25
Orbis Litterarum 1993, 48, 14-38. 0 Munksgaarti 1993. La Semiotique du Portrait J0rn Boisen, Universitt d’Odense, Danemark Partant de la constatation que le portrait romanesque depuis le Renaissance est un facteur important dans la voie d’individuation du personnage, I’article cherche etablir des categories dans les- quelles le portrait romanesque se laisse analyser. Ainsi nous avons tte conduits a definir les diffkrentes fonctions du portrait: mise en relief du personnage, fonction anaphorique et cataphorique, valeur mktaphorique; ainsi que ses diffkrents eltments constituants: psy- chologie, biographie, physique et determination par analogie. Une fois etablie cette grille interpretative, nous l’avons appliquee a un ouvrage determine, a savoir Education europdenne de Romain Gary. La mise en application a montre la valeur des categories. Non seulement elles constituent le fondement pour une description de la structure et du systeme du portrait chez un auteur donne, elles fournissent aussi une base pour l’interpretation meme, en indiquant de nombreuses pistes de lecture. C’est ainsi qu’unique- ment a partir d’une analyse du portrait, nous sommes parvenus a cerner avec precision les orientations stylistiques, thematiques et ideologiques de l’auteur. I. Une perspective historique Le genre du roman tel que nous le connaissons aujourd’hui est ne a la Renaissance, quand l’homme moderne est parti pour sa q d t e individuelle du sens de I’existence. En s’appmpriant d’emblee cette apprehension indivi- duelle de la rialitk, le roman va changer bien des choses dans la tradition de la fiction. I1 se distingue en effet des formes antirieures de fiction par la quantitk d’attention qu’il accorde a l’individualisation des personnages. Dans cette voie d’individuation, deux elements Ctaient particulierement importants: le nom propre des personnages’ et le portrait, qui prend la forme d’une description et d’une presentation de l’arriere-fond du personnage. Au cours du XIX‘ silcle, la presence de ces tlements a ett kigee au rang d’une norme quasi inviolable: il fallait donner le maximum d’informations sur un personnage, sur son apparence physique, sur sa faGon de parler et de se comporter; il fallait faire connaitre le passe d’un personnage, car c’est la qu’ont ete deposes les germes de son comportement actuel. Or, dans le

La Sémiotique du Portrait

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La Sémiotique du Portrait

Orbis Litterarum 1993, 48, 14-38. 0 Munksgaarti 1993.

La Semiotique du Portrait J0rn Boisen, Universitt d’Odense, Danemark

Partant de la constatation que le portrait romanesque depuis le Renaissance est un facteur important dans la voie d’individuation du personnage, I’article cherche etablir des categories dans les- quelles le portrait romanesque se laisse analyser. Ainsi nous avons tte conduits a definir les diffkrentes fonctions du portrait: mise en relief du personnage, fonction anaphorique et cataphorique, valeur mktaphorique; ainsi que ses diffkrents eltments constituants: psy- chologie, biographie, physique et determination par analogie. Une fois etablie cette grille interpretative, nous l’avons appliquee a un ouvrage determine, a savoir Education europdenne de Romain Gary. La mise en application a montre la valeur des categories. Non seulement elles constituent le fondement pour une description de la structure et du systeme du portrait chez un auteur donne, elles fournissent aussi une base pour l’interpretation meme, en indiquant de nombreuses pistes de lecture. C’est ainsi qu’unique- ment a partir d’une analyse du portrait, nous sommes parvenus a cerner avec precision les orientations stylistiques, thematiques et ideologiques de l’auteur.

I. Une perspective historique Le genre du roman tel que nous le connaissons aujourd’hui est ne a la Renaissance, quand l’homme moderne est parti pour sa q d t e individuelle du sens de I’existence. En s’appmpriant d’emblee cette apprehension indivi- duelle de la rialitk, le roman va changer bien des choses dans la tradition de la fiction. I1 se distingue en effet des formes antirieures de fiction par la quantitk d’attention qu’il accorde a l’individualisation des personnages. Dans cette voie d’individuation, deux elements Ctaient particulierement importants: le nom propre des personnages’ et le portrait, qui prend la forme d’une description et d’une presentation de l’arriere-fond du personnage.

Au cours du XIX‘ silcle, la presence de ces tlements a ett kigee au rang d’une norme quasi inviolable: il fallait donner le maximum d’informations sur un personnage, sur son apparence physique, sur sa faGon de parler et de se comporter; il fallait faire connaitre le passe d’un personnage, car c’est la qu’ont ete deposes les germes de son comportement actuel. Or, dans le

Page 2: La Sémiotique du Portrait

La Simiotique du Portrait 15

roman realiste, cette particularisation du personnage devient peu a peu un automatisme technique oh les conventions travaillent a la place de l’auteur: exposer un personnage, decrire un milieu, introduire l’action dans une situa- tion historique, etc. A la limite, on pourrait &ire un chapitre entier sans une seule idee originale, seulement en developpant cybernttiquement les regles de la composition. Aussi les romanciers du XX’ siecle ont-ils rompu ce contrat conclu entre le roman et le lecteur. La volontk de rendre le roman plus dense, de le debarrasser de l’automatisme de la technique romanesque, du verbalisme romanesque, ne suffit pas a expliquer cette rupture.

Le realisme voulait faire oublier que le langage, en annexant les choses rtelles, en modifie automatiquement le statut. Ainsi chez Balzac: une fois achevke la description de Madame de Mortsauf dans Le Lys dam la vallke, nous savons que Felix de Vandenesse la trouve belle parce qu’elle est belle. Mais, verbal par definition, le portrait romanesque se distingue en effet des portraits propres a la peinture, au cinema et au theltre: ceux-ci sont directe- ment perceptibles a l’ceil et a l’oreille, tandis que celui-la, evoque par la seule entremise de mots, se construit comme objet de la penste2.

((Le portrait [...I n’est pas une representation rtaliste, une copie like, telle que la peinture figurative pourrait nous en donner I’idte; c’est une sdne occupie par des blocs de sens, a la fois varies, repetis et discontinus (cernes); de I’arrangement (rhttorique, anatomique et phrastique) de ces blocs, surgit un diagramme du corps, non sa copie ... D’

Le Xx” siecle, rtduisant ainsi la pretention scientifique de la representation du reel dans le roman a ses justes proportions, a du mtme coup rkduit sa quantite textuelle. Cela s’est d’ailleurs fait sans grands regrets, car en mtme temps que s’envolait la belle illusion scientifique, on a decouvert que la representation exhaustive Ctait superflue: I’imagination du lecteur complete automatiquement celle de l’auteur.

A cela s’ajoute un changement dans la conception mime de l’individu. On ne croit plus que le rkalisme psychologique ni suffise a saisir le moi, ni soit mtme possible. C’est pourquoi les romanciers dksormais, nullement soucieux de rivaliser avec un peintre, se contentent d’indiquer quelques traits significa- tifs en mesure de camper le personnage et de mettre en evidence sa problemati- que existentielle. Que savons-nous, au bout du compte, de l’apparence de Meursault? Qu’est-ce que cela aurait pu changer a son destin et a son attitude, si sa chevelure avait eu une autre couleur? Deux fois rien. Cela ne le rend pas moins vivant. Car les personnages ne sont pas la simulation des Ztres

Page 3: La Sémiotique du Portrait

16 J ~ r n Boisen

reels. Ce sont des 2tres imaginaires possedant chacun son code existentiel et chacun en mesure de sonder un domaine determine de l’existence humaine. Les rendre vivants signifie donc, au XX‘ siecle, (taller au bout de [leur] problematique e~istentielle)).~

II, Les fonctions du portrait Ce desir d’aller directement au cceur des choses ne rend toutefois pas la notion de portrait caduque. Au contraire. Le r6le du portrait a change, mais reste essentiel.

D’abord, le portrait garde sa fonction de mise en relief du personnage: un minimum de presence corporelle est sinon necessaire du moins pratique pour camper les personnages. Si l’auteur craint que le lecteur ne le suive pas, il peut, par ce biais, lui pr2ter des bequilles.

Au XIX’ siecle, on voit comment Balzac, qui dans une certaine mesure Cree des types humains, des personnages qui representent une categorie plut6t qu’eux-mgmes, se sert du portrait detaille justement pour donner une appa- rence de vie individuelle a ces types generaux. Aujourd’hui, par contre, c’est plut6t pour situer les personnages secondaires ou episodiques (que souvent n’ont pas de nom) que le portrait est nicessaire. Le heros, suffisamment dkfini par son nom, ses actes et ses pensees, n’a pas le m6me besoin d’itre individualist: par son visage que les personnages sans nom et presque sans hi~toire .~ En outre, comme l’auteur place souvent son observatoire dans la t&te du heros, le contours du heros ont logiquement tendance a rester flous tandis que l’apparence des autres personnages. moins importants, est vue et notee par le heros/focalisateur exactement de la mime maniere que nous voyons et notons l’apparence des nos concitoyens dans la vie reelle.6

Ensuite le portrait garde une fonction anaphorique et cataphorique impor- tante. Le portrait, resumant d’un mot les traits essentiels du personnage, a la fois pose un horizon d’attente a son avenir et sert de rappel des qualifications anttrieures. Isolk, repete, dote d’un poids symbolique, le trait peut devenir un leitmotiv qui, de faCon economique, sert a assurer la stabilite du personnage et la lisibilite du texte.

Finalement, le portrait ne cesse de nous transmettre des messages sur l’essence du personnage. D’une part le portrait peut itre l’expression imagee de sa personnalite, sa mktaphore. Voila une autre norme heritee du roman realiste. Toujours a la recherche d’une organisaticn coherente de l’univers

Page 4: La Sémiotique du Portrait

La Sdmiotique du Portrait 17

romanesque, le realisme s’efforqait de faire tendre vers zero la distorsion entre I’Etre et le paraitre des personnages. La description des personnages (aussi bien que des lieux) a donc valeur d’investigation. C’est pourquoi le visage, dans Ie roman rkaliste, n’est pas un tableau de bord auquel aboutissent tous les micanismes physiques: la digestion, la vue, l’ou‘ie, la respiration, la reflexion.’ Le visage est plut6t l’expression imagte de la nature du personnage: sous les traits de son visage se rtvele 1’8me du personnage, son moi. Le visage devient une mttaphore. Cependant les traits du visage ne laissent pas seulement entrevoir les traits de caractere du personnage: les changements dans sa physionomie peuvent aussi indiquer une evolution de sa personnalite ou de son histoire. Distribues au cours du recit, des portraits antithktiques et systtmatiquement corrdks servent a rythmer et baliser l’itineraire des personnages.8

A part la fonction mitaphorique, le portrait est significatif d’une autre manibre aussi. Ayant abandonne l’automatisme du portrait fouillC, le roman- cier doit faire le tri des traits, choisissant ceux qui h i paraissent pertinents.

eDans le portrait, les sens ttfourmillentn, jetks a la volke a travers une forme qui cependant les discipline: cette forme est a la fois un ordre rhktorique (I’annonce et le detail) et une distribution anatomique (le corps et le visage); ces deux protocoles sont eux aussi des codes; ces codes se surimpriment a l’anarchie des signifies, ils apparaissent comme des opirateurs de nature - ou de r a i s o n ~ . ~

Donc plus le portrait est selectif et elliptique, plus les traits mentionnks tendent a devenir significatifs. Que savons nous de l’apparence de l’homme sans qualitis de Musil? Au debut a peu pres rien. C’est que son apparence physique est sans importance a ce moment. L‘essence de sa problematique existentielle est enracinee dans d’autres themes. Si, par contre, Musil nous brosse d’emblhe un portrait de sa maitresse, Leone (au corps interminable), ce n’est pas pour dresser une liste d’informations sur elle, mais parce que son corps est un des themes de sa vie. Le portrait, en mesure d’indiquer les domaines de I’existence que le roman veut devoiler, devient ainsi une clef pour entrer dans les interrogations de I’ax~vre.

III. Les elements du portrait

A . La psychologie Le portrait dans son acception classique comporte trois elements: la psycholo-

Page 5: La Sémiotique du Portrait

18 J0rn Boisen

gie, la physique et la biographie du personnage, auxquels s’ajoute en pratique un quatrieme, le portrait par analogie avec d’autres elements de l’espace romanesque.

Les premiers narrateurs europeens ne connaissaient mime pas l’approche psychologique du personnage. 11s racontent simplement des actions et des aven- tures. Toutefois derriire ces histoires, on discerne une conviction: l’action est l’autoportrait de celui qui agit. trC’est par l’action que l’homme sort de l’univers repetitif du quotidien ou tout le monde resemble a tout le monde, c’est par l’action qu’il se distingue des autres et qu’il devient individu)),.” Mais deja au XVIII‘ siecle, on dkcouvre le caractere paradoxal du comportement humain. Jacques, le Fataliste de Diderot, ne se reconnait pas dans ses actes. Entre l’acte et le personnage, une fissure s’ouvre. ((Le personnage veut reveler par I’action sa propre image, mais cette image ne lui resemble pas)).“ Dans la quite du moi, le roman se detourne alors peu a peu de l’action et se lance, avec Richardson, sur la voie de l’exploration de la vie interieure, une evolution qui continue tout au long du XIX” siecle et qui atteint son apogee au debut du XX” siecle.

L‘icrivain du XIX‘ siecle n’a donc aucune difficulte a parler ouvertement de la vie interieure de leurs personnages. ((Isabel Archer was a young person of many theories; her imagination was remarkably active ... her thoughts were a tangle of vague outlines.. . ) ) I 2 Voila comment Henry James definit I’htro’ine dans The Portrait of a Lady. Ce mode de definition, proche de la generalisation et de la conceptualisation, est explicite et supra-temporel. Par consequent la recur- rence dans un texte de ce type de qualification tend a donner l’impression d’un univers romanesque entierement rationalisable, ordonne et statique. Au siecle dernier le caractere explicite et ferme de la qualification directe n’etait pas senti comme genant dans une litterature oh la personnalite humaine Ctait vue comme une combinaison plut6t stable de certaines qualites generales. C’etait au contraire la maniere la plus economique et la plus precise de dkfinir le person- nage.

Mais les analyses de l’infini de 1’Hme perdent leur magie au moment ou 1’His- toire, s’engouffrant dans l’irrationnel, tbranle le fondement rationaliste sur lequel etaient basies les conceptions traditionnelles de I’homme. L‘impression d’assurance, d’autorite et de rationalisme que donne la qualification directe semble anachronique dam notre Cpoque de relativisme, d’individualisme et de soup~on . ’~ On n’admet plus guere qu’un romancier rende compte comme s’il etait Dieu le pere des pensees secretes des personnages et qu’il prkvoie leur evolution au nom de lois psychologiques donnees a l’avance. La psychologie

Page 6: La Sémiotique du Portrait

La Shiotique du Portrait 19

des personnages se constitue dksormais graduellement et implicitement a partir de certains details concrets que le lecteur doit decoder. Les romanciers moder- nes renouent ainsi paradoxalement avec les debuts du roman, avec Boccace.

D’autre part, l’homme a etC pris dans le tourbillon de I’histoire. I1 n’a plus le loisir de rZver et de s’ennuyer comme le faisait jadis Emma Bovary.14 L‘infini de l’iime est devenu m n appendice quasi inutile de l’homme.~’~ Aussi, apris avoir touche le fond de l’exploration interieure du moi avec Proust et Joyce, les grands romanciers ont-ils commence a chercher une nouvelle orientation, ou ils explo- rent surtout les possibilitks de l’homme dans le monde moderne. C‘est la rencontre de ces deux raisons qui, dans le cadre de cette etude, rend superflue une description de la structure et du systkme du portrait psychologique propre- ment dit: on le rencontre rarement dans le roman moderne.

B. Le physique DQ les debuts du roman, le physique des personnages a ete un signe de re- connaissance qui refletait les traits de leur caractire. Sous l’influence du philo- sophe suisse Lavater, la correspondance entre les deux fut mZme un certain temps erigee en science. Ses thkories, regroupees sous le nom de physiognomo- nie, en vertu desquelles il serait possible de connaitre les dispositions intellec- tuelles et morales de quelqu’un d’aprks sa physionomie influenGaient durable- ment les kcrivains du XIXe sikcle, notamment Balzac.16 Mais mCme au XX‘ sikcle, ap rb que la science physiognomoniste s’est avkree sans fondement au- cun, les personnages n’ont que rarement, du point de vue littkraire, de traits fortuits. Les particularites mZme trZs extkrieures peuvent s’avkrer avoir une importance parfois decisive a quelque moment du dkroulement de l’action.

Ces rapports peuvent en gros Etre repartis en trois types: le rapport mkta- phorique, le rapport metonymique, et la qualification dkguisee.

Si la personnalite du personnage est caracterisee par la seule analogie, il est question d’un rapport mktaphorique. Ainsi l’embonpoint de Herr Schro- der dans Education europtenne de Romain Gary” pronostique-t-il son carac- t he dkbonnaire, la rondeur du corps ttant analogique a la rondeur de ses humeurs. Faire un portrait, c’est dans ces conditions reveler une partie de la face visible du monde, mais pour mieux en faire comprendre et sentir la realit6 profonde. La description des protagonistes de I’action devient une manidre supplementaire d’entrer dans le vif du sujet.

Cependant les romanciers misent non seulement sur les caracthistiques physiques qui sont cjusqu’a l’av6nement de la chirurgie esthetique en tout

Page 7: La Sémiotique du Portrait

20 J m n Boisen

cas) hors du contr6le du personnage comme la taille, la forme du nez, la couleur des yeux, etc.; mais aussi sur les signes de l’habit, de la toilette, de la coupe des cheveux, qui en partie dependent de la volonte du personnage. En se mettant a la mode parisienne, Lucien de Rubempre par exemple, dans ItIusions perdues entend veritablement de changer de personnalite. DCcrire la mise d’un personnage, ce n’est donc pas sacrifier a des futilites. Dans le roman, l’habit fait le moine. Ce mode de determination, en introduisant un lien causal, se rapproche de la metonymie.

Au lieu d’un lien metonymique, on peut parler d’une qualification directe dkguisee quand le narrateur de maniere explicite dkfinit le rapport entre apparence et caractere, en attribuant une qualite non-visuelle et abstraite au physique du personnage plut6t qu’a sa personnalite: ccSous des cheveux boucles, tres noirs, dksordonnes, un grand font pile, et des yeux sombres et gais en mime temps, rieurs, briilants)).” En fait, ecrire ccil avait des yeux sombres et gaiw equivaut a affirmer directement tant le serieux que l’humour du personnage. Ce qui B premiere vue semblait itre une synecdoque, s’appa- rente donc plut6t une qualification directe et se distingue, en tant que telle, des autres rapports metonymiques. Ce mode de dktermination est tres frkquent dans le roman moderne, sans doute parce qu’il permet de qualifier l’essence du personnage tout en feignant de parler de son apparen~e.‘~

C. La biographie Finalement le passe des personnages, leur histoire, est un element capital pour la particularisation du personnage. Le personnage, miroir de l’individu, entre en contact avec sa propre identitt par l’intermediaire du souvenir des actions et penstes passees. Un tel point de vue est caracteristique du roman. Non seulement de nombreux romanciers ont-ils defini l’exploration du moi comme l’interpretation du passe et du futur dans la conscience de soi; sans memoire, le personnage romanesque n’aurait pas la moindre notion de cause, ni par consequent de cette chaine de causes et d’effets qui constitue l’action romanesque m&me.20

Le temps est une categorie essentielle, d’un autre point de vue: c o m e les idees deviennent gknerales, quand on les detache des conditions spatio- temporelles, elle ne deviennent par consequent particulieres que quand ces deux conditions sont specifies. ccDe la meme manikre, les personnages du roman ne peuvent Gtre individualises que si on les situe dans un arrikre-fond d’espace et de temps determines.))*’

Page 8: La Sémiotique du Portrait

La Skmiotique du Portrait 21

En rendant compte du passe du personnage nous quittons dkjd a moitii la dimension spatiale de l’univers romanesque, les existences, pour nous tourner vers la dimension temporelle, les Cvenements. Defini comme une identite de conscience a travers une etendue de temps, le personnage constitue justement le point de rencontre entre ces deux dimensions du rkcit.

D. La caractkrisation par analogie Quand nous parlions ci-dessus des particularitks mime tres exterieures, l’ex- pression peut ktre pousske trZs loin, puisque le personnage peut itre caracttrist non seulement par ses vstements mais aussi par des elements en principe ttran- gers A sa personne: son milieu, le paysage qui l’entourent et les phenomenes mkttorologiques. Ces elements, qui constituent une sorte de portrait par exten- sion, peuvent caractkriser le personnage indirectement, par analogie, ils consti- tuent des mttaphores du personnage. La presentation du milieu peut cependant joindre a I’analogie un rapport mktonymique et causal. Dlcrire un domicile, un mobilier, un domaine, ce n’est plus, dans une Cpoque oh l’homme se definit autant par son avoir que par son itre, decrire des ornements extirieurs d la personnalite: c’est dicrire les symboles ou cette personnalite s’inscrit toute en- tikre. Le procede est pousst a son comble dans La vieillefille de Balzac, ou Mademoiselle Cormon est dkcrite par sa seule demeure.

Par contre la description du paysage et du temps qu’il fait, elements en general indtpendants de l’homme, reste purement metaphorique.22 Dans ces metaphores, l’univers des choses se met a vibrer au meme diapason que le personnage. Plut8t que de decrire la psychologie du personnage, le romancier la revele donc en decrivant l’espace. ((L‘emotion devient paysage et le paysage nait de I’em~tion.))~~ Les metaphores spatiales, trks courantes dans le roman et le cinema, peuvent &tre directes, basees sur une ressemblance reconnue, ou ironiques, basees sur un contraste. Ainsi le paysage de Tostes, d’ou suinte l’ennui, correspond bien a l’ennui que ressent Emma Bovary aprks 1’Cpisode du bal de la Vaubyessard, tandis que le traumatisme du jeune h o m e dans Big Two-hearted River de Hemingway est mis en evidence par le contraste avec l’image de stabilite que donne le fleuve, eternel et puissant.

IV La structure et le systeme du portrait I1 nous semble evident qu’une stmiotique du portrait, fortement dipendante des codes culturels et des goilts personnels du romancier, ne peut s’appliquer

Page 9: La Sémiotique du Portrait

22 Jorn Boisen

qu’a un genre specifique. Pour decrire assez precisement la structure et le systlme du portrait, il faut mime se limiter a une seule ceuvre romanesque, quitte a faire ceuvre de comparatiste ensuite. A titre d’exemple, nous allons donc analyser le portrait dans un roman determine, a savoir Education europtenne de Romain Gary.

A. Modalitb du portrait La premiere chose a retenir ce sont les modalites de la presentation du personnage. Le projet realiste, soucieux de dissimuler le r61e du narrateur afin que l’illusion de rtalitk ne soit pas trahie, fait peser sur le personnage le poids d’un cahier de charges. Le personnage devient le fonctionnaire universe1 de l’enonciation realiste, prenant charge des informations, des explications et des rkflexions.

A cet kgard Romain Gary est dans une large mesure heritier du roman realiste. La mise en scene des personnages peut chez lui se diviser en trois types: le portrait vu, le portrait parle et le portrait narre. Le portrait parle est le plus souvent une presentation d’un personnage a un autre: un des freres Zborowski explique a Janek qui est Zosia. I1 peut en outre prendre la forme des confidences mutuelles d’un couple ou du bruissement des recits, mythes ou rumeurs, qui courent sur un personnage. Dans le portrait fonde sur la vision, un individu peut se regarder lui-mime, un autre, un couple ou un groupe, dtfinissant une echelle decroissante d’intin~ite.~~ Ces deux procedes servent a gommer la distinction entre narration et description puisque le portrait devient une chose concrbtement vue ou entendue par les autres personnages.

Le portrait fait directement par le narrateur n’est dans l’ceuvre de Romain Gary qu’un pis-aller dont il se sert quand il ne dispose pas d’un tkmoin en mesure de prendre naturellement en charge la presentation. En fait, introduire un personnage focalisateur uniquement pour lui faire brosser un portrait serait aux yeux de Gary, une hypertrophie du justificatif. Et, de toute fagon, puisque l’effacement du personnage spectateur derriere les spectacles que veut nous prksenter l’auteur dkpossede le personnage de son individualite, le confine dans une fonction, le lecteur le perCoit d’emblee, non comme une originalite existentielle, mais commme ce qu’il est: le delkgue de l’auteur. Or, semble nous dire Gary, si le personnage n’est qu’un masque dissimulant inutilement la presence du narrateur, pourquoi l ’ intr~duire .~~

La distribution textuelle des portraits est prtvisible. 11s tendront a se placer

Page 10: La Sémiotique du Portrait

La Stmiotique du Portrait 23

au debut du roman, place naturelle et traditionnelle des presentations, la ou le lecteur n’a pas encore fait connaissance avec les personnages. Le texte garyen vise en outre a la succession aussi immediate que possible de l’appari- tion, de la description et de la denomination du personnage. Que I’appellation et la descriptions soient prises en charge par le narrateur, ou qu’elles soient deleguees a des personnages, il n’y a en general pas de suspens, pas de differ6 dans l’apparition d’un nom par rapport a ses denomination et a ses descriptions: quand on parle du loup, on en voit la queue.

La seule exception a cette regle, nous la trouvons au tout debut du ro- man. Dans le premier contact que nous prenons avec le heros et son pkre dans Education europtenne, ils ne sont ni nommks ni dkcrits. Les quatre premihes fois qu’ils sont mentionnes, ils sont designis par le simple pro- nom personnel ccilscc, puis le pere est appelk ctle docteur)) et enfin, apris un bout de dialogue, le nom cdanek)) apparait. Dans ce debut a pronoms, nous voyons pronoms referentiels sans reference, signes anaphoriques sans antecedents. Pour le lecteur cette attitude narrative a un effet familiarisant certain. Les designations allusives imposent au lecteur une relation d’inti- mitt et de complicitk avec l’auteur que’l’intimidation inherente a toute pre- supposition l’empiche de refuser. Autrement dit: le heros est d’emblee sup- posee connu et le lecteur ne peut pas se derober a cette connaissance. I1 ne s’agit pas la d’un cas extrime, mais d’un type d’ouverture qui au cours du XXe sikcle a supplante le dkbut classique qui presente le heros des qu’il apparait dans l’action.

Par opposition au roman cctraditionneln, le personnel des romans de Gary n’est pas stable. Des personnages disparaissent subitement de mCme qu’il n’est pas exceptionnel que de nouveaux personnages, non seulement secondai- res, mais mEme principales, continuent a apparaitre au cours de l’action, m2me passe une large partie du roman. Par 11 Gary s’apparente manifeste- ment au roman picaresque qui, lui aussi, fait apparaitre a l’improviste des personnages qui ne rkapparaitront pas par la suite ou retarde I’apparition des personnages importants jusqu’a la fin du rkcit.

B. La typologie des portraits 1. L‘apparence dissimulte. Trks vite on est frappe par le peu de realite

corporelle des personnages de Gary, la raretk du dCtail qui peint. D’emblCe les protagonistes semblent vouloir se derober aux regards dans un certain anonymat. En fait, dans la premiere mise en sche du heros, nous appre-

Page 11: La Sémiotique du Portrait

24 Jmn Boisen

nons beaucoup sur sa situation, ses preoccupations et ses espoirs sans ja- mais l’avoir vu. La dissimulation de l’aspect physique du heros a surtout partie liee avec la focalisation interne et donc avec le mode narratif adopte. Bien que la focalisation varie, nous ne voyons que tris rarement l’aspect physique du heros focalise par un autre. I1 est le seul a detenir ce privilege. C’est donc une maniere aussi subtile qu’efficace de distinguer le heros des autres personnages du livre et de nous faire adopter la perspective de celui- ci .

2. Capparenee stylisie. Quand le corps n’est pas voile, il apparait stylist. En effet si l’auteur ne neglige pas totalement de parler de l’apparence physique du heros, il se contente d’un portrait assez discret et conventionnel. Dam la reprtsentation limitte de l’aspect physique, certaines recurrences se revelent toutefois significatives de sorte qu’on dedle, a travers la representation des personnages de premier plan avec qui, l’auteur, de toute evidence, entretient des liens personnels etroits, le docteur Twardowski, Jablonski et Dobranski, l’existence chez l’auteur d’un stereotype physique relevant d’un ideal person- nel. 11s sont tous jeunes, minces, de haute taille avec quelque chose d’impatient et de fikvreux dans le regard.26

La brikvete des portraits des heros repose, me semble-t-il, sur deux faits. D’une part, le r61e de ces personnages est suffisamment important pour que la notation de details insolites, susceptibles d’eveiller la surprise et de se memoriser facilement, soit superflue. D’autre part, Gary veut avec ses person- nages creer non seulement des personnages vivants, mais aussi des types humains. Ne pas trop particulariser les personnages, c’est en effet les rendre plus universels, plus eternels.

3. L‘apparence masqute. Les portraits physiques a I’emporte-pike donnent tout d’abord l’illusion de la precision a travers quelques formules pleines de relief et de pittoresque, qui evoquent l’art du croquis ou de la caricature. Ce que Gary cherche a obtenir c’est non pas I’illusion mais l’allusion convaincan- te qui a ses yeux est autrement significative que l’accumulation de details de la litttrature d’ob~ervation.~’

Ce trait allusif tend parfois a devenir presque caricatural. Ceci est surtout vrai des personnages secondaires a l’tgard desquels l’auteur a de toute evidence plus de recul sur le plan affectif, par opposition aux herox avec lesquels il s’iden- tifie ou pour qui il tprouve une forme particuliere de tendresse. Prenons c o m e exemple quelques portraits d’Education europkenne.

Page 12: La Sémiotique du Portrait

La Shiotique du Portrait 25

Pan mecenas:

C e t a i t un homme Bge, grassouillet, aux sourcils de pierrot triste, incapable de se faire a la vie de for&t));2g

Augustus Schroder:

((C’etait un homme BgC, grisonnant. I1 avait un nez long et rouge et des lunettes de nickel s’accrochaient au nez, sur le point de tomber. I1 regardait Janek pardessus ses lunettes, la t6te legerement penchte de c6te. I1 portait une vieille robe de chambre d’un vert dtteint et un tpais cache-nez autour du cou. I1 avait l’air enrhumC~?~

le Wunderkind:

(tAu milieu du groupe, un enfant d’une douzaine d’annees se tenait debout. I1 etait laid: des cheveux rouquins, boucles, une bouche et un nez epais et des yeux sans cils, aux paupieres rouges. I1 ttreignit un violon. Sa bouche trembla et il se mit a chanter, en s’accompagnant sur le viol on^.'^

I1 y a dans ces portraits proches de la caricature un trait particulikrement frappant: I’apparence des personnages n’est pas seulement styliste, elle appa- rait masquke aussi. L‘auteur fait porter a ses personnages des masques em- pruntts A la tradition populaire, en general acteurs d’une comedie triste jouee a leurs depens: Guignol, Pierrot, Charlot ou le clown Auguste. Herr Schroder, fabricant de jouets, par exemple ressemble B ses propres figurines: un bour- geois allemand de ctl’Allemagne des joueurs de flcte et de pipeau, des bonnets de nuit et des priseurs de tabac, des longues redingotes et des perruques blanches .3 ’

Dans chaque livre de Gary, il y a des personnages qui portent un masque que les yeux trouent parfois de leur lueur propre comme le masque de l’acteur. Ces masques, indiquant la faiblesse, le ridicule, I’tphkmkre et qui sont toujours valorists positivement, peuvent resservir d’un roman a l’autre et leur impor- tance, qui est relativement faible dans Education europeenne va toujours cr oissante .

L‘assimilation des personnages a des marionnettes a un sens assez prCcis. C’est une fuite vers la legirete pour desamorcer la rtalite, pour rendre moins lourdes les horreurs de l’histoire. Voyens par exemple comment Fosco dam Les Enchanteurs vit I’exptrience d’une jacquerie sanglante:

((Eveillerai-je parmi mes lecteurs un sentiment d’indignation, encourrai-je leur courroux, lorsque je dirai que j’avais le sentiment de participer a une Ete

Page 13: La Sémiotique du Portrait

26 J0 rn Boisen

populaire? Les masques de souffrance n’etaient pour moi que des masques, le sang n’ttait que du beau rouge et je ne voyais dans les officiers qu’on pendaient que des marionnettes qui s’agitaient au bout de leurs ficelles. Peut-ttre me rtfugiais-je dtlibkrtment dans I’inconscience pour prottger ma sensibilitt contre un exds d’horre~r?))’~

Les masques contribuent donc a depouiller la realitC de son contenu effroya- ble pour ne laisser que la beaute formelle du geste. I1 est vrai qu’il y a dans le masque quelque chose d’inquietant puisque les personnages sont au fond differents de ce pour quoi ils se font passer, mais il y a surtout une part de bienfaisant soulagement puisque les choses sont plus legkres qu’il n’y parais- sait. Griice a la ltgkretk, leur austkre strieux cesse de nous oppresser.

En rkgle generale, predominet dans tous les portraits le symbolique sur le rifkrentiel. L‘auteur joue des associations d’idees, des connotations des mots qui Cvoquent plut6t qu’ils ne peignent le contour exterieur des choses et des 6tres. I1 choisit d’arriter sa presentation souvent apres une ou deux notations sans chercher a creer l’illusion d’une image synthitique tentant a concurrencer les sensations pratiquement infinies qui sont les n6tres quand nous observons un corps humain. L‘auteur met en pratique dans ses portraits le principe idicte par Stevenson: (tLe grand art, c’est d’omettre.))

C. Les tltments du portrait I . Psychologie et biographie. Conformiment aux normes du roman moder-

ne,33 Romain Gary ne tente pas d’klucider le comportement de ses personna- ges par des analyses psychologiques. Ce qui peut par contre etonner un peu, c’est que ses personnages ne sont pratiquement pas dotes d’un passe: Jablons- ki a et6 officier, Dobranski Ctudiant et Janek icolier, voila a peu prks tout ce qu’on sait d’eux. Or puisque le pass6 constitue un element fondamental dans la particularisation du personnage romanesque, comment se fait-il que Gary passe sous silence la biographie de ses personnages?

Nous en trouvons les raisons dans sa vision de l’homme et ses partis pris esthttiques. D’une part, les romans de Gary ne sont pas tant une exploration de la psychologie individuelle, qu’une recherche sur les relations entre le moi et le monde, sur les insertions possibles du moi dans le monde. Dans cette recherche, le passe individual ne saurait avoir une influence dkterminante. Le personnage, a l’instar du picaro, n’est pas prisonnier de sa biographie, mais uniquement determine par ses choix, relativement libres en conscients.

D’autre part, en rendant ses personnages trop particuliers, Gary rkduirait

Page 14: La Sémiotique du Portrait

La Stmiotique du Portrait 27

du mfme coup les probltmatiques existentielIes qu’ils incarnent a des proble- mes particulieres. Or comme Gary conGoit ces interrogations comme univer- sellement valables, il tente de donner a ses protagonistes une assez grande generalite. Tandis que Balzac crkait des types humains qu’il veillait a rendre individuels en leur dotant d’une skrie de traits specifiques, Romain Gary crte des individus auxquels il essaye de donner une valeur plus generale en gom- mant justement les traits qui les particulariseraient trop.

Dire que le passe des personnages est absent de leur problematique existen- tielle n’est pas dire que 1’Histoire en est absente aussi. Education europtenne est fortement ancre dans l’Histoire, les vies des personnages se dkroulent dans un espace du temps jalonne de dates. Tant la thematique que l’action d’Education europienne se dtroulent sur l’arriere-fond de la seconde guerre mondiale et sont dans une large mesure determinees par elle. Mais 1’Histoire n’est pas seulement un decor pour les r6les que joue l’homme. La situation historique fait partie de l’homme et au fur et a mesure que 1’Histoire change, l’existence change aussi. Gary ne peut donc pas nkgliger d’examiner la dimen- sion historique de l’existence humaine.

Or, en coupant les personnages de leur passe, Gary n’en modifie pas moins la conception du temps dans le roman. Mais au lieu de reduire l’importance de la dimension temporelle dans la vie humaine, en affaiblissant la chaine des causes et des effets que constitue une biographie, il veut plut6t introduire une autre dimension temporelle qui coexiste avec le temps lineaire et histori- que. I1 en resulte un univers ou le drame qui se joue, par personnages temporels et perissables interposes, est celui des universaux intemporels. Et dans un tel univers, la vtritt concernant I’existence peut se devoiler aussi completement dans l’espace d’une journee qu’au cours d’une vie tout entiere.34

En dkfinitive, le temps chez Gary est une entite hybride. Dans le deroule- ment liniaire et continu de I’histoire un certain nombre de situations archtty- piques semblent se repeter. L‘impression qui se degage, finalement, est celle d’une histoire qui progresse, pour ainsi dire, en spirale, qui est reprise sans 2tre tout a fait repitee.

2. L‘apparence. Ce qui frappe d‘abord dans ies portraits de Gary, c’est leur peu d’ktendue et de precision. Souvent il se contente d’une breve notation de la couleur des cheveux et des yeux, de la forme ginerale du visage, de la taille et de l’embonpoint general. Dans la demarche traditionnellement synechdochi- que du portrait oh le corps est revile a travers l’evocation de certaines de ses

Page 15: La Sémiotique du Portrait

28 J0rn Boisen

parties, on constate que Gary s’attache de maniere permanente aux m2mes traits, a savoir les traits propres a symbolisations ou a interpretations diverses, cheveux, regard, visage, corps, vztement. Ces lieux traditionnellement marques du corps sont en gtneral decrits en ordre descendant suivant la technique dtja conventionnelle au Moyen Age et dans les blasons du corps du XVI‘ siecle.

Souvent c’est la notation de la couleur des cheveux qui inaugure le portrait. La couleur, en tant que lexique particulier en mesure d’indiquer des traits de caractere ou de souligner oppositions et paralliles, possede un double avanta- ge: elle peut, d’une part, aistment donner au personnage des dimensions symboliques; de l’autre, elle peut efficacement crier des effets d’harrnonie, de modulation et de contraste.

Dans Education europeenne nous trouvons en effet une veritable symboii- que de la couleur des cheveux. Le blond est, suivant la vieilIe tradition europtenne, un signe de l’innocence du personnage. Or dans ce roman, dont un des themes principaux et justement la duplicitk de la culture europienne3’, ce signe traditionnel de l’innocence et de la franchise est devenu bien plus ambivalent: il est, soit retournt, soit utilise comme un effet de contraste. Le portrait de Zosia, ou est soulignt a la fois la’blondeur et le comportement rien moins qu’innocent - la prostitution forcke -, en constitue un bon exemple:

((Lorsqu’un soldat choisissait la fillette blonde, qui s’appelait Zosia, elle Cteignait soigneusement sa cigarette, la posait sur Ie rebord d’une fenetre et montait avec lui. Lorsqu’elle revenait, elle reprenait sa cigarette et la rallumait. Elle donnait I’impression de penser davantage a sa cigarette qu’a ce qui lui arrivait.d6

Cet effet de contraste revient trop souvent pour qu’iI puisse itre question d’une coincidence:

r(Un peu plus loin, sur la route, il y avait deux autos blindees. Elles itaient immobiles, pareilles a des carapaces abandonnies. Seules, a I’avant de chaque auto, les mitrailleuses bougeaient lentement, comme un dard. Un de ses dards ttait tournC vers Janek, braque sur sa poitrine. Brusquement la carapace s’ou- vrit, un soldat allemand tris blond, aux joues roses de jeune fille, se dressa a demi hors du trou et cria, en mauvais polonais:

- Poscedl, poscedl. .. Wzbronione. verbotenb”

M2me retournement du signe chez pan Romuald, I’indicateur de la Gestapo, (run jeune h o m e au poi1 blond et rare, a l’khine pliee.~~’ Plus tard le narrateur qualifie sa chevelure de rrblondassen.

reveler le caractere, ainsi la chevelure de Dobranski nous fait deja soupconner sa jeunesse, son courage et son impa-

Les cheveux servent parfois

Page 16: La Sémiotique du Portrait

La Simiotique du Portrait 29

tience: (dl etait ttte nue. Sous des cheveux boucles, trks noirs, desordonnts, un grand front pble ...D~’ Du mime ordre est le portrait du collaborateur pan Jozef, can paysan d’ige mbr, d’aspect naif, avec de gros yeux legdrement exorbitks et un czub joliment tourne au milieu du front)).40 Ce czub, c’est-a-dire accroche-cam ou meche, en dit long sur le caractere vaniteux du cabaretier. Finalement, il y a des portraits que impliquent une relation entre la chevelure et le destin du personnage. Ainsi la mere de Janek, tenue prisonniere par les Allemands, a-t-elle, a 1’Pge de trente ans, les cheveux deja grisonnants.

L‘importance accordee au regard n’appelle guere de commentaire dans la mesure 06 elle est conforme a la tradition de la littkrature occidentale aussi bien dans le roman que dans la potsie lyrique 06 les yeux ont toujours etC tenus pour ale miroir de I’Pme)). De plus les jeux de la focalisation rendent nkcessairement plus frtquentes encore ces notations des regards entre les individus qui s’observent.

En revanche la mise en valeur de la voix et du ton est une particularite du Romain Gary et, plus gknkralement, du roman du XX‘ siecle. Paradoxalement fa notation de la diction, du ton, des tics, est absente dans les portraits des personnages principaux. Pour ceux-ci, c’est plut6t le contenu des mots qui est mis en valeur. Par opposition, la voix, manifestation matkrielle de la dimension spirituelle, constitue un Clement rarement neglige les portraits des personnage secondaires et Cpisodiques. Le recit rend compte des propos, des gestes et into- nations qui accompagnent le discours. Ce sont surtout ces nombreuses indica- tions concretes qui accompagnent la transcription des paroles, mouvements, mimiques, tonalite, expressions du regard, et hesitation de la voix qui contri- buent a donner I’illusion d’existence physique de ces itres.

La fonction mimetique des portraits de Gary reste cependant tres reduite. 11s ne sont jamais une description neutre a fonction purement referentielle. En effet, le portrait tend a s’organiser non tant vis-a-vis d’un referent que differentiellement, et cela sur deux plans: comme Clement integre et comme Clement integrant.

D’une part le portrait est intkgre dans une skrie de portraits qui constitue un seul et mEme personnages. C o m e le portrait d’un personnage automati- quement est mis en relation avec un autre portrait du mime personnage, mais a un autre moment de son histoire, les changements dans la physionomie du personnage deviennent le signe d’une evolution de sa personnalite ou de son histoire Ainsi le czub (meche) de pan Jozef est-il joliment tourne au milieu du front la premiere fois que nous le v ~ y o n s , ~ ’ tandis que, plus tard, apres

Page 17: La Sémiotique du Portrait

30 J0m Boisen

le viol de sa jeune femme par le commandant allemand, son czub pend lamentablement.42

D’autre part, le portrait d’un personnage est rarement pose seul. I1 est integrk dans la serie des portraits des autres personnages avec lesquels il entretient des relations de ressemblance, de difference et de hierarchie. Le portrait, souvent, ne prend sens que par diffkence oh parallele avec d’autres portraits. A travers les systemes d’opposition ou de ressemblance, ce sont deja les sympathies et les antipathies des personnages qui sont suggerees. Derriere leur organisation, un tlCment narratif est presuppose. Ainsi, puisque une difference physique peut aller de pair avec une difference actantielle, le portrait demande toujours a Ctre interprtte en fonction d’une structure narra- tive globale.

Finalement le portrait, en tant qu’integrant compose de differents traits rkunis, est organise inttrieurement selon une certaine logique. A cet egard, c’est bien entendu les portraits les plus detailles comme ceux de Dobranski et de Zosia qui sont les plus significatifs. Celui de Dobranski notamment prend un relief particulier.

ccJanek voyait l’itudiant pour la premiere fois. I1 etait tgte nue. Sous des cheveux boucles, tres noirs, dtsordonnts, un grand front pile, et des yeux sombres et gais en mime temps, rieurs, brclants, et tout le visage etait empreint de cette sorte de gaiett, de confiance qui donnait a sa pileur quelque chose de fievreux, et a son sourire une impatiente aviditt: on le sentait animt de quelque profonde certitude, comme s’il savait que rien ne pouvait lui a r r i v e r . ~ ~ ~

A part le fait que ce portrait dans une large mesure consiste en des qualifica- tions directes deguisees oh le narrateur, feignant de decrire la physionomie de Dobranski, nous presente en realit6 un portrait moral, on note que ce portrait est centre autour de quelques contrastes: noir-blanc, sombres-gais, rieurs-briilants, confiance-pgleur. Vus a la lumiere des interrogations du livre, ces contrastes deviennent hautement symboliques. En fait la thematique du livre se fonde sur l’opposition de deux possibilites: deux possibilites de 1’Hom- me incarnkes respectivement par l’idialiste et le nazi, et deux possibilites de I’Histoire representes par la culture europkenne et la guerre. L‘opposition de ces deux virtualites se reproduit a tous les niveau du rkcit, du titre, Education europPenne,a en passant par le systeme des personnages et l’action, jusqu’au portrait de Dobranski.

Le meme type de description, le meme assemblage de traits opposes, revient dans le portrait de Zosia:

Page 18: La Sémiotique du Portrait

La Simiotique du Portrait 31

(tune fillette tres blonde, qui ne devait pas avoir plus de seize ans, allait constamment d’une femme a I’autre, une cigarette aux levres, essayant de rkconforter celles que ne parvenaient pas a se rtsigner a leur sort, et ne savaient pas s’adapter aux circonstances. La petite avait un visage mince et pile, couvert de tasses de rousseur, et assez jolie, malgrk un exces de rouge a levres et des joues trop poudrte~)).~~

Voila un portrait paradoxal dans lequel on trouve juxtaposkes innocence (trks blonde) et depravation (une cigarette aux levres), force (essayant de reconforter) et faiblesse (la petite), beautt (assez jolie) et laideur (un exces de rouge a levres). La mime structuration du portrait qui fait du visage de Dobranski une representation metaphorique du theme sert ici a mettre en relief la personnalite complexe de Zosia.

Dans ces deux portraits on trouve actualiste une esthetique du contraste ou la description prend souvent la forme d’un systeme logique fonde sur la notation de traits antithttiques, le contenu mime de ces traits pouvant itre trks divers. C’est une technique qui permet a Gary de brouiller le systeme tvaluatif de son texte et de poser un suspens narratif a l’avenir du personnage: si ses yeux sont a la fois sombres et gais, le personnage sera-t-il, finalement, pessimiste ou optimiste? N’est-il pas condamne a une succession de hauts et de bas?

D. Le portrait moral Dans tous les portraits de Gary, sous l’apparence d’une description de traits qui relivent de la perception, se developpe essentiellement un portrait moral. Tous les qualificatifs inttgres dans ces portraits semblent dbcrire les itres dans leur matirialite, mais les connotations qu’ils comportent sont essentielles et ont une valeur morale. Gary a souci de camper ses personnages moralement et intellectuellement, d’une maniere nette, d’ou l’attention portCe aux traits marquants du visage que la vieille tradition physiognomoniste permet au lecteur le moins averti de decoder en termes psychologiques ou moraux. Ces portraits symboliques mettent d’emblee le lecteur sur la voie de la connaissan- ce du personnage, avant qu’il n’entre en action. Leurs traits, que se reduisent a quelques signes plus ou moins conventionnels et codes, font plus appel a l’intelligence, a l’image mentale qu’a la visualisation.

Finalement cette caractkrologie correspond a un parti pris de l’auteur. Celui-ci implique un degoiit pour l’engluement de l’homme dans la matiere. On note l’absence presque totale, dans les portraits des heros, de tout detail

Page 19: La Sémiotique du Portrait

32 Jorn Boisen

qui fasse appel a une perception plus sensuelle, toucher, odorat. Les couleurs mkme y sont d’un emploi limiti. Gary ne retient que les formes et les expressions. Tout ce qui evoque la vie des sens, les fonctions n a t ~ r e l l e s ~ ~ sont maintenus dans des bornes etroites et en general reserves a ceux qui incarnent les elements rejetes ou meprises face au heros en qui rien n’asphyxie la pensee.

Avec Gary on est vraiment aux antipodes de la tendance qui va s’kpanouir dans l’euvre d’un CCline ou d’un Sartre. Ceux-ci peignent avec insistance l’univers de la chair dans son aspect visqueux et moite. 11s vont chercher la viritk des sentiments dans un realisme biologique. Dans l’ceuvre de Gary, la dignite de l’homme le fait se dttourner avec repugnance de cette vision de l’individu ramen6 a un objet materiel, determine pas la biologie et qui n’existe que pour se defaire. I1 s’efforce, par une sorte de pudeur, de rester a la surface des &tres, d’en conserver I’individualitC en les dessinant d’un trait mince et vigoureux, en maintenant volontairement en place le vernis que Sartre fait tclater dans La Nauste.

E. Le portrait par analogie Dans Education europtenne, l’auteur ttablit une certaine fusion entre le decor romanesque et le personnage, dans la mesure oh la plupart des portraits sont brossks dans un decor - paysage, habitat, milieu, vetements - en relation ktroite non seulement avec l’etat d’ilme des individus, mais aussi avec leur nature, leur vie inconsciente. La premiere scene du livre est a cet egard significative: c(C’Ctait une aube mauvaise de septembre, mouillee de pluie: le pins flottaient dans ie brouillard, le regard n’arrivait pas jusqu’au ciel~.~’ Les deux acteurs qui apparaissent sur cette scene, Janek et son ptre, sont effectivement, a l’image du paysage, perdus et dboles, et l’insecurite de leur avenir est suggtrke par les pins flottant dans le brouillard. Mais en m&me temps leur volontk ou plutdt leurs aspirations (pour le moment contrariies) vers un absolu sont exprimtes par le regard qui n’arrive pas jusqu’au ciel.

De manike plus generale les personnages tvoluent dans un cadre qui correspond a leur fonction. Ainsi les partisans sont presentis dans leurs cachettes miskables dans la for& pan Chmura dans sa somptueuse demeure, les Juifs dans leur synagogue de fortune. Le personnage de Schroder est egalement Cvoqut dans le cadre de son univers anachronique et innocent, l’appartement avec le piano et l’abat-jour jaune orne de rizieres, de pagodes et d’oiseaux noirs.

La description du vetement intervient generalement aussi dans le portrait

Page 20: La Sémiotique du Portrait

La SPmiotique du Portrait 33

romanesque. Souvent il est decrit avec precision et devient le signe exterieur de l’appartenance sociale, permettant une caracterisation rapide: capote mili- taire et kepi carre de Jablonski, casquette blanche d’etudiant de Tadek Chmu- ra. Dans le portrait de Zosia, le beret, le manteau militaire trop grand pour elle, les bas de laine noirs qui glissent et tombent sur ses chevilles, h i donnent un air Gavroche et traduisent subtilement le curieux melange d’expkrience et d’innocence caracteristique de sa personnalite. De mime la grand pelisse mouillke, le poi1 tourne vers l’exterieur, de pan mecenas nous montre a la fois son appartenance a la bourgeoisie avant la guerre et son incapacite a

s’adapter a la vie de partisan. Tous ces objets tendent chez Gary a faire corps avec le personnage dont ils deviennent en quelque sorte le prolongement. Signes de reconnaissance, ils servent, nous semble-t-il, a attirer l’attention sur I’identite, le rble et la situation du personnage.

En resume, on peut dire que dans Education europtenne, comme dans toute l’ceuvre de Gary, l’apparence physique n’est donnte comme constituant de la personne que dans la mesure ou il est charge de signifier autre chose que lui- m&me, vehicule de signes interpretables, ici le caractere moral, la la nationali- tC, la classe sociale. Dans cette recherche du trait significant, l’auteur n’evite pas toujours les cliches, les lieux communs: 1es allemands sont blonds et leurs officiers portent monocle. Cette desinvolture manifeste l’indifference a faire voir. La prise en compte du physique des personnages a toujours ete un moyen commode pour les camper. Gary se contente de satisfaire a peu de frais a cette loi du genre. I1 n’y a chez lui aucune soumission a la realite.

Ses portraits se presentent sous la forme d’une description ou de plusieurs reparties dans le cours du rkcit. 11s se signalent par leur brievete. 11s sont generalement donnes dks la premiere apparition en sckne, sitbt apres que le personnage a Cte nommC. Dans cette premiere apparition sont generalement groupies toutes les informations touchant l’apparence physique, la biographie passee, en une sorte d’unitk destinee ii creer un effet de reel. Apres ces quelques donntes initiales, il reprend de temps en temps des elements empruntes a ce premier portrait, pour accrediter l’existence du personnage en donnant au lecteur l’impression du deja vu, a partir de details arbitrairement choisis, lunettes, couleur ou coupe de cheveux, vitements ...

Ces brtves descriptions ont fonction de leitmotiv et I’auteur y est a la recherche d’une notation insolite qui se memorise facilement. Aucun person- nage terne ou efface dans cette galerie de portraits qui ignore le conventionnel: tous les personnages kchappent a la banalite. L‘habitude de doter les person-

Page 21: La Sémiotique du Portrait

34 Jmn Boisen

nages de tics ou d’infirmitks diverses, clignement de l’ceil de Czerw, toux tuberculeux de Tadek Chmura, relkve de la m&me tendance.

On peut voir a l’ceuvre dans ces portraits un souci d’authenticite qui est opposi: aux preoccupations d’exactitude de l’kcrivain du XIX‘ siecle. Pour eviter que le personnage soit conventionnel, Gary va lui chercher une singula- rite. I1 ne nous donne pas la sensation du reel par l’impression de familiaritt, mais bien par une precision etrange que nous ne connaissons pas. Peindre par un detail qui ne soit pas typique comme chez Maupassant, mais insolite, c’est le souci essentiel du rtalisme de Gary ...

L! Conclusion Parfois I’apparence physique des personnages est au centre de la thematique du recit, comme par exemple dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Ces cas constituent cependant des exceptions. Le plus souvent le portrait est un element subordonne qui contribue a la lisibilite du texte, plut6t qu’un mode de determination independante. Dans une large mesure sa capacite de caracterisation depend d’une determination anterieure faite avec d’autres moyens de sorte que le portrait surdktermine le personnage, lui donne un sens supplementaire.

Le portrait ainsi que le nom, ainsi que le decor etc., ne sont que rarement fortuits. Dans le roman, nous avons affaire a un univers transi de sens. Pour chaque chose denotle il y a une foule de connotations susceptibles de rendre plus ou moins transparent le recit. En outre l’univers est profondement anthropomorphise. L‘homme en est le centre et s’y reconnait dans chaque chose. S’il pleut, c’est que quelqu’un est triste. On disait jadis qu’en poesie, le paysage est un ttat d’bme. Chose curieuse, ce cliche romantique, dont nous avons appris a rire, se revkle encore juste pour les portraits romanesques.

C’est contre ces aspects que le nouveau roman s’est rivolte, tentant de dtcrire un nouveau rapport plus reel entre l’homme et le monde. Or, dans la mesure plus ou moins grande que les romanciers continuent a voir entre toutes choses des correspondances secretes, les recherches inspirkes par le nouveau roman ont CchouC. La raison en est, nous semble-t-il, que cette maniere de concevoir l’univers romanesque n’est pas tellement l’expression de la vision du monde de l’auteur, l’effet d’une position ideologique, qu’elle est consubstantielle a la creation romanesque mCme. crComme un organisme, un roman vit d’echanges multiplies)), Ccrit Julien Gra~q.~‘’ Le romancier, guide

Page 22: La Sémiotique du Portrait

La Skmiotique du Portrait 35

par se sens de la beaute, ne peut s’empicher d’imposer une organisation sinon rationnelle du moins artistique a son roman. C’est comme dans le celebre poZme de Baudelaire ou trles parfums, les couleurs et les sons se repondent)): une chose se rapproche d’une autre, se confond avec elle et ainsi, par ce rapprochement, s’explique.

Le style dans le roman, ce n’est pas seulement la faGon dont les mots sont choisis a l’interieur de la phrase, mais celle qu’ont les phrases de se suivre les unes les autres, et les episodes, et les chapitres. A tous les niveaux de cette Cnorme structure qu’est un roman il peut y avoir style, c’est-a-dire forme, reflexion sur la forme, et par consequent prosodie. C’est cela qu’on appelle, a propos du roman contemporain, la technique. Le romancier veut sortir de l’amorphe et crier un espace lisible, voire bien ordonne. Et comme le composi- teur dispose de certaines techniques de transformation pour developper sa sonate, le romancier dispose des procides jadis repertories par la rhktorique: rtpititions, paralleles, contrastes, analogies, metaphores, metonymies etc., pour imposer son ordre a la creation. Mime les romans les plus novateurs n’kchappent pas a ces figures. Ainsi Camus, dans LEtranger; met-il (selon l’analyse de Sartre) en s h e la decouverte de I’ktrangete du monde; or si I’homme est etranger au monde, le monde ne semble pas etranger a I’hornme, car deux des elements fondamentaux du recit, la mer et le soleil, font leur apparition dans le nom mdme du protagoniste, Meursault. Le romancier, donc, est un decouvreur de l’existence, mais quelle que soit la nature de sa decouverte, il la decouvre comme beaute. Voila ce qui a assure la survie de la correspondance anachronique, paradoxale et tres peu realiste entre le personnage et son etiquette.

NOTES

1. Jusqu’a la Renaissance, les ecrivains preferent soit des noms historiques, soit des noms types. Mais ctles premiers romanciers ont rompu avec la tradition de maniere extrgmement significative, baptisant leurs personnages de faqon suggerer qu’on devait les considerer comme des individus particuliers dans le milieu social contem- porain)). Ian Watt: tcRealisme et forme romanesque)) in: R. Barthes, L. Bersani, Ph. Hamon & M. Riffaterre. (Eds.) I. Watt: LittPrature et rPalitt, Paris, Seuil, 1982, p. 25. Nous signalons par ailleurs l’interct de cet article qui est une etude penetrante des rapports entre le realisme romanesque et la quite individuelle du sens de l’existence.

2. C‘est I’expkrience commune a tous ceux qui voient une adaptation cinematographi-

Page 23: La Sémiotique du Portrait

36 Jorn Boisen

3. 4.

5 .

6.

7

8

que d’un roman qu’ils connaissent bien: ctJe n’avais pas imagine les personnages ainsi)). C’est encore pourquoi Flaubert refusait formellement toute espece d’illus- tration de ses livres: ((Une femme dessinie resemble a une femme, voila tout. L!idCe est des lors fermee, complete, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme kcrite fait r&ver a mille femmes)). Lettre a Ernest Duplan , citee in Jean Ricardou: Problkmes du nouveau roman, Paris 1967, p. 79. Barthes, Roland: S/Z , Paris 1970, p. 67. La formule est de Milan Kundera dans L‘Art du roman, Paris , Gallimard, 1986, p. 56. Quoi qu’il en soit, le romancier ne peut rompre tolatement avec la tradition du portrait qu’en snobant le desir aussi nai’f que lkgitime du lecteur de se faire emporter par le monde imaginaire du roman et le confondre de temps en temps avec la rtalite. Si I’on admet que le lecteur a droit a certains egards on est, pour ainsi dire, condamne au portrait. Rendre l’apparition des personnages tributaire d’un regard contribue d’ailleurs tant a la caractirisation du personnage vu qu’a la caracterisation du personnage voyant: ainsi Madame Arnoux dans L’Education sentimenfale est-elle transformee en madone par la vision niaisement romantique de Frtderic. Telle serait en effet l’explication scientifique du visage: le nez etant I’extremitk d’un tuyau qui amene I’air aux poumons, etc. ((Compose comme un noeud de virtualites narratives, comme un faisceau, une somme de traites synchroniques, le portrait peut donc servir a rythmer, dans la diachronie de I’histoire du personnage, les moments forts de cette histoires, mo- ments eux-m&mes qui peuvent Ctre contradictoires: alternance de cthauts)) et de ((bas)), moments crpositifsn et moments cmegatifsn, moments d’euphorie et mo- ments de dysphorie, etc.)) Hamon, Phillipe: Le personnel du roman, Geneve 1983, p. 162.

9. Barthes, Roland: op. Cit., p. 67. 10. Kundera, Milan: Cart du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 40. 11. LOC. cit. On peut trouver une situation rigoureusement identique dans le roman

post-moderne. Cappareil photo de Jean-Phillippe Toussaint en constitue un bon exemple: le personnage agit, mais ses actions ne disent absolument rien sur son essence.

12. James, Henry: The Portrait o f a Lady, Penguin 1966 (premiere edition 1881), p. 49.

13. I1 est en effet tombe comme un soupcon, pour employer le mot de Nathalie Sarraute (L‘Ere du souppn, Paris, Gallimard, 1956), sur le r61e du narrateur. Ce soupqon n’affecte cependant pas au mime degre tous les domaines de son activitt. Ainsi le lecteur aura tendance a se mifier plus ou moins des qualifications qui portent sur la morale, la psychologie et la vie intirieure, tout en prenant les qualifications concernant l’aspect extkrieur du personnage au pied de la lettre. Autrement dit: le narrateur est encore accepte comme un tkmoin privilegii, mais il ne I’est plus tout a fait comme autorite morale.

14. I1 est en effet significatif de noter comment le theme de l’ennui, cet ennui qui semblait penttrer toute l’existence au XIX‘ siecle, a totalement disparu de nos jours.

15. Kundera, Milan: Op. cit., p. 23. 16. Balzac se reclame explicitement de la theorie physiognomonique de Lavater dans

Page 24: La Sémiotique du Portrait

La Skmiotique du Portrait 31

La physiologie du mariage. Cette thtorie explique les precisions assez bizarres que I’on trouve parfois dans son oeuvre, comme par exemple les mollets (signe de vigueur) de douce pouces du pire Grandet. Et voyons comment Mademoiselle Cormon (La Vieille Fille), ayant a choisir, pour connaitre enfin les joies de I’amour et du manage, entre un jeune homme ambitieux, un vieil aristocrate et un riche negociant dans la force de I’Lge, prefere le dernier. Ma1 lui en prend: ce negociant a tpuise ses forces dans les plaisirs de sa jeunesse et Mademoiselle Cormon demeurera fille. Elle ne doit s’en prendre qu’a elle-mkme: un meilleur discemement lui aurait permis de reconnaitre dans la calvitie de son pretendant le signe d’une virilite fragile. A I’inverse, le nez du vieux chevalier de Valois indiquait une prometteuse propension a la volupti. Voir en outre Georg Lukacs: Baizac et le rkalisme francais, Paris, MaspCro, 1967.

17. Gary, Romain: Education europienne, Paris, Gallimard, 1956, (prem. ed. 1945), coll. ((Folio)). Vers la fin de sa vie, le grand regret de Romain Gary etait qu’il n’ttait pas ((cite)), c’est-a-dire pris au skrieux par la critique universitaire. Dans I’espoir de changer cet ttat des choses, nous allons appliquer dans la deuxieme partie de cette etude notre grille intreprktative a son premier roman, Education europienne.

18. Gary, Romain: Op. Cit., p. 61. 19. ((Stoltz sortit du tank - dans son mil, le monocle avait l’air d’un morceau de

glace.)) Zbid., p. 249. Nous en allons voir d’autres exemples dans notre analyse d’Education europienne.

20. ctrintrigue du roman le distingue aussi de la fiction precedente, puisqu’elle traite I’expkrience passee comme cause de I’action presente: une connexion causale fonctionnant a travers le temps remplace les deguisements et les coincidences auxquels se fiaient les rkcits d’autrefois - ce qui tend a donner au roman une structure beaucoup plus cohkrente.)) Ian Watt: Op. cit., pp. 29-30.

21. Watt, Ian: Op. Cit., p. 27. 22. Puisque des elements analogiques (metaphoriques) tendent a &tre implicitement

presents dans les metonymies, la distinction entre I’analogie et une representation metonymique comme le portrait peut &tre mise en question: le dtlabrement du mobilier de pere Goriot n’est-il pas analogue a la decheance de ses dispositions intellectuelles. Certainement, mais cette caracterisation indirecte implique en m&me temps une sorte de causalite et, en general on considere l’analogie comme indepen- dante de la causalitt de I’histoire. I1 y a donc metonymie.

23. Bourneuf (Roland), Ouellet (Real): L‘Univers du roman, Paris, P.U.F., 1989, p. 155.

24. Les cas ou un individu est vu a travers un groupe humain constituent un cas particulier qui doit toujours &tre interrogk. Le roman suivant de Gary, Tulipe, en est un exemple. Le heros, une sorte de Christ moderne, est vu avec les yeux de la foule, ce qui lui donne des contours estompes et legerement contradictoires.

25. Ce serait en effet un procedt tres coiiteux. Les justifications s’appellent les uns les autres en cascade: pour introduire a description il faut introduire un personnage qui devra regarder l’apparence du personnage auquel il doit s’intiresser puisqu’il prend le temps de le passer en revue.

26. Par contre les personnages antipathiques, en gentral peints d’une manihe plus caricaturale, sont sensiblement plus hges et plus gras que les heros.

27. Au portrait stylise et masque s’ajoute plus tard le portrait bricolt, fait de pikes

Page 25: La Sémiotique du Portrait

38 Jmn Boisen

et de morceaux. Si le premier type est flou, le deuxieme est incertain et polysemique: ctVous prenez a Louise le dessin des levres, a Franqoise le coin du sourire, a Christa le bout du nez, a Jenny les sourcils, a Marie le doux calice, vous prenez ici un cou la un menton, ailleurs une nuque: ce sont des babioles, mais elles vous aident dans votre recherche de 1’authenticite.n Romain Gary: Les Enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973, p. 313.

28. Gary, Romain: Education europtenne. p. 39. 29. Ibid., p. 130. 30. Ibid., p. 168. 31. Ibid., p. 134. 32. Gary, Romain: Les Enchanteurs, Paris, Gallimard, 1973, pp. 288-289. 33. GrCce a Sartre surtout, mime ctles meilleures analyses psychologiques sentent la

mort)) dans le roman. C’est au nom d’une paradoxale liberte, que Sartre a pris position contre le roman psychologique: liberte supposie du personnage, dont I’evolution peut bien n’&tre pas soumise a un determinisme rigoureux; mais liberte surtout du romancier qui, en ecrivant un roman, obtira aux hasards et peut-itre aux obscurites de sa conscience plutbt qu’a un schema abstrait et limpide.

34. C’est cette conception du temps qui sous-tend la tragedie classique. La restriction de I’action a vingt-quatre heures, la celebre unite de temps, consiste en realite a denier toute importance a la dimension temporelle, car, en accord avec la vision du monde classique, c’est sont les universaux intemporels qui constituent la rkalite.

35. c(Ca s’appelle Education europkenne. C’est tadek Chmura qui m’a suggeri ce titre. I1 lui donnait ividemment un sens ironique. Education europeenne pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillks ... mais moi je releve de d6fi.n Gary, Romain: Op. Cit., p. 76.

36. Ibid., pp. 20-21. 37. Ibid. p. 24. 38. Ibid., p. 48. 39. Zbid., p. 61. 40. Ibid., p. 44. 41. Ibid., p. 44. 42. Ibid., p. 155. 43. Ibid., p. 61. 44. Parlant de son livre, Dobranski explique: ((Ca s’appelle Education europeenne.

C’est tadek Chmura qui m’a suggere ce titre. I1 lui donnait Cvidemment un sens ironique. Education europeenne pour h i , ce sont les bombes, les massacres, les otages fusilles ... mais moi je relive le dkfi.)) Ibid., p. 76.

45. Ibid., p. 19. 46. I1 est significatif que Gary dans ses descriptions du visage n’en invoque jamais le

bas, miichoire, levres, bouche, menton, qui rappelle conventionnellement I’animali- te de I’hornme.

47. Gary, Romain: Op Cit., p. 9. 48. Gracq, Julien: Lettrines, Paris, 1967, p. 25.

Jsrn Boisen. Born 1962. M.A. (University of Odense). Is preparing a thesis on Romain Gary.