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La Perception visuelle et le regard dans "Le Rouge et le Noir" Author(s): Catherine F. Daniélou Source: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 20, No. 1/2 (Fall—Winter 1991—1992), pp. 117-127 Published by: University of Nebraska Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23532037 . Accessed: 13/06/2014 08:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . University of Nebraska Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Nineteenth-Century French Studies. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.34.79.174 on Fri, 13 Jun 2014 08:38:57 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La Perception visuelle et le regard dans "Le Rouge et le Noir"

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La Perception visuelle et le regard dans "Le Rouge et le Noir"Author(s): Catherine F. DaniélouSource: Nineteenth-Century French Studies, Vol. 20, No. 1/2 (Fall—Winter 1991—1992), pp.117-127Published by: University of Nebraska PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/23532037 .

Accessed: 13/06/2014 08:38

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La Perception visuelle et le regard dans Le Rouge et le Noir

Catherine F. Daniélou

Stendhal, dans le premier chapitre du Rouge et le Noir} ouvre d'emblée son roman sur le sens visuel: le regard du voyageur sert de mé diateur. C'est par la perception visuelle de cet étranger à la ville de Verrières que nous découvrons le paysage, la vie sociale et indirecte ment politique de cette petite ville de la Franche-Comté. En vérité, si dès les deux premières pages du roman, le lecteur est au fait de l'essentiel de la vie à Verrières, il est bel et bien instruit par le sens vi suel du voyageur. C'est le regard du voyageur qui dévoile la tristesse du

paysage de la petite ville industrielle et la mesquinerie de la vie pro vinciale. Stendhal restreint le champ visuel du voyageur: des "maisons blanches [...] sur la pente d'une colline" (33), le regard se dirige vers le Doubs, en contrebas, pour remonter ensuite vers le torrent et laisser aper cevoir les scies à bois. Il le restreint pour en fait le diriger sur les élé ments qui sont véritablement importants. Car c'est grâce au regard du

voyageur que se feront les principales révélations dont a besoin l'auteur

pour monter le décor et lui apposer son cadre social. Le voyageur est ainsi frappé par la "belle fabrique de clous" (34). L'adjectif montre bien ici que la surprise est visuelle. Au moyen de cette surprise visuelle inno cente, l'auteur peut introduire un des personnages principaux de Verrières et du roman: "Eh! elle est à M. le maire" (34). De même, par l'intermédiaire du regard et de la perception visuelle du voyageur, sont

présentés les traits physiques qui caractérisent M. le maire. Les traits de caractère se révèlent aussi à l'oeil du voyageur, comme l'indique l'emploi du substantif "air" au figuré: "bientôt le voyageur parisien est

choqué d'un certain air de contentement de soi et de suffisance..." (34). La perception du voyageur, son intuition et son regard deviennent des

témoignages dont la véracité est soulignée par Stendhal: "Tel est le maire de Verrières, M. de Rénal" (34).

L'étude du regard et du sens visuel chez Stendhal, et plus particuliè rement dans Le Rouge et le Noir, est justifiée par la récurrence de ces

phénomènes dans son oeuvre romanesque. Même si, comme le note K.

Engelhardt, "sur le plan statistique, [...] le nombre des passages qui re lèvent du langage des yeux augmente d'environ 65% du Rouge et le Noir à la Chartreuse de Parme,"2 l'importance que revêt ce langage dans Le

Rouge et le Noir mérite toute notre attention et peut ouvrir de nouvelles

perspectives quant à l'interprétation du roman. L'étude faite par S. Pons-Ridler dans son article intitulé "Index et étude comparative des

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fréquences"3 dans trois des romans de Stendhal le démontre. On y dé couvre que le substantif "yeux" apparaît deux cent quatre-vingt deux fois dans Le Rouge et le Noir, le substantif "regard" y apparaissant quant à lui cinquante-quatre fois et le substantif "vue" cinquante-trois fois. Dans le tableau comparatif des occurrences le substantif "yeux" apparaît en seconde position, après le substantif "homme." L'étude de ces phénomènes ne peut donc pas être négligeable.

L'intérêt de l'analyse détaillée du sens visuel dans les deux pre mières pages du roman réside dans l'importance que va prendre le re

gard dans toute la suite du roman. Le regard du voyageur résume dans une certaine mesure les différents aspects du regard que l'on retrouve dans Le Rouge et le Noir, même s'il en élude quelques-uns. Nous l'avons vu dans cette introduction, le regard est révélateur. Dans le roman c'est aussi un signe. De plus, unilatéral en ce qui concerne le voyageur, le re

gard va devenir infiniment plus complexe à mesure que l'on assistera à des échanges visuels réciproques. Nous avons vu que la direction du re

gard et la perception visuelle amènent le voyageur à être partiellement initié à la vie provinciale de Verrières. Nous démontrerons que le re

gard, "à nos yeux," a dans Le Rouge et le Noir un rôle bien particulier: l'exercice du regard suggère une initiation.

Stendhal, dans De l'amour, accorde la prépondérance aux signes qui révèlent et expriment l'amour, "car tout est signe en amour"4, nous dit-il. Dans son second chapitre "De la naissance de l'amour," Stendhal note

que "même chez les femmes les plus réservées, les yeux rougissent au moment de l'espérance." Alors, "le plaisir [...] se trahit par des signes frappants.5" L'expression des yeux révèle l'indicible. Le fait que ce soit un signe silencieux implique bien des nuances et des réactions, que Stendhal entrevoit. Stendhal consacre un court chapitre de De l'amour aux regards et l'on lit:

C'est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec un re

gard, et cependant on peut toujours nier un regard, car il ne peut pas être ré

pété textuellement6.

Dès lors s'établit la différence entre les signes qu'envoient les yeux, à rencontre de la volonté de celui ou celle qui aime, et le regard qui veut délibérément signifier. Les premiers sont involontaires et le second est en quelque sorte volontaire. Cette différence se retrouve dans la manière dont la perception visuelle et les signes visuels évoluent dans Le Rouge et le Noir.

Si, comme nous l'avons vu, l'expression des yeux révèle l'amour pour Stendhal, l'on doit aussi constater que leur beauté intrinsèque révèle le

personnage lui-même. Stendhal, par exemple, esquisse rapidement le

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portrait physique de Julien mais met tout l'accent sur l'expression révé latrice de ses yeux. "De grands yeux noirs, qui, dans les moments tran

quilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet ins tant de la haine la plus féroce" (46). Les grands yeux noirs de Julien

s'opposent aux "petits yeux gris et méchants" (47) de son père. La diffé rence de caractère s'établit donc dans la physionomie, dans la couleur, la taille et l'expression des yeux du père et du fils. A eux seuls ces traits résument les personnages, comme le fait la direction du regard de Julien ("les yeux baissés" [46]) qui souligne sa soumission.

Le teint de Julien mais aussi la douceur de ses yeux étonnent et trom

pent Mme de Rénal (55). Les grands yeux noirs de Julien, déjà mention

nés, la subjugent et lui dévoilent que Julien ne sera pas le précepteur ty rannique qu'elle avait redouté pour ses enfants: "Mme de Rénal, de son

côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien ..." (56). De même, les yeux de Julien révèlent la finesse de son caractère à l'évêque de Besançon. "Quel est ce séminariste au re

gard fin" demande l'évêque à l'abbé Frilair (230). A l'hôtel de M. de La

Mole, ce sont également les yeux de Julien qui divulguent sa personna lité, lors du premier dîner. "Il avait de beaux yeux, dont la timidité tremblante ou heureuse, quand il avait bien répondu, redoublait l'éclat" (259). Mathilde est tout aussi subjugée que Mme de Rénal par les yeux de

Julien mais, nous le verrons, c'est moins leur expression que le regard de

Julien qui l'attire. Aux yeux de Mathilde, les yeux de Julien expriment déjà moins sa personnalité que son attitude à un moment donné. "Son oeil est plein d'un feu sombre; il a l'air d'un prince déguisé; son regard a re doublé d'orgueil" (300) pense-t-elle lors de la conversation entre Julien et le comte Altamira. Mathilde elle-même fait la différence entre

l'expression des yeux et le regard. Chez elle aussi les yeux reflètent son ennui qui la caractérise tant: "Ces yeux si beaux, où respirait l'ennui le

plus profond, et pis encore, le désespoir de trouver le plaisir, s'arrêtèrent sur Julien" (291).

Dans l'esprit de Julien les yeux et les regards sont également révéla teurs des qualités intrinsèques d'une personne. "Quelle noblesse dans les

regards de cette femme!" (100) pense-t-il lorsqu'il rentre à Vergy après avoir rencontré Fouqué. Les séminaristes paysans lourdaux et grossiers du séminaire de Besançon ont l'"oeil morne" (194), selon les termes de

Julien Sorel. Plus tard, quand il rencontre Mathilde pour la première fois, Julien n'est pas charmé par la personne de Mathilde en elle même. Ce qu'il remarque, ce sont ses yeux: "il pensa qu'il n'avait jamais vu des yeux aussi beaux" (257). Et là encore les yeux de Mathilde sem blent dévoiler à Julien la personnalité de cette jeune femme: "ils annon

çaient une grande froideur d'âme" (257). Mais Stendhal, de manière

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intéressante, montre aussi que le décriptage des yeux par une personne n'est pas toujours exact:

Julien n'avait pas assez d'usage pour distinguer que c'était du feu de la saillie

que brillaient de temps en temps les yeux de Mlle Mathilde, c'est ainsi qu'il

l'entendit nommer. Quand les yeux de Mme de Rénal s'animaient, c'était du

feu des passions, ou par l'effet d'une indignation généreuse au récit de

quelque action méchante. Vers la fin du repas, Julien trouva un mot pour ex

primer le genre de beauté des yeux de Mlle de La Mole: ils sont scintillants, se

dit-il. (258)

Dans le passage suivant Julien trouve pour les yeux de Mathilde un qua lificatif vague, qui ne révèle pas la personnalité de la jeune femme. Autre élément intéressant de ce passage, Julien mentionne (en style indi rect libre) pour la première fois l'intensité des regards de Mme de Rénal. Cette intensité, cette passion chez Mme de Rénal reviendront à son esprit grâce à la médiation d'autres regards, ici celui de Mathilde et plus tard celui qu'expriment les yeux de Mme de Fervaques (397).

Julien, dans les premiers moments du roman, n'a semble-t-il aucune conscience du pouvoir expressif de ses yeux, ou du moins il ne le dirige pas intentionnellement. Ses yeux sont "brillants de colère" (67) lorsqu'il refuse à Mme de Rénal son argent, mais ce n'est pas à dessein: ses yeux n'expriment et ne divulgent que l'intensité de sa colère. Stendhal

souligne de façon intéressante la non-conscience chez Julien du pouvoir significatif de ses yeux:

ce qu'il ne voyait pas, c'était l'expression de ses yeux, ils étaient si beaux et an

nonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient

quelquefois un sens charmant à ce qui n'en n'avait pas. (71)

Les yeux de Julien le trahissent et leur éclat entre en contradiction avec ses paroles. Par exemple, lorsque Julien rencontre le curé Chélan et que celui-ci s'inquiète du manque de vocation de son protégé, Julien répond "fort bien quant aux paroles [...] mais le feu mal caché qui éclatait

[alarmait] M. Chélan" (73).

Julien prend conscience et commence à moduler son regard dès le mo ment où il décide de son "devoir" envers Mme de Rénal. Ses regards changent le lendemain du soir où il a pris pour la première fois la main de Mme de Rénal, dans l'obscurité, c'est à dire au moment de la journée où les regards ne sont plus discernables. Le regard devient une ascèse vo

lontaire, "l'ascèse pour le désir" qu'évoque René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque7. Les regards de Julien font contraste

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avec ceux de la veille dont pourtant il n'est fait aucune mention dans le

texte.

Ses regards le lendemain, quand il revit Mme de Rénal, étaient singuliers; il

l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si

différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rénal: elle avait

été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards

des siens. (79)

Julien, à ce moment du roman, formule en lui le désir de devenir "héros

maître"8, pour reprendre l'expression de R. Girard. Julien modifie son

regard et tient en esclavage le regard de Mme de Rénal. La conscience

vigilante que J. Starobinski prête à Stendhal dans son étude sur "Stendhal pseudonyme"9 se retrouve chez le héros du Rouge et le Noir. Les propos de Starobinski sur Stendhal dans L'Oeil vivant sont appli cables à Julien, et cela dès le neuvième chapitre du roman:

!

Ayant fait de son corps et de son visage un instrument dont il a la libre disposi

tion, il n'y est plus captif, il ne les subit plus comme une fatalité. Le masque (et

le pseudonyme) apparaît alors comme un gain de liberté.10

A ce stade du récit, Julien a pris partiellement conscience du pouvoir de son regard, ce regard qui l'aide désormais à accomplir son devoir mais lui permet aussi de s'affirmer. "Héros-maître", il le devient petit à pe tit, mais dans le cercle très fermé de la famille de Rénal. Son regard froid qui fustige Mme Derville en témoigne (83). Cependant la volonté de Julien de se retirer momentanément du monde témoigne de la fragilité de sa maîtrise. Julien veut presque déjà voir sans être vu (attitude qu'il reprendra vis-à-vis de Mathilde, mais en en étant pleinement cons cient)11. Il veut être "héros-maître" mais ne peut assumer sa condition

que loin du regard des hommes: "j'ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu'il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j'ai donc

gagné une bataille!" (88).

Julien, avec Mme de Rénal, reste gauche et n'arrive pas à se maîtri

ser, par moments. Il n'est certainement pas tout à fait maître de lui. Il ne sait que lui répondre lorsqu'elle lui demande s'il a un second prénom. La direction de son regard reste pourtant la clé de son comportement:

Il ne regarda pas une seule fois Mme de Rénal, sans que ce regard n'eût un

pourquoi; cependant, il n'était pas assez sot pour ne pas voir qu'il ne réussissait

point à être aimable, et encore moins séduisant. (106)

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Lorsque le petit Stanislas tombe gravement malade Julien perd son am bition de "héros-maître." Il se soumet à la volonté de Mme de Rénal ("je t'obéirai, quoi que tu m'ordonnes," lui dit-il [136]). Lorsqu'il déclare à Mme de Rénal que son "esprit est frappé d'aveuglement" (136), il de vient aveugle au figuré, donc incapable d'imposer son regard maître.

Etonnemment, c'est Mme de Rénal qui lui dicte le comportement à suivre et le regard à adopter: "Je parlerai à mon mari, si tu n'es pas là cons tamment pour m'ordonner par tes regards de me taire" (137), lui dit elle. Après le revirement de situation (la réception des lettres ano

nymes) Julien ne sera plus "héros-maître." Il ne contrôle pas sa destinée et se trouve obligé malgré lui à partir pour Besançon.

On a donc vu que, en faisant de son regard un instrument dont il peut être le maître, Julien gagne une certaine liberté d'action. La première partie du roman ne fait qu'esquisser ce phénomène. La deuxième partie va le révéler et l'accentuer. Le fait que l'exercice du regard suggère une initiation va être plus clair, d'autant plus clair que Julien va être initié et s'initier par le regard pour arriver à acquérir une connaissance plus poussée et intime de soi-même ainsi qu'un esprit critique vis-à-vis de lui-même.

Nous avons vu qu'en dépit de ses aspirations à devenir "héros maître" par le regard, Julien n'arrive pas à le devenir. Une fois à

Besançon, au séminaire, Julien redevient "héros-esclave," si l'on peut dire. Le regard de Julien esquive les autres regards, ses yeux demeurent baissés: "Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux" (186). L'épisode de la première rencontre avec l'abbé Pirard est extrêmement révélateur et

important. Le "regard terrible" (188) de l'abbé paralyse Julien. Julien ne

peut non seulement pas supporter ce regard, mais il perd connaissance et

perd aussi son regard:

Julien ne put supporter ce regard; étendant la main comme pour se soutenir, il

tomba tout de son long sur le plancher. L'homme sonna. Julien n'avait perdu que l'usage des yeux et la force de se

mouvoir... (188)

C'est un peu plus tard, au séminaire, que Julien décide de se forger un nouveau caractère. Son ascèse commence par l'exercice de son regard:

Désormais l'attention de Julien fut sans cesse sur ses gardes; il s'agissait de se

dessiner un caractère tout nouveau.

Les mouvements de ses yeux, par exemple, lui donnèrent beaucoup de peine. Ce n'est pas sans raison qu'en ces lieux-là on les porte baissés. (197)

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Même si après quelques mois Julien n'arrive toujours pas à la perfection et a "encore l'air de penser" (198), l'important réside dans le fait qu'il a

pris conscience de la prépondérance de la direction de son regard, au

propre comme au figuré. Julien s'initie à la réalité de la vie sociale et à sa propre réalité dans ce contexte social par des exercices ascétiques dont l'exercice de l'expression de son regard n'est pas négligeable. Car, s'il passait aux yeux de ses camarades séminaristes pour "un esprit fort," c'est parce qu'"il avait été trahi par une foule de petites actions" (197). Le regard des autres constitue une menace aux yeux de Julien. Il met en danger son individualité mais la défie également puisqu'il dé clenche la volonté qu'acquiert Julien de dominer sa vie. Dans ce contexte, ce que dit Mechthild Albert à propos à'Armance est parfaitement ap plicable au Rouge et le Noir et au personnage de Julien:

Octave [...] crée des mécanismes susceptibles de protéger son individualité

contre les regards indiscrets des autres dont il craint les effets destructeurs [...].

Par un dédoublement volontaire de sa personnalité, il cherche à prévenir l'aliénation produite par le regard d'autrui.12

Pourtant, l'entreprise de Julien n'est pas entièrement couronnée de succès. S'il arrive à maîtriser son regard, il ne discipline ni son oeil ni le hasard des rencontres. Même si "son oeil regardait sans voir" (210) Julien aperçoit Mme de Rénal dans la cathédrale de Besançon. La vue et la rencontre de Mme de Rénal manquent à nouveau de lui faire perdre connaissance. Julien se trouve à nouveau dominé par les événements. Cette domination s'exerce par le mouvement de ses yeux dont il n'a pas le contrôle. Cette épreuve peut être considérée comme un stade de l'initiation de Julien. L'avancement dont Julien va faire l'objet dans le

paragraphe suivant le ramène à la réalité de son ambition. Cet avan cement et la joie de Julien soulignent que c'est désormais le statut de son être social qui va importer à ses yeux; l'épisode de la cathédrale est

presque oublié. Julien assume son regard: l'épisode avec l'évêque de

Besançon déjà mentionné en témoigne. En témoigne également la har diesse du regard de Julien quand il rencontre M. de La Mole pour la pre mière fois (254). Le regard terrible de l'abbé Pirard ainsi que le regard des autres, les jeunes séminaristes, ont été décisifs. Julien ne baisse plus les yeux à l'hôtel de La Mole. Il soutient le regard des autres. Le regard des autres l'encourage même à participer aux conversations: "Ses ques tions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa

répondre directement, quoiqu'il ne fût pas interrogé" (261). Le regard de Julien n'en demeure cependant pas tout à fait volon

taire, il reste dirigé par l'expression et le défi du regard des autres, comme la citation précédente le montre. Car, par exemple, "à dîner,

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Julien n'osait pas regarder Mlle de La Mole" (266). L'avant-dernière

étape initiatique de Julien vers le bonheur et l'accomplissement s'effectue grâce au regard de Mathilde. De retour d'Angleterre, Julien est "d'une froideur parfaite envers Mlle de La Mole" (290). Julien n'a aucun regard pour Mathilde. C'est elle qui le regarde:

Ces yeux si beaux, où respirait l'ennui le plus profond, et pis encore, le déses

poir de trouver le plaisir, s'arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n'était pas exac

tement comme un autre. (291)

Julien commence par mépriser Mathilde (voir 292) puis, au bal, la

voyant désirée par les autres ("A l'origine d'un désir il y a toujours [...] le spectacle d'un autre désir, réel ou illusoire"13, nous dit R. Girard) Julien est amené à la désirer. Le désir de Julien est médiatisé par le re

gard des autres ("sept ou huit hommes plus grands que lui l'empêchaient de la voir" [293]) et par le regard de Mathilde:

Puisqu'elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la

peine que je l'étudié, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là. Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m'appelle, se

dit Julien. (294)

Julien s'affirme grâce au regard, et plus tard à l'air soumis, de Mathilde qui, elle, ne dissimule pas son regard. Mathilde assume ici le rôle de récipient. Elle devient un miroir qui renvoit à Julien l'image de son désir, qu'il s'applique à maîtriser et à diriger, par l'entremise de son

regard. Après sa conversation avec le comte Altamira Julien module son

regard et s'applique à jouer un rôle:

Il ne daignait pas lever l'oeil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux grands yeux ou

verts extraordinairement et fixés sur lui, avait l'air de son esclave. Enfin,

comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu'un valet regarde son maître,

afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de

Mathilde, toujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s'éloigna avec un

empressement marqué. (301)

Mathilde devient alors celle qui doit subir les regards de Julien ou les variations humiliantes de ce regard (voir 306). C'est elle qui ne peut soutenir le regard d'autrui (307). Julien est presque devenu "héros maître." De surcroît, il en a conscience: "il est clair que ce sont mes re

gards pleins de froideur qui ont allumé l'amour baroque que cette fille de si haute naissance s'avise d'avoir pour moi" se dit-il (333). Néanmoins,

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ultime étape de son initiation aux choses de l'amour, Julien va se voir

repoussé par Mathilde, "lasse d'aimer" (366). Le regard de Mathilde

n'implique plus sa soumission: "Elle regarda deux ou trois fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n'était plus question de l'appeler mon maître" (366).

Julien s'aperçoit de la duperie que peut exercer le regard. Mais il ne saisit pas dans toutes leurs dimensions les mécanismes du désir amou reux de Mathilde, mécanismes qui lui seront révélés par Korasoff. Les

épisodes suivants vont démontrer combien Julien réussit enfin à

s'assumer, à s'accepter et à dominer sa vie (l'ascèse du regard l'y ai dant) pour finalement en admettre la plus tragique dimension: la mort.

Lorsqu'il rencontre le jeune évêque d'Agde, il est surpris et irrité par son

regard. Il reconnaît que ce regard le glace. Mais il s'assume jusqu'au bout:

Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux,

qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeux, j'aurai l'air de

faire collection de leurs paroles. (377)

Sa volonté de maîtriser ses regards est tout aussi farouche quand il s'élance à la reconquête de Mathilde. Julien se fixe une règle de conduite sans équivoque. Les apparences (vêtements) et les signes visuels ont été dictés à l'avance. Et surtout, Korasoff a dévoilé à Julien la vérité inté rieure qui gouverne Mathilde: "Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas" (395). En conséquence Julien force le regard de Mathilde en modulant de manière ascétique son propre regard et en

apposant une sorte de masque à son visage. "Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas!" (401) s'exclame Julien. Les verbes au temps futur

indiquent bien ici sa très ferme détermination. Son esprit n'envisage même pas l'échec de son entreprise.

Julien est enfin parvenu à se donner les moyens de son ambition. Bien

qu'il ne se rende pas tout à fait compte qu'il n'aime Mathilde que parce qu'elle ne l'aimait justement plus, Julien est prêt à assumer sa nouvelle condition sociale et ses ambitions, grâce à son masque et à la nouvelle attitude de son regard. Stendhal, non sans intérêt, souligne à nouveau

l'expression de ses yeux en le décrivant au sein du régiment de hussards: "ses yeux" étaient "sévères et presque méchants" (444). Presque grâce au

regard, mais grâce aussi aux conseils avisés de Korasoff qui lui avait in terdit de regarder Mathilde (406), Julien est devenu "héros-maître." Il soutient le regard de Mathilde (420). Il a désormais conscience de son

masque ("il espéra que sa physionomie ne l'avait pas trahi" [420]). Son statut a changé vis-à-vis des autres qui ne peuvent plus décripter ses émotions intérieures et à présent lui seul a l'ultime droit de regard sur lui-même. L'argumentation de J. Starobinski nous éclaire: "De même que

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nous créons un "intérieur" en dressant des murs qui nous séparent du

monde, l'homme masqué prend possession d'une intériorité sur laquelle il sera le seul à avoir droit de regard"14. Ce que déclare Starobinski à

propos de Stendhal, nous pouvons aussi l'appliquer à Julien:

Plus l'individu se rend secret, plus il se voit gagner en mystère sous le regard

naguère indifférent des autres; il cesse d'être une personne quelconque, et,

n'étant plus ignoré par les autres, il peut désormais s'approuver.15

Nous concluerons sur l'ultime regard que note Stendhal: celui de Valenod. Julien "surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod. Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il" (475). Le regard de Valenod est révélateur de la bassesse du personnage. C'est l'idée que Valenod puisse dire quelque chose de lui à Mme de Rénal qui gêne et trouble Julien, et non pas l'expression de ses yeux. Le regard des autres

n'impressionne plus Julien. Le fait qu'il ne soit pas fait mention par l'auteur de l'ascèse du regard de Julien lorsqu'il se trouve dans le Palais de Justice montre, à notre avis, que Julien, confronté au verdict de la

mort, est allé jusqu'à se débarrasser de son masque parce qu'il n'en a plus besoin. Par son éveil à la perception visuelle et par son apprentissage de l'ascèse du regard Julien a pu s'initier à sa vérité intérieure. Son regard forcé lui est désormais inutile. Il peut se contenter de n'être que l'observateur objectif de la réalité extérieure: "Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés ..(476) dit-il dans sa plaidoirie. Lors de la délibération des

jurés, son oeil est amusé et satisfait: "Il vit avec plaisir que tous les yeux étaient pour lui" (477). Julien regarde sa montre et note la larme à l'oeil du président des assises. L'exercice du regard ne lui est plus nécessaire

pour s'assumer car ce que nous avons examiné comme le processus initia

tique de la perception visuelle et du regard lui a révélé son identité.

Department of Foreign Languages & Literatures

University of Alabama at Birmingham UAB Station

Birmingham, Alabama 35294

^Stendhal, Le Rouge et le Noir (Paris: Garnier-Flammarion, 1964). Toute réfé

rence à l'ouvrage sera faite à cette édition. La pagination des citations sera in

diquée entre parenthèses. 2 Klaus Engelhardt, "Le langage des yeux dans La Chartreuse de Parme," Stendhal Club 54 (1972): 153.

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Page 12: La Perception visuelle et le regard dans "Le Rouge et le Noir"

Catherine F. Daniélou 127

^Suzanne Pons-Ridler, "Index et étude comparative des fréquences dans Le

Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme et la Vie de Henry Brulard," Stendhal Club 93 (1981): 33-40.

4Stendhal, De l'amour (Paris: Gamier Frères, 1941) 121.

^Stendhal, De l 'amour 4.

^Stendhal, De l'amour 64.

7René Girard, Mensonge romanesque et vérité romantique (Paris: Grasset,

1961) 180. ^Girard 1%.

9Jean Starobinski, "Stendhal pseudonyme," L'Oeil vivant (Paris: Gallimard,

1961) 193-244. ^Starobinski 211.

Voir le développement de René Girard à propos du thème du voyeur,

Mensonge, 188, et également l'article précédemment cité de K. Engelhardt. l2Mechthild Albert, "Le regard d'autrui. Lecture ontologique d'une obsession

stendhalienne," Stendhal Club 96 (1982): 346.

l^Girard 124.

l4Starobinski 239.

l5Starobinski 239.

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