, « l’opérationTurquoise va se dérouler en trois phases : phase militaire, du 30 juin au 17juillet, une phase sécuritaire, du 18 juillet au 30 juillet, puis une phasepolitico-humanitaire à partir du mois d’août »15. La période initiale du 22juin au 29 juin est donc passée sous silence… sans doute entendueimplicitement comme une phase transitoire de mise en place sansimportance particulière. En réalité, avant la décision de l’ONU,l’opération Turquoise est déjà à pied d’œuvre16.

La conduite de cette mise en place est révélatrice de la visionfrançaise du mandat de l’ONU. Les députés français expliquent dansleur rapport que l’opération Turquoise, commandée par le généralLafourcade, est répartie sur le territoire du Rwanda en trois « groupe-ments », sous la responsabilité de trois colonels. Le colonel Hogardest responsable du groupement arrière, dit Ouest, à partir deCyangugu, le colonel Sartre du groupement Nord vers Kibuye et lecolonel Rosier du groupement dit Sud, qui est en fait la partie Est dudispositif Turquoise, répartie du nord au sud autour d’un axeGikongoro-Butare, face au FPR.

Le colonel Rosier dirige les unités du Commandement des opé-rations spéciales (COS). Ce sont ces unités, très équipées, composéesde soldats d’élite venant de toutes les armées, impliquées dans unehiérarchie parallèle sous les ordres directs du chef d’état-major desarmées, qui entrent les premières au Rwanda et qui se positionnentdans leur zone « Sud » seulement à partir du 1er juillet, après avoirréglé les points névralgiques de l’ensemble des groupements. Le campde Nyarushishi (qui relève du groupement Ouest), dont la vie des8 000 réfugiés aurait été négociée entre le colonel Bagosora et laFrance contre des approvisionnements en armes, selon ColetteBraeckman17, est le premier objectif notable du Commandement desopérations spéciales18. La protection de ce camp est mise en valeur auplan médiatique19. La région de Kibuye (qui relève du groupementNord), dans laquelle se trouve Bisesero, est ensuite investie par leCOS à partir du 24 juin 1994.

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3.1. POURQUOI BISESERO ?L’histoire de Bisesero, nous l’avons entendu, fait de ce lieu un

symbole de la résistance tutsi. En 1994, c’est un des rares lieux duRwanda où la résistance spontanée des Tutsi face aux génocidairespermet de retarder localement l’extermination. Des rescapés s’y sontregroupés. Une mobilisation importante a donc été organisée par lepréfet de Kibuye et le GIR pour venir à bout de cette résistance : « Ilfaut tout nettoyer avant que les Français soient là »20. Comme JacquesMorel vous le précisera, l’état-major français et François Mitterrandassimilent au plan stratégique tous les Tutsi au FPR. Les autoritésrwandaises, locales et nationales, exploitent et entretiennent cetteassimilation dans l’esprit des autorités françaises.

Il n’est donc pas surprenant que Bisesero soit perçu, par le préfetde Kibuye21 et l’état-major français22, comme un maquis d’infiltrationdu FPR prétendument constitué dans le but de couper l’ouest duRwanda en deux parties et empêcher le gouvernement intérimaired’avoir une continuité territoriale sur la moitié ouest du Rwanda qu’ilcontrôle alors. Cela mettrait en échec la stratégie franco-rwandaise demaintenir, au minimum, un « Hutuland » face aux ambitions du FPR.

Selon le gendarme du GIGN Thierry Prungnaud, les unités duCOS ont reçu comme information de leur hiérarchie que « ce sont lesTutsi qui massacrent les Hutu »23. Une information qui est l’inversionde la réalité. Elle est négationniste.

3.2. LE DÉPLOIEMENT DES UNITÉS DU COSAUTOUR DE BISESERO24

Deux unités arrivent à Kibuye le 24 juin 1994. L’une, comman-dée par le capitaine de frégate Marin Gillier, vient par la route, l’au-tre, commandée par le lieutenant-colonel Jean-Remy Duval, aliasDiego, arrive par hélicoptère. Une troisième unité arrive à Kibuye le27 juin par la route depuis Goma, et convoie les véhicules de l’unitéhéliportée.

Plusieurs journalistes français et étrangers sont sur place et sontplus ou moins managés par les services de communication de l’arméefrançaise.

Le 25 juin 1994, le journaliste Sam Kiley découvre les massacresde Bisesero25. Le 26 juin, d’autres journalistes apprennent que deschoses graves se passent à Bisesero. Kiley en informe Marin Gillier.

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Le même jour, Patrick de Saint-Exupéry, du journal Le Figaro, arriveà Kibuye et apprend aussitôt par des religieuses les massacres deBisesero.

Le 27 juin, Marin Gillier et son unité s’installent à Gishyita, à5 km de Bisesero. Le même jour, Diego déclenche une mission dereconnaissance à Bisesero. Il est accompagné de Patrick de Saint-Exupéry, de Christophe Boisbouvier de Radio France Internationale etde Dominique Garraud de Libération. Guidé par un instituteur de larégion, après plusieurs étapes édifiantes, il découvre avec son petitdétachement des rescapés à Bisesero.

Rassurés par ces militaires français, plusieurs autres rescapés sor-tent de leurs cachettes, en présence du guide de Diego qu’ils dénon-cent comme un responsable interahamwe. Ces rescapés sont dansune situation humaine d’une extrême vulnérabilité, en état de dan-ger évident, venant de se faire attaquer et montrant les cadavres dujour et pour certains d’entre eux des blessures graves.

Un véhicule des Forces armées rwandaises passe pendant la ren-contre. La nuit tombe et malgré la demande pressante des Tutsi, Diegodécide de repartir en leur promettant de revenir « dans deux ou troisjours ». Selon Patrick de Saint-Exupéry, le lieutenant-colonel Jean-Remy Duval, alias Diego, ne se fait aucune illusion sur la situation deces personnes, mais laisse libre le guide milicien et prévient par radioavec insistance la hiérarchie de Turquoise de cette découverte26.

Selon les rescapés, peu de temps après le départ des Français,repérés à cause de cette rencontre, les miliciens et les forces arméesrwandaises les attaquent. Ces attaques des miliciens se poursuiventjour et nuit, renforcées par des soldats des FAR équipés d’armes nou-velles. Les équipes de tueurs viennent par la piste de Gishyita, donc duvillage où Marin Gillier a installé son campement et observe les atta-ques sur Bisesero. Chaque jour, jusqu’au 30 juin, les tueurs passentdevant les militaires français pour aller massacrer les Tutsi. SelonAfrican Rights, durant ces trois jours, environ la moitié des deux millederniers rescapés sont massacrés. Certains témoignages parlent de mas-sacres en présence de soldats français. Durant ces trois jours, les unitésdu COS réalisent des interventions dont l’urgence est contestable.

Le 29 juin 1994, le Ministre français de la Défense, FrançoisLéotard, est sur place à Gishyita avec Marin Gillier et le staff deTurquoise. Il est interpellé par les journalistes sur ce qui se passe àBisesero et sur la nécessité de porter secours aux civils agressés.

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Le Monde et le New York Times sont en désaccord sur la réponse duministre27. Le même jour, à Paris, l’amiral Lanxade parle d’affronte-ment entre les « milices hutues et les maquis tutsis »28.

Dallaire rapporte que, le matin du 30 juin, le général Lafourcadese montre consterné devant lui de découvrir que le FPR avance sivite. L’état-major français est pourtant en relation par téléphonecrypté avec les FAR et considère encore officiellement que le maquisTutsi de Bisesero est la position la plus avancée du FPR29.

L’après-midi, lors d’une mission de reconnaissance au-delà deBisesero, une équipe des hommes de Marin Gillier désobéit auxordres et se rend vers les rescapés30. L’armée française découvre « offi-ciellement » les rescapés de Bisesero. Aussitôt les secours se mettenten branle. Une centaine de blessés sont évacués d’urgence par héli-coptères à Goma. Les autres sont soignés sur place. L’armée dénom-bre un peu plus de 800 rescapés. Des journalistes dont ceux de ParisMatch sont présents.

3.3. LES JOURS SUIVANTS LE 30 JUIN 1994Selon Marin Gillier, après une nuit blanche passée autour des

rescapés, il est appelé avec ses hommes à faire route vers Gikongoro,passant la relève à une autre équipe de Turquoise31.

Selon les rescapés, cette nouvelle équipe reste une quinzaine dejours sur place. Leurs témoignages expriment des accusations à Gomacontre des attitudes de mépris et la médecine militaire qui aurait pra-tiqué des amputations excessives et à Bisesero sur des mauvais traite-ments, parfois mortels, de soldats français dès lors que ces rescapésont émis le choix de rejoindre la zone FPR32.

4. CONCLUSION

La crainte stratégique française que le FPR coupe en deux lazone ouest du Rwanda était fondée sur l’hypothèse que les Tutsi deBisesero constituaient une infiltration du FPR.

Infondée à la date où elle est exprimée33, une fois les constata-tions faites sur le terrain, cette hypothèse aurait dû être remise encause immédiatement par l’état-major. Il aurait dû adapter son plande déploiement et protéger aussitôt ces civils menacés au-delà detoute raison, selon l’objectif de la résolution 929 des Nations-Unies.Cette éventualité n’a pas été envisagée. La réponse de Diego d’atten-

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dre trois jours était probablement liée à l’arrivée attendue des unitésdu colonel Sartre pour le premier juillet, et à l’incertitude d’être suivipar sa hiérarchie, les unités du COS devant se rendre sur le territoirealloué au groupement Sud34.

La stratégie française, dont le fil conducteur est exclusivementla hantise d’une victoire du FPR assimilé à tous les Tutsi, minimisantoutrancièrement le génocide et convergeant de ce fait vers les analy-ses et objectifs génocidaires du Hutu power et du Gouvernementintérimaire rwandais, entraîna une rigidité mentale et une indiffé-rence aux réalités élémentaires dans l’état-major et chez FrançoisMitterrand. Cette dérive étonnamment partiale s’est avérée être lacause de la complicité des autorités françaises dans l’exterminationdes Tutsi, notamment à Bisesero.

C’est la présence des journalistes qui a contribué de façon déter-minante à la reconnaissance des faits exprimés par les rescapés,contre la version des autorités rwandaises impliquées dans le géno-cide et celle de l’armée française, couverte à posteriori par les dépu-tés français qui se sont montrés dociles à la (dé)raison d’État dansleur rapport35.

Cette rigidité mentale, globale, exorbitante et irresponsable,face à laquelle les politiques semblent tout à la fois désarmés et deconnivence36, les fait accuser les Nations-Unies, alors qu’elles sontjustement méfiantes à l’égard du comportement de la France, de nepas les suivre en retour pour « arrêter les massacres », sans prendre encompte que dans cette expression, ils noient de façon négationnistela très grande dissymétrie des violences entre le génocide et la guerrecivile.

Cette rigidité fut aussi la cause d’une désobéissance, que jeconsidère comme magistrale, à la hiérarchie militaire qui sauva tar-divement 800 Tutsi. Cette décision est remarquable car elle émanede sous-officiers et d’hommes du rang d’unités d’élite, rompus à la dis-cipline militaire, reconnus pour leurs compétences, et qu’on avaitformés au négationnisme du génocide des Tutsi. Ils ont tiré les consé-quences de ce qu’ils constataient sur le terrain, rejetant l’idéologieinculquée par leur hiérarchie. Cette décision est une obéissance àune valeur qu’ils ont estimée supérieure. Prenant le risque de subirune répression à la mesure d’une telle désobéissance, et probable-ment de stopper leur carrière militaire, ils ont obéi à leur consciencemorale. Il apparaît que l’état-major a choisi de faire profil bas et dedissimuler cette désobéissance37. n

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5. BIBLIOGRAPHIE

African Rights, Bisesero : Résistance au génocide, avril-juin 1994 –Témoin N°8 – African Rights dans les notes.Braeckman Colette, Histoire d’un génocide, Fayard, 1994 - Braeckmandans les notes.Dallaire Roméo (Lieutenant-général), J’ai serré la main du diable. Lafaillite de l’humanité au Rwanda, Libre expression, 2003 – Dallaire dansles notes.Morel Jacques, La France au cœur du génocide des Tutsi, L’Esprit frap-peur, 2010 – Morel dans les notes.Rapport de HRW et FIDH, Des Forges Alison, Aucun témoin ne doitsurvivre, Karthala – HRW dans les notes.Rapport de la Mission d’information parlementaire française sur leRwanda – MIPR dans les notes.Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preu-ves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpé-tré au Rwanda en 1994, Rapport Mucyo – Mucyo dans les notes.Rapport de la Commission d’enquête citoyenne, Verschave et Coret,L’horreur qui nous prend au visage, Karthala – www.enquete-citoyenne-rwanda.org, accès direct à la quasi totalité des rapports surle Rwanda – CEC dans les notes.Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable, la France au Rwanda, éditionsdes Arènes – PSE dans les notes. Réédité avec un complément intro-ductif sous le titre Complicité de l’inavouable, les Arènes – PSE-2 dansles notes.

6. NOTES ET RÉFÉRENCES

1. N’oublions pas que dans ce génocide il s’agit d’exterminer les Tutsi surnommés constamment« cafards » par les génocidaires. Le titre de cette opération « insecticide » est donc sans ambi-güité sur son objectif.

2. Note du général Quesnot à François Mitterrand du 24 juin 1994 :http://cec.rwanda.free.fr/documents/officiel/Quesnot-accords-militaires-24-06-1994.pdf3. Cf. mon étude sur le premier accord d’Arusha « Le chiffon de papier » dans La Nuit rwandaise

N°3 et sur site de la CEC http://cec.rwanda.free.fr/documents/Arusha-1v5.pdf4. Note du 2 mai 1994 du général Quesnot à François Mitterrand : On voit que ce n’est pas

l’arrêt du génocide qui le travaille, mais un « accord équilibré » entre « les parties prenantes ».Est-ce le plus urgent à cette date ?

5. Le général Huchon est alors à la tête de la Mission militaire de coopération après avoir étél’adjoint du général Quesnot.

6. CEC p. 56.

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7. Cette idée est introduite au début de l’interview sur le chapitre Rwanda par des considéra-tions opposées : « Nous n’avons pas envoyé une armée pour combattre, nous n’étions pas là-baspour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c’estl’horreur qui nous prend au visage », mais Mitterrand termine par : « […] Nous restons à ladisposition des Nations Unies. [...] Nous voulons bien être les bons soldats de la paix pour lesNations Unies, mais il faut qu’on nous le demande, il faut que cela s’organise, il faut qu’il y enait d’autres à nos côtés...» Interview de François Mitterrand sur TF1 et A2, le 10 mai 1994.

8. Lettre du 22 mai 1994 du Président du gouvernement intérimaire rwandais à FrançoisMitterrand. http://cec.rwanda.free.fr/documents/officiel/Sidikubwabo-22-05-1994.pdf

9. « Le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, a annoncé, mercredi 15 juin, que la France seraitprête à intervenir au Rwanda avec ses principaux partenaires européens et africains, si les massa-cres continuent et si le cessez-le-feu n’est pas respecté. Cette intervention aurait pour but de pro-téger les groupes menacés d’extermination, a précisé le chef de la diplomatie, qui a fait cette décla-ration après un conseil des ministres restreint auquel assistait le président François Mitterrand. »Le Monde du 17 juin 1994. Voir aussi : « Intervenir au Rwanda », point de vue d’Alain Juppédans Libération du 16 juin 1994.

10. Cf. PSE p. 100-102, HRW p.779, CEC p. 381.Note du 2 mai 1994 du général Quesnot à François Mitterrand.11. Note de Bruno Delaye à François Mitterrand à propos de Kouchner qui demande à le voir.12. L’intervention militaire française au Rwanda - Juppé relativise l’isolement de la France – Le

Monde, 25 juin 1994.13. Résolution 925 du Conseil de sécurité du 8 juin 1994.14. Note de Bruno Delaye à François Mitterrand du 22 juin 1994.15. Supplément de 8 pages sur l’opération Turquoise du N° 549 d’octobre 1994 de Képi blanc.16. « Dès le 17 juin 1994 les unités du COS et celles du deuxième cercle sont en alertes » selon un

livre de Micheletti préfacé par un général du COS. CEC p. 393.17. Braeckman p. 271.18. « Les soldats français se déploient dans l’ouest du Rwanda », L’Humanité du 25 juin 1994,http://www.humanite.fr/1994-06-25_Articles_-Les-soldats-francais-se-deploient-dans-l-ouest

du-Rwanda, Libération du 25 juin 1994.19. Note du général Quesnot du 21 juin 1994 au Président de la République.20. African Rights - Patrick de Saint-Éxupéry, La « solution finale » du préfet de Kibuye, Le Figaro,

5 juillet 1994.21. Lettre du 2 juin 1994 du Préfet de Kibuye, Clément Kayishema – Alison des Forges, Aucun

témoin ne doit survivre, p. 255.22. Ordre de mission de l’opération Turquoise (22 juin 1994) : « le FPR semble maintenant faire

effort sur les directions Kigali-Kibuye, et Kigali-Butare, en vue de couper en deux la partie ouestdu pays encore sous contrôle gouvernemental, et d’autre part, de contrôler l’axe principal, reliantla capitale rwandaise au Burundi » – MIPR, annexes p. 386.

http://survie67.free.fr/Rwanda/liens_rwanda_AN_France-annexes.htm23. Témoignage de Thierry Prungnaud sur France Culture en avril 2005.http://cec.rwanda.free.fr/informations/Prungnaud-FranceCulture-2005-04-22.pdfDallaire p.560.24. Mucyo p. 206 – CEC p. 420 – African Rights.Morel, chapitre « L’élite de l’armée française assiste sans bouger pendant quatre jours aux massacres

de Bisesero avant de porter secours aux derniers survivants tutsi ».25. « When the French troops left Gisenyi where Cardinal Roger Etchegaray met representatives of

the Rwandan government, houses continued to burn in the commune of Bisesero, ten miles inlandfrom Lake Kivu near Kibuye ». The Times, 27 juin 1994.

26. PSE p.71 « Diego restait pendu à son téléphone crypté adressant à Paris rapport sur rapport » –Mucyo p.207-Audition de Jean-Baptiste Twagirayezu du 15 décembre 2006 à Bisesero.

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27. CEC p. 426.« L’envoyé spécial du New York Times, qui est peut-être dans l’état de ceux qui ont vu des horreurs

inhabituelles et tente de les exposer à d’autres, insiste encore. François Léotard qui partait, s’ar-rête et fait demi-tour. Moins que le ministre, son personnage et sa fonction, c’est l’homme qui seretourne et revient sur ses pas. “Bon, dit-il, on va y aller. Dès demain on va y aller.” » CorineLesnes, Le Monde du 01/07/1994. Raymond Bonner, dans le New York Times du 01/07/1994,ne rapporte pas cette ultime réponse de Léotard : « Mais le ministre français de la Défense,François Léotard, après un exposé sur place du Commandant Gillier, rejeta toute opération pourévacuer ou protéger des combattants Tutsi. »

28. Conseil des ministres restreint du 29 juin 1994.29. Dallaire p. 559-561.30. Témoignage de Thierry Prungnaud sur France Culture en avril 2005.http://cec.rwanda.free.fr/informations/Prungnaud-FranceCulture-2005-04-22.pdfPSE-2 p. 26-31 - Complément introductif de la deuxième édition. Lors du colloque j’ai fait une

confusion entre la panne d’un véhicule des journalistes que j’ai affectée à tort celui du déta-chement qui a désobéit.

31. MIPR, annexes p. 400.32. Mucyo p. 222.33. En juin 1994 l’effort militaire du FPR se porte sur la prise de Kigali et le contrôle de l’axe

Kigali-Butare après la prise de Gitarama début juin.34. PSE p. 71 - PSE n’a pas d’explication factuelle à ce délai de trois jours.35. CEC p. 433.36. Alain Juppé dans Libération, le 16 juin 1994 déjà cité.37. Après discussion en aparté avec un participant au colloque, il apparaît aussi qu’on peut se

poser la question de la coïncidence entre la présence des journalistes le 30 juin 1994 àBisesero, dont Paris Match, et la désobéissance des militaires. Les COS sont aussi maîtresdans la guerre de communication. Ont-ils manipulés une équipe pour qu’elle désobéissedevant les journalistes ? Ou encore, le staff de Turquoise, qui doit avoir des méthodes decontrôle interne de ses troupes, n’a-t-il pas été mis au courant du projet de Prungnaud etde ses collègues et aurait laissé faire devant la présence des journalistes à Bisesero qu’on nepouvait plus contrer ? Toujours est-il qu’il semble difficile de remettre en cause la sincéritéde Prungnaud quand on a entendu son témoignage sur France Culture.

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Débat avec la salle

Jean-Luc Galabert : Nous allons terminer plus tard que prévu, maisil est important que toutes les paroles puissent être entendues et nousne réduirons donc pas le temps de débat avec la salle. Est-ce qu’il y ades remarques, des commentaires et des questions ?

Antoine Rudasigwa : Je m’appelle Antoine Rudasigwa, j’habite àLausanne. Ma question s’adresse à monsieur Morel, je crois.J’aimerais connaître l’impact ou l’influence qu’exerce l’armée fran-çaise sur les pouvoirs civils. Vue la manière dont monsieur leMinistre des Affaires étrangères parle de l’armée et jure par tous lesdieux que l’armée n’a jamais rien fait au Rwanda, je me demandequel est l’impact, quelle est son influence sur le pouvoir, sur le pou-voir français. Deuxième question : étant donné la fermeté que lePrésident de la République française a montré au sujet de la repen-tance, est ce qu’on peut espérer qu’un jour viendra où le pouvoirfrançais reconnaîtra les erreurs ou les crimes que l’État français a faitou a commis au Rwanda ? Merci.

Jacques Morel : Sur votre première question, les propos deKouchner selon lesquels il y a une erreur politique mais l’armée fran-çaise n’a rien à se reprocher… d’une certaine façon, je défendrais lesmilitaires français en disant que, dans tout cela, ils ont obéi auxordres des politiques. Et j’insiste beaucoup sur une chose, les actes dela France au Rwanda étaient entièrement contrôlés par le pouvoirpolitique. Il y a eu, d’une part, l’armée française et puis, d’autre part,quelques électrons libres, mais nous savons très bien à qui obéissaientces électrons libres : il s’agit de gens comme Barril notamment,Gilleron on ne sait pas trop ce qu’il faisait mais il était aussi très inté-ressé par le Rwanda ; et ces deux-là, on ne sait pas trop ce qu’ils fai-saient mais ce sont deux anciens de la cellule anti-terroriste de l’Ély-sée. Et Barril lui-même dit, dans un certain article du Monde qu’ilallait prendre ses ordres au Ministère de la Coopération, chez Michel

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Roussin, pendant le génocide. Bon, les militaires français ont fait unboulot abominable, mais moi je dis qu’ils ont obéi aux ordres du pou-voir politique.Sur votre deuxième question, je peux dire que la situation de l’opi-nion française est absolument désolante, quand on voit que dans unjournal de gauche comme cette semaine encore, il y a un grand intel-lectuel spécialiste de la Shoah qui s’appelle Rony Brauman, qui vadire que la planification et l’intention du génocide ne sont pas dutout démontrées, et que les preuves apportées au Tribunal d’Arushapar le Procureur sont des preuves fabriquées, vous voyez un peu où enest… L’intelligentsia française ? Elle est en triste état actuellement,en particulier l’opinion de gauche, c’est absolument atroce.Moi, je pense qu’il y a une chose qui peut faire avancer en Francemais ce sont plutôt des événements extérieurs, c’est par exemplecette réunion-là, si nous arrivons à présenter des faits objectivementcomme je prétends en apporter des preuves avec ces documents télé-visés qui viennent des archives de l’INA (Institut National del’Audiovisuel). Ça, pour moi, ce sont des preuves qui sont absolu-ment cinglantes, comme quoi les Français, au Rwanda, n’ont pas ététrompés par les Hutu, ils n’ont pas été trompés par Jean BoscoBarayagwiza, etc. C’est volontairement que ça a été fait.Parce que vous savez aussi que le Commandement des OpérationsSpéciales maîtrise aussi très bien toutes les techniques de manipula-tions psychologiques. Et ça vient déjà de la guerre d’Algérie, mais là,on voit qu’il y a une maîtrise remarquable. De même que les moyensd’information qu’il y a en France, en particulier il y a sur France 2 ceDuquesne qui n’a eu aucun sens critique, au moins dans les interven-tions que j’ai montrées là. Staes, la journaliste, elle a répété ce quelui disaient les Français, selon quoi là-haut, sur les collines, c’étaientdes combats entre les milices hutu et puis des FPR infiltrés. Et vousvoyez qu’après, dans le reportage, elle insiste sur des restes humainsqu’on trouve dans des maisons en ruine dans Gishyita. On peut sedemander, mais seulement ça passe toujours très vite à la télévision,on est bien là en territoire hutu, le FPR n’est jamais venu à Gishyita,comment ça se fait qu’il y a des cadavres ? Elle pose tout de même laquestion, mais c’est une question muette parce qu’elle ne l’exprimepas, mais les images le montrent. Mais, d’une façon générale, les journalistes étaient transportés par lesmilitaires français, souvent leurs émissions étaient retransmises par

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les soins de l’armée française… Quand vous avez vu Duquesne,Benoît Duquesne, la première intervention, c’était du direct. C’étaittrès difficile de faire de la télévision en direct le soir même, maisc’était possible parce que c’était depuis la base de Kavumu, où l’ar-mée française avait un matériel terrible. Alors que Boisserie, qui afait un reportage le matin du 30 juin, il a dû redescendre, il a dûdemander aussi aux militaires français de pouvoir retransmettre.Mais là, il y a une manipulation, une intoxication parfaite et organi-sée par les services de l’armée française, et là, le COS obéit directe-ment au chef d’état-major des armées et à l’Elysée, parce que lePrésident de la République en France est le chef des armées et il peutmême passer par au-dessus…Ça fait partie des questions : est-ce que le Président est passé par-dessus le Premier Ministre? Enfin bon, pour une bonne part, je croisqu’il est passé par-dessus Balladur, je crois, qui a traîné un peu lespieds mais qui a finalement tout accepté.

Félicien Karege : Tout d’abord je voudrais vraiment remercier tousces militants français, que ce soient les militants de Survie, que cesoient les militants de France-Rwanda-Génocide, pour le travailqu’ils font. Il y a une idée qui est généralisée à travers les communau-tés rwandaises, c’est qu’en France, s’est organisé quelque part le sou-tien aux génocidaires. Mais nous, nous essayons de combattre cetteidée en disant que c’est le gouvernement français, ce sont les autori-tés françaises qui l’ont fait. Ce qui nous fait vraiment plaisir, c’est devoir des gens comme vous, qui travaillent dans des conditions que jedirais vraiment très très difficiles, parce que, par rapport à l’Afrique,je dirais que la France c’est un pays, moi je dirais… dictatorial.Vous travaillez dans ces conditions et vous arrivez à faire un travailformidable, moi je voudrais qu’on vous rende hommage et qu’on diseque vous êtes des gars qui travaillez bien, moi je voudrais demanderà la salle de vous applaudir… (applaudissements)… Après ça, moi,j’ai d’autres petites questions qui s’adressent à Jacques Morel… je nesais plus qui d’autre a parlé, je crois que c’est Emmanuel Cattier… Ils’agit des militaires français, pour aller dans le sens d’Antoine, est-ceque, aujourd’hui même, au sein même de l’armée française, il n’y apas des militaires qui arrivent vraiment à témoigner à visage décou-vert pour dire ce qu’ils ont vu ? Ça veut dire que vraiment tous lesFrançais, tous les militaires français excusez-moi, sont derrière le motd’ordre de ne rien dire ? N’y-a-t-il pas de militaires français qui

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accepteraient de témoigner de ce qu’ils ont vu ?Ça c’est ma première question et puis ma deuxième question c’est –c’est peut-être Emmanuel Cattier qui avait parlé je crois de MSF, sije me rappelle bien : est-ce que MSF aurait été, et aussi tous ceux quiont été conseillés par Mitterrand et qui sont allés en Afrique, est-cequ’ils seraient de mèche avec le pouvoir ? Voilà ma question.

Jacques Morel : Concernant les militaires qui ont dit ce qu’ilsavaient fait, il y a Prungnaud qui a dit certaines choses, il n’a pas toutdit… Il y a des militaires français qui ont joué dans le film Turquoisede qui ? comment il s’appelle ? Mais c’était une histoire enjolivée,ce film. Mais autrement, je ne connais pas de militaires qui témoi-gnent. Pour le reste, je laisse Emmanuel répondre…Ah oui, Périès il a réussi dans Une guerre noire à interviewer leGénéral Lafourcade, et Lafourcade, je trouve qu’il est bien braveparce que quelques fois il se laisse avoir, comme avec Laure deVulpian, et à Périès, il a confirmé qu’ils étaient très mal renseignés,que l’armée française était très mal renseignée parce que « nos hom-mes qui étaient enfermés dans des camps à Kigali ne savaient pas ce qui sepassait dans le pays ». Alors, c’était vraiment très intéressant parcequ’il nous a avoué qu’ils avaient des hommes qui étaient dans descamps à Kigali. [Rires dans la salle.]

Emmanuel Cattier : Grégoire de Saint Quentin était dans le campde Kigali, et, quelques minutes après l’attentat, c’est lui qui était surplace à prélever des pièces de l’avion.

Jaques Morel : Oui, mais ce qu’a dit Lafourcade, c’était pendant legénocide ! C’était pas au début !

Emmanuel Cattier : Bon, pour MSF il faut quand même remarquerque Médecin Sans Frontière avait mille employés je crois auRwanda, au total, et ils se faisaient tous, enfin une grande partie, sefaisait massacrer. Ils sont revenus en France au cours d’avril-mai et ilsont lancé une campagne en France pour dénoncer la politique de laFrance. Ils ont dénoncé la politique de la France au Rwanda. Et ilparaît que Mitterrand a été très ébranlé par cette attitude de MSF. Ils’est trouvé qu’ensuite Mitterrand les a reçus à l’Élysée, le 14 juin, jecrois me souvenir, et il leur a annoncé l’opération Turquoise. En fait,dans l’idée des militaires, c’étaient pas les militaires qui faisaient del’humanitaire, c’étaient les ONG qui auraient dû marcher avecTurquoise, mais les ONG n’ont pas marché avec Turquoise, jusqu’à

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ce qu’il y ait le choléra… dans les camps. Et on ne peut pas, il n’y apas d’éléments pour dire que MSF est de mèche avec le pouvoird’après les informations qu’on a, mais il est possible qu’il y ait, parmiles membres de MSF, des gens qui sont de mèche avec le pouvoir, çac’est possible. Quelle association n’est pas infiltrée par les servicesd’un État ? Ça… une association importante, ça c’est le problème.

Olivier Mullens : Oui, bonjour, mon nom est Olivier Mullens, jeviens de Bruxelles. Je voudrais rendre hommage tout d’abord au tra-vail énorme réalisé notamment par la commission d’enquêtecitoyenne, et ma question porte en fait sur les tentatives de dissimu-lation de documents déclassifiés qui ont été l’objet d’analyses criti-ques, et, je crois savoir que monsieur Cattier a été soumis à des pres-sions venant du renseignement français et notamment sur la notePoncet. J’aimerais un petit peu votre analyse, votre commentaire surces pressions qui ont été subies et alors quelques pistes de solutionspour la levée du secret défense. Et est-ce que ça pourrait faire avan-cer la vérité sur cette implication française ? Merci.

Emmanuel Cattier : Alors, au sujet de cette anecdote qui, quandmême, s’est retournée contre ceux qui l’ont initiée, puisque c’est çaqui est intéressant en France, c’est que, on a des informations, la notede Poncet, elle était sur le site de la CEC depuis au moins un an. Jepense qu’elle y était depuis le débat entre Serge Farnel et DavidServenay sur Rue 89. Je pense l’avoir mise à ce moment là. Bon, ilfaut qu’il y ait une censure en France pour qu’un certain nombred’informations deviennent intéressantes. Tant qu’il n’y a pas de cen-sure, ce n’est pas intéressant, ça n’a pas de valeur. C’est ça que je necomprends pas dans cette affaire-là. Il faudrait être amené à psycha-nalyser le peuple français, je ne sais pas si c’est pareil ailleurs ? Entout cas, c’est comme ça chez nous, très fréquemment. Et alors quecette note était donc sur le site, aucun journaliste ne nous a posé dequestions sur cette note, mais à partir du moment où on nous ademandé de la retirer, à ce moment-là j’ai eu des coups de téléphonede Arrêt sur image, du Nouvel Obs, etc…

Olivier Mullens : Qu’est ce que c’est cette note ?

Emmanuel Cattier : Alors, la note de Poncet… le texte qui poseproblème, on le trouve dans le rapport des députés français quasi-ment mot à mot, mais les députés français ne disent pas que ce textevient de la note du rapport de Poncet, et c’est une note qui parle pré-cisément du fait que Poncet, selon une directive qu’il a reçue, a tenu

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les journalistes à l’écart du fait que les Français ne portaient passecours aux Tutsi qui étaient massacrés devant eux et que les soldatsfrançais ne bougeaient pas devant ces massacres. Et il y avait doncune volonté de manipuler les journalistes, de les tenir à l’écart ducomportement de la France. Je n’ai plus le texte exact en mémoire,mais si vous le voulez, vous le trouverez sur le site de la CEC, ou surcelui de France-Rwanda-Génocide… Sur le site de la CEC, je mesuis engagé à ne pas diffuser cette note, alors je n’ai parlé que del’événement autour, puisque j’ai retiré la note, mais sur le site deSurvie vous avez toujours la note, sur le site de France-Rwanda jepense que vous l’avez mise [ainsi que sur celui de la Nuit rwandaise]…Vous pouvez trouver la note sur internet, elle y est toujours. Et puis,si vous allez dans le rapport des députés français, vous allez trouverdans le communiqué sur le rapport des députés, les références pourtrouver la bonne page.Pierre Karemera : Je m’appelle, je donne encore mon nom, PierreKaremera, Rwandais, enseignant en Suisse. Je voudrais tout simple-ment revenir sur ce qu’a dit mon ami Karege, qu’en ce moment, onest autant reconnaissant envers ces chercheurs et ces grands penseursqui nous aident à y voir clair. Nous avons été frappés et on n’arrivemême pas à reparler. On va prendre du temps pour reparler, maistrouver des gens comme vous qui cherchez, peut nous aider à com-prendre. Mais ce que j’aimerais dire c’est que je pense que, si on ana-lyse l’attitude de la France en partant seulement de Bisesero, quelquepart, on se trompe un peu.Il faudrait revenir au premier octobre 1990, quand le FPR a attaquéet que les Français ont commencé à désinformer complètement. Ilsont commencé à désinformer, c’était autour du 3 ou du 4, à Kigali,quand ils ont fait un simulacre pour dire que le Front Patriotiqueétait déjà à Kigali ce qui était complètement faux et, à partir de ça,ils pouvaient s’autoriser n’importe quoi. Je le dis en connaissance decause, parce que ce 3 octobre, j’étais appelé à la télévision françaiseet j’avais discuté avec quelques membres du Front Patriotique poursavoir ce que nous pouvions dire. Un type, Patrick, m’a dit : « LeFront Patriotique attaque dans le Nord à Kakitumba, les Français occu-pent l’aéroport de Kigali. » Qu’est-ce qui se passe ? Occuper l’aéroportet aller à la frontière… Et quand les Français ont rencontré, en 1990,les premiers militaires du Front Patriotique, ils ont compris que lesgens n’étaient pas venus pour jouer, et ils ont envoyé aussi les Zaïroispour calmer le jeu et tout un tas de trucs, et ils ont fait tout un tas de

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diplomatie autour pour cacher leur rôle. Quand le Front Patriotiquea ouvert un front derrière les montagnes, les Rwandais ont penséqu’ils avaient perdu la guerre, mais les Français continuaient, ils ontcontinué. Vous pouvez aller voir dans les rapports des Nations Uniesde 1990. À l’époque nous avions aussi le Comité pour les Droits del’Homme et la Démocratie au Rwanda. Tous ces travaux ont montré exactement ce que les Français ont fait,et à côté de ça, on avait des journalistes, des informateurs qui étaientsur place… Donc pour moi, Bisesero, c’est très bien, mais le problèmec’est d’analyser le rôle de la France au Rwanda relié à ce qui s’estpassé en Algérie, relié à ce qui s’est passé au Vietnam, relié à ce quis’est passé au Cameroun, avant les indépendances en 1948 àMadagascar, parce que la France n’a pas voulu décoloniser. Et lespeuples africains sont aujourd’hui en danger parce que ce qui s’estpassé au Rwanda peut se passer demain au Gabon, en Côte d’Ivoire,et, si les Français continuent – pas les Français, je veux dire le gou-vernement –, continuent à nier le fait qu’ils ont pris parti pendant legénocide, je pense que le Monde doit s’engager, nous devons nousengager, pour dire « plus jamais ça ».Nous devons tous nous engager à faire avouer des responsables fran-çais qui ont participé au génocide, demander, ne fusse que de deman-der pardon ! De dire qu’on s’est trompé mais, je pense que pour lemoment, on aura réellement des problèmes, et ce n’est pas seulementvotre travail à vous les grands chercheurs et d’autres, nous, nousdevons le faire, nous devons le faire pour l’Humanité, nous devons lefaire pour l’Afrique, nous devons le faire pour que la mémoire desnôtres que nous avons perdus ne meure pas une deuxième fois...[Émotion, applaudissements dans la salle.] Je m’excuse.Jean-Luc Galabert : Je ne sais pas si ça appelle à un commentaire,ou à un rebond ?Une voix au loin : Il ne faut pas demander pardon, il faut juger cesgens-là ! c’est tout. [Rires dans la salle puis applaudissements.]

Une autre voix au loin : Sarkozy était déjà aux affaires à l’époque ! Une autre voix : C’est lui qui a financé la machine du génocide, ila donné… Il a détourné un milliard de Francs pour qu’il y ait de l’es-sence dans les camions…

Jean-Luc Galabert : On va essayer de garder la possibilité d’êtreentendu quand quelqu’un de la tribune intervient, ne répondez pas àbrûle-pourpoint, prenez, prenez un micro pour ce faire.

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François Rutayisire : J’aimerais revenir sur deux questions… Je m’ap-pelle François Rutayisire, je vis en France. J’aimerais revenir sur deuxquestions qui ont été posées tout à l’heure, et je ne sais pas si ce sontdes questions que je pose ou si ce sont des observations que je fais.Sur le rôle qu’a pu avoir ou qu’aurait pu avoir MSF lors de l’opéra-tion Turquoise, il y a une question que je me pose, disons que MSFultérieurement a montré qu’il pouvait quand même exprimer sonpoint de vue sur ce qui se passait au Rwanda, et qu’il pouvait donnerun point de vue valable qui était appréciable. Après ils se sont mêmeretirés. Mais j’aimerais revenir sur la décision qu’ils ont prise d’allervoir le pouvoir politique – pour ne pas le nommer, le PrésidentFrançois Mitterrand – en suggérant que ce n’est pas avec des ONGqu’on arrête un génocide, mais que ça ne peut être que l’armée ou lepouvoir politique qui puisse le faire.Quand des responsables comme ça, qui connaissaient le rôle qu’avaiteu jusque-là, pendant toutes ces années, ces quatre années, le pou-voir politique français et l’armée, est-ce que c’est de la naïveté decroire que, du jour au lendemain, au moins deux mois après que legénocide a commencé, le pouvoir politique va tout d’un coup chan-ger de point de vue et cette fois-ci aller effectivement arrêter le géno-cide ? Ce serait une naïveté ? Ou bien alors, est-ce qu’il n’y a pas unecertaine ambiguïté, non pas de MSF en tant que tel, mais de certainsde ses responsables ? Une ambiguïté, connaissant le rôle de ce pou-voir politique, d’aller lui suggérer, presque lui donner une cautionmorale, et un prétexte, pour pouvoir cette fois-ci intervenir. Et lasuite va le prouver.Est-ce que, une fois qu’ils avaient vu que l’opération Turquoisen’était pas si humanitaire que ça, mais que c’était le volet plutôt mili-taire qui avait prévalu, est-ce que MSF s’est dit « Tiens, on s’esttrompé, on n’aurait peut-être pas dû intervenir dans ce sens là » ?Donc, pour moi, mon point de vue, c’est qu’il y a une certaine ambi-guïté , et je le dis d’autant plus volontiers que parmi les responsablesde MSF, enfin, ou d’ex-responsables de MSF qui sont partis voir lePrésident de la République, il y avait Brauman qui était parmi les res-ponsables, et il y avait l’actuel responsable de MSF, monsieurBiberson. Je me souviens très bien de cela, puisque j’ai discuté avecl’un de ces responsables et on avait une discussion très très fâchée.Bon voilà, c’est la première observation et la première réflexion ouquestion-réflexion que j’avais à faire.Maintenant, concernant la question qui a été posée par Rudasigwa je

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crois, je me souviens d’une discussion que j’ai eue – une longue dis-cussion – avec un journaliste, à propos de l’armée française. Ildemandait si l’armée française… je ne sais pas, il n’a pas dit commeça « inspire du respect au politique au point que… ils ne peuvent pas allerau devant de ce qu’il a fait… et tout ça ». La réflexion qui m’a été faitepar un journaliste est la suivante : « Vous savez, les hommes politi-ques, ils changent, au bout d’un moment ils partent, mais l’armée, c’estune institution, elle reste là. » Donc le pouvoir politique, du fait queles hommes politiques partent, passent, et que l’armée c’est une ins-titution qui reste, cela, il faut en tenir compte. C’était pour suggérerdes conseils et tout ça, bon voilà.

Jacques Morel : Oui, enfin je réponds. Je voudrais abonder tout àfait dans le sens de ce qu’a dit François Rutayisire, je ne reviens passur ce que j’ai dit à propos des militaires français qui obéissaient aupouvoir politique, mais il est un fait qu’il a dit, et je le souligne car jesuis entièrement d’accord, qu’il y avait une continuité de la penséepolitique de la France au Rwanda du côté de l’état-major français oùlà vous avez des fonctionnaires et vous voyez une triplet, une troïka,l’amiral Lanxade qui est chef d’état major en 1994 mais qui étaitconseiller et chef d’état major particulier de Mitterrand en 1990,vous avez le général Huchon qui était l’adjoint de Quesnot et qui estdevenu chef de la mission d’assistance militaire au ministère de lacoopération, cette troïka-là, c’est elle qui porte à mon sens la penséepolitique de la France sur le Rwanda et qui est en grande partie res-ponsable de ce qui s’est passé, de la contribution de la France augénocide. Alors que les politiques, Balladur, apparemment – enfin, àma connaissance –, ne connaissait pas grand-chose à l’Afrique, demême que Juppé. Mais il y a un pouvoir dans l’ombre, les réseauxgaullistes, les réseaux Foccart – qui n’était pas mort à cette époque.Là, il y a une pensée qui est maintenue, et vous voyez un certainancien premier ministre qui avait des problèmes judiciaires[Dominique de Villepin] là récemment. Lui, il connaissait beaucoupmieux le dossier rwandais que Juppé lui-même, et donc, je crois queles grands politiques qui sont en avant connaissaient moins le dossierque les autres par derrière.Je crois que c’est Jean-Paul Gouteux qui disait que c’est l’armée fran-çaise qui faisait la politique de la France au Rwanda et je pense aussiqu’il a raison. Mais je dirais que tout ce qui a été fait par la France aumoment du génocide, c’étaient pas des histoires de réseaux, c’étaitl’armée française et puis certains électrons libres mais qui obéissaient

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directement en fait à l’Élysée. Et, pour arranger les choses, c’était auministère de la coopération, où Barril prenait ses ordres. Je pense queBarril a surtout servi de couverture. Ce sont des militaires françaismis en disponibilité qui ont été former des CRAP lors de l’opérationinsecticide pendant le génocide et qui avaient des conseillers militai-res qui étaient auprès du général Bizimungu pendant tout le géno-cide. Ils ont fait porter le chapeau à Barril mais c’est un petit jeu,quoi.Emmanuel Cattier : Je suis heureux de ce que Jacques a dit parce queça relativise beaucoup la théorie française selon laquelle… – c’estune réalité, un principe – le Président de la République est le chef desarmées. Mais, effectivement, en lisant tout ce qui se passe concer-nant le génocide au Rwanda, on a vraiment le sentiment que leshommes politiques français ont peur de leur armée. Moi, j’ai ce sen-timent-là. Et c’est une vraie question démocratique. Dans quellemesure nos démocraties sont indépendantes de nos armées ?Alors, pour MSF, je voudrais quand même rappeler, je ne crois pasque Brauman était chez Mitterrand le 14 juin, c’était Brigitte je nesais plus quoi… quel était le nom du médecin qui a témoigné à lamission parlementaire ? Je ne me souviens plus de son nom… Bradolvoilà ! C’étaient Jean-Hervé Bradol, Biberson et Brigitte je ne saisplus quoi qui était une administrative je crois à MSF. Biberson aquand même dénoncé l’appel d’air que faisait Turquoise dans lesmouvements de population… c’était vers le 15 juillet je crois… Intervention lointaine : Après, a posteriori !Emmanuel Cattier : Oui, a posteriori, et aussi MSF a souhaité uneintervention internationale, ils sont aussi allés à l’ONU pour deman-der une intervention au Rwanda. Ils ne demandaient pas spécifique-ment une intervention française. Et, visiblement, ils n’ont pas cau-tionné l’intervention française et même Bradol dit, à propos de larencontre chez Mitterrand le 14 juin – c’est dans le rapport de laCEC –, je ne me souviens plus très bien comment c’est tourné, maisil dit « on commence à se rendre compte que le Rwanda va être un pro-blème international pour la France ». C’est son commentaire de la réu-nion avec Mitterrand le 14 juin. Donc, il faut quand même penser àtout ça. Et puis, MSF a dénoncé à l’automne ce qui se passait dans lescamps. Ils ne pouvaient plus, ils ont quitté les camps au Zaïre, ils nepouvaient plus accepter que le génocide se prolonge dans les camps,etc. Voilà, mais c’est vrai que le discours de Brauman dans le Politisde cette semaine, est tout à fait contestable.

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Il y a aussi l’aspect, cette connivence qui est réelle de tout le mondeinfluent en France entre l’armée et le civil… C’est-à-dire que si vousprenez Ruffin par exemple, qui est venu témoigner devant la CEC,qui est devenu ambassadeur depuis [Rires.] mais qui est médecin etqui a été président de l’AICF (Action Internationale Contre laFaim), qui était conseiller de Léotard pendant l’opération Turquoise,et qui a rencontré Kagame le 2 juillet ou le 4 juillet, je ne sais plus,secrètement. Ruffin, lui, défendait l’articulation entre les humanitai-res et les militaires, il a fait un bouquin là-dessus parce qu’il considé-rait qu’on ne peut pas, même idée, on ne peut pas arrêter un géno-cide avec des médecins, il faut une parade militaire pour que lesmédecins puissent travailler derrière, tranquillement, en quelquesorte, faire leur boulot. Il y a cette idée qui est dans le médical fran-çais qui est extrêmement prégnante.

Jean-Luc Galabert : On prend une dernière question et on passe audernier volet de cette journée.

Justin Gahigi : Tout d’abord j’aimerais vous demander un éclaircis-sement donc de nous résumer, en fait, la désinformation du colonelRosier pour masquer la participation française dans l’élimination desderniers rescapés à Bisesero, et puis la désobéissance des trois militai-res dont vous nous avez parlé. De nous résumer parce qu’il y a deszones encore d’ombre, ce n’est pas très clair en fait, de nous résumeren quelques lignes. Et puis la deuxième chose c’est des plaintes dépo-sés en France où des rescapés de Bisesero accusent nommément desmilitaires, je ne sais pas si c’est nommément mais, en tout cas, desmilitaires seraient accusés, où est-ce que ça en est, est-ce qu’il y a deschances que ça aboutisse?

Et puis la dernière chose concernant MSF. Moi je connais – enfin j’airencontré – Rony Brauman plusieurs fois, ici, à Genève, dans desconférences. Donc lui, c’est quelqu’un qui a écrit un petit livre à lafin du génocide pour dire qu’il s’agit d’un génocide et puis depuis unedizaine d’année, en fait, depuis les guerres d’intervention du Rwandaau Congo, il est partisan du double génocide et il est non interven-tionniste lui. Il dit que voilà, au Darfour ou au Rwanda, en 1994, ilne fallait pas intervenir, donc MSF est très partagé sur cette question-là, il y a des interventionnistes et des non-interventionnistes :Ruffin donc interventionniste, Rony Brauman non-intervention-niste…

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Jean-Luc Galabert : Une réponse ou des éléments de complément ?

Emmanuel Cattier : Oui alors au sujet des plaintes, l’instruction estouverte en France. Ça a été un combat assez amusant, si je j’ose dire,parce que le parquet a fait tout ce qu’il pouvait pour empêcher defaçon même totalement incohérente par rapport à ce qu’il deman-dait successivement, pour empêcher que ces plaintes puissent êtreinstruites. Mais il y a eu deux décisions de la cour d’appel de Parisqui ont permis d’instruire les plaintes, de démarrer l’instruction desplaintes. Pour l’instant, le travail donne l’impression de ne pasavancer. On sait simplement que le juge – il y a eu un changementde juge qui était prévu d’avance et ce n’est pas lié – qui a demandédes déclassifications de documents, il en a obtenu certaines mais onne sait pas lesquels exactement ont été déclassifiés, disons qu’il y aun travail d’instruction qui est fait mais qui donne l’impression dene pas avancer. Ces plaintes ont été déposées en 2005, et ça n’esttoujours pas arrivé devant le tribunal. Alors, en plus, on apprendactuellement en France que le tribunal aux armées de Paris qui vaêtre arrêté probablement à la fin de l’année et que les dossiers vontêtre transmis à des juridictions normales. Sur le fond, ce n’est pascontestable, après tout il n’y a pas de raison qu’on ait une justicemilitaire et une justice civile… On apprend aussi qu’il va y avoir unpôle judiciaire, mais tout ça a fait de l’agitation juridique alors qu’onest en train de juger quelque chose et visiblement ça va retarderl’aboutissement de ces plaintes.

Jacques Morel : Je voudrais juste réagir à propos de MSF. Il faut com-prendre qu’en France, les ONG, les Organisations NonGouvernementales, sont financées par le gouvernement. Donc, ilfaut comprendre que les organisations non gouvernementales sontgouvernementales. Si vous regardez le rôle de MSF, et l’importancede l’argument humanitaire dans les interventions de l’armée fran-çaise, c’est absolument essentiel. Bon, là je suis reconnaissant à l’as-sociation Survie et au regretté François-Xavier Vershave de m’avoirfait comprendre ce qu’il y avait en-dessous de l’affaire du Biafra,parce qu’on nous a fait pleurer pour les petits biafrais et c’est parBillets d’Afrique que j’ai appris que des avions marqués de la croixrouge transportaient des munitions au Biafra.Et si vous regardez un certains nombre de french doctors, monsieurRufin, là enfin, il est intervenu, il est allé voir Kagame bon euh, jecrois être bien sûr que c’était pas pour aller donner un téléphone

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rouge à Kagame parce qu’il avait déjà un téléphone satellite, il suffi-sait de lui donner le numéro de téléphone du général Lafourcade,mais il y avait malheureusement quelques militaires d’élite des COSqui avaient été retenus par le FPR et qu’il fallait libérer le plus rapi-dement possible ce qui a amené la France à réduire ses ambitions, àne plus vouloir arriver jusqu’à Kigali, à abandonner la zone nord-ouest du Rwanda. Et, finalement, c’est la France qui a accepté, de cefait, que la zone contrôlée par le Gouvernement Intérimaire soit cou-pée en deux parce que la France s’est repliée dans le sud-ouest.Et vous regardez un certain Kouchner, un autre french doctor, je nesais pas si vous connaissez, mais il a fait un voyage au Rwanda en maipour essayer de créer un couloir humanitaire dans Kigali, pouremmener des orphelins en France et les faire soigner pour montrerque la France s’occupait, se préoccupait des souffrances du Rwanda.Mais aussi, par-derrière, en fait, il était envoyé par l’Elysée, alors qu’ila fait croire qu’il était envoyé par Boutros-Ghali, et il a été négocieravec le Gouvernement Intérimaire à Gitarama. Et, à son retour, lepremier soir, Kouchner dit qu’il y a un génocide au Rwanda. Mais ila dû se faire remonter les bretelles très rapidement parce qu’après,dans son article du journal Le Monde, il ne parle que d’une catastro-phe humanitaire et il insiste beaucoup sur les populations hutu quidoivent fuir l’armée du FPR.Enfin, pour moi, MSF sert pour beaucoup de couverture aux inter-ventions militaires françaises, notamment en Afrique, ça permet deles appeler, d’appeler ces interventions militaires : humanitaires...

Jean-Luc Galabert : J’ai la délicate mission de censurer les appétitsde questions supplémentaires, dans la mesure où nous avons encoredeux interventions qu’il serait dommageable de squeezer. Et donc,dans notre triptyque, s’il y avait quelque chose en premier lieu surl’histoire, la mémoire, le témoignage, en deuxième lieu, sur l’analysede la contribution française au génocide. Dans notre triptyque , y aquand même un autre point essentiel, c’est de la question desBasesero aujourd’hui, de leur vie, et donc j’appelle, pour ce derniervolet, Roland et Anne-Marie à la tribune. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Vivre aujourd’hui àBisesero

Anne-Marie Truc de Intore za Dieulefit etRoland Junod, des Amis de Bisesero (Suisse)

Anne-Marie Truc : Bonjour, je m’appelle Anne-Marie Truc etje viens d’un petit village du sud de la France qui s’appelle Dieulefit.Et nous avons une petite association à Dieulefit, dont quelques repré-sentants sont ici avec nous. Dieulefit a un lien avec le Rwanda, unlien ancien, et ce lien porte le nom de Jean et de MargueriteCarbonare. Jean Carbonare que vous connaissez peut-être parcequ’en 1993, un an avant le génocide, il dénonçait, au journal téléviséde vingt heures de France 2, la préparation d’un génocide au Rwanda.Evidemment, il n’a pas été entendu. Il en a même beaucoup souffertpar la suite parce qu’on ne lui a pas pardonné de mettre les pieds dansle plat quand le consensus était de ne surtout rien dire.

C’est Jean et Marguerite qui nous ont parlé du Rwanda et cesont des rencontres avec des Rwandais qui nous ont touchés, quinous ont mis en chemin. Parce que c’est vraiment un chemin qu’onfait désormais avec eux. Quand on a pris conscience de ce que cespersonnes avaient vécu, de ce que leur expérience avait d’indicible,du poids qu’ils portaient, du poids de souffrance qu’ils portaient, etqu’on ne pouvait pas partager – on n’avait jamais imaginé, on n’avaitjamais pu soupçonner une chose pareille –, on s’est dit, « quandmême, ça nous concerne ». Cela nous concerne d’autant plus en tantque Français, quand on a réalisé... le rôle que la France a joué danstout ça. On a été doublement choqués…

Je dois dire que, pour moi, le premier choc a été un choc auniveau humain. De me dire « mais qu’est ce qu’on peut faire ? »

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« Est-ce qu’on peut faire quelque chose, d’abord ? et quoi? » Alors ons’est réunis et on s’est dit qu’il fallait donner la parole d’abord à ceuxqui l’ont vécu parce que ce sont eux qui ont quelque chose à nousapprendre. Et peut-être qu’en les rencontrant, on saura ce qu’on doitfaire, on saura ce qu’on peut faire. Parce que si on avait le sentimentd’un devoir impérieux de quelque chose, on ne voyait pas bien quoi.

Donc on a commencé comme ça, à demander à des rescapés, àdes Rwandais, de venir partager leur expérience, de venir nous par-ler. On leur a dit qu’on souhaitait les écouter, qu’on souhaitait lesentendre et créer un lieu de parole où il serait possible pour eux dedire tout ce qu’ils voulaient dire. Simplement ça. Ça a commencécomme ça.

Et puis, très vite, est venue l’idée qu’on ne pouvait pas secontenter de paroles, qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, qu’onagisse. Alors on leur a demandé ce que nous pouvions faire.

On nous a proposé une première chose : soutenir un groupe defemmes, une vingtaine de femmes de la région de Butare qui vou-laient monter une petite entreprise. C’est Ibuka France qui nous l’aproposé et on s’est engagés là-dedans. On a commencé à en parlerautour de nous. Il faut dire qu’on a la chance de vivre dans un vil-lage, et, dans un village, on se connaît tous. De plus, c’est un villagequi a une histoire particulière puisque, pendant la deuxième guerre,c’était un lieu d’accueil. À Dieulefit, on a l’habitude de désobéirquand on trouve que c’est pas juste d’obéir : le village a été un lieud’accueil pour des familles juives, des enfants juifs, enfin tous ceuxqui cherchaient un lieu où ils pouvaient se réfugier, se cacher, étaientles bienvenus. C’est un peu une habitude, chez nous, de ne pas obéirquand on juge que c’est pas nécessaire ou que c’est pas juste...

Voilà, finalement, il y a deux ans qu’on a commencé comme ça.Mais très vite, on s’est dit que ce serait important qu’on aille aussi là-bas, au Rwanda. On connaissait l’histoire de Bisesero, on s’est dit quec’était vraiment un lieu symbolique. Un lieu où on aimerait aller, entant que citoyen français, pour leur dire « on n’est pas d’accord avecce que la France a fait, on vient vous le dire, et peut-être qu’on peut fairequelque chose ensemble ».

Alors, au début, j’ai entendu des amis, pas des Rwandais. LesRwandais trouvaient ça très bien, mais il y a des amis Français quidisaient « oh la la, mais tu sais, à Bisesero, vous les Français ne serezpas les bienvenus ». Mais on a quand même décidé d’y aller. On s’est

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dit, on ne peut pas arriver les mains vides donc on a économisé. Onn’a pas de subventions, donc on est libres. On a économisé et on estparti là-bas avec en poche de quoi acheter dix vaches. Parce qu’onavait compris qu’au Rwanda, les vaches, non seulement c’était la vie,non seulement c’était de la nourriture, mais c’était aussi un symboleet un symbole fort, un symbole d’amitié, un symbole de lien entre lesêtres. Et créer du lien, c’est ce qu’on voulait faire. Créer des liens,recréer des liens. On est un peu naïfs, hein…

Alors voilà, on est arrivés à Bisesero, on avait contacté BernardKayumba. On a également un ami là-bas, Ezekias Rwabuhihi, qui estaussi notre président d’honneur et qui connaît bien cette région.Ainsi, on n’arrivait pas comme ça, tout à fait inconnus. Et on arri-vait avec nos vaches.

Ça a été l’occasion d’une réunion et d’une sorte de célébrationoù on leur a expliqué pourquoi nous, Français, on voulait être à leurcôté, qu’on pensait à eux, qu’on savait qu’ils s’étaient sentis complè-tement abandonnés. On leur a dit qu’on voulait cheminer avec euxpour essayer de guérir ça, enfin autant qu’on peut. C’est très préten-tieux ce que je dis, c’était un premier contact. On était deux, on étaitallé voir.

Et ce qu’on a vu, la façon dont on a été reçus, nous ont fait pen-ser que ce serait vraiment important qu’il y ait des Français quiretournent à Bisesero, mais pour marquer le coup, vraiment. Alors,on a préparé un voyage symbolique. Un voyage de douze pélerins.Nous sommes retournés à Bisesero six mois après, et avec des vaches,toujours, et puis dans l’idée qu’on pourrait peut-être faire d’avantage.Donc on a visité les alentours, on a vu la petite école primaire,« petite » mais qui recevait quand même quatre cent enfants. L’écoles’écroulait, elle était complètement vétuste et abîmée. D’autres idéessur la façon dont on pourrait continuer nous sont aussi venues à tra-vers les contacts que nous avons noués. Tout en continuant à offrirdes vaches à la population, mais pas seulement à ceux de Bisesero,également aux habitants du district de Karongi pour que les chosessoient réparties de façon un peu plus large.

Ainsi, au bout d’un an, on en est à cent vingt vaches. [Applaudissements.]Ce n’est pas un cocorico, c’est pour dire que pas à pas, peu à peu,

avec des petites choses, on peut avancer, surtout si on ouvre et si onne se met pas de limites. C’est comme ça que pour l’école, par exem-

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ple, on a un ami qui nous a dit « voilà, j’ai reçu un peu d’argent de mafamille, j’aimerais partager avec vous parce que je sais ce que vous allezfaire, je sais ce que vous faites, où vous le faites, avec qui vous le faites ».Il nous a donné un chèque. On a pu, avec ce don, reconstruire lapetite école de Bisesero qui fait quand même douze classes. Donc,c’est un chèque assez conséquent. C’est venu comme ça, je veux direqu’on ne l’a pas cherché. Je ne sais pas comment on va continuer,mais je sais qu’on va continuer. Avec les vaches, parce que ça, onpeut l’assurer, pour la suite, chacun en prenant dans nos poches,…

Voilà... je crois que… il y a la place pour que les choses arriventet je crois qu’elles vont arriver ! En tout cas, si elles arrivent, on lesprendra, on sera heureux de les donner à ceux qui en ont besoin.

C’est un peu ça le message qu’on voulait donner : c’est un mes-sage d’espoir dans l’avenir.

Je crois que pour qu’il y ait un espoir dans l’avenir, il faut qu’ily ait des liens humains forts.

Quand on a été trahi par tous, par les gens qui devaient nousprotéger, par son gouvernement, par l’église, par les voisins, par lesamis, parfois même par la famille, comment est-ce qu’on a encoreenvie de vivre? Qu’est-ce qui peut donner envie de vivre. Parce quepour reconstruire, il faut en avoir envie...

Je me souviens avoir lu dans un journal rwandais qu’un «sur-vey», une étude, avait été réalisée dans la population et que la moi-tié ou le tiers des gens présentaient un syndrome dépressif... Je me dis« comment est-ce qu’on ne serait pas déprimé», et déprimé c’est mêmeun mot ridiculement faible après une expérience pareille...

Donc, retisser des liens, pouvoir dire à des amis « on est là, et ony sera encore et on reviendra et vous pouvez compter sur nous». Je medis, ça, c’est quelque chose qu’on peut faire même quand on habitedans un village, même quand on n’est pas ministre, même quand onn’a pas de subventions, même quand on a peu de moyens. Ça, onpeut le faire, et expérience faite, ça marche.

Voilà... c’est ça que je voulais vous dire.[Rires et applaudissements.]Voilà, je voudrais dire aussi une chose. J’ai entendu plusieurs

personnes remercier les Français ou les Européens qui s’étaient impli-qués dans ce combat, qui leur disent : «c’est vrai que c’est formidablece que vous faites».

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Moi, je voudrais remercier les Rwandais qui nous ont permis denous associer à leur démarche... parce que ce qu’ils nous ont apprissur le plan humain, je trouve que ça n’a pas de prix. Et on n’achèterajamais assez de vaches pour les remercier de ça. Voilà.

Merci.[Applaudissements.]

Roland Junod : Voilà, c’est la dernière intervention, je ne seraipas très long, je serai pas long du tout, même.

Le mérite de cette manifestation, c’est que j’ai découvert qu’ilexiste une association qui s’appelle « les amis de Bisesero deDieulefit », parce que moi-même, je fais partie des amis de Bisesero deGenève et de Suisse.

Et on s’est posé un peu le même genre de questions : « de quellemanière être solidaire des gens de Bisesero ? »

Moi, j’avais eu envie d’aller là-haut dès que j’avais lu le récitd’African Rights, dès que j’avais entendu la cantate de Bisesero quejouait le Groupov. C’est une cantate magnifique.

Alors j’y suis allé et j’y vais chaque année depuis cinq ans. Unefois, deux fois… Et lorsqu’on arrive là-haut, on est reçu par Narcissequ’on a vu dans le film, on est aussi reçu par les jeunes – il y aAimerance, par exemple – on est reçu par Charles, etc...

La deuxième fois que je suis monté, eh bien je me suis aperçuqu’il y avait une nuance dans le discours de Narcisse, une nuance quiétait une manière de dire « être gardien du mémorial, ça nous fait unebelle jambe ». Il ne l’a pas dit comme ça mais avec quelque chose decet ordre là. De dire que, « c’est bien beau mais vraiment [et Anne-Marie l’a dit] on n’a pas beaucoup d’aide pour se sortir de là ». Et ce qu’adit Samuel, ça se confirmait aussi, au niveau de la scolarité. C’estvrai, il y a une école mais au niveau du secondaire c’est très difficile,même si c’est maintenant une obligation.

Un jeune homme de Bisesero, Charles, à qui j’ai téléphoné l’au-tre jour, m’a dit qu’il y a encore beaucoup de gosses qui arrêtent aprèsl’école primaire parce que c’est trop loin d’aller à l’école secondaire.Ça nécessite de prendre des transports alors que c’est encore une éco-nomie familiale et qu’ils n’ont pas les moyens de vendre des produits,de mettre un peu d’argent de côté pour développer quelque chose…

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La deuxième fois que j’y suis allé, on n’a pas acheté de vaches,on a acheté des chèvres, de façon tout à fait improvisée. Et ensuite,à chaque fois, on a construit un peu plus ce lien, de la même manièreque vous l’avez fait.

L’année passée, on est allés sur place avec Alexandra, qui est là.On est allés à Bisesero et puis on a... ils ont créé une association quis’appelle « l’association pour le développement des rescapés de Bisesero »dont Charles est Président. Et on a vu très vite que l’un des problè-mes, c’est que c’est des Européens, des Français, des Suisses qui vien-nent avec de l’argent et on voit tout de suite que ça discute dans lescoins pour savoir comment faire pour que cet argent serve collecti-vement.

C’est justement le sens de cette association que de fonder unecoopérative pour penser le développement. Charles, qui est lePrésident de l’association et qui fait des études d’agronome, essaie derepenser le sens de l’agriculture et de l’élevage à Bisesero. Il essaie detrouver des solutions pour qu’on arrive à créer des moyens. Etlorsqu’on a fait cette association, lorsqu’on a fait cette rencontre,Narcisse et moi avons fait un petit discours. Ce que j’ai dit, c’est quece qui était important pour nous, c’est cette solidarité concrète :« On n’est pas une grosse ONG, on vous achètera quelques chèvres, onvous amène un peu d’argent, on est un réseau d’amis.»

Comme l’a très bien dit Anne-Marie, c’est important que celareste un réseau d’amis.

Mais j’ai une deuxième chose à dire qui est pour moi très impor-tante. Quand j’étais petit, ma maman me racontait les histoires del’Iliade et de l’Odyssée avant de m’endormir... Ce qui est important,c’est qu’on puisse raconter à nos enfants l’histoire de Bisesero. Cettehistoire, naturellement, c’est une histoire de résistants,d’Interahamwe et d’armée française, mais c’est surtout une histoired’une résistance de l’humanité contre la barbarie.

C’est ça que je voulais dire… [Applaudissements.]Et donc raconter cette histoire, ce récit de Bisesero, c’est impor-

tant pour nous tous. Mais j’aimerais finir avec ça: c’est aussi très très important pour

la jeunesse au Rwanda. Je collabore avec les gens du centre de ges-tion et de conflits de Butare, et on est très préoccupés par la généra-

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tion d’après. La génération d’après, c’est extrêmement important.Lorsque je donne des cours à Butare, j’entends des étudiants qui meposent la question – ils sont un peu libérés de poser cette questionparce que je suis un prof qui vient de Suisse –, ils me disent : « maiscomment est-ce qu’on peut vivre avec une identité négative ? »

Là, je comprends très bien d’où vient cette question. Le fait depouvoir raconter cette histoire, de dire que les héros de Bisesero,cette résistance, il faut que ce soit un symbole pour tout le Rwanda,tous groupes confondus.

C’est un enjeu important. Voilà. [Applaudissements.]

Jean-Luc Galabert : On approche de la fin de cette journée, etje voudrais dire deux trois petites choses avant de passer la parole àMichel Sitbon pour l’allocution de clôture.

Par cette journée, nous inaugurons avec France RwandaGénocide, une méthode de travail, c’est-à-dire que nous créons lesconditions d’une rencontre avec d’autres partenaires qui sont sur lamême thématique de recherche et de lutte pour la justice, pour lareconnaissance des crimes commis par la France au Rwanda.

Nous avons besoin de telles rencontres pour pouvoir tisser desliens et pour pouvoir continuer notre travail de recherche. Vous avezremarqué que ce qui se dit ici est enregistré sur caméra, et les parolestenues pendant cette journée feront l’objet d’une parution à traversla revue La Nuit rwandaise.

Il n’y aura pas simplement l’intégralité de ce qui s’est dit ici maisaussi des documents annexes, et éventuellement des témoignages quiviendront à la suite de ce qu’on à fait ici parce qu’on aura rencontrédes gens qui auront d’autres informations, ou parce que nous dispo-serons d’autres témoignages qui corroboreront les résultats de nosrecherches.

Donc aujourd’hui, nous avons commencé à mettre en placecette méthode de travail en prenant comme sujet Bisesero. MaisBisesero n’est pas le tout de notre effort d’investigation. On a choiside commencer par là parce ce que ça nous a semblé important etparce que des gens avaient fourni un gros travail là-dessus.

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Avant de céder la parole, je tiens par avance à remercier Rolandqui a assuré la technique et qui nous a permis d’avoir cette salle, jetiens à remercier Janine qui n’a ménagé aucun effort pour la réussitede cette journée et pour vous contacter, vous qui êtes là.

Je tiens également remercier l’ensemble des intervenants quisont venus ici, et je tiens enfin à vous remercier, vous, vous qui vousêtes déplacés pour entendre des choses qui ne sont pas agréables àentendre.

Et je remercie aussi Gervais, le Président de la CORS, laCommunauté Rwandaise de Suisse. Voilà, Gervais, je te laisserai lemot de conclusion, mais avant la conclusion, nous avons prévu undernier rebond.

Michel Sitbon a libre parole et peut intervenir comme il le sou-haite. n

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HOMMAGE À LA RÉSISTANCE AU GÉNOCIDE DES TUTSI DU RWANDA

Allocution de clôtureUne conscience collective

en miettes...Bonsoir,

Difficile de clôturer cette journée, cette après-midi plutôt densed’interventions chargées, chargées surtout parce que ce dont on parleest chargé. C’était il y a longtemps maintenant, il y a quinze-seizeans, et on voit que quinze, seize ans après, c’est toujours aussi présent.C’est présent à nos préoccupations. C’est présent à nos travaux, à nosrecherches, à nos efforts de solidarité – pour ceux qui vont auRwanda apporter des vaches ou quoi que ce soit, un peu de chaleurou de tentatives de compréhension. Et on voit bien que le travailprincipalement, consiste à comprendre, à essayer de rassembler l’in-formation : Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je vais parler un peu dans le désordre, mais j’ai noté deux outrois choses qui ont été dites. Roland disait, juste avant, que c’est unehistoire qu’il faudrait raconter à nos enfants. Et moi, ce que je crains,justement, c’est que c’est une histoire que l’on ne peut pas raconteraux enfants, parce qu’il y a là cette chose que l’on a examinée pen-dant une longue partie des débats, qui est la… – est-ce qu’on peutappeler ça duplicité ? Des soldats français qui étaient là – est-ce quel’on peut appeler ça autrement ?…– la lourde responsabilité, qui n’apas été examinée. Si elle avait été examinée, si on savait exactement,si les choses étaient déjà sur la table et s’il n’y avait pas d’ambiguïté,oui, on pourrait, on devrait, raconter l’histoire aux enfants. Mais,tant que l’on est dans une zone grise, où un hebdomadaire d’extrêmegauche peut faire, aujourd’hui, un dossier sur les responsabilités de laFrance au Rwanda qui est un tissu de mensonges de la première à ladernière page – à peu près, non pardon, pas la dernière : Raphaël,présent dans la salle, est l’auteur d’un article de ce dossier, qui lui esthonorable. Ainsi, on peut mettre dans le même dossier un ensemblede contre-vérités et la vérité, et on est dans ce statut-là de laconscience, et c’est une conscience en miettes !

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Anne-Marie parlait avant de reconstruire. Il y a beaucoup dechoses à reconstruire. Mais sans vouloir abuser de formules emphati-ques, ce dont il est question là, c’est de reconstruire la possibilitémême d’une conscience. Tant qu’un groupe humain, une sociétéhumaine comme la nôtre – et là je parle en Suisse, mais finalementconsidérons un instant que la France et la Suisse, c’est le même pays–, tant qu’une société humaine se retrouve engagée aussi lourdementdans quelque chose d’aussi inacceptable – on a dit inavouable –, ellen’a plus de conscience possible. Elle est perdue. Elle n’a plus rien àdire à ses enfants !

Et de ce point de vue là, on est très, très mal engagés, parce queseize ans après, l’effort que l’on fait – moi, j’apprécie quand on reçoitdes compliments, « c’est bien ce que vous faites », je trouve aussique ce que nous faisons, nous, en parlant, mais ce que nous faisonstous dans la salle ici, à avoir passé toute une après-midi à vouloircomprendre, à écouter des exposés longs, détaillés, techniques, surquelque chose qui demande à être compris, qui ne peut pas être laisséen friche…

On ne peut pas rester avec un crime pareil, et considérer qu’onne sait pas bien, finalement. Est-ce que c’est l’armée ? Est-ce que cesont les politiques ? Est-ce qu’ils ont bien compris ? Est-ce qu’ilssavaient ce qui leur arrivait ? Est-ce que… par exemple... Duval abien compris quand c’est arrivé ?

On est là face à quelque chose d’absolument ignoble qui s’estproduit. C’est très difficile à regarder. On le vérifie tous les jours. Ons’engueule tous les jours. Pas plus tard qu’il y a deux jours, on s’en-gueulait entre chercheurs... Parce qu’on n’assume pas le niveaud’ignominie auquel on est confronté.

Et on a du mal, parce que notre propre conscience, nosconsciences à nous, de chercheurs, de militants – on va appeler çacomme ça, parce que finalement, au bout d’un moment, on est desmilitants – même si on a tout sauf des fibres de militants au départ –on finit par se retrouver militants, militants de la vérité, militants dela justice. Et même, quand on est engagé à ce degré là, on peut par-ler d’une cause. Eh bien, on va se rendre compte, que l’on est tous lesjours, les uns et les autres, dans des contradictions, et à dire tout etson contraire : est-ce qu’on a vraiment été jusque là ? Est-ce quec’est possible qu’on ait fait ça ? À ce point ?

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Tout à l’heure par exemple, je découvrais – parce qu’on endécouvre tous les jours, on est seize ans après et on en découvre tousles jours… – une des choses qui est assez importante dans cette affaire– c’est ce qui a été fait aujourd’hui et c’est ce qui est à faire, et j’in-vite tout le monde à poursuivre le travail: de recueillir les témoigna-ges, les témoignages des rescapés, de la façon la plus détaillée possi-ble, de manière à comprendre, et même si c’est douloureux. C’estdouloureux pour tout le monde, pour qui doit se souvenir et pour quidoit entendre.

Il faut que l’on arrive à reconstituer précisément ce qui s’estpassé. Là, par exemple, j’ai un bout de témoignage qui a été retrans-crit, recueilli par Cécile Grenier. C’est un témoignage de quelqu’undont on a parlé plusieurs fois aujourd’hui, Bernard Kayumba, rescapéde Bisesero, et maire d’un district du secteur.

C’est à Cécile Grenier, donc, que Bernard Kayumba donnait –il y a quelques années –, ce témoignage qui n’a pas encore été diffusé,qui est donc délivré en exclusivité aujourd’hui. On va dire que c’estun scoop… Ce qui est amusant, c’est de voir comment on peut avoirdes scoops seize ans après ! Seize ans après, on a des révélations tousles jours :

– Alors je voudrais ajouter, dit Bernard Kayumba, autre chose ausujet de leur venue [“leur”, c’est des Français, l’armée française,les militaires français] à Bissessero à ce moment-là.… Ils nous ontconfisqué nos armes avec lesquelles nous nous étions défendusjusque-là. – Comment y sont-ils parvenus ? demande Cécile Grenier.– Ils ont demandé que toute personne qui avait une arme pour sedéfendre, une lance, même un bâton, la leur donne. Les Françaisdisaient qu’ils voulaient mettre ça dans des musées. Et qu’aussi ilsdonneraient une compensation en argent aux propriétaires.Evidemment, cette proposition de compensation a poussé lesdétendeurs de ces armes à s’en séparer et à les remettre avecempressement. Les Français sont partis avec ces armes. Et mêmeles résistants qui n’avaient pas pu remettre les leurs ce jour-là, lesont remis aux Français à leur retour.– Cela veut dire que, le premier jour, ils vous ont demandé vosarmes, puis vous ont laissés sans rien pour vous défendre ?demande Cécile Grenier.– Oui. Ils les ont emportées. Et c’est ici que l’on peut penser àune complicité avec les Interahamwe qui se trouvaient là. Lasituation dans laquelle nous nous trouvions depuis des mois… Ils

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nous prennent les instruments avec lesquels nous nous défen-dions en nous disant qu’ils vont nous protéger, et, ensuite, ilsnous abandonnent devant les Interahamwe qu’ils voient bien enface d’eux… Ils avaient des jumelles qui leur permettaient d’ob-server et de se rendre bien compte que les Interahamwe étaientarmés. Tu comprends qu’ils n’ignoraient pas ce qui allait suivreleur retrait.

Je le découvrais pendant la conférence, là, sur l’écran de l’ordi-nateur où ce texte, cette longue interview, très longue, est retrans-crite. Il se trouve que c’est pour cette conférence que l’on a demandéà Cécile Grenier qui les avait, qui n’avait pas réussi à les exploiter,depuis quelques années qu’elle les a maintenant recueillis. Elle aaccepté, pour ce colloque, de fournir l’ensemble de ses matériaux, destrès nombreuses interviews, 56 heures d’interviews qu’elle a pu faireau Rwanda, en général, et à Bisesero, en particulier. Une partie dececi a été retranscrite pour aujourd’hui. Malheureusement, c’est unetoute petite partie que l’on a pu voir dans le montage filmé projetétout à l’heure.

On sait déjà qu’il y a beaucoup plus dans le matériel de Cécile.Mais on sait déjà qu’il y en a beaucoup plus dans le matériel deJacques qui a été à Bisesero quelques années après. On sait qu’il y ena beaucoup plus dans le matériel de Georges Kapler, lorsqu’il a étérecueillir des interviews pour la commission d’enquête citoyenne quis’est tenue en 2004 – commission d’enquête citoyenne où ont étéprojetées quelques-unes des interviews qu’il avait recueillies. Pastout. On sait déjà que, dans tout ceci, et dans tout ce qu’il y a encoreà recueillir, il y a plus, parce qu’on en découvre tous les jours.

Et tous les jours, quand on en découvre, on découvre que c’estpire que ce qu’on pensait. Je me souviens, en 1994 je ne connaissaispas le Rwanda, mais, par contre, assez rapidement, comme ça, enlisant les journaux, je me dis « tiens, il y a un truc bizarre ». Assezrapidement, je finis par arriver à la conclusion – je n’étais peut-êtrepas le seul, mais on n’était pas très nombreux – que, manifestement,il y a eu un problème, et qu’une intervention de type colonial sem-ble avoir compromis la France dans une chose aussi grave qu’ungénocide. Pendant des années, on va dire qu’il y avait eu complicité,fourniture de moyens. Ils ont encadré, ils ont formé, etc. Et puis, non,arrive un beau jour où non. On découvre ça !

Non, non. Ah, non, non : ils n’ont pas seulement encadré, puisse sont aussi retirés. Comme tout le monde sait, ça commence avec

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une opération Noroît. Et puis l’opération Noroît se termine officielle-ment fin 93, quand l’armée française est obligée de se retirer. Ceci,suite à ce qui avait été convenu avec l’ONU, un gouvernement detransition devant s’installer. C’était alors une des condition expresse,que l’armée française, largement trop compromise avec une des par-ties – le parti au pouvoir –, eh bien l’armée française devait se retirer.

Et à ce moment-là, l’armée française s’en va. Ah, oui, non, pastout à fait. On mis aussi des années, moi j’ai mis des années – je suis« spécialiste » du sujet, j’ai publié plein de livres sur le sujet, je pré-tends être « spécialiste » du sujet, et j’ai mis des années à compren-dre que non, certains militaires français étaient restés. Ah, bah !comment a-t-on découvert ça ? Par exemple, pendant la missiond’information parlementaire, tout à coup on découvre que oui, il yavait, le jour de l’attentat, non, on l’avait su avant, il y avait, com-ment s’appelle-t-il ? Grégoire de Saint Quentin, qui était dans lecamp juste à côté… On s’était dit qu’il y en avait un là… On n’avaitpas bien compris.

Ah non ! Quelques temps après on découvre qu’il y avait euaussi un certain Jean-Jacques Maurin. Jean-Jacques Maurin, il étaitquoi ? Il était chef d’état-major de fait de l’armée rwandaise génoci-daire. Il était là encore début avril. On ne sait pas quand est-ce qu’ilest parti, Jean-Jacques Maurin.

On sait qu’il n’est pas parti avec Noroît en tout cas. On sait qu’ilest resté jusqu’à la dernière minute de préparation du génocide.Non ! Après la dernière minute, parce qu’après l’attentat, il estencore là, pour constituer le gouvernement intérimaire qui va faire legénocide.

Mais, officiellement, il serait parti, peut-être le 14 avril, Jean-Jacques Maurin. Mais, Jean-Jacques Maurin, il n’avait rien de moinsque la fonction de dirigeant de l’armée rwandaise, de dirigeant defait. C’est-à-dire que c’était lui qui apportait l’argent, c’était lui quiapportait la compétence, c’était lui qui apportait l’encadrement.C’était lui qui était officiellement conseiller du chef d’état major,mais cela avait déjà été dénoncé au Rwanda même, par des opposantspolitiques, que ce conseiller du chef d’état-major était un chef d’état-major de fait.

Eh bien, il était encore là. Il était encore là au début du géno-cide. Il était encore là, la première semaine du génocide, ça c’est sûr.Mais la question, c’est : que s’est-il passé après, quand ils sont partis.

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Soi-disant le 14 avril, tout le monde s’en va et les Rwandais restententre eux. Et c’est comme ça que s’opère le génocide, les cent joursdu génocide jusqu’à Turquoise.

Et on entend un mot, par exemple – ça fait plusieurs fois qu’ilrevient. La première fois, c’était un peu curieux, c’était un peu cho-quant : “opération insecticide”. La première fois que je l’ai entendu,c’était dans le rapport d’Alison Desforges : Aucun témoin ne doit survi-vre. Opération insecticide. C’est attribué au capitaine Barril… le capi-taine Barril, une figure fameuse en France… Il aurait été embauchépar le gouvernement rwandais pour une opération spéciale de merce-naire que l’on aurait appelée “opération insecticide”. Et puis, lesannées passent et ce terme “opération insecticide” revient avec insis-tance.

Et qu’est-ce qu’on comprend ? C’est qu’il y a eu une autre opé-ration militaire française, entre l’opération Noroît et l’opérationTurquoise. Et c’était une opération de participation directe au géno-cide. On en a des tas de traces maintenant. On a mis très longtempsà en avoir les traces. Cela a été évoqué tout à l’heure, et dans lestémoignages de Cécile Grenier. Cela a été évoqué diverses fois cetaprès-midi.

Eh oui, il y avait des militaires français pendant le génocide, etpas seulement un Barril mercenaire. Il y avait des militaires français.Ainsi, il y a une des déclarations du général Dallaire qui, moi, en2004, m’ont laissé par terre, lorsqu’il a été interviewé, sur FranceInter, par Daniel Mermet, et Daniel Mermet lui demande : « Il yavait des Français ? Oui, mais à quelle époque, à quelle date ? » Non,pardon, d’abord Dallaire dit : « il y avait plein de Français ». EtMermet lui dit : « Oui, mais à quelle date ? » Et Dallaire répond :« Mais tout le long, bien sûr. » « En particulier à l’état-major et dans lagarde présidentielle. » Quand on sait que la garde présidentielle est lemoteur du génocide.

« Tout le long », dit le général Dallaire – à peu près un des seulstémoins, en fait, le seul témoin extérieur qui puisse avoir vu ça. Ildit : « Tout le long, il y avait plein de Français », dans la garde prési-dentielle, moteur du génocide.

Petit à petit on découvre, là, je ne sais pas quoi : on va appelernotre camarade Serge Farnel, qui est à l’instant à Bisesero et qui esten train d’enquêter pour compléter, pour avoir d’autres témoignages.Et, par exemple, on a – Cécile Grenier les évoquait tout à l’heure –,

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on commence à avoir, des témoignages sur le fait que, lors de lafameuse offensive des 13, 14 mai – où peut-être que la plupart des res-capés de Bisesero ont été exterminés ce jour-là –, a été faite avec unappui logistique, avec un appui personnel français. Et ça, on a desindications déjà lourdes de ça.

Mais, les 13-14 mai, on n’est pas au moment de Turquoise. Onn’est pas en avril, on est en mai. En avril, les Français sont encore làau moment de faire le gouvernement intérimaire. En mai, ils sont làquand il s’agit de liquider Bisesero. Mais, ils n’ont pas liquidéBisesero en mai. Ils n’ont pas réussi. Sont restés des survivants, là onne sait pas combien. Ça fait partie des questions qu’on aimerait poseret éclaircir avec les rescapés de Bisesero. Parce que, finalement, lesestimations qui ont été faites, à droite, à gauche, disent qu’il restaittrès, très peu de rescapés en juin quand arrive Turquoise. C’est unegrande question : est-ce que le dernier épisode sur lequel on a tra-vaillé tout cet après-midi, est-ce que ça concernait très, très peu desderniers rescapés d’après le 14 mai, ou est-ce qu’au contraire il restaitpas mal de survivants des différentes attaques de tous les cent jours.À ce moment-là, qu’ont-ils fait, les soldats de Turquoise qui sont arri-vés ? Qu’est-ce qu’on nous a raconté cet après-midi ? Ils sont venusfaire ce qu’on appelle du débusquage.

Que nous raconte Bernard Kayumba ? Que nous racontentmême le Duval et tous les journalistes : Saint-Éxupéry, le journalistedu New York Times, le journaliste du Time de Londres, le journalistedu Guardian, le journaliste du Monde… Tous redisent la même chose.Tous les récits qu’on a répètent : les Français sont venus, ils ont dit« sortez de vos cachettes », et sont repartis en disant « on reviendradans trois jours ». Oui, mais quand ils disent « on reviendra dans troisjours », qu’est-ce que ça veut dire ? Duval, qu’est-ce qu’il croit qu’ilest en train de dire ? Il leur dit : « crevez ! » C’est ça ce qu’il est entrain de leur dire, explicitement. « Et d’ailleurs voilà, je suis avec monguide, là, et c’est mon guide qui va indiquer le chemin à vos assassins !Salut les gars. » C’est ça ce qu’il fait, Duval, et il le fait devant lapresse mondiale. Il y a des témoins, il y a tout.

Mais s’il n’y avait que Duval. Malheureusement, on en a pleinde témoins, des témoignages divers et variés. Alors, on en discute, onse chamaille pour savoir si ce témoignage-là est vraiment fondé…Parce qu’on n’arrive pas à y croire, et ceci et cela. Mais on en a pleindes témoignages. Comme quoi, éventuellement, il n’y a pas eu qu’unépisode à Bisesero. Il y a eu pas mal d’épisodes de débusquages divers.

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Il y a trop d’indications, comme quoi il y a des histoires un petit peudifférentes qui sont toujours la même : les Français arrivent, etdisent : « on reviendra dans trois jours ».

Et là, le dernier témoignage de Kayumba, ça n’est pas du toutl’épisode de Duval. C’est une autre histoire encore. Quand ils vien-nent, ils prennent les armes. Encore une autre histoire. Mais des his-toires, on en a eu, des histoires avec des hélicoptères, des histoiresavec des camions. Et c’est toujours la même histoire : les Françaisqui arrivent, se fondant sur le fait, qui a été raconté plusieurs fois,que les survivants, les rescapés de Bisesero, savaient qu’il y avait uneintervention demandée par l’ONU et que l’armée française vien-drait, devait venir pour arrêter le génocide. C’était officiellementpour ça, et, à la radio, on pouvait l’entendre. Et l’armée françaisearrive. Alors, évidemment, l’armée française, on ne lui faisait pas uneconfiance extrême, étant donné son passif au Rwanda. Mais étantdonné son mandat officiel de l’ONU, quand les militaires françaisdisent – les psychologues pardon, de la guerre psychologique fran-çaise, les manipulateurs de la guerre psychologique française, commece salopard qui dit : c’est pour le musée qu’on vous prend vos armes.Le grand psychologue ! Et les psychologues, ils expliquent aux gens :« c’est fini, voilà, c’est fini, vous pouvez sortir, on est venu pour vousaider ; ah, oui, mais, vous êtes trop nombreux…» Alors, la scène seproduit toujours comme ça : « Vous êtes trop nombreux… là, on ne vapas pouvoir… vous avez vu, on est avec deux camions… on ne peut rienfaire. » « On reviendra dans trois jours. » Mais pourquoi trois jours ?Il est à cinq minutes. De Guishiyita à Bisesero, il y a cinq minutes, sij’ai bien compris. Un quart d’heure tout au plus, non ? Et il dit : « jereviens dans trois jours ».

Bon, tout cet ensemble de choses qu’on a vu, et qu’on regardeet que je re-résume ici, mais que tout le monde a compris, est insou-tenable. Et tout le problème qu’on a, là, c’est de faire face à ces véri-tés insoutenables. Faire face. Après, on a discuté de savoir si la res-ponsabilité de ça serait de l’armée ou de l’État… Emmanuel disait, ily a un moment…

On a Serge Farnel en ligne ? Je vais peut-être interrompre, jecontinuerai après. Allez, nous avons Serge Farnel en direct deBisesero…. (…) Non, ça ne capte pas. (…) C’est bien embêtant…

Il se trouve que Serge aurait dû participer – il a beaucoup tra-vaillé sur l’épisode de Bisesero – et Serge aurait dû participer à ce col-loque, bien sûr. Et il se trouve que le calendrier fait qu’aujourd’hui

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même, il est au Rwanda pour aller recouper des informations qu’il arecueillies lors d’un précédent voyage – particulièrement graves – etqui demandent à être recoupées, parce que, justement, elles poussentà intégrer des degrés de participation directe de l’armée française aumassacre, ce qui constitue une accusation bien plus grave que cequ’on pouvait connaître jusqu’à maintenant. Cela nous semblaitintéressant que Serge nous en dise deux mots. Mais ça ne marche pas.Cela aurait été non seulement pour marquer le coup de ce qu’il estlà-bas, mais de ce que l’enquête continue.

Aujourd’hui, on a fait un colloque, mais on n’a pas fermé unsujet. On ouvre un sujet. On est seize ans après, normalement le sujetdevrait être largement connu, depuis longtemps. Non ! On ouvre unsujet. Parce que cette vérité, quand on regarde le Politis de lasemaine, cet hebdomadaire d’extrême gauche français, on voit bienqu’on en est loin. On n’est pas arrivés ! La confusion est partout. Ona vu monsieur Péan… Eh bien, je crois qu’il l’a gagné son procès,monsieur Péan. Son scandaleux procès, dans lequel il osait des énon-cés… Qu’est-ce qu’il a fait, monsieur Péan ? Il a défendu le discoursdu génocide. Et un tribunal de Paris lui a donné raison !

On en était précisément à savoir si c’était l’État ou les militai-res qui portent la responsabilité de l’implication française. J’étaisassez d’accord avec Emmanuel, tout à l’heure quand il disait : il fautbien voir, l’armée, ça pèse, dans nos démocraties – et je ne sais pas sile pluriel s’applique ; pour les États-Unis, la France, c’est évident ;et c’est sûrement vrai dans d’autres pays, comme en Angleterre, etdans d’autres aussi – le poids du budget militaire, ne serait-ce que ça,la permanence de l’organisation de l’armée, de la longue tradition del’armée, font que ce sont des choses qui pèsent dramatiquement dansles équilibres mêmes de la démocratie. Et comme l’a dit Eisenhower,le président américain, en quittant la présidence, dans un grand dis-cours à la nation : «Tant qu’il y aura un complexe militaro-industrielcomme il y en a ici, on ne peut pas garantir qu’on est en démocratie. » Lediagnostic d’Eisenhower est tout à fait juste. Certes, il connaissaittrès bien son sujet, il était payé pour le savoir, il était général et riende moins. Oui, bien sûr, l’armée. Moi, je suis pour la dissolution del’armée pure et simple, même si ça n’emporte pas l’unanimité. Quiest responsable, de l’armée ou de l’État ? Je crois que c’est Jacques quiétait pour dire le contraire, que non, les militaires n’ont fait qu’exé-cuter les ordres. Quand même, il y a un petit problème qui estqu’exécuter un ordre criminel, en théorie, on n’est pas censé le faire,

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et on est quand même responsable quand on exécute un ordre crimi-nel. Mais, effectivement, dans le cadre de l’armée française, on obéitrigoureusement au pouvoir politique ; rigoureusement au présidentde la République en tout cas. C’est une mystique pour l’armée. Etdans le cas spécifique du Rwanda, le président de la République a prissoin de s’adjoindre le gouvernement. Il n’était pas obligé, il pouvaitdiriger l’armée et commander le génocide sans rien demander à per-sonne. Mais, au contraire, il a demandé à monsieur Balladur, qui étaitlà la dernière année de préparation du génocide, de venir toutes lessemaines à des conseils restreints du gouvernement qui portaient spé-cifiquement sur les questions relatives au génocide des Tutsi duRwanda. Et pendant un an, toutes les semaines, le gouvernementfrançais, le ministre des affaires étrangères, le ministre de la défense,le ministre de la coopération, le premier ministre et le président dela République – et j’en oublie peut-être –, se sont réunis, hebdoma-dairement pour dire : « Comment on fait pour tuer tous les Tutsi duRwanda ? »

C’est ça ce qui s’est passé en France ! Et, lors du premier de cesconseils restreints en 93, ils arrivent. Et Juppé, qui est un garçon rai-sonnable, dit : « le problème, c’est que si on continue dans ce dossier,on risque de s’enfoncer ». Et il conclut : « Oui, on y va, on va s’enfon-cer. » Et puis intervient Roussin, qui est un vrai, j’allais dire “gangs-ter”, un vrai militaire en tout cas, gendarme, Roussin qui est minis-tre de la coopération à ce moment-là, un peu baroudeur. Il dit : « Ilfaut que l’on ait plus de moyens. Parce que, bon, d’accord, on a déjàdépensé beaucoup, on est très endetté » – là ce sont des questions tech-niques entre le ministère de la coopération et le ministère de ladéfense. « Il faut qu’on ait plus de moyens.» Et que disent Balladur etje ne sais plus quel autre encore, Léotard peut-être : « Oui, il faut yaller. Apportons plus de moyens, renforçons les effectifs. » On est en 93,au moment où se décide l’exécution du génocide, le moment où JeanCarbonare peut passer à la télé, à peu près en même temps, quelquetemps avant. Jean Carbonare qui dit : «Il faut absolument abandonnercette politique. Elle conduit au génocide.» Quelques jours plus tard, legouvernement se réunit et décide de mettre les bouchées doubles,pour aller dans le sens de cette politique dont il lui a été dit qu’elleconduit au génocide. C’est le type de choses qui sont très difficiles àassumer, face auxquelles on est. Mais aujourd’hui, quand on est faceà une armée criminelle, un gouvernement criminel, une présidencecriminelle. Un gouvernement criminel.

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Et puis, on a d’autres natures de phénomènes comme par exem-ple, comme c’est le sujet du jour, la presse. Ça s’appelle Politis, unhonorable journal d’extrême gauche… Et sur une table là-bas, il y aun livre que j’ai publié. Ça s’appelle Le Monde, un contre-pouvoir ? defeu mon ami Jean-Paul Gouteux, qui examine Le Monde, le meilleurjournal du monde, à peu près, hein ? Le Monde c’est un des journauxles plus honorables de la terre. Et Le Monde, comment a-t-il traité lesujet du Rwanda, pendant toutes les années de préparation du géno-cide, et pendant le génocide ? Et comment mon camarade Gouteuxpouvait dire sans exagération : « Il y a là soutien idéologique actif à l’en-treprise génocidaire. » Et c’est Le Monde, c’est pas l’armée. C’est pas legouvernement, c’est un journal. Et puis, Politis, c’est un autre journal.Le Monde, on va dire, c’est un journal institutionnel. Politis, non,c’est un journal révolutionnaire… presque. Institutionnel-révolu-tionnaire on va dire, comme on dit au Mexique.

Voilà simplement pour donner des pistes sur le problème. C’estpas seulement l’armée. C’est pas seulement l’État. C’est la consciencecollective qui est détruite ! Et qui est en miettes ! Et c’est ce qu’ilest question de reconstruire. C’est aussi grave que ça. C’est aussi pré-tentieux que ça. C’est aussi nécessaire et urgent et indispensable.Parce qu’on n’a pas d’histoire à raconter à nos enfants ! n

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APPEL DE GENÈVE À REJOINDRE LE

«Réseau International pour la Justiceaprès le génocide des Tutsi du Rwanda »Comité d’Initiatives Internationales pour la reconnaissance

des responsabilités françaises et internationalesdans le génocide des Tutsi du Rwanda,

pour la justice et les réparations envers les rescapés

Les Samedi 13 et Dimanche 14 Février 2010, se sont dérouléesles rencontres Hommage à la Résistance au Génocide des Tutsi du Rwandaà l’initiative des associations France-Rwanda Génocide EnquêteJustice et Réparation, Isi – Initiatives Solidaires Internationales et dela Communauté Rwandaise de Suisse (CORS), en partenariat avecIbuka Suisse, Les amis de Bisesero et Intore za Dieulefit.

Cette rencontre a été l’occasion d’exposer les recherchesmenées ces quinze dernières années sur les crimes de génocide com-mis à Bisesero et dans la préfecture de Kibuye ; de faire le point surles responsabilités de l’appareil d’État français dans l’organisation etl’exécution du génocide des Tutsi du Rwanda ; de présenter une par-tie du travail de recueil de témoignages de rescapés entrepris auRwanda et de donner la parole à des rescapés et des témoins des cri-mes perpétrés à Bisesero et à Kibuye.

Ces deux journées ont permis à des associations et personnesvenues de Suisse, France, Allemagne, Belgique, Grande Bretagne,Espagne de débattre ensemble des perspectives de coopérations etcoordination des initiatives de chacun en vue de poursuivre, dévelop-per et démultiplier les actions à mener pour la reconnaissance des res-ponsabilités dans l’organisation et la mise en œuvre du génocide desTutsi du Rwanda, pour la justice et les réparations envers les rescapés.

Au cours des débats, les participants ont souligné l’importance:• de poursuivre et démultiplier le travail de recueil des témoignagesdes rescapés et des témoins des crimes de génocide ;• de soutenir les initiatives de recueil de témoignages entreprises auRwanda;

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• de protéger et de soutenir les témoins en créant un réseau de sou-tien et en démultipliant des parrainages ;• de mettre en valeur les témoignages recueillis, par leur traduction,leur recension, leur indexation, le travail de recoupement aux fins depouvoir être utilisés pour la reconnaissance des crimes, l’ouverture depoursuites judiciaires contre les génocidaires et l’exigence de répara-tions pour les rescapés et familles de victimes, notamment de la partde l’État français ;• d’identifier les gisements d’informations exploitables et de rendrepossible leur accès et leur utilisation ;• de poursuivre le travail de recensement des victimes du génocide ;• de défendre le principe de préservation et d’accessibilité des archi-ves du TPIR et de leur transfert au Rwanda après la cessation desactivités du tribunal d’Arusha ;• d’identifier les réseaux négationnistes et de lutter contre leursentreprises ;• de favoriser la présence d’antenne de notre fédération dans les vil-les où siège des instances internationales: Genève (ONU),Strasbourg (Cour Européenne des Droits de l’Homme), Bruxelles(Parlement et Conseil de l’Europe).

Afin de relever, avec le maximum d’efficience, les défis gigan-tesques de ces projets, il a été débattu de la nécessité de coopération,de mutualisation des compétences, de partage des recherches, de sou-tiens réciproques des initiatives, de création d’outils communsd’échanges des informations, des ressources documentaires et desanalyses.

Afin de mutualiser nos ressources, les personnes présentes le 14février ont décidé de se fédérer en réseau. Celui-ci pourrait avoir pournom « comité d’initiatives internationales pour la reconnaissance des res-ponsabilités françaises et internationales dans le génocide des Tutsi duRwanda, pour la justice et les réparations envers les rescapés » ou demanière plus concise « Réseau International pour la Justice après legénocide des Tutsi du Rwanda ».

Ce collectif est ouvert aux associations et personnes qui parta-gent et ses principes fondateurs.

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PROCHAINE RENCONTRE DUCOMITÉ D’INITIATIVES INTERNATIONALES

COLLOQUE

La participation française augénocide des Tutsi du Rwanda

3 juillet 2010à Ivry (près de Paris)

Salle Saint Just, 30 rue Saint Just94200 Ivry (métro Mairie d’Ivry)

Les rencontres d’Ivry seront l’occasion de faire le point desconnaissances sur la présence et les activités françaises auRwanda, d’avril à juillet 1994. Rescapés, témoins, journalis-tes présents sur le terrain à cette période, enquêteurs et cher-cheurs seront invités à croiser leurs apports et leurs analyses.

Si vous souhaiter participer aux rencontres d’Ivry ou si l’une oul’autre des initiatives du Réseau International pour la Justice après legénocide des Tutsi du Rwanda vous intéresse contactez :

Jean-Luc Galabert (secrétariat provisoire du collectif)[email protected]

33 (0)9 66 81 25 66 ou 33 (0)6 75 77 56 10

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INTERVIEW

Jeanine Munyeshuli-Barbé :“Les dés de la justice

internationale sont pipés”On est loin d’une véritable justice, qui prenne en compte la hié-rarchie des responsabilités. Les premières, françaises et vatica-nes, sont à ce jour exonérées. Il ne semble pas qu’on ait l’inten-tion d’examiner les responsabilités “indirectes”, à distance,même lorsqu’elle sont particulièrement graves, comme dans lecas de l’ONU, ou diffuses, comme celles des médias. Et larelaxe, en appel, de Protais Zigiranyirazo, patron du groupegénocidaire rwandais, confirme cette tendance de la justiceinternationale a épargner les principaux responsables.

LA NUIT RWANDAISE : Jeanine Munyeshuli-Barbé, vous avez pris l’ini-tiative – avec La Nuit rwandaise – d’une pétition internationale pourdemander la révision du procès en appel de Protais Zigiranyirazo.Quelles perspectives voyez-vous pour une telle action ?Jeanine Munyeshuli-Barbé : Tout d’abord permettez-moi de rappe-ler dans quel contexte immédiat est survenu le verdict d’acquitte-ment Protais Zigiranyirazo, communément appelé “Z” – l’homme,éminence occulte de l’Akazu, était tellement craint que nul n’osaitprononcer son nom.

Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est un lundi soir,Mr Theodor Meron, juge président de la chambre d’appel, prononcel’acquittement avec libération immédiate de « Mr Z » . Nous som-mes le 16 Novembre 2009. Ce revirement de situation est tellementinattendu que c’est le choc et l’accablement parmi les rescapés tutsidu génocide de 1994. Le lendemain, point de répit, la série noirecontinue, le père Hormisdas Nsengiyumva est libéré. Le 20 novem-bre 2009, je me rends à Paris pour la lecture du jugement en appelde Pierre Péan. Le tribunal confirme le jugement de première ins-tance. Péan est relaxé.

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Dans la même semaine, nous subissons coup sur coup ces acquitte-ments comme autant d’humiliations à la mémoire des nôtres, « géno-cidés » seize ans plus tôt. Nous les vivons également comme unesorte de légalisation du négationnisme, car les trois hommes libérésne sont pas des anonymes, bien au contraire !

Mr Z, frère d’Agathe Habyarimana était au cœur du pouvoir génoci-daire depuis environ trente ans. Déjà condamné en 1993 par un tri-bunal canadien pour menaces de mort proférées à l’encontre de deuxTutsi, débouté du droit d’asile par la commission belge en 2000, et en2008 condamné à vingt ans de réclusion par la chambre de premièreinstance du TPIR… ce même homme, est acquitté en appel.

Le père Hormisdas était de ce ceux que nous appelons en kinyar-wanda un “Ruharwa”. Surnom donné aux génocidaires qui se sontdistingués dans la cruauté ou qui ont tué d’innombrables personnes.Ce sont des « génocidaires en chef » en quelque sorte, célèbres pen-dant le génocide et « chefs d’orchestre » des massacres. Pierre Péan,quant à lui, est l’auteur d’un des brûlots négationnistes du plus mau-vais goût paru ces dix dernières années.

C’est sous le choc de ces nouvelles juridiques que naît , lors d’unesimple conversation avec le comité de La Nuit rwandaise, l’initiatived’une pétition internationale.

Pour répondre à votre question, environ quatre mois après le lance-ment de cette pétition, quelles en sont donc les perspectives ?

Primo, il faut rappeler au lecteur, que la lettre et l’appel des associa-tions – toutes les grandes associations rwandaises et internationalesde soutien aux rescapés du génocide des Tutsi y sont représentées –et de la société civile à l’intention du Procureur du TPIR lui ont ététransmises le 19 Janvier 2010.

Le procureur dispose d’une durée d’une année depuis la date du ver-dict pour demander la révision du procès. Nous sommes donc dansl’attente de nouvelles en provenance du TPIR basé à Arusha.

Pour un éclairage plus pointu sur l’aspect juridique, fortementcontestable, de ce jugement, je prie le lecteur de se référer à l’analysepointue d’un spécialiste du droit international et consultant à laComission rwandaise de lutte contre le génocide, Diogène Bideri, surinternet – fairtrialsforrwanda.org/francais/la-chambre-d-appel-du-tpir,035.html.

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Secundo, le site fairtrialsforrwanda.org comme son nom l’indique,ne s’arrêtera pas à la seule affaire Zigiranyirazo. Il a vocation à deve-nir une plate-forme sur laquelle seront mis en ligne les autres cas de« justice négationniste », selon l’expression de YolandeMukagasana.

Nous documenterons prochainement l’affaire du père Hormisdas,affaire pour laquelle hélas, le procureur a déjà fait savoir qu’il ne sepourvoira pas en appel de l’acquittement.

Tout aussi importante, la mise en ligne de l’affaire Bagosora dont lejugement de condamnation n’est pas à la hauteur des responsabilitésdu « cerveau du génocide » qu’il a été.

Pour ces deux affaires, nous détenons des documents qu’il convientde porter à la connaissance du public.

En effet, outre l’objectif premier d’inférer sur le cours de la justicerendue par les tribunaux en présentant des faits nouveaux suscepti-bles d’entraîner la révision des jugements, il est primordial d’infor-mer et d’alerter l’opinion publique sur les manquements gravissimesde la justice internationale face au génocide, crime imprescriptible.En particulier, face au génocide des Tutsi du Rwanda, survenu aprèsla mise en place par la Communauté internationale de laConvention de 1948. Une communauté hélas incapable de prévenirle génocide des Tutsi malgré cette convention, incapable d’arrêter legénocide malgré ses moyens, et aujourd’hui complètement défail-lante à juger les prétendus génocidaires au vu du bilan calamiteux duTribunal International pour le Rwanda.

En définitive, cette première pétition, initiative citoyenne, est appe-lée à s’élargir à la fois dans le nombre de cas scannés que dans la pro-fondeur de l’analyse et des documents qui y seront mis à disposition.

Les citoyens du monde entier, rwandophones, francophones ouanglophones (quelques documents en espagnol ont été égalementdiffusés) sont les bienvenus pour contribuer à l’enrichissement decette plate-forme et à s’en servir dans leurs efforts de lutte contrel’impunité.

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Vous avez également organisé, avec l’association France-Rwanda-Génocide, enquête, justice et réparations, un colloque internatio-nal, qui s’est tenu à Genève, portant sur la question spécifique dela résistance des Tutsi de Bisesero – ce que nous appelons, àLa Nuit rwandaise, “le ghetto de Varsovie” des Tutsi. À l’issue dece colloque s’est constitué un comité d’initiatives internationalespour la reconnaissance des responsabilités françaises dans le géno-cide. Que faut-il attendre d’une telle démarche ?Ce comité est né d’un élan collectif dans la foulée de ce colloque,durant lequel les uns et les autres ont pu mesurer à la fois l’effet multi-plicateur des synergies (un et un faisant bien plus que deux), mais éga-lement l’incroyable potentiel synergétique, si je peux l’exprimer ainsi.

Quand j’entends les réactions des participants (dans le public) à cecolloque, je mesure le fossé qu’il y a (et que nous travaillons à com-bler), entre « les chercheurs » et « le citoyen lambda ». Par« chercheurs » je désigne une poignée d’hommes et de femmes enFrance, qui ont travaillé sans ménager leurs efforts sur la question dela contribution française au génocide des Tutsi. En seize ans, cenoyau jadis petit et compact autour de quelques militants de l’asso-ciation française Survie s’est à la fois élargi (en nombre de collectifscréés) et bien plus important, étoffé ! En clair, la vivacité de larecherche est telle que l’histoire du génocide n’a cessé de s’écrire enseize ans, et le dossier à charge contre la France de s’alourdir.

La responsabilité qui pèse sur chacun « des chercheurs » en tantqu’individu en devient, comment dire ? historique. Il ne s’agit plusseulement de chercher la vérité, de récolter des témoignages maiségalement par tous les moyens de les diffuser sans se faire confisquernotre responsabilité citoyenne par les politiques qui voudraient nousimposer « des commissions d’historiens » ou des « tribunaux spé-cialisés » pour ne citer que ces deux nouveautés sorties de déclara-tions récentes du sommet de l’État français.

Ce triptyque recherche citoyenne-action citoyenne-véritable travaild’information sera, je le souhaite, au cœur des initiatives internatio-nales collectives à venir.

Le génocide des Tutsi rwandais de 1994, ce n’était pas hier, ce n’étaitpas « là-bas, entre Rwandais», c’est une question contemporaineadressée à la conscience universelle qui doit demeurer au cœur de

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l’actualité tant que la lumière ne sera pas faite sur les responsabilitésdes uns et des autres ! Comment les citoyens français acceptent-ilsla chape de plomb sur eux posée par leurs élus sur la question de laresponsabilité de leur pays démocratique (en paix civile) ? Seize ansplus tard, comment les citoyens du monde entier supportent-ils quele génocide des Tutsi du Rwanda reste « une faillite de la commu-nauté internationale » comme se complaisent à le répéter tant dedirigeants ? Ces formules grandiloquentes de « responsables maispas coupables » sont des étouffoirs de conscience.

Concrètement, à l’issue du Colloque de Genève, nous poursuivronssur la lancée des colloques, en initiant un second colloque (avecd’autres intervenants de grande qualité et des rescapés venus duRwanda) à Ivry, en France, le 3 Juillet prochain. Pour ce colloqued’Ivry, nous avons déjà noué des partenariats locaux et espérons lesélargir. Nous avons déjà entamé des collaborations avec des collec-tifs au Rwanda, et partout en Europe avec les amis du Rwanda et lesdiasporas françaises, belges, allemandes et suisses. Ces collaborations,ce sont à la fois des partenariats entre collectifs et la création de liensentre individus.

Je pense qu’il y a une forme extrêmement dangeureuse d’isolementqui, non seulement, entretient le sentiment d’impuissance « face à cemillion de morts du génocide, crime d’Etat(s)» mais également tue àpetit feu l’humain dans sa capacité à exister en tant qu’être douéd’empathie, en tant qu’homme ou femme à l’indignation non seule-ment vivace mais active. Regardez l’exemple des Intore de Dieulefitvenus se joindre à nous à Genève, qui nous ont apporté dans leurbesace des images et un témoignage des collines de Bisesero, maisaussi, leur cœur grand « comme ça ». Les bien nommés « Intore »de Dieulefit offrent des vaches aux Basesero, comme cela se fait auRwanda, entre vrais amis. Ils ont créé des liens, des liens très forts.C’est cela qui a manqué durant le génocide, c’est cela que le géno-cide a pulvérisé !

L’apathie physique et psychique fait le lit de la désinformation donttirent profit les négationnistes et les génocidaires du monde entier.C’est exactement la dynamique inverse que nous tentons de mettreen route avec ces initiatives internationales.

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Je ne souhaite pas m’étendre là-dessus mais mon parcours personnelest la preuve que la solidarité active n’est pas un vœu pieux et pour-tant je suis la première agréablement surprise des effets de ce petitcolloque. Je pense que ce cercle vertueux ne fait que commencer…

Croyez-vous que le mur du négationnisme va se briser sous cesefforts collectifs ?Se briser ? non, se fissurer... peut-être bien. Laissez-moi étayer mapensée... Je crois qu’ il existe une fange de négationnistes “purs etdurs” qui est constituée de génocidaires (blancs et noirs). Celle-làn’est en manque ni d’information ni (malheureusement) de moyens.Cette fange constitue le noyau dur du “mur génocidaire”. Nos effortscollectifs la feront-ils trembler ? C’est tout le mal que je souhaite àl’humanité toute entière, mais je ne suis pas naïve.

Parcourez mon continent, l’Afrique, et faites le compte des crimescontre l’humanité impunis de la colonisation aux “indépendances” à2010... c’est effarant. À quoi servent les bases militaires françaises enAfrique ? Comment se fait-il que le Conseil permanent du conseil desécurité de l’ONU est constitué par les plus gros producteurs d’armesdu monde – alors que pour l’essentiel ces pays sont en paix civile ? Enclair, leurs économies dépendent de cette industrie de la mort… quisurvient ailleurs.

Rappelons que c’est sur une résolution du Conseil de sécurité del’ONU que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda( TPIR)a été instauré. Pourtant, pendant le génocide des Tutsi, le gouverne-ment qui le commettait y siégeait, à ce Conseil de sécurité !

C’est ce même Conseil de sécurité – au sein duquel, rappelons-le, laFrance siège comme membre permanent avec droit de véto – quinomme les juges du TPIR. Le procureur (responsable de l’ouverturedes poursuites) est lui-même contrôlé par le Conseil de sécurité. Lesrègles de procédure et de preuve qui régissent les enquêtes émanentégalement du Conseil de Sécurité. Les dés de la justice internatio-nale sont pipés, voilà pourquoi l’impunité des crimes les plus graves(à savoir le génocide qui est toujours un crime d’État) a encore debeaux jours devant elle.

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Je pourrais continuer à noircir le tableau le long de cet entretien, queje serais en-deça de la très sombre réalité. C’est de la mêmeOrganisation des Nations-Unies que sont issus “les fameux casquesbleus” qui n’ont jamais prévenu aucun conflit ni, comme vous lesavez, arrêté le génocide des Tutsi au Rwanda. C’est de l’ONU dontest issu le Haut Comissariat aux Réfugiés, dont le budget excède (enmultiples) celui de nombreux États “en conflit” (et si la paix revenaitdans ces pays, le HCR serait en faillite). Quand je pense aux nom-breuses organisations « internationales des droits de l’homme » quine cessent de critiquer le Rwanda et les gacacas, je me dis que déci-dément, oui, les Tutsi sont encore exclus de cette humanité dont lesdroits devraient être préservés par « ces organisations » !

Après ce détour sur l’Onu comme organisation gardienne de l’immu-nité internationale des États puissants et de facto, protectrice de lafange dure des négationnistes, regardons un peu ce que nous apprendl’histoire de la Shoah. Le centre Simon Wiesenthal a été créé il y aplus trente ans, il reste pourtant encore une petite poignée de trèsvieux nazis vivants “qui ne regrettent rien” et régulièrement, il setrouve un négationniste de la Shoah pour relancer la polémique surl’existence des chambres à gaz, pour ne citer que cet exemple.

Le Rwanda ne s’est pas (encore) doté d’une institution équivalente,et aujourd’hui avec l’internet, la multiplication des zones de conflitsen Afrique, la pression sur les ressources dans une économie mon-diale en crise, la guerre de la (dés)information est permanente. À cejeu-là, les négationnistes “purs et durs” qui ne sont en réalité que desgénocidaires masqués et défaits (ils étaient à l’œuvre en 1994) auronttoujours , je le crains, un coup d’avance. C’est pour eux, une questionde survie. Ils savent la nature et la gravité du crime dont ils seraientpassibles devant la loi. Toutefois, il ne paraît pas saugrenu d’imaginerque nos efforts collectifs participent au sentiment « de traque » deces criminels !

En dehors du noyau dur, le mur du négationnisme me paraît peut-être plus friable… mais attention, ce négationnisme-là est sans cesseen mutation ! Il bouge au gré du “travail de désinformation active”du noyau dur et du fait que le génocide des Tutsi dans sa conceptioncomme dans son exécution demeure la grande tragédie humaine la

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moins documentée (bien qu’il se soit déroulé en “live” sous les yeuxd’un monde indifférent) de l’histoire contemporaine. C’est pourquoiles efforts collectifs doivent se poursuivre et s’intensifier. Sur la ques-tion précise de la responsabilité de la France dans le génocide desTutsi de 1994, nous pouvons observer une évolution « de l’opinionpublique ». En 1994, François-Xavier Verschave publiait son pre-mier ouvrage sur la question dont le titre prend la forme interroga-tive. Complicité de génocide ? peut-on lire en couverture. Entre 1994et 2003, en plus des diverses publications de l’association françaiseSurvie, paraîtront quelques ouvrages aux titres plus explicites et affir-matifs. J’ai en tête cinq titres phares : Un génocide français, de MehdiBa, en 1997, et en 1998, Un génocide sur la conscience, par MichelSitbon. Sous la plume de notre regretté Jean-Paul Gouteux sontparus successivement Un génocide secret d’État - La France et leRwanda, 1990-1997, La nuit rwandaise. L’implication française dans ledernier génocide du siècle, et Un génocide sans importance : laFrançafrique au Rwanda. Durant cette première décennie post géno-cide, Venuste Kayimahe est le seul rescapé à publier un ouvrage met-tant en cause la responsabilité française.

2004, l’année du dixième anniversaire est l’année de parution dul’ouvrage de Patrick de Saint-Exupéry qui rapporte des faits nou-veaux sur l’implication française à Bisesero et interpelle nommémentDominique de Villepin. C’est cette même année que débuteront lestravaux de la Commission d’Enquête Citoyenne dont les publica-tions seront éditées l’année suivante. Les cinq années qui suivront lesouvrages et les actions négationnistes défraieront la chronique. En2008, le Rwanda, de son côté, publie le rapport Mucyo. Cette année-là, la tension atteint son paroxysme entre la France et le Rwandamais deux années après sa publication du rapport Mucyo, aucune despersonnalités civiles et militaires nommément mises en cause dansles conclusions du rapport n’a été poursuivie.

Avec l’année 2010, les révélations de Serge Farnel – via l’ articled’Anne Jolis publiés le 26 Février dans le Wall Street Journal – sontfracassantes : des militaires français ont mené les opérations génoci-daires dans la grande attaque des 13 et 14 Mai 1994. C’est une« révolution copernicienne » après les révélations de Saint-Exupéry

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en 2004. Des parutions dans la presse au courant de ces trois pro-chains mois ainsi qu’un ouvrage et un documentaire sont déjà annon-cés. Annonçons également la parution prochaine d’un ouvrageexceptionnel et unique en son genre – pour son volume excédent les1500 pages et la pléthore de documents qui sous-tendent une enquêtede plus de dix ans – sous la plume de Jacques Morel. Et bien évidem-ment, la présente revue qui fait le point chaque année sur l’état de laquestion de la contribution française au génocide des Tutsi. La listedes ouvrages cités n’est pas exhaustive et ne devrait pas se limiter auxlivres mais également aux films parus. Sans oublier le rôle unique desactions du collectif Génocide Made-in-France ! En amenant symbo-liquement le sang des Tutsi au Trocadéro, ce collectif a littéralementmis les pieds dans le plat et secoué les consciences ! Alors oui, retros-pectivement, force est donc de constater que les efforts collectifs ontbougé les lignes en seize ans…

Même si, à ce jour, aucune plainte contre des citoyens français n’aencore été jugée, la complicité française n’est plus une interrogation.Avec les récentes révélations de l’enquête menée par Serge Farnel,nous avons une nouvelle compréhension du génocide des Tutsi etl’implication de la France a pris une toute autre dimension. À la mi-mai 1994, sans l’engagement en première ligne de l’armée françaisedans le génocide, les génocidaires étaient à bout de souffle. Lestémoignages rapportent que les opérations des 13 et 14 mai dites« simusiga » (« aucun témoin ne doit survivre ») sont menées sous lecommandement français. Le mot « complicité » est un euphémismeface à ces révélations qui nous présentent une France qui apparaîtdésormais co-auteure du génocide.

Nous devons rester très combattifs car ces nouvelles révélations sonttellement lourdes qu’elles donnent déjà lieu à de multiples résistan-ces. Les lignes ont certes bougé, mais le mur du négationnisme, lui,va sur durcir . n

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DOCUMENT

Mise en garde pour le TPIR

“Tuez-nous et vousaurez fini le travail !”

La relaxe en appel de Protais Zigiranyirazo, “monsieur Z.”,réputé pour avoir dirigé l’Akazu, à la tête du groupe génoci-daire, aura été un choc. La cour ayant estimé que lors de sacondamnation en première instance, on n’aurait pas asseztenu compte des témoignages de complaisance présentéspour sa défense, un des principaux responsables de la miseen place du génocide, circule en liberté. YolandeMukagasana, rescapée du génocide, auteur de plusieurslivres, exprime ici le malaise qu’on ressenti tous les rescapésface à cette justice internationale dévoyée.

Le génocide des Tutsi du Rwanda a été plusieurs fois prononcépar les autorités politiques rwandaises depuis 1963, dans le discoursde l’ancien Président Grégoire Kayibanda.

Le génocide des Tutsi du Rwanda a été prononcé par lePrésident Juvénal Habyarimana, le 30 octobre 1990. Juste avant quele FPR ne commence la guérilla, le Président Habyarimana dans sondiscours a dit qu’il vengera ses hommes. Venger ses hommes qui sontmorts au front. Sur qui allait-il les venger ? Sur des innocents.

Cela a commencé par les massacres des Tutsi à Byumba, qui ontété suivis par le massacre des Bagogwe.

Au 5 octobre 1990, vous vous souviendrez des milliers de Tutsiarrêtés jusqu’aux étudiants dans les écoles. À Nyamirambo, les per-sonnes ont été arrêtées, torturées puis parquées dans le stade régionaloù ils mangeaient de l’herbe. Nos familles ont mangé de l’herbe. J’aides difficultés à l’oublier.

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Les nôtres ont tous fini leur voyage en prison. Combien en sontrevenus ? Je voudrais demander à l’ONU s’il n’était pas là.

Souvenez-vous en 1993, chez ce Bourgmestre du Nord –Kajerijeri – chez qui l’on a trouvé une fosse commune dans son jar-din ! L’ONU l’a oublié ? Moi pas.

Ceux qui étaient au Rwanda se souviendront bien des bus quiacheminaient les armes, dont les machettes, dans différents coins duRwanda depuis 1993. Nous étions là. Nous avons vu et nous avonsdénoncé. L’ONU a décidé que les armes trouvées soient rendues aupouvoir qui planifiait le génocide des Tutsi.

Je vois où veut en venir l’ONU. L’ONU veut un jour nier legénocide. Les actes de l’ONU montrent bien sa négation de notregénocide. L’ONU veut montrer qu’il n’y a jamais eu de planificationdu génocide des Tutsi. Pas de planification égale pas de génocide. Jevous mets en garde, vous les Nations Unies.

Quand il n y a pas de justice, c’est la naissance des justiciers.L’ONU est à l’origine des conflits dans le monde car l’ONU est inca-pable de juger les coupables. Si les rescapés du génocide des Tutsicommençaient à faire leur propre justice, tout le monde dirait quec’est la vengeance. Cela fait quinze ans que nous attendons la justice,cela fait quinze ans que les rescapés sont tués encore et encore oumeurent des suites du génocide, comme les femmes violées qui meu-rent encore du Sida. L’ONU a commencé par soigner leurs violeurssans voir les violées

Combien de rescapés ont été tués par les familles des prison-niers ou de leurs amis après avoir témoigné à Arusha ? Combien defois avons-nous été traitées de personnes manipulées par le pouvoirpour ne pas aller témoigner dans ce tribunal ? Pourtant l’État rwan-dais actuel a toujours collaboré avec ce tribunal.

Aujourd’hui, on lâche l’un des cerveaux du génocide pour « vicede procédure » et Dieu sait que ce n’est pas le premier. Les plus impor-tants des planificateurs du génocide sont en liberté dans les paysayant signé la convention de Genève. Où allons-nous ? Et pournous mettre la poudre aux yeux, on arrête en même temps les respon-sables du FDRL que l’on va relâcher demain.

Nous sommes fatigués. Nous sommes très fatigués. Mais je vousassure, vous les responsables de l’ONU, qu’il reste un ou mille resca-pés, nous ne sommes pas prêts à arrêter. Vous vous dîtes sans douteque puisque nous sommes seuls et abandonnés par vous et par le

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monde, la solution sera biologique. Nous vieillirons, nous sommesmalades, nous mourons et la solution sera trouvée.

J’ai perdu tout, jusqu’à moi-même, puisque mes enfants ont étémassacrés et jetés dans la fosse commune comme de la saleté, car legénocide, à part s’appeler le travail, on l’appelait aussi un nettoyage.Mes enfants étaient une saleté au Rwanda. J’ai perdu mon mari ettout ceux qui illuminaient ma vie, je ne suis pas prête à baisser lesbras, tuez-moi au lieu de me torturer.

Tuez-nous puisque vous le voulez ainsi, mais arrêtez. Mettez nosorphelins et nos veuves en prison à Arusha à la place des génocidai-res car nous sommes coupables d’avoir subi un génocide. Au moins,nous pourrons manger trois fois par jour. Au moins nous aurons unabri. Au moins, nous serons soignés, nous les rescapés du génocide.Vous n’en êtes pas capables ? Alors tuez-nous et vous aurez fini letravail. Comment expliquer qu’un tribunal qui a toujours reçu plusde cent millions de dollars de budget par an ne puisse pas nous ren-dre justice.

La justice d’Arusha n’est pas une justice pour nous, NationsUnies. C’est pour vous. Ce tribunal a été créé pour vous donnerbonne conscience. Une justice qui ne répare pas. Une justice quinous a refusé d’être parties civiles en tant que témoins. Nous sommesdéfendus pas un procureur que nous n’avons pas choisi, lorsque lesassassins des nôtres ont plusieurs avocats. Un tribunal qui nousdemande de prendre l’avion pour aller dans un autre pays pourtémoigner de ce que nous avons subi. Mais surtout une justice qui n’aprévu aucune réparation pour les victimes. Quelle sorte de justicepensez-vous nous donner ?

Une justice qui ne répare pas pour les victimes est uneinjustice de plus.

Excusez ma colère, elle ne peut égaler ni la violence des géno-cidaires face à l’innocence de leurs victimes, ni mon chagrin de mèreface à ce que mes enfants ont subi.

Nos ancêtres disent que nul ne fait procès à celui qui l’enterre.Mais ils disent aussi, pour rester positifs : Quelle que soit la longueurde la nuit, le jour finit par apparaître.

Bruxelles, le 18 novembre 2009,

Yolande Mukagasana, rescapée du génocide

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FAIR TRIALS FOR RWANDA

Appel pour la révisiondu procés de Protais

ZigiranyirazoÀ l’occasion de la relaxe, en appel, de Protais Zigiranyirazo,naissait le réseau international Fair trials for Rwanda, pourune véritable justice internationale qui lançait l’appel ci-des-sous. Simultanément était créé le site multilingue, fairtrials-forrwanda.org, avec l’ambition de rassembler la documenta-tion sur l’ensemble des jurisprudences litigieuses du TPIR, etd’en faire la critique.

En 1994, était institué le Tribunal pénal international pour leRwanda (TPIR), en application de la convention de 1948 qui fixecomme objectif de « prévenir » les génocides. Au Rwanda, il ne s’agis-sait, malheureusement, plus de « prévenir ». Le crime avait déjà eulieu. L’Organisation des Nations Unies, bien que « prévenue » de cequi se préparait, n’avait rien fait pour l’empêcher. Il ne s’agissait plus,dès lors, que de sanctionner les responsables de ce crime imprescripti-ble.

Lundi dernier, 16 novembre 2009, quinze ans plus tard, un juge-ment d’appel était prononcé ordonnant la relaxe de ProtaisZigiranyirazo, considéré comme le principal responsable de la prépa-ration du génocide. On lui doit, non seulement l’enrôlement desmilices génocidaires, mais la constitution de listes d’opposants augénocide à éliminer en priorité.

Lors d’un précédent jugement déjà, le TPIR estimait que lecoordonnateur du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, n’avait

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pas à répondre de l’inculpation d’« entente en vue de commettre »ce crime. Considérant qu’il n’y avait pas eu d’entente préalable àl’exécution du crime, le TPIR pouvait, effectivement, tout aussi bienrelaxer le principal responsable de cette phase « préparatoire »,Protais Zigiranyirazo… Ainsi, le tribunal international renie sonmandat : désigné pour juger un génocide, il en nie le fondementconstitutif, ayant suivi la défense dans ses conclusions à proprementparler négationnistes.

Le 16 novembre 2009 restera-t-il comme une des dates les plushonteuses de l’histoire humaine ?

Le 16 novembre 2009, Protais Zigiranyirazo a été relaxé par letribunal pénal international d’Arusha, chargé d’examiner les respon-sabilités dans le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Autrementnommé « monsieur Z », Protais Zigiranyirazo est le frère aînéd’Agathe Habyarimana, veuve du Président décédé le 6 avril 1994.Monsieur Z est considéré comme le patron de ce qu’on a nommé « leclan de madame » ou « l’akazu » (la « petite maison » du Président).Il est aussi connu pour avoir dirigé ce qu’on aura appelé le « réseauzéro », au départ de l’organisation des milices génocidaires. Il estaccusé également d’avoir appelé à des réunions de coordination dugénocide, à Kigali, mais aussi dans la région de Gisenyi, sa préfectured’origine. Dès le 8 avril 1994, Protais Zigiranyirazo dirigeait uneexpédition contre quelques milliers de Tutsi qui se réfugiaient sur unecolline de la province de Gisenyi, pour ce qui peut être considérécomme un des premiers massacres génocidaires qui auront fait plusd’un million de morts en trois mois. Pendant le génocide, ProtaisZigiranyirazo s’est distingué en ordonnant l’installation de barragesdestinés à « filtrer » les Tutsi tout autour de ses diverses résidences,barrages dont il surveillait personnellement le fonctionnement.

Si la justice internationale est incapable de juger les principauxresponsables du plus grand crime, c’est le principe même du droit quiest atteint.

Ecoutons Yolande Mukagasana, rescapée du génocide : « Nosancêtres disent que nul ne fait procès à celui qui l’enterre. Mais ils disentaussi pour rester positifs : Quelle que soit la longueur de la nuit, le jourfinit par apparaître. »

Nous, citoyens du monde et associations de citoyens concernéespar le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, demandons solennel-lement la révision de ce procès.

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LETTRE AU PROCUREURDU TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR LE RWANDA

Lettre à Hassan Bubacar Jallow, Procureurdu Tribunal Pénal international pour le Rwanda (TPIR)

à Arusha, (Tanzanie).

Monsieur le Procureur,

Nous vous écrivons pour vous transmettre notre amertume etnotre colère, suite à l’arrêt du 16 novembre 2009 de la chambre d’ap-pel du TPIR qui a annulé la condamnation de Monsieur ProtaisZigiranyirazo, alias « Monsieur Z. ».

Nous sommes en total désaccord avec la décision d’acquitte-ment au bénéfice de M . Protais Zigiranyirazo au motif que , commele rappelle Monsieur Eric Gillet, Avocat à la FIDH, cité par La LibreBelgique du 19.11.2009), « “M. Z” faisait partie de l’Akazu que les his-toriens retiennent comme le noyau dur de la planification du génocide.C’est cette participation qui devrait être soumise à la justice ».

Au regard de cette décision, tous ceux qui connaissent le rôleque « Monsieur Z » a joué et la position dont il jouissait au Rwanda– tant avant que pendant le génocide – sont sous le choc.

Comme elle semble entachée de légèreté, autant que celle quiest reprochée à la chambre de première instance, nous sommes per-suadés que l’acquittement de Protais Zigiranyirazo, s’avère être ungrave échec du TPIR dont les conséquences incalculables pourraient,pour de nombreuses années, annihiler l’espoir de ceux et celles quicroient encore en la justice internationale.

Afin de mettre un terme à l’impunité des auteurs de crimes gra-ves contre l’humanité, nous vous demandons d’agir avec détermina-tion, en vertu des pouvoirs qui vous sont conférés par l’art. 17 desStatuts du Tribunal pénal international pour le Rwanda (le « Statutdu Tribunal ») et, en particulier, ceux définis au ch.4 à 8 et plus pré-cisément les art. 120 à 123 du Règlement de procédure et de preuves(« RPP »), de soumettre à la chambre qui a prononcé le jugementd’acquittement de Monsieur Protais Zigiranyirazo , dit « MonsieurZ », une demande en révision.

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S’en abstenir entacherait la perception de la légitimité et de lajustesse du TPIR, non seulement chez les rescapés et survivants dugénocide des Tutsi au Rwanda en 1994, mais également auprès detous ceux qui croient et militent pour une justice impartiale.

Nous vous remercions, par avance, de l’attention que vous por-terez à cette affaire cruciale. n

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COMMUNIQUÉS

Naissanced’une association

FRANCE RWANDA GÉNOCIDEENQUÊTES, JUSTICE ET RÉPARATIONS

Constatant qu’à ce jour n’ont été poursuivis pour le génocide desTutsi au Rwanda que des ressortissants rwandais, nous, membres fon-dateurs de l’association France Rwanda Génocide, Enquêtes, justiceet réparations (FRG-EJR), entendons mener à terme les investiga-tions sur la base desquelles il sera possible d’engager des poursuitesjudiciaires à l’encontre des responsables français ayant activementparticipé à ce génocide.

Le génocide des Tutsi, qui a été établi en droit international1, afait plus d’un million de morts au printemps 1994.

Par leur nombre et leur nature, les faits avérés de collusion idéo-logique2 et de coopération politique et technique (civile et militaire)des hauts responsables français avec les responsables du génocide,imposent le caractère incontestable de la réalité suivante : les res-ponsables de l’exécutif français – Président de la République, Premierministre et ministres compétents – ainsi que les hauts fonctionnairescivils et militaires qui orientèrent, proposèrent et firent exécuter cesordres, ont ensemble, dans la commission du génocide et des quatreannées de massacres qui l’ont précédée, une responsabilité tout à faitextraordinaire qui en aucun cas ne saurait être détachée de celle deshauts responsables rwandais jugés et condamnés pour crime de géno-cide par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).Une présomption légitime de crime, de complicité ou d’entente envue de commettre le génocide ressort de leur action collective, voireindividuelle :• le soutien indéfectible qu’ils ont décidé, en toute connaissance decause, d’apporter à l’élite du génocide de 1990 à 1994, a été politi-quement déterminant en ce qu’il a fait office de feu vert aux yeux decette élite ;

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• sur le plan matériel, les ressources considérables – financières,humaines et en équipements – déployées dans ce cadre, ont consti-tué un apport essentiel et décisif à l’établissement du rapport de forcequi a permis l’accomplissement du génocide.

PAR AILLEURS, FORCE EST DE CONSTATER QUE :• ce sont les structures politiques, administratives et militaires ainsique les ressorts psychologiques et ethniques de la doctrine françaisede la guerre révolutionnaire qui ont été activés au Rwanda, et cedans le contexte du racisme anti-tutsi, fondement de l’État Rwandaisdepuis 1959, qui garantissait des conséquences désastreuses ;• l’application totale de cette politique qui a été décidée alors qu’ellesignifiait l’extermination de tous les Tutsi rwandais a été de fait étroi-tement supervisée, depuis Paris et sur le terrain, par des conseillers etinstructeurs français.

En raison de cette implication criminelle de la France, nous enten-dons prendre toute disposition pour que :• les informations nécessaires à la manifestation de la vérité émer-gent ou soient rendues accessibles ;• les ressortissants non rwandais et en particulier français, présumésresponsables dans l’exécution du génocide des Tutsi du Rwanda en1994 aient à répondre de leurs actes devant toute juridiction compé-tente ;• les rescapés et les ayant-droits des victimes de ce génocide obtien-nent des réparations, en particulier de la part de l’État français ;• l’enseignement en vue de l’application des idéologies et autresméthodes de manipulation et d’action psychologique qui ont permisce crime de génocide soient dénoncés puis interdits dans les institu-tions de notre société.

L’ensemble des responsabilités d’un crime d’une telle envergure doitêtre examiné sous tous ses aspects avec toutes les conséquences quien découlent.

Pour remplir ses engagements, l’association France-Rwanda-Génocide, Enquêtes, justice et réparations a besoin de votre soutien.

Notes[1] http://www.un.org/french/peace/rwan...[2] Légitimation du concept de « démocratie raciale » doublée d’un anti-tutsisme viscéral ou

opportun

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INITIATIVE CITOYENNE

« Monsieur le Présidentde la République... »Jeudi 25 février prochain Nicolas Sarkozy se rendra au Rwanda.Ce sera la première visite d’un chef d’État français à Kigali

depuis 1994, date du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu quis’y opposèrent.

Seize ans après, il est urgent que notre pays fasse la lumière surle rôle exact que son gouvernement et son armée ont joué auRwanda entre 1990 et 1994.

Les responsabilités de la France dans ce drame apparaissent deplus en plus écrasantes aux yeux des historiens spécialisés, mais cecireste un tabou profondément établi, à l’intérieur de nos frontières.

La visite de Nicolas Sarkozy au Rwanda doit attirer l’attentionsur une histoire largement méconnue par les citoyens. Cette visiteest une injure aux victimes du génocide si elle ne marque pas uneétape dans la reconnaissance des responsabilités françaises dans cegénocide.

Nous invitons donc chacun, simple citoyen, journaliste, mili-tant associatif ou politique, chercheur universitaire ou élu local àtrouver quels gestes il peut poser, quelles paroles il peut prononcerpour contribuer à faire cesser le silence sur le rôle qu’a joué la Franceau Rwanda entre 1990 et 1994.

Le silence de notre pays doit cesser car il prolonge l’injustice visà vis des victimes du génocide qui se battent au quotidien pour rebâ-tir leur vie. Il doit cesser car il est incompatible avec les valeurs quela France entend porter : « Liberté, Egalité, Fraternité », et laconstruction d’un monde commun fondé sur la conviction que « touthomme est un homme ».

Ce silence bafoue notre commune humanité. Le rompre encou-ragera la communauté des nations à tout mettre en œuvre pour pré-venir de tels drames.

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Cette initiative est l’œuvre d’individus se définissant comme “descitoyens français qui tentent d’assumer leurs responsabilités par rap-port à cette tragédie, en cherchant comment bâtir un monde fondé surle respect de l’égale dignité des êtres humains”. Ils proposaient dansle même mouvement de signer le texte de cette pétition et d’envoyerune lettre au Président Sarkozy, à la veille de son voyage à Kigali. Ci-dessous, le texte de cette lettre. Et la liste des “premiers signataires”.

LETTRE À ENVOYER AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE :

Monsieur le Président de la République Palais de l’Elysée55, rue du faubourg Saint-Honoré75008 Paris

Monsieur le Président de la République,

Vous vous rendez dans les jours qui viennent à Kigali, seize ansaprès le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus qui s’y opposè-rent de 1994.

Le silence de notre pays doit cesser car :• Il prolonge l’injustice vis à vis des victimes du génocide qui se bat-tent au quotidien pour rebâtir leur vie.• Il est incompatible avec les valeurs que la France entend porter :« Liberté, Egalité, Fraternité » et la construction d’un monde com-mun fondé sur la conviction que « tout homme est un homme ».• Il bafoue notre commune humanité et le rompre encouragera lacommunauté des nations à tout mettre en œuvre pour prévenir detels drames.

Comme première étape, nous vous demandons d’annoncer ceque vous allez faire comme chef de l’exécutif et chef des armées pourfaire toute la lumière sur le rôle joué par la France avant, pendant etaprès le génocide.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de ma mobi-lisation citoyenne.

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PREMIERS SIGNATAIRES :

Le MRAP • Survie • Ligues des Droits de l’Homme, fédération desBouches du Rhône • CADTM France (Comité pour l’annulation dela dette du Tiers Monde) • Collectif VAN [Vigilance Arméniennecontre le Négationnisme] • Le Mouvement de la Paix • CEDETIM(Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale) •

Urgence Darfour • Gandhi International • Appui Rwanda • ADGL(Action pour le Développement dans les Grands Lacs africains) •

CPCR (Collectif des parties civiles pour le Rwanda) • Editionsl’Esprit Frappeur • Afriques en Lutte • FASE • Respaix ConscienceMusulmane • Le PCF • Le NPA • Délégation française d’EuropeEcologie au Parlement Européen : Eva Joly, José Bové, Daniel Cohn-Bendit, Karima Delli, François Alfonsi , Sandrine Bélier, MalikaBenarab-Attou, Jean-Paul Besset, Pascal Canfin, Hélène Flautre,Catherine Grèze, Yannick Jadot, Nicole Kiil-Nielsen, MichèleRivasi • Stéphane Hessel, ancien diplomate, ambassadeur et résistantfrançais. Il participe notamment à la rédaction de la Déclaration uni-verselle des droits de l’homme de 1948. • Edgar Morin, directeur derecherches émérite au CNRS • Majid Rahnema, Commissaire desNations Unions pour la supervision des élections et du référendumau Rwanda en 1959-1960 • Miguel Benasayag, psychanalyste et phi-losophe • Philippe Meirieu, universitaire, tête de liste EuropeEcologie pour les élections régionales en Rhone-Alpes • Jean-MarieMuller, philosophe et écrivain, fondateur du MAN • Noël Mamère,député de la Gironde • Patrick Braouezec, député de Seine-Saint-Denis • Tarek Ben Hiba, Conseiller régional Ile-de-France •

Christine Priotto, maire de Dieulefit, conseillère générale de laDrôme • Gustave Massiah, membre fondateur du CEDETIM •

Olivier Le Cour Grandmaison, Universitaire • Géraud de LaPradelle, Professeur émérite de l’Université • David Faroult,Universitaire • Arielle Schwab, Présidente de l’UEJF (Union desEtudiants Juifs de France) • Huguette Chomski Magnis, responsableassociative • Christian Terras, directeur de la rédaction de « GoliasMagazine » • Anne Marie Truc, présidente d’Intore za Dieulefit •

Baki Youssoufou, Président de la Confédération Etudiante • TikenJah Fakoly • Les Ogres de Barback • Serge Teyssot Gay (Noir Désir)• Akhenaton chanteur d’IAM • La Rumeur • Dub incorporation •

Rockin Squat, chanteur d’Assassin • Ami Karim.

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LIGUE DES DROITS DE L’HOMME

COMMUNIQUÉ DU 7 AVRIL 2010

France-Rwanda :beaucoup de questions,

peu de réponses

Pour la première fois depuis le génocide de plus de 600 000 Tutsi auRwanda et l’assassinat des nombreux Hutu qui ont tenté de s’y oppo-ser, entre le 7 avril et juillet 1994, le président Nicolas Sarkozy, chefde l’Etat français, s’est rendu au Rwanda.

Évoquant la politique conduite par la France au Rwanda de1990 à 1994, il a prononcé un discours dans lequel il a parlé de «gra-ves erreurs d’appréciations», d’« erreurs politiques » et d’une «formed’aveuglement».

Les faits impliquant la France ont commencé à être dévoilés parla Mission d’information parlementaire française de 1998. Ils ont étéapprofondis aussi bien par des chercheurs de différentes disciplines, desjournalistes, des organisations de défense des droits de l’Homme ou pardes instances internationales… Ces travaux font clairement apparaîtreque les responsabilités françaises vont au-delà de simples « erreurs ».

Comment établir la vérité sur les faits passés ? Comment quali-fier ces faits au plan du droit ? Comment expliquer le soutien apportépar les autorités françaises – politiques et militaires – au régime géno-cidaire alors qu’elles étaient fort bien placées pour connaître le dérou-lement exact des événements ? Comment expliquer l’attitude de laFrance dans ce dossier au sein du Conseil de sécurité des Nationsunies, conduisant à une réduction des effectifs militaires de la Minuaret au retard de la reconnaissance du génocide ? Comment expliquerla poursuite de la fourniture d’armements malgré l’embargo onusien ?

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Il est temps que des réponses claires soient enfin fournies : tantpour les victimes du génocide et les survivants, que pour tous lescitoyens qui refusent d’envisager qu’une telle tragédie se reproduise.Faire la lumière sur ces événements serait à l’honneur de notre paysmais contribuerait sans doute aussi à l’établissement d’une véritabledémocratie au Rwanda !

Combien d’années faudra-t-il encore pour que notre pays fassela lumière sur ces événements ? Quand verrons-nous se mettre enplace un réel contrôle par nos députés et un droit de regard citoyensur notre politique étrangère ?

Pour cela demandons aux partis politiques français de s’engagerpubliquement à faire toute la lumière ! Exigeons la levée du « secretdéfense », l’ouverture des archives sur les actions de la France auRwanda depuis 1975, la conduite dans les plus brefs délais des procé-dures judiciaires engagées en France depuis plus de quinze ans contredes personnes présumées auteurs et/ou complices de génocide. n

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LA NUIT RWANDAISE

COMMUNIQUÉ DU 7 AVRIL 2010

Le 13 mai,jour du repentir

Instituée il y a quatre ans, en hommage au travail de Jean-PaulGouteux qu’elle entend prolonger, La Nuit rwandaise s’était fixé commedate de parution annuelle le 7 avril, s’associant ainsi, chaque année,aux commémorations du début du génocide des Tutsi, le 7 avril 1994.

De 1994 à sa mort, en 2006, Jean-Paul Gouteux aura poursuiviavec constance ses investigations sur ce qu’il aura appelé « l’implica-tion française dans le dernier génocide du XXème siècle ». Cela fait seizeans aujourd’hui qu’un certain nombre de citoyens se sont mobiliséspour dénoncer le scandale de la politique française entreprise de1990 à 1994 qui a conduit à l’extermination d’un million d’hommes,de femmes et d’enfants.

Depuis quatre ans, La Nuit rwandaise rassemble le travail de ceschercheurs-citoyens qui, inlassablement, s’efforcent de comprendrecomment a pu se produire une chose telle que la participation d’unegrande puissance démocratique comme la France à un crime aussimonstrueux que le génocide des Tutsi.

Année après année, La Nuit rwandaise tente de faire le point surles connaissances, qui s’accumulent, quant aux responsabilités politi-ques et militaires françaises dans l’organisation et l’exécution de cecrime imprescriptible.

Le 26 février 2010, paraissaient dans le Wall Street Journal deséléments de l’enquête de Serge Farnel sur l’implication directe desoldats français dans le terrible massacre du 13 mai 1994. Ce jour-là,des dizaines de milliers de Tutsi réfugiés dans les montagnes deBisesero, qui avaient réussi à se défendre jusque-là des attaques géno-cidaires, ont dû subir une attaque bien plus efficace que les précéden-tes. Dramatiquement plus efficace.

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Les éléments de l’enquête permettent d’établir que c’est en rai-son de la participation directe de soldats français, avec leurs armes etleurs compétences, particulièrement en matière d’artillerie, que larésistance héroïque des Tutsi de Bisesero aura été vaincue.

Le 13 mai 1994 restera comme l’une des plus sombres dates del’histoire de France.

Et c’est en hommage à la résistance des Tutsi de Bisesero, que larevue La Nuit rwandaise, a décidé de changer sa date de parutionannuelle, pour commémorer tous les ans désormais ce sombre 13 mai,symbolique de l’ensemble d’une politique coloniale française qui acoûté la vie d’un million de civils rwandais.

La nuit rwandaise doit finir : il faut que la vérité et la justicevoient le jour, parce que le mensonge négationniste et l’impunitésont un deuxième crime, qui s’ajoute au génocide, plus insupportabled’année en année.

Et ce 13 mai restera comme la date du repentir. n

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SURVIECOMMUNIQUÉ

16 ans de refus par l’État français de reconnaître le rôle du pouvoir politique et militaire français dans le génocide des Tutsi

Le génocide des Tutsi faitpartie de notre Histoire

Seize ans après le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994, et un peuplus de onze ans après la Mission d’information parlementaire de1998, l’essentiel de ce que l’on sait aujourd’hui du soutien que desdirigeants politiques et militaires français de l’époque ont apportéaux génocidaires – avant, pendant, puis après le génocide – l’estgrâce au travail de quelques chercheurs, associations et citoyens.

L’État français, quant à lui, utilise le déni et le secret défense, etespère avec le temps enterrer la vérité et la justice. Comme pour lerôle du régime de Vichy dans la déportation des Juifs, nié pendant 50ans. Comme pour le rôle de l’État français et de hauts gradés dansl’institutionnalisation de la torture en Algérie.

Il est clair aujourd’hui que la France a soutenu politiquement etdiplomatiquement les génocidaires, qu’elle leur a fourni armes etentraînement militaire, qu’elle les a laissés se financer, qu’elle les aaidés à échapper la justice. Aucun présumé génocidaire présent sur lesol français n’a encore été jugé.

Seize ans après, il reste de nombreuses zones d’ombre afin decomprendre comment un tel soutien a pu avoir lieu. Aucun hommepolitique français n’a eu à rendre de comptes. Aucune conséquencen’a été tirée quand au fonctionnement de nos institutions, alorsmême qu’il a permis au pouvoir de soutenir ceux qui commettaientun génocide. Quand au récent rapprochement entre la France et leRwanda, il s’apparente à un donnant-donnant indigne : une amnésievoulue et une auto-amnistie réciproque concernant d’une part lescrimes commis par le Front patriotique rwandais (FPR au pouvoir) auRwanda et en République démocratique du Congo (RDC), et d’au-tre part le rôle de la France pendant le génocide.

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Pour rappel, d’un point de vue juridique, « un accusé est complicede génocide s’il a sciemment et volontairement aidé ou assisté ou provoquéune ou d’autres personnes à commettre le génocide, sachant que cette ouces personnes commettaient le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire en tout ou en partie le groupenational, ethnique, racial ou religieux, visé comme tel ».

L’association Survie rappelle qu’une instruction est en cours auTribunal aux armées de Paris (TAP), suite à une plainte contre Xpour des faits qu’auraient commis des militaires français contre desRwandais : personnes jetées intentionnellement depuis des hélicop-tères, viols, maltraitances, génocidaires non désarmés qui conti-nuaient leur œuvre. Or, le gouvernement a refusé de lever le secretdéfense sur une partie des documents dont la déclassification a étédemandée par l’instruction. Que contiennent-ils de si compromet-tant ? En quoi la défense nationale serait-elle en danger du fait ducontenu de documents vieux de seize ans ?

Par ailleurs, de nouveaux éléments viennent d’apparaître,notamment suite au travail du journaliste Jean-François Dupaquierdans la revue XXI ou celui de Serge Farnel, repris dans le Wall StreetJournal : selon de nombreux témoignages concordants, des militairesfrançais auraient été présents mi-mai 1994, soit un mois avant l’opéra-tion Turquoise, et auraient aidé à débusquer les Tutsi qui se cachaient.

L’association Survie demande à l’exécutif et aux parlementaires français:• la levée du secret défense concernant tous les éléments liés à l’ac-tion de la France au Rwanda et vis-à-vis des génocidaires• plus généralement, l’ouverture au public de l’ensemble des archives• la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire

De nombreux présumés génocidaires continuent de vivre sur le solfrançais. De nombreuses instructions sont en cours, la premièreplainte remontant à 1995, sans qu’aucun de ces présumés génocidai-res n’ait encore été jugé. Aussi, l’association Survie demande à l’exé-cutif et aux parlementaires français :

• de permettre aux instances judiciaires de faire avancer le plus rapi-dement possible le dossier des présumés génocidaires• de faire en sorte que ce soit l’Etat français qui s’investisse enfin dansla recherche de présumés génocidaires, alors que pour le momenttout ce travail n’est réalisé que par des associations

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• de répondre aux sollicitations de l’ONU pour l’identification dessoutiens aux Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR)et d’empêcher que cette organisation puisse communiquer ou œuvrerdepuis la France.

Survie demande enfin que le pouvoir politique français tire lesleçons de ce qui s’est passé et réalise les changements qui s’imposentdans le fonctionnement de nos institutions. Le rapport des députés(qui date de 1998) et leurs principales recommandations ne sont tou-jours pas mises en application, notamment la plus importante : l’ins-tauration d’un véritable contrôle parlementaire sur la politiqueétrangère de la France, tout particulièrement sur le plan militaire. Lerefuser reviendrait pour le président de la République, le gouverne-ment et les députés à considérer que les « graves erreurs d’apprécia-tions » et les « erreurs politiques » commises – pour n’en rester qu’à cequi a été reconnu officiellement par Nicolas Sarkozy à Kigali enfévrier dernier – n’ont finalement pas d’importance... Il y a un devoirde changer le fonctionnement des institutions. n

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COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE

10 DÉCEMBRE 2009

Les conséquences du comportementde la France dans la justice du

génocide des Tutsi

Communiqué de la Commission d’enquête citoyenne surl’implication de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda.

La CEC constate la reprise des relations diplomatiques entre laFrance et le Rwanda et, depuis 2007, l’amorce d’une attitude plusconstructive de la France dans la prise en compte de son rôle et deses responsabilités dans le génocide au Rwanda.

La CEC attire néanmoins l’attention sur un paysage de très grandlaxisme et d’impunité lié aux autorités françaises et à certaines déci-sions du Tribunal pénal international pour le Rwanda, perturbé danssa tâche par la stratégie de la France. Les crimes du génocide auRwanda sont cependant imprescriptibles. Ce génocide ne peut pasavoir été planifié par « personne » et de nombreux éléments attestentde son projet ancien, de sa préparation et de son exécution organisée.

LA COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE RAPPELLE NOTAMMENT :

A- La France seule a imposé au Conseil de sécurité des Nations uniesla restriction des poursuites du Tribunal pénal international pour leRwanda aux seuls faits commis en 1994, selon le procès verbal de saréunion du 8 novembre 1994, vraisemblablement pour éviter d’expo-ser la France à des poursuites de ce tribunal. (ONU S/PV.3453). Celase révèle être une difficulté pour établir devant le TPIR la phase pré-paratoire du génocide.

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B- Protais Zigiranyirazo, surnommé monsieur « Z » et frère d’AgatheKanziga-Habyarimana – considéré par beaucoup comme le véritablechef de l’Akazu, a été acquitté malgré des faits bien établis en pre-mière instance concernant la période de 1994, curieusement contes-tés par la Cour d’Appel. Des appels sont en cours pour demander lareprise de son procès. Sa création du « réseau zéro » est antérieure à1994, hors du champ de compétence du TPIR.C- Le Colonel Bagosora a été condamné pour son rôle prépondérantdans le génocide, mais pas pour sa planification. C’est incohérent. Ilest actuellement devant la cour d’appel du TPIR.D- Le Colonel Serubuga, à l’époque Chef d’Etat-major adjoint desForces armées rwandaises et principal responsable du massacre desTutsi-Bagogwe à partir de 1991 et d’autres massacres de Tutsi, prémi-ces du génocide de 1994, n’est pas poursuivi par la justice internatio-nale. A l’époque il travaillait étroitement avec des officiers françaisen poste au Rwanda selon le rapport des députés français. Sa dernièreadresse connue est en France à Strasbourg.E- Dix-sept Rwandais sont actuellement poursuivis en France pourleurs actes présumés dans le génocide au Rwanda, dont AgatheKanziga-Habyarimana. Certains sont poursuivis depuis quinze ans !F- Deux d’entre eux, les docteurs Sosthène Munyemana et EugèneRwamucyo, sont recherchés par l’Organisation internationale depolice criminelle, Interpol, dont le siège est à Lyon en France. Cespersonnes narguent la justice et le droit international. Est-ce pourdes raisons liées à des complicités avec des responsables politiques etmilitaires français de l’époque qu’elles bénéficient d’un tel laxisme ?G- Neuf Rwandais ont porté plainte en France. Les plaintes de sixd’entre eux, déposées début 2005, ont été déclarées recevables par laCour d’Appel de Paris en 2006, après des contestations inhabituel-les, parfois incohérentes, du parquet. Les trois autres, déposées enjuin 2004, n’ont pas encore été étudiées par le parquet.H- Les membres des autorités françaises en place de 1990 à 1994,impliquées dans les décisions de la politique française au Rwanda,n’ont jamais été poursuivis par le TPIR malgré les innombrables faitsqui attestent de cette complicité présumée, comme le rappelait notrecommuniqué du 19 décembre 2005. L’Etat couvre l’essentiel de cesfaits par le « secret défense » alors qu’en aucune manière la sécuritédu territoire français et du peuple français ne peut être menacé parleur connaissance. Ces personnes sont partiellement protégées par lapériode restreinte de compétence du TPIR.

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l- Les « Forces démocratiques de libération du Rwanda », issuesprincipalement des déplacements massifs d’une population agglomé-rée de force autour des génocidaires rwandais, sous la protection del’opération Turquoise, continuent de déstabiliser la région desGrands lacs. En permettant aux FAR et aux miliciens de se refugierau Zaïre, la France porte une lourde responsabilité dans les événe-ments qui s’y sont déroulés par la suite. La France n’a pas coopéréavec le groupe d’experts de l’ONU chargé d’enquêter en Républiquedémocratique du Congo, tel que cela ressort du chapitre 101 de sonrapport final publié le 7 décembre 2009 :

101. Le Groupe a recensé 21 numéros d’appel en France quiavaient été en contact avec des téléphones satellite de chefs mili-taires des FDLR entre septembre 2008 et août 2009. Il a adresséplusieurs requêtes au Gouvernement français depuis septembre2008 pour demander l’identification de ces numéros, mais attendtoujours les informations en retour. Le Groupe note en particulierqu’il n’a pu obtenir de la part des autorités françaises aucun ren-seignement utile concernant M. Mbarushimana, que le Comité ainscrit sur sa liste en mars 2009. Il relève en outre qu’EmmanuelRuzindana et Ngirinshuti Ntambara, qui seraient les membres dela commission exécutive des FDLR en charge des affaires politi-ques et des affaires étrangères, sont eux aussi parmi d’autres indi-vidus en cours d’identification résidents en France.[…].

J- La France détient très certainement des éléments matériels de l’at-tentat du 6 avril 1994, prélevés sur le lieu du crash par l’équipe duColonel Grégoire de Saint-Quentin qui s’est rendu sur place à plu-sieurs reprises, la première fois quelques minutes après le crash. [Cf.rapport des députés français.]

LA COMMISSION D’ENQUÊTE CITOYENNE DEMANDE PAR CONSÉQUENT

L’EXÉCUTION DES POINTS SUIVANTS :

1- Les personnes qui sont l’objet d’un mandat d’Interpol doivent êtreimmédiatement remises aux autorités compétentes par la France etéventuellement d’autres pays européens.2- La justice française doit mettre en œuvre les moyens nécessairespour prendre rapidement des décisions concernant toutes les person-nes poursuivies en France dans le cadre des événements rwandais.3- Le Conseil de sécurité de l’ONU, dont la France, doit appuyer lesappels pour demander la révision du procès de Protais Zigiranyirazopar le TPIR.

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4- Le cas du Colonel Serubuga doit être saisi sérieusement au regarddu droit international sur les crimes contre l’humanité.5- Les personnalités françaises impliquées dans le génocide auRwanda, une quarantaine dont la liste peut être établie à partir desrapports français et rwandais et de celui de notre commission, doi-vent être immédiatement mises en examen dans le cadre des procé-dures menées devant le Tribunal aux armées et/ou analysées par unecommission d’enquête parlementaire, si le règlement de l’Assembléenationale le permet et notamment son article 139.6- Le secret défense doit être levé concernant l’action de la Franceau Rwanda.7- La Justice française doit mettre en œuvre des moyens pour accélé-rer l’instruction des plaintes rwandaises devant le Tribunal auxarmées de Paris.8- La France doit mettre en application la résolution 1804 de l’ONU,notamment sur son territoire, concernant les FDLR et mettre tout enœuvre pour répondre aux demandes du groupe d’experts enquêtanten RDC.10- Les éléments matériels de l’attentat du 6 avril 1994, actuelle-ment détenus par l’armée française, doivent être remis en totalitéaux autorités judiciaires. n

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COMMUNIQUÉ

« – Vous êtes monsieur Kouchner ? »« – Personne n’est parfait… »

BERNARD KOUCHNER À LA SEIZIÈME COMMÉMORATION

DU GÉNOCIDE DES TUTSI

Mercredi 7 avril 2010, rue Marcadet, dans les locaux parisiens deMédecins du monde, se tenait la 16ème commémoration du géno-cide des Tutsi du Rwanda, à laquelle assistait le ministre des Affairesétrangères, Bernard Kouchner.

À la sortie de la cérémonie, le ministre se voyait interpelé : « unpeu de lecture, Monsieur le ministre ? ». Lui était alors présenté un livresorti de l’imprimerie le jour même, La France au cœur du génocidedes Tutsi, 1500 pages de documentation accablante sur la participa-tion française au génocide de 1994.

Mis en présence du ministre, l’auteur du livre, Jacques Morel,lui demande : « – Vous êtes monsieur Kouchner ? » « – Personne n’estparfait », répond le ministre en s’en allant. Le livre lui étant offert, ilrevient sur ses pas. En guise de dédicace, l’auteur l’interroge :« – Pourquoi êtes-vous allé demander, à Kigali, au général Dallaire, qu’ilautorise les paras français à venir ? » Jacques Morel faisait alors réfé-rence à la demande d’intervention de parachutistes français, qu’entant qu’envoyé spécial de François Mitterrand, Bernard Kouchneravait formulée le 18 juin 1994, pendant le génocide, auprès du géné-ral Dallaire, commandant les forces de l’ONU au Rwanda.

« Mais non… J’ai demandé… j’ai libéré les mecs… Vous m’emmer-dez », répondra le ministre, en jetant le livre sur la table pour s’en aller.

Avant de partir, il sera interpelé une deuxième fois : « Monsieurle ministre, une question s’il vous plaît : le 13 mai 1994, les Françaistiraient sur les Tutsi. Par dizaines de milliers, ils ont tué des Tutsi. Vous lesavez ça, ou pas ? », lui demande Serge Farnel, évoquant les informa-tions publiées le 26 février dernier dans le Wall Street Journal : le 13

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mai 1994, des soldats français sont intervenus pour organiser et exé-cuter ce que les rescapés appellent le terrible massacre du 13 mai. Cejour-là, des dizaines de milliers de civils tutsi cachés dans les collinesont été massacrés sous le feu de l’artillerie française.

Avant de disparaître, le ministre prenait le temps de lancer :« Vous êtes un malade. » L’incident était clos.

Vous trouverez ci-joint des éléments de documentation sur lelivre de Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsi, etsur l’enquête de Serge Farnel sur le massacre du 13 mai, ainsi quedeux articles sur la carrière de Bernard Kouchner et son action auRwanda. n

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GÉNOCIDE MADE IN FRANCE

COMMUNIQUÉ DU 6 AVRIL 2010

Bonne chance à la France,avec Dominique et Nicolas

Directeur de cabinet du Ministre des Affaires Etrangères Alain Juppé,entre 1993 et 1995, Dominique Galouzeau de Villepin est certes l’undes 33 partenaires français du génocide des Tutsi pouvant être mis enexamen pour implication dans le génocide des Tutsi1, mais il reste sur-tout un gentleman poète, auteur d’un recueil de quatre poésies.2

C’est un indomptable fantaisiste qui, au moins jusqu’en 2003,eut le courage et la fougue de propager les thèses révisionnistes com-munes aux génocidaires sur nos ondes radiophoniques, en y parlantde ce génocide au pluriel3, poussant ainsi Patrick de Saint Exupéry àécrire L’Inavouable.4

Mais c’est aussi un fervent admirateur de la doctrine de la guerreanti subversive de Trinquier et Lacheroy, qui rendit notamment unvibrant hommage aux Harkis « membres des groupes d’autodéfense, desgroupes mobiles de sécurité et des sections administratives spécialisées,[qui] ont combattu avec une bravoure exceptionnelle ».5

Témoignant d’une admiration tout aussi élogieuse, le collectifGénocide made in France a tenu à rencontrer l’un des concepteurs del’extermination des Tutsi, pour faire l’apologie de son œuvre gran-diose, ainsi que l’écrivait Edmond Rostand : « On tue un homme, onest assassin. On en tue des milliers on est conquérant. On les tue tous, onest Dieu. »6

Quel art autre que la poésie, pour l’auteur des Élégies barbares,pouvait mieux rendre compte de la Gloire de l’œuvre accomplie ?

Chaussant les bottes de ses illustres aïeux,Napoléon et notre grand Charles l’invincible Général,Oiseau d’envergure, Albatros maître des Cieux,

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Au galop, Monsieur le Gaulliste, notre nouveau Prêtre-Roi,Une large vision, Outre-Rhin, Outre-Quiévrain et Outre-MerLe Hussard Hutu a hissé Notre drapeau de France à l’horizon detous nos espoirs,Abreuvé nos sillons du sang impur des Tutsis, les Khmers Noirs,Dominique l’Albatros a pris sous son aile les FARes7,Illuminé des “massacres grandioses dans des paysages sublimes”.8

Après avoir dédicacé son œuvre impériale à AgatheHabyarimana, conscient d’avoir sauvé la Vème République grâce àl’opération militaro-humanitaire Turquoise, le thuriféraire de cetEmpereur qui mis l’Europe à feu et à sang et qui entreprit de l’imiteren transformant la région des Grands lacs en enfer ne put qu’approu-ver gaiement cette douce dithyrambe.

Rendons à Napoléon ce qui appartient à Napoléon, et mettonsen lumière le rôle dans cet engagement sans failles de celui que demauvais esprits ont appellé “Demonic Devil Pain”9. Dans une note dela direction africaine et malgache datée du 24 juillet 1992 et signéede sa main, Dominique de Villepin définit « l’action de la France auRwanda », [dont l’un des volets consiste à] « intensifier notre coopérationauprès de l’armée rwandaise. »10, alors que quelques mois plus tôt, lerégime expérimentait déjà ses plans génocidaires dans la région duBugesera.

Le 9 mars de la même année, Antonia Locatelli avait été assas-sinée par deux gendarmes pour avoir dénoncé sur RFI le massacre deplus de 300 Tutsi. Il sera suivi de massacres dans la région de Kibuye,en août 1992, puis dans la région de Gisenyi-Ruhengeri, avec laconnivence active et et le soutien militaire du fleuron de l’armée dupays des Droits de l’homme. Rien n’arrêtera le soutien militaire,diplomatique, moral et financier français à l’incroyable machine demort minutieusement organisée.

Pendant le génocide d’avril à juillet 1994, à la cellule de crisehebdomadaire du lundi au Quai d’Orsay, le rôle de Dominique deVillepin, Directeur de cabinet d’Alain Juppé, semble prédominant,comme en témoigne le compte rendu de la cellule de crise du 17 juin1994.11

Face au panache et à l’extrême droiture des élites françaises quenulle nation ne peut égaler, que ce soit en matière d’exterminationou d’impunité, le collectif Génocide Made in France est naturelle-ment irradié de joie et de félicité. n

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NOTES

1. La France au coeur du génocide des Tutsi. Jacques MOREL. IZUBA éditions L’Esprit frap-peur, 2010 ; Rapport de la Commission Nationale Indépendante Chargée de Rassembler lesPreuves montrant l’Implication de l’Etat Français dans le Génocide perpétré au Rwanda en1994, dit “Rapport Mucyo” http://www.scribd.com/doc/4527588/Rapport-Mucyo

2. Le canard enchaîné, mercredi 8 mars 2006.3. Laissant ainsi entendre que les Tutsi ont aussi commis un génocide contre les Hutu. RFI, 1er

septembre 2003.4. L’Inavouable. la France au Rwanda. Patrick de Saint-Éxupéry. Les arènes, 2004.5. Allocution du Premier ministre à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux harkis

et aux membres des autres formations supplétives, 25 septembre 2005. http://www.archi-ves.premier-ministre.gouv.fr/villepin/acteurs/interventions_premier_ministre_9/dis-cours_498/allocution_occasion_journee_nationale_54000.html

6. Boniface Mongo-Mboussa, Désir d’Afrique, Gallimard, p. 1587. FAR : Forces Armées Rwandaises, cheville ouvriere du génocide8. L’Albatros intersidéral. Génocide made in France, 2010. « Ce sont des massacres grandioses dans

des paysages sublimes. » (Extraits d’un « reportage » de Jean d’Ormesson dans Le Figaro des19 et 20/07/1994.

9. http://www.myspace.com/demonicdevilpain10. Note de la direction africaine et malgache du 24 juillet 1992.11. Compte rendu de la cellule de crise du 17 juin 1994.

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COMMUNIQUÉ DU 2 MARS 2010

Agathe Habyarimanadoit être jugée en France

Ainsi qu’elle le souhaite, par la voix de son avocat, Agathe Kanzigadoit être jugée en France. Il n’y a pas lieu qu’elle soit jugée à Arusha,d’abord parce que les travaux de celui-ci sont en cours d’achèvement,concluant les dernières procédures engagées.

D’autre part, il n’y a pas eu à ce jour de procès en France, contreles nombreuses personnes présentes sur le territoire suspectées etrecherchées pour les actes de génocide qui se sont produits en 1994au Rwanda.

Agathe Kanziga-Habyarimana est en France depuis qu’elle a étéexfiltrée par l’armée française, dans le cadre de l’opération Amaryllis,parmi les premières personnes évacuées, à la demande de FrançoisMitterrand, Président de la République française, et que celui-ciavait ordonné le versement de 230 000 francs d’« aide d’urgence pourles réfugiés rwandais » à son bénéfice.

Depuis bientôt seize ans, Agathe Habyarimana vit sans-papiersen France, et s’est vue refuser l’asile politique d’abord par l’OFPRA,ensuite par la Commission de Recours des Réfugiées, décision confir-mée par le Conseil d’État en 2009, en raison des présomptions pesantsur elle quant à ses responsabilités à la tête du groupe ayant préparéet planifié le génocide.

De nombreux procès se sont déjà tenus en Belgique, en Suisse,au Canada et en Allemagne pour examiner les responsabilités de per-sonnes accusées du génocide des Tutsi en 1994.

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En France, aucune des nombreuses procédures engagées depuisquinze ans n’a abouti. Pour mettre fin à cette impunité scandaleuse,la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, et le ministre desAffaires étrangères, Bernard Kouchner, ont annoncé la création d’unpôle de juge d’instructions spécifique, destiné à traiter l’ensemble deces procédures pour génocide jusque-là en suspens.

Il importe particulièrement qu’un tel travail judiciaire soitaccompli en France, du fait de l’engagement important de ce paysdans les événements qui ont conduit au génocide, engagementreconnu comme ayant pu faire l’objet d’« erreurs » par le PrésidentSarkozy lors de son récent voyage au Rwanda.

Les responsabilités spécifiques d’Agathe Habyarimana dans leprocessus de préparation du génocide font que son procès aurait d’au-tant plus d’intérêt en France, quand on sait que le « pays des droitsde l’homme » a été constamment présent au Rwanda durant lapériode de préparation du génocide – 1990-1993 – et même durantson exécution.

À cet égard, les révélations parues dans le Wall Street Journalvendredi dernier, selon lesquelles l’armée française aurait participédirectement à des massacres génocidaires les 13 et 14 mai 1994, met-tent en lumière la gravité de cet engagement.

Pour que cette femme soit autre chose qu’un bouc émissairesacrifié sur l’autel de la diplomatie internationale, alors que l’on per-siste à ignorer en France les réalités de ce crime imprescriptible quiengagent également des responsables politiques et militaires français,nous demandons qu’Agathe Habyarimana soit jugée en France. n

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MOUVEMENT DES JEUNES SOCIALISTES

Les jeunes socialistes exigent de laFrance la vérité et la justice au

sujet du génocide Tutsi

La visite du Président Sarkozy au Rwanda est une première depuis 25ans et le génocide des Tutsi et Hutu modérés.

Les Jeunes Socialistes espèrent que le Président Sarkozy présen-tera enfin des excuses au nom du peuple français pour les agissementsde certains responsables politiques et militaires qui ont déshonoré laRépublique Française au Rwanda.

Il est temps que l’Etat reconnaisse son rôle dans la livraisond’armes, la formation des militaires et milices ainsi que la protectionqui a été accordée pendant près de quinze ans à des génocidaires surnotre territoire national.

C’est avec calme et raison que les jeunes socialistes analysentcette page sombre de l’histoire de France et du Parti Socialiste.Quinze ans après, ce ne sont pas des anathèmes que nous devons lan-cer, mais exiger des socialistes de participer à la recherche de la vérité,de lutter contre le négationnisme et de faire progresser la justice.

En 1998, la mission d’information présidée par le député Quilèsavait permis d’ouvrir des pistes de réflexion sur le rôle de la France auRwanda. La mission révélait une part de responsabilité de la France maisniait toute complicité et se refusait à désigner des responsables. En outre,le rapport était complaisant avec l’opération turquoise.Malheureusement la France et le Parti Socialiste se sont contentés de cerapport l’érigeant comme un dogme que nul n’est autorisé à interroger.

Pis encore, des responsables de notre famille politique ontdonné consistance aux thèses négationnistes du double génocide, etont relayé avec insistance les conclusions du juge Bruguière ainsi queles thèses insupportables de Pierre Péan notamment celles inscritesdans son ouvrage à l’encontre de Bernard Kouchner.

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Il est indispensable que l’ensemble des responsables politiquesde l’époque dont l’ancien Premier ministre Édouard Balladur, leMinistre de la Défense François Léotard, le Ministre des AffairesÉtrangères Alain Juppé ainsi que l’ancien Ministre du BudgetNicolas Sarkozy assument leur part de responsabilité pour l’actioncalamiteuse de la France au Rwanda.

Les jeunes socialistes demandent au Parti Socialiste et à l’en-semble des forces politiques de notre pays de lever immédiatement lesecret défense sur tous les dossiers attenants au Rwanda et d’accorderun accès total aux archives aux historiens.

Les jeunes socialistes souhaitent que soit adoptée une loi péna-lisant tous les actes de négationnisme et cela pour tous les génocides.

Enfin, les jeunes socialistes seront présents en avril aux commé-morations du génocide de 1994 et témoigneront leur respect, com-passion, soutien et amitié au peuple rwandais. n

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COMMUNIQUÉ DU 28 MARS 2010

Il importe de rétablirune véritable justice internationale

Dans une ordonnance datée du 19 mars 2010, le Tribunal PénalInternational pour le Rwanda déclarait renoncer à demander à laFrance s’il pouvait y avoir eu 60 soldats français sur le territoire rwan-dais, au mont Ndiza, pendant le génocide de 1994, ainsi que le pré-tend un témoin de l’accusation dans le procès contre l’ancien minis-tre de la Jeunesse du gouvernement génocidaire, CallixteNzabonimana. La défense de M. Nzabonimana avait déposé unerequête demandant que la France confirme cette information. Une« note verbale » de l’ambassade de France en Tanzanie déclarantn’avoir trouvé « aucun document attestant la présence de militaires fran-çais au mont Ndiza au cours de la période en question » aura suffi pourclore l’enquête.

Alors que la présence de soldats français pendant le génocide,et même leur participation directe aux massacres génocidaires, estévoquée par de nombreux témoins, ainsi qu’en fait état un article duWall Street Journal du 26 février 2010, il y a lieu de dénoncer la com-plaisance du Tribunal pénal international, se contentant de dénéga-tions sous forme d’une « note verbale » de l’Ambassade de Francepour ne pas prendre en compte des allégations aussi graves.

C’est l’occasion de relever que le TPIR aura systématiquementexclu du champ de ses poursuites les nombreux responsables politi-ques et militaires français qui auraient à répondre de ce que Parisqualifie aujourd’hui d’« erreurs ».

Ainsi, la justice internationale qui émane du Conseil de sécu-rité de l’ONU, exonère a priori tous les crimes ayant pu être commispar un membre permanent de ce Conseil, dont il n’est pas exagéré dedire qu’il devient ainsi à la fois juge et partie.

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Rappelons que le même Tribunal a prononcé nombre derelaxes, y compris en appel, de personnes considérées comme ayantpu être parmi les principaux responsables de la préparation du géno-cide – période pendant laquelle la participation directe française àcette préparation a pu être abondamment documentée.

Au résultat, c’est sur les arrêts de la justice internationale que sefondent aujourd’hui les points de vues négationnistes propagés par leparti génocidaire.

Il importe de rétablir une véritable justice internationale. n

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DOCUMENT

Appel RwandaPour que la France comparaissedevant le Tribunal international

institué par l’ONU

Nous reproduisons ci-après la pétition lancée à l’été 1994 pourdénoncer l’implication française dans le génocide des Tutsi, etdemander, comme c’est indiqué en titre, que la France comparaissedevant le TPIR alors annoncé. On a vu combien cet appel aura étépeu entendu jusqu’à aujourd’hui. Il ne sera reproduit intégrale-ment, avec la liste de ses signataires, qu’en janvier 1995, dans len°1 de Maintenant, un journal qui s’était improvisé pour dénoncerle scandale des politiques françaises. En préambule, était racontéel’histoire de cet appel par un militant internationaliste venu deBruxelles, qui témoignait auprès de nous des difficultés qu’il avaiteues à convaincre ses camarades parisiens de s’engager, et quiavait eu tant de mal à le diffuser ensuite, ainsi qu’il le raconte.On ne peut que relever la pertinence de cette revendication avancéealors, demandant que la France comparaisse devant la justice inter-nationale avant même que celle-ci ait institué le Tribunal pénal inter-national pour le Rwanda. Soulignons qu’à ce jour aucun des nom-breux militaires et politiques français responsables de l’extermina-tion d’un million d’hommes de femmes et d’enfants n’auront eu àrépondre de leurs actes. Et ceci en dépit de l’évidence accumulée.Signalons aussi le fait que cet appel comportait deux parties, l’uneinterpelant le gouvernement français pour la politique criminellequ’il avait entreprise, l’autre s’adressant “solennellement” à lapresse, pour ses responsabilités particulières, du fait de la médio-crité de ses prestations de 1990 à 1994, pendant la préparation dugénocide, et encore pendant les cent jours de la tragédie rwan-daise. Seize ans plus tard, on ne peut que constater combien ces

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deux faces de ce qu’il faut bien appeler la tragédie française sontintactes. Le scandale d’une presse inutile perdure, portant atteinte“aux fondements mêmes de la démocratie”, concluait cet appel,comme il nous arrive de l’expliquer encore aujourd’hui, seize ansplus tard. À l’assourdissant silence qui accueillait cet appel de1994, répond l’assourdissant silence avec lequel ont été reçues les1500 pages du livre de Jacques Morel, La France au cœur du géno-cide des Tutsi, un événement politique et littéraire qui ne frapperaque ceux qui auront le courage de s’en saisir...

ENTERREMENT SANS FANFAREPOUR UN « APPEL » QUI DÉRANGE

L’Appel Rwanda a été lancé fin août 1994, alors que l’opération“humanitaire” de la France faisait encore la « une » des médias.Malgré – ou à cause ? – ses prises de position virulentes contre cetteopération et contre la manière dont les médias en rendaient compte,cet Appel a recueilli de nombreuses signatures, dont celles de plu-sieurs personnalités (Pierre Bourdieu, Didier Daeninckx, RenéDumont, Mgr Gaillot, Albert Jacquard, Renaud, etc.).

Avant le Sommet franco-africain de Biarritz de novembre,l’Appel fut envoyé, accompagné de la liste des signataires, à plus dequarante médias, pour qu’ils en informent leurs lecteurs, auditeurs outéléspectateurs.

Début décembre, voulant mesurer l’écho rencontré par leurAppel dans les rédactions, ses initiateurs leur ont demandé, par let-tre, s’ils en avaient pu en rendre compte. À ce jour, le bilan est le sui-vant : La Croix et Le Soir (Bruxelles) ont signalé qu’ils l’avaient bienreçu, Le Canard enchaîné s’est excusé de ne pas pouvoir publier d’ap-pels – ni même d’en rendre compte ? –, Politis a regretté de l’avoirreçu alors que son excellent dossier sur le Rwanda était déjà bouclé.Seule L’Humanité en a fait une brève mention et Rouge l’a reproduit.Il est probable que plusieurs médias en ont parlé et que d’autres vontencore le faire. Mais si l’écho de cet Appel devait en rester là, il fau-drait considérer que le réflexe « à la poubelle !», forme de censureréservée à bon nombre d’informations qui dérangent, a encore frappé.

Jacques Lecœur, le 11 janvier 1995.

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AAPPPPEELL

I. CONSIDÉRANT QUE LA FRANCE A ÉTÉ GRAVEMENT IMPLI-QUÉE DANS LA TRAGÉDIE RWANDAISE, ÉTANT DONNÉ QUE LEGOUVERNEMENT FRANÇAIS :1) a été le principal appui du régime génocide d’Habyarimana,notamment en ayant fourni durant des années l’armement et l’enca-drement de ses troupes et de ses milices ;2) a soutenu ce régime dans sa lutte meurtrière pour conserver lepouvoir, a tenté de le sauver en occupant une partie du Rwanda grâceà “l’opération Turquoise” et ses commandos de choc, a assuré dansladite “zone humanitaire sûre” le refuge à un grand nombre d’assas-sins et aux cadres de ce régime, a accueilli en France des dignitairesde ce régime, a conservé des liens avec des dirigeants de ce régimequi réorganisent leurs bandes armées au Zaïre ;3) a renforcé, par la création de la “zone de sécurité”, le terribleengrenage de l’exode, en particulier vers la “zone” qu’il contrôlait ;4) a toléré la propagande de la radio du régime et de Radio MilleCollines, dont les appels au massacre des Tutsis, puis à la fuite de lapopulation hors du Rwanda, ont été déterminants dans la genèse etl’aggravation de la tragédie ;5) a réhabilité Mobutu en s’appuyant sur son régime pour mener sonopération, affaiblissant gravement par la même occasion son opposi-tion démocratique ;6) a saboté l’action du nouveau gouvernement rwandais, d’abord enlui interdisant l’accès à la “zone humanitaire sûre”, avant de le déni-grer aujourd’hui ;7) a trompé l’opinion publique sur son propre rôle, notamment parles voix de messieurs Juppé, Balladur et Mitterrand, en présentantcomme un modèle de dévouement humanitaire une opération denature néocoloniale analogue aux opérations militaires récentes despuissances occidentales, en 1991 pour s’assurer le contrôle du pétroledans le Golfe, en 1994 pour conserver celui d’une zone géostratégi-que francophone au Rwanda, de l’uranium et du cobalt au Zaïre ;8) a bafoué la représentation nationale, en ne l’ayant pas consultéeavant l’envoi des troupes ;9) a aggravé à chaque étape une tragédie dont il contrôlait les para-mètres dès le début, au lieu d’en inverser le cours, illustration aber-rante et ultime de la “politique africaine” de la France.

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NOUS SAISISSONS L’OCCASION DE CET IMMENSE DÉSASTRE,EUROPÉENS ET AFRICAINS ENSEMBLE, POUR DEMANDERSOLENNELLEMENT :

1. La comparution du gouvernement français devant le tribunalinternational que l’ONU a institué pour déterminer les responsabili-tés dans le drame rwandais.2. L’abandon de la “politique africaine” de la France, lourde d’autresRwanda, et notamment : le déssaisissement de la France de toute res-ponsabilité dans la solution de cette tragédie ; le retrait immédiat destroupes françaises de cette région et du reste de l’Afrique ; la fin detoute relation de la France avec les potentats de ce continent ; lamise sous séquestre de leurs fortunes déposées dans les banques occi-dentales ; le développement, dans les relations de la France avecl’Afrique, d’une politique de défense des droits de l’homme, quiprenne parti pour les peuples des pays de ce continent contre la plu-part de leurs dirigeants.

II. CONSIDÉRANT QUE LA QUASI-TOTALITÉ DES GRANDSMÉDIAS (NOTAMMENT AUDIOVISUELS) ONT JOUÉ DANS CEDRAME UN RÔLE DÉCISIF, À LA HAUTEUR DE LEUR CONSIDÉRA-BLE POUVOIR, NOUS INTERPELLONS SOLENNELLEMENT LEURSJOURNALISTES ET LEURS RÉDACTIONS :

1) pour avoir mis leurs compétences et leur indépendance au servicedu SIRPA (Service d’information et de relations publiques desarmées) et avoir par conséquent diffusé massivement la version “offi-cielle” des événements ;2) pour s’être faits les chantres du “militaro-humanisme”, ce mons-trueux faux nez servant à masquer les vraies raisons de cette inter-vention ;3) pour avoir refusé la diffusion de débats contradictoires, d’analyseset d’informations indépendantes sur la tragédie rwandaise, aux heu-res de grande écoute et pour des durées équivalentes à celles réservéesaux thèses du pouvoir, un veto au demeurant en permanence infran-chissable sur tout sujet considéré comme sensible par le pouvoir ;4) pour avoir à nouveau été, comme lors de la guerre du Golfe, lesmaîtres d’oeuvre d’une mystification médiatique planétaire et avoirainsi porté atteinte aux fondements mêmes de la démocratie, en pri-vant les citoyennes et les citoyens de nos pays des moyens de pouvoirformer leur opinion librement et en connaissance de cause. n

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PARMI LES SIGNATAIRES :Mouloud Aounit (secrétaire général du MRAP), Ibrahim Bah,Emmanuelle Barbaras, Yves Benot, Jacques Bidet, Mariano Bona,Claude Bourdet, Pierre Bourdieu, Lise Bouzidi, Jean-ChristopheBrochier, Alice Bsereni, Michel Butel, Jean Cardonnel, GenevièveClancy, Marie-Agnès Combesque, Antoine Comte, Bernard Cornut,René Cruse, Marina Da Silva, Didier Daeninckx, Christine Daure-Serfaty, Régis De Battista, Philippe De Rougemont, Laurent DeWangen, Hervé Delouche, Gérard Delteil, Mamadou Diouck (Forumpanafricain pour la démocratie), Atta Diouf, Pierre Drachline, AndréDrevet, René Dumont, Jean-Luc Einaudi, Mathurin Elaba, LaurentEsquerre, Frédéric Fajardie, Gérard Fay, Antoine Fernandez, JeanFerrat, Michel Fiant, Yves Frémion, Mgr Jacques Gaillot, RogerGaraudy, Serge Garde, Didier Gelot, Paolo Gilardi, Justine Herbst,Paul Heutching, Daniel Hofstetter, Albert Jacquard, Thierry Jonquet,Jean-Jacques Kirkyacharian (MRAP), Daniel Kunzi, Alain Krivine,Geoges Labica, Bernard Lacombe, Bernard Langlois, Renée LeMignot (secrétaire national du MRAP), René Lemarquis, MarcLehmann, Michel Lequenne, Marie-Thérèse Lloret, Michael Lowy,Roger Martin, Jean-Baptiste Maur, Emmanuel Mbape, AndréeMichel, Jean-Paul Morel, Maria-Dolorès Moreno, Roderic Mounir,Michel Naumann, Thomas Omores (président de l’UTAF), HenryPanhuys, Christiane Passevant, Christian Picquet, Gilles Perrault,Claude Piéplu, Larry Portis, Maurice Rajsfus, Renaud, Maguy Roux,Moïse Saltiel, Lucien Schalck, Amina Sidibe, Patrick Silberstein, Siné,Yves Sintomer, Zanga Sissoko, Joseph Sosson (Agir pour l’Afrique),Isabelle Taillebourg, Nicolas Tertulian, Jacques Testard, JacquesTexier, Salif Traore, Michel Vakaloulis, Alexis Violet, RogerWinterhalter, Jean Ziegler, Michelle Zimmer.

LES QUARANTE-CINQ MÉDIAS QUI ONT REÇU L’APPEL RWANDA :

AFP, Sud-Ouest (Bordeaux), Sud-Ouest (Bayonne), La Croix du Midi,La Dépêche du Midi, La République des Pyrénées, Eclair-Pyrénées,France Soir, Le Parisien, L’Humanité, Le Figaro, La Croix, Le Monde,Libération, Jeune Afrique, Politis, Le Point, L’Express, L’Evénement dujeudi, Le Nouvel Observateur, Témoignage chrétien, Rouge, France-Inter (Là-bas si j’y suis), LCI-Télévision, France-Inter, France-Culture(Les Voix du silence), Sud-Radio, Fréquence-Paris-Plurielle (Paris),RMC, Europe 1, RTL, RFI, France-Info, Le Soir (Belgique), La LibreBelgique, agence EFE (Espagne), Agence Belga, l’Unità (Italie), IlManifesto (Italie), Le Nouveau Quotidien (Lausanne), Le Courrier(Suisse), SSR (Radio télévision suisse), agence Ansa (Italie), Reuter,agence DPA (Allemagne).

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MICHEL SITBON

La véritable missionde Turquoise

Note de lecturedu livre de Pierre-Henri Bunel,

Mes services secrets,souvenirs d’un agent de l’ombre,

Flammarion 2001.

Où l’on apprend, entre autres choses, que la “véritable” mis-sion de Turquoise consistait à protéger le repli des “coopé-rants” militaires “très spécialisés” qui sont restés au Rwandapendant toute la durée du génocide...

Page 325 commence un chapitre d’une trentaine de pages intitulé :« Pas de chaîne de renseignement au Ruanda ». Qu’entend par là notreauteur? Rien de précis, sinon qu’agent de renseignement lui-même, ilsera au dernier moment affecté à l’état-major de la Force d’actionrapide, en banlieue parisienne, loin du pays des mille collines.

Il ne cache rien, ou presque, le commandant Bunel. À chacunsa spécialité. Lui, c’est les « révélations ». Autrement dit : la désinfor-mation, cet art particulier de dire les choses pour les désamorcer, etpour éviter qu’elles soient comprises.

Pour l’historien critique, un “désinformateur” n’en est pasmoins un précieux informateur. Puisque la méthode de la désinfor-mation consiste à noyer la vérité en l’exposant de manière à la ren-dre inintelligible, c’est le travail de l’historien critique de démêler levrai du faux, de lire entre les lignes, de dégager les éléments utiles, ouvraisemblablement utiles, de la syntaxe absconse du désinformateur,pour essayer de reconstituer le tableau des faits.

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Allons voir donc, dans cette poignée de pages inserrées dans unvolume qui en fait 400, ce qui pourrait nous intéresser. Morceauxchoisis :

« Le seul rôle des forces françaises prépositionnées dans nosanciennes colonies était d’assurer une stabilité forcée, propiceaux trafics variés des affairistes les plus divers», dit-il en introduc-tion de ce joli chapitre.

Il passe aussitôt à la «Direction du renseignement militaire », àlaquelle il semble bien avoir été affecté. Rappelons que la DRM auraété créée, après la (première) Guerre du Golfe, en 1992, sous le pré-texte fallacieux, invoqué alors par Mitterrand, que le pouvoir politi-que ne disposait pas d’un instrument fiable pour savoir ce qu’il en estdans des situations comme la guerre irakienne. Rétrospectivement,on relève que ce nouveau service de renseignement, confié au géné-ral Jacques Heinrich, un homme de Mitterrand, servira surtout, dèssa création, sur deux terrains d’opération particulièrement délicats :l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Soulignons ici que dans les deux cas,il s’agira de promouvoir des grilles de lectures “ethnistes”, et que,dans les deux cas, la politique “secrète” française a consisté à soute-nir les partis les plus violemment engagés dans ce sens, là les “grandsserbes”, ici le “hutu power”.

Dès sa création, Bunel note que «l’appétit de ce nouvel organisme[la DRM] s’étendit au continent noir». Ce phénomène se serait produitnaturellement du fait que «nombre de militaires qui œuvraient à la sous-direction “exploitation” de la DRM avaient servi là-bas [en Afrique]comme légionnaires », « ou sous l’ancre des troupes de marines». La“Royale” ainsi qu’on appelle encore la marine de guerre française,constitue depuis l’origine de l’épopée coloniale, le fer de lance destroupes chargées de s’imposer aux quatre coins du globe. Il fallait desbateaux pour aller loin… Et comme il s’agissait de contrôler non seu-lement les mers, mais les côtes comme l’intérieur des terres, c’est toutparticulièrement l’infanterie de marine à qui reviendra la fonction degendarme de l’empire. Avec les légionnaires. Les deux corps les plusféroces de l’armée française. C’est donc parmi ces troupes spécialiséesen sauvagerie coloniale que Mitterrand et Heinrich avaient choisis deformer un “service de renseignement” destinés à des missions spéciales.

Ces militaires pour qui «les secrets de la coopération » «n’enétaient plus », assistaient aux «allers et retours de sommes pharamineu-ses » « qui s’évaporaient entre le départ de France et l’arrivée aux destina-taires », et ne s’en « étonnaient plus ».

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En échange de leur cécité souvent volontaire, ils avaient droit àretourner de temps en temps en poste de coopération ou en mis-sions dites “tournantes”. Alors, payés en solde à l’étranger – c’est-à-dire plus de deux fois le montant de leur solde en France et pra-tiquement non imposables sur la différence –, ils “faisaient desannuités”. C’est-à-dire qu’une année passée là-bas comptait deuxannuités pour leur retraite…

Ainsi, le travail de mercenaire de l’empire néo-colonial estpayé… quatre fois mieux qu’une solde de triste fonctionnaire de laRépublique… Plus du double et chaque année compte double…Sans compter les exonérations fiscales qui vont avec – et la possibi-lité de prendre part aux « trafics variés », et sa part des « sommespharamineuses » qui ne s’évaporent pas pour tout le monde.

Alors que les gens du monde du renseignement vont en missionà l’étranger, ces abonnés de l’Afrique partent en “séjour outre-mer”, selon leur expression, ou même “en tour outre-mer” parcequ’on a droit aux indéniables avantages chacun à son tour…

Le lecteur nous excusera d’avoir remis au présent ces phrasesque Bunel donne à l’imparfait, comme si ces choses-là n’étaient plusd’actualité…

Mais « les gens qui servaient dans cet organisme nouveau [la DRM]ne venaient pas forcément du sérail que je viens de décrire», dit Bunel.Ceux-là « étaient loin de cautionner ce qu’ils pouvaient voir », « et il fal-lait sans cesse leur rappeler que leurs observations étaient couvertes par le“secret défense”. » « Le suivi de l’ivoire, de l’or, des diamants, le com-merce des armes, des mines antipersonnelles » ne les concernait pas.« Des coopérants douaniers étaient présents sur place pour suivre ce genrede choses. » Plus corrompus encore que les militaires payés au quadru-ple de leurs soldes, les douaniers qu’on envoie en coopération enAfrique pour prêter main-forte aux administrations défaillantes desÉtats néo-colonisés ? Cette hypothèse est-elle diffamatoire pour cesbraves fonctionnaires de l’administration des douanes, ou bien voit-on pointer là le cœur de l’État-gangster ?

« Bref, conclut Bunel, si on voulait revenir au soleil de temps entemps, […] il fallait savoir ne rien voir. Et surtout ne rien dire.»

« La France est très engagée au Ruanda », note Bunel, en interti-tre, insistant pour conserver la graphie coloniale, Ruanda plutôt queRwanda. Historien précis, il fait remonter l’intervention néo-colo-niale à 1975, avec les accords de coopération de gendarmerie signéspar Giscard, aux lointains débuts du régime de Juvénal Habyarimana.

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Plus étonnant, il évoque le fait que ces accords auraient permis « ledéploiement de conseillers français » qui n’étaient « pas tous militaires »,« loin de là ».

« Les officines gouvernementales chargées de la coopération en Afriquemirent en place des équipes de spécialistes, […] qui noyautèrent lespoints clés du gouvernement hutu ».

L’information serait à vérifier, tant elle fait contraste avecl’image qu’on donne ordinairement d’un petit niveau de coopéra-tion, juste pour la gendarmerie. Il a déjà pu être relevé qu’une coo-pération de gendarmerie n’était pas une si mince affaire, quand onsait combien la spécialité de quadrillage du territoire qui est le fort dela gendarmerie a pu être essentielle à l’heure du génocide.

Là, Bunel suggère un niveau d’engagement très différent, et l’onest en droit de se demander s’il ne confond pas avec la période 1990-1993, lorsqu’il parle d’un noyautage de l’ensemble de l’appareil d’Étatrwandais, ou du moins de ses « points clés ». En effet, l’auteur passe,au paragraphe suivant, au retrait de Noroît, fin 1993, ayant simple-ment escamoté dans son récit le début de cette opération, fin 1990.C’est donc à celle-ci qu’il se réfère, lorsqu’il évoque les politiques peu« compatibles avec celles généralement admises dans nos pays en matièrede démocratie, de droits-de-l’homme et d’action humanitaire ». On sentbien comment, dans sa syntaxe de militaire, « démocratie » et « droits-de-l’homme » ne sont que des mots, qui relèvent de « l’action humani-taire», celle-ci n’étant qu’un mode d’opération particulier, ainsiqu’on aura l’occasion de le vérifier avec Turquoise.

Il aurait été « de plus en plus difficile de justifier la présence fran-çaise », «au cas où l’opinion publique internationale viendrait à décou-vrir » ce que Bunel ose appeler « les réalités de la vie locale» – soit, lamise en œuvre du programme génocidaire…

Quant au 6 avril 1994, l’avion qui transportait les Présidents duRwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et CyprienNtaryamira, aurait été « détruit par un attentat perpétré au moyen demissiles aériens à très courte portée». Étant donné le niveau d’implica-tion de Bunel dans la hiérarchie du secret militaire, il n’est pas excluque cette précision sur la nature de ces missiles « à très courte portée »puisse être retenue comme une indication quasi certaine. Resterait àsavoir ce que l’on qualifie de «très courte portée», et à quels matérielscela peut s’appliquer.

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Bunel reconnaît toutefois avoir été a priori peu concerné par leRwanda, son domaine de spécialité n’étant pas l’Afrique mais lemonde arabo-musulman. « L’hôpital général de Kigali avait bien été offertpar l’Arabie Saoudite, mais rien ne laissait penser que l’islam put avoirquelque impact que ce fût dans la crise», prend-il soin de préciser. «Mais,à cette époque, le manque d’effectifs à l’état-major de la FAR était si cruel »qu’il y sera affecté pour « cette nouvelle opération humanitaire ».

En garçon consciencieux, Bunel prit soin tout d’abord de se« pencher sur l’histoire de la région ». Il découvrit « qu’une fois de pluson nous présentait la guerre civile qui s’y déroulait sous un jour mani-chéen ». « Une fois de plus, les bons et les mauvais s’entretuaient », et« il fallait aller faire œuvre humanitaire pour le bien des hommes ».

Ce qui était «plus compliqué » dans cette affaire, c’est que « ceuxqui étaient les bons pour les Français de l’opinion publique», « lesTutsis », « n’étaient pas forcément les bons pour nos chefs [!] », « puisquele gouvernement français était fortement impliqué aux côtés des Hutus ».

Au-delà de ce « manichéisme » excessivement binaire à ses yeux,Bunel découvre la troisième composante de la population rwandaise,les Twa, sur lesquels il propose de faire fond, sans grand succès auprèsde ses patrons de la DRM au titre de laquelle Bunel se retrouvaitmobilisé au Rwanda.

« L’état-major de la force Turquoise commença à se constituer àMaisons-Laffite. » C’est là qu’allait se mettre en œuvre « des créationsnouvelles».

« En particulier, nous assisterions pour la première fois à undéploiement d’éléments dépendant du tout nouveauCommandement des opérations spéciales, dit le “COS”.»

Bunel, nouveau dans le dossier rwandais, découvrait ainsi auprintemps 1994 le COS, institué par arrêté en 1992, comme on sait,et qui avait permis de couvrir l’ensemble des opérations ultra-secrè-tes au Rwanda depuis lors.

Le « Commandement des opérations spéciales réunissait en fait sousun seul commandement opérationnel les unités de commandos des arméesde terre, de mer et de l’air». À noter, une dimension peu observée,« nouvelle dans nos armées », «celle des affaires civiles, et de la coopéra-tion civilo-militaire ». Il semble toutefois que Bunel confonde ici avecle fait que l’opération Turquoise comportait un objectif « humani-taire » pour lequel des compétences « civiles» étaient nécessaires.Mais celles-ci ne relevaient pas forcément du « COS ».

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Ou bien faut-il voir là une trace du caractère politico-militairede la “guerre révolutionnaire” mise en œuvre ? C’est ce qu’on tend àpenser quand on voit au paragraphe suivant Bunel évoquer que « cesforces nouvelles » « ambitionnaient même de faire émettre une radio àdestination des Ruandais vivants ou réfugiés dans la brousse ».L’utilisation de la radio, comme principale arme du génocide, estconnue, en particulier la fameuse RTLM, la radio des mille collines,qui continuera à émettre du cœur du dispositif Turquoise, dans la“zone humanitaire sûre”, sous la responsabilité du généralLafourcade. Et y compris parmi les “réfugiés” dont Turquoise permet-tra le repli au Zaïre voisin.

Il y avait donc l’état-major de la FAR (la force d’action rapidedont l’homonymie est troublante avec les FAR, forces armées rwan-daises qui ont commis le génocide), auquel Bunel était affecté, àMaisons-Laffite, mais il y avait aussi

« la cellule de crise sur le Ruanda qui avait pris ses dispositions deguerre au sous-sol du ministère de la défense, boulevard Saint-Germain à Paris ».« C’est là que se tenait le centre opérationnel des armées d’où lechef d’état-major des armées [l’amiral Lanxade] commandait tou-tes les opérations en cours conduites par nos forces. »

Au sous-sol du ministère donc, « il y avait une grande salle, qu’onappelait la “fosse”», « où opéraient en permanence notamment une cellulede crise Moyen-Orient et une cellule de crise Yougoslavie ».

« La cellule de crise pour le Ruanda […] s’installa dans desbureaux […] situés hors de la “fosse”, […] toujours au sous-sol duministère, […] mais dans une zone plus calme et plus discrète ».

« Dans l’un de ces bureaux », témoigne Bunel qui semble bienne pas avoir été seulement à Maisons-Laffite, « notre cellule informa-tique mit en place un terminal SAFARI » – « système de transmissioninformatisé », « acronyme de Système Automatisé de la FAR enIntervention » – « qui devait nous lier avec le Ruanda ».

« Quelques jours avant de décoller » pour le Rwanda, Bunelapprenait qu’il ne partirait finalement pas, et qu’il serait affecté à la« cellule de crise », « à l’état-major des armées à Paris ».

« Je pourrai ainsi voir de près les dessous cachés du commande-ment de nos armées », se félicite Bunel.

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Celui-ci croit savoir qu’il aurait finalement été « débarqué »,ainsi que « d’autres équipes », pour « laisser la place aux journalistes ».

« La priorité donnée aux journalistes donnait le ton de l’opéra-tion. […] Tout faire pour que les opinions publiques puissent êtrepersuadées que la France intervenait dans un but humanitaire…»

Ce sera l’occasion du lancement de la chaine française LCI,comme la guerre du Golfe avait permis de lancer CNN, rappelleBunel.

« Les télévisions informeraient les Français suivant une savantemanipulation », dit-il.

Et on aimerait en savoir plus, bien sûr, quant à ces « savantesmanipulations »...

C’est le 22 juin, en même temps que commençait officiellementl’intervention de Turquoise au Rwanda, que le commandant Bunelarrive à l’état-major, accueilli « par deux lieutenants-colonels que jeconnaissais bien ». « Le spectacle ne manquait pas de singularité »,note la nouvelle recrue, débarquant dans ce qu’il appelle lui-même« le saint des saints ». « Notre cellule était regroupée dans un bureaud’une trentaine de mètres carrés. »

« Un jour viendra où la vérité sortira du puits », prédit-il, «mais » – faut-il comprendre, en attendant – Bunel témoigne avoirété « surpris par un certain nombre de choses à propos de cette affaire ».

Des « choses » curieuses ? Notre témoin relève comment,chargé de produire des synthèses quotidiennes, projetables sur« transparent », à destination de l’état-major et du gouvernement,son supérieur hiérarchique avait pu lui demander formellement deminorer le nombre de soldats envoyés dans le cadre de l’opérationTurquoise, monté un moment à 2.800 hommes et qu’il dut alors« ramener » « à environ deux mille deux cents hommes ».

Détail effectivement amusant, que notre auteur peut noterquant à cette mobilisation de troupes françaises dans un bref délai :toutes les troupes déclarées comme « prépositionnées » en Afrique,soit disant pour pouvoir intervenir plus vite sur tel ou tel théâtred’opérations qui le réclamerait, tel le Rwanda du génocide, étaienten fait nécessaires dans les pays où elles étaient « prépositionnées »,telle la République centrafricaine « où elles étaient indispensables àmaintenir un semblant de stabilité ».

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« L’idée que le prépositionnement de troupes ne servait en faitqu’à maintenir l’ordre dans des pays où quelques réseaux affairis-tes avaient leurs intérêts particuliers et privés commença à effleu-rer l’esprit des comptables des deniers publics […] Pour tenter desauver le concept de forces prépositionnées aux yeux du ministèredes Finances, les stratèges du ministre de la Défense décidèrent defaire appel à un régiment venant… de l’île de la Réunion ! »

Les « actions humanitaires », « après tout », « constituaient bienl’essentiel de la mission de la force » déployée dans le cadre deTurquoise.

« Pourtant, un observateur averti aurait immanquablementdemandé une précision sur un certain détachement spécialisé.[…] Fort de deux cent vingt personnes, […] c’est-à-dire pratique-ment vingt cinq pour cent de l’effectif global des forces de com-bat, […] il disposait sur place de cinq hélicoptères, […] alors quele groupement d’aviation légère de l’armée de terre n’en possédaitque trois. »« Il était normal que ce détachement soit qualifié de “spécialisé”,puisqu’il appartenait au Commandement des opérations spécialestout nouvellement créé. »

Comme on le sait, « le détachement du COS », dirigé sur le ter-rain par le lieutenant-colonel Rosier, « s’était déployé le premier ».

Spécialiste de logistique, Bunel avait eu à se préoccuper del’acheminement des hommes et du matériel de Turquoise, pourlequel il avait fallu louer des « fameux Antonov 124 » aux Russes etaux Ukrainiens, moins chers que les Américains, et surtout plus dis-posés à coopérer dans cette opération dont les Américains ne vou-laient pas entendre parler, promettant de l’aide ultérieurement. « Lemanque d’indépendance en matière de transport stratégique se faisaitcruellement sentir. » « Cette opération montrait une fois de plus combiencette capacité de projection militaire autonome était indispensable à notrepolitique internationale, notamment en Afrique. »

Or, justement le « détachement spécialisé » sous COS n’aura paseu ce problème, ne reposant

« que sur nos moyens militaires nationaux de projection, […]lesquels suffirent largement à déployer ces équipes légères maistrès efficaces. […] Le fait qu’on leur donne une telle priorité lais-sait penser que leur tâche était elle-même prioritaire. »« Leur mission différait sensiblement de celle des deux autresgroupes de forces. […] Manifestement, le détachement du COS

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n’avait rien à voir avec quelque action humanitaire que ce fût,puisque au bout de trois semaines il rentra en France alors que lamission [humanitaire] battait son plein. » […]« Le Commandement des opérations spéciales avait un bureau àpart, à l’accès soigneusement filtré, tout proche de nos sallesRuanda. »

Bunel rend compte d’un échange avec « le général commandantle COS », dont il ne donne pas le nom, faut-il le souligner ? Celui-ci « passait assez souvent au “bureau du COS” où œuvrait le lieutenant-colonel “Norbert” » – dont il ne donne pas le nom non plus. « Ayantfait sa connaissance au Cambodge, je le revis avec plaisir. » S’agit-il dugénéral ou de “Norbert” ? En bonne logique, il doit s’agir du général,puisqu’il s’agit de « son détachement » : « je ne voulais pas me mêlerdes questions particulières de son détachement », dit Bunel. Toutefois,ayant eu vent de « trous sur la piste » de l’aéroport de Goma oùatterrissait les troupes des COS, et où devait atterrir l’ensemble deséléments de Turquoise, il se permit de poser une question :

– Les gars du COS se sont bien posés à Goma avec les C130 ?– Oui, pourquoi ?, aboie l’autre. Les aviateurs ont un problème ?– Non, mais le capitaine aviateur de notre cellule a signalé destrous dans la piste.– C’est possible, mais les aviateurs connaissent. Nos gars n’ontpas grand chose à en faire, ils ne sont pas là-bas pour ça.– Ah bon ! ils ne sont pas en reconnaissance pour le dispositifTurquoise, alors ?– Non, pas du tout, aboie encore le général. Pourquoi, ça pose unproblème, les trous ?

Bunel, technique, répond :

– Oui, pour les Antonov Et comme je retourne à la FAR demain,je signalerai la question pour savoir s’il ne faut pas demander ledéploiement d’un élément du 15ème RGA pour “poser des rusti-nes”, c’est tout. Je voulais savoir si tu avais déjà signalé le fait,pour éviter un doublon.– T’es sapeur, d’origine, pour connaître le RGA ?

Ambiance…« C’est ainsi que je compris que, si le COS envoyait un détache-ment, ce n’était pas pour y conduire des reconnaissances au béné-fice de toute la force. »

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Toujours technique, Bunel explique :« S’il s’était agi d’une mission normale de renseignement, parexemple à partir de caches enterrées, on aurait déployé des équi-pes du 13ème régiment de dragons parachutistes. […] Donc, leCOS partait pour autre chose. […] Avec des hélicoptères ennombre et de quoi faire le coup de feu. […] Il allait participer, àcoup sûr, à une opération dans l’opération. » Et là, c’est Bunel quisouligne.

Qu’on nous excuse de citer ici extensivement ce qui nous sem-ble un document important, un témoignage de l’intérieur sur le fonc-tionnement d’un extraordinaire crime d’État. À ce niveau d’appro-che de la loupe, plus aucun détail n’est à négliger, on est là au cœurdu drame :

Le sous-groupement spécialisé [le COS, donc] s’était installé àBukavu, au sud du lac Kivu, au Zaïre, un peu à l’ouest du sous-groupement des forces SUD. Celui-ci opérait depuis Cyangugu,également près de la frontière mais du côté ruandais. Avec seshélicoptères, le chef du détachement du COS pouvait aller rapi-dement à Goma afin de rendre compte discrètement de ses acti-vités au commandant de l’opération [le général Lafourcade], mais,surtout, il disposait à Bukavu de moyens de transmissions qui lereliaient directement à la France. Le fait d’avoir son PC “loin dubon Dieu” lui laissait une grande liberté d’action, en dehors de sescontacts périodiques avec le général. Ainsi, sur le terrain, il yavait la même séparation entre le COS et l’état-major de l’opéra-tion que celle que l’on observait à Paris entre la cellule de criseRuanda et le bureau du COS.

La suite du témoignage de Bunel est plus confuse. Il tente dedécrire une situation qu’il n’a pas connue et à laquelle il ne com-prend manifestement rien :

« La situation était assez confuse », convient-il lui-même.« Depuis plusieurs mois, les Tutsis étaient la cible des exactionsdu gouvernement hutu de Kigali, partageant leur sort avec lesHutus modérés que les extrémistes des milices Interahamweconsidéraient comme des traîtres. »

« Exactions » ? Drôle de formule pour un génocide.Ses spéculations deviennent un peu plus hasardeuses : « De

nombreux Tutsis ignoraient tout de l’offensive que conduisaient les Tutsisdu Front patriotique ruandais depuis l’Ouganda », suggère-t-il.

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Comme quoi on peut toujours s’occuper de faire atterrir desavions Antonov sans pour autant comprendre quoi que ce soit à lasituation dans laquelle ces moyens sont « projetés »… Depuis l’ori-gine de l’offensive du FPR en octobre 1990, tout un chacun, Tutsi,Hutu ou Twa, ne pouvait que savoir qu’il était dans un pays enguerre... Jusqu’à la dernière minute, et même poursuivis par les hor-des génocidaires, les Tutsi seront généralement très au fait au moinsde tout ce qui pouvait se dire à la radio. Jusque sur les collines deBisesero, on sait aujourd’hui que les informations parvenaient –parce qu’il y avait des récepteurs de radio.

« Nombre de Tutsis opprimés du Ruanda pensaient que les bruits decombats qu’ils entendaient signifiaient pour eux de nouvelles atrocités desForces armées ruandaises et des milices Interahamwe. » Là encore,Bunel imagine une situation qu’il ne comprend pas, probablementpour ne l’avoir pas connue, mais aussi pour s’expliquer le fait suivant :

« Errant dans les forêts depuis des mois, ils se jetèrent dans lesbras des forces françaises. »

Bunel tente ici d’expliquer l’inexplicable : pourquoi donc lesTutsi se sont-ils précipités « dans les bras » des français, quand onsait le passif que les premiers pouvaient avoir enregistré au débit desseconds ? Notre témoin fait là directement allusion à ces scènes sou-vent rapportées, par les journalistes comme par les rescapés. Dans lescollines de Bisesero, où les Tutsi résistaient aux forces génocidairesdepuis le mois d’avril, lorsque les soldats français arriveront, dans ladeuxième quinzaine de juin, ces derniers se présenteront comme« venus pour sauver » ceux qui avaient réchappé à trois mois d’atta-ques meurtrières. On dispose de divers témoignages rendant comptede la performance des guerriers-psychologues – formés à la “guerrepsychologique” –, qui réussirent même à désarmer ces résistants du“ghetto de Varsovie” des Tutsi, en leur faisant valoir que leurs armesméritaient d’être exposées dans des musées, et qu’à ce titre d’ailleursils étaient prêts à leur acheter…

Mais on a aussi entendu les témoignages de la manière dont lesFrançais pouvaient avoir à négocier plusieurs heures, avec leurs haut-parleurs, parfois même du haut de leurs hélicoptères, avant de parve-nir à convaincre les Tutsi, qui se cachaient dans tous les trous de lamontagne, de sortir de leurs cachettes…

Ignorant les détails de cette astuce, ou feignant de l’ignorer,Bunel propose des causes fantaisistes pour expliquer un fait frappant

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dont il témoigne aussi donc : comment les derniers rescapés dugénocide s’en sont remis aux troupes françaises…

« Pour organiser leur recueil, et en raison des accrochages de plusen plus fréquents entre nos forces et celles des Tutsis venusd’Ouganda emportés par leur élan, les forces françaises organisè-rent une “zone humanitaire sûre” réservée à l’accueil des civilsmenacés par la guerre acharnée que se livraient les factionsarmées. »

Accrochages « fréquents » entre le FPR et les soldats deTurquoise ? C’est possible mais c’est peu documenté. C’est en faitpeu probable. Qu’il y ait eu quelques accrochages, comme l’incidentde Butaré rapporté par Jacques Morel dans la Nuit rwandaise n°3, c’estcertain. Mais on voit comment ceci aura permis de délimiter aussitôtles zones d’intervention, et en particulier les limites de la dite ZHS,cette zone prétendument humanitaire et si peu sûre.

Cette « zone » sera surtout « réservée » à l’accueil des forcesgénocidaires, civiles et militaires, dont les masses transiteront par làsur le chemin de l’exil zaïrois. Comme d’ordinaire dans la rhétoriquefrançaise, et particulièrement pour Turquoise, Bunel confond lesTutsi, victimes du génocide, et les civils Hutu, qu’on estimait « mena-cés par le guerre acharnée que se livraient les factions armées », « mena-cés » du fantasmatique « deuxième génocide », supposé intervenir enreprésailles du premier, et qui sera au contraire son prétexte.

Ainsi, ce qui est présenté ici comme ayant été « pour organiserle recueil » des Tutsi « errant », aura en fait été destiné à protéger lesassassins – tout en participant à la liquidation des derniers rescapés,surtout par la méthode du débusquage à laquelle les hommes du COSconsacreront quelques efforts « au début de l’opération Turquoise ».

« La défaite des forces gouvernementales hutus entraîna la fuitedes anciens dirigeants hutus [responsables du génocide] qu’il fal-lut aussi accueillir. »

D’autres auteurs auront déjà eu l’occasion de souligner combienil pouvait être anormal de considérer devoir « accueillir » les diri-geants du gouvernement qui venait de procéder à un génocide, ainsique c’était alors universellement reconnu, que ce soit par le pape, lesecrétaire général de l’ONU ou le ministre des affaires étrangèresfrançais. Le devoir d’application de la Convention de 1948 pour laprévention et la répression du crime de génocide n’aura manifeste-ment pas été respecté. Non seulement on n’aura pas procédé à leur

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arrestation, mais on pouvait considérer devoir les « accueillir »,selon l’expression révélatrice de Bunel.

« J’ai pu constater », témoigne notre auteur, « que les responsa-bles politiques qui avaient décidé l’opération Turquoise étaienttrès inquiets du devenir des dirigeants qu’ils avaient soutenusdurant des années.[…] Ils étaient même très nerveux »...

Le 4 juillet, Butare – devenu le siège du gouvernement génoci-daire qui avait quitté Kigali encerclée depuis plusieurs semaines –,tombait à son tour. Bunel témoigne de la panique à l’état-major, quipréférait que l’information ne soit pas prise en compte sur le « trans-parent » du jour.

« Entre le 4 et le 7 juillet, le sous-groupement spécialisé échan-gea force messages avec le bureau du COS, où le colonel Norbertne chôma pas. » Et « soudain, la mission du Commandementdes opérations spéciales au Ruanda était finie ».« De la base aérienne de Goma, en plusieurs occasions, certainsm’ont rapporté avoir vu des hommes fatigués qui avaient l’air dejournalistes français, embarquer dans des Transall ou desIlliouchine à destination de Bangui ou de Libreville. […] Ilsétaient arrivés en véhicules ou en hélicoptères du sous-groupe-ment spécialisé du COS. »« Curieux », note Bunel. « Les témoins qui m’ont rapporté cesfaits étranges appartenaient à l’équipe que j’aurais commandée simon départ pour le Ruanda n’avait pas été annulé », prend-ilsoin de préciser. « Aussi, ils eurent à cœur de me renseigner lemieux possible sur ce qu’ils avaient vu eux-mêmes. »

Bunel se demande ce « que les COS avaient bien pu faire avec desmoyens si coûteux au Ruanda, ne restant qu’une partie de la mission, etencore en agissant en marge de la force »…

Notre auteur observe que « le commandement des opérations spé-ciales semble avoir été le principal interlocuteur opérationnel de l’état-major à Paris ». Et il pose une question :

« N’avait-il pas la vraie mission, celle à laquelle tenaient lesautorités françaises ? »

Et une autre :«L’opération à but humanitaire n’aurait donc été qu’une façade? »« Le poids de la presse déployée sur place est aussi un indice dela manipulation de l’opinion sur le but réel de l’opération. »

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Le 2 juillet, relate Bunel, un incident se produit entre des élé-ments du FPR « qui conduisaient leur offensive avec une fureur débri-dée ». Un colonel aurait alors eu « une parole malheureuse envers lesTutsis ». Erreur, « parce que nous avions encore des coopérants très spé-cialisés à finir d’évacuer »…

DES COOPÉRANTS TRÈS SPÉCIALISÉS…« Des témoins sur place avaient remarqué des voyageurs insolitesdans les appareils militaires. […] À leur arrivée en France, cespassagers quittaient discrètement les aéroports militaires. […]Mission finie, sans doute. »« Selon toute vraisemblance, ces Européens étaient les dernierscoopérants à avoir quitté Kigali après le déclenchement de l’of-fensive victorieuse du Front patriotique ruandais qui provoqua lachute du gouvernement hutu. »« Le 7 ou le 8 juillet, […] le COS démontait son dispositif, etrentrait sur la France, mission terminée. […] Alors que l’opéra-tion Turquoise n’allait s’achever que le 21 août. »« Les hautes autorités militaires retrouvèrent toute leur sérénité.[…] Manifestement, tout le monde était soulagé. […] Commesi une grave menace avait cessé de peser. »

Le 8 juillet, c’est aussi la mission de Bunel qui s’achève, signe dece qu’il était éventuellement moins éloigné qu’il le prétend de ladirection opérationnelle du COS.

« Qu’avait exactement été chargée de faire cette unité durant lestrois premières semaines de l’opération ? […] Quelle fut sa partdans l’évacuation de nos derniers coopérants ? […] Pourquoices derniers étaient-ils restés sur place après l’opération Amaryllisd’avril 1994 ? »

L’aveu !Ainsi, des « coopérants très spécialisés » seraient restés au

Rwanda après le retrait d’Amaryllis à la mi-avril, et donc tout le longdu génocide. L’opération « à but humanitaire » Turquoise n’aurait étéqu’une « façade » camouflant la véritable «mission », confiée au COS,qui consistait à « évacuer » ces « coopérants très spécialisés » !

« Il n’est pas de secret que le temps ne révèle », conclut Bunel.Il aura évoqué au passage diverses histoires d’intérêt mineur, tel

le trafic d’armes avec l’Angola qu’il place en conclusion de ce chapi-tre, sans aucun lien avec ce dont il parle, mais juste pour semer unpeu de confusion, comme tout bon désinformateur, informant maisen prenant bien soin de retirer toute cohérence à son récit.

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Or, ces « coopérants très spécialisés » qu’il fallut «évacuer » duRwanda fin juin-début juillet 1994, et qui seraient restés « tout lelong », selon l’expression du général Dallaire, ce ne sont rien demoins que… les auteurs du génocide. Ceux qui ont encadré l’arméeet les milices rwandaises pendant les terribles cent jours.

On savait que les unités déployées sous COS avaient servi audébusquage des derniers rescapés Tutsi de Bisesero. Les témoignagesse sont accumulés au point de ne laisser aucun doute sur cet énièmecrime de l’armée française au Rwanda. Ce dernier est particulière-ment horrible en ceci qu’il révèle une volonté exterminatricejusqu’au-boutiste. Il était bien évident que le fait qu’ils soient vivantsou morts, ces derniers Tutsi du Rwanda, n’allait strictement rienchanger au cours des opérations.

Il est probable toutefois que la mort des derniers résistants Tutside Bisesero ait pu être considérée comme nécessaire en vertu du prin-cipe qui voulait qu’« aucun témoin ne doive survivre ». À Bisesero enparticulier, on comprend maintenant qu’il était important que res-tent le moins de témoins possibles de l’offensive des 13 et 14 mai, oùl’armée française s’était compromise plus qu’activement dans la liqui-dation du « ghetto de Varsovie » des Tutsi du Rwanda.

De fait, on aura mis quinze ans à reconstituer cet épisode, unedes dates les plus sombres de l’histoire de France.

Mais Bunel attire notre attention sur cette autre dimension del’opération spéciale incluse dans l’opération Turquoise : l’exfiltra-tion de ces troupes qui étaient là justement les 13 et 14 mai. Lesassassins de la République.

On discutera du crédit qu’on peut apporter à Pierre-HenriBunel. Sanctionné pour avoir apporté des secrets de l’OTAN à l’ar-mée serbe pendant la guerre bosniaque, il s’est ensuite distingué poursa participation au Pentagate, cet ouvrage collectif dirigé par ThierryMeyssan, sur l’attentat du 11 septembre. Bunel apportait là les préci-sions d’un spécialiste en explosifs qui expliquait comment les toursjumelles de Manhattan auraient pu s’effondrer du fait de leur dyna-mitage, au moyen de « charges creuses », plutôt que par le choc desavions qui les ont percutées.

Et c’est en raison de la réputation sulfureuse de Meyssan que cetémoignage paru depuis 2001 n’aurait jamais été pris en compte à cejour, y compris parmi la communauté des chercheurs engagés dans lapoursuite des responsabilités françaises au Rwanda.

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De toute évidence, ce livre de Bunel – comme ceux de Meyssand’ailleurs – relève du travail ordinaire de « désinformation »,comme les services en produisent tant. Mais, en les examinant, ilimporte d’avoir présent à l’esprit l’adage qui veut qu’un bon désinfor-mateur se doit d’être un excellent informateur. Autrement dit, on nepeut désinformer efficacement que si on informe, de manière à inté-grer les distorsions qu’on souhaite faire gober par ses lecteurs dans untableau de la réalité d’autant plus crédible qu’il est précis – « bieninformé », comme on dit.

À chaque fois, ces travaux doivent être soupesés, examinés envertu de critères internes et externes. Ce n’est, in fine, que par lerecoupement des diverses sources, au vu de ce que l’on sait déjà, eten leur opposant un filtre rationnel le plus rigoureux possible, quel’on doit apprécier ce type d’ouvrages.

Ainsi, il peut être intéressant de rapprocher ce témoignage dePierre-Henri Bunel des déclarations de son patron, le chef d’état-major des armées, l’amiral Lanxade, devant la Mission d’informationparlementaire en 1998 :

« Le commandement des opérations spéciales est intervenu audébut de l’opération Turquoise,[…] jusqu’à l’installation à Goma,de son poste de commandement par le général Lafourcade ».

Ces premiers jours de l’opération Turquoise où se seraient mul-tipliés les opérations de débusquage des derniers rescapés qui secachaient dans les montagnes de Bisesero auront donc été sous lachaîne de commandement ultra-secrète des « opérations spéciales ».

Lanxade précise :« Il s’agissait de conduire à distance, par des moyens de transmis-sion sophistiqués, des opérations spécifiques, réalisées par des uni-tés de faible effectif – 300 en l’occurrence – habituées à agir dansdes conditions difficiles. »

On aimerait en savoir plus, bien sûr, sur ces « opérations spécifi-ques » réalisée sous la chaine de commandement ultra-secret duCOS.

« Ces unités ont été déployées les premières au Rwanda et leurcommandement a été transmis au général Lafourcade dans lesquarante-huit heures qui ont suivi, une fois que son quartiergénéral a été installé à Goma. »

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Notons là une contradiction avec le témoignage de Bunel quidécrit le « démontage » du « dispositif » du COS les 7 ou 8 juillet,deux ou trois semaines après le début de leur intervention. Il sembletoutefois que ceci ne soit pas forcément contradictoire. Souvenons-nous de ce que dit Bunel :

« Le sous-groupement spécialisé [le COS, donc] s’était installé àBukavu […] Avec ses hélicoptères, le chef du détachement duCOS pouvait aller rapidement à Goma afin de rendre compte dis-crètement de ses activités au commandant de l’opération [le géné-ral Lafourcade], […] mais, surtout, il disposait à Bukavu de moyensde transmissions qui le reliaient directement à la France. […] Lefait d’avoir son PC “loin du bon Dieu” lui laissait une grandeliberté d’action, en dehors de ses contacts périodiques avec legénéral.[…]Ainsi, sur le terrain, il y avait la même séparation entrele COS et l’état-major de l’opération que celle que l’on observaità Paris entre la cellule de crise Ruanda et le bureau du COS. »

Les pouvoirs pouvaient ainsi avoir été formellement transmis augénéral Lafourcade, sans que les troupes sous COS perdent pourautant leur autonomie. Ceci d’autant plus facilement que les« moyens de transmission sophistiqués », évoqués par Lanxade, leurpermettaient effectivement de se relier « directement » à Paris,comme le dit Bunel. Et ceci jusqu’à la fin de cette mission consacréeà des « opérations spécifiques ».

Notons toutefois que l’amiral Lanxade ressentait le besoin depréciser que « la mission de ces unités était celle de Turquoise : arrêterles massacres et protéger les personnes menacées ». Comme si cela n’al-lait pas de soi…

Pour finir, le député socialiste Bernard Cazeneuve crut bon dedemander si, « en dehors de nos forces classiques présentes au titre desdifférentes opérations », « des missions militaires spéciales avaient étéeffectuées au Rwanda », et « quelle en était la nature » ?

Sans s’émouvoir, l’amiral Jacques Lanxade répondait :« Aucune mission militaire spéciale, qui aurait été effectuée pardes militaires relevant du commandement des opérations spécia-les (COS) ou de l’état-major sur place n’a eu lieu au Rwanda. »

Ah bon ? n

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YOLANDE MUKAGASANA

La réconciliation franco-rwandaisen’efface pas la responsabilitéfrançaise dans le génocide

des Tutsi du Rwanda

C’est important d’apprécier ce qui est appréciable et de critiquerdans le but d’améliorer. Pas dans le but de détruire. Avouons malgrétout que Monsieur Sarkozy et Monsieur Kouchner ont fait un pas degéant dans la politique et la diplomatie entre le Rwanda et la France.Rapprocher les deux politiques, rapprocher les deux peuples, lesFrançais et les Rwandais. C’est magnifique car une discussion n’estpossible que lorsque les gens se rapprochent et peuvent se parler.

La France n’aurait commis aucune faute et n’aurait rien à sereprocher. Elle aurait fait des erreurs politiques graves, selon leMinistre Kouchner.

La France aurait commis des erreurs d’appréciation commetoute la communauté internationale. La France aurait commis uneautre erreur selon le Président Sarkozy, l’intervention tardive del’opération turquoise, qui a permis de sauver des Tutsi.

Monsieur Le Président, avec votre Ministre, je vous remerciesincèrement. Mais laissez-moi vous dire ce que vous oubliez ou vousoccultez.

Vous savez très bien que la France dans ses erreurs que vousreconnaissez a fait des choix politiques et militaires. Là, ce ne sontplus des erreurs, ce sont des choix, des mauvais choix. Des choix dontsont responsables des chefs politiques et militaires français. C’est celala vérité. Des choix conduisant aux responsabilités.

Ce ne sont donc plus de erreurs.

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La France a commis l’erreur d’envoyer les militaires au Rwandaen 1990 ? Mais était-ce une erreur de la part des militaires françaisqui contrôlaient les pièces d’identités des Rwandais aux barrières ?Ou ces derniers remplissaient une mission bien déterminée, pourlaquelle ils avaient été envoyés au Rwanda ? La haine sur leur visagesuffisait pour nous faire peur. Ils étaient plus extrémistes anti-tutsique les Hutu extrémistes ayant conduit le Rwanda au génocide. Ilresterait à savoir ce qu’on leur avait raconté sur les Tutsi.

Est-ce une erreur qu’une banque française ait payé les armes dugénocide ?

Est-ce une erreur que les militaires français aient été au Rwandaencore le 6 avril, les premiers à arriver à la place de l’attentat surl’avion du feu Président Habyarimana ? Que faisait le capitaine Barrilà Kanombe le 6 avril au soir ? Quelle mission avait-il au Rwanda ?Était-ce aussi une erreur ?

Arrêtez de prendre des gens pour des idiots.

Monsieur le Président, j’espère qu’aucun survivant de Biseseroou de Gikongoro ne vous ait entendu. Sinon, vous les avez blessés auplus profond d’eux-mêmes. Vous ne pouvez sans doute l’imaginer, carune épine qui est dans le pied de l’autre s’enlève facilement. Tout ceque je sais, c’est que jamais ils ne vous pardonneront, après ce que lesmilitaires français leur ont fait subir. Les rescapés de Gikongoro nonplus, où les militaires français jouaient du football au dessus des corpsdes leurs. Il y aurait eu beaucoup plus de survivants si les militaires deTurquoise n’étaient jamais arrivés à Bisesero ou à Gikongoro, j’ensuis sûre et tous les rescapés me donneront raison.

Des erreurs qui font que plus d’un million d’innocents soientmassacrés, cela n’est plus une erreur, c’est une très grande responsa-bilité, Monsieur le Président.

Vous ne trouvez pas honteux d’être allé au Rwanda, d’y tenir undiscours et que jamais le mot « survivant » ne soit sorti de votrebouche ? Cela m’a beaucoup parlé en tout cas.

Monsieur le Président, vous pensez que la justice française vaextrader les génocidaires vers le Rwanda ?

Un certain courant en France dit qu’il ne peut y avoir d’équitéau Rwanda. Dans un pays qui a banni la peine de mort après un géno-cide, il n’y aurait pas d’équité. Vous souvenez-vous Monsieur le

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Président combien de Français ont été mis en prison, combien ontété tués sans aucun procès après la seconde guerre mondiale ?

Madame Agathe Kanziga et d’autres suspects de génocide desTutsi seront-ils envoyés à Arusha par la France ? Même dans ce cas,il est à craindre, qu’Arusha ne condamne pas Agathe Kanziga pour laplanification du génocide. Des spécialistes français sont là pourexpliquer qu’Arusha n’a jamais reconnu la planification du génocide.Et c’est effectivement le cas de ses frères, qui n’ont pas été reconnuscoupables de planification ! Tout cela tend à préparer l’arrivée demadame à Arusha.

Supposons maintenant que tous les génocidaires qui se trouventsur le sol français soient jugés en France, il faudra trouver destémoins, car d’après Monsieur Péan, tous les Tutsi seraient des men-teurs, et les rescapés sont des Tutsi ! Il faudrait donc que nous trou-vions uniquement des témoins hutu qui ne sont pas nés menteurscomme les Tutsi selon Monsieur Pierre Péan ! Mais non, car Péanajoute que les Hutu sont aussi des menteurs par imprégnation. Nousn’aurions donc plus que des témoins étrangers ! Des experts françaissans doute !

Monsieur le Président, je ne suis pas avec ceux qui voudraientcroire que les rescapés du génocide n’ont besoin de rien. Depuis legénocide, nous avons encore des sans abri, des malades, handicapéspar le génocide, les femmes ayant subi trop de tortures sexuelles àfaire opérer, etc… Et la France porte une responsabilité dans ce géno-cide. Je ne le dirai jamais assez. Mais il paraît que la France a aussipeur que tous ces rescapés demandent réparation. Or, une justice sansréparation n’est qu’une injustice de plus, Monsieur le Président. Vousle savez très bien.

Monsieur le Président, vous avez eu beaucoup de courage, jevous en félicite et je suis sincère. Mais allez jusqu’au bout de ladémarche, ne faites pas la moitié du chemin. Alors les générationsrwandaises et Françaises vous remercieront. Ce que vous faites, c’estexactement comme si, devant une personne qui meurt de soif etdemande à boire, vous lui montriez un verre d’eau sans la laisser ytremper les lèvres. Ne faites pas cela, sinon, nous vous jugeronsencore plus sévèrement. Ce serait une torture que vous feriez subiraux rescapés du génocide. Le Président Sarkozy a bien fait d’ouvrir lesfrontières entre nos deux pays, mais cela ne change rien à notre façonde voir la France et le génocide.

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Je ne suis pas non plus de ceux qui ont été tristes de nepas entendre le Président Sarkozy demander pardon. Le par-don, c’est pour endormir les consciences et notre consciencecomme survivants ne dormira jamais grâce aux excuses deschefs d’États et d’autres. Aux problèmes concrets, des répon-ses concrètes. « Je demande pardon », « I apologise » ou « aunom de qui que ce soit je présente mes excuses ! » Si vous saviezà quel point cela me dégoûte. Une hypocrisie ne m’intéressepas. Les orphelins ne mangent pas des excuses présentées parqui que ce soit avant d’aller dormir. Depuis seize ans, ils nepayent pas leur scolarité avec des excuses. Je suis convaincueque la demande de pardon ne m’aurait servi à rien et je croisne pas être la seule.

« Ce qui s’est passé au Rwanda dans les années 1990 est une défaitepour l’humanité tout entière. Je l’ai constaté encore au Mémorial où toutest raconté de façon pudique et digne. Ce qu’il s’est passé ici a laissé unetrace indélébile. » Étiez-vous obligé, Monsieur le Président, de parlerdes années 1990, comme si vous aviez été incapable de prononcer1994 ? Ou s’agit-il encore une fois de l’amalgame voulu par l’Étatfrançais, comme d’habitude ? Depuis 1990, chacun se souviendraque, ces années-là, les militaires français nous demandaient despapiers d’identité aux barrières.

Monsieur le Président, votre démarche est louable, mais notrerésilience aussi. Vous n’avez pas fini et nous non plus. Par contre, jeme pose une question. Au lieu de demander pardon, la France pen-sera t-elle un jour à ne plus voter «non » à l’ONU chaque fois qu’ils’agira de la reconstruction du Rwanda ? Le Président du FMI, qui estFrançais, ne va plus dire que le Rwanda est une dictature de Kagamepour essayer de faire censurer la prochaine fois mon témoignage surle génocide ? J’espère que l’hostilité de la France sur le Rwanda estplutôt finie. Mais j’avoue que cela ne me regarde pas beaucoup, carje ne suis pas diplomate rwandais. J’espère, comme rescapée du géno-cide des Tutsi, que la sympathie de la France pour les génocidaires estfinie et que la justice française sur le génocide des Tutsi sera pour unefois indépendante.

« Au nom du peuple français, je m’incline devant les victimes dugénocide des Tutsi en 1994. » Je vous remercie tout de même de vousêtre incliné à Gisozi où se trouvent mon mari et tous mes enfants.

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Pour m’arrêter ici, car je ne peux pas terminer lorsqu’il s’agit dela France, je pense que s’il doit y avoir une réconciliation, c’est entreles rescapés du génocide et la communauté internationale. Celle-làqui nous a abandonnés à nos bourreaux et qui a laissé transformer noslibérateurs en assassins. Comme si les militaires alliés qui ont ouvertles camps de concentration étaient traités de nazis et qu’il y aurait eudes mandats d’arrêt contre eux. C’est une honte.

Et cette histoire des historiens qui viendront faire un travail surle génocide des Tutsi ! Cela est une négation non seulement denotre histoire mais de nos historiens. Ils peuvent collaborer avec deshistoriens français, car la science est plus efficace lorsque les scienti-fiques collaborent aussi. Mais personne ne choisit pour eux avec quiils vont travailler. Surtout lorsque je vois que des intellectuels fran-çais n’ont pas pu rester objectifs dans l’histoire du génocide des Tutsidu Rwanda.

Monsieur le Président, laissez-nous pour une fois libres de fairede notre histoire ce que nous voulons et non ce que l’on veut qu’ellesoit. J’ai appris que mes ancêtres étaient des éthiopiens commeaujourd’hui encore certains enfants quelque part dans le mondeapprennent encore que leurs ancêtres sont des Gaulois. n

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PRIVAT RUTAZIBWA

France – Rwanda :

Sarkozy tourne lapage des sorciers

À quand repentance,justice et réparation ?

En République Démocratique du Congo (RDC) où je suis né etoù j’ai grandi, il existe une forte tradition qui veut qu’un sorcier, res-ponsable de la mort d’un individu, ne puisse jamais oser se présenteraux funérailles de sa victime. La seule vue du cadavre entraînerait,selon la croyance populaire, la mort subite du sorcier.

Au cours de longues années qui ont suivi le génocide des Tutsirwandais de 1994, je me suis souvent surpris à penser que les Françaispartageaient probablement cette curieuse croyance congolaise. Aucundes nombreux officiels français en visite à Kigali ne voulait ou n’osaiten effet mettre son pied dans un site mémorial du génocide des Tutsi.

Les Français n’ont jamais expliqué cette étrange attitude.Étrange et singulière en effet, puisque de tous les officiels étrangersde passage au Rwanda, ils étaient les seuls à ne pas poser ce geste élé-mentaire de courtoisie et de respect. Redoutaient-ils une mort subiteà la vue des restes des corps des victimes tutsi du génocide exposésdans les mémoriaux ?

Très vraisemblablement ! L’immense responsabilité de leur Étatdans ce génocide en faisait effectivement de véritables « ndoki » ousorciers en Lingala, la langue parlée à Kinshasa. Les millénaires dechristianisme qui ont fait de la France « la fille aînée de l’Église » ;tout comme les siècles de rationalisme n’ont pas empêché la revivis-cence de vieilles croyances « tribales ».

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Nicolas Sarkozy vient cependant de tourner officiellementcette triste page. Son premier acte à sa descente d’avion à Kigali a étéd’aller s’incliner devant les victimes du génocide au site mémorial deGisozi, et il n’en est pas mort ! Peu avant lui, son ministre desAffaires étrangères avait été le premier officiel français à poser cegeste plus de quinze ans après le génocide.

Je n’avais pas pu suivre cette visite en direct. Mais je m’étais rat-trapé le soir avec un excellent magazine de la télévision rwandaise.L’émission retraçait toute la visite du Président français, de sonaccueil à l’aéroport par le premier ministre rwandais à son départ, enpassant par la visite au mémorial de Gisozi et la conférence de presseconjointe avec le Président Kagame.

Sarkozy a souligné avec raison que sa visite à Kigali de mêmeque les pourparlers avec les autorités rwandaises au cours des deuxdernières années étaient une « démarche de courage et de confiance ».Une « démarche qui suscite des débats en France », avait-il indiqué,comme pour rappeler l’étendue du risque et le potentiel de « mortpolitique » auquel il s’exposait.

Je disais qu’il s’était incliné devant les victimes du génocide àGisozi et qu’il n’en était pas mort ! Mais Sarkozy vient de nuancermon propos par ses propres remarques. Par rapport au génocide desTutsi en effet, il n’est pas moins sorcier que les autres représentantsde l’État français dont la responsabilité dans ce crime est déjà large-ment documentée.

Mais s’il semble plus rassuré que les autres, c’est grâce à sonhabileté symbolique à manier les concepts qui sauve un certain équi-libre avec différents protagonistes. Certes pas avec les forces spiri-tuelles responsables de la justice immanente (il est trop malin pour ycroire !), mais un peu avec l’opinion rwandaise, et surtout avec lavieille garde politique et militaire française.

Le Président français ne parle donc pas de responsabilité crimi-nelle de l’État français dans le génocide des Tutsi, mais bien « d’er-reurs politiques ; d’erreurs d’appréciation ». Il ne parle ni de justice,ni de réparation, mais bien « d’aide ; de coopération économique, poli-tique et culturelle ». Il ne demande pas pardon, mais souhaite inscriresa démarche dans « la durée ».

Le Président Kagame a dit apprécier « l’ouverture » de Sarkozy.L’ambigüité du discours de ce dernier est plutôt attribuée à sademande de patience, jugée réaliste. L’opinion publique rwandaise,quant à elle, se félicite de cette nouvelle relation. Et l’on espère quele dossier génocide continuera d’être discuté sous le signe de la sin-cérité et non de la roublardise politique. n

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VÉNUSTE KAYIMAHE

Encore un effort,Messieurs les présidents !

« L’engagement militaire et politique françaisauprès du Hutu Power n’est ni une coïncidence regrettable,

ni une erreur d’appréciation,encore moins une malheureuse cécité,

mais une malheureuse politiqueélaborée au plus haut niveau. »

Jean-Paul GouteuxLa Nuit Rwandaise

À Paris comme à Kigali, le 25 février 2010 restera une date his-torique. Une date symbole d’un point de départ d’une coopérationextrêmement forte et bénéfique si les ambitions actuelles des prési-dents rwandais et français se confirment. Ou alors le début d’unéchec durable et dommageable dans les relations franco-rwandaisessi la volonté de réconciliation n’est ni sincère ni profonde.

À première vue, il n’y aurait pas de souci à se faire. Le présidentfrançais n’a-t-il pas insisté sur l’honnêteté des nouvelles relationsentre le Rwanda et la France ? « Il n’y a pas de gêne, il n’y a pas demensonge, il y a simplement la compréhension du point d’équilibre pourchacun d’entre nous et je crois que c’est bien ainsi », a-t-il martelé.

Pour l’instant, seule la première possibilité semble donc envi-sagée presque unanimement par les politiciens rwandais et français,ainsi que par la majorité de la population des deux pays. Ladeuxième hypothèse ne devrait pas être totalement écartée pourautant, car en dépit d’un discours public consensuel et harmonisé,l’essentiel n’est pas réglé.

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En effet, les propos des deux présidents lors leur conférence depresse, aseptisée à souhait comme il convient dans ces circonstances,ne correspondaient pas du tout à ce que l’on aurait attendu d’euxaprès tant d’années d’hostilité et de colère entre les deux pays. Ils ontseulement effleuré ou carrément évité les sujets qui fâchent : ceux enrapport avec la justice, les mandats d’arrêt du juge Bruguière, les accu-sations contenues dans le rapport Mucyo sur les implications de l’Étatfrançais dans le génocide, la reconnaissance des responsabilités de laFrance dans ce génocide, la demande de pardon et les réparations…

Certains ont vu dans la visite de Nicolas Sarkozy un triomphepour le président Kagame, une victoire sur les tenants en France dela diabolisation du Rwanda, sur les négationnistes de tout poil, surceux qui se sont compromis dans le génocide commis contre lesTutsi, sur ceux qui exigent la mise de ses proches au banc des accu-sés de crimes contre l’humanité, voire de génocide.

Pour le président Sarkozy, la relance des relations diplomatiquesavec le Rwanda constituait un succès politique – la réussite d’unegageure – qui devait être scellé par ce déplacement au Rwanda.

Cependant, conscients de la gravité du moment et de leursdécisions, les deux chefs d’État se sont montrés assez sobres dans laparole, et leurs visages sont restés graves en dépit d’une conférencede presse aux accents incontestablement positivistes.

AU SON DE LA MARSEILLAISE...

Ce 25 février 2010, vingt-trois ans après la dernière visite duprésident Mitterrand, a retenti dans la capitale rwandaise, exacte-ment sur le perron d’Urugwiro, la fameuse Marseillaise. En cettejournée, les notes de cet hymne furieusement martial ont couvertl’espace des Mille collines et sont venus rappeler à ceux qui croyaientencore en la justice contemporaine de l’Histoire qu’il leur fallaitdéchanter. Du moins pour l’instant.

En même temps, en dépit d’une incontestable retenue, cemoment de triomphe du cynisme a transporté aux nues le présidentSarkozy, son ministre Kouchner ainsi que tous ceux qui en Franceavaient parié sur l’irrésistible pouvoir de la raison d’État.

L’attitude du président Sarkozy n’a pas manqué d’être réelle-ment surprenante. Pour la première fois dans sa carrière de président,elle semblait teinte d’une singulière humilité. Ce n’est pas dans ses

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mœurs. Le président français nous avait habitués à une certaine viva-cité dans le geste et le propos, dans le regard, à une belle et constantearrogance à la française. Ce jour-là à Kigali, il parlait bas, les gestespeu agités, la parole mesurée. Peut-être que le passage au Mémorialdu génocide de Gisozi l’avait un peu troublé et lui avait permis decomprendre plus ou moins la tragédie infligée à ce pays par ceux quela France avait outrancièrement soutenu jusqu’au-delà du génocide.

Cependant, de faux accents teintaient son discours, à l’image dedeux ou trois fausses notes dans la Marseillaise qu’avait eu à interpré-ter la Compagnie Musique des Forces Rwandaises de Défense.Curieusement, une certaine panique avait marqué son arrivée aveccet affolement incompréhensible de ses services de sécurité dans lacour du palais présidentiel : « Sécurité s’il vous plaît ! Sécurité s’il vousplaît ! », a-t-on entendu gueuler dans les micros de la télévision tan-dis que les sbires, gênés par le calme du service d’ordre rwandais etl’étroitesse des pistes de l’Urugwiro qui n’ont rien de l’avenue desChamps-Elysées, s’agitaient dans tous les sens pour couver leur prési-dent. Que pensaient-ils donc qu’il pouvait risquer dans l’enceinte dela présidence rwandaise ?

Ce manque de confiance en soi et dans les services rwandaisdémasquait d’entrée de jeu les incertitudes de cette visite.

LE CONTENTIEUX ET LA RUPTURE

C’est le 18 novembre 2009 qu’on nous annonçait tel un scoop lareprise des relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. Cettenouvelle survenait dans la foulée de l’accueil solennel du Rwanda ausein du Commonwealth, exactement la veille. Il est difficile de ne pasvoir dans les deux événements une probable coordination.

Cela faisait trois années que la France courtisait le Rwanda.L’Éxécutif français, depuis l’accession de Nicolas Sarkozy à la prési-dence, avait d’ores et déjà décidé de changer son fusil d’épaule. Aulieu de continuer à se claquemurer dans une diplomatie aussi stérilequ’agressive envers le Rwanda, mieux valait tenter une autre appro-che. Les assiduités du ministre français des affaires étrangères ont finipar faire plier les résistances de Kigali. Mais ce n’est pas que le sim-ple désir de retrouvailles qui a poussé à cet événement. D’autresenjeux ont dû peser de part et d’autre dans la balance des décisions.

Pour le pouvoir rwandais, on ne peut pas douter qu’il s’est agid’une décision extrêmement difficile. D’autant plus difficile qu’elle

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l’obligeait à se renier sans réelle contrepartie. Du moins en appa-rence. Que pouvait-il gagner en effet dans ces tractations et cet abou-tissement à allure de capitulation ? Lorsque l’on a initié une rupturesur base d’un contentieux, la logique voudrait que celui-ci soit vidéd’abord dans son fond pour permettre la reprise de relation. Ceciimplique le dialogue – direct ou à travers des médiations – des ren-contres programmées ou impromptues comme celles de Lisbonne oude New York, des discussions entre des équipes mises en place offi-ciellement, etc. Cela a bien eu lieu. Mais cela n’a pas forcementabouti à des résultats qui auraient permis une reprise si claironnantedes relations diplomatiques.

La rupture avait été fracassante. Elle n’en était pas surprenantepour autant. Elle était même attendue avec impatience par certains.De fait, vu l’hostilité incessante et croissante ainsi que toutes les rigi-dités de la France, on en était au Rwanda à se demander pourquoion ne s’éloignait pas de cet adversaire qui s’était érigé depuis desannées en ennemi d’abord du Front Patriotique Rwandais et puis dupouvoir que celui-ci dirigeait.

LE CONTENTIEUX ÉTAIT EXTRÊMEMENT LOURD

Il y avait à la base la guerre dans laquelle la France avait sou-tenu sans réserve la dictature de Habyarimana qu’il avait accompa-gnée dans toutes ses dérives pré-génocidaires. Au cours des années deguerre civile qui s’étaient étalées d’octobre 1990 à mars 1993, lesarmées de la France avaient combattu l’Armée PatriotiqueRwandaise aux cotés des Forces Armées Rwandaises, sous le couvertde la coopération militaire et le fallacieux prétexte de la protectiondes ressortissants français et étrangers. C’était l’époque de Noroît etdes divers DAMI.

En effet, les quelques bidasses promis et envoyés au pèreHabyarimana par le père Mitterrand le 4 octobre 1990 n’ayant pasréussi à redresser la situation en trois jours comme le pensait Jean-Christophe le fils du président français, l’opération Noroît se trans-forma en opération permanente renforcée et spécialisée de mois enmois : une mission militaire d’occupation. Une force de combat et depolice, pour conduire une guerre totale, très dure et très cruelle(selon les propres termes du général Quesnot, le chef d’état-majorparticulier du président Mitterrand) contre l’Armée PatriotiqueRwandaise et les Tutsi en général.

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Les détails, on les connaît, jusqu’au génocide des Tutsi entreavril et juillet 1994, et même après: Le soutien de Noroît à la simu-lation de l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre, suivied’une arrestation massive de Tutsi et d’un nombre important d’exé-cutions; les contrôles ethniques aux barrières par des militaires fran-çais ; la guerre portée à l’APR dans les Volcans avec les bombarde-ments au phosphore ; les combats à Ruhengeri lors de la prise decette ville par l’APR et de l’ouverture de la prison ; le pilonnagedans le secteur de Byumba lors de l’occupation de cette ville par lesInkotanyi ; la formation des Interahamwe dans le Mutara, auBigogwe, à Mukamira, Gabiro, Gako et ailleurs ; la supervision plusou moins discrète des Interahamwe et de la Garde présidentielle lorsdes massacres des Tutsi du Bugesera en 1992 ; l’appel à l’unité desHutu autour d’un pôle hutu power dont l’unique programme politi-que était l’extermination totale des Tutsi ; les prises de position offi-cielles en faveur du gouvernement de Habyarimana durant leconflit ; l’opération Chimère pour empêcher le FPR de prendreKigali en mars 1993 ; la formation dans l’enceinte de l’ambassade deFrance du Gouvernement Intérimaire Rwandais avec les conseils etla bénédiction de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud; la reconnais-sance du gouvernement du génocide et son soutien diplomatique,médiatique et militaire par la France ; le blocage des projets de réso-lutions onusiennes visant à l’intervention en vue d’arrêter le géno-cide ; la livraison d’armements aux FAR jusque durant le génocide endépit de l’embargo sur les armes décrété par le Conseil de sécurité desNations Unies… Les reproches sont indénombrables.

Et enfin, la désastreuse Opération Turquoise tant encensée parMonsieur Balladur, le général Lafourcade et bon nombre de leurscompères politiciens et militaires, opération qui ne visait pas à met-tre fin au génocide, mais plutôt à arrêter le FPR qui défaisait les for-ces du génocide. Les effets nocifs de Turquoise furent multiples et trèsdommageables pour le Rwanda : l’instauration de la zone Turquoisedans laquelle les génocidaires étaient sécurisés et pouvaient procéderà l’épuration des Tutsi sous le couvert de l’armada tricolore, le blo-cage d’une victoire définitive du FPR ; l’exfiltration des responsablesdu génocide et l’incitation à l’exode de la population hutu, la créa-tion des camps comme une épée de Damoclès sur le nouveau pouvoirrwandais, le réarmement et les entraînements dans les camps desFAR et des Interahamwe…

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Mais il y a eu pire. Se jouant des accords de paix d’Arusha, laFrance a maintenu une force militaire sous couvert de coopérationqui a continué à soutenir l’armée gouvernementale contre le FPRdurant toute la période du génocide. Le capitaine Barril, en missiond’État malgré les dénégations de l’Élysée, est venu greffer dessus son“opération insecticide”. Il y a eu la complicité des forces de Turquoiseà Bisesero, qui a coûté la vie à des milliers d’innocents. Il y a eul’acheminement de milliers de soldats et de miliciens grâce à la pro-tection de Turquoise, à partir de Cyangugu, Bugarama et Gikongoro,pour aller aider à briser la résistance et achever l’extermination desTutsi à Bisesero. Il y a eu la collaboration avec les autorités du géno-cide dans la zone Turquoise pour son administration, les largages parhélicoptères de Tutsi accusés à tort d’être des Inkotanyi, la livraisonde Tutsi aux barrages des Interahamwe.

Bref, ce pays a soutenu le pouvoir génocidaire rwandais danstous ses aspects criminels. Outre le volet militaire, ce soutien a étépolitique, financier, diplomatique, et même médiatique. On se rap-pelle entre autres la visite du ministre des Affaires Etrangères duGouvernement Intérimaire Rwandais, Jérôme Bicamumpaka, et deson conseiller de la CDR, Jean-Bosco Barayagwiza, à Paris, où ils ren-contrèrent, en plein génocide, les plus hauts responsables français,lesquels, au lieu de les inciter à mettre fin au massacre, leur promi-rent assistance militaire et diplomatique.

Et pour finir, après le génocide, la France a continué à agir enennemi du nouveau pouvoir rwandais et s’est érigée en protecteur etdéfenseur des Interahamwe et du régime vaincu. Son évocation duprétendu génocide commis par le FPR puis de deux génocides, lesambiguïtés du rapport de la Mission Quilès qui exonérait totalementla France et ses armées de toute responsabilité dans le génocideétaient autant de marques d’animosité et de perfidie à l’égard du nou-veau Rwanda.

Dans pareille configuration, l’existence d’une ambassade fran-çaise à Kigali constituait un non-sens.

Lorsque le juge Bruguière se mêla de la partie avec ses idées tou-tes faites et sa kyrielle de faux témoins, sans doute instrumentalisépar le pouvoir de son pays, la présence d’une mission diplomatiquefrançaise au Rwanda devint carrément insultante. Ce ne pouvaitqu’être la rupture.

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LA RAISON D’ÉTAT

La première tentative de rapprochement au plus haut niveau aeu lieu à Lisbonne en décembre 2007, en marge du sommet « UnionEuropéenne-Afrique ». Le président Sarkozy avait saisi l’occasionpour rencontrer son homologue rwandais. En quelques minutes, lesbases d’une discussion étaient lancées, comme l’exprima à l’époque laSecrétaire d’État rwandaise aux Affaires Etrangères et à laCoopération. Le président Sarkozy lui aussi avait estimé que cetentretien constituait “un début de normalisation”...“parce que leRwanda et la France regardent vers l’avenir ensemble’’.

C’est à partir de ce moment-là que le principe de groupes deconcertation a été établi, et que des rencontres régulières de fonc-tionnaires des Affaires Etrangères des deux pays ont été initiées.Bernard Kouchner pouvait ainsi passer le relais à des techniciens dela diplomatie, avec des consignes bien précises de son président : dis-cuter exclusivement de l’avenir des relations franco-rwandaises. Enavouant tout au plus quelque regrettable faute politique du passé, unaveuglement sans préméditation. Petit à petit, le piège se refermaitsur le Rwanda. Pour être parti sur des bases fragiles.

La visite de Nicolas Sarkozy devait être le couronnement detous les efforts entrepris pour aboutir à une normalisation sans humi-liation, même si certains Cassandre dans son pays prétendaient qu’ils’agirait d’aller à Canossa. Pourtant leur président n’avait cessé de lesrassurer depuis trois ans : il n’était pas doué pour la demande de par-don en général, ni la reconnaissance de quelque responsabilité que cesoit dans la tragédie rwandaise.

Kagame lui, avait mieux compris : Sarkozy ne lâcherait jamaisrien sur ce registre. Autant saisir le peu qu’il était capable d’offrir :l’enterrement de la hache de guerre, la proposition d’une coopéra-tion plus en harmonie avec les aspirations du Rwanda vers le déve-loppement, un partenariat privilégié et l’appui de la France dans tousles forums internationaux, la reconnaissance du leadership duRwanda dans la région des Grands Lacs et en Afrique ainsi que cellede son droit à aller de l’avant pour s’ancrer dans la constellationanglophone. Juste ce qu’il fallait pour flatter le pouvoir d’un minus-cule pays qui n’a qu’une ambition : conquérir pour son peuple meur-tri une place digne à la table des heureux convives au banquet dudéveloppement mondial. Le premier test réussi fut l’admission duRwanda au Commonwealth sans que la France se livre à quelque

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manœuvre que ce soit pour gêner cette aspiration, contrairement àce qu’elle aurait fait dans les circonstances habituelles. On pourraitmême supposer que la France a apporté discrètement son appui à lacandidature du Rwanda à cette organisation, par un avis positif dumoins. L’hypothèse pourrait sembler invraisemblable, mais pasimpossible. Le président Sarkozy se trouvait au sommet duCommonwealth, pour tenter « d’obtenir un maximum d’engagementsen matière de climat » avant la réunion de Copenhague sur ce thème.Et c’est à ce sommet de Trinidad et Tobago que devait se jouer l’ad-mission officielle du Rwanda. On l’imagine mal ne touchant pas unmot à Gordon Brown concernant la candidature de ce pays en trainde quitter le giron francophone mais aussi à la veille de renouer desrelations privilégiées avec la France. Il aurait offert de cette manièreun gage des toutes nouvelles dispositions de la France à l’égard duRwanda, qui pouvait alors annoncer successivement son accueil ausein de la communauté de l’ex-empire britannique et la reprise desrelations diplomatiques avec l’Hexagone.

On ne peut pas néanmoins dire que la communication de cetévénement s’est déroulée sans gêne. On a vu la ministre des Affairesétrangères s’activer à expliquer cette nouvelle donne, sans grandeaisance, devant les journalistes. On pouvait la comprendre.Qu’avait-on obtenu concrètement ? Par ses explications, on pouvaitconclure : pas grand chose. Cela reste à venir. L’essentiel est d’éta-blir un espace de dialogue, semblait-elle vouloir dire. Les mandats deBruguière à l’origine de la décision de rupture étaient-ils annulés ?Non. Mais à la lumière du changement d’attitude de la France, celafinira par arriver. Dans le respect de l’indépendance de la justice. Etquid des recommandations du rapport Mucyo incriminant la France,ses anciens politiciens et militaires susceptibles d’être traduits ou dumoins amenés en justice par l’État rwandais ? Pas de réponse clairenon plus à ce sujet. Sans le dire, la ministre laissait planer un doute,comme s’il existait désormais un deal secret entre les deux gouverne-ments pour escamoter tout ce qui peut embarrasser.

Dans ce contexte, que pouvait-on attendre de la visite deNicolas Sarkozy ?

« Il est clair que les États n’éprouvent guère de sentiments et qu’àParis comme à Kigali, les consciences peuvent se voir imposer le silence aunom d’intérêts jugés supérieurs », prophétisait sur son blog ColetteBraeckman, dans une rubrique parue quelques heures avant l’arrivée àKigali du président français. Phrase prémonitoire s’il en fut, inspiré par

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le réalisme politique de la journaliste. Car aucun fait et dit des prési-dents français et rwandais n’est venu la démentir. Les intérêts supé-rieurs encore bien flous pour le public ont relégué au second plan lesattentes du peuple rwandais, et spécialement de tous ceux qui ont souf-fert, directement ou indirectement, du génocide. Ceux-là qui croientmériter de la France plus que des paroles sans commune mesure avecce qu’elle leur a fait subir par sa politique et ses actes durant les quatreannées de sa présence et ce jusqu’au génocide sinon au delà.

Dans le discours des deux chefs d’État, l’évocation du passé asemblé leur écorcher la bouche. On préfère regarder en avant, scru-ter l’avenir et poser les jalons de ce que l’on va y ériger. On peut direque le président Kagame a tendu la perche au président Sarkozy,comme s’il était tombé sous le charme de sa séduction. D’entrée dejeu, il annonce que « Le Rwanda et la France ont connu un passé diffi-cile » mais que lui et son homologue sont là « aujourd’hui pour affir-mer un nouveau partenariat et une nouvelle relation ».

Soit. Mais comment peut-on bâtir un nouveau partenariat etune nouvelle relation en balayant d’un revers de la main le passé ?On ne bâtit jamais l’avenir et même le présent que sur le passé. Celui-ci est comme les fondations d’une maison. Elles plongent dans le solpour donner de la solidité à l’édifice. Quand elles sont mal faites, onles redresse, ou on les rase, mais toujours pour bâtir sur leurs traces.

Est-il dès lors sage de prétendre avancer sans un regard rétros-pectif et franc sur les crimes et errements du passé ?

Parlant du génocide, le président Sarkozy a dit que « ce qui s’estpassé ici, au Rwanda, dans les années 90, c’est une défaite pour l’huma-nité toute entière. Ce qui s’est passé ici a laissé une trace absolument indé-lébile ». Jusque là, rien de choquant. Mais révoltante est la suite :« Ce qui s’est passé ici est inacceptable et ce qui s’est passé ici oblige lacommunauté internationale, dont la France, à réfléchir à ses erreurs quil’ont empêché de prévenir et d’arrêter ce crime épouvantable ». C’est lamême antienne depuis un peu plus de deux ans. Ou plutôt depuis laMission Quilès, en 1998. On dilue ses crimes dans les erreurs et lesmanquements de la communauté internationale. Ce « dont laFrance » est devenue, comme le « France comprise », la formulemagique de l’auto-absolution, une rengaine qui sert d’introduction àune défausse préméditée. On ne s’en tient donc qu’à la reconnais-sance de simples erreurs. Au diable les responsabilités, la complicitéet les crimes de la France au Rwanda par ses responsables politiqueset militaires interposés !

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LES RESPONSABILITÉS DANS LE GÉNOCIDEREPROCHÉES À LA FRANCE

Ce sont en effet les erreurs extrêmement graves d’appréciation,ajoutées à l’égocentrisme et au manque de solidarité internationalequi ont fait que la plupart des États de la planète n’ont pas réagi faceau génocide. C’est la lâcheté et les calculs d’intérêts qui ont pousséparticulièrement les États-Unis et la Belgique à bloquer toute initia-tive d’intervention de l’ONU ou des États à laquelle les obligeait laConvention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Mais ce sont ses implications directes et criminelles qui ontincité la France à faire échec à toute tentative d’étouffer dans l’œufla marche vers le génocide et à toute idée d’y mettre fin.

Ses agissements criminels ont été évoqués à diverses reprisesdans d’innombrables forums et ouvrages. Venant du Rwanda, unecommission d’enquête s’est attardée à démontrer les divers degrés decette implication, allant de la complicité à la participation au crimede génocide.

Pour certains en France, cette implication n’est pas évidente.On peut les comprendre : c’est tellement monstrueux et leurs gou-vernants s’emploient toujours à les assurer du contraire. C’est cequ’exprimait Jean-Paul Gouteux lorsqu’il écrivait dans son livre, LaNuit rwandaise, les phrases suivantes : « En France, il n’est toujourspas question de pardon ni de repentance... Les coulisses du génocide sonttoujours dans la nuit. L’implication des autorités françaises dans une tellehorreur est trop “inimaginable” pour que les français se fassent la violencede contester un discours trop lénifiant et rassurant. Ils se sont ralliés à laraison d’État ».

De même pour les planificateurs et les autres acteurs français lesplus importants de cette tragédie, tout comme pour le présidentSarkozy que l’on aurait pourtant tort de lier à ces derniers, cetteimplication n’existe simplement pas. Du côté de ces acteurs-là,contrairement aux simples citoyens qui sont désinformés, il s’agitcarrément de la mauvaise foi. Ils savent ce qu’ils ont fait, à quoi ilsont participé, dans quelle infamie ils ont trempé sans frémir.

Sarkozy, lui, aurait l’excuse de pouvoir douter. Mais est-ce biencela ? Oh que non ! Ce serait faire injure à son intelligence et à sacompétence que de penser qu’il ne connaît pas l’essentiel des actionsconduites par son pays au Rwanda, au bénéfice du régime de feu

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Habyarimana et du Gouvernement Intérimaire Rwandais ainsi queleurs conséquences atroces. Sa seule excuse est la peur d’engager sonpays dans un processus trop hardi, une action de repentance dontcette nation n’a pas la tradition, même si depuis des siècles elle acelle de crimes internationaux les plus abjects.

Lorsqu’il a pris ses fonctions, il avait déjà senti le danger qui leguettait sur les traces du génocide commis contre les Tutsi rwandais.C’est pourquoi il avait très tôt évacué l’idée de demande de pardonet s’était au long des jours proclamé le champion de la non-repen-tance, qu’il estime ou veut faire passer pour l’une des vertus cardina-les de la France. Pour préserver son audience auprès de son peuple,de ses amis politiques, de la Grande Muette menaçante, il fait ungrand écart face à l’idée de reconnaissance des implications criminel-les de son pays dans la douloureuse histoire rwandaise.

Néanmoins, en homme d’action, il avait fait aussi un pari auda-cieux face au défi de la rupture diplomatique imposée par Kigali :celui de rétablir le plus vite possible ces relations. Sur un minimumde concessions. Et il y est parvenu. Avec habileté.

Dans le périlleux exercice diplomatique qui s’est joué entreKigali et Paris après la grande brouille du 24 novembre 2006,Bernard Kouchner a été l’heureux cheval de Troie. Se prêtantconsciencieusement au jeu, il a fait sans cesse référence à son amitiéavec Kagame remontant du temps du génocide et de Turquoise. Sonforcing a eu raison des réticences du pouvoir rwandais. Il sembleraitque la France ait également eut recours à ses alliés occidentaux quiauraient alors exercés des pressions amicales sur le Rwanda pour qu’ilrenoue avec la France.

DÉBATS ET QUESTIONS !

Le président français a cependant reconnu que sa visite « posedébat et question » autant au Rwanda qu’en France. Ce qui n’est unsecret pour personne. On connait en effet les réactions outrées desanciens chefs militaires impliqués au Rwanda, l’indignation de l’as-sociation France-Turquoise, l’agacement de la clique d’anciens poli-ticiens ayant contribué à la gestion criminelle du dossier rwandaisdurant les années 90.

C’est déjà courageux de sa part de l’avouer publiquement. Nouspouvons comprendre sa prudence. Mais ce qui pose débat et questionau Rwanda au sujet de sa visite, c’est son approche biaisée du pro-blème des responsabilités de son pays dans le génocide perpétré en

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1994 à l’encontre des Tutsi. Le vrai courage va au-delà de la craintedu risque. On ne devient héros que parce que l’on brise les tabous.Les mauvais tabous. Ceux par exemple qui consistent à nier les évi-dences, ceux qui incitent à rejeter les responsabilités, pourtant bienétablies, dans un génocide. Ceux qui poussent inlassablement à cou-vrir les crimes d’État les plus abominables. Ceux qui exonèrent entout temps et en toute circonstance la patrie de tout crime contrel’humanité et le droit international. Ceux qui érigent en règleimmuable le refus du repentir et font passer des crimes d’État commissciemment pour des erreurs d’appréciation politique.

Au détour d’une phrase interrogative, M. Sarkozy a évoqué uneréconciliation qui s’impose. « Comment pourrait-elle ne pas avoir lieuentre le Rwanda et la France ?.... Le Président Kagamé et moi, on estmême assez conscients de la portée historique de cette démarchemutuelle. » Personne n’oserait nier qu’une réconciliation exige unedémarche commune des deux parties en rupture. Si un jour elle a lieu– ce qui reste à démontrer – elle aura bien cette portée historique.Alors, puisque les deux hommes ont envie d’entrer dans l’Histoireautrement que par le simple fait d’avoir été des chefs d’État dont l’und’ailleurs possède à son actif l’inégalable exploit d’avoir combattu etarrêté un génocide, ils devront asseoir cette réconciliation sur desbases saines, exemptes de tout calcul mesquin et de toute hypocrisie.Sera-ce aisé pour eux ? Oui, s’ils se facilitent la tâche l’un l’autre.Non s’ils se font des crocs-en-jambe ou s’ils veulent s’ériger en hérosd’un nationalisme dépassé.

Pragmatique, le président Kagame nous assure que « même si surle plan historique, il y a eu certaines responsabilités quant à nos problèmes,nous sommes arrivés à un moment où il faut aller de l’avant pour essayerde régler ces problèmes ».

On peut être d’accord que la meilleure solution n’est pas pour leRwanda de pousser la France dans ses derniers retranchements unefois que son président a fait un petit pas sur la bonne voie. On peutégalement comprendre la lassitude du Rwanda d’être toujours sur sesgardes et de gaspiller un temps précieux et une énergie folle à se pro-téger des manœuvres machiavéliques de la France, supposées ou réel-les, au lieu de les consacrer à l’essentiel : la reconstruction, le rattra-page du temps perdu, l’impératif de sortie de la pauvreté, une obliga-toire marche à pas forcés sur la voie du développement sans lesquelscette nation s’effondrerait encore une fois.

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Mais aussi, le président rwandais ne peut-il pas ignorer les dou-leurs et les frustrations qu’induirait dans son pays une idylle avec laFrance, oublieuse du passé. Un grand nombre de Rwandais ont eu àsouffrir plus que d’autres des crimes de la France au Rwanda. Ils ontbesoin que le tort qui leur a été fait soit reconnu, évalué, indemniséaussi dans la mesure du possible. Cela peut passer par la justice dans lecas extrême, sinon par des négociations politiques. C’est aux deux États– au Rwanda en priorité – au nom de leur peuple, de choisir la bonnevoie. Qui ne saurait être celle de la simple absolution ou de l’oubli.

Quant au président français, il ne peut bien sûr pas ignorer lesmenaces qui pèsent sur lui de la part de ceux des politiciens etanciens militaires impliqués directement ou indirectement dans lesfaits incriminés. Il ne faut pas attendre d’eux qu’ils baissent la gardeou se convertissent soudainement. On a vu que, même avec le temps,ils s’endurcissent et deviennent de plus en plus virulents. Parce qu’ilsse rendent soudain compte que la protection dont ils jouissaientjusqu’ici de leur gouvernement et de leurs lois n’est plus aussi étan-che que par le passé, que les choses peuvent bouger ou même bascu-ler d’autant plus que petit à petit sont percés leurs procédés et l’éten-due de leurs crimes. Ils ont peur et, pour se défendre, ils font dansl’intimidation. Cela marche pour l’instant. La tactique peut conti-nuer à fonctionner assez longtemps mais des fissures inquiétantes sefont voir dans l’armature de la solidarité avec le crime. Même sicelle-ci se réclame de l’honneur national.

Sarkozy a donc une chance à saisir. Kagame lui tend la perchequ’il recherchait tant depuis la rupture et qu’il avait chargéKouchner de situer. Ce qui ne veut pas dire que l’attitude conciliantedu Rwanda date d’hier. Lors d’une interview accordée à Patrick deSaint-Exupéry publiée le 16 décembre 2006, bien avant l’arrivée deSarkozy à l’Élysée, le président Kagame proposait une voie de sortieà l’opposition Paris-Kigali. Après avoir souligné que « les responsa-bles de grands pays » étaient « venus ici et ont admis leurs responsabili-tés – qui n’ont rien à voir avec celles de Paris », il avait poursuivi pourdire que « si un officiel français venait à Kigali pour présenter ses excu-ses aux Rwandais, cela ferait une énorme différence. C’est ce qu’attendentles Rwandais ».

Le président français est finalement venu. Mais il n’a pas pré-senté d’excuses. Il s’est contenté de reconnaître « les erreurs d’appré-ciation », les erreurs politiques qui « ont été commises ici et ont eu des

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conséquences absolument dramatiques…». Le fera-t-il jamais un jour ?Pour cela, il faut être capable de dépasser sa fierté.

Les Rwandais ont été désappointés par cette omission prémédi-tée, voulue, comme en ont témoigné les innombrables réactions dela population sur les ondes des diverses radios du pays. Beaucoup ontpu même se sentir trahis. Mais ils n’ont pas réagi par des insultes ouautres propos violents ou inconvenants. Cette attitude chevaleres-que envers leur hôte démontre que la France, si elle le veut, si sesgouvernants le veulent peut cesser d’être cet adversaire, voire l’en-nemi de ce Rwanda qui aujourd’hui lui tend la main en reconnais-sant, par la voix de son président, que « …la meilleure façon de consi-dérer la France, de manière constante… », n’est pas de la prendre« comme partie du problème [rwandais et africain] mais plutôt que commepartie de la solution…».

Mais du côté rwandais, il ne faudrait pas pour autant aller tropvite en besogne, tout céder et tout de suite. Pourquoi ne pas fairecomme le propose M. Sarkozy ? Pourquoi ne pas le prendre au motpuisqu’il a affirmé que son voyage, c’était « pour tourner une page et[…] qu’il est très important que chacun comprenne que le processus quenous engageons est un processus qui évoluera étape par étape » ?Procéder étape par étape, oui. Mais évoluer tout en campant fermesur les bons principes. Éviter la rigidité mais aussi les maladresses.Rechercher le point d’équilibre qui tienne compte des responsabili-tés de chacun.

Voici donc posés les jalons fragiles d’une réconciliation de touteévidence incomplète. Le plus dur, c’est vrai était de se jeter à l’eau,ce qui est fait des deux côtés. Mais sans la confiance et l’honnêtetépolitique, on n’avancera pas. On ignore dans la situation actuellequel rythme sera impulsé à la construction des nouvelles relations.Ni quelles limites seront imposées par les chefs d’État et leurs gouver-nements.

Pour Kouchner, la mission est accomplie et l’on se demande s’ilpossède les ressources et la conviction pouvant lui permettre d’allerplus loin. On a malheureusement l’impression qu’il a fait le maxi-mum dont son âme était capable. Les cartes sont désormais entre lesmains de M. Sarkozy. On sait que dans son pays il a affaire à forte par-tie – à de grosses résistances. Mais justement son devoir est de fairebouger les choses, de convaincre les Français de la nécessité de chan-gement sur cette voie. Il ne doit pas faire de l’opposition à son projet

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d’établir des relations honnêtes avec le Rwanda un alibi pour esqui-ver les responsabilités que lui impose sa charge en la circonstance :la reconnaissance du rôle crucial de la France dans la préparation etla mise en œuvre du génocide contre les Tutsi, la demande de par-don, la mise en marche de la justice à l’endroit des présumés génoci-daires vivant en France et de leurs complices français, la créationd’un fonds d’indemnisation des victimes du génocide et l’établisse-ment d’une législation réprimant le négationnisme du génocide com-mis contre les Tutsi en 1994.

Bien entendu, pour atteindre ce stade, il devra d’abord dépasserses propres résistances, car dans ce dossier, il reste son pire obstacle.

Après, il aura le soutien de son propre peuple contre tous ceuxqui s’arc-boutent à justifier ou à nier les fautes et les crimes du passé.

LE SENS DES MOTS

Selon le président Sarkozy, les mots ont un sens. Personne n’endisconvient. C’est comme les actes, dirions-nous. Même si ce n’estpas toujours vrai. Assez souvent, nous donnons aux mots le sensqu’ils n’ont pas, celui qui nous arrange le mieux. Quel est le sens alorsde ceux prononcés par M. Sarkozy lors de sa conférence de presseconjointe avec Kagame le 25 février 2010 à Kigali ? Dans lecontexte du génocide et des relations franco-rwandaises de l’époque,« Grave erreur d’appréciation » est un terrible euphémisme. « Formed’aveuglement quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire dugouvernement du Président qui a été assassiné » passe pour une contre-vérité colossale, sans aucun besoin de démonstration tellement l’his-toire est connue et le faux alibi rabâché. « Erreur dans une opération‘’Turquoise’’ engagée trop tardivement et sans doute trop peu », d’ac-cord ! Il y a eu erreurs dans Turquoise, mais il y a eu aussi et surtout,lors de cette opération, des crimes et des complicités dans le crimedes crimes.

Et encore à propos de mots et de leur sens, que comprendre parexemple de ce « …sauf à imaginer que la France peut, à elle seule, por-ter un milliard d’Africains » ? En dépit de sa prudence et d’une humi-lité surprenante, le président français a quelque peu été piégé par sonnaturel. Même s’il réfutait cette éventualité qu’il renvoyait à la tra-dition coloniale, le sous-entendu ne pouvait être totalement absent.Que signifie « porter un milliard d’africains »? Pourquoi la Frances’imaginerait-elle en devoir de porter les Africains ou qu’on la mette

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en demeure de le faire ? Et puis, les porter vers où et vers quoi ?Jusqu’à présent, on l’a vue en porter un nombre effroyable vers l’es-clavage et l’exploitation, d’autres vers des guerres civiles dévastatri-ces et des dictatures, et enfin d’autres vers un génocide…Un bilanqui ne prêterait à aucun orgueil et devrait plutôt mener à un peu plusde modestie. Oui, monsieur le Président, les mots ont un sens. Leurvrai sens. Pas celui qu’on veut leur faire dire.

TOURNER LA PAGE

Il existe dans le discours des personnalités politiques des motsqui sonnent toujours très bien, qui font souvent bonne impressionmais blessent ceux au nom de qui elles prétendent s’exprimer. Ainsilorsque la secrétaire d’État rwandaise à la Coopération, RosemaryMuseminari commentait la rencontre Kagame-Sarkozy à Lisbonneen décembre 2007, elle a dit qu’il « ne faut pas rester prisonniers dupassé ». Encore une fois, faut-il peut-être relativiser et faire remar-quer que cela dépend de quel côté on se trouve vis-à-vis de ce passé.Lors de la conférence de presse qui a clôturé la visite de l’hommed’État français, cette phrase a été reprise par les deux présidents. Ona même parlé de tourner la page, « tourner une page, une page extrê-mement douloureuse », a insisté M. Sarkozy.

Sans le dire clairement, les deux présidents ont ainsi fait com-prendre à leur peuple que les choses n’étaient pas si simples. Que cen’était ni le moment ni le lieu du déballage et de la repentance. Il estcertain que le plus important s’est dit ailleurs que dans cette confé-rence de presse au cours de laquelle les deux hommes ne semblaientpas assez détendus. Dans l’entretien à huis clos qu’ils ont eu peuavant la rencontre avec les journalistes. Le président Kagame aassuré que « les erreurs qui ont été commises par le passé ont été recon-nues ». On devrait en déduire qu’il y a accord parfait sur ce passé.Mais pour que cela ait un sens, pour que le changement soit vérita-ble, la nouvelle attitude exige une reconnaissance publique, non pasd’erreurs, mais de crimes. Qui engage réellement le plus haut respon-sable de l’Etat français.

Personne ne veut se cramponner sur ce passé dont le présidentKagame dit que lui et son homologue refusent d’être les otages. Maisqu’on le veuille ou non, ce passé a existé et reste vivace dans lesmémoires. N’oublions pas que les victimes de ce passé – et sesauteurs, voulons-nous croire – y sont engluées pour le restant de leur

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vie. La meilleure façon de s’en défaire, plutôt d’adoucir son étreinte,est de le reconnaître, de le regarder en face et de lui apporter laréponse qui convient : d’un côté le regret, le repentir, la réparation ;de l’autre le pardon et une offre d’amitié. Ce ne sera pas la fin dumonde, mais la fin d’un cauchemar qui sinon nous persécutera tous,chacun à sa manière, jusqu’au bout. Et continuera de marquer lesdeux nations, en dépit des efforts de leurs chefs de vouloir l’enterrer.

Espérons dans tous les cas qu’ils nous réservent une meilleuresurprise dans pas trop longtemps. Et que personne ne songe à piégerl’autre, ni nos peuples. Que plutôt ils œuvrent honnêtement, commel’a affirmé le président Kagame, à « mettre sur pied une nouvelle rela-tion, un nouveau partenariat basé sur la compréhension et la gestion cor-recte de la vérité ».

D’après Nicolas Sarkozy, la France veut construire avec leRwanda « une coopération économique, politique, culturelle qui ne res-semblera sans doute à aucune autre ». Nous souhaitons que ce proposdu chef de l’État français ait un sens absolument positif et ne per-mette pas d’envisager que le Rwanda va devenir une fois de plus uncobaye, un laboratoire de l’obscure ingéniosité française !!! Commeil a été celui de la guerre révolutionnaire.

Nous ne devrions pas nous laisser appâter de manière inconsi-dérée par cette mirobolante promesse qui semble devoir être lacontrepartie de l’effacement d’une partie de notre mémoire, de l’ou-bli du passé criminel de la France à notre endroit.

Notre mémoire n’est pas à vendre. Pas même au prix de cetteextraordinaire coopération qui nous est promise. Elle est à préservertelle quelle, dans sa réalité événementielle. Ce n’est pas cela quidevrait empêcher les politiciens d’aller de l’avant. Il faut laisser auxvictimes le droit de dire : vous nous avez trahis ; vous avez une graveresponsabilité dans ce qui nous est arrivé ; certains des vôtres, aunom et au service de votre pays, ont trempé dans le crime qui nous aanéantis. Nous avons droit à la repentance ; nous avons droit à desréparations. C’est après cela qu’il est possible de repartir sur des basesnouvelles, pour un partenariat et une amitié à toute épreuve. Quin’auront plus peur du spectre du passé. Sinon, on aura tout construitsur du sable. Et l’avenir risquera d’être pire qu’avant. Ce n’est pascela, espérons-nous, que les Français et les Rwandais ainsi que leurschefs d’Etat actuels voudraient léguer à leurs enfants, aux futuresgénérations de leurs pays.

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Citons pour terminer, un passage du discours d’un éminenthomme d’État, l’ancien premier ministre belge Guy Verhofstadt –qu’il a prononcé en 2004 au Mémorial du génocide de Gisozi àKigali, où Nicolas Sarkozy a refusé, lui, de s’exprimer :

« Pour que le Rwanda puisse tourner son regard vers l’avenir, versla réconciliation, nous devons d’abord assumer nos responsabilités etreconnaître nos fautes...Cette volonté de bâtir des projets communs, dedonner à nos enfants plus de chances pour ce nouveau siècle, ne nous dis-pense pas de ce devoir de mémoire et de justice… ».

Paroles simples et combien justes, qui auraient dû inspirer lechef de l’État français. n

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JOËL DOCKX

Une journéecomme les autres…

Ce lundi 1er mars 2010, lorsque j’entre dans le tribunal de la Courd’Assise de Bruxelles, la décision judiciaire visant à acter l’oppositionfaite au pénal par Maître Gilles Vanderbeck venait d’être prise. Ce4ème procès Rwanda qui se tenait en Belgique à la demande du tri-bunal pénal international pour le Rwanda venait de subir un retour-nement incompréhensible loin de toute médiatisation. La sentenceprononcée le 2 décembre 2009 à l’encontre d’Ephrem Nkezabera etqui l’avait vu condamné par défaut à 30 ans de réclusion était recon-nue comme néant.

Abasourdi par ce que je venais d’entendre au sujet de ce 4èmeprocès Rwanda en Belgique, je me demandais si Maître Hirsh fei-gnait d’ignorer que Mr Sarkozy occupait les fonctions de Ministre duBudget en France de 1993 à 1995 ou si tout simplement son igno-rance était calculée…

Lors du procès, Mr Nkezabera était jugé en son absence pour desraisons médicales. Je pensais en mon for intérieur que de le juger sansoser parler de la France, c’est comme si quelqu’un vidait un chargeurde Kalachnikov dans une classe de maternelle et que la police venaitinterpeller un des élèves pour avoir volé les bonbons de son cama-rade à la récré – en oubliant surtout d’exercer la compétence univer-selle telle qu’elle existe dans les textes de loi en Belgique.

Maître Hirsch avait-elle oublié que c’était ce même NicolasSarkozy qui avait – en tant que porte-parole du gouvernementd’Édouard Balladur – justifié l’Opération Turquoise sur France 2 ?

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Fumeuse et funeste Opération Turquoise qui permit d’exfiltrerles génocidaires du Gouvernement intérimaire de ThéodoreSindikubwabo et Jean Kambanda vers le Zaïre de Mobutu et dedéstabiliser ainsi toute l’Afrique des Grands Lacs pour de nombreu-ses années.

Est-il possible aussi, qu’elle ignorât que Mr Sarkozy avait alorsdécidé, en plus des responsabilités budgétaires qui étaient les siennes,de remplacer Alain Carignon, ministre démissionnaire des commu-nications, le 19 juillet 1994, trois mois après l’assassinat de RosalieGicanda à Nyamirambo1.

Si le silence n’est plus d’or mais de diamant, l’ignorance n’estpas toujours l’oubli. Mais si l’amnésie laisse la place au négation-nisme alors, Maître Hirsch, vous avez très bien fait votre travaild’avocate. Je connais personnellement l'une des personnes que vousétiez censée représenter. Elle s’était faite enregistrer comme partiecivile le 10 novembre 2009. Ce jour-là, vous deviez plaider au procèsKBC… La vie est une question de priorité… J’espère très sincère-ment que votre aveuglement n’a pas la même qualité spirituelle quecelui de Mr Sarkozy lorsqu’il était au mémorial de Gisozi.

Pour rappel, Mr Pierre Mariani, était chef de cabinet de celuiqui occupe maintenant l’Élysée, avant de devenir l’actuel patron dela Dexia, dont le siège se trouve à Paris depuis peu. Drôle de coïnci-dence, d’un retrait à l’autre beaucoup de paradoxes subsistent chezJean Luc Dehaene et Bernard Kouchner. Enfin, pour conclure cetteréflexion, auriez-vous l’amabilité de faire preuve de plus de combati-vité dès lors que vous ne représentez pas les vôtres mais ceux qui yont survécu ?

Quant à ce procès, s’il s’est tenu en Belgique à la demande dutribunal pénal international pour le Rwanda en vertu de ses obliga-tions internationales et en application de la Résolution 1503 duConseil de sécurité, on peut dès lors se demander pourquoi aprèsavoir inculpé Mr Nkezabera pour avoir armé des Interahamwes etjoué un rôle de premier plan dans la création de la RTLM, les juri-dictions belges n’ont pas osé aller plus loin dans l’établissement desresponsabilités françaises…

Dans ce qui devait être le procès du « banquier du génocide »,n’a-t-on pas manqué l’occasion de mettre en cause la France en laforçant au débat contradictoire dans un tribunal qui nous aurait per-mis d’acter le rôle plus qu’ambigu du French doctor de même quecelui de l’amnésique qu’ils ont élu comme président ?

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J’ai personnellement suivi le procès de Bernard Ntuyahaga etentendu Mr Dehaene réaffirmer ses choix de l’époque sans exprimerde remords. La démocratie chrétienne est sur la même voie négation-niste que celle de nos voisins français, et les aspects économiquesderrière cette amnésie n’y sont probablement pas pour rien.

Richard Goldstone, Louise Arbour, Carla Del Ponte, HassanBubacar Jallow, André Denis, Karine Gérard… Qui osera enfin pla-cer les rescapés du génocide des Tutsi rwandais face à leurs bourreauxfrançais pour faire jaillir la vérité dans un véritable débat contradic-toire telle qu’il devrait exister dans un véritable État de droit ?

L’histoire s’écrit au jour le jour et après cette matinée décevanteil me restait encore à aller m’enquérir du procès d’Ephrem Setako,condamné à 25 ans de réclusion par une chambre de première ins-tance du TPIR à Arusha, alors que Mr Sarkozy simulait la contritionà Gisozi. Cette sentence contre un des officiers des FAR me redonnaconfiance car un nouveau coin était enfoncé dans les thèses néga-tionnistes véhiculées par ceux qui les ont accompagnées dans l’exter-mination de leurs semblables.

Quant à Sarkozy et Kouchner, j’invite Spielberg à les prendrecomme loups dans le prochain film de Micha de Fondseca sur lethème de l’amnésie et du dialogue entre mémoires. Ce genre de filmpédagogique devrait aider l’homme africain à entrer dans l’histoire,mais l’histoire glorieuse de l’Afrique racontée par les vainqueurs etnon par les assassins de la mémoire qui veulent occulter leur compli-cité dans ce génocide. n

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JEAN NDORIMANA

Que sont revenus faire lessoldats français au Rwanda

en juin 1994 ?

On ne finira jamais de parler de la France avant, pendant etaprès le génocide des tutsi de 1994. Le présent témoignage res-sort essentiellement du diaire du génocide à Cyangugu, soi-gneusement tissé par un chroniqueur méticuleux, date par date,heure par heure.

Le 11 juin le stade Kamarampaka de Cyangugu est complétementvidé de ses huit mille réfugiés : cinq mille venus de la Cathédrale deCyangugu et rassemblés au stade le 16 avril, six cent évacués duGroupe scolaire de Gihundwe en deux camionnettes Daihatsu, millevenus de la paroisse Mibirizi en autobus, et quatre cent venus de laparoisse Nkanka à pied. Tous ces réfugiés ont été transférés àNyarushishi, un ancien camp de réfugiés burundais qui était relative-ment plus équipés que le stade Kamarampaka qui n’avait qu’un robi-net d’eau potable et une seule toilette qui fonctionnait.

Après l’intervention des militaires français, beaucoup de ques-tions ont continué à se figer dans ma tête jusqu’aujourd’hui :• certains réfugiés, des intellectuels pour la plupart, ont été retirésdu stade pour être tués. Seulement après, les autorités ont décidé detransférer les réfugiés à Nyarushishi. Pourquoi ces huit mille réfu-giés ont-ils été épargnés alors que les génocidaires avaient toutes lespossibilités pour les éliminer puisqu’ils n’avaient aucune protection? N’y aurait-il pas eu complicité entre les autorités rwandaises etfrançaises pour que ces rescapés soient épargnés afin d’offrir auxFrançais un prétexte de revenir au Rwanda ? Qu’est-ce qui étaitimportant pour les Français : les Tutsi rescapés ou le gouvernementgénocidaire vaincu ?

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• Pourquoi est-ce que la France a attendu la fin du génocide pourapporter son aide soi-disant humanitaire ?• Comment se sont comportés les militaires français une fois arrivésà Cyangugu ? Pourquoi est-ce que Cyangugu a été détruite alors qu’iln’y a pas eu de guerre à Cyangugu ? Pourquoi cette politique de laterre brûlée au chef lieu de préfecture en présence des français ? Aumoment où l’on détruisait Cyangugu, les français déclaraient qu’ilsétaient venus pour la protection des personnes et non des maisons.Mais quelles personnes ?• Est-ce que les Français croient les Rwandais tellement naïfs qu’ilssoient incapables de comprendre pour qui les Français apportaientl’aide humanitaire ?• Comment s’est comportée la France après l’opération Turquoise?Son comportement n’est-il pas la suite logique de sa présence àCyangugu ?

C’est à ces questions que nous répondons dans les lignes suivan-tes, malheureusement à la place de la France officielle.

1. ARRIVÉE DES MILITAIRES FRANÇAIS À LA FRONTIÈRERWANDO-CONGOLAISE DE RUSIZI

C’est le 23 juin 1994 à 16 heures que le premier contingent françaistraverse le pont de la Rusizi. Il est accueilli par les autorités locales,le préfet Bagambiki Emmanuel en tête, suivi par le Commandant deplace Imanishimwe Samuel et le Commandant de Groupement(Gendarmerie), le Lieutenant Colonel Bavugamenshi Innocent. Ilssont entourés par une foule de miliciens qui scandent : « Vive laFrance , vive Mitterrand, vivent nos amis les Français » !

Plus tard Bagambiki Emmanuel qui a tout orchestré pour legénocide à Cyangugu sera étonnamment acquitté par le TPIR etrejoindra sa famille en Belgique, tandis que son subalterne, le pauvreLieutenant Imanishimwe Samuel, sera le bouc-émissaire dans le pro-cès dit « Cyangugu » et ira purger sa peine au Mali. L’ex-Ministre destransports et Communications, André Ntagerura, qui faisait transiterles armes par Bukavu, lui, quoique acquitté, moisit encore dans lesbibliothèques du TPIR, faute de pays d’accueil.

Chose étonnante, l’arrivée de l’armée française coïncide avec lavisite du Cardinal français Roger Etchégaray accueilli à Butare le 24juin. Pourquoi le Vatican, qui n’avait pas besoin du feu vert du

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Conseil de Sécurité, a attendu cette date-là pour venir au Rwanda ?Les autorités militaires françaises, jugeant que l’autorité civilen’existe plus ou n’y est plus, multiplient les visites auprès de l’auto-rité morale qui n’a rien pesé pendant le génocide et qui assisteimpuissante à l’exode des anciens chefs et de leur population, géno-cidaires et innocents confondus. C’est alors que des délégations mili-taires et des journalistes succèdent à l’évêché de Cyangugu.

Le 25 juin arrive à l’évêché la délégation conduite par leColonel Thibaut. Le 29 juin, les anciens locataires du stadeKamarampaka installés à Nyarushishi bénéficient de la visite duMinistre français de la Défense, Monsieur François Léotard. Le 30juin, le même Colonel Thibaut déployé au nord de Cyangugu à lafrontière avec la préfecture Kibuye, passe de nouveau à l’évêché pourprésenter son remplaçant, le Colonel Hogard. Le 6 juillet, c’est letour de l’aumônier militaire français, le père Richard Kalka, de visi-ter l’évêché où il reviendra trois jours plus tard accompagné duColonel Hogard. Il est vrai que les barrages des miliciens ont dispa-rus, mais avec eux disparaissent aussi toutes les infrastructures deCyangugu : l’hôpital de Mibirizi, les bâtiments de la préfecture et detous les services publics (Télécom, Electrogaz, dispensaires,…) ainsique les maisons privées. Tout est détruit en présence des Français quiassistent à cela avec une joie morbide, affirmant qu’ils sont venuspour la protection des personnes et non des maisons. Mais quellespersonnes ?

2. LE VRAI MOTIF DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE À CYANGUGU :L’EXFILTRATION DES GÉNOCIDAIRES ET DE LEUR GOUVERNEMENT

La Zone Turquoise (que tous les journaux et les Français eux-mêmesappelaient ironiquement « Zone de Sécurité Sûre ») comprenaientles ex-Préfectures de Gikongoro, Kibuye et Cyangugu. Si les Françaisétaient réellement venus pour l’aide humanitaire et la sécurité, lapremière chose qu’ils auraient dû faire était de désarmer les génoci-daires au milieu d’une population innocente et sans aucun moyen dedéfense dans cette zone où la guerre n’était jamais arrivée.

Or, à Kibuye, ils ont laissé les rescapés de Bisesero sans défenseentre les mains des miliciens. À Gikongoro, le camp de Kibehoregorge d’armes. À Cyangugu où sont rassemblés les miliciens, lesmilitaires vaincus et leur gouvernement, ils organisent le charroipour une traversée paisible de ces derniers avec leurs armes et les

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véhicules appartenant au Rwanda. C’est avec ces mêmes armes etd’autres fournies par la France dans les camps du Congo que cesgénocidaires feront des incursions au Rwanda pour achever le travailcommencé, emporter le bétail et incendier les infrastructures qui res-taient encore.

Pratiquement, le bilan de l’intervention française est négatif.Avec beaucoup de nuances, Gérard Prunier, cité par la journalisteColette Braeckman, qualifie ce bilan de modeste : « Le bilan stricte-ment ‘‘humanitaire ’’ de Turquoise se révéla modeste : il est évalué à quel-que treize mille ou quatorze mille personnes »1, dont huit mille rescapésdu camp de Nyarushishi, sauvés d’un coup. Une misère, par rapportà un million de morts… « En outre, par manque de moyens et devolonté politique, les Français ne purent empêcher, à Kibuye notamment,certains ‘‘massacres mineurs’’– les miliciens achevant discrètement le tra-vail lorsque les troupes s’éloignaient –, ni le pillage total des villes deKibuye et surtout de Cyangugu, qui furent les plus dévastées du pays »2.

Lorsque Colette Braeckman dit ‘‘massacres mineurs’’ alors qu’onsait ce qui s’est passé à Bisesero, cela frise le négationnisme. Des mas-sacres ne peuvent pas être mineurs, même s’il s’agit seulement dedeux victimes ; également lorsqu’elle dit ‘‘manque de moyens’’ pourl’armée française, c’est un manque de réalisme. D’ailleurs elle secontredit plus loin : « Dès le départ, cette opération fut marquée par denombreuses ambiguïtés, et notamment par le contraste entre les ambitionshumanitaires affichées et la nature de l’engagement (trois mille hommesappartenant aux troupes de combat, des véhicules blindés, quatre avionsJaguar, quatre Mirage, des hélicoptères Alouette) »3.

Manque de volonté politique, oui, mais manque de moyens,non. Cela est d’autant plus vrai que sur le plan politique, dit ColetteBraeckman, le rapport OCDE est beaucoup plus critique. Il relèveque l’opération Turquoise étendit sa protection au gouvernementintérimaire et aux miliciens, qui, après avoir pu se réfugier dans lazone, s’en furent tranquillement vers le Zaire, conduits par lesFrançais, qui ne désarmèrent personne…

« L’échec des Français à désarmer activement les troupes gouver-nementales se trouvant dans la zone représente une occasionsignificative perdue, ou, plutôt, délibérément négligée. Même undésarmement partiel aurait aidé le gouvernement suivant à négo-cier d’une manière ordonnée avec le gouvernement vaincu et enaccod avec les normes légales »4.

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Ce manque de volonté délibéré ne s’arrête pas là. Il continuedans les camps de l’intérieur que Colette Braeckman appelle campsde ‘‘réfugiés-guerriers’’. L’exemple typique est celui de Kibeho. Laprésence d’armes dans ce camp a entraîné des combats dont le com-mentaire a desservi seulement l’Armée Patriotique rwandaise.

Revenons encore sur d’autres détails qui montrent la contribu-tion des militaires français dans la déstabilisation du Rwanda.Pourquoi est-ce que le 3 juillet les Français ont tenu à vider les villesde Butare, Gikongoro et Kibuye en évacuant une partie de la popu-lation de ces villes vers Bukavu alors que le FPR était en train depacifier les deux principales villes du pays, à savoir Kigali et Butare,où il y avait eu plus de victimes du génocide ? N’était-ce pas unefaçon de contribuer à la panique dans la population et de favoriser lapolitique de la terre brûlée ?

Que dire des gens qui ont été tués par des miliciens au momentoù ils avaient perdu les traces des Français qui, pourtant, les invi-taient à les suivre ? Qu’est-ce qui manquait aux Français pourdétruire le barrage des miliciens à la colline de Nyanza sur la routevers Bujumbura, pour laisser les abbés Vianney Sebera et FrançoisNgomirakiza ainsi que les neuf sœurs Bénédictines être détournésvers Nyakibanda et finir par être massacrés à Ndago le jour suivant ?Pourquoi est-ce que le 14 juillet le gouvernement Kambanda quis’était réfugié à Gisenyi a rejoint Cyangugu alors qu’il était en facede Goma ? N’est-ce pas parce qu’il croyait être sous meilleure protec-tion sous escorte française à Cyangugu ?

À Cyangugu, des centaines de milliers de déplacés, avant de tra-verser la frontière, espéraient naïvement que les Français allaient lesaider à retourner chez eux. Ils attendaient les derniers ordres de leursgouvernants qui ne gouvernaient plus rien au Rwanda. Mais ce gou-vernement ne pouvait rien faire sans les injonctions des Français !Enfin, le 18 juillet, les Français donnent le coup de sifflet final, et legouvernement génocidaire ouvre le cortège de l’exode d’au revoir auRwanda alors qu’à Kigali le gouvernement de la troisièmeRépublique se prépare à prêter serment le lendemain.

3. LES OBSTRUCTIONS DE LA FRANCE POUR LE RETOUR DESRÉFUGIÉS ET LE JUGEMENT DES GÉNOCIDAIRES

Les obstructions de la France ne se sont pas arrêtées à l’installa-tion et à l’évacuation d’une partie de la population rwandaise en

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dehors de sa zone d’origine. Lorsque la France a exfiltré le gouverne-ment génocidaire, il lui a fait croire à un repli tactique. Mais l’arme-ment des ex-FAR n’a pas commencé qu’au Zaïre, elle se faisait déjàdans la zone Turquoise.

Le rapport de Human Rights Watch là-dessus est accablant :« Pendant la durée de l’opération Turquoise, les FAR ont conti-nué à recevoir des armes à l’intérieur de la zone sous-contrôlefrançais, via l’aéroport de Goma. Des soldats zaïrois, alorsdéployés à Goma, ont aidé au transfert de ces armes par-delà lafrontière… Qui plus est, les troupes françaises, si elles désar-maient ostensiblement les forces rwandaises au passage de la fron-tière, remettaient ensuite les armes saisies aux Forces armées zaï-roises, tout en connaissant la constance du soutien zaïrois à l’ar-mement des FAR. Avant leur relève par d’autres contingents del’ONU, les forces françaises relachèrent les prisonniers et laissè-rent derrière elles au moins une cache d’armes dans la ville rwan-daise de Kamembe (Kamembe est le quartier commercial deCyangugu) , dans la zone de sécurité »5.

Colette Braeckman continue à dénoncer les livraisons d’armesaux génocidaires :

« Plus ou moins discrètes, les livraisons d’armes devaient conti-nuer par la suite, de provenances diverses. Un rapport d’AmnestyInternational relève que, de novembre 1994 à mai 1995, unAntonov 124 enregistré en Ukraine et un avion-cargo Iliouchine76, enregistré en Ukraine et en Russie, ont poursuivi leurs volssur Goma, atterissant de nuit et apportant des armes en prove-nace de Plovdiv et de Burgas, en Bulgarie… Une commissiond’enquête nommée par le Conseil de Sécurité dénonça néamoins,en janvier 1996, l’attitude ‘‘obstructionniste’’ des autorités zaïroi-ses qui l’avaient pratiquement empêchée d’opérer dans la régionde Goma… Finalement, les livraisons d’armes vers le Zaïredevaient alimenter la ‘‘guerre de basse intensité ’’ menée contreKigali afin de tenter de ramener le Rwanda dans l’aire d’influencede la francophonie. »6

Donc, le manque de volonté politique a continué dans lescamps de réfugiés du Zaïre que la France a continué à armer.

Après le refus de la France de séparer les coupables des inno-cents au Rwanda et au Zaïre, comment expliquer certains acquitte-ments au TPIR, notamment celui des poids lourds de Cyangugu telsque Emmanuel Bagambiki, l’ex-préfet de Cyangugu, et AndréNtagerura, l’ex-Ministre des Transports et Communications, origi-

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naires de Cyangugu ? Comment expliquer la présence prolongée surle territoire français de l’autre ex Préfet de la zone Turquoise,Bucyibaruta Laurent, l’ex Préfet de Gikongoro ? Et beaucoup d’autresgénocidaires présents en France ?

CONCLUSION

Après les preuves et les témoignages précédents, il est facilede tirer la conclusion suivante : la France qui a combattu auxcôtés des génocidaires s’est vue décriée et s’est apparemment reti-rée du Rwanda, mais elle a continué à armer ses amis même aprèsson ‘‘retrait’’.

Lorsqu’elle voit que le gouvernement qu’elle soutient est près dela défaite, elle intervient pour l’aider à repousser le FPR mais en pre-nant le prétexte de l’aide humanitaire en faveur de quelques huitmille rescapés de Nyarushishi auxquels elle ajoute quelques autres6 000 ramassés un peu partout. On n’ignore pas qu’elle veut aider lesex FAR mais qu’arrivée sur place, la réalité est toute autre : c’est inu-tile d’engager les combats contre une armée qui a presque la totalitédu pays, et en faveur des autorités et d’une armée toutes repliées auxfrontières. L’unique solution qui reste est de les exfiltrer tout encontinuant à cultiver en elles l’espoir d’un retour triomphal.

Les armes fournies dans les camps du Zaïre n’ont servi à rien.On sait la suite. Tous les camps, aussi bien ceux de l’intérieur duRwanda que ceux du Zaïre seront fermés. Le TPIR sera créé fin 1994pour juger les responsables du génocide. Il ne reste pour la Francequ’à obstruer la justice tout en chargeant le FPR, mais cette dernièrechance aussi sera perdue. Seule la vérité triomphera. n

Notes

1. Gérard Prunier, History of a Genocide, The Rwanda Crisis, Kampala , Fountain Publishers,1996, p. 297, cite par Colette Braeckman, dans Terreur Africaine : Burundi, Rwanda, Zaïre :Les racines de la Violence, Fayard, 1996, pp. 294-295.

2. Colette Braeckman, Terreur Africaine…, op. cit., p. 295.3. Ibidem, citant le rapport OCDE, Lessons from the Rwanda Experience, p.295.4. Ibidem.5. Human Rights Watch, Rwanda-Zaire, réarmament dans l’impunité, le soutien international aux

perpétrateurs du genocide rwandais, Washington, Bruxelles, juillet 1995, cite par ColetteBraeckman, op.cit., p. 296.

6. Amnesty International, 13 juin 1995, cité par Colette Braeckman, op.cit., p. 296-297.

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CRIS EVEN

Réponse àRony Brauman

Le 12 février 2010, Rony Brauman, ancien directeur de MSF,accordait un entretien à Politis dans lequel il défendait lathèse d’un génocide sans “intention”. Le 17 février, interpelépar un lecteur, Justin Gahigi [voir ce numéro], il réitérait sonpoint de vue. Un autre lecteur attentif de Politis, Cris Even, luirépond à son tour.

I

« Des configurations successives qui déjouent la notion d’inten-tion... loin d’un programme d’extermination construit de longue date... »,écrit Brauman :• M. Cuingnet, responsable de la mission de coopération civile d’oc-tobre 1992 à septembre 1994 (devant la mission d’information par-lementaire sur le Rwanda) :« Si le président n’avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigan-tesques massacres... tout était prêt pour que le pouvoir reste aux extrémis-tes, dont on a évacué les responsables par le premier avion. » [Patrick deSaint-Exupéry : “Complice de l’Inavouable. La France au Rwanda.”,page 246-247.]

Une doctrine... nous [la France] permit d’at-teindre une rare efficacité, de transformer, dans

ce Rwanda qui nous hante, une intention degénocide en acte de génocide.”

[La doctrine, c’est celle de la guerre “révolution-naire”, “psychologique”, “totale”, issue de nosguerres coloniales – Indochine, Algérie...Complices de l’Inavouable, de Patrick deSaint-Exupéry, page 289.]

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• Agathe Habyarimana est parmi ces évacués d’urgence. Elle est lachef de l’Akazu (avec ses frères), le centre du pouvoir réel, où sontles extrémistes des extrémistes (les cerveaux du génocide). Ils trou-vaient le président trop mou, prêt à les trahir sur les accordsd’Arusha : « Suzanne [un témoin, qui vient présenter ses condoléancesjuste après la mort du président] avait été très choquée en arrivant surplace : au lieu de trouver une femme éplorée, elle a vu Agathe dicter autéléphone une liste de noms, des gens à éliminer... des opposants politi-ques, dont madame le Premier ministre qui sera assassinée quelques heu-res plus tard. » [XXI, avril 2010, page 47, Maria Malagardis.]• Avant le génocide, à Paris : Janvier 1992, Paul Dijoud (1), direc-teur des Affaires Africaines et Malgaches, reçoit Paul Kagame et luidit : « Si vous n’arrêtez pas les combats, vous ne retrouverez pas vos frè-res et vos familles, parce que tous auront été massacrés ! »• Après le génocide, au Zaïre : 18 juillet 1994, le général AugustinBizimungu, chef d’état-major des FAR replié à Goma, dit : « Le FPRrégnera sur un désert. » [Commentaire dans Le Monde, sur la création dunouveau gouvernement qui vient d’être formé à Kigali. “ Il s’agit claire-ment de ne laisser qu’un pays dévasté au FPR vainqueur...” [GérardPrunier : Rwanda, le Génocide, page 364.]

Politis n’a jamais autant écrit sur le génocide rwandais quedepuis qu’il nie la complicité de la France !! Après avoir dit lecontraire – bien que faiblement – pendant seize ans !• Politis s’est prosterné devant Védrine, le 9 juillet 2009 ( 6 pages :un “débat” truqué) (3). Mais Védrine a du mal à passer auprès de seslecteurs.• Donc, Politis cherche une “caution morale” chez Rony Brauman, le11 février 2010 (à nouveau 6 pages et un “dossier” ) : Politis donne laparole à un contradicteur, Raphaël Doridant, sans répondre aux argu-ments de Doridant ! Il lui est bien plus facile de “débattre” avecBrauman, puisqu’ils sont d’accord !!! • Enfin, Politis publie le courrier d’un lecteur complaisant, le 4 mars.Puis il trouve un autre lecteur, vrai contradicteur, le 25 mars. Celapermet de nouveau à Brauman d’affirmer sa vanité et ses mensonges,ne connaissant pas les faits ou en les “falsifiant”.

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II

“Les agissements des extrémistes... ne permettent pas de démontrerla réalité d’un “complot génocidaire” ancien dont la France serait com-plice...”, écrit Brauman :

Octobre 1992 : “ C’est alors vraisemblablement que le projet de génocideest esquissé ... On n’en est pas au stade de l’organisation. C’est encore leplan des extrémistes les plus exaltés du CDR et de l’Interhamwe. Mais àla fin 1992, pour les durs de l’Akazu, la “solution” réaliste à la questiondu partage du pouvoir passe par les massacres à grande échelle de la plu-part des Tutsi et des partisans reconnus de l’opposition hutu. Fin 1992, lesprotagonistes du futur génocide doublent les institutions officielles. LesFAR ont leurs sociétés secrètes, chaque parti extrémiste a sa milice et lesservices leurs escadrons de tueurs...” [Rwanda, le génocide, de GérardPrunier, pages 205-206]

Le 2 octobre 1992, Filip Reynjens organise une conférence depresse : il révèle l’existence du réseau “Réseau-Zéro”, calqué sur lesescadrons de la mort latino-américains.

“Cet escadron de la mort a pris part aux massacres de Bugasera,en mars 1992, et organisé plusieurs assassinats politiques.”

[Lire : Escadrons de la mort, l’École Française, de Marie-Monique Robin (3). C’est cette École Française qui a formé – à l’aide dufilm “La Bataille d’Alger” – les généraux assassins et tortionnaires latino-américains. Puis, plus tard, des militaires extrémistes rwandais, françaiset même belges qui se sont “illustrés” au Rwanda !]

Le 28 février 1993, “Marcel Debarge, ministre français de laCoopération demande aux partis d’oppositions de “faire front commun”avec le président Habyarimana contre le FPR... Cet appel, forcémentbasé sur la race, est presque un appel à la guerre raciale.” [Rwanda leGénocide, pages 216-217] C’est à la suite de cet appel qu’il se formeradans chaque parti une fraction Hutu Power !

III

“Attentat, dont tout démontre qu’il fut l’œuvre du FPR, voulu parKagamé qui, contrairement à l’interprétation grossière du juge Bruguière,n’en n’avait pas prédi ni calculé les conséquences”, écrit Brauman :

Ce qui est le plus “grossier”, chez Bruguiére (juge politique ?),c’est la conclusion même de son “enquête”, qui ne démontre juste-ment pas que l’attentat “fut l’œuvre du FPR” !

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Mais cela, Brauman s’en fout ou ne veut pas le savoir : il reprendsans broncher l’essentiel des thèses fumeuses et mensongères deBruguière !

[Voir ci-dessous l’analyse de Prunier. Et lire “Barril l’affreux”, parJ.P. Perrin, dans la revue “XXI “du mois d’avril 2010, qui poursuit l’en-quête commencée par Patrick de Saint Exupéry, dans “Complice del’Inavouable. La France au Rwanda.”] :

La thèse de Bruguière est celle des nazis hutus, défendue dèsavril 1994 par la voix du “mercenaire” et néanmoins “gendarme”Paul Barril, qui étaient à leur service. Pour cela, Barril a brandi unefausse boîte noire et s’est vanté de plein de choses (avoir des enregis-trements, des photos satellites...), qui se sont révélées être des men-songes par la suite !

Bruguière, dans son enquête, n’a jamais interrogé sérieusementBarril. Celui-ci est soupçonné de connaître les véritables auteurs del’attentat !!! De même, il n’a pas interrogé sérieusement le général deSaint-Quentin : il était sur place juste après l’attentat et n’aurait pasdû se trouver là – les militaires français étant censés avoir quitté leRwanda !

Par contre, Bruguière a accumulé faux témoignages (traduits parun espion proche des génocidaires, et dénoncés par les témoinsensuite...) et faux témoins (il se sont rétractés ensuite...)

La France a refusé de faire une enquête en 1994 (malgré lesdemandes des familles des pilotes et mécaniciens français)... Etl’ONU a été empêchée d’en faire une !

Les troupes de l’ONU étant interdites d’accès, la France et sescopains génocidaires étaient seuls sur les lieux. Une enquête sérieuseaurait pu être faite à chaud. Elle a attendu des années l’enquête bidonde Bruguière, reprenant les délires de son ami Barril, porte parole desgénocidaires. Et des Services français ???!!!!!

A) LES AFFIRMATIONS DE RONY BRAUMAN EN 2010, CONFRONTÉES ÀLUI-MÊME, À GÉRARD PRUNIER ET À PATRICK DE SAINT-ÉXUPÉRY (ETÀ... HERVÉ BRADOL ÉGALEMENT DE MÉDECINS SANS FRONTIÈRES ) :

Je pourrais le confronter à beaucoup d’autres dont je me sens plusproche (J.P. Gouteux, F.X. Verschave, mes amis de La NuitRwandaise... ). Mais j’ai choisi, moi, des personnalités dont “laconnaissance de la région et l’intégrité ne peuvent être mises encause”. Gérard Prunier faisait partie de la “Cellule de crise du

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Ministère de la Défense pendant Turquoise” ! Il était membre du P.S.,parti qui est à la pointe de la négation !!! Saint-Exupéry, lui aussi,était sur place. Prix Albert Londres, son sérieux a même été vantépar Bernard Langlois de chez Politis. Il écrivait dans Le Figaro. Ils sontpolitiquement très loin de moi, mais comme presque toute “la gau-che de la gauche” est négationniste !...

I ) “BRAUMAN N°1” CONTRE... “BRAUMAN N°2”.

1) “BRAUMAN N°1” AVAIT COMMIS TROIS ÉCRITS PASSÉS SUR LERWANDA (DE 1994 À 2000) REPRIS DANS UN LIVRE PARU RÉCEM-MENT, “HUMANITAIRE, DIPLOMATIE ET DROITS DE L’HOMME” :

En juin 1994, il écrivait :“ Il s’agit du mal absolu : un génocide, une entreprise de destruc-tion planifiée d’êtres humains, exterminés pour la simple raisonqu’ils sont ce qu’il sont... La réaction internationale a été simpleet classique : variations sur le thème des violences inter-éthni-ques... la France se décide à agir... Agir aujourd’hui au Rwanda,c’est interdire avec les moyens d’une armée, la continuation dugénocide. C’est libérer les populations... avant que ne s’achèveleur mise à mort. C’est préparer le jugement des bourreaux....L’opprobre que mérite la France pour son aide au régime cou-pable du carnage est une chose, et il faudra s’interroger sur le sou-tien appuyé... à une dictature de cet acabit... Mais l’urgence estailleurs. Il faut arrêter cette machine de mort...”

(Brauman soutient l’intervention de la France, puisque lesautres pays et l’ONU ne veulent pas y aller. Et il s’en prend auxhumanitaires, qui s’opposent à l’intervention de la France, étantdonnée, justement, son aide passée au “régime coupable du car-nage”.)

En septembre 1998, il écrit, en réponse à Marianne qui nie l’ap-pellation “génocide” :

“Et l’on apprend que le terme de génocide serait donc inappropriépour qualifier ce carnage. Pourtant ce sont exclusivement desorganisations liées au pouvoir – armée, gendarmerie, milices,administration territoriale – qui ont encadré le massacre... desmilliers de Rwandais tutsi qui avaient fui les pogromes de 1961-62... les descendants de ces réfugiés ont créé le FPR” et lancé“l’offensive victorieuse du FPR... Mais l’extermination méthodi-que des Tutsi – et de leurs “complices”, c’est-à-dire les opposants

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à la dictature rwandaise – a débuté avant cette offensive et s’estpoursuivie en parallèle avec les affrontements militaires. Cesassassinats en masse de civils désarmés ont été perpétrés selon unplan concerté et visaient tous les Tutsi du Rwanda.”

En août 2000, il écrit, avec deux “ négationnistes de la compli-cité française”, Stephen Smith et Claudine Vidal :

“les autorités... ont alors évoqué l’insécurité que faisaient pesersur le Rwanda des revanchards hutu, basés à l’extérieur du pays etsoutenus à l’intérieur, et n’attendant que l’occasion de paracheverle génocide......Le nouveau régime a dû combattre des thèses selon lesquelles lemassacre systématique des Tutsi en 1994 n’aurait pas été la réali-sation d’un plan conçu par un groupe ayant accaparé les com-mandes de l’État, mais la conséquence d’une réaction populaired’autodéfense dans le contexte de la guerre civile. Ce combatcontre une forme de négation du génocide et ses propagandistesétait et reste nécessaire......mais les responsables du nouveau pouvoir (le pouvoir lié auFPR et à Kagame) ont instrumentalisé le génocide pour caution-ner l’ensemble de leurs conduites... comme si les massacres dupassé pouvaient justifier les massacres du présent... c’est toujoursau nom de la Mémoire d’hier que l’on justifie les exactions d’au-jourd’hui...”

2) MAIS, “BRAUMAN N°2” ÉCRIT AUJOURD’HUI :

Politis, le 25 mars 2010 :“Le projet génocidaire a été celui d’une faction arrivée au pouvoirau prix du sang des dirigeants légitimes, dans le contexte d’uncoup d’état monté après l’attentat contre l’avion présidentiel.Attentat, dont tout démontre qu’il fut l’œuvre du FPR, voulu parKagamé qui, contrairement à l’interprétation grossière du jugeBruguière, n’en n’avait pas prédi ni calculé les conséquences.Loin de tout déroulement par étapes, loin d’un programme d’ex-termination construit de longue date, on est face à des configura-tions successives qui déjouent la notion d’intention......les discours et les agissements des extrêmistes tels ceux de laradio Mille-Collines ou de Kangura ne permettent pas de démon-trer la réalité d’un “complot génocidaire” ancien dont la Franceserait complice...”

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Politis, le 12 février (interviewé par Denis Sieffert) :“Gare à l’illusion d’une toute puissance française!” : “1990...L’intervention de la France, avec trois cent hommes sur le terrain,pour repousser le FPR, a alors réactivé un rêve de puissance...S’agissant de l’exfiltration... le Hutu Power n’avait sans doute pasbesoin de la France pour rallier le Zaïre. C’est là aussi surévaluerle rôle de la France que de penser qu’elle était indispensable ettoute puissante.”

Sieffert serait un journaliste honnête et non un “cireur depompe”, intéressé à faire ami-ami avec Védrine et Brauman, ildemanderait si les chefs du génocide, emmenés en France en avion,auraient pu le faire sans la France ? La France qui, en même temps,refusait même d’emmener des Tutsi en danger de mort. Même lesemployés tutsi de son Ambassade – qu’elle a laissés aux mains desassassins et tortionnaires du Hutu Power !?

De plus, Sieffert est au courant de cette complicité avec deschefs génocidaires, puisqu’il publie le nom de tous les génocidairesqui sont encore en France et toujours libres de poursuivre leur propa-gande raciste et meurtrière !

Brauman triche en parlant de “l’illusion de la puissance fran-çaise”. Et il accumule les contre-vérités :

D’un côté, il parle de l’illusion de puissance qu’a eu la Franced’elle-même. Et cette puissance est une réalité (et non illusion),puisqu’elle est suivie d’actes... Depuis les “indépendances”, depuis aumoins cinquante ans, la France a mis en place tous les dictateurs afri-cains et fait assassiner tous les vrais indépendantistes (massacres éth-niques, déjà, et assassinats ciblés !). Comment peut-on appeler cela“illusion” ?

D’un autre côté, il parle de l’illusion qu’auraient de la puissancede la France, ceux qui l’accusent d’avoir permis aux génocidaires des’enfuir au Zaïre. Et cette toute puissance n’est pas non plus une illu-sion, puisque c’est à la protection de l’armée française (qui avait unepuissance de feu disproportionnée pour une mission “humanitaire”)et grâce au refuge de sa “zone humanitaire sûre” !

En plus de tricher, Brauman dit des contre-vérités :Les tueurs étaient capables de massacrer un million de Tutsi et

Hutu démocratiques, mais pas de lutter avec l’armée adverse. Déjà,sans la France, ils auraient perdu la guerre devant le FPR en 1990. En1994, sans la France, ils auraient été vaincus définitivement et pré-sentés au TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) !

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Comment Brauman peut-il dire qu’une “entreprise de destructionplanifiée”, encadrée par “des organisations liées au pouvoir – armée, gen-darmerie, milices, administration territoriale –”, qui va assassiner unmillion de personnes en un temps record, s’est improvisée en un jour(juste après l’attentat contre le président Habyarimana) et “déjoue lanotion d’intention” ?

Que cette entreprise de destruction est “planifiée”... MAIS...qu’on est “loin d’un programme d’extermination construit de longuedate” ?!?

Qu’il y a eu “un plan conçu par un groupe ayant accaparé les com-mandes de l’État”, MAIS qu’il n’y a pas eu de “complot génocidaireancien” ??!!!

Que “les discours et agissements des réseaux extrémistes tels ceux dela Radio Mille-Collines ou de Kangura ne prouvent pas la réalité de cecomplot ancien” ! Alors que ces “médias du génocide” sont liés auxpartis extrémistes : le CDR et aux plus radicaux du MRND (le partidu président) !!!?

Avant le génocide, les “discours” des médias appelleront auxmassacres ethniques et aux assassinats politiques. Et cela sera traduiten “agissements” organisés par le MRND et le CDR ! Pendant legénocide, les “discours” donneront les noms de ceux que les respon-sables des “agissements” ne doivent pas oublier de torturer et assassi-ner !

Et, pour Brauman, cela ne prouve pas continuité, intentionancienne, ni plan prémédité !!!

BRAUMAN PARLE, EN 2000, D’UNE “FORME DE NÉGATION DUGÉNOCIDE”. CE QU’IL ÉCRIT EN 2010 EST UNE AUTRE“FORME DE NÉGATION DU GÉNOCIDE”

Il parle aussi de “l’interprétation grossière du juge Bruguière”. Son“interprétation” est différente, mais aussi “grossière” et aussi invrai-semblable que celle des Péan, Bruguière, etc... :

Brauman n’explique pas ce qui s’est passé au Rwanda. Il ne lesait pas et/ou ne veut pas le savoir. Il veut seulement arriver à laconclusion que la France n’est pas complice du génocide. Et il lie“complicité” de la France et “complot génocidaire ANCIEN” et INTEN-TIONNEL. Et là, il a raison : il est invraisemblable que la France ne soit

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pas complice si le génocide se préparait alors qu’elle était là et aidaitde tous les moyens possibles les massacreurs donc les futurs génoci-daires !!!

Mais hélas, il y a bien eu complot génocidaire ancien et laFrance a été complice du génocide et des génocidaires : avant, pen-dant (quand elle n’était pas là “officiellement”, mais elle avait laissédes hommes infiltrés, en civil ou en militaires...) et après le génocide.

Brauman ne fait qu’aménager les thèses “grossières” deBruguière, qu’il remplace par les thèses “grossières” de Brauman :

Pour Bruguière :• L’avion aurait été abattu par Kagame, qui savait qu’il y aurait géno-cide à la suite et qui donc a sacrifié peuple et famille pour le pouvoir.Il serait donc le seul responsable du génocide !• À cause de lui, il y aurait eu ensuite un ... “génocide spontané” (?!)du peuple, révolté par l’assassinat du président.

Pour Brauman :• L’avion aurait été abattu par Kagame, mais il n’en aurait “ pas cal-culé les conséquences” (!!!)• Il y aurait eu un coup d’État qui aurait permi d’organiser le géno-cide, sans intention ancienne, avec une administration pourtantprête à tous les niveaux (qui se serait créée et aurait encadré le géno-cide spontanément, sans préparation et intention ancienne !!!!!??)

Pour Brauman, comme pour Bruguière, il faut à tout prix quel’avion ait été abattu par Kagame. Mais pour lui, il est grossier dedire : donc Kagame, le chef Tutsi est responsable du génocide des...Tutsi.

Ce qui est indispensable, pour lui, c’est que l’avion n’ait pas étéabattu par les nazis hutu. Sans cela, il y aurait complot intentionneld’un génocide préparé dans les moindres détails avec complicité dela France. Ce qu’il ne veut pas. Mais :• Il est invraisemblable que Kagame n’ai pas connu les conséquencesd’un assassinat qui serait commis contre le président Habyarimana.(C’est bien pour cela qu’il n’a pas abattu l’avion !) : Tout le monde,sauf Brauman, connaissait les probabilités d’un génocide annoncé.

Kagame en avait même été “menacé” par Paul Dijoud (voir plushaut) : s’il n’arrêtait pas les combats, tous les Tutsi seraient massa-crés… Paul Dijoud s’est justifié ensuite : il l’avait “prévenu”, pasmenacé... Peu importe. Cela prouve que tout le monde, sauf

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Brauman, savait ce qui se préparait ! Et bien sûr l’attentat était unsignal plus parfait encore que la continuation de la guerre.

Si les assassins ont fait un coup d’État, c’est bien parce qu’ilsavaient l’“intention” de commettre un génocide !

Mais pour Brauman : ils se sont dit “Tiens, un avion abattu, et sion faisait un coup d’État”, puis après : “Tiens, on a le pouvoir, et si onfaisait un génocide”. C’est ce que Brauman appelle des “configurationssuccessives” qui “déjouent la notion d’intention” !

Brauman n’a aucune légitimité pour écrire ces aberrations quisont incohérentes par rapport à... lui-même. Et contradictoires auxfaits décrits par de nombreux témoins et analystes sérieux, eux, desévénements qui ont précédé et annoncé le génocide.

II PRUNIER CONTRE BRAUMAN

(Gérard Prunier faisait partie de la cellule de crise du Ministère de laDéfense lors de Turquoise. Et il la représentait sur place, au Rwanda,pendant Turquoise ! Il négociait avec les responsables du génocide etle FPR.) :

1) Faits prouvant qu’entre ce qui s’est passé avant le génocide (appelsau massacres ethniques, assassinats politiques et massacres ) et legénocide lui-même il n’y a pas que des “configuration successives” qui“déjouent la notion d’intention”. Mais bien “programme d’exterminationconstruit de longue date” :• Pages 205-208 : C’est alors vraisemblablement que le projet degénocide est esquissé dans les grandes lignes...• “le 2 octobre 1992... Filip Reyntjens organise une conférence depresse... il révèle l’existence du réseau “Réseau-Zéro”, “calqué sur lesescadrons de la mort latino-américains...”

“...Cet escadron de la mort, selon plusieurs témoignages, a prispart au massacres de Bugasera, en mars 1992, et organisé plusieursassassinats politiques. C’est un mélange de soldats détachés et demiliciens du MRND (le parti du président), équipés par l’armée...leurs dirigeants... l’akazu : les trois frères de Mme Habyarimana,Anatole Ntirivamunda, gendre du président, le colonel ElieSagatwa, secrétaire du président, son beau-frère, chef du G2, leservice de renseignement militaire, le commandant de la GP (laGarde Présidentielle et... Théoneste Bagosora (le “cerveau dugénocide”), chef de cabinet au Ministère de la Défense.”

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“ ...À court terme, le souci principal des extrémistes est d’arrêterla marche vers la paix dans le pays et à Arusha... le 15 novembre,le président va jusqu’à appeler le cessez-le-feu de juillet “un chif-fon de papier”... que le gouvernement n’est pas obligé de respec-ter......Le MRND (le parti du président) ne cesse de se contredire.D’un côté, il prétend soutenir les négociations de paix, et de l’au-tre, il sabote continuellement...”

• Page170-171 :“À mesure que les luttes politiques s’intensifient, d’autres massa-cres se déroulent dans la région de Bugesera, début mars 1992...Étant donné que ces massacres n’étaient pas des choses nouvelles,qu’ils devaient se reproduire, et qu’ils représentaient en miniatureles caractéristiques du génocide d’avril 1994, il n’est pas sans inté-rêt de s’arrêter pour comprendre leur fonctionnement...

• Point commun de tous ces massacres, ils sont précédés d’un mee-ting de “sensibilisation”, destiné à mettre les paysans locaux “dans lebon état d’esprit”, en leur enfonçant dans la tête qu’ils vont tuer desibyitsos, des collaborateurs réels ou potentiels de leur enneminuméro un, le FPR. Ces meetings sont toujours présidés par des auto-rités locales... il y a aussi une “personne importante”, venue de Kigali,qui “garantit à l’événement respectabilité et légitimité.”• Page 221 à 223 :

“ On commence à dresser des listes de ceux qui doivent mourir,parce qu’ils sont des “ traîtres au pays”. L’idée que le Présidentdevrait y figurer commence peut-être à être envisagée.Le 9 mars, le CDR, dans un communiqué très violent, condamnele cessez-le-feu : “M. Habyarimana a approuvé le contenu d’unaccord manifestement contraire au peuple rwandais... L’accord ducessez-le-feu de Dar-es-Salaam est un acte de haute trahison...”

2) POURQUOI CE SONT LES NAZIS HUTU QUI ONT ABATTU L’AVION DUPRÉSIDENT. RÔLE JOUÉ PAR PAUL BARRIL QUI, BIEN QUE “MERCER-NAIRE” MONTERA DE GRADE, DANS LA GENDARMERIE, APRÈS LE GÉNO-CIDE

(La mission d’information parlementaire s’arrangera pour ne jamaisfaire témoigner ce dernier... )

• Pages 264 à 287 (“La mort énigmatique du président”.)

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“ 1° le FPR n’a pas intérêt à tuer le président. Il a obtenu de bonsrésultats avec l’accord d’Arusha... Le président est déjà mort poli-tiquement... les difficultés ne viennent pas de lui mais des fac-tions “Power” des anciens partis... son assassinat risque d’êtresynonyme d’une reprise de la guerre civile, d’une possible inter-vention militaire de la France...2° Si le FPR envisageait de tuer le Président, il se préparerait àune offensive et ce n’est pas le cas. Le Falcon est abattu le soir du6 avril, sans aucune réaction du FPR. Les histoires qui disent lecontraire sont de pures inventions...”

“... dernière hypothèse, la plus probable : le président est tué parcertains akazu, désespérés, qui parient à quitte ou double sur la“solution finale” car ils craignent ou savent que le Président vafinalement se conformer au traité d’Arusha... L’attentat est tech-niquement simple, il suffit de trouver des manipulateurs expéri-mentés en missiles sol-air, d’où la vraisemblance des témoignagesocculaires sur la présence de Blancs...”“Paul Barril fait un étrange numéro d’acteur”, il présente unefausse boîte noire et raconte des choses incohérentes... (Voir aussiSaint-Exupéry, sur Barril, plus haut). “... les missiles fatals ont ététirés de la colline de Masaka”, “zone sous contrôle FPR”... la col-line de Masaka n’est pas sous contrôle FPR. Elle ne le sera queplusieurs semaines plus tard... Ces accusations infondées ne servi-raient qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues delui et capables de recruter des mercenaires blancs expérimentéspour un contrat d’assassinat...”

Le “juge” Bruguière ne fera que prendre la suite des thèses déli-rantes et du numéro d’acteur (ou de faussaire) de Barril. De nombreu-ses années après !! Quand il faudra à nouveau détourner l’attention(entre autre du livre de Saint-Exupéry). et quand il faudra empêcherBarril de témoigner devant la Mission d’information parlementaire5 !

Barril, lui, a déclaré s’être mis au service d’Habyarimana et desextrémistes, à la demande de De Grossouvre, qui rendait compte àMitterrand !!!

De Grossouvre a été “suicidé”, à l’Élysée, dans des conditionsinvraisemblables, le lendemain de l’assassinat du président rwandais.

“...L’argument le plus fort du lien entre l’assassinat et les massa-cres est que les uns succèdent à l’autre sans transition... : 20h30 :avion abattu. 21h15 : les barrages sont partout en ville et les mai-sons sont fouillées...”

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Les milices s’occupent, tout de suite après l’attentat, de tuer lesTutsi et la Garde Présidentielle d’assassiner les ministres, Hutudémocrates !!!

III ) PATRICK DE SAINT-ÉXUPÉRY CONTRE BRAUMAN

Où placer Brauman dans le spectre des positions négationnisteset révisionnistes ??? Patrick de Saint-Exupéry, dans la préface de“Complice de l’inavouable, la France au Rwanda” (réédition.), parledes trois positions négationnistes de la France officielle sur le géno-cide rwandais et la complicité de la France :

1) “La plus extrémiste, consiste à dire qu’il n’y a eu ni erreurs, nimaladresse, ni analyse insuffisante. Les responsables français ontété parfaits. Circulez, il n’y a rien à voir. Cette position a un portevoix : Pierre Péan. Péan n’y est jamais allé, mais il le sait, il en estconvaincu : les Tutsi ont été assassinés par... les Tutsi. Ceux-ci ontdéclenché l’enfer pour prendre le pouvoir... Un suicide calculé.Malgré son absurdité, Hubert Védrine a salué la démonstrationde Péan, tout comme de nombreux officiers et anciens responsa-bles.”2) “La deuxième est celle de Paul Quilès. Elle est apparemmentplus claire puisqu’elle admet qu’ “il y a des erreurs, des maladres-ses, des analyses insuffisantes de la situation”... Mais elle est inte-nable parce qu’elle s’arrête net.Védrine le sait bien, qui navigue entre Péan et Quilès. Admettredes “erreurs” sans conséquences n’est pas pour gêner l’ancienSecrétaire Général de l’Élysée qui de la “realpolitik” a fait uneprofession.Son alter-ego, Dominique de Villepin, non plus, qui tint en 2003le discours du double génocide ... “3)“La troisième est incarnée par Bernard Kouchner. Début 2008,il a déclaré à Kigali : Paris a commis non pas des “erreurs”, maisune faute politique.”

Saint-Exupéry fait part ensuite de la colère et des protestations,contre les déclarations de Kouchner, par les représentants des deuxautres positions. Mais il ne juge pas, lui-même, la position deKouchner. Pour moi, Kouchner est aussi négationiste de la compli-cité française : il ne parle pas de complicité de génocide et encoremoins de juger les coupables.

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Brauman approuve Védrine dans son interview à Politis. Il doitse placer, comme lui, entre Péan et Quilès. Mais peut-être sans le va-et-vient “védrinesque”, qui approuve tout et son contraire, dumoment que ça sème la confusion et que ça détourne de la vérité ?En fait Brauman, comme les autres, est obligé de “tordre” la véritépour aboutir à des conclusions préétablies : la France n’est pas com-plice. Les thèses “tordues” des autres ne lui plaisant pas, il enconstruit de nouvelles... toutes aussi tordues !!!

IV ) HERVÉ BRADOL CONTRE RONY BRAUMAN

Bradol était au Rwanda, contrairement à Brauman, pendant legénocide. [Voir Médecins sans frontières, la biographie, d’AnneValleys.]• Bradol dit (page 713 à 715) :

Je trouvais MSF insupportable à l’époque. Bien peu concevaientle concept même de génocide... Rony Brauman passait la main etconfiait ses fonctions à Biberson... Et moi j’insistais pour que nousémettions une analyse ferme : “Rendez-vous compte de ce qui sedéroule au Rwanda et des responsabilités que nous devons pren-dre...”

• 16 mai 1994, interview journal télévisé de TF1 :“ Qu’on arrête de nous décrire le Rwanda comme un ensemble detribus se massacrant. Je pense que cette présentation n’est pastout à fait anodine. Le rôle de la France dans ce pays et ses res-ponsabilitée sont écrasantes. Les gens qui massacrent aujourd’hui,qui mettent enœuvre cette politique planifiée et systématiqued’extermination, sont financés, entraînés et armés par la France.Et ça c’est quelque chose qui ne transparaît absolument pas en cemoment. On n’a entendu aucun responsable français condamnerclairement les auteurs du massacre. Et pourtant, ces gens sontbien connus de l’État français puisqu’ils sont équipés par celui-ci.”

• Aux conseillers de Mitterrand, qui reçoivent Bradol et Biberson :“ Ce qui nous intéresse, ce n’est pas vos leçons de géopolitique(on croirait qu’il parle à Védrine...), sur l’Afrique. On n’est passûrs que vos théories se terminent bien, et ça serait bien que vousvous en rendiez compte un jour. De toute façon, nous ne sommespas là pour polémiquer, mais pour vous dire : vous avez des amisà Kigali, ces amis sont bien en train d’exterminer les Rwandaistutsi. Nous supposons que vous avez une certaine influence sur

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eux. Pouvez-vous leur dire d’arrêter ?... Notre demande est si pres-sante que, se défaussant, Delaye nous rétorque qu’il n’arrive pas àles joindre au téléphone...” (!!!!!)

LES CONTRADICTIONS ET MENSONGES DE BRAUMAN.POURQUOI BRAUMAN NE DEMANDE-T-IL PAS DES COMPTES ÀLA FRANCE, COMME IL L’AVAIT DIT EN 1994 ?

“Il faudra s’interroger (après), sur le soutien appuyé (de la France)à une dictature de cet acabit... son aide à un régime coupable decarnage...”

Pourquoi, alors qu’en plus la France a fait l’inverse de ce qu’ildemandait : “Àrrêter le génocide.”, “préparer le jugement des bour-reaux.” ???

Brauman dit que ceux qui le traitent de négationniste, sontceux qui défendent Kagame. C’est complètement faux :• Nous défendons les victimes du génocide et la vérité. Et nous crai-gnons même qu’un accord de Kagame avec Sarko-Kouchner se fassesur le dos des rescapés et de la vérité de la Mémoire et de l’Histoire.Si Kagame est coupable de crimes vrais, prouvés, qu’il soit jugé.• Nous traitons de négationnistes ceux qui demandent des comptesà Kagame, sans en demander à la France. Et cela va de Péan, qui ditcarrément qu’il y a eu plus de mort hutus tués par le FPR que demorts tutsi tués par les nazis hutu, à Brauman qui refait aussil’Histoire – révisionnisme – de façon “grossière” (même si c’est moinsgrossier que Péan), pour nier la complicité de la France – négation-nisme.

Brauman serait moins traité de négationniste, si :• Grande gueule et “caution morale”, il demandait aujourd’hui trèsfort l’arrestation de tous les génocidaires qui sont en France. Politis,qui n’est pas à une contradiction près donne des noms. Est-ce quePolitis, journal militant, demande des arrestations ? Ou bien des assas-sins tortionnaires, qui continuent leur propagande en France, “cen’est pas très important”, comme dirait Mitterrand ???• Il demandait un action internationnale pour arrêter ceux qui conti-nuent leurs crimes au Congo !• Il demandait que la France réponde à l’ONU, quand l’ONU luidemande des comptes (avec numéros de téléphone, quand ceux duCongo communiquent avec ceux de France !).

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Un Génocide sans intention ? Le général Bizimungu, chefd’état-major des FAR replié à Goma, commente, le 18 juillet 1994,la nouvelle (un nouveau gouvernement est formé à Kigali.) : “Le FPRrègnera sur un désert.” C’était le but recherché, et annoncé. Donc ily avait... intention.

I) LA FRANCE N’A PAS ARRÊTÉ LE GÉNOCIDE, LE “MALABSOLU”, “LA MACHINE DE MORT”, COMME BRAUMAN L’AVAITDEMANDÉ EN JUIN 1994 :

1°) Gérard Prunier est alors sur place, du côté “Turquoise”. Il écrit(Rwanda : le Génocide, pages 348 à 350 ) :

“Les seuls Tutsi susceptibles d’être aidés par l’opération Turquoisesont ceux qui courent le moins de danger... Pour la multitude per-due dans la brousse, on ne peut pas grand chose... les autoritésorganisent encore des massacres... Lorsqu’ils trouvent des Tutsidans une cache, ils disent qu’il “reviendront demain”, parce qu’ilsmanquent de camions... en général à leurs retour, les Tutsi ren-contrés la veille sont morts... Il y a trop de véhicules blindés quine servent à rien et pas assez de camions.”

Sans doute que la France, derrière le prétexte humanitaire, étaitpartie en se disant qu’elle pourrait peut-être faire la guerre au FPR ??Et “l’intention” principale n’était sans doute pas de sauver les Tutsi !

Malgré le débroussaillage du général Mercier, il y a, à mon avis,des officiers extrémistes français, qui rêvent d’en découdre avec leFPR et de venir au secours de leurs vieux amis... Le colonelThibaut a déclaré qu’en cas d’affrontement avec le FPR, lesordres seraient : “Pas de quartier”.Les autorités du gouvernement de transition... essaient constam-ment de pousser les Français à un affrontement direct avec leFPR... D’immenses drapeaux tricolores sont partout, même sur lesvéhicules militaires des FAR... Un soldat français déclare : “ J’enai marre d’être acclamé par des assassins...”

2°) Patrick de Saint Exupéry, également sur place, écrit (Préface de“Complice de l’Inavouable”, pages 27 à 31. ) :

“ l’horreur à Bisesero... des centaines de rescapés sont pourchas-sés par les tueurs sur cette colline truffée de morts... la réalité estdramatique. Elle met en cause le commandement de Turquoise etles ordres opérationnels reçus. Elle rend aussi hommage, en ce casprécis, au courage et à l’honneur de soldats français qui ont, déli-bérément et en conscience, choisi de désobéir...”

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L’adjudant-chef Thierry Prungnaud, en a attesté en avril 2005(interview de Laure de Vulpian, France Culture) :

“On regardait, on voyait les gens qui se tiraient dessus, on disaittiens c’est les Tutsi qui zigouillent les Hutu. On avait ordre sur-tout de ne pas bouger, de ne rien faire... Tous les jours (pendant15 jours), on allait interviewer les gens qui nous parlaient deBisesero, de rebelles Tutsi armés jusqu’aux dents. Puis un jour, ona désobéi... Et c’est là qu’on a découvert le pot aux roses : 10000victimes avaient été tuées. Il en restait 800 dans un état lamen-table, qu’on a évacuées par hélicoptère...

...on s’est rendu compte qu’en fait c’étaient les Hutu qui tuaientles Tutsi, qui les massacraient tous les jours, tous les jours ...”

La volonté d’occulter ce qui s’est déroulé ces jours-là est indé-niable. Elle s’explique aisément. Bisesero est au cœur du problèmeposé par le Rwanda aux responsables français. Il suffit d’écouterPrungnaud qui, dans la même interview, reconnaît avoir formé,dans les années précédant le génocide, les tueurs qu’il verra à l’œu-vre en 1994.

– Est-ce que la Garde Présidentielle était comme un escadron dela mort au moment du génocide ?– Oui, parce qu’ils étaient vraiment bien entraînés et je pensequ’ils ont dû massacrer un maximum de personnes... Le grouped’intervention principalement, était craint parce qu’il avait étéentraîné par les Français... Les gens savaient de quoi ils étaientcapables... (De nombreux hommes quitteront l’armée aprèsTurquoise...)”

Mais Brauman, lui, n’est pas au courant de ce que la GardePrésidentielle, formée par la France avant le génocide, est capable !!Il ne sait pas non plus que la France avait fait croire à ses soldats etofficiers que c’étaient les Tutsi qui massacraient les nazis hutu !!!

Pourquoi après avoir écrit : “L’opprobre que mérite la France pourson aide au régime du carnage” et “il faudra s’interroger sur le soutienappuyé à une dictature de cet acabit”, pourquoi Brauman ne s’interroge-t-il plus ? Il n’y aurait plus “aide” ni “soutien appuyé”, peut-être ???

Malgré cette “aide” et ce “soutien appuyé”, qui faisaient douterles humanitaires, et beaucoup d’autres, de la qualification de laFrance à intervenir au Rwanda une nouvelle fois, Brauman soutenaitla France qui voulait agir. On verrait cela (l’interrogation sur le sou-tien de la France aux bourreaux), plus tard !

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Mais plus tard, Rony Brauman s’occupe surtout de nier la com-plicité de la France !! Il a insisté pour que l’on arrête “les bourreaux” ?Mais ces bourreaux ont, au contraire, été sauvés par la France, qui lesa aidés à s’enfuir au Zaïre, bien qu’ils prétendent qu’ils n’avaient pasbesoin de la France !! Ils avaient besoin de la France pour échapperau FPR !!!

II) LA FRANCE N’A PAS ARRÊTÉ LES BOURREAUX, POUR “PRÉ-PARER LEUR JUGEMENT”. ELLE LEUR A PERMIS DE FUIR, D’ÉVI-TER LE JUGEMENT ET DE CONTINUER LEUR PROPAGANDE ETLEURS ACTES D’ASSASSINS RACISTES, DE VIOLEURS ET DE TOR-TIONNAIRES :Brauman prétend qu’ils n’avaient pas besoin de la France, pour s’en-fuir au Zaïre. C’est faux :1°) Les lois internationales lui donnaient ordre de les arrêter. Secacher derrière des “ordres de missions”, pour ne pas le faire est mina-ble ! Les ordres de mission doivent, eux aussi se conformer aux loisinternationales. Mais, comme le montre Saint-Exupéry, les militairesfrançais étaient fêtés par les assassins et faisaient la fête avec eux. (Encadeau de bienvenue, pendant Turquoise, l’amiral Lanxade a reçu ducolonel Sartre : une plaque de bois en forme de Rwanda, avec commedécorations DES MACHETTES !) 2°) Sans elle, ils étaient incapables d’échapper au FPR :Les tueurs étaient capables de massacrer un million de Tutsi et Hutudémocratiques, mais pas de lutter avec l’armée adverse. Déjà, sans laFrance, ils auraient perdu la guerre devant le FPR en 1990. En 1994,sans la protection de la France, ils auraient été vaincus définitive-ment. Ou arrêtés si la France n’avait pas été hors les lois internatio-nales !3°) Est-ce que Brauman prétend aussi que les chefs du génocide(Mme Habyarimana et ses amis.) sont allés en France sans l’aide dela France ?!La France les a emmenés en avion, au début du génocide !! Alorsqu’elle abandonnait les Tutsi, y compris ceux de son ambassade, auxtueurs et aux tortionnaires !4°) Au Zaïre, génocidaires et militaires français continuent à paraderensemble. Et la France continue à fournir aux génocidaires : véhicu-les, armes, munitions...

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5°) Aujourd’hui encore la France vole toujours au secours des géno-cidaires (les grands chefs et les sous-fifres) :• La France n’arrête pas les génocidaires qui sont en France, malgréles loi internationales, qui lui en font obligation. Elle ne répond pasà l’ONU, quand elle lui demande des renseignements à propos desnuméros de téléphone de ces génocidaires qui sont appelés par d’au-tres, qui continuent d’assassiner au Congo !!!• “Le colonel Grégoire de Saint-Quentin a témoigné pour la défensedu major Ntabakuze... accusé de génocide, crime contre l’humanitéet crime de guerre... condamné à prison à vie.” [Complice del’Inavouable.]• Les généraux Lafourcade, Rosier et Sartre et Maurin ont témoignéégalement pour d’autres hauts gradés militaires accusés de génocide(dont Bagosora, le “cerveau du génocide”, passé par... l’École deGuerre de Paris !! ).6°) La logique de tout cela est d’ailleurs avouée par… Balladur, quisouligne, (courrier en 1998) : “ Il n’était pas question aux yeux deMitterrand de châtier les auteurs du génocide.” !!!!! Cela ne dégaged’ailleurs pas Balladur de ses propres responsabilités !!

III) DE 1994 À 2010, BRAUMAN, BIZARREMENT, CHANGE DUTOUT AU TOUT, SUR L’URGENCE ET LA GRAVITÉ D’UN GÉNO-CIDE :En 1994, il engueule les “humanitaires” qui tergiversent : il faut yaller, on réfléchira après ! En 2010, on aurait pu sauver de la mort etde la torture un million d’hommes, femmes et enfants. Mais, il fautd’abord réfléchir à la suite !!!!! • En 2010 :

“Des généraux estiment qu’il aurait fallu cinq mille soldats bienentraînés, et cela en une dizaine de jours, pour arrêter les massa-cres. Soit. Mais ensuite, que se serait-il passé ? Quel régime detutelle aurait désarmé les forces en présence ?” etc. etc.

• En 1994 :“Il faut arrêter cette machine de mort. On n’a pas le temps deréfléchir, on verra après pour le reste. La France doit y aller, leshumanitaires sont des cons de douter d’elle. [Et pourtant, vu cequ’elle a fait pendant Turquoise, ils avaient raison : elle n’a pas “pré-paré le jugement des bourreaux”, elle a fait la fête avec eux, elle les ontaidés à fuir. Et au Zaïre et en France, elle continue à les aider. Et elleles a aide encore aujourd’hui... ]

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IV ) BRAUMAN SE FOUT CARRÉMENT DE LA GUEULE DUMONDE, EN COMPARANT CE QUI N’EST PAS COMPARABLE, ENSE CONTENTANT D’ALIGNER DES THÈSES INTELLECTUELLES,SANS LES COMPARER AUX FAITS, SANS CHERCHER LES CAUSES :

1) le 17 février 2010, dans son interview à Politis, il dit :“Le reproche (d’avoir reçu des membres du gouvernement intéri-maire responsable du génocide) adressé à la France, on peutl’adresser aux pays africains, la Tanzanie, le Zaïre. Les NationsUnies aussi continuaient à reconnaître les représentants du HutuPower.”

• Il cite deux pays africains, dont celui de Mobutu, que la France a“ressuscité”, pour être au Rwanda son complice et celui des assassins !Mais la France est la seule à avoir, en plein génocide, reçu, aux plushaut niveau, les plus grands organisateurs du génocide. Et à avoir, enplus, continué à leur fournir des armes, avec l’aide de l’Égypte et de...l’Afrique du Sud !• Ni les USA, ni les pays européens, autres que la France, n’ontreconnu le gouvernement des assassins et tortionnaires !• La France les a continuellement reçus. Le général Huchon étaitcontinuellement en contact – pendant le génocide –, avec les chefsdes assassins (téléphones cellulaires fournis). Et la France a continuéà leur fournir des armes, même après, pendant l’Opération Turquoise,alors qu’elle était chargée de faire respecter l’embargo !!• Et à l’ONU, comme ce sont les magouilles de la France qui sont àl’œuvre. D’ailleurs, si la France s’est fait complice d’un génocide,soit-disant pour s’opposer aux anglo-saxons, les USA et la GrandeBretagne l’ont complètement laissé faire. Ils ont été presque aussihorribles que la France dans cette histoire.

Mais il y a quand même loin de l’indifférence à la complicité !!Tous les pays et l’ONU ont été complètement inactifs, pour se

porter au secours des victimes !!! Mais seule la France et le Zaïre ontété actifs pour soutenir jusqu’au bout, les assassins-tortionnaires !!!Et ensuite ceux-ci se mettront au service de Mobutu. Mais Braumann’est pas au courant, bien sûr...2) En juin 1994, il a écrit :

“ La réaction internationale a été simple et classique : variationssur le thème des violences inter-éthniques...”

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Brauman oublie de dire que les plus obstinés à travestir, àl’ONU, la réalité de ce qui se passe au Rwanda, donc à parler de “vio-lences inter-ethniques” sont :• La France, membre permanent du Conseil de Sécurité.• Le représentant du gouvernement génocidaire, le Rwanda étantalors membre non permanent du Conseil !!!• Et tous les représentants africains à l’ONU, faisant partie du “ pré-carré” français.

V) BRAUMAN DÉNONCE LES CRIMES DU FPR ET PAS CEUX DELA FRANCE, NI LA SITUATION QUE LA FRANCE A CRÉÉE,JUSQU’À AUJOURD’HUI ! ET, DE PLUS, IL FAIT COMME S’ILCOMPARAIT LE NOUVEAU POUVOIR RWANDAIS… À ISRAËL !

1) Brauman a écrit, en 2000 :“...mais les responsables du nouveau pouvoir (le pouvoir lié auFPR et à Kagame) ont instrumentalisé le génocide pour caution-ner l’ensemble de leurs conduites... comme si les massacres dupassé pouvaient justifier les massacres du présent... c’est toujoursau nom de la Mémoire d’hier que l’on justifie les exactions d’au-jourd’hui .”

Brauman serait plus crédible s’il avait parallèlement demandédes comptes à la France, comme il avait dit en 1994, qu’il faudrait lefaire :• Pour avant le génocide :

“il faudra s’interroger sur le soutien appuyé de la France à une dic-tature de cet acabit... son aide au régime coupable de carnage...”

• Et pour après, ne pas avoir “arrêté le génocide” et “les bourreaux” et“préparé leur jugement, comme il l’avait demandé également.

Et s’il tenait plus compte de la situation créée par la France,dans les difficultés auxquelles doit se heurter le nouveau pouvoir :

N’y a-t-il pas eu de bavures, en France en 1945 ? Que se serait-il passé si les nazis allemands avaient été sauvés par un grand pays(les américains par exemple) et emmenés à ses portes (en Belgiquepar exemple, mais qui serait un pays immense et instable) ?

Mais Brauman et de nombreux autres blanchissent la France detoutes ses responsabilités et, en même temps, accusent le FPR despires crimes. Même pour certains (Barril, Péan, Bruguière... ) les cri-mes commis par les nazis hutus, sont le fait du FPR !! ...

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Et, quand il y a vraiment eu crime du FPR, c’est encore la situa-tion créée par la France, soutenue par de très nombreux négationnis-tes, qui leur donne des prétextes pour les accomplir. Si tous les géno-cidaires avaient été arrêtés, et non pas emmenés en France et auZaïre, on aurait clairement vu s’il y avait crime du FPR ou pas.

Si aujourd’hui Brauman, et Politis, demandaient vraiment l’ar-restation des criminels qui sont en France (et au Congo), ils seraientplus crédibles quand ils dénoncent le pouvoir en place aujourd’hui auRwanda...

2) Chez Brauman, comme chez Politis, cela semble lié au conflitisraélo-palestinien :

“C’est toujours au nom de la mémoire d’hier que l’on justifie lesexactions d’aujourd’hui... comme si les massacres du passé pou-vaient justifier les massacres du présent”`

Mais Israël s’est construit dans un pays qui n’était pas le sien etil n’a pas à ses portes les nazis allemands soutenus par une grandepuissance. La France a emmené les nazis hutu au Congo et en Franceet elle continue aujourd’hui encore à les soutenir !!!

J’estimais Brauman pour sa condamnation de la politique israé-lienne. Mais sa comparaison avec ce qui s’est passé au Rwanda, estcriminelle :• Déjà les nazis avaient inventé que les Tutsi n’étaient pas desAfricains, mais des sémites venus d’ailleurs. Et les écrits d’Hitler setrouvaient dans la bibliothèque d’Habyarimana et de son prédéces-seur.• Octobre 1994 :

“Il (Bagosora, le “cerveau du génocide”) annonce son intentionde fomenter des troubles à l’intérieur du Rwanda, en coordina-tion avec ses opérations de guérilla, “à la manière de l’intifadamenée par les Palestiniens”.

Les Français envisagent cette perspective avec satisfaction...Bruno Delaye, conseiller spécial pour l’Afrique de Miterrand, déclareà un journaliste :

“Nous n’inviterons pas les nouvelles autorités rwandaises au pro-chain sommet franco-africain. Elles sont trop controversées. Sanscompter qu’elles vont s’effondrer d’une minute à l’autre.”

[Rwanda, le génocide, page 376] Pas complice la France !!!??

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Et, comme Politis, Brauman approuve Védrine en tout. Védrinedont Bernard Langlois, de Politis, avait dit qu’il était un complice dugénocide Rwandais, mais que c’était un grand géopoliticien, qui “nese prosternait pas devant Israël” !

Védrine, dont le nom est sur la couverture de “Complices del’Inavouable”, justement en temps que complice du génocide rwan-dais. Et Langlois avait recommandé de lire ce livre de Patrick deSaint-Exupéry ! Patrick de Saint Exupéry qui classe Péan comme lepire des négationnistes ! Alors que Langlois défend mordicus son amiPéan, parce qu’il a été traité comme lui d’antisémite !

Pauvre Politis qui ne sait plus qui il est, et qui sacrifie les resca-pés du génocide à sa petite guéguerre avec les Finkelkraut,Glucksman, Bernard-Henri Lévy...

Que va faire Brauman dans cette galère : les défenseurs de laFrance qui massacre en Afrique contre les défenseurs d’Israël quimassacre en Palestine ?! n

(*) En plus de Complice de l’Inavouable, lire : Escadrons de la mort.L’École française, de Marie-Monique Robin, et Une Guerre Noire.Enquête sur les origines du génocide rwandais de Gabriel Périès et DavidServenay.

1. Kagame a ressenti cela comme une menace. Paul Dijoud n’a pas nié son propos, mais a pré-tendu qu’il avait seulement “prévenu” Kagame. Cela prouve de toute façon qu’il était aucourant des projets de génocide. Et qu’ils ne sont pas apparus magiquement, comme le ditBrauman, après l’attentat contre l’avion présidentiel.

2. Falsificateur, Brauman ? C’est Justin Gahigi qui se pose la question, dans Politis -25 mars2010 : Je réponds : oui. Parce que Brauman n’est pas n’importe qui, et il s’est forcément ren-seigné avant de parler sur un sujet aussi grave. Or, il émet de nombreux mensonges sansarguments réels, et pire comme si cela était incontestable pour tout le monde (pire, encoreil fait semblant d’être moins “grossier” que certains, donc plus nuancé et plus crédible, alorsque ce qu’il dit mène aux mêmes conclusions que les théories des Bruguière, Péan, Barril :

• “Attentat dont tout indique qu’il fut l’œuvre du FPR.” : Un autre menteur, le GénéralQuesnot, comme “preuve” que le FPR a fait l’attentat du 6 avril, dit “la rébellion rwan-daise” “était déjà en position de combat” “le 6 avril”. FAUX, “L’ordre de conduite N°2...signale le démarrage de l’offensive le 10 avril dans l’après-midi...” Par contre les nazis hutuétait au travail dès le 6 avril au soir !!... (Mission d’information parlementaire,“L’Inavouable”, page 258.)

• “La France a pris parti dans cette guerre, dont elle a cherché à être l’arbitre.” FAUX, LaFrance n’a jamais été arbitre, elle a toujours été derrière le Hutu Power : Habyarimana,d’abord, les plus extrémistes ensuite. Elle les reçoit à l’Élysée et leur fournit des armes,même pendant et après le génocide !!!

• “Les accords d’Arusha, patronnés par la France... qu’une vitrine derrière laquelle les radi-

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caux, FPR inclus, préparaient l’affrontement...” FAUX : La France n’a pas patronné lesaccords d’Arusha. Et là encore, elle fut derrière Habyarimana et les plus radicaux. Seulel’opposition démocratique a défendu les accords !!! Pour les extrémistes, ces accords étaientinacceptables et ils ont organisé des massacres pour les saboter ! Habyarimana n’a pas cesséde magouiller entre démocrates et extrémistes, jusqu’a traiter l’accord de “chiffon depapier”. La France n’a pas retiré son armée, comme le demandaient les accords. Et face àtout ce bordel dans lequel des Tutsi étaient massacrés, le FPR a dû réagir. (Lire aussi RoméoDallaire, qui, lui, essayait désespérément, pour l’ONU, de faire appliquer les accords : “J’aiserré la main du diable”.) Alors oui, Brauman est un falsificateur : il énonce des mensonge,comme si c’était des faits et qu’en plus tout le monde était d’accord !

3. Politis, sous prétexte de “débat”, et d’interview exclusive, offre quatre pages en début de jour-nal à Védrine. Celui-ci répète ce qu’il rabâche, dit et redit partout depuis quinze ans : “LaFrance n’est pas complice et je n’avais aucun pouvoir.” Il était le secrétaire de Mitterrand !Mais on ne sait jamais, si un jour la France était jugée complice... Denis Sieffert se ditconvaincu sans avoir entendu l’opinion du contradicteur de Védrine : Serge Farnel. Celui-ci n’aura droit qu’à trois pages quinze jours après et sera ignoré complètement par Sieffert !Quant aux lecteurs mécontents, ils devront attendre un mois et seront pareillement igno-rés par Sieffert !

4. Bizarrement, Paul Dijoud sera nommé, après le génocide, Ambassadeur de France enArgentine, pays où Marie-Monique Robin enquêtera principalement pour “Escadrons de laMort, l’École Française”. Elle a failli avertir l’ambassade : un ami lui a dit : “Surtout pas,Dijoud est cul et chemise avec les colonels argentins !” Y’a pas de hasard...

5. Barril pouvait ne pas répondre aux députés, qui d’ailleurs ne tenaient surtout pas à l’enten-dre, parce que :

• Le judiciaire a priorité, d’où l’ouverture de l’“enquête” du juge Bruguière, à base de faux-témoins et de faux témoignages (un autre “juge anti-terroriste” a commis aussi ce genre demagouilles, dans l’affaire de Tarnac).

• Certains députés, dont Jean-Claude Lefort, avait demandé une “Commission d’enquête par-lementaire”, bien plus contraignante (pour les témoins entre autres) qu’une “Mission d’in-formation”. Mais Quilès et ses copains ont refusé !! Lefort, vice-président de la Mission arefusé de signer le rapport final (contre l’avis de son parti, le PCF). Hubert Védrine parlede “soldats perdus”, s’il y avait des complicités de génocide par des Français (on ne saitjamais...). Pense-t-il à Barril, qui était mercenaire ? Mais aux ordres de Grossouvre etMitterrand !! Mais qui a eu une promotion dans... la gendarmerie, après le génocide !!!

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Nous avons publié dans les pages précédentes un article de Cris Even surRony Brauman. À l’origine l’intention était de publier plus extensivementla corresponsdance de Cris Even avec Bernard Langlois et Denis Sieffert,de Politis et d’autres. Cris Even, longtemps fidèle soutien de Politis, et cor-respondant de ce journal à Versailles, membre actif de l’association des“amis de Politis”, se sera particulièrement scandalisé ces dernières annéesdu traitement de la question rwandaise dans ce journal. Ses polémiques,auxquelles nous faisions déjà allusion l’année dernière, l’ont mêmeconduit à offrir un exemplaire de numéro 3 de La Nuit rwandaise. Ceciaura produit son effet, puisque quelques temps plus tard, Politis invitaitHubert Védrine, Denis Sieffert l’interviewant avec en référence La Nuitrwandaise où il semble bien qu’il ait trouvé l’inspiration des quelquesquestions dérangeantes posées à l’ancien bras droit de FrançoisMitterrand du temps du génocide. Nous sommes désolés de constater queVédrine aurait été plus convainquant que nous... Quelques mois plus tard,l’hebdomadaire d’extrême-gauche récidivait, vace un dossier négation-niste de plus, s’appuyant cette fois sur les élucubrations d’AndréGuichaoua, reprises par Rony Brauman. C’est donc la réponse à ce der-nier que nous avons donc choisi de publier. En chemin, Cris Even avaitinterrogé Bernard Langlois sur sa collaboration à Krisis, la revue “théori-que” de la Nouvelle droite. Bernard Langlois reconnaissait sa participationà cette revue, évoquant que cela pourrait même se reproduire, et que sondirecteur, Alain de Benoist, serait charmant. Je suis alors intervenu, danscette correspondance collective, avec la lettre ci-dessous :

Ce débat est un peu étonnant. Bernard Langlois trouve Alain deBenoist charmant. C’est son droit, et c’est même bien probablequ’il le soit – et plus encore charmeur. Cela n’enlève rien au faitque c’est le principal penseur de l’extrême-droite, et qu’il peutmême aujourd’hui s’enorgueillir de remplir cette fonction depuisplus de quarante ans. Que la stratégie de cette extrême-droiteconsiste précisément, depuis tout ce temps, à séduire autant quefaire se peut l’extrême-gauche, est un phénomène intéressant surlequel un journaliste comme Bernard Langlois et un journalcomme Politis gagneraient à se pencher. On attend le grand dos-sier de cet hebdomadaire sur la Nouvelle droite et l’extraordinaireopération politico-idéologique que celle-ci entreprend depuis mai68. Rappelons qu’en ce lointain début des années 70 les valeursde l’extrême-droite étaient largement déconsidérées – et qu’onpouvait parler d’une quasi hégémonie de la gauche et de l’ex-trême-gauche dans le champ idéologique. Quelques décenniesplus tard, les succès du lepénisme et l’apparition du sarkozysme“sans complexes” montrent combien de chemin a été parcouru.Mais plus encore le fait qu’un auteur comme Carl Schmitt, idéo-logue du nazisme, ait pu rencontrer de l’intérêt à gauche ou à l’ex-

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trême-gauche, comme le fait qu’un Alain de Benoist voie ledirecteur d’un journal d’extrême-gauche se revendiquer de sonamitié, montrent bien à quel point l’entreprise de la Nouvelledroite peut être considérée comme un succès. Ce phénomènemérite certainement d’être étudié – et dénoncé, au moins pour ladimension strictement manipulatrice de ce travail idéologique.C’est ce à quoi un journal comme Politis pourrait utilement seconsacrer. À moins qu’il entende exclusivement se faire l’apôtredes politiques néo-coloniales criminelles – comme il a quelquessemaines en interviewant complaisamment Hubert Védrine ausujet du Rwanda –, ou des valeurs restaurées de l’extrême-droitefrançaise – en affichant sa sympathie pour leur promoteur.Il faut choisir.

Un des correspondants de cette mailing-list assez large dont Cris Evenavait pris l’initiative, répondra qu’il était scandalisé de me voir évoquerCarl Schmitt, tel Bernard-Henri Lévy dénonçant le même phénomène – cedont je ne m’étais avisé, ne regardant jamais la télé. J’ai, du coup, entaméune étude plus rapprochée de l’œuvre de Schmitt, dont la critique systé-matique mériterait d’être faite.Il se trouve que les concepts de l’idéologue nazi sont plus qu’en vogue,particulièrement en ces temps de sarko-fascisme. Plus intéressant encorele fait, mis à jour à l’occasion de cette recherche, que l’idée centrale deCarl Schmitt, la distinction ami/ennemi, est la matrice de la théorie de laguerre révolutionnaire, dont on découvre progressivement combien ellepréside non seulement à la guerre sur des théatres extérieurs, mais à lagestion du politique de manière générale.Ainsi, la nuit rwandaise est partout. Loin d’être un terrible accident de lapolitique étrangère française – une “erreur” –, le génocide des Tutsi s’ins-crit dans une philosophie de l’État qui s’est imposée depuis cinquante ansdans tous les domaines, et pas seulement en France, mais bien planétaire-ment. On trouve la des pistes pour éclairer le mystère de la complaisancede tous les États envers le crime français. Le drame du Rwanda permetainsi d’éclairer bien des facettes de la barbarie contemporaine.C’est de toute urgence qu’il importe de comprendre, sans détour, etjusqu’à ses ultimes conséquences, la pensée criminelle qui a pu faire tantde mal au pays des Mille collines. On finit par se rendre compte, peu àpeu, de comment l’impensable est effectivement pensé. Et comment de telscrimes, loin de se produire par hasard, son le résultat d’une léaborationcomplexe – et non moins monstrueuse.En guise d’introduction à des travaux nécessaires à venir, nous publionsdonc ci-après quelques aperçus sur la pensée de Carl Schmitt, un penseurqui aura dramatiquement marqué son époque.

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MICHEL SITBON

Carl Schmitt

C’est intéressant, Carl Schmitt. Je l’avais jusque-là évité, mais voilàqu’on me traite de BHL (dans des polémiques sur internet autour ducas de Politis), alors j’ai sorti de ma bibliothèque La notion de politique,suivi de La théorie du partisan, paru en 1963, édité par Raymond Arondans la collection qu’il dirigeait chez Calmann-Lévy, Liberté de l’esprit.

Pour une première réédition en 1972, le livre sera agrémentéd’une préface de Julien Freund, distingué politologue (de droite).Ainsi se poursuivait la Collaboration… Après-guerre, les intellec-tuels allemands trop compromis dans l’aventure du nazisme – Schmittcomme Heidegger – pouvaient compter sur des intellectuels françaispour leur rendre leur légitimité – leur droit de cité pourrait-on dire.

Faut-il s’en plaindre? Heidegger était un remarquable philoso-phe – le plus brillant disciple de Husserl. Et Schmitt ? Un des plusimpressionants penseurs politiques du XXème siècle. Ce n’est pas rien.On comprend que la droite ait eu du mal à renoncer à ses lumières.

Et que trouve-t-on donc chez Schmitt ?Ces deux livres réunis en un volume, réédité en poche dans la

collection Champs de Flammarion en 1992, datent, le premier – Lanotion du politique – de 1932, le deuxième – La théorie du partisan – de1962. Il semble que la traduction de ce dernier sera entreprise aussi-tôt, puisque dès 1963 donc, on disposait d’une version française agré-mentée d’une élégante préface qui permettait d’en savoir plus, puis-que Julien Freund y rendait compte de ses entretiens avec l’auteur –auxquels Schmitt fait lui-même référence dans son texte.

1932 : on est à la veille de la prise du pouvoir par un certainAdolf Hitler, en Allemagne.

1962 : la guerre d’Algérie se termine, et la « guerre révolu-tionnaire », concept schmittien par excellence, s’y est déployée dansles grandes largeurs.

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En résumé, il n’est pas exagéré de dire que la pensée de Schmittdomine ces deux épisodes – et les inspire. Ainsi, Schmitt est précieuxparce qu’il nous permet de faire le pont entre ces deux temps forts dela pensée fasciste au XXème siècle.

Quant à la guerre révolutionnaire proprement dite, on peutobserver que cette théorie élaborée par le colonel Lacheroy dans lesannées 50 sert aussi aujourd’hui en… politique intérieure, ainsi quel’explique Mathieu Rigouste dans son livre, L’ennemi intérieur, paruchez La Découverte l’année dernière. Dimension avouée dans le der-nier Livre blanc de la défense, datant également de 2009, intitulé pourla première fois Livre blanc de la défense et de la sécurité intérieure.Ainsi, cette doctrine politico-militaire prend de plus en plus sadimension politique stricto-sensu, à mesure que l’on enregistre laforte dérive autoritaire de l’État contemporain.

Rappelons qu’après avoir structuré la pensée militaire au longdes douloureux épisodes de la « décolonisation », en Indochine,puis en Algérie – comme au Cameroun et ailleurs –, la théorie ditela « guerre révolutionnaire » a servi aussi bien pour les américainsau Vietnam que pour les dictatures des années 70 en Amériquelatine, ou pour les conflits d’aujourd’hui en Irak ou en Afghanistan…Sans oublier le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994…

On accède ainsi à une histoire complète du fascisme, sous tou-tes ses diverses manifestations.

Ce n’est pas rien.Mais revenons un instant au texte.On peut remercier d’abord son préfacier, Julien Freund, de ne

pas contourner l’obstacle des compromissions pro-nazies de l’auteur.Ni même de sa propre compromission à l’heure d’écrire une

telle préface… « Sachons être suspect », dit-il pour commencer…Octobre 1971 : Freund écrit à l’heure où la pensée soixante-

huitarde, faite de marxisme et de « structuralisme », est en positionde force. Il s’en plaint. « Vous n’êtes pas satisfait de l’explication jargon-nante par la lutte des classes, l’aliénation et la distinction entre la structureet la superstructure… » « On vous fera grief de vos analyses les mieuxfondées… et l’on essayera de démontrer qu’elles ont une source idéologi-que souterraine, dont vous n’avez pas conscience ou dont vous ne voulezpas prendre conscience… » « Vous êtes le jouet de déterminations socia-les de classe… » On sent à toutes les lignes la rage du professeurcontre ses étudiants gauchistes.

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Présenter Carl Schmitt, « c’est devenir suspect ». « N’est-il paslui-même un homme suspect ? » « Aussi a-t-on pris l’habitude de jugerson œuvre non pour elle-même, mais d’après les fautes que l’on impute àl’homme. » Des œuvres que « le plus souvent » on ne lit pas parcequ’on condamne « d’emblée leur auteur ». Ainsi, Freund se scanda-lise qu’un ouvrage de Schmitt sur le concept de dictature ait pu êtretraité de « pamphlet ». Mais il ne semble pas si scandalisé par lepoint de vue de Schmitt, sympathisant avec le principe d’un gouver-nement autoritaire.

Contre le traité de Versailles «mais aussi contre l’État weimarienqui en avait accepté les clauses », Schmitt avait adopté « une position dure», reconnaît porutant Julien Freund. Après avoir théorisé la dictaturedonc, dès 1921, Schmitt se signalera par divers écrits, pour la plupartjamais traduits en français, à l’exception d’un Légalité et légitimité,datant de 1932 comme cette Notion du politique. Comme pourannoncer l’heureux avènement du nazisme, quoiqu’en dise Freund.

Et après ? « Carl Schmitt fit dans diverses études et articles la théo-rie du nouveau pouvoir sous tous ses aspects, y compris l’antisémitisme. »En effet, théoricien des lois de Nuremberg comme du führerprinzip,les apports de Schmitt ne seront pas de peu de conséquences. Il auraitfini par avoir des ennuis, en 1936 – et avoir besoin de la protectionde Goering…

« Désormais son activité restera purement universitaire », ditFreund. Et avant ? N’était-ce pas en tant qu’universitaire qu’il four-bissait les concepts de national-socialisme ?

Après-guerre, la « notoriété » de Schmitt « lui valut de devenir lebouc émissaire des juristes allemands ». Bouc émissaire ? N’était-ildonc pas fondé de s’en prendre au principal d’entre eux – à celui quiavait osé le coup de force conceptuel offrant nazisme une « légiti-mité »? Il bénéficia toutefois d’un non lieu. (On voit bien là les limi-tes du droit pénal : Schmitt a théorisé l’État raciste et autoritaire,justifiant une infinité de crimes, mais dans quelle catégorie faut-ilmettre un crime de la pensée ?)

Julien Freund témoigne de combien d’hostilité peut susciter « lasimple évocation » du nom de Carl Schmitt. « C’est ce qui arrive àtout auteur qui essaye d’analyser phénoménologiquement la politique,indépendamment de tout a priori moral ». Rappelons au passage que la« phénoménologie », c’est la théorie d’Edmond Husserl, propagée parMartin Heidegger. Et la suspension de « tout a priori moral », la mar-que de fabrique du nazisme.

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Le malheureux phénoménologue devra « prendre en charge »« l’animosité et la suspicion de la part des partisans d’une politique idéaleou idéologique »… Loin de tout idéalisme, le nazi ? Julien Freund estobligé de reconnaître que « le cas de Carl Schmitt est cependant plusembarassant en raison de son attitude lors des premiers temps du régimenazi et de certains articles de la même période qui critiquent les juifs »…

C’est en témoin direct que Julien Freund s’exprime, ayantconnu Schmitt, et s’étant entretenu avec lui sur « cette périodecontestée de son existence ». Il peut ainsi nous expliquer commentSchmitt se refusait à toute tentative de « justification ». Il ne voulaitpas risquer de se trouver emporté dans des « polémiques stériles ». Ense « retirant dans le silence », Schmitt aurait « assumé ses responsabi-lités ». D’un entretien publié en 1970, Freund extrait cette phrase :Schmitt voulait bien admettre qu’« il a commis un péché et puis fini ».

Un « péché » ? Voilà un concept bien « moral » – bien peu« phénoménologique » pour le coup. Or, ce qui nous intéresse dunazisme, ce n’est pas de savoir qu’il « péchait » – information assu-rément « stérile ». Bien sûr que la barbarie des camps d’extermina-tion est une saloperie sans nom. Mais cette affirmation est tautologi-que. Le mal, c’est mal… À l’heure de se confronter au théoricien dusystème qui a engendré cette densité d’horreur, on aimerait juste-ment en savoir plus. S’il n’a pas été sommairement fusillé, que celaserve au moins à quelque chose, qu’il s’explique. Oui, qu’il se perdedans des « justifications », voilà qui nous aurait été bien plus utile– juste pour rire… Pour se détendre un brin. Au contraire il peut seréfugier dans le « silence », avec « dignité », dit Freund qui parlemême de sa « noblesse dans la retraite ».

Loin de s’être « réfugié dans le silence » après-guerre, Schmittprolongera son œuvre. C’est probablement d’ailleurs son principalexploit que d’avoir non seulement porté le nazisme en son temps,mais réussit à le faire vivre après sa défaite, quand personne n’auraitmisé dessus un kopeck. On peut aujourd’hui mesurer combien ce tra-vail idéologique d’après-guerre porte à conséquences. Guerres révo-lutionnaires qui auront façonné les ex-colonies, particulièrement enAfrique, dictatures qui, de même, ont donné leurs bases à l’histoiremoderne des pays d’Amérique latine, mais aussi la Guerre froidecontre le communisme, et aujourd’hui, la guerre contre le terrorisme,avec son cortège de politiques sécuritaires et l’abject sarkozysme et leberlusconisme contemporains – si les figures du fascisme ne se comp-tent plus, c’est en grande partie du fait de l’inventivité de Schmitt.

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Mais plus encore que son « génie », c’est sa constance qui aura faitla force de la pensée de Schmitt.

« Ni de droite, ni de gauche », et cohérent en ceci avec la défi-nition même du fascisme, ce grand maître de l’extrême droite seraparvenu à séduire y compris l’extrême-gauche. Ce simple fait mériteà lui seul qu’on l’explore plus à fond. Suivons Freund, qui prétendavoir saisi l’essence de la pensée schmittienne – son « centre de gra-vité » : « le plein exercice du pouvoir ». En réaction à la constitutionde la république de Weimar, « presque parfaite juridiquement », « tropbelle ». Schmitt voyait la démocratie comme contradictoire avecl’idée même de politique. La politique selon Schmitt ? C’est la dic-tature – « le plein exercice du pouvoir ». Freund dit avoir beaucoupréfléchi à ces pensées de son maître, et propose ses conclusions : « Ilest impossible d’exprimer une volonté réellement politique si d’avance onrenonce à utiliser les moyens normaux de la politique, à savoir la puis-sance, la contrainte et, dans les cas exceptionnels, la violence. »

C’est vertigineux, ce Freund qui ose en toute bonne consciencerevendiquer l’héritage du nazisme tel quel, sans l’ombre d’un recul.Ne voit-il donc pas que ce dont il parle trouve son illustration dansl’expérience historique de l’Allemagne hitlérienne ?

Idéaliste, on se sent en effet, lorsqu’on est confronté à ces mons-trueuses aberrations de l’esprit, qui ouvrent tranquilement les gouf-fres de la violence, sans la moindre pudeur. On se sent surtout dra-matiquement naïf. Ces cochons se vautrent dans le crime avec unetelle nonchalance qu’on en demeure confondu.

Ce n’est pas fini. Freund n’hésite pas à s’enfoncer jusqu’au coudans sa merde de flic. « Agir politiquement, c’est exercer l’autorité,manifester de la puissance… » On sent frémir le spectacle grandiosedes Nuremberg filmés par Leni Riefenstahl… Et résoner le führerprin-zip… Doux souvenirs…

Mais la particularité de la pensée de Schmitt réside dans la jus-tification de cette usurpation : il faut « exercer l’autorité » et « mani-fester de la puissance », parce que « sinon on risque d’être emporté parune puisance rivale ». Ainsi la dictature serait dans la nature. « Toutepolitique implique la puissance. » Symétriquement, la démocratieserait une sorte de non sens – « contre la loi même de la politique ». Ilssont bien drôles, ces messieurs, d’affirmer leur « solution » commela seule. « Un gouvernement », « simple lieu de concertation » ou« simple instance d’arbitrage » est simplement inconcevable pour cesassassins.

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Julien Freund, puant jusqu’au bout de sa prose, en effet bon dis-ciple de Schmitt : « La logique même de la puissance veut qu’elle soit puis-sance et non impuissance. » Horrible métaphore sexuelle qui exprimebien la nature du fascisme – sexualité “infantile”, frustrée, haineuse.Ainsi le fascisme se définirait comme la métaphysique du viol.

« Par essence », « la politique exige de la puissance ». « Toutepolitique qui y renonce par faiblesse » – « impuissance » – « ou parjuridisme » « devient incapable de protéger les membres de la collectivitédont elle à la charge ». On est bien là au cœur de la pensée schmit-tienne, au cœur du fascisme comme de la théorie de la guerre révo-lutionnaire – et on y reviendra – : il s’agit de se définir vis-à-vis deses « ennemis ». Tout groupe est perpétuellement menacé, en dan-ger, et se doit d’articuler sa politique à partir de cette « évidence » –exactement de la même manière que RTLM martellera le discours duHutu power : c’était bien pour protéger les membres de la « collecti-vité hutu » qu’il fallait exterminer les Tutsi. Et il fallait bien à cettefin « suspendre le jugement moral », sans parler du « juridisme », pourcommettre les plus horribles crimes en toute bonne conscience.

Le fascisme, c’est précisément ce mépris du droit et de la démo-cratie que Freund résume ici : « Le problème n’est donc pas pour unpays de posséder une constitution juridiquement parfaite ni non plus d’êtreen quête d’une démocratie idéale »… Ah bon ? Mais que lui demande-t-on, au politologue, sinon de réfléchir à ceci ? Bien paresseux, le pro-fesseur Freund qui préfère arrêter la réfléxion d’emblée et s’en remet-tre au principe d’autorité aussi sommairement – et ce en dépit deseffroyables effets de ce principe dont il aura été contemporain et danslesquels son maître Carl Schmitt aura eu tant de responsabilités.

Et c’est bien pour avoir eu de mauvais maîtres comme cet abjectFreund que nous en sommes réduits aujourd’hui à l’effroyable abais-sement du politique à son degré le plus dangereusement démagogi-que, raciste, militariste, exactement comme ses prédécesseurs.

Le défaut de la République de Weimar ? C’était, pour Schmitt,qu’elle « refusait de poser le problème de la constitution en termes d’amiset d’ennemis » !

Le problème de la pensée schmittienne ? C’est qu’elle est, nonseulement criminelle, infantile ! n

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DOCUMENTS

Sur la coopération policièrefranco-mexicaine

À la recherche des preuves de la collaboration franco-mexi-caine, on aura trouvé quelques perles. Il s’agit, en l’occurrence,des textes sur lesquels se fonde, sous le jargon technocratique,la participation active de la police française à la répression desmouvements populaires au Mexique, depuis la guerre de basseintensité opposée à l’EZLN au Chiapas, jusqu’à la sauvagerépression de la Commune de Oaxaca, en passant par celle deAtenco, en 2006. Et, aujourd’hui, à San Juan Copola...

Ainsi, sur le site du Ministère des affaires étrangères, dans une« Mémorandum de la France au CAD (comité d’aide au développe-ment) » daté du 24 janvier 2006, ces quelques paragraphes, sous l’in-titulé « Soutenir le développement des systèmes judiciaires » :

« En synergie avec la politique d’amélioration de la justice deproximité [sic] dans les quartiers sensibles français, des projetspilotes sont développés (…) » – au Mexique et ailleurs.« La France aide à mettre en place des services civils de policecapables d’assurer démocratiquement la sécurité et la protectioncivile des populations, de maintenir l’ordre public et de préserverle fonctionnement des institutions dans le respect des libertéspubliques et des droits de l’Homme [sic]. »« Ces projets visent pour l’essentiel à mettre en place les moyensmatériels et humains destinés à :• renforcer la capacité opérationnelle des services (…) ; • renforcer ou constituer des unités spécialisées dans le maintiende l’ordre selon des procédés conformes aux règles de l’État dedroit [sic] ;• renforcer les services de police judiciaire (…). »

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Interrogé sur le fait que, justement, cette coopération pose pro-blème quant au respect des droits de l’Homme au Mexique, JacquesChirac – alors Président de la République –, donnait son point devue, lors d’une conférence de presse, à Mexico, en novembre 1998.Visite « d’État » à l’occasion de laquelle était signé l’accord de coo-pération policière au titre duquel les « experts » de la police fran-çaise encadrent la répression des mouvements poplaires mexicains.

Un journaliste l’interroge :« – Monsieur le Président, il y a des organismes et des groupe-ments dans l’Union européenne qui veulent retarder l’accord delibre-échange avec le Mexique car ils considèrent qu’ici on nerespecte pas les Droits de l’Homme : qu’en pensez-vous ?

Réponse de Chirac :« […] Nous connaissons bien cette affaire. Moi, je ne suis pas, jecrois, suspect d’intolérance à l’égard des peuples premiers.Chacun sait que j’aime et que je respecte leur civilisation. Donc,j’essaie de voir les choses avec le maximum de sérénité. Je sou-haite que les accords qui ont été passés en 1996 puissent se dérou-ler normalement, et j’ai cru comprendre que, prochainement, desnégociations pourraient conduire à une solution qui soit respec-tueuse des droits de chacun dans ce problème concernant certai-nes populations du Chiapas. »

Quant à l’accord qu’il signait le jour même, pas un mot…

Pour comprendre un peu mieux la nature des relations franco-mexicaines, on dispose d’un rapport très instructif présenté à la suited’une « Mission effectuée au Mexique du 20 au 28 février 1999 » parquelques représentants de la commission des affaires étrangères duSénat – présidée par un certain Xavier de Villepin, le père d’unancien Premier ministre. Dans ce rapport, est abordée, entre autres,cette question de « la coopération franco-mexicaine dans les domainesdes armées, de la police et de la justice ». Mais, les sénateurs se donnentla peine de décrire « la relation bilatérale franco-mexicaine ». Celle-ci,précisent-ils d’emblée, « doit s’inscrire dans le contexte de la préémi-nence américaine au Mexique ». « Prééminence américaine » qu’il nes’agirait donc nullement de remettre en cause – quoi que puissent endire par ailleurs nos sénateurs –, pas plus qu’au long des innombra-bles opérations de soutien aux dictatures latinoaméricaines, depuisles années soixante.

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Quant aux relations franco-mexicaines proprement dites, lessénateurs apportent une bonne nouvelle : « Nos deux pays ne sontopposés par aucun contentieux bilatéral substantiel. » Ils révèlent, aupassage, l’histoire méconnue d’un territoire français méconnu, l’Îlede la Passion, autrement nommée « atoll de Clipperton ». « Cet atollde 7 km2, situé dans le Pacifique Nord à plus de 1 300 km des côtes mexi-caines, est inhabité ». Mais « ses ressources économiques lui confèrentun certain intérêt »…

« Possession française depuis 1858 », l’Île de la Passion aura été« revendiquée par le Mexique à partir de 1898 ». Après moult litigesdepuis lors devant les cours internationales, le Mexique abandonnerafinalement son « projet de recours à la Cour internationale de justice »,en 1986. Il se trouve que cette même année 1986 « une délégation duSCTIP (service de coopération technique internationale de police) a étéouverte au Mexique », à l’initiative du ministre de l’Intérieur del’époque, Charles Pasqua, qui inaugurait ainsi la « coopération poli-cière » ici dénoncée…

Les sénateurs soulignent, néanmoins, l’importance de la « visited’État » de Jacques Chirac en novembre 1998, faisant suite à unesemblable « visite d’État » du Président du Mexique en France en1997. Ils relèvent le fait que « le Président Chirac » aura « en parti-culier prononcé un discours devant les députés et les sénateurs mexicains,exceptionnellement réunis en Congrès » – ce qui n’est pas rien.

À l’occasion de cette visite, que l’on pourrait sans grande exa-gération qualifier d’historique, Chirac aura signé « pas moins de treizeaccords et arrangements administratifs divers » – parmi lesquels l’accordde coopération policière, ici dénoncé, ainsi qu’une « conventiond’assistance judiciaire », et une « convention d’extradition ».

Pour marquer le coup, Chirac procédera au cours du mêmevoyage à « l’inauguration de la “Casa de Francia”, le nouveau centreculturel français à Mexico » – qui aurait coûté la bagatelle de 21 mil-lions de francs.

Ainsi, les sénateurs peuvent conclure ce tour d’horizon enremarquant que « le dialogue politique bilatéral est donc de qualité »,avant d’aborder la question sérieuse de « la coopération franco-mexi-caine dans les domaines des armées, de la police et de la justice ».

Quant à l’armée, « les échanges entre les armées françaises et mexi-caines » auront été marqués « par les escales régulières de la “Jeanned’Arc” au Mexique ou du voilier-école “Cuauthemoc” en France ».

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Beaucoup plus signifiant, le « courant faible mais régulier d’officiersmexicains dans les écoles françaises (notamment le Collège interarmées dedéfense) ». C’est là que sont enseignées, depuis un demi-siècle, lessubtilités de la « guerre révolutionnaire », ainsi que les théoriciensmilitaires français auront baptisé les méthodes contre-insurrection-nelles développées et mises en pratique en Indochine puis enAlgérie, avant d’être exportées dans le monde entier – et particuliè-rement en Amérique latine dans les années 70. [Voir à ce sujet le livreMarie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, paru en2004 à La Découverte – et le documentaire du même nom à l’origine dece livre important, trouvable en DVD. Également très instructif sur l’his-toire et les méthodes de cette « guerre révolutionnaire », Une guerrenoire, Enquête sur les origines du génocide rwandais, de GabrielPériès et David Servenay dont nous avons donné un compte-rendu exten-sif, trouvable sur lanuitrwandaise.net ]

Pour ce qui est de la « coopération active en matière de police et dejustice », le Mexique serait très « intéressé » par la « coopération ren-forcée avec la France, dont l’image est particulièrement positive », et« dont l’efficacité est garantie par le fait qu’elle est mise le plus souvent enœuvre sur place » – par des « experts français » délégués à cet effet.

« Cette coopération dans le domaine de la sécurité publique asurtout reçu un nouvel élan à l’occasion de la récente visite d’Étatdu Président de République, durant laquelle une déclarationconjointe et un accord de coopération technique ont été signés. » « Ces textes revêtent une importance politique significativedans un secteur sensible ».

Ils remarquent aussi que la « portée économique » de ces accordsde sécurité « est également substantielle ». Ils souligent à cet égard « lavaleur des conditions financières proposées » par la France au Mexique.

Leur délégation se félicite d’avoir fait valoir « aux diverses auto-rités gouvernementales mexicaines compétentes », « la très grande qua-lité des systèmes et équipements français proposés », mais aussi « lavaleur des conditions financières proposées ».

Abordant la question spécifique de la coopération policière, lessénateurs précisent que ces accords « permettent de donner une basejuridique à une coopération opérationnelle et technique ». Mais ilsnotent qu’en plus de permettre « le développement de ces coopérationsdans un pays considéré comme essentiel », « ils ont un impact sur lasituation de sécurité intérieure française » – dans les « quartiers sensi-bles », comme on a vu.

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Quant à cet « accord de coopération technique en matière de sécu-rité publique entre le gouvernement de la République française et le gou-vernement des États Unis du Mexique » aux redoutables conséquen-ces, c’est donc le 12 novembre 1998 que Chirac le signait en grandespompes à Mexico. En découle un décret présidentiel, français, daté,lui de 2000 – contresigné par Lionel Jospin et Hubert Védrine…Extraits choisis :

« Soulignant combien il est important de favoriser les conditionslégales, institutionnelles, administratives et éthiques [!] aptes àfavoriser l’exercice de la mission des agents publics chargés de lasécurité publique (…) ;« Considérant que l’information et l’échange d’expériences[comme celle de la torture en Algérie ?] contribueront à une meil-leure efficacité des systèmes de sécurité publique (…) ;« Le Gouvernement français apporte son soutien auGouvernement mexicain sur les points suivants :a) Il fournit des conseils pour élaborer des programmes de forma-tion, de professionnalisation, d’actualisation et de spécialisationdu personnel de sécurité publique (…) ainsi que des cours desti-nés à optimiser leur capacité d’action et de réponse dans les fonc-tions qui sont les leurs ;b) Il établit des programmes pour former le personnel de sécuritépublique [mexicain] (…) à l’accès et l’utilisation, le cas échéant,des signaux de satellite [en clair : les écoutes des communica-tions téléphoniques captées par les satellites français Hélios etSyracuse] ;(…)d) Il met en place, à l’intention des personnels les plus méritants[sic], des cours ou des programmes de formation et de spécialisa-tion organisés en France ;e) Il fournit le matériel et l’équipement nécessaires pour être uti-lisés et maniés par le personnel en formation [ce qui expliquerait lasimilitude de l’équipement des flics de la PFP avec celui de nos CRS etgardes mobiles] (…). Les actions prévues par le présent accord sontréalisées dans la limite des disponibilités budgétaires de chacunedes parties [ce qui semble vouloir dire que l’essentiel de ce programmeest à la charge de l’État français, les mexicains souscrivant par ailleursde juteux contrats pour leurs fournitures militaires auprès des mar-chands d’armes également français. D’un côté, c’est l’État qui paye,de l’autre, c’est Lagardère qui encaisse…].« Le Gouvernement des États-Unis du Mexique se charge desactions suivantes :a) Il partage éventuellement, selon ce que conviennent les

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Parties, au cas par cas, les frais de transport de la France vers leMexique et les frais de séjour des experts français [experts en ter-reur et manipulation] chargés des actions de formation et de spé-cialisation du personnel de sécurité publique mexicain [ainsimême les frais de transport et de séjour des spécialistes de la « guerrerévolutionnaire » sont à la charge du contribuable français…];(…) d) Il veille à ce que le personnel sélectionné et formé soitemployé dans des fonctions qui correspondent à sa spécialisation.[Faut-il comprendre ici que les autorités françaises chercheraient à seprémunir par avance contre toute accusation génante, quand on saitque les membres de la PFP sont réputés pour être non seulement par-ticulièrement corrompus, mais aussi pour participation active au traficde drogues à grande échelle ?]« Les actions visées [par cet accord] doivent être formalisées dansdes projets spécifiques de coopération comportant les indicationssuivantes :a) Justification ;b) Objectif général (…) [Et l’on est en droit de se demander ici dequelle « justification » et de quel « objectif général » peut se préva-loir la politique criminelle mise en œuvre dans le cadre de cet accord.] »

À l’occasion d’une visite du ministre mexicain des Affairesétrangères, à Paris, le 9 octobre 2006, pendant la Commune deOaxaca – peu avant sa répression en novembre, on apprenait que« sur le plan économique, les échanges commerciaux [entre la France et leMexique] se sont accrus de 8 % en 2004 et de 9 % en 2005 ». Ondécouvrait aussi que le « nouvel élan » donné ainsi aux relationsfranco-mexicaines se manifestait également par « une grande conver-gence de vues sur les questions internationales », notamment « auConseil de sécurité lorsque Mexico y siégeait ». Ainsi, la France se seraitacheté, au prix du sang du peuple mexicain, une voix de plus au“gouvernement” des Nations Unies…

Dans la droite ligne de ces illustres précédents, Nicolas Sarkozy– ministre de l’Intérieur, avant d’être Président, pendant que la policefrançaise apportait l’assistance de ses « experts » pour réprimer lesmouvements populaires mexicains à Atenco et à Oaxaca, en 2006 –,offrait au Président du Mexique, Felipe Calderon, d’ajouter à cetteconstruction criminelle une « police scientifique » – grande spécia-lité française, à l’âge de la biométrie et des nanotechnologies… n

M.S.

[Article paru dans Le Jouet enragé, pécial Oaxaca, juillet 2006.]

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FÉDÉRATION INTERNATIONALE DES DROITS DE L’HOMME

Le scandale de cette coopération franco-mexicaine aura été trèspeu dénoncé depuis un quart de siècle maintenant qu’il côute sicher au peuple mexicain. Le journaliste Carlos Fazio l’aura évoquédans un documentaire sur le massacre d’Atenco. Et, en mars 2001,la FIDH produisait un communiqué sur le sujet, sans plus d’écho :

POUR LA SUPPRESSION DE LA COOPÉRATION DES POLICES

ENTRE LA FRANCE ET LE MEXIQUE

En février 1998, la Fédération Internationale des Ligues des Droits del’Homme(FIDH) publiait un rapport spécial sur le Mexique intitulé« Une violation systématique des droits de l’homme ». Cela n’aura pasdissuadé Jacques Chirac, en visite à Mexico en novembre de la mêmeannée, de signer avec l’ex-président mexicain Ernesto Zedillo unaccord bilatéral de “coopération des polices”. Depuis, la situation desdroits de l’homme au Mexique est loin de s’être améliorée :

1. Le gouvernement mexicain refuse d’honorer ses engagementsnationaux et internationaux concernant les droits indigènes(accords de San Andrès de 1996 et Traité OIT de 1989) et mène unestratégie de guerre dite de “basse intensité” contre les communautésindigènes du Chiapas. Il refuse de démilitariser la région malgré larecommandation en ce sens, en novembre dernier, de MaryRobinson, haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. Deplus, de nombreux rapports nationaux et inernationaux signalent lacomplicité de l’armée et des forces de police avec une douzaine degroupes paramilitaires qui exercent des exactions contre la popula-tion civile. Cette politique a déjà conduit aux massacres d’Actéal endécembre 1997et de El Bosque en juin 1998.2. Dans l’état du Guerrero, à 5 ans du massacre de 17 paysans lorsd’un rassemblement pacifique à Aguas Blancas, crime perpétré parles agents de la police locale, non seulement les responsables n’ontpas été arrêtés, mais plusieurs paysans qui ont survécu sont actuelle-ment emprisonnés. Des rapports récents font état d’un accroissementdes disparitions de paysans militants politiques et syndicaux. Malgréla campagne internationale menée par Amnesty International poursa libération, le militant Rodolfo Montiel est emprisonné, depuisprès d’un an, pour s’être opposé à des déforestations par une compa-gnie transnationale américaine.

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3. La Police Fédérale Préventive (PFP), “superpolice” au-dessus detoutes les polices, qui compte des milliers de militaires dans ses rangs,fut créée il y a un an et demi pour “lutter contre la délinquance”. Àl’époque, l’opposition avait dénoncé l’objectif politique de cettepolice : réprimer les mouvements sociaux en lutte contre les réfor-mes néolibérales. Cette prévision s’est vue confirmée en février der-nier, quand plus de 700 étudiants furent arrêtés par la PFP, accusés de“terrorisme” pour avoir participé à un mouvement de grève pour ladéfense de la gratuité de l’enseignement supérieur. Plusieurs centai-nes d’agents de la PFP ont récemment été envoyés au Chiapas pourrenforcer le dispositif répressif dans cet État.

Dans son bulletin Noticias de Francia (septembre-octobre 1999),l’ambassade de France à Mexico annonçait qu’«un groupe d’expertsfrançais assistera des corps de police, parmi lesquels la PFP, en matière detransfert technologique, échange de données et formation ». Le 23novembre dernier, on apprenait de source locale que déjà « ungroupe spécial de la police française entraîne des policiers du Chiapas ».

Si, en France, la politique “antiterroriste” représente, selon unrapport de la FIDH, « une porte ouverte à l’arbitraire », l’arbitraire n’acessé d’être une réalité au Mexique. Ce pays est régulièrementdénoncé pour ses nombreuses violations des droits de l’homme.L’accord de coopération des polices avec le Mexique étant en contra-diction flagrante avec les principes de défense des droits de l’hommeaffichés par la France, les associations, syndicats, partis politiques,personnalités et citoyens signataires demandent sa suppressionimmédiate. n

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